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Faculté de droit et science politique N°3 Octobre 2015 Programme financé par l’ANR- 10-IDEX-03-02 Law Review

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Faculté de droit et science politique

N°3 Octobre 2015

Programme financé par l’ANR-10-IDEX-03-02

Law Review

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MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015

SOMMAIRE

Actualités du droit français

Droit administratif

La « grande muette » bientôt syndiquée ? Les apories de l‟ouverture du droit de la fonction

militaire à la liberté syndicale

Pascal Combeau, Professeur de droit public, Université de Bordeaux 4

Droit commercial

La lutte contre la piraterie maritime en droit français

Gaël Piette, Professeur de droit privé, Université de Bordeaux 12

Droit constitutionnel

Commentaire de la décision n°2014-703 DC di 19 novembre 2014 Ŕ Loi organique portant

application de l‟article 68 de la Constitution

Florian Savonitto, Maître de conférences, CERCCLE, Université de Bordeaux 21

Droit européen (CEDH)

La Cour européenne des droits de l‟Homme face à la loi française sur l‟interdiction de la

dissimulation du visage dans l‟espace public

Sarah Teweilet & Pr. David Szymczak, Université de Bordeaux 29

Droit européen (UE)

Le nouveau cadre juridique du transport de passager à la demande

Sébastien Martin, Maître de conférences, CRDEI, Université de Bordeaux 36

Droit international privé

L‟ouverture française du mariage aux couples de même sexe et ses répercussions internationales

Gaëtan Escudey & Pr. Sandrine Sana Chaille de Néré, Université de Bordeaux 45

Droit pénal

« Le délai de prescription d‟un crime ne court pas en cas d‟obstacle insurmontable à l‟exercice des

poursuites » : note sous Cass. plén., 7 nov. 2014 : pourvoi n° 14-83.739

Yannick Capdepon, Maître de conférences, Université de Bordeaux 52

Actualités de la répression et de la prévention du terrorisme par le droit pénal français

Marion Lacaze, Maître de conférences, Université de Bordeaux 62

Histoire du droit

Remarques sur la réforme de la justice, entre vents et marées de l‟histoire

Sophie Delbrel, Maître de conférences HDR en histoire du droit, Université de Bordeaux 71

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Philosophie du droit

La « bouche de la loi » ? Figures du juge dans L‟Esprit des lois

Céline Spector, Professeure au département de Philosophie de l'Université Bordeaux Montaigne 78

Procédure civile et pénale

La justice du 21e siècle 5(J21) Ŕ les premières étapes d‟une grande réforme

Aurélie Bergeaud-Wetterwald, Professeure de droit privé et de sciences criminelles, ISCJ,

Université de Bordeaux 95

Droit social

Le salaire minimum, un instrument national pour lutter contre le dumping social ?

Jérôme Porta, Professeur de droit, COMPTRASEC, Université de Bordeaux 101

Science politique

De la (dé)formation des corps dans les sociétés techniciennes : quelques réflexions autour de

deux amendements à la loi de santé

Patrick Troude-Chastenet, Professeur de science politique, Centre Montesquieu de Recherches

Politiques, Université de Bordeaux 110

Débats

Pourquoi un droit du travail ?

Alain Supiot, Professeur au Collège de France

commenté par Christophe Radé, Professeur à l‟Université de Bordeaux 120

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MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015

Droit administratif

La « grande muette » bientôt syndiquée ? Les apories de l‟ouverture du droit de la

fonction militaire à la liberté syndicale

Pascal Combeau, Professeur à l‟Université de Bordeaux

Si la France est hélas rompue aux condamnations de la Cour européenne des droits de l‟Homme,

celles, prononcées le 2 octobre 2014 par le juge européen, dans ses arrêts Matelly et Adefdromil

(1), ont eu un retentissement particulier car elles touchent au cœur de la conception française des

rapports entre la sphère civile et la sphère militaire, traditionnellement marquée par un

« cantonnement juridique » selon l‟expression du doyen Hauriou (2). Certes, l‟entrée du droit dans

les casernes n‟est pas une nouveauté. L‟image d‟une armée soumise à un ordre intérieur où le juge

est exclu a été sérieusement ébranlée depuis que le Conseil d‟Etat a restreint, en la matière, le

champ d‟application des mesures d‟ordre intérieur (3). Plus encore, la réforme du statut général

des militaires opérée en 2005 (4) a été l‟occasion d‟entériner, sur le plan de la reconnaissance des

droits, les mutations profondes de la fonction militaire dont le rapport à la société a profondément

changé avec la professionnalisation des armées et la suspension du service national obligatoire en

1997. Mais cette banalisation de la fonction militaire est restée inachevée du fait de la persistance

de restrictions dont l‟interdiction absolue faite aux militaires de se syndiquer - maintenue en 2005

et aujourd‟hui inscrite à l‟article L 4121-4 al. 2 du code de la défense - constituait la

manifestation la plus contestée. C‟est justement cet obstacle très symbolique que la Cour

européenne est en train de faire vaciller.

La première affaire opposait la France à l‟Association de défense des droits militaires (Adefdromil),

constituée en 2001 et chargée, en l‟absence officielle de syndicats, de défendre les droits des

militaires, de les conseiller dans leurs rapports avec la hiérarchie et de les accompagner dans leurs

démarches contentieuses. Ce fut à l‟occasion d‟un recours en annulation de l‟association contre

trois décrets touchant notamment les modalités des frais occasionnés par les changements de

résidence que le Conseil d'Etat jugea qu‟elle contrevenait aux dispositions du code de la défense

qui interdit les syndicats au sein de l‟armée, rendant ainsi son recours irrecevable (5). Cette

impossibilité de l‟association d‟agir en justice fondée sur l‟interdiction faite aux militaires de

constituer des syndicats incita l‟Adefdromil à saisir la Cour européenne des droits de l‟Homme

pour violation de l‟article 11 de la CEDH. La seconde affaire opposait la France à un habitué des

prétoires, le chef d‟escadron de gendarmerie Jean-Hugues Matelly qui, tout en menant une activité

scientifique parallèle dans le domaine de la sociologie des organisations, s‟est très vie heurté à sa

hiérarchie. Son combat s‟est d‟abord porté sur la liberté d‟expression : en critiquant par écrit et

par son verbe la réforme de la gendarmerie (6), il a fait l‟objet d‟une radiation des cadres de

l‟armée par un décret du Président de la République qui après avoir été suspendu (7) a finalement

été annulé par le Conseil d‟Etat (8). Son action s‟est dans le même temps élargie puisqu‟il est à

l‟origine de la création en 2008 d‟une association « Forum gendarme et citoyens » dont l‟objectif

était de parler des relations entre le public et l‟institution militaire. Le directeur général de la

gendarmerie ordonna à M. Matelly ainsi qu‟à d‟autres gendarmes membres d‟en démissionner

sans délai sous peine de sanctions. Cet ordre de démission fut contesté devant le Conseil d‟Etat

qui donna raison à la hiérarchie militaire en confirmant que l‟association qui « s'est donnée pour

objet, entre autres, la défense de la situation matérielle et morale des gendarme » présentait les

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caractéristiques d‟un groupement professionnel interdit par le code de la défense (9). Après avoir

saisi une première fois la Cour européenne des droits de l‟homme pour violation de l‟article 10 de

la CEDH (10), Hugues Matelly saisit à nouveau le juge en invoquant, cette fois, l‟article 11.

Dans ces deux affaires, la Cour EDH va dans le sens des requérants et reconnait que le droit

français porte atteinte à l‟essence même de la liberté syndicale. L‟impact médiatique de ces

décisions a été considérable d‟autant que l‟interdiction syndicale, fermement rappelée par le

Conseil d‟Etat dans les deux affaires, est un des éléments constitutifs du modèle cantonné de la

fonction militaire à la française. Pour certains, la Cour aurait ouvert une sorte de boite de pandore

conduisant à une remise en cause de l‟unité de l‟armée : « en s‟en prenant à l‟essence même de

l‟Etat, (la Cour EDH) manifeste son mépris pour la démocratie et sa préférence pour une certaine

idée des droits de l‟homme » (11). Le constat est sans conteste excessif dans la mesure où,

comme le soulignent d‟autres auteurs, « ces deux arrêts n‟appellent certainement pas une

révolution, mais commandent à tout le moins une évolution du droit français » (12). Cette

évolution qui devrait se traduire par une rapide modification du code de la défense montre que la

révolution n‟aura effectivement pas lieu. La liberté syndicale qui se dessine au profit des militaires

grâce au droit européen reste très limitée, donnant ainsi à la théorie du « cantonnement

juridique » une nouvelle configuration qui n‟aurait sans doute pas déplu au Doyen Hauriou. Afin

d‟en saisir toute la tonalité, il n‟est pas inutile de reprendre les données principales de cette pièce

jouée en trois actes.

Acte 1 Ŕ Le droit français et l‟interdiction du droit syndical des militaires

L‟interdiction figure de manière explicite à l‟article L 4121-4 al. 2 du code de la défense (13).

L‟histoire du statut des militaires explique en grande partie sa singularité. Bien avant la fonction

publique civile, la nécessité de fonder légalement l‟état militaire est apparue avec la Charte

constitutionnelle du 14 août 1830 (art. 69) et fut aménagée par la loi du 19 mai 1834 sur l‟état

des officiers qui accorda à ces derniers des garanties contre les aléas politiques grâce, en

particulier, à la distinction du grade et de l‟emploi. Cette avancée libérale fut toutefois

contrebalancée par l‟affirmation de la neutralité, interdisant aux membres des armées d‟adhérer à

des associations à caractère politique ou religieux (14). L‟interdiction syndicale apparaissait

d‟autant plus logique qu‟elle valait également pour les fonctionnaires civils, en dépit de sa

reconnaissance pour les salariés par la loi Waldeck-Rousseau de 1884 (15). Le mythe de la

« grande muette », forgée dans le sillage de l‟affaire Dreyfus, fut confirmé par la jurisprudence

administrative qui admettait de larges restrictions à la liberté d‟association (16) et par certains

textes qui posaient explicitement l‟interdiction faite aux militaires d‟active « de faire partie de

groupements constitués pour soutenir des revendications d‟ordre professionnel ou politique »

(17). En réalité, la question des associations syndicales des militaires aurait pu se poser à

l‟occasion du premier statut de la fonction publique issu de la loi du 19 octobre 1946 qui a

accordé, dans le sillage du Préambule de la constitution de 1946, le droit syndical aux

fonctionnaires. Dans un avis daté du 1er juin 1949, le Conseil d‟Etat maintenait pourtant

fermement cette interdiction (18), tout comme le règlement de discipline générale dans les armées

(19). Le premier statut général des militaires de 1972 adopta la même position (20). La réforme du

statut général des militaires en 2005 qui entendait adapter ce statut à un contexte profondément

renouvelé relança le débat (21) ; elle fut, encore fois une occasion manquée : le rapport de la

commission de révision du statut général des militaires soulignait que « cette interdiction doit être

évidemment maintenue » (22). Si la réforme de 2005 a simplifié le droit d‟association non syndical

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des militaires, elle a largement suivi les recommandations de la commission en maintenant

l‟interdiction (23), reprise depuis 2007 à l‟article L. 4121-4 du code de la défense.

Cette interdiction est conçue lato sensu : elle vaut pour l‟adhésion à un syndicat mais aussi à une

association professionnelle alors que, pour la fonction publique civile, l‟interdiction syndicale était

compensée avant 1946 par une certaine tolérance à l‟égard des associations des fonctionnaires. Le

Conseil d‟Etat a eu l‟occasion de le rappeler (24), y compris à propos de l‟association de défense

des droits des militaires (Adefdromil) qui ne saurait agir en justice pour défendre ses membres

(25).

Les justifications de cette interdiction s‟appuient essentiellement sur les obligations spécifiques de

l‟état militaire, résumées à l‟article L 4111-1 du code la défense (26). L‟obligation de neutralité, de

loyalisme ou d‟obéissance seraient ainsi incompatibles avec la liberté syndicale comme le

soulignait avec force le rapport Denoix de Saint-Marc : « la discipline militaire ne saurait

s‟accommoder de l‟apparition d‟un pouvoir peu ou prou concurrent de la hiérarchie. L‟ingérence

dans l‟activité des forces, la remise en question de la cohésion des unités, voire de la disponibilité

et du loyalisme des militaires, en sont les risques majeurs et donc inacceptables » (27). Ces

arguments d‟autorité qui fondent plus largement la théorie du « cantonnement juridique » et les

nombreuses éclipses dans l‟application aux militaires d‟un régime de libertés publiques de droit

commun accentuent de facto la césure entre les militaires et la Nation (28). Un autre argument est

plus contestable encore : c‟est la liaison de fait, avancée par certains (29), entre la liberté syndicale

et le droit de grève. Une bonne partie de la doctrine avant 1946 utilisait d‟ailleurs ce lien pour

justifier l‟interdiction syndicale des fonctionnaires (30). Depuis 1946, on sait que, pour certains

fonctionnaires comme les policiers, l‟interdiction du droit de grève est parfaitement compatible

avec la liberté syndicale.

La rigueur de l‟interdiction est cependant corrigée par la mise en place d‟organismes de

concertation au sein de l‟institution militaire, comme le Conseil supérieur de la fonction militaire

(31) et les sept Conseils de la fonction militaire (32) au niveau central, les commissions

participatives d‟unités ou les présidents de catégories, au niveau local. Cette forme de démocratie

sociale est habituellement mise en avant par les tenants de l‟interdiction : la défense des intérêts

collectifs empruntant le biais non pas du syndicalisme mais du dialogue social (33). Les critiques

relatives au fonctionnement de ces organismes sont pourtant récurrentes. La loi de 2005, sans

répondre véritablement à ces questions, a institué une nouvelle structure, le Haut comité

d‟évaluation de la condition militaire qui, inspiré de l‟Armed Forces‟ Pay Review Body (AFPRB), a

pour mission d'éclairer le Président de la République et le Parlement sur la situation et l'évolution

de la condition militaire (34). C‟est cet équilibre du droit français entre interdiction du droit

syndical des militaires d‟une part et la reconnaissance d‟une forme de concertation sociale au sein

des armées d‟autre part qui a été sérieusement ébranlé par la Cour européenne des droits de

l‟homme.

