n°62/nOVEMBRE 2012 · à la « logique d’exclusion» (au racisme) de Millet, Ernaux s’exprime...

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Page 4 / TRANSFUGE Pour attaquer p.3 3 / en plein chaos - 5 / j’ai pris un verre avec... - 6 / chronique - 8 / chronique 9 / mauvaise humeur - 10 / la mémoire retrouvée - 12 / club Transfuge 14 / le journal de... - 15 / nouvelles gueules / 3 questions à ... Le grand entretien p.16 17 / introduction 20 / entretien : Gonçalo M. Tavares Littérature p.24 24 / ouverture : Leçons de nu, Walter Siti 28 / critique : L’Hôpital, Ahmed Bouanani 29 / critique : Montée aux enfers, Percival Everett 30 / critique : Nocilla Dream, Agustín Fernández Mallo 31 / critique : Crâne Chaud, Nathalie Quintane 32 / critiques 36 / remous : Millet/Ernaux, 1 partout 40 / déshabillage : Basile Panurgias Cinéma p.42 42 / ouverture : Au-delà des collines, Cristian Mungiu 46 / critique : Genpin, Naomi Kawase 47 / critique : Rengaine, Rachid Djaïdani 48 / critique : L’Age atomique, Héléna Klotz 49 / critique : 2/Duo, Nobuhiro Suwa 50 / critiques 54 / remous : Soyez cruels 58 / déshabillage : Héléna Klotz Dossier p.62 64 / Cérémonie Mortuaire 66 / Rencontre avec Olivier Assayas 72 / Nostalgie stratégique 74 / Filmer l’entre-deux 76 / Mystères de la jeunesse 77 / Trente ans après Mai 78 / L’Assayas de Bonello 79 / « Olivier est incandescent » 80 / Assayas en huit films 81 / Abécédaire d’Assayas Et pour finir p.82 82 / poésie : Lettres de 1897 à 1949, Robert Walser 83 / poche : Une Autre jeunesse, Jean-René Huguenin 84 / théâtre : Le Retour, Harold Pinter 85 / essai : Cahier Singer / La Coquette, Isaac Bashevis Singer 86 / dvd : Abel Ferrara, Michael Powell, Max Linder 88 / classique livre : Ma vie, Vittorio Alfieri 89 / classique cinéma : Agent X27/Shanghai Express, Josef von Sternberg 90 / séries : Boardwalk Empire, Dead Set 92 / expo : Bertille Bak/Roman Ondàk 93 / bloc-notes 94 / médias : Les Patrons de la presse nationale, Jean Stern 96 / musique pop : 7, Rihanna 97 / musique classique : Vox balaenae, George Crumb 98 / prophétie Dossier MAI RÉVOLUTION APRèS OLIVIER FILME SA ASSAYAS Ici, l’emplacement d’un chapeau éventuel décrivant l’ensemble du dossier. À placer ici, selon les tailles et spécifications habituelles. Ici, l’emplacement d’un chapeau éventuel décrivant l’ensemble du dossier. À placer ici, selon les tailles et spécifications habituelles. Ici, l’emplacement d’un chapeau éventuel décrivant l’ensemble du dossier. À placer ici, selon les tailles et spécifications habituelles. GRAND ENTRETIEN/ Page 17 Page 16 / TRANSFUGE GRAND ENTRETIEN GRAND ENTRETIEN e le guettais sur les hauts de la vieille ville, à l’ombre de la statue de Camões, qui surplombe l’océan. J’étais naïve. J’ai dû rebrousser chemin, quitter le quartier du Chiado, rejoindre un monstrueux édi- fice en briques rouges au bord d’une voie rapide : les arènes de Lisbonne. Le peintre de la vie moderne, l’étranger parmi la foule, ne pou- vait donner un lieu de rendez-vous plus adéquat. Tavares, ses 42 ans aux tempes grises, sa voix de prêtre antique, se niche dans un quartier popu- laire, près d’une piste où, lorsque les chanteurs de variété s’éclipsent, coule régulièrement le sang. Sur le chemin du café où nous nous abritons du soleil d’octobre, il évoque son quotidien d’ascète, ses années d’études solitaires auxquelles il s’est contraint pour écrire ses cinq romans (dont deux non traduits) et ses multiples livres courts, cycle des Monsieur. La légèreté disparaît de sa voix lorsqu’il commence à parler de littérature. Il prend alors le visage d’Hannah, la prostituée de son premier roman, Jérusalem, qui ressem- blait à « quelqu’un qui fait une expérience… un regard scientifique ». Une prostituée au visage d’entomologiste, Hannah est un des phénomènes de la galerie littéraire de Tavares. Oui, il appartient à la famille des collectionneurs de monstres, celle de Kafka et Nabokov, les précis empailleurs de la littérature. A lire ses trois romans traduits en français, Jérusalem, (Viviane Hamy, 2008), Apprendre à prier à l’ère de la technique (Viviane Hamy, 2010) et le dernier, paru en septembre, Un voyage en Inde (Viviane Hamy, 2012), on sup- pose un esprit aux mains agiles qui, chaque jour, se promène parmi ses vitrines d’homoncules, pour en sortir un de ses personnages. Parmi eux, l’un des plus inquiétants se transfi- gure de roman en roman : Theodor Busbeck, le médecin de Jérusalem; un homme si sûr de sa puissance qu’il est capable de dire « c’est moi qui décide qui est mort »; un intellectuel qui voue son existence à étudier les fluctuations de la violence dans l’Histoire pour réaliser une radiographie de l’horreur. Cette croyance béate en la science mène le même homme à faire interner et stériliser sa femme schizophrène. Comment ne pas reconnaître la même ambivalence de l’intellectuel chez Lenz Buchmann (littérale- UN VOYAGE EN INDE traduit du portugais par Dominique Nédellec Viviane Hamy éditions 492 p., 24 e ment, « l’homme du livre »), le bourreau d’Apprendre à prier à l’ère de la technique qui installe un régime de terreur dans sa famille ? Chez Tavares, l’homme qui ausculte le Mal n’en est pas exempt. Theodor Busbeck se posait déjà cette question d’écrivain : « Si j’arrive à comprendre la partie folle de l’Histoire, si j’arrive à entrer dans la tête de l’Horreur, que ferais-je ensuite ? » BLOOM REINVENTE Sans doute, est-ce aussi pour se délivrer un ins- tant de son interrogation du Mal qu’il suit dans son dernier livre, Un voyage en Inde, les traces du héros joycien Bloom dans une épopée contemporaine. Il s’y amuse à composer en vers, à la manière des Lusiadesde Camões, texte fondateur de la littérature portugaise – nouvelle manière pour Tavares de jouer les icono- clastes… –, ce voyage d’un homme moderne. Tavarès nous mène de Lisbonne à New Delhi, en quête d’esprit. Car Bloom est un homme parmi d’autres, si ce n’est qu’il s’interroge abruptement sur « ce que c’est qu’être vivant ». Meurtrier de son père, endeuillé de la femme qu’il aime, Bloom appartient autant à la tragédie qu’au vaudeville, il peut ainsi méditer sur le destin de l’huma- nité et l’instant suivant, courir dans un jardin français derrière des prostituées. Bloom s’avère simplement un homme qui fuit le malheur. Seulement, son Inde rêvée, il la verra en toc et en défroque, sous les traits d’un gourou clownesque. Epopée de la déception, voyage de notre temps. Bloom, condamné à rentrer chez lui comme les voyageurs et fuyards de toujours, d’Ulysse à Vasco de Gama, se révèle un petit type ballotté par l’ennui. Nous en discutons pendant trois heures, dans la chaleur de Lisbonne ; Tavares esquisse le sourire las de celui qui ne s’octroie aucune trêve dans la pensée. J’ai envie de lui dire qu’il ressemble à Lucrèce, dans ses agitations vers le ciel et son hor- reur des paroles abstraites. Il me répondrait, sans doute, que tous les écrivains appartiennent au monde antique, qu’il faut chercher là l’origine d’une parole non dévoyée, une langue qui puisse ne pas corrompre ses lecteurs. « Qu’avons-nous inventé, nous autres, qui ait du sens, si le ciel demeure de la sorte un élément qui effraie ? », écrit-il dans Un voyage en Inde. Saramago avait perçu, chez le jeune écrivain, un futur prix Nobel. C’était après la parution de Jérusalem. Tavares n’aime pas vraiment qu’on lui parle de gloire à venir, cette lumière-là le trouble. Ce fils de militaire, né au Mozambique, si rétif au succès comme à la pose, ce catholique méfiant envers les dogmes, qui est-il pour garder la force, au cœur de l’Europe, d’interroger la folle course de notre époque ? Un homme qui croit à la lumière de l’esprit et aux chuchotements de Dieu. J « » La ville est la plus belle création de l’homme Gonçalo M. Tavares Rencontre à Lisbonne avec l’un des plus ambitieux écrivains de l’Europe actuelle : Gonçalo M. Tavares. Cet écrivain d’à peine 40 ans a construit en quelques romans une œuvre qui se confronte de plein fouet à notre époque. Politique, religion, art, Tavares offre dans cet entretien sa singulière vision du monde. La voix d’une littérature qui pense. propos recueillis par Oriane Jeancourt Galignani photo Eric Cassini pour Transfuge illustrations François Olislaeger LITTERATURE / Page 37 REMOUS REMOUS REMOUS REMOUS selon les sensibilités) est son affaire. Il se sent porteur d’une responsabilité et, au nom d’elle, intervient sur une actualité chaude, pompier des âmes : « Il est encore temps d’agir afin que n’advienne jamais cette réalité. » Agir signifie ici dispenser publiquement une parole responsable. Ernaux a parlé, elle a agi. Dans Le Monde. C’est son rôle, se dit-elle. Il se trouve juste que Millet adopte exactement la même geste verbale. Lui aussi a pris la parole – commis trois pamphlets – parce qu’il considère qu’il y a urgence à se porter au secours de la com- munauté à quoi il lie son destin. Qu’il se réfère à la communauté nationale (ou occidentale, ou raciale), et Ernaux à la communauté sociale (ou citoyenne, ou républicaine), les ancre dans des camps opposés, mais leur postures énonciatives sont identiques. Millet pense que le multiculturalisme précipite le déclin de l’Occident, Ernaux pense que pas du tout, au contraire ; Millet parle de la terreur antiraciste, Ernaux est terrifiée par le racisme ; Millet se sent un blanc minoritaire dans le RER, Ernaux ne se sent pas « menacée par l’existence des autres qui n’ont pas ma couleur de peau » dans les rues de Cergy où elle habite. Mais tous deux jugent nécessaire de penser quelque chose du fait migratoire, et encore plus nécessaire de communiquer cette pensée à leurs semblables. Un troisième – Jourde, sur le site de l y a de drôles de phrases dans la tribune irrépro- chable, forcément irréprochable, fournie par Annie Ernaux au Monde, en réponse à Richard Millet. De drôles d’expressions. « Cohésion sociale », par exemple. Le texte de Richard Millet, Eloge littéraire d’Anders Breivik, serait « porteur de menaces pour la cohésion sociale ». On avait cru comprendre qu’Ernaux se situait à la gauche de la gauche. On a dû être mal rensei- gnés. Une pensée issue de Marx, ou simplement de Bourdieu, ne saurait se soucier de la cohésion d’un ensemble dont elle n’a de cesse de démontrer l’iniquité structurelle. Si la cohésion est incohérente, il n’y a plus qu’à œuvrer à la décomposer. En fait Ernaux ne parle pas depuis la gauche, mais depuis la République, notre maison commune, et c’est ce qui explique ses propos si communs. Dans le contexte de cette réponse à un écrivain qualifié de « fasciste », où la « cohésion sociale » désigne la paix entre les communautés et s’oppose à la « logique d’exclusion » (au racisme) de Millet, Ernaux s’exprime même comme une élue de la République. Il n’est pas un des termes de cette tri- bune qu’on s’étonnerait de trouver dans la bouche d’un maire de banlieue après des émeutes, ou d’un ministre de l’Intérieur après un crime antisémite. Question à mille francs : qui a dénoncé récemment « un acte politique à visée destructrice des valeurs de notre démocratie ? ». Un président de conseil régional réagissant au saccage d’un Mcdo par des agriculteurs autogestionnaires ? Non, l’auteure de La Place et de Passion simple. INTER Qu’est-ce qu’il lui prend ? Il lui prend qu’elle endosse les habits de l’intellectuel à la française. Descendant lointain d’un Platon rêvant d’un roi philosophe, ou a minima d’un roi éclairé par un philosophe, l’intellectuel estime que la santé de la patrie (ou de la nation, ou du pays, ou du peuple, dsgq gfq shdfqhdfg qjdf qjhgf dgqfd gfq dhgfq dhgfq dhgfq dhgfqg shfd gqhfd ghqfs dghfqs djgfsq dgqfs djhqfgd gfqsj dfgq dgf qhgfd qhgfd hqgfd hgfq dhgf qdgf qgfd gqfdgf qdgf qgdf qgfd gqf dgf. 1 Millet / Ernaux : partout I On croyait qu’Ernaux se situait à la gauche de la gauche. On a dû être mal renseignés. Une pensée issue de Marx ne saurait se soucier de la cohésion d’un ensemble dont elle démontre l’iniquité structurelle. par François Bégaudeau illustration François Olislaeger SOMMAIRE N°62/NOVEMBRE 2012

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Pour attaquer p.33 / en plein chaos - 5 / j’ai pris un verre avec... - 6 / chronique - 8 / chronique 9 / mauvaise humeur - 10 / la mémoire retrouvée - 12 / club Transfuge 14 / le journal de... - 15 / nouvelles gueules / 3 questions à ...

Le grand entretien p.1617 / introduction20 / entretien : Gonçalo M. Tavares

Littérature p.2424 / ouverture : Leçons de nu, Walter Siti28 / critique : L’Hôpital, Ahmed Bouanani29 / critique : Montée aux enfers, Percival Everett30 / critique : Nocilla Dream, Agustín Fernández Mallo31 / critique : Crâne Chaud, Nathalie Quintane32 / critiques36 / remous : Millet/Ernaux, 1 partout40 / déshabillage : Basile Panurgias

Cinéma p.4242 / ouverture : Au-delà des collines, Cristian Mungiu46 / critique : Genpin, Naomi Kawase47 / critique : Rengaine, Rachid Djaïdani48 / critique : L’Age atomique, Héléna Klotz49 / critique : 2/Duo, Nobuhiro Suwa50 / critiques54 / remous : Soyez cruels 58 / déshabillage : Héléna Klotz

Dossier p.6264 / Cérémonie Mortuaire66 / Rencontre avec Olivier Assayas72 / Nostalgie stratégique74 / Filmer l’entre-deux76 / Mystères de la jeunesse77 / Trente ans après Mai78 / L’Assayas de Bonello79 / « Olivier est incandescent »80 / Assayas en huit films81 / Abécédaire d’Assayas

Et pour finir p.8282 / poésie : Lettres de 1897 à 1949, Robert Walser83 / poche : Une Autre jeunesse, Jean-René Huguenin84 / théâtre : Le Retour, Harold Pinter85 / essai : Cahier Singer / La Coquette, Isaac Bashevis Singer86 / dvd : Abel Ferrara, Michael Powell, Max Linder88 / classique livre : Ma vie, Vittorio Alfieri89 / classique cinéma : Agent X27/Shanghai Express, Josef von Sternberg90 / séries : Boardwalk Empire, Dead Set92 / expo : Bertille Bak/Roman Ondàk93 / bloc-notes94 / médias : Les Patrons de la presse nationale, Jean Stern96 / musique pop : 7, Rihanna97 / musique classique : Vox balaenae, George Crumb98 / prophétie

Dossier

MAIRÉVOLUTION

ApRès

OLIVIER

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Ici, l’emplacement d’un chapeau éventuel décrivant l’ensemble du dossier. À placer ici, selon les tailles et spécifications habituelles. Ici, l’emplacement d’un chapeau éventuel décrivant l’ensemble du dossier. À placer ici, selon les tailles et spécifications habituelles. Ici, l’emplacement d’un chapeau éventuel décrivant l’ensemble du dossier. À placer ici, selon les tailles et spécifications habituelles.

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e le guettais sur les hauts de la vieille ville, à l’ombre de la statue de Camões, qui surplombe l’océan. J’étais naïve. J’ai dû rebrousser chemin, quitter le quartier du Chiado, rejoindre un monstrueux édi-fice en briques rouges au bord d’une voie

rapide : les arènes de Lisbonne. Le peintre de la vie moderne, l’étranger parmi la foule, ne pou-vait donner un lieu de rendez-vous plus adéquat. Tavares, ses 42 ans aux tempes grises, sa voix de prêtre antique, se niche dans un quartier popu-laire, près d’une piste où, lorsque les chanteurs de variété s’éclipsent, coule régulièrement le sang. Sur le chemin du café où nous nous abritons du soleil d’octobre, il évoque son quotidien d’ascète,

ses années d’études solitaires auxquelles il s’est contraint pour écrire ses cinq romans (dont deux

non traduits) et ses multiples livres courts, cycle des Monsieur. La légèreté disparaît de sa voix lorsqu’il commence à parler de littérature. Il prend alors le visage d’Hannah, la prostituée de son premier roman, Jérusalem, qui ressem-blait à « quelqu’un qui fait une expérience… un regard scientifique ». Une prostituée au visage d’entomologiste, Hannah est un des phénomènes de la galerie littéraire de Tavares. Oui, il appartient à la famille des collectionneurs de monstres, celle de Kafka et Nabokov, les précis empailleurs de la littérature. A lire ses trois romans traduits en français, Jérusalem, (Viviane Hamy, 2008), Apprendre à prier à l’ère de la technique (Viviane Hamy, 2010) et le dernier, paru en septembre, Un voyage en Inde (Viviane Hamy, 2012), on sup-pose un esprit aux mains agiles qui, chaque jour, se promène parmi ses vitrines d’homoncules, pour en sortir un de ses personnages. Parmi eux, l’un des plus inquiétants se transfi-gure de roman en roman : Theodor Busbeck, le médecin de Jérusalem ;

un homme si sûr de sa puissance qu’il est capable de dire « c’est moi qui décide

qui est mort » ; un intellectuel qui voue son existence à étudier les fluctuations de la

violence dans l’Histoire pour réaliser une radiographie de l’horreur. Cette croyance

béate en la science mène le même homme à faire interner et stériliser sa femme schizophrène. Comment ne pas reconnaître la même ambivalence de l’intellectuel chez Lenz Buchmann (littérale-

UN voyAGE EN INDEtraduit du portugais par Dominique NédellecViviane Hamy éditions492 p., 24 e

ment, « l’homme du livre »), le bourreau d’Apprendre à prier à l’ère de la technique qui installe un régime de terreur dans sa famille ? Chez Tavares, l’homme qui ausculte le Mal n’en est pas exempt. Theodor Busbeck se posait déjà cette question d’écrivain : « Si j’arrive à comprendre la partie folle de l’Histoire, si j’arrive à entrer dans la tête de l’Horreur, que ferais-je ensuite ? »

BLOOM REINVENTESans doute, est-ce aussi pour se délivrer un ins-

tant de son interrogation du Mal qu’il suit dans son dernier livre, Un voyage en Inde, les traces du héros joycien Bloom dans une épopée contemporaine. Il s’y amuse à composer en vers, à la manière des Lusiades de Camões, texte fondateur de la littérature portugaise – nouvelle manière pour Tavares de jouer les icono-clastes… –, ce voyage d’un homme moderne. Tavarès nous mène de Lisbonne à New Delhi, en quête d’esprit. Car Bloom est un homme parmi d’autres, si ce n’est qu’il s’interroge abruptement sur « ce que c’est qu’être vivant ». Meurtrier de son père, endeuillé de la femme qu’il aime, Bloom appartient autant à la tragédie qu’au vaudeville, il peut ainsi méditer sur le destin de l’huma-nité et l’instant suivant, courir dans un jardin français derrière des prostituées. Bloom s’avère simplement un homme qui fuit le malheur. Seulement, son Inde rêvée, il la verra en toc et en défroque, sous les traits d’un gourou clownesque. Epopée de la déception, voyage de notre temps. Bloom, condamné à rentrer chez lui comme les voyageurs et fuyards de toujours, d’Ulysse à Vasco de Gama, se révèle un petit type ballotté par l’ennui. Nous en discutons pendant trois heures, dans la chaleur de Lisbonne ; Tavares esquisse le sourire las de celui qui ne s’octroie aucune trêve dans la pensée. J’ai envie de lui dire qu’il ressemble à Lucrèce, dans ses agitations vers le ciel et son hor-reur des paroles abstraites. Il me répondrait, sans doute, que tous les écrivains appartiennent au monde antique, qu’il faut chercher là l’origine d’une parole non dévoyée, une langue qui puisse ne pas corrompre ses lecteurs. « Qu’avons-nous inventé, nous autres, qui ait du sens, si le ciel demeure de la sorte un élément qui effraie ? », écrit-il dans Un voyage en Inde.

Saramago avait perçu, chez le jeune écrivain, un futur prix Nobel. C’était après la parution de Jérusalem. Tavares n’aime pas vraiment qu’on lui parle de gloire à venir, cette lumière-là le trouble. Ce fils de militaire, né au Mozambique, si rétif au succès comme à la pose, ce catholique méfiant envers les dogmes, qui est-il pour garder la force, au cœur de l’Europe, d’interroger la folle course de notre époque ? Un homme qui croit à la lumière de l’esprit et aux chuchotements de Dieu.

J«»La ville est

la plus bellecréation

de l’homme

Gonçalo M. Tavares

Rencontre à Lisbonne avec l’un des plus ambitieux écrivains de l’Europe actuelle : Gonçalo M. Tavares. Cet écrivain d’à peine 40 ans a construit en quelques romans une œuvre qui se confronte de plein fouet à notre époque. Politique, religion, art, Tavares offre dans cet entretien sa singulière vision du monde. La voix d’une littérature qui pense. propos recueillis par Oriane Jeancourt Galignaniphoto Eric Cassini pour Transfugeillustrations François Olislaeger

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selon les sensibilités) est son affaire. Il se sent porteur d’une responsabilité et, au nom d’elle, intervient sur une actualité chaude, pompier des âmes : « Il est encore temps d’agir afin que n’advienne jamais cette réalité. » Agir signifie ici dispenser publiquement une parole responsable. Ernaux a parlé, elle a agi. Dans Le Monde. C’est son rôle, se dit-elle.

Il se trouve juste que Millet adopte exactement la même geste verbale. Lui aussi a pris la parole – commis trois pamphlets – parce qu’il considère qu’il y a urgence à se porter au secours de la com-munauté à quoi il lie son destin. Qu’il se réfère à la communauté nationale (ou occidentale, ou raciale),

et Ernaux à la communauté sociale (ou citoyenne, ou républicaine), les ancre dans des camps opposés, mais leur postures énonciatives sont identiques. Millet pense que le multiculturalisme précipite le déclin de l’Occident, Ernaux pense que pas du tout, au contraire ; Millet parle de la terreur antiraciste, Ernaux est terrifiée par le racisme ; Millet se sent un blanc minoritaire dans le RER, Ernaux ne se sent pas « menacée par l’existence des autres qui n’ont pas ma couleur de peau » dans les rues de Cergy où elle habite. Mais tous deux jugent nécessaire de penser quelque chose du fait migratoire, et encore plus nécessaire de communiquer cette pensée à leurs semblables. Un troisième – Jourde, sur le site de

l y a de drôles de phrases dans la tribune irrépro-chable, forcément irréprochable, fournie par Annie Ernaux au Monde, en réponse à Richard Millet. De drôles d’expressions. « Cohésion sociale », par exemple. Le texte de Richard Millet, Eloge littéraire d’Anders Breivik, serait

« porteur de menaces pour la cohésion sociale ».On avait cru comprendre qu’Ernaux se situait

à la gauche de la gauche. On a dû être mal rensei-gnés. Une pensée issue de Marx, ou simplement de Bourdieu, ne saurait se soucier de la cohésion d’un ensemble dont elle n’a de cesse de démontrer l’iniquité structurelle. Si la cohésion est incohérente, il n’y a plus qu’à œuvrer à la décomposer. En fait Ernaux ne parle pas depuis la gauche, mais depuis la République, notre maison commune, et c’est ce qui explique ses propos si communs.

Dans le contexte de cette réponse à un écrivain qualifié de « fasciste », où la « cohésion sociale » désigne la paix entre les communautés et s’oppose à la « logique d’exclusion » (au racisme) de Millet, Ernaux s’exprime même comme une élue de la République. Il n’est pas un des termes de cette tri-bune qu’on s’étonnerait de trouver dans la bouche d’un maire de banlieue après des émeutes, ou d’un ministre de l’Intérieur après un crime antisémite. Question à mille francs : qui a dénoncé récemment « un acte politique à visée destructrice des valeurs de notre démocratie ? ». Un président de conseil régional réagissant au saccage d’un Mcdo par des agriculteurs autogestionnaires ? Non, l’auteure de La Place et de Passion simple.

INTERQu’est-ce qu’il lui prend ? Il lui prend qu’elle

endosse les habits de l’intellectuel à la française. Descendant lointain d’un Platon rêvant d’un roi philosophe, ou a minima d’un roi éclairé par un philosophe, l’intellectuel estime que la santé de la patrie (ou de la nation, ou du pays, ou du peuple,

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IOn croyait qu’Ernaux se situait à la gauche de la gauche. On a dû être mal renseignés. Une pensée issue de Marx ne saurait se soucier de la cohésion d’un ensemble dont elle démontre l’iniquité structurelle.

par François Bégaudeauillustration François Olislaeger

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