Acte 2 Ŕ Le droit européen et la protection de la liberté syndicale des militaires

La position du juge européen dans les affaires Matelly et Adefdromil résulte d‟une interprétation

constructive de l‟article 11 de la Conv. EDH qui proclame la liberté d‟association, « y compris le

droit de fonder avec d‟autres des syndicats et de s‟affilier à des syndicats pour la défense de ses

intérêts ». Des restrictions légitimes sont autorisées si elles sont prévues par la loi, en tant que

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« mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté

publique, à la défense de l‟ordre (…) », et peuvent justement concerner « les membres de forces

armées » (art. 11, al. 2). La question portait donc sur le point de savoir si l‟interdiction posée à

l‟article L 4121-4 du code de la défense pouvait être considérée comme une restriction légitime au

sens de cet article 11. C‟était la position du Conseil d‟Etat tant dans l‟affaire Adefdromil (35) que

dans l‟affaire Matelly (36). Ce raisonnement est rejeté en bloc par la Cour européenne qui rappelle

que les restrictions visées à l‟article 11 « appellent une interprétation stricte et doivent dès lors se

limiter à l‟exercice des droits en question. Elles ne doivent pas porter atteinte à l‟essence même du

droit de s‟organiser. Partant, la Cour n‟accepte pas les restrictions qui affectent les éléments

essentiels de la liberté syndicale (…). Le droit de former un syndicat et s‟y affilier fait partie de ces

éléments essentiels » (37). Elle précise qu‟elle est « consciente de ce que la spécificité des

missions incombant aux forces armées exige une adaptation de l‟activité syndicale qui par son

objet, peut révéler l‟existence de points de vue critiques (…) ». Des restrictions même

significatives peuvent donc être apportées mais elles « ne doivent cependant pas priver les

militaires et leurs syndicats du droit général d‟association pour la défense de leurs intérêts

professionnels et moraux » (38). C‟est donc bien la position restrictive du droit français,

l‟interdiction absolue pour les militaires d‟adhérer à un groupement professionnel ou l‟interdiction

faite à une association de défense des droits des militaires d‟agir en justice qui est clairement

condamnée.

La position de principe adoptée par le juge européen en 2014 n‟était pourtant pas acquise. Il avait

réalisé une avancée décisive en 2008 avec l‟arrêt Demir et Baykara (39) qui consacra, selon les

mots de certains auteurs, l‟avènement d‟une « Cour européenne des droits sociaux » (40) en

protégeant, grâce à une méthode d‟interprétation évolutive, l‟essence de la liberté syndicale. Mais

il a semblé par la suite plus hésitant comme le montre cette affaire de 2013 où il a admis un refus

opposé par les autorités roumaines à des prêtres orthodoxes d‟enregistrer un syndicat (41). Ces

deux arrêts doivent donc être interprétés comme un retour à l‟esprit de la jurisprudence Demir et

Baykara (42). Ils clarifient par la même occasion certaines contradictions du droit européen dans la

mesure où le comité européen des droits sociaux, interprétant la charte sociale européenne, avait

estimé qu‟il résultait de ce texte que les Etats étaient autorisés à apporter « n‟importe quelle

limitation et même la suppression intégrale de la liberté syndicale des membres de la force

armée » (43). Cette jurisprudence était d‟ailleurs invoquée par le gouvernement français dans les

deux espèces. La Cour opère une sorte de neutralisation de la position du Comité EDS en écartant

la référence à d‟autres éléments de droit international.

L‟inconventionnalité de l‟article L 4121-4 du code de la défense est donc établie sans ambiguïté.

Elle précède ici son hypothétique inconstitutionnalité, dès lors que le Conseil constitutionnel, dans

le cadre du mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité, n‟a pas eu à se prononcer

sur ce point. La question de la conformité de l‟interdiction de la liberté syndicale des militaires au

Préambule de la Constitution de 1946 reste pourtant posée depuis que le Conseil d‟Etat a accordé,

en 1949, un brevet de constitutionnalité en se fondant sur l‟intention du Constituant de 1946 qui

n‟avait en vue que la protection des travailleurs en général, à l‟exclusion des militaires (44). La

jurisprudence récente du Conseil constitutionnel, en mettant en avant la nécessaire conciliation

entre différentes exigences constitutionnelles, incite sans doute à la prudence. Parmi ces

exigences, figurent notamment la « sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation », dont

font partie l‟indépendance de la Nation et l‟intégrité du territoire, et à laquelle contribue

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l‟institution du secret de la défense nationale (45) ou la « nécessaire libre disposition de la force

armée », à laquelle l'exercice de mandats électoraux ou fonctions électives par des militaires en

activité ne saurait porter atteinte (46). Plus récemment encore, il a rappelé que « le principe de

nécessaire libre disposition de la force armée qui en résulte implique que l'exercice par les

militaires de certains droits et libertés reconnus aux citoyens soit interdit ou restreint » ; ce qui le

conduit à justifier le régime des arrêts militaires par le code de la défense nationale (47). Par

contraste, la protection européenne de la liberté syndicale des militaires semble mieux assurée et

pousse le droit français à une nécessaire adaptation.

Acte 3 Ŕ Le droit français et la consécration d‟une liberté syndicale minimale des militaires ?

A la suite de ces arrêts, le Président de la République a confié à Bernard Pêcheur l‟élaboration d‟un

rapport sur les conséquences à tirer de ces condamnations qui nécessitent une modification de la

loi française (48). Plusieurs voies sont envisageables. La première est minimale : elle consisterait,

dans la logique du rapport Denoix de Saint-Marc, à développer les instruments de concertation au

sein de l‟institution militaire. Ce choix, conforme aux orientations historiques, n‟est cependant

plus possible dès lors que la Cour européenne, tout en prenant acte du développement de ces

procédures, estime que « de telles institutions ne saurait se substituer à la reconnaissance au

profit des militaires d‟une liberté d‟association, laquelle comprend le droit de fonder des syndicats

et s‟y affilier ». La deuxième voie est plus radicale dans la mesure où elle entrainerait un

bouleversement profond de l‟état militaire : elle viserait à reconnaitre au sein de l‟armée

l‟existence de syndicats au sens de l‟article L. 2121-1 du code du travail et à leur accorder les

mêmes prérogatives. Cette solution qui peut se fonder sur certains arguments n‟est cependant pas

du tout imposée par le droit européen : la notion de « syndicat » - comme celle de « liberté

d‟association » - au sens de l‟article 11 de la convention EDH a une portée autonome du droit

national, un sens fonctionnel qui fait référence à la défense des intérêts professionnels des

adhérents par l‟action collective. Ce qui est finalement imposé au droit français, c‟est le respect de

la liberté syndicale au sens du droit européen, c‟est-à-dire la possibilité pour les militaires de

créer et d‟adhérer à des groupements ayant pour objet la protection de leurs droits ainsi que la

reconnaissance à ces organismes du droit d‟agir en justice pour défendre ces droits. Cette

ouverture serait par ailleurs sans doute délicate à justifier au regard des exigences

constitutionnelles (49), et notamment vis-à-vis de la « nécessaire libre disposition de la force

armée », dégagée récemment par la jurisprudence constitutionnelle (50).

C‟est donc une troisième voie médiane qui est privilégiée par le droit français qui, en la matière,

est à la recherche d‟un nouvel équilibre. Le rapport Pêcheur propose ainsi d‟autoriser les militaires

à adhérer à des associations professionnelles nationales de militaires (APNM) sans leur accorder la

possibilité de se syndiquer. Bref, il s‟agirait de reconnaitre aux militaires une liberté syndicale au

sens du droit européen et non un droit syndical au sens du droit français. Cette préconisation

devrait se traduire assez rapidement puisqu‟un projet de loi du 20 mai 2015 actualisant la

programmation militaire pour les années 2015 à 2019 et portant diverses dispositions concernant

la défense (51) s‟inspire très largement de cette idée. Il prévoit une modification de l‟article L

4121-4 alinéa 2 du code de la défense qui serait ainsi libellé : « L'existence de groupements

professionnels militaires à caractère syndical ainsi que, sauf dans les conditions prévues à l'alinéa

suivant, l'adhésion des militaires en activité à des groupements professionnels sont incompatibles

avec les règles de la discipline militaire ». Un nouvel alinéa serait créé : « Les militaires peuvent

librement créer une association professionnelle nationale de militaires régie par les dispositions

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du chapitre VI du présent titre, y adhérer et y exercer des responsabilités ». Le principe

d‟interdiction d‟adhésion à des syndicats serait ainsi préservé tout en ouvrant la voie à la

reconnaissance d‟associations professionnelles nationales de militaires, régies à la fois par le code

de la défense et la loi de 1901 (ou le code civil d‟Alsace-Moselle) et dont l‟objet est « de préserver

et de promouvoir les intérêts des militaires en ce qui concerne la condition militaire » (52), définie

comme « l‟ensemble des obligations et des sujétions propres à l‟état militaire, ainsi que les

garanties et les compensations apportées par la Nation aux militaires » (53).

Le droit français s‟oriente donc vers la reconnaissance d‟un régime ad‟hoc de liberté syndicale des

militaires, d‟un syndicalisme sui generis (54), au risque peut-être de mécontenter un peu tout le

monde. Les tenants du syndicalisme y verront sans doute une manière de contourner le droit

syndical, les tenants de l‟interdiction une manière de remettre en cause in fine l‟unité de l‟armée.

Mais cette ouverture minimale montre comment le droit français tente d‟articuler les nouveaux

droits des militaires avec les devoirs traditionnels de l‟armée. La liberté syndicale des militaires

illustre en somme une nouvelle conception de la théorie du « cantonnement juridique » dont les

contours aujourd‟hui redessinés se sont déplacés, sur le plan des droits, de l‟interdiction absolue

vers une reconnaissance mesurée. Entre dérogation et banalisation de la fonction militaire, le droit

français suit donc une voie originale d‟adaptation. De fait, c‟est un nouveau chapitre des relations

entre l‟armée et la société qui s‟ouvre.

Notes

(1) Cour EDH, 2 oct. 2014, n° 10609/10, Matelly c./ France, et n° 32191/09, Adefdromil c./

France ; pour des commentaires, v. not., J.-B. Auby, « Le mouvement de banalisation de la

fonction militaire », Dr. adm. 2014, n° 12, repère 11, G. Gonzalez, « Défense du camarade

syndiqué », JCPG 2014, n° 43, 1083, zoom, J.-P. Marguénaud et J. Mouly, « Les syndicats dans

l‟armée : une entrée au pas de charge ? », JCPG 2014, n° 48, 1228, G. Poissonnier, « La fin de

l‟interdiction absolue des syndicats au sein de l‟armée », D. 2014, 2560, A. Taillefait,

« Militaires : restez groupés ! », AJDA 2014, p. 1969, L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la

CEDH », AJDA 2015, p. 150, G. Eveillard, « Chronique de droit administratif », JCPG 2015, n° 9,

doctr. 274, L.-M. Le Rouzic, « Vers la fin du cantonnement juridique des militaires », AJDA

2015, p. 204, F. Sudre, « Droit de la CEDH », JCPG 2015, n° 3, doctr. 70, J.-Ch. Videlin, « La

Cour EDH et les associations syndicales militaires », Dr. adm. 2015, n° 1, comm. 8, A. Zarka,

« L‟Europe des droits de l‟Homme et la liberté syndicale des militaires », AJFP 2015, p. 42.

(2) M. Hauriou, Précis de droit constitutionnel, Sirey, 2ème éd. 1929, p. 111.

(3) CE Ass. 17 févr. 1995, Hardouin, RDP 1995, p. 1338, note O. Gohin, JCP G 1995, II, 22426,

note M. Lascombe et F. Bernard, RFDA 1995, p. 353, concl. Frydman, p. 822, note F. Moderne

(4) L. n° 2005-270 du 24 mars 2005 portant statut général des militaires.

(5) CE 11 déc. 2008, Adefdromil, AJFP 2009, p. 198, obs. P. B., Constitutions 2010, 120, obs. J.

Bougrab, AJDA 2009, p. 148, chr. S.-J. Liéber et D. Botteghi, Dr. adm. 2009, comm. 42, obs. S.

Damarey.

(6) V. L. n° 2009-971 du 3 août 2009, v. not. O. Gohin et X. Latour, « La gendarmerie nationale,

entre unité fonctionnelle et identité organique », AJDA 2009, p. 2270.

(7) CE ord. 29 avr. 2010, Matelly, AJDA 2010, p. 927, AJFP 2011, p. 108, étude J. Piednoir. Le

référé-liberté avait été au préalable rejeté : CE ord. 30 mars 2010, Matelly, AJDA 2010, p. 700.

(8) CE 12 janv. 2011, Matelly, AJDA 2011, p. 623, note E. Aubin, JCPG 2011, n° 18, doctr. 537, LPA

3 juin 2011, n° 110, p. 6.

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(9) CE 26 févr. 2010, Matelly, req. n° 322176.

(10) Cour EDH 15 sept. 2009, n° 30330.04, Matelly c./ France, AJDA ,2009, p. 2484.

(11) R. de Bellescize, « L‟unité de l‟armée française en danger », Le Monde, 21 oct. 2014,

www.lemonde.fr/idees/article/2014/10/21/l-unite-de-l-armee-francaise-en-danger.html

(12) J.-P. Marguénaud et J. Mouly, note préc.,

(13) Code de la défense, art. L 4121-4, al. 2 (version avant modification) : « L'existence de

groupements professionnels militaires à caractère syndical ainsi que l'adhésion des militaires

en activité de service à des groupements professionnels sont incompatibles avec les règles de

la discipline militaire ».

(14) V. circulaire du ministre de la guerre, le maréchal Soult, du 5 juillet 1844.

(15) V. D. Loschak, «La liberté syndicale dans la fonction publique », Dr. ouvr. 1978, p. 85.

(16) V. not. CE,25 juin 1920, Taunay, Rec., p. 630.

(17) Décr. du 1er avril 1933 portant règlement du service dans l‟armée, art. 30.

(18) CE, Avis, 1er juin 1949 : « la notion de syndicat professionnel, telle qu'elle résulte des

dispositions législatives qui ont institué pour les travailleurs le droit de se syndiquer, est

incompatible avec les règles propres à la discipline militaire (...). Cette incompatibilité a pour

conséquence d'interdire aux militaires en activité de former des syndicats professionnels ou

d'adhérer à des groupements syndicaux ».

(19) Décr. n° 66-749 du 1er octobre 1966 portant règlement de discipline générale dans les

armées, art. 58.

(20) L. n° 72-662 du 13 juil. 1972 portant statut général des militaires, art. 10.

(21) V. not., M. D. Charlier-Degras, « Vers le droit syndical des personnels militaires ? », RDP 2003,

p. 1073 ; L. Christian, « La liberté syndicale des personnels militaires : une vérité juridique à

affirmer », AJFP 2005, p. 198.

(22) R. Denoix de Saint-Marc, Rapport de la commission de révision du statut général des

militaires, Doc. fr. 2003, p. 9.

(23) L. n° 2005-270 du 24 mars 2005 portant statut général des militaires, art. 6.

(24) CE 26 sept. 2007, Rémy, req. n° 263747.

(25) CE 11 déc. 2008, Adefdromil, préc.

(26) Code de la défense, art. L 4111-1 : « L'état militaire exige en toute circonstance esprit de

sacrifice, pouvant aller jusqu'au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et

neutralité ».

(27) Rapport préc., p. 9.

(28) F. Baude et F. Vallée, Droit de la défense, ellipses 2012, p. 523.

(29) J. Robert, « Libertés publiques et défense », RDP 1977, p. 951.

(30) V. not. M. et A. Hauriou, Précis de droit administratif, Sirey 12ème éd. 1933, p. 746.

(31) L. n° 69-1044 du 21 nov. 1969, code de la défense, art. L 4124-1 et s.

(32) Code de la défense, art. R 4124-6 et s.

(33) V. Rapport Denoix de Saint-Marc, préc., p. 25.

(34) Code de la défense, art. D 4111-1.

(35) CE 11 déc. 2008, Adefdromil, préc.

(36) CE 26 févr. 2010, Matelly, préc.

(37) Cour EDH, 2 oct. 2014, n° 10609/10, Matelly c./ France, préc.

(38) Cour EDH, 2 oct. 2014, n° 32191/09, Adefdromil c./ France, préc.

(39) Cour EDH, 12 nov. 2008, n° 34503/97, Demir et Baykara c./ Turquie, JCP G 2009, 10018, note

F. Sudre.

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11

(40) J.-P. Marguénaud et J. Mouly, « L‟avènement d‟une Cour européenne des droits sociaux », D.

2009, p. 739 et s.

(41) Cour EDH 9 juil. 2013, n° 2330/09, Sindicatul « Pastoral Cel Bun » c./ Roumanie, JCPG 2013,

act. 919, obs. G. Gonzalez.

(42) J.-P. Marguénaud et J. Mouly, « Les syndicats dans l‟armée : une entrée au pas de charge ? »,

préc.

(43) Comité EDS, déc. sur le bien-fondé de la réclamation 2/1999 du 4 déc. 2000, Fédération

européenne du personnel des services publics c./ France.

(44) CE, Avis, 1er juin 1949, préc.

(45) Cons. const., déc. n° 2011-192 QPC du 10 nov. 2011, Mme Ekaterina B., épouse D. et a.

(46) Cons. const., déc. n° 2014-432 QPC du 28 nov. 2014, Dominique de L.

(47) Cons. const., déc. n° 2014-450 QPC du 27 févr. 2015, M. Pierre T. et a.

(48) B. Pêcheur, Le droit d‟association professionnelle des militaires, Rapport au Président de la

République, 18 déc. 2014.

(49) Sur ce point, v. Rapport B. Pêcheur, préc., p. 36.

(50) V. supra.

(51) Texte adopté en 1ère lecture par l‟Assemblée nationale le 9 juin 2015.

(52) Code de la défense, nouvel art. L 4126-2.

(53) Code de la défense, nouvel art. L 4111-1, al. 4.

(54) V. L. Christian, « La liberté syndicale des personnels militaires : une vérité juridique à

affirmer », préc.

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MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015

Droit commercial

La lutte contre la piraterie maritime en droit français

Gaël Piette, Professeur à l‟Université de Bordeaux

La piraterie maritime exerce une certaine fascination sur l‟imaginaire collectif. Les amateurs de

littérature se passionnent pour les aventures de Long John Silver (1) ou de Rackham le Rouge (2).

Ceux qui préfèrent le grand écran se délectent des fourberies de Jack Sparrow (3) ou de Zarina (4).

Les passionnés de sport américain, enfin, suivent les exploits, ou les péripéties selon les saisons,

des Pittsburgh Pirates ou des Tampa Bay Buccaneers.

Cette attractivité de l‟univers de la piraterie est renforcée par les symboles de celle-ci: le célèbre

Jolly Roger, les cartes au trésor, et autres crochets et jambes de bois.

Malgré ce folklore, la piraterie a toujours constitué un fléau pour les navires de tous pavillons. Elle

représente d‟une part un risque pour la sécurité des équipages. Ce n‟est plus seulement le navire

qui est visé, mais aussi son équipage, dont la libération est monnayable par le biais de rançons

(5). La piraterie a d‟autre part un coût exorbitant. Elle aurait un impact économique global de 7 à

12 milliards de dollars par an (6), lié à l‟augmentation des primes d‟assurance, à la diminution

d‟activité économique de certains Etats (Egypte, Seychelles, etc.), à la dépréciation des

marchandises en cas de détournement et de retenue du navire, ou encore à l‟allongement des

trajets pour éviter les zones concernées (consommation augmentée de carburant, de fret, etc.) (7).

Si elle a semblé un temps appartenir à l‟histoire maritime, la piraterie est redevenue une question

d‟actualité. Ces dernières années, le Bureau Maritime International (BMI) a recensé plus de 200

attaques pirates par an. Entre le 1er janvier et le 2 mai 2015, 74 attaques pirates avaient été

signalées au BMI.

Les zones géographiques les plus concernées sont le Golfe de Guinée, une partie de l‟Océan Indien

(Sud de la Mer Rouge, Golfe d‟Aden et large des côtes somaliennes) et l‟Asie du Sud-Est (Mer de

Chine méridionale, détroits de Malacca et de Singapour notamment). Pour mesurer l‟étendue du

problème, il suffit de remarquer que 80% du trafic maritime à destination de l‟Europe transite par

le Golfe d‟Aden (8).

Le pirate est communément défini (Littré) comme « celui qui n‟a de commission d‟aucun

gouvernement, et qui court les mers pour piller ». Cicéron voyait déjà dans les pirates des ennemis

communs de tous (communis hostis omnium) (9). Sir Edward Coke reprenait l‟idée en écrivant

« Pirata est hostis humani generis » (10). Il ressort de ces définitions l‟idée que le pirate n‟agit que

pour son compte, et est un ennemi commun. C‟est d‟ailleurs ce critère qui permet de distinguer le

pirate du corsaire. Le corsaire est autorisé par une lettre de course à attaquer, en temps de guerre

seulement, tout navire marchand battant pavillon d‟un Etat ennemi. Le corsaire exerce ainsi son

activité avec l‟autorisation de son gouvernement, et selon les lois de la guerre (11).

La Convention de Montego Bay (CMB), Convention des Nations Unies du 10 décembre 1982 sur le

Droit de la mer, définit la piraterie comme tout acte illicite de violence ou de détention ou toute

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déprédation commis par l‟équipage ou des passagers d‟un navire ou d‟un aéronef privé, agissant à

des fins privées, et dirigé contre un autre navire ou aéronef, ou contre des personnes ou des biens

à leur bord, en haute mer ou dans un lieu ne relevant de la juridiction d‟aucun Etat (CMB, art. 101).

La qualification du pirate en ennemi du genre humain explique que les articles 100 et suivants de

la CMB organisent une compétence universelle, en affirmant notamment que « tous les Etats

coopèrent dans toute la mesure du possible à la répression de la piraterie en haute mer ou en tout

autre lieu ne relevant de la juridiction d‟aucun Etat ».

Cependant, les dispositions de la CMB ne sont pas d‟applicabilité directe (12). Elles ne peuvent

être invoquées directement par un particulier à l‟encontre d‟un Etat. Il est par conséquent

nécessaire que chaque Etat adopte dans son droit interne les textes aptes à mettre en oeuvre la

CMB et à lutter contre la piraterie.

Pour s‟en tenir au droit français, le constat n‟est que moyennement enthousiasmant. La définition

de la piraterie maritime est déficiente (I), les réponses répressives sont partielles (II) et le droit

commercial maritime est peu adapté (III).

I. Une définition de la piraterie maritime déficiente

La définition de la piraterie par l‟article 101 de la CMB aboutit à soumettre la qualification d‟acte

de piraterie à la réunion de trois conditions.

D‟abord, l‟acte doit être commis en haute mer ou « dans un lieu ne relevant de la juridiction

d‟aucun Etat ». Pour l‟essentiel, la qualification de piraterie est donc limitée aux actes perpétrés

dans les eaux internationales. A ces eaux, il faut ajouter la zone économique exclusive, par renvoi

de l‟article 58.2 de la CMB. Cette extension à la ZEE n‟allait pas de soi, car cette zone relève

partiellement de la juridiction de l‟Etat côtier (art. 56).

Même étendue à la ZEE, cette délimitation géographique de la piraterie est trop restrictive. Elle

aboutit à écarter cette qualification lorsque l‟infraction est commise dans les eaux territoriales

d‟un Etat. Or, le passé a montré que de pareilles hypothèses existent. Pour le navire assailli, son

équipage et éventuellement ses passagers, il n‟y a guère de différence entre la piraterie commise

en haute mer et celle commise en mer territoriale.

C‟est ainsi que la Cour de cassation a pu estimer que « l‟abordage et le pillage d‟un navire, même

commis en bande et à force ouverte ne constituent pas (un acte de piraterie), dès lors qu‟ils ont

été accomplis dans les eaux territoriales d‟un Etat souverain et qu‟ils relevaient en conséquence de

l‟autorité de cet Etat » (13).

Ensuite, l‟acte doit être commis par l‟équipage ou les passagers d‟un navire à l‟encontre d‟un autre

navire, ou de personnes et de biens situés à son bord (CMB, art. 101). Pour schématiser, la

piraterie maritime, c‟est donc depuis un navire contre un navire (et ce qui est à bord). Or, cette

restriction est inopportune.

Certes, la jurisprudence française apprécie souplement la notion de navire, puisque des

embarcations telles qu‟un zodiac (14) ou une planche à voile (15) ont pu être qualifiées de navire.

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Il n‟en demeure pas moins que si des actes de piraterie commis à bord d‟une planche à voile

paraissent improbables, la limite établie par l‟article 101 pose des difficultés. Un acte de violence

commis à l‟encontre d‟un navire par des personnes qui étaient à son bord (détournement par des

passagers ou membres d‟équipage), ou qui se trouvent à bord d‟un hélicoptère ne pourra être

qualifié d‟acte de piraterie. Il en sera vraisemblablement de même d‟un acte commis à l‟encontre

d‟une plate-forme pétrolière (16). Or, ces hypothèses ne sont pas purement théoriques: le coût

humain, environnemental et économique d‟un acte de « piraterie » commis envers une plate-forme

de forage pétrolier serait désastreux.

Enfin, la qualification d‟acte de piraterie suppose que ses auteurs aient agi « à des fins privées »

(CMB, art. 101). En d‟autres termes, la piraterie suppose un but lucratif (vol, demande de rançon,

etc.), et non un but politique ou religieux. La limite vise à distinguer l‟acte de piraterie de l‟acte de

terrorisme (17).

Il résulte de la combinaison de ces conditions que l‟acte de piraterie est trop strictement délimité.

Si cela n‟a pas empêché le droit français d‟apporter des réponses répressives, celles-ci demeurent

partielles.

II. Des réponses répressives partielles

Le législateur français a longtemps sous-estimé le problème de la piraterie maritime. Il suffit pour

s‟en convaincre de constater que le texte le plus précis sur la question, la loi du 10 avril 1825 pour

la sûreté de la navigation et du commerce maritime, a été abrogée en 2007 (18). La lecture des

travaux préparatoires nous apprend qu‟il était nécessaire selon nos parlementaires de procéder à

« l‟abrogation explicite de dispositions législatives devenues désuètes ou sans objet et que

l‟impératif de sécurité juridique impose de faire disparaître définitivement et expressément de

notre ordre juridique ». Pendant ce temps, durant l‟année 2007, le BMI recensait 263 attaques

pirates à travers le monde…

Les premières réponses furent internationales. L‟Union Européenne a créé la Mission Eunavfor

Atalante, qui consiste à faire patrouiller dans le Golfe d‟Aden et l‟Océan Indien des navires et des

avions militaires, ainsi qu‟embarquer des commandos à bord des navires du Programme

alimentaire mondial ravitaillant la Somalie et des navires de commerce traversant cette zone. Cette

mission a été prolongée au moins jusqu‟au 12 décembre 2016.

L‟ONU, en 2008, par le biais de trois résolutions (19), a souhaité lutter contre la pratique

consistant à commettre des actes de piraterie en haute mer et à se réfugier dans les eaux

territoriales somaliennes pour empêcher les navires des Etats membres de l‟ONU de les

poursuivre. Ces résolutions ont instauré un « droit de poursuite inverse » (20), qui permet à ces

navires d‟entrer dans les eaux territoriales de la Somalie afin de réprimer les actes de piraterie

commis en haute mer, et d‟y utiliser, d‟une manière conforme à l‟action autorisée en haute mer en

cas de piraterie en application du droit international applicable, tous moyens nécessaires pour

réprimer ces actes de piraterie (21).

En ce qui concerne le droit interne, la réponse répressive du droit français s‟est faite selon deux

axes.

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D‟une part, la loi du 5 janvier 2011 (22) a défini un cadre juridique qui permet aux tribunaux

français de juger des actes commis en dehors du territoire français, lorsqu‟aucun Etat n‟a

revendiqué sa compétence (23). La particularité de cette loi est qu‟elle ne crée pas d‟infraction de

piraterie, et qu‟elle ne définit même pas la notion (24). Ce texte renvoie à des infractions

préexistantes susceptibles de constituer des actes de piraterie lorsqu‟elles sont commises dans le

cadre de la définition donnée par la CMB: il s‟agit des infractions de détournement de navire ou

d‟aéronef (C. pén., art. 224-6 et s.), d‟enlèvement et de séquestration (C. pén., art. 224-1 et s.) et

d‟association de malfaiteurs (C. pén., art. 450-1 et s.).

Cette loi établit également un cadre légal à l‟intervention de l‟Etat et aux conditions de privation

de liberté à bord des navires, afin de se conformer à la décision Medvedyev (25).

Au stade de la recherche de l‟infraction, les commandants de navires d‟Etat peuvent procéder à

des mesures de contrôle dès lors qu‟ils ont un « motif raisonnable » de soupçonner qu‟un acte de

piraterie a été commis ou va être commis. Il est alors possible de « procéder à la reconnaissance

du navire, en invitant son capitaine à en faire connaître l‟identité et la nationalité ». Une équipe

sera éventuellement envoyée sur le navire suspect pour contrôler les documents de bord et

procéder aux vérifications prévues par le droit international et le droit français (C. déf., art. L.

1521-3).

Sont organisés ou clarifiés les pouvoirs des commandants des navires d‟Etat pour mettre en

oeuvre certaines mesures de coercition et des mesures conservatoires à l‟égard des objets ou

documents qui paraissent liés à la commission des infractions. Le commandant peut ordonner le

déroutement du navire vers une position ou un port appropriés pour procéder à des constatations

approfondies ou pour remettre les personnes appréhendées ainsi que les objets et documents

ayant fait l‟objet de mesures conservatoires. Les officiers de police judiciaire ou le commandant

dûment habilité peuvent aussi procéder à la saisie des objets ou documents liés à la commission

des infractions, sur autorisation du procureur de la République territorialement compétent. Il est

intéressant de relever que cette autorisation du procureur n‟est pas exigée en cas d‟ « extrême

urgence ». Après cette saisie, ils peuvent également procéder sur autorisation du procureur à la

destruction des embarcations dépourvues de pavillon qui ont servi à commettre les infractions.

La loi de 2011, enfin, modifie le Code de la défense, afin d‟assurer le respect des droits des

personnes faisant l‟objet de mesures restrictives ou privatives de liberté à bord des navires. Les

commandants de navires d‟Etat doivent, dans le cas de telles mesures, en aviser le préfet maritime

ou, outre-mer, le délégué du Gouvernement pour l‟action de l‟Etat en mer, qui en informe dans les

plus brefs délais le procureur territorialement compétent (C. déf., art. 1521-12). La personne

retenue doit bénéficier dans un premier temps d‟un examen de santé, dans un délai de 24 heures.

Dans un second temps, dans les dix jours suivants, un examen médical doit être réalisé. Ces

examens font l‟objet d‟un compte rendu se prononçant, notamment, sur l‟aptitude au maintien de

la mesure restrictive ou privative de liberté. Ce compte rendu est transmis dans les plus brefs

délais au procureur (C. déf., art. 1521-13).

Parallèlement, dans les 48 heures suivant la mise en œuvre des mesures de restriction ou de

privation de liberté, le procureur doit saisir le juge des libertés et de la détention (JLD) pour qu‟il

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statue sur leur prolongation éventuelle pour une durée maximale supplémentaire de 120 heures,

renouvelable (C. déf., art. 1521-14). Le JLD peut alors communiquer avec la personne retenue.

Dès son arrivée sur le sol français, la personne retenue est mise à la disposition de l‟autorité

judiciaire (C. déf., art. 1521-18).

Très clairement, le droit français a tiré les enseignements de la jurisprudence Medvedyev,

notamment par l‟intervention, dans un délai de 48 heures, du juge des libertés et de la détention,

et non simplement du procureur (26).

D‟autre part, la répression n‟ayant guère dissuadé les pirates, certains Etats ont décidé de placer

des hommes armés sur les navires battant leur pavillon. La France a dans un premier temps limité

cette activité de protection des navires à la Marine Nationale. Cette solution a rapidement montré

ses limites. Non seulement, cela représentait un coût non négligeable pour l‟Etat, mais il était en

outre impossible de donner satisfaction à tous les navires demandant l‟attribution d‟une équipe

(27). Il en résultait un aléa difficilement acceptable par les armateurs, les affréteurs et les

chargeurs. Une loi du 1er juillet 2014 a finalement choisi d‟admettre la protection des navires par

des sociétés privées (28).

Cette loi poursuit en réalité deux objectifs: autoriser les navires marchands battant pavillon

français à embarquer des agents de protection privée et encadrer cette pratique. Ce second

objectif était considéré comme fondamental, par crainte des mercenaires, et des dérives

engendrées par certaines sociétés pratiquant des activités similaires (29).

Le Code des transports (art. L. 5442-4) prévoit désormais que les agents embarqués peuvent

employer la force pour assurer la protection des personnes et des biens dans le cadre des

dispositions relatives à la légitime défense et à l‟état de nécessité. Les agents n‟encourront donc

aucune poursuite pénale si leur action a respecté les conditions de ces théories: agression actuelle

ou imminente et injuste, riposte nécessaire et proportionnée pour la légitime défense, existence

d‟un danger actuel ou imminent, nécessité et utilité de l‟infraction et absence de faute préalable

de l‟agent pour l‟état de nécessité.

La loi de 2014 souhaite mettre en place un encadrement extrêmement précis des sociétés de

protection et de leurs agents.

La société de protection de navires doit obtenir une certification (CSI, art. L. 616-1), l‟agrément de

ses dirigeants et associés, et elle doit tenir un registre de ses activités (C. transp., art. L. 5442-10).

En outre, elle doit justifier d‟une assurance couvrant sa responsabilité professionnelle (CSI, art. L.

612-5).

Les agents de protection doivent être titulaires d‟une carte professionnelle (CSI, art. L. 616-2). Ils

doivent porter dans l‟exercice de leurs fonctions une tenue qui n‟entraîne aucune confusion avec

les tenues des forces de police, des forces armées, de l‟administration des affaires maritimes ou

de la douane françaises (C. transp., art. L. 5442-3).

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Des vérifications très précises sont exigées au sujet de la conformité des numéros de série des

armes embarquées et des embarquements et débarquements, stockages et déstockages des armes

et munitions (C. transp., art. L. 5442-11).

Enfin, ni la société de protection privée, ni ses agents ne peuvent s‟immiscer dans le déroulement

d'un conflit du travail, ni se livrer à une surveillance relative aux opinions politiques,

philosophiques ou religieuses ou aux appartenances syndicales des personnes (CSI, art. L. 621-4).

De même, les agents embarqués ne peuvent accomplir des prestations sans rapport avec la

protection des personnes ou des biens (C. transp., art. L. 5442-9).

La loi du 1er juillet 2014 souffre de deux faiblesses: elle est imprécise et incomplète.

La loi est imprécise, car elle ne règle pas la question de la responsabilité à bord. Il est prévu que

les agents de protection embarqués sont placés sous l‟autorité du capitaine (C. transp., art. L.

5442-9). Il ne s‟agit que d‟une application de l‟article L. 5531-1 du même Code, qui confère

autorité au capitaine sur toute personne présente à bord, quelle que soit sa nationalité et la cause

de sa présence.

Mais puisque ces agents sont placés sous l‟autorité du capitaine, qui est responsable en cas de

faute de leur part dans l‟accomplissement de leur mission? Est-ce le capitaine, et donc l‟armateur

(30), puisqu‟il a autorité sur eux? Ou est-ce la société privée de protection, qui est leur

commettant direct, et qui est obligatoirement assurée? Il conviendra certainement de distinguer: si

le dommage causé résulte de l‟exécution d‟un ordre du capitaine, la responsabilité pèserait sur

l‟armateur, tandis que si le dommage résulte d‟un fait « spontané » d‟un agent embarqué, la

responsabilité incomberait à la société privée de protection.

La loi est incomplète, car elle renvoie, sur de nombreux points, à des décrets d‟application. Depuis

sa promulgation, six décrets d‟application et quelques arrêtés ont été publiés. Un tel abandon de

compétence du législateur au profit du pouvoir exécutif est critiquable. En outre, la qualité des

textes d‟application laisse parfois à désirer. Un seul exemple permettra de s‟en convaincre: l‟arrêté

du 28 novembre 2014 détermine, en application de l‟article L. 5442-1 du Code des transports, les

zones dans lesquelles les entreprises privées de protection des navires peuvent exercer leur

activité. Ce texte limite cette activité au large de l‟Afrique (Afrique de l‟Ouest d‟une part, Océan

Indien et Mer rouge d‟autre part). Le pouvoir exécutif français ignorerait-il qu‟un tiers de la

piraterie mondiale est exercée en Asie?

Les réponses répressives françaises apparaissent partielles: la loi de 2011 ne crée pas d‟infraction

de piraterie, et celle de 2014 est plus qu‟approximative. Le droit commercial maritime, lui, est peu

adapté à la problématique de la piraterie.

III. Un droit commercial maritime peu adapté

Le droit commercial maritime traite relativement peu de la piraterie. Certes, les Règles de La Haye

Visby qui réglementent le transport maritime font de la piraterie un cas excepté. L‟article 4.2.f

prévoit que le transporteur n‟est pas responsable des pertes et dommages subis par les

marchandises lorsqu‟elles résultent « du fait d‟ennemis publics ». L‟expression vise évidemment la

piraterie (31).

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De même, l‟article L. 172-16 du Code des assurances dispose que sauf convention contraire,

l‟assureur facultés ne couvre pas les dommages et pertes subis par les biens assurés et résultant

d‟un acte de piraterie.

Ces dispositions mises à part, le droit commercial maritime laisse à ses concepts classiques le soin

de régler les questions de piraterie (32).

L‟institution du droit maritime la mieux adaptée est l‟avarie commune. Cette institution veut que

« lorsqu‟une dépense est volontairement engagée, ou un sacrifice volontairement fait, dans

l‟intérêt commun du navire et de la marchandise, dépense et sacrifice sont pris en charge par le

navire et par la marchandise, proportionnellement à leur valeur respective » (33). Les exemples les

plus fréquemment donnés sont le cas du container jeté à la mer pour éviter que le navire ne coule,

ou la cale noyée, avec les marchandises qu‟elle contient, afin d‟éteindre un incendie.

L‟institution des avaries communes est celle que la pratique internationale a retenu pour régler la

répartition entre l‟armateur, l‟affréteur et les ayants droit à la marchandise des coûts occasionnés

par la piraterie, notamment le paiement d‟une rançon pour libérer le navire (34). Toutes les

conditions de l‟institution posées par la Règle A des Règles d‟York et d‟Anvers sont en effet

réunies (35): il y a bien sacrifice intentionnel (paiement de la rançon) fait dans l‟intérêt commun

pour préserver d‟un péril.

Le système de la contribution aux avaries communes étant efficace et bien connu des acteurs du

monde maritime, son application aux questions de piraterie est judicieuse.

Il apparaît que le droit commercial maritime parvient finalement, au travers de ses concepts

classiques et plus particulièrement l‟avarie commune, à répondre de manière à peu près

satisfaisante au problème de la piraterie. L‟une des questions les plus épineuses demeurant en

suspens est celle de l‟attitude du capitaine face à un affréteur qui souhaite envoyer le navire en

zone de forte piraterie. Dans le silence du contrat d‟affrètement, et malgré les pouvoirs

d‟appréciation et de décision face au danger reconnus au capitaine (36), des problèmes de

responsabilité risquent de se poser. Quid par exemple du capitaine qui, de son propre chef ou sur

ordre de l‟armateur, refuse d‟aller dans une zone et cause un préjudice à l‟affréteur (retard,

marchandises périssables, etc.), alors qu‟il apparaît ensuite qu‟aucun navire ayant fréquenté la

zone en question n‟a été attaqué? Il nous semble que pourraient utilement être transposées à cette

question les solutions dégagées à propos de l‟application des clauses de safe port (37).

Les chartes-parties peuvent néanmoins comporter une « deviation clause », qui autorise

l‟armateur à se dérouter devant certains dangers, notamment en cas de piraterie.

Que la charte ait ou non prévu une deviation clause, les parties devront songer à régler la question

de la charge des coûts d‟exploitation supplémentaires engendrés par le déroutement.

Enfin, il convient de souligner que les chartes types s‟efforcent de régler certaines difficultés en

amont. Afin de simplifier la tâche des parties à un contrat d‟affrètement, le BIMCO (Baltic and

International Maritime Council), plus grande association d‟armateurs au monde, a prévu dans sa

charte-partie NYPE 93 une clause qui stipule qu‟en cas d‟immobilisation du navire pour cause de

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capture par des pirates, le navire sera placé off hire, c‟est-à-dire que le paiement du loyer sera

suspendu (38).

Le BIMCO a également élaboré des clauses types en 2013 (39). Ces clauses sont favorables à

l‟armateur, lui permettant de prendre toutes les mesures qu‟il juge raisonnables pour faire face au

risque de piraterie: déroutement du navire, navigation en convoi, recours à une escorte,

adaptation de la vitesse, navigation de jour ou de nuit uniquement, engagement d‟agents de

sécurité, etc. En outre, ces clauses prévoient que l‟affréteur devra indemniser l‟armateur de tous

les coûts supplémentaires engendrés, que les retards seront aux frais de l‟affréteur, et que le

paiement du fret n‟est pas suspendu.

Au terme de cette étude, il apparaît que le droit commercial maritime, bien que peu adapté, est

encore celui qui répond le mieux à la problématique de la piraterie. Les véritables difficultés

proviennent surtout de la définition de la piraterie retenue par la CMB, beaucoup trop restrictive,

et des réponses répressives françaises, qui mériteraient d‟être améliorées.

Notes

(1) R.-L. Stevenson, L‟île au trésor, Young folks, 1881.

(2) Hergé, Le secret de la Licorne, Casterman, 1943.

(3) Pirates des Caraïbes, Walt Disney Pictures, 2003.

(4) Clochette et la fée pirate, DisneyToon Studios, 2014.

(5) O. Purcell, « La détestable expansion de la piraterie », Gazette CAMP, n°19, p. 5. Voir également

R. Clift et S. Cordonnier, « La piraterie somalienne: le prix d‟une vie », DMF 2012, p. 408.

(6) A. Bowden et a., The economic cost of maritime piracy, One Earth Future, 2010, p. 2.

(7) Par exemple, en 2011, le prix du blé livré au Kenya a augmenté de 16 USD la tonne en raison

de la piraterie: S. Miribel, « La piraterie: aspects économique, géopolitique et juridique », DMF

2011, p. 588.

(8) R. Broudin, « Actes de piraterie », Gazette CAMP, n°28, p. 4.

(9) De officiis, III, XXIX, 107.

(10) Institutes of the Laws of England, Third part, 1644, 113.

(11) Notons que la Déclaration de Paris du 16 avril 1856 mettant fin à la course n‟a jamais été

signée par les USA et la Chine (D. Mathonnet, « De quelques remèdes à la piraterie maritime »,

DMF 2011, p. 534).

(12) CJCE, 3 juin 2008, aff. n°C-308/06, Intertanko a. c/ Secretary of State for Transport, DMF

2008, p. 892, note L. Grellet.

(13) Cass. com., 14 fév. 1989, Sunny Arabella, n°87-11012, DMF 1989, p. 419, obs. P. Bonassies:

en l‟occurrence la rade de Lagos, au Nigeria.

(14) Cass. com., 27 nov. 1972, n°70-12596, Gipsy II, DMF 1973, p. 160, note P. Lureau; CA

Rennes, 15 mars 1983, DMF 1983, p. 739, note Ph. Godin.

(15) CA Rennes, 4 mai 1982, DMF 1983, p. 40, notes Y.-M. Le Jean et Y. Tassel.

(16) Le statut de la plate-forme pétrolière est imprécis. Certaines conventions internationales les

qualifient de navire, tandis que d‟autres écartent une telle qualification. L‟un des critères du

navire généralement retenu étant l‟autonomie de propulsion, la plate-forme pétrolière paraît

devoir être qualifiée de bâtiment de mer, mais non de navire. Adde, M. Remond-Gouliloud,

« Quelques remarques sur le statut des installations pétrolières en mer », DMF 1977, p. 675 et

738.

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(17) Lequel relève de la Convention de Rome du 10 mars 1988 pour la répression d‟actes illicites

contre la sécurité de la navigation maritime.

(18) Loi n°2007-1787 du 20 déc. 2007 relative à la simplification du droit (art. 27).

(19) Résolutions n°1816, 1838 et 1851.

(20) P. Bonassies et Ch. Scapel, Traité de droit maritime, LGDJ, 2e éd. 2010, n°77 bis.

(21) Les navires français ont déjà eu recours à ce droit de poursuite inverse, dans deux affaires

célèbres: Cass. crim., 16 sept. 2009, Le Ponant, n°09-82777, DMF 2009, p. 932, obs. P.

Bonassies; Cass. crim., 17 fév. 2010, Carré d‟As, n°09-87254, DMF 2011, p. 569, obs. P.

Bonassies.

(22) Loi n°2011-13 relative à la lutte contre la piraterie et à l‟exercice de pouvoirs de police de

l‟Etat en mer. Sur ce texte, v. notamment A. Montas, in J.-P. Beurier et a., Droits maritimes,

Dalloz Action 2015/2016, n°384.26 et s.

(23) Ph. Delebecque, Droit maritime, Précis Dalloz 2014, n°1011.

(24) Une telle définition aurait de toute façon été soit contradictoire, soit redondante avec la CMB.

(25) Rendue non pas en matière de piraterie, mais de trafic de stupéfiants: CEDH, 10 juill. 2008, D.

2009, p. 600, obs. J.-F. Renucci; CEDH 29 mars 2010, DMF 2010, p. 1021, obs. P. Bonassies:

les requérants avaient été arrêtés en mer, acheminés par un navire militaire français et placés

en garde à vue 13 jours après, lors de l‟arrivée du navire à Brest. La CEDH a jugé que ce délai

de 13 jours violait l‟article 5.1 de la Convention.

(26) La décision Medvedyev avait considéré que le procureur n‟est pas une autorité judiciaire au

sens de la Convention.

(27) Environ 70% des demandes étaient satisfaites.

(28) G. Piette, « Lutte contre la piraterie maritime: la loi n°2014-742 du 1er juill. 2014 relative aux

activités privées de protection des navires », Lexbase Hebdo, Ed. Affaires, sept. 2014, n°392.

(29) Il suffit de songer aux démêlés judiciaires qu‟ont connu certains employés de la société

Blackwater (devenue Academi).

(30) Le capitaine n‟est que le préposé de l‟armateur: Cass. com., 18 juin 1951, Lamoricière, D.

1951, p.717, note G. Ripert, DMF 1951, p.429.

(31) Mais il faudra que l‟acte ait été commis en haute mer, conformément aux exigences de la

CMB: Cass. com., 14 fév. 1989, Sunny Arabella, préc.

(32) Sur les solutions anglaises, v. l‟ouvrage fondamental de P. Todd, Maritime fraud and piracy,

Informa, 2e éd. 2010, not. pp. 39 et s.

(33) P. Bonassies et Ch. Scapel, Traité de droit maritime, op. cit., n°530.

(34) Le paiement d‟une rançon est licite: London Court of Appeal, janv. 2011, Bunga Melati Dua,

LMAA Law Review, p. 5.

(35) Ph. Delebecque, Droit maritime, op. cit., n°1019.

(36) O. Purcell, « La détestable expansion de la piraterie », préc.

(37) Sur le détail de ces solutions, v. A. Montas, in J.-P. Beurier et a., Droits maritimes, op. cit.,

n°343.49.

(38) Pour une application, Queen‟s Bench, 13 mars 2012, Captain Stefanos, [2012] EWHC 571.

(39) Piracy Clause for single voyage charter parties et Piracy Clause for time charter parties.

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MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015

Droit constitutionnel

Commentaire de la décision n°2014-703 DC du 19 novembre 2014 Ŕ Loi

organique portant application de l‟article 68 de la Constitution

Florian Savonitto, Maître de conférences, Université de Bordeaux - CERCCLE

La décision du Conseil constitutionnel sur la loi organique relative à l‟article 68 de la Constitution

(1) était attendue. Elle était censée être la dernière pièce du puzzle du régime de responsabilité du

Président de la République dont la réforme était exigée à la suite de la controverse juridictionnelle

et doctrinale née sous le septennat de Jacques Chirac.

L‟objet de la controverse portait sur l‟article 68 de la Constitution dont le 1er alinéa est formé de 2

phrases. Les lire « ensemble » ou « séparées » était le fondement de la divergence qui a opposé le

Conseil constitutionnel et la Cour de cassation (2). Et l‟enjeu était capital : soit on les lit comme

« un tout indissociable » (3), le Chef de l‟Etat est alors responsable pénalement et civilement

devant les juridictions de droit commun des actes non rattachables à sa fonction et, a fortiori,

ceux antérieurs ; soit on les lit de manière « séparée », le Chef de l‟Etat n‟est donc justiciable,

quelle que soit la nature politique, pénale, ou civile de ses actes, que pour « haute trahison »

devant une juridiction d‟exception de 24 membres composée à part égal de sénateurs et de

députés : la Haute Cour de Justice. Le Conseil constitutionnel, en 1999 (4) à l‟occasion de

l‟examen du Traité instituant la Cour pénale internationale, adopte une lecture séparatiste alors

que la Cour de cassation, en 2001 (5) à l‟occasion du pourvoi formé à l‟encontre de l‟arrêt de la

Cour d‟appel de Paris confirmant l‟incompétence du juge d‟instruction à procéder à l‟audition de

M. Jacques Chirac en qualité de témoin pour des faits survenus antérieurement à son mandat

lorsqu‟il était maire de Paris, opte pour une lecture unitaire. Cette dernière décision ne le reconnaît

pas pour autant comme « un citoyen ordinaire ». Certes, elle est moins protectrice que celle du

Conseil en ce qu‟elle n‟accorde pas au Chef de l‟Etat un privilège de juridiction Ŕ La Haute de Cour

de Justice pour « Haute trahison » Ŕ pendant la durée de son ou ses mandats s‟il s‟avérait être

réélu. Néanmoins, il n‟est pas totalement démuni car elle lui fait bénéficier du principe

d‟inviolabilité juridictionnelle pendant la durée de son mandat, compensé par la suspension des

délais de prescription et de forclusion jusqu‟à l‟expiration de ses fonctions.

Même si les deux décisions aboutissent à la même « solution de fait » (6), une clarification était

exigée. Une commission présidée par M. Pierre Avril est, en 2002, chargée par le Président Chirac

réélu pour 5 ans de mener une réflexion sur le statut pénal du Chef de l‟Etat. Le Rapport Avril (7)

préconise une révision de la Constitution qui ne doit pas confondre les logiques judiciaire et

politique. Il n‟est suivi d‟effet que le 23 février 2007 : le Congrès confirme et étend la décision de

la Cour de cassation. Les articles 67 et 68 formant le Titre IX de la Constitution sont alors

complètement refondus.

Le premier article reconnaît au Chef de l‟Etat une immunité fonctionnelle permanente ainsi qu‟une

inviolabilité pénale et civile temporaire. Au titre de la première, le Président est Ŕ y compris après

l‟expiration de son mandat Ŕ irresponsable pour les actes qu‟il a accomplis en cette qualité, sous

la double réserve, d‟une part, d‟une mise en cause telle que le prévoit l‟article 53-2 de sa

responsabilité pénale devant la Cour pénale internationale et, d‟autre part, de la mise en œuvre

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prévue à l‟article 68 de la procédure de destitution pour manquement à ses devoirs manifestement

incompatible avec l‟exercice de son mandat prononcée par le Parlement réuni en Haute Cour. Au

titre de la seconde, le chef de l‟Etat ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou

autorité administrative française, être requis de témoigner, non plus que faire l‟objet d‟une action

ou d‟un acte d‟information, d‟instruction ou de poursuite. Toutefois, à l‟expiration d‟un délai d‟un

mois après la cession des fonctions présidentielles, les procédures et instances auxquelles il a été

fait obstacle peuvent reprendre sans craindre la prescription ou la forclusion, les délais ayant été

suspendus.

Le second article met fin, tantôt à la notion de « Haute trahison » datant de 1875 (8) car jugée trop

imprécise, désuète et ambiguë, tantôt à l‟institution de la « Haute Cour de Justice » apparue pour

la première fois en 1848 (9) car sa composition politique ne correspondait pas à sa dénomination.

Cette disposition qui constitue une atteinte « aux prérogatives du Président et au principe de

séparation des pouvoirs » (10) institue sa responsabilité politique et sa procédure pour le

destituer. Le premier alinéa prévoit que le Président peut être destitué par le Parlement réuni en

Haute Cour, soit 577 députés et 348 sénateurs, en cas de « manquement à ses devoirs

manifestement incompatible avec l‟exercice de son mandat » sans que cette expression soit

davantage explicitée ; les autres alinéas fixent des règles procédurales strictes destinées à éviter

toute dérive. Des conditions de délai sont, premièrement, prévues : une fois la proposition de

réunion de la Haute Cour votée par l‟une des deux assemblées, la seconde a 15 jours pour se

prononcer ; une fois réunie, la Haute Cour présidée par le Président de l‟Assemblée nationale a 1

mois pour statuer à bulletins secrets. Des modalités de vote sont, deuxièmement, instaurées :

toutes les décisions sont prises à la majorité des 2/3 des membres composant l‟organe

parlementaire, toute délégation de vote est interdite et seules sont recensées les voix favorables à

la proposition de réunion de la Haute Cour ou à la destitution. Mais en l‟état (11), l‟article 68 n‟est

pas applicable ne serait-ce que ne sont pas prévues les conditions dans lesquelles le débat Ŕ

inédit sous la Ve République Ŕ peut se dérouler entre le Président et les parlementaires ainsi que

celles régissant l‟exercice des droits de défense du chef de l‟Etat. A cet effet, le constituant renvoie

classiquement à une loi organique les soins de fixer les conditions d‟application de cet article pour

laquelle le Conseil constitutionnel est obligatoirement saisi sachant que les lois de cette nature ne

peuvent, en vertu des articles 61 alinéa 1er et 46 alinéas 5, « être promulguées qu‟après la

déclaration (…) de leur conformité à la Constitution ».

Ainsi, la dernière pièce du puzzle que constitue la décision du Conseil constitutionnel était

attendue car elle aurait dû clore un ouvrage qui réclame 3 strates : constitution-loi organique-

décision du Conseil constitutionnel. Elle était attendue aussi car la loi organique s‟est faite

longuement attendre. La loi organique portant application de l‟article 68 de la Constitution n‟a été

votée que le 22 novembre 2014, soit 4 ans après le dépôt du projet enregistré la présidence de

l‟Assemblée nationale le 22 décembre 2010, 7 ans après la révision de la disposition

constitutionnelle le 23 février 2007, 12 ans après les « compléments organiques » (12) proposés

par le Rapport Avril publié le 10 décembre 2002, et 15 ans après la décision du Conseil

constitutionnel rendue le 22 janvier 1999 à propos de la Cour pénale internationale.

Or, à l‟issue de cette attente contre laquelle aucun mécanisme juridictionnel ne prémunit, la

déception l‟emporte. La décision du Conseil du 19 novembre 2014 ne constituera pas la dernière

pièce du puzzle du régime de responsabilité du Président de la République. Entre temps, celui-ci

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est apparu incomplet et excessif. Son inviolabilité temporaire en matière pénale et civile est jugée

aujourd‟hui excessivement protectrice, d‟où les initiatives de révision de l‟article 67 de la

Commission Jospin (13) suivi d‟un projet de loi constitutionnelle (14) déjà condamné faute d‟une

majorité socialiste au Sénat. La question de l‟action en justice du Chef de l‟Etat durant son mandat

(15) a été récurrente lors du quinquennat de Nicolas Sarkozy, faisant apparaître une Constitution

qui ne prend en compte que le statut du Président sous l‟angle de sa position « défensive » et non

celle « offensive ». Mais surtout, à l‟issue de la décision du 19 novembre 2014, la destitution du

Président ne peut être prononcée par la Haute Cour. A cause de l‟omission (III) par le législateur

organique de certaines modalités de procédure, le Conseil constitutionnel a conditionné

l‟application de l‟article 68 à l‟adoption d‟un texte supplémentaire : le règlement de la Haute Cour.

Mais l‟obstacle actuel à la mise en œuvre de cette procédure n‟est pas la seule cause de déception.

Si la confirmation (I) de la nature politique de la procédure et du caractère non juridictionnel de la

Haute Cour est bienvenue, la décision du Conseil constitutionnel n‟a guère levé Ŕ malgré les 4

dispositions censurées et les 3 réserves d‟interprétation formulées Ŕ les restrictions du mécanisme

imaginé ce qui donne toujours « l‟impression d‟un long chemin enfermé dans des délais stricts »

(16) favorisant ainsi la protection (II) du Président.

I. Confirmation

La Commission Jospin juge « nécessaire d‟affirmer le caractère exclusivement politique de cette

procédure » (17), en levant l‟ambiguïté qui résulte, non de l‟intention des constituants, mais de

l‟article 68. A cet effet, elle préconise de changer la dénomination de l‟instance chargée de

destituer le Président pour préférer celle figurant aux articles 18 et 89. Elle ne s‟appellerait plus

« Haute Cour » mais « Congrès ».

Le législateur organique a suivi aussi cette logique. L‟ordonnance du 2 janvier 1959 relative à la

Haute Cour de Justice maintenait l‟ambiguïté de la nature politique ou pénale de la procédure.

Dans la loi organique qui s‟y substitue, a ainsi été banni tout emploi du vocabulaire judiciaire et

pénal.

Sans pour autant disposer du pouvoir de modifier son nom, le Conseil confirme cette logique.

Tout doute sur les caractères juridictionnel et pénal de la procédure est désormais écarté lorsqu‟il

affirme que, hormis la Cour pénale internationale, « le Président de la République n‟est

responsable devant aucune juridiction des actes accomplis en cette qualité ; que la Haute Cour (…)

ne constitue pas une juridiction chargée de juger le Président de la République pour des

infractions commises par lui en cette qualité, mais une assemblée parlementaire compétente pour

prononcer sa destitution en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec

l‟exercice de son mandat » (18). Une double conclusion est à tirer : la « Haute cour » n‟est pas une

juridiction mais une assemblée parlementaire ; le « manquement à ses devoirs manifestement

incompatible avec l‟exercice de son mandat » n‟est pas une infraction mais un acte pour lequel le

Président peut voir sa responsabilité Ŕ nécessairement politique faute d‟être juridictionnelle Ŕ

engagée. La procédure instaurée par l‟article 68 est donc de nature politique et parlementaire.

De telles précisions ne sont pas sans conséquences. Premièrement, de son caractère politique, la

procédure de destitution ne constitue ni « une contestation sur les droits et obligations de

caractère civil », ni « une accusation en matière pénale ». La Haute Cour ne relève donc pas du

champ de l‟article 6 de la CEDH (19). Deuxièmement, de son caractère parlementaire, « l‟exigence

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de clarté et de sincérité des débats parlementaires » (20) s‟applique à la procédure, plus

spécifiquement, aux débats devant la Haute Cour ; sans oublier qu‟aucune QPC ne pourra être

soulevée devant elle, faute d‟être une juridiction (21).

Cette confirmation du juge constitutionnel Ŕ dont le terme « Conseil » persiste Ŕ est bienvenue car

elle pallie la dénomination trompeuse de « Haute Cour ».

II. Protection

En affirmant, dès ses premiers considérants, « qu‟il ne saurait apporter aux prérogatives du

Président de la République et au principe de séparation des pouvoirs d‟autres atteintes que celles

qui sont expressément prévues par » (22) l‟article 68, le Conseil avertit qu‟il protégera le Chef de

l‟Etat de tout excès du législateur organique. En revanche, le protéger contre lui-même relevait

moins de l‟évidence.

En premier lieu, la protection des prérogatives parlementaires.

Tout d‟abord, le déclenchement de la procédure est subordonné à la recevabilité de la proposition

de résolution tendant à la réunion de la Haute Cour. Le législateur organique charge le Bureau de

l‟assemblée devant laquelle elle a été déposée de la vérifier avant qu‟elle soit transmise à la

commission des lois de son assemblée. 3 conditions ont été fixées : la proposition doit être

motivée ; signée par un dixième des membres de cette l‟assemblée ; un parlementaire ne peut en

signer plus d‟une au cours du même mandat présidentiel. Le Conseil a jugé ce dispositif trop

restrictif. S‟il estime que les parlementaires n‟ont pas un « droit individuel à proposer la réunion

de la Haute Cour » (23) Ŕ validant ainsi la deuxième condition Ŕ en revanche, la troisième est

« d‟une ampleur telle qu‟elle méconnaît la portée » (24) de l‟article 68. Excès, cette limitation des

droits des parlementaires par le législateur organique est donc censurée.

Ensuite, le Conseil concilie les exigences imposées par l‟article 68 Ŕ notamment la célérité de la

procédure Ŕ et la maîtrise par les parlementaires de leurs travaux. D‟une part, il s‟assure que la

procédure fixée par la loi organique se fasse « sans préjudice des dispositions de l‟article 48 ». A

cet effet, une distinction est établie entre la première et la seconde assemblées à la condition que

la proposition ait été adoptée par la première et donc immédiatement transmise à la seconde.

Ainsi, contrairement à la seconde, n‟est pas « de droit », ni l‟inscription de la proposition de

réunion à l‟ordre du jour de la première assemblée au plus tard le treizième jour après son dépôt,

ni son vote au plus tard le quinzième. Dès lors, il n‟est imposé ni à la commission des lois de

rendre ses conclusions sur le « fond » de la proposition ou de l‟examiner, ni à la première

assemblée de la voter. D‟autre part, le Conseil s‟assure que la procédure n‟aille pas à l‟encontre

des articles 28 et 29 de la Constitution portant sur les conditions de réunion du Parlement. Le

Constituant n‟a pas prévu de réunir les assemblées, ni de plein droit, ni spécifiquement à cet effet

comme le prévoit les articles 16 et 20. Or, le législateur organique n‟a pas la compétence pour les

instituer. Pourtant, trouver une solution par défaut était nécessaire devant les hypothèses, soit

hors session, soit en toute fin de session, du dépôt d‟une proposition de résolution ou de son

adoption par la première assemblée. Se refusant à interdire le déclenchement de cette procédure

durant la période précédant la fin de la session ordinaire, le choix Ŕ validé par le Conseil Ŕ s‟est

porté sur l‟inscription de la proposition de résolution à l‟ordre du jour de l‟assemblée concernée

au plus tard le premier jour de la session ordinaire suivante. Cette solution a un double mérite : ne

pas mettre un terme à la procédure quand la clôture de la session ordinaire constitue un obstacle

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et laisser la porte ouverte à la tenue d‟une session extraordinaire. En revanche, la seconde option

dépendra du bon vouloir présidentiel, le décret de convocation relevant de son pouvoir

discrétionnaire en vertu de l‟article 30.

Enfin, le Conseil veille à la clarté et la sincérité des débats parlementaires qui se dérouleront

devant la Haute Cour. Il a ainsi censuré la disposition qui les enfermait dans une durée de 48h. Ils

pourront ainsi aller au-delà de cette période à la condition que la Haute Cour respecte le délai

d‟un mois à partir du jour où sa réunion est décidée pour statuer sur la destitution du Président.

De même, le Conseil veille à ce que la Haute Cour bénéficie des informations nécessaires à son

mission. Il autorise donc que les travaux de la commission ad hoc chargée de les recueillir ne se

limitent pas à la durée de quinze jours à l‟issue de laquelle elle doit remettre son rapport public.

Ses travaux pourront se poursuivre pendant les débats entre les parlementaires et le Président.

En second lieu, la protection du Chef de l‟Etat.

Tout d‟abord, cette protection assurée par le Conseil a été anticipée par le législateur organique.

La commission ad hoc intervenant à la suite du vote par chacune des assemblées de la proposition

de résolution voit ses prérogatives restreintes à l‟égard du Chef de l‟Etat. Elle a les mêmes

pouvoirs que les commissions d‟enquête tirent des II à IV l‟article 6 de l‟ordonnance du 17

novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, sauf lorsqu‟est en

cause le Président en raison des limites fixées par le deuxième alinéa de l‟article 67 de la

Constitution. Sur ce fondement mais aussi sur le principe de la séparation des pouvoirs, le Conseil

interdit à la commission ad hoc ne peut faire usage des pouvoirs qu‟elle détient ainsi que réduire

le temps de parole du Président, de son représentant ou de la personne l‟assistant lorsqu‟elle les

entend. L‟initiative d‟être entendu ou d‟être représenté lui appartient. L‟avantage : nulle contrainte

par corps ne peut être émise à son encontre. L‟inconvénient : la destitution peut être prononcée

sans que le Chef de l‟Etat soit entendu ou représenté devant la commission ad hoc ou la Haute

Cour.

Ensuite, le Conseil s‟assure des conditions dans lesquelles le Président pourra se défendre devant

la commission ad hoc ou la Haute Cour. Aucun obstacle ne s‟oppose à ce qu‟il soit représenté ou

qu‟une personne l‟assiste. Cette possibilité est bienvenue sachant que, durant la procédure, il

assume toujours la présidence de la République. En revanche, le Conseil rejette la participation du

Premier Ministre aux débats devant la Haute Cour. Non prévue par l‟article 68, sa présence aurait

été incongrue en période « normale » comme en cohabitation.

Enfin, la protection du Président est renforcée de manière générale, d‟une part, par la publicité

obligatoire du rapport élaboré par la commission ad hoc, ce qui obligera à rendre le travail

parlementaire irréprochable et, d‟autre part, par la sanction résultant du non-respect des délais

fixés, à savoir soit l‟irrecevabilité ou la caducité de la proposition de résolution, soit le

dessaisissement de la Haute Cour.

III. Omission

Deux types d‟omission sont à distinguer : celles en partie palliées par le Conseil et celles restées

sous silence.

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Concernant les premières, elles résultent d‟un choix opéré par le législateur organique : confier au

Bureau de la Haute Cour le pouvoir d‟organiser les travaux de la Haute Cour. Or, ce choix va à

l‟encontre, et du principe de séparation des pouvoirs, et de l‟exigence de clarté et de sincérité des

débats. Au lieu de décisions au cas par cas, le Conseil constitutionnel impose l‟adoption d‟un

règlement de la Haute Cour fixant les « règles relatives aux débats devant la Haute Cour qui n‟ont

pas été prévues par le législateur organique » (25), les modalités de recueil des informations par la

commission ad hoc (26) et les conditions de temps de parole du Président et des membres de la

Haute Cour dans cette enceinte (27). Cette position présente un inconvénient : elle exige

l‟adoption d‟un texte supplémentaire. Tant que cette omission n‟est pas comblée, les débats

devant la Haute Cour ne sauraient être ouverts (28) et la destitution du Chef de l‟Etat impossible.

Cette position comporte surtout des avantages : en admettant que cette omission soit comblée par

un texte autre que la loi organique, le Conseil n‟oblige pas le législateur organique à se remettre à

l‟ouvrage. De plus, par ce biais, le Conseil s‟assure de la constitutionnalité des dispositions futures

sachant que le règlement de la Haute Cour est soumis à son examen en application de l‟article 61

de la Constitution (29).

Concernant les secondes, elles sont diverses. Elles concernent, tout d‟abord, le motif déclenchant

le mécanisme de l‟article 68 : « le manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec

l‟exercice de son mandat ». Ni la loi organique, ni le Conseil ne définit cette notion. Seul le Rapport

Avril apporte des précisions. L‟incompatibilité manifeste avec la dignité de la fonction serait ainsi

le seul critère à retenir (30). Pour mieux l‟expliciter, sont citées deux catégories d‟exemples : la

première est « le cas souvent évoqué de meurtre ou autre crime grave ou d‟autres comportements

contraires à la dignité de la fonction » (31) ; la seconde est « l‟utilisation manifestement abusive de

prérogatives constitutionnelles aboutissant au blocage des institutions » (32), laquelle débouche

sur une liste non exhaustive d‟actes présidentiels qui ont pu être qualifiés, durant la Ve

République, de violations de la Constitution (33). Selon le Rapport Avril, les parlementaires doivent

débattre de la question de savoir si la mission qu‟il tient de l‟article 5 Ŕ fonctionnement régulier

des pouvoirs publics et continuité de l‟Etat Ŕ a été mise en péril par le comportement du Président

(34). Dans tous les cas, l‟interprétation qu‟en donneront les parlementaires, à tous les stades de la

procédure, sera décisive comme le démontre l‟exemple islandais où le Parlement a convoqué pour

la première fois la Haute Cour qui sanctionne les ministres en cas de faute grave commise dans

l‟exercice de leurs fonctions. Ainsi l‟ancien Premier ministre islandais, Geir H. Haarde a été mis en

accusation, d‟une part, pour manquement à prendre des mesures susceptibles d‟écarter ou

d‟atténuer le risque d‟une crise bancaire imminente affectant le sort du pays et, d‟autre part, pour

le non-respect des dispositions constitutionnelles concernant les réunions ministérielles pour

lequel il a été reconnu coupable (35).

Les autres omissions concernent ensuite les pouvoirs du Président pendant ou à l‟issue de la

procédure. Selon le Conseil, il ne saurait être apporté « aux prérogatives du Président (…) d‟autres

atteintes que celles qui sont prévues par » (36) l‟article 68. Il s‟ensuit que le chef de l‟Etat conserve

le pouvoir discrétionnaire de dissoudre l‟Assemblée nationale. Il pourra donc l‟actionner dès le

dépôt d‟une proposition de résolution tendant à la réunion de la Haute Cour. De même, faute de

l‟avoir prévu, si la destitution ne porte pas sur un Chef d‟Etat qui assure son deuxième mandat

consécutif, rien n‟empêche le Président déchu de se présenter aux élections présidentielles

suivantes et se voir réélire. Pour les parlementaires donc, le plus à redouter avec ce dispositif de

l‟article 68 demeure le peuple qui pourrait le déjuger. Dès lors, la Haute Cour n‟apparaît plus

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27

comme cette « soupape de sûreté » (37) tant espérée. Mais le pire serait encore qu‟il décide,

comme tout ancien président, de siéger au Conseil constitutionnel. Chargé d‟assurer le respect de

la Constitution, le Conseil pourrait alors compter parmi ses membres, un sage qui a été destitué

de ses fonctions présidentielles pour l‟avoir violée.

Notes

(1) Cons. const., 19 nov. 2014, n°2014-703 DC, JORF, n°272, 25 nov. 2014, p. 19698 ; A. Levade,

« La procédure de destitution du président de la République enfin applicable…Enfin presque »,

JCP, 15 déc. 2014, n°51, 1299 ; M. Verpeaux, « La destitution du président de la République

peut être prononcée ! », JCPA, 1er déc. 2014, n°48, 2335 ; F. Savonitto, « Un Président enfin

responsable politiquement. Enfin presque… », Constitutions, n°4, 2014, p. 450.

(2) Voir D. Chagnollaud, « La Cour de cassation et la responsabilité pénale du Chef de l‟Etat ou les

dominos constitutionnels », RDP, 2001, n°6, p. 1613 ; X. Pretot, « Quand la Cour de Cassation

donne une leçon de droit au Conseil constitutionnel. A propos de la responsabilité pénale du

Président de la République », RDP, 2001, n°6, p. 1625 ; « Dossier spécial : Statut pénal du Chef

de l‟Etat », RDP, 2003, n°1, p. 53.

(3) G. Carcassonne, « Le Président de la République française et le juge pénal », in Droit et

politique à la croisée des cultures. Mélanges Philippe Ardant, Paris, LGDJ, 1999, p. 275.

(4) Cons. const., 22 janv. 1999, n°98-408 DC, Rec. p. 29.

(5) Cass., Plén., 10 oct. 2001, M. Michel Breisacher, n°481.

(6) D. Chagnollaud, « La Cour de cassation et la responsabilité pénale du Chef de l‟Etat ou les

dominos constitutionnels », loc. cit., p. 1620.

(7) Rapport de la Commission de réflexion sur le statut pénal du Président de la République, La

Documentation française, 2003, 103 p.

(8) Art. 6 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 relative à l‟organisation des pouvoirs

publics.

(9) Art. 100 de la Constitution de la République française du 4 novembre 1958.

(10) Cons. const., 19 nov. 2014, n°2014-703 DC, consid. 8.

(11) O. Pluen, « L‟inapplicabilité du nouveau régime de responsabilité du président de la

République », RDP, 2009, p. 1402.

(12) Rapport de la Commission de réflexion sur le statut pénal du Président de la République, op.

cit., p. 49-51.

(13) Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, Pour un renouveau

démocratique, La Documentation française, 2012, p. 66-75.

(14) Projet de loi constitutionnelle relatif à la responsabilité juridictionnelle du Président de la

République et des membres du Gouvernement, n°816, enregistré à la présidence de

l‟Assemblée nationale le 14 mars 2013.

(15) J. Martinez, « L‟action en justice du président de la République : un citoyen comme un

autre ? », RFDC, 2014, n°99, p. 553.

(16) A. Anziani, Séance du Sénat, 21 oct. 2014.

(17) Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, Pour un renouveau

démocratique, op. cit., p. 70.

(18) Consid. 5.

(19) CEDH, Grde Ch., Paksas c./ Lituanie, req. n°34932/04.

(20) Consid. 6.

(21) Art. 61-1 de la Constitution.

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(22) Consid. 8.

(23) Consid. 11.

(24) Consid. 12.

(25) Consid. 25.

(26) Consid. 35.

(27) Consid. 37.

(28) Consid. 41.

(29) Consid. 25.

(30) Rapport de la Commission de réflexion sur le statut pénal du Président de la République, op.

cit., p. 8.

(31) Ibid., p. 36.

(32) Ibid., p. 36.

(33) F. Savonitto, Les discours constitutionnels sur la « violation de la Constitution » sous la Ve

République, LGDJ-Lextenso éditions, t. 141, 2013, p. 316-321.

(34) Rapport de la Commission de réflexion sur le statut pénal du Président de la République, op.

cit., p. 35-36.

(35) « La Haute Cour l‟a reconnu coupable (par 9 vois contre 6) de l‟accusation la plus formelle

d‟avoir violé la Constitution en n‟inscrivant pas la question du risque de crise bancaire à

l‟ordre du jour des réunions du Conseil des ministres », in Commission de Venise, Rapport sur

La relation entre responsabilité politique et responsabilité pénale des ministres, 11 mars

2013, Etude n°683/2012, CDL-AD(2013)001, p. 14.

(36) Consid. 8.

(37) Rapport de la Commission de réflexion sur le statut pénal du Président de la République, op.

cit., p. 35.

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MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015

Droit européen (CEDH)

La Cour européenne des droits de l‟Homme face à la loi française sur l‟interdiction

de la dissimulation du visage dans l‟espace public

Sarah Teweleit et Pr. David Szymczak, Université de Bordeaux

Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, req. n°43835/11

Confrontée à la problématique délicate de l‟encadrement progressif du port des signes religieux

par certains Etats parties, la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l‟Homme a

accordé, le 1er juillet 2014, un véritable « brevet » de conventionalité à la loi française

« interdisant la dissimulation du visage dans l‟espace public » (1). L‟arrêt S.A.S. c/ France marque

de la sorte une nouvelle étape de la jurisprudence européenne relative au sujet, éminemment

complexe, des rapports protéiformes entre l‟Etat et les religions (2).

En reconnaissant d‟emblée la qualité de victime à la requérante, qui se plaignait d‟une interdiction

législative ne lui permettant pas de porter le voile intégral dans l‟espace public Ŕmais qui n‟avait

pas encore été verbalisée par les autorités françaises Ŕ la Cour européenne adopte tout d‟abord

une approche résolument dynamique des règles de recevabilité qui la régissent, ouvrant de la

sorte son prétoire à la requérante, alors même qu‟elle ne pouvait pas se prétendre « directement

victime » d‟une violation. Pour autant, et selon une jurisprudence bien établie, les individus

relevant de la juridiction de l‟un des Etats parties peuvent appartenir dans certaines circonstances

à la catégorie des « victimes potentielles » (3) du moment où ils doivent modifier leur

comportement pour ne pas faire l‟objet d‟éventuelles poursuites pénales.

Si les juges de Strasbourg n‟évoquent pas la notion de « victime potentielle » dans l‟arrêt S.A.S, ils

ont néanmoins transposé le considérant de principe de l‟affaire Dudgeon (4), affirmant, qu‟en

l‟espèce, la requérante faisait l‟objet d‟une « “ingérence permanente” dans l‟exercice des droits

garantis » dès lors qu‟elle disposait exclusivement de deux options : soit elle se pliait « à

l‟interdiction et » renonçait « ainsi à se vêtir conformément au choix que lui dicte son approche de

sa religion », soit elle ne s‟y pliait pas et s‟exposait « à des sanctions pénales » (5). S‟inscrivant

dans le cadre du principe de recevabilité consacré lors de l‟arrêt Marckx c/ Belgique, selon lequel

les particuliers sont habilités « à soutenir qu‟une loi viole leurs droits par elle-même, en l‟absence

d‟acte individuel d‟exécution, s‟ils risquent d‟en subir les effets » (6), la Cour européenne

considère dans l‟affaire S.A.S. que la question de l‟épuisement des voies de recours internes était

« dénuée de pertinence » dans la mesure où l‟ordre juridique français ne prévoit pas de recours

direct contre la loi et que la requérante pouvait « se dire victime en l‟absence de mesure

individuelle » (7).

La démarche dynamique de la Cour de Strasbourg au stade de l‟examen de la recevabilité ne va

cependant pas se poursuivre concernant le fond de la violation. Les juges de Strasbourg accordent

en effet une large marge d‟appréciation à l‟Etat partie, marge qui, bien que critiquée au sein même

de la Cour (8), vient fonder ici un judicial self restraint saisissant. En ce sens, la Cour européenne

étend, en premier lieu, sensiblement le contenu matériel des fondements de l‟ingérence dans les

droits et libertés, énumérés aux articles 8 et 9 de la Convention, en rattachant au but légitime de

la « protection des droits et libertés d‟autrui » la valeur nouvellement dégagée du « vivre

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ensemble » (I). Permettant ainsi de justifier plus aisément les limitations aux droits et libertés

garantis, la Cour de Strasbourg fait, preuve en second lieu, d‟une retenue manifeste lors de son

contrôle de proportionnalité (II).

L‟extension matérielle des buts légitimes justifiant la limitation des droits et libertés garantis

Face à l‟interdiction générale de dissimuler le visage dans l‟espace public français, la Cour

européenne a « découvert » une nouvelle valeur rattachée au but légitime de la « protection des

droits et libertés d‟autrui » : le « vivre ensemble », qui fonde en l‟espèce l‟« ingérence

permanente » incriminée (A). Or, en transposant cette notion abstraite dans le cadre du

mécanisme européen de protection, les juges européens ont accepté d‟appliquer un fondement

élargi des restrictions à l‟exercice des droits et libertés garantis, fondement dont les limites

restent nécessairement à préciser (B).

(A) Le « vivre ensemble » : une valeur nouvellement rattachée à la « protection des droits et

libertés d‟autrui »

Afin de justifier l‟ingérence incriminée en l‟espèce, la Cour européenne se fonde principalement

sur des valeurs abstraites, qui ne sont pas énumérés dans les listes exhaustives énoncées aux

articles 8§2 et 9§2 de la Convention. Se saisissant de l‟objectif soulevé par le Gouvernement

français Ŕ assurer « le respect du socle minimal des valeurs d‟une société démocratique et

ouverte » Ŕ, la Cour va accepter, tout d‟abord, de retenir l‟une des valeurs participant à cet

objectif, le « respect des exigences minimales de la vie en société », dont elle extrait, ensuite, le

concept du « vivre ensemble », qu‟elle rattache, enfin, au but légitime de la « protection des droits

et libertés d‟autrui » (9).

Sans véritablement justifier cette construction prétorienne, les juges européens se contentent

d‟admettre par la suite « que la clôture qu‟oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue

par l‟État défendeur comme portant atteinte au droit d‟autrui d‟évoluer dans un espace de

sociabilité facilitant la vie ensemble » (10). De sorte que, préalablement juridiciarisé par

l‟intervention du juge constitutionnel français, la protection des « exigences minimales de la vie en

société » (11) s‟articule désormais avec le droit européen par le truchement de la valeur du « vivre

ensemble ». Tirant son origine du projet de loi (12) et inscrite dans les motifs de l‟étude d‟impact

de l‟interdiction générale française (13), la valeur du « vivre ensemble » se retrouve aussi dans la

loi belge « visant à interdire le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale

le visage » (14). La Cour constitutionnelle belge a par la suite expressément validé cette

conception du « vivre ensemble » (15), que les juges de Strasbourg ont finalement transposé à

l‟occasion de l‟arrêt S.A.S., étendant alors sensiblement le contenu matériel du but légitime de la

« protection des droits et libertés d‟autrui ».

Tout en reconnaissant que l‟ingérence soulève en l‟espèce « avant tout un problème au regard de

la liberté de chacun de manifester sa religion ou ses convictions » (16), la Cour européenne se

place délibérément sur le terrain des articles 8 et 9, validant ainsi l‟extension matérielle du but

légitime de la « protection des droits et libertés d‟autrui » à l‟égard des deux dispositions

conventionnelles. L‟arrêt S.A.S. s‟inscrit néanmoins singulièrement dans la jurisprudence relative à

l‟article 9 de la CEDH, dans la mesure où il apporte un nouveau fondement pour le moins

« impressionniste » aux restrictions au port des signes religieux.

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(B) Un fondement « impressionniste » aux restrictions à la liberté de religion

L‟arrêt S.A.S s‟inscrit dans la volonté de la Cour de Strasbourg de prendre en compte les

spécificités nationales dans l‟appréciation des buts légitimes exposés par l‟Etat défendeur (17).

Dans sa jurisprudence antérieure, la Cour avait dans un premier temps employé la laïcité Ŕ alors

reconnu comme un « principe constitutionnel, fondateur de la République, auquel l‟ensemble de la

population adhère et dont la défense paraît primordiale » (18) Ŕ pour légitimer les spécificités

françaises. Dans l‟ordre juridique hexagonal, la recherche de l‟équilibre entre la liberté de

conscience (19) et le devoir de neutralité s‟inscrit en effet dans le cadre de la laïcité de l‟Etat (20),

c‟est-à-dire dans l‟idée d‟une séparation de l‟Etat et des Eglises. Celle-ci se traduit notamment

par la neutralité des services publics (21) et particulièrement de l‟enseignement public (22). Ainsi

le principe de laïcité est destiné à protéger la liberté de conscience par la neutralité.

Toutefois la conception française de la laïcité permet également de fonder une limitation

considérable à l‟exercice de la liberté de religion, et notamment au port de signes religieux. Au

nom des « impératifs de la laïcité », les autorités françaises ont en effet transposé l‟interdiction

pour les enseignants de porter des signes d‟appartenance religieuse (23) aux élèves (24),

interdiction qui a ensuite été généralisée par la loi du 15 mars 2004 (25). Validée par le Conseil

d‟Etat français (26), cette acceptation renouvelée de la laïcité a été admise par la Cour de

Strasbourg (27).

Dépassant le cadre de la notion polysémique de laïcité (28), l‟interdiction générale de la

dissimulation du visage dans l‟espace public français a amené la Cour européenne à y substituer la

notion du « vivre ensemble ». Au-delà de cette translation, dont elle reconnaît les risques, la Cour

accepte le constat de proportionnalité de l‟interdiction générale au but légitime de la « protection

des droits et libertés d‟autrui » nouvellement circonscrit.

Le constat de proportionnalité de l‟interdiction générale française : la prévalence d‟une valeur

abstraite sur les droits et libertés individuelles

Reconnaissant expressément que « la flexibilité de la notion de « vivre ensemble » et le risque

d‟excès qui en découle commandent que la Cour procède à un examen attentif de la nécessité de

la restriction contestée » (29), la Cour de Strasbourg ne procède pourtant qu‟à un contrôle réduit,

avant d‟affirmer la proportionnalité de l‟interdiction générale établie par le législateur français (30)

*A. Faisant preuve d‟une retenue judiciaire marquée, la Cour fonde son autolimitation sur l‟ample

marge d‟appréciation qu‟elle accorde à la France et derrière laquelle elle semble se retrancher par

la suite *B.

*A. Un contrôle sommaire de la nécessité de l‟interdiction générale dans une « société

démocratique »

La conciliation entre la liberté de religion, dont la Cour européenne rappelle constamment

l‟importance (31) et la valeur abstraite du « vivre ensemble », qui « s‟insère difficilement dans la

liste restrictive des motifs énumérés dans la Convention pouvant justifier une ingérence dans les

droits de l‟homme » (32), semblait nécessiter en l‟espèce un examen scrupuleux. Pourtant, la

Cour, à l‟instar de la logique jurisprudentielle découlant de l‟arrêt Leyla Sahin c/ Turquie (33),

s‟abstient, d‟une part, de vérifier l‟existence d‟un « besoin social impérieux » et limite, d‟autre

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32

part, sensiblement son examen de la nécessité de l‟interdiction générale dans une « société

démocratique ».

Pour déterminer, en premier lieu, le caractère approprié de « l‟ingérence permanente », les juges

européens s‟appuient sur l‟argument abstrait soulevé par l‟Etat défendeur, considérant que

l‟interdiction générale vise à « protéger une modalité d‟interaction entre les individus, essentielle

(…) pour l‟expression non seulement du pluralisme mais aussi de la tolérance et de l‟esprit

d‟ouverture » (34). De sorte que le constat de compatibilité avec la CEDH découle prioritairement

de la translation de cette conception du « vivre ensemble ».

En deuxième lieu, la Cour, se limitant à rappeler que les sanctions pénales envisagées figurent

parmi les plus légères en France, n‟approfondit pas la recherche de la mesure la moins attentatoire

aux droits et libertés. En ce sens, elle ne s‟interroge ni sur la pertinence de la nature des

sanctions, ni sur la proportionnalité de la portée générale de l‟interdiction émise. Pourtant, un tel

examen semblait primordial. D‟une part, dans la mesure où la Cour s‟écarte clairement de

l‟approche retenue dans l‟affaire Ahmet Arslan, où face à une telle interdiction générale, elle

refusait d‟appliquer sa jurisprudence relative aux fonctionnaires et aux établissements publics

(35), limitant d‟autant la possibilité pour les Etats parties de promouvoir le principe de laïcité.

D‟autre part, parce que la France avait déjà adopté des mesures restrictives compatibles avec la

Convention et notamment l‟interdiction de la dissimulation du visage lors de contrôles de sécurité

(36), ainsi que pour éviter des fraudes identitaires (37).

En troisième lieu, la Cour de Strasbourg ne semble pas réellement mettre en balance les intérêts

en présence. Bien qu‟elle reconnaisse le fort impact négatif sur les femmes concernées par

l‟interdiction générale de la dissimulation du visage et sur la communauté musulmane dès lors

que celle-ci pouvait alors faire l‟objet de stigmatisations, la Cour affirme finalement la

proportionnalité de l‟interdiction française en s‟appuyant largement sur l‟ample marge

d‟appréciation qu‟elle accorde à l‟Etat partie.

*B. Le retranchement européen derrière une ample marge nationale d‟appréciation

Traduisant la subsidiarité du mécanisme européen de protection, la reconnaissance d‟une marge

d‟appréciation aux Etats se justifie en vertu de la légitimité démocratique directe dont bénéficient

les autorités internes et précisément le législateur national, qui voit sa responsabilité sensiblement

accrue (38). S‟inscrivant dans une logique plus large de décentralisation du contentieux de

protection des droits de l‟Homme (39), la solution retenue à l‟occasion de l‟affaire S.A.S. est

cependant contestable dans la mesure où l‟octroi de l‟ample marge d‟appréciation à la France

repose, d‟une part, sur la réaffirmation du principe prétorien selon lequel « lorsque se trouvent en

jeu des questions relatives aux rapports entre l‟Etat et les religions, sur lesquelles de profondes

divergences peuvent raisonnablement exister dans une société démocratique, il y a lieu d‟accorder

une importance particulière au rôle du décideur national » (40), et se fonde, d‟autre part, sur un

raisonnement qui, se caractérisant par son ambiguïté, révèle certaines contradictions dans la

jurisprudence européenne.

En premier lieu, les juges de Strasbourg s‟écartent, dans l‟arrêt S.A.S., de la solution retenue lors

de l‟affaire Ahmet Arslan, où la Cour affirmait expressément que sa jurisprudence « mettant

l‟accent sur l‟importance particulière du rôle du décideur national » ne s‟applique pas dans le

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cadre de sanctions pour des tenues vestimentaires portées dans des lieux publics (41). En second

lieu, la démonstration des juges européens se singularise par son ambivalence. Justifiant

principalement l‟octroi de la large marge d‟appréciation par l‟enjeu des relations entre l‟Etat et les

religions, la Cour de Strasbourg affirme pourtant que c‟est dans la mesure où elle ne se fonde pas

explicitement sur la connotation religieuse des habits, que l‟interdiction générale française était

justifiée ; argument que les juges emploient, au surplus, afin de s‟écarter de la solution retenue

dans l‟affaire Ahmet Arslan, à l‟occasion de laquelle la Cour avait condamné la Turquie pour la

violation de l‟article 9 de la Convention.

Il est enfin regrettable que dans l‟arrêt S.A.S., la Cour se prononce, à nouveau (42), sur la

signification propres des signes religieux alors que dans l‟arrêt Ahmet Arslan, elle était parvenue à

distinguer clairement le port des signes religieux du comportement des individus concernés. Elle

considérait en effet qu‟en l‟espèce l‟Etat partie n‟avait pas démontré que « la façon dont les

requérants ont manifesté leurs croyances par une tenue spécifique constituait ou risquait de

constituer une menace pour l‟ordre public ou une pression sur autrui » (43). Dans l‟affaire Ahmet

Arslan, les juges s‟étaient également alignés (44) sur la logique retenue dans l‟affaire Kokkinakis,

limitant la marge de manœuvre de l‟Etat à la seule sanction d‟un « prosélytisme abusif » (45). De

sorte que, critiquée au sein même de la Cour européenne (46), l‟approche des juges de Strasbourg

dans l‟arrêt S.A.S. c/ France ouvre une véritable brèche dans la protection européenne de la liberté

de religion.

Notes

(1) Loi n°2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l‟espace

public, JORF n°0237 du 12 octobre 2010, p. 18344.

(2) Selon la Cour de Strasbourg, le « devoir de neutralité et d‟impartialité de l‟Etat est incompatible

avec un quelconque pouvoir d‟appréciation de la part de l‟Etat quant à la légitimité des

croyances religieuses ou des modalités d‟expression de celles-ci ». En ce sens, v. par exemple

Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 7 juillet 2011, Bayatyan c/ Arménie, req. n°23459/03, §120.

(3) Le juge Pinto de Albuquerque a ainsi pu rappeler l‟existence de trois catégories de victimes

potentielles : premièrement, celles qui doivent modifier leur comportement ou leur conduite

sous peine de poursuites, deuxièmement celles qui appartiennent à une classe de personnes

qui risquent d‟être directement affectées par une législation nationale et, troisièmement, celles

qui n‟ont pas encore subi de violation de la Convention, mais qui en subiront une si l‟action de

l‟Etat en cause est accomplie. V. son opinion en partie concordante, en partie dissidente sous

l‟arrêt Cour EDH, Gde chbre, 7 novembre 2013, Vallianatos e. a. c/ Grèce, req. nos29381/09 et

32684/09.

(4) Cour EDH (plénière), arrêt, 22 octobre 1981, Dudgeon c/ Royaume Uni, req. n°7525/76, §41.

(5) Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, préc. §110.

(6) Cour EDH (plénière), arrêt, 13 juin 1979, Marckx c/ Belgique, req. n°6833/74, §27.

(7) Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, préc. §61.

(8) V. en ce sens l‟opinion en partie dissidente commune aux juges Nußberger et Jäderblom sous

l‟arrêt S.A.S. c/ France.

(9) Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, préc. §1.

(10) Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, préc. §122.

(11) CC, 7 octobre 2010, Loi interdisant la dissimulation du visage dans l‟espace public, n°2010-

613DC, Cons. 4.

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(12) Est exprimé dans ce projet de loi que « Si la dissimulation volontaire et systématique du

visage pose problème, c‟est parce qu‟elle est tout simplement contraire aux exigences

fondamentales du “vivre ensemble” dans la société française ».

(13) Se référant expressément à la valeur du « vivre ensemble », l‟étude d‟impact révèle que la

dissimulation intégrale du visage dans l‟espace public heurterait « plusieurs valeurs

essentielles, qui constituent le pacte républicain ».

(14) Loi du 1er juin 2011 « visant à interdire le port de tout vêtement cachant totalement ou de

manière principale le visage », Moniteur belge, 13 juillet 2011, pp. 41734-41735, F. 2011-

1778 [C-2011/00424].

(15) Cour constitutionnelle belge, 6 décembre 2012, arrêt n°145/2012, B.21 : « Dès lors que la

dissimulation du visage a pour conséquence de priver le sujet de droit, membre de la société,

de toute possibilité d‟individualisation par le visage alors que cette individualisation constitue

une condition fondamentale liée à son essence même, l‟interdiction de porter dans les lieux

accessibles au public un tel vêtement, fût-il l‟expression d‟une conviction religieuse, répond à

un besoin social impérieux dans une société démocratique ».

(16) Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, préc. §108.

(17) En ce sens, le juge Sajo avait précédemment affirmé que c‟est « certainement au système

constitutionnel national qu‟il appartient de déterminer quelles sont les valeurs fondatrices

d‟un Etat ». V. en ce sens son opinion concordante sous l‟arrêt Cour EDH, 23 février 2010,

Ahmet Arslan e. a. c/ Turquie, req. n°41135/98.

(18) V. notamment Cour EDH, arrêt, 4 décembre 2008, Dogru c/ France, req. n°27058/05, §72.

(19) Inscrit dans l‟article 10 de la Déclaration des droits de l‟homme et du citoyen du 26 août 1789

ainsi que dans l‟article 1er de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises

et de l‟Etat, la liberté de conscience est, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, un

principe fondamental reconnu par les lois de la République (CC, 23 novembre 1977, Loi

relative à la liberté de l‟enseignement, n°77-87DC, Cons. 5).

(20) Principe fondateur de la République, la laïcité est inscrite à l‟article 1er de la Constitution du 4

octobre 1958.

(21) En ce sens, v. CC, 18 septembre 1986, Loi relative à la liberté de communication, n°86-

217DC, sp. Cons. 15.

(22) CE, avis (plénière), 27 novembre 1989, Port du foulard islamique, n°346893.

(23) CE, avis, 3 mai 2000, n°217017 : « Si les agents du service de l'enseignement public

bénéficient comme tous les autres agents publics de la liberté de conscience qui interdit toute

discrimination dans l'accès aux fonctions comme dans le déroulement de la carrière qui serait

fondée sur leur religion, le principe de laïcité fait obstacle à ce qu'ils disposent, dans le cadre

du service public, du droit de manifester leurs croyances religieuses ».

(24) V. à cet égard : CE, avis (plénière), 27 novembre 1989, Port du foulard islamique, n°346893 ;

CE, arrêt, 2 novembre 1992, Kherouaa, n°130394.

(25) Loi n°2004-228 du 15 mars 2004 « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de

signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et

lycées publics », JORF n°65 du 17 mars 2004, p. 5190.

(26) CE, 8 octobre 2004, Union française pour la cohésion nationale, nos 269077 et 269704.

(27) Cour EDH, décision, 30 juin 2009, Bayrak c/ France, req. n°14308/08.

(28) Cette impossibilité a été admise au niveau national (CE, Ass. Plénière, rapport, 25 mars 2010,

Etude relative aux possibilités juridiques d‟interdiction du port du voile intégral).

(29) Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, préc. §122.

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35

(30) Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, préc. §157.

(31) Lors de l‟arrêt S.A.S. c/ France (§124), la Cour rappelle par ailleurs que « la liberté de pensée,

de conscience et de religion représente l‟une des assises d‟une “société démocratique” au

sens de la Convention » (En ce sens, V. notamment Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 10 novembre

2005, Leyla Sahin c/ Turquie, req. n° 44774/98, §104).

(32) Opinion en partie dissidente commune aux juges Nußberger et Jäderblom sous l‟arrêt S.A.S.

c/ France, préc. pt. 25. Les deux juges affirment, par ailleurs, qu‟il s‟agit d‟une notion

« factice et vague » (pt. 5).

(33) Pour une approche critique de ce raisonnement, V. l‟opinion dissidente de Madame la juge

Tulkens sous l‟arrêt Cour EDH, Gde chbre, 10 novembre 2005, Leyla Sahin c/ Turquie, req.

n°44774/98, sp. pt. 5 : « reconnaître la force du principe de laïcité ne dispense pas d‟établir

que l‟interdiction de porter le foulard (…) était nécessaire pour en assurer le respect ».

(34) Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, préc. §153.

(35) Cour EDH, arrêt, 23 février 2010, Ahmet Arslan e. a. c/ Turquie, préc. §§48-49.

(36) V. la décision Cour EDH, 11 janvier 2005, Phull c/ France, req. n°35753/03, portant sur le

contrôle de sécurité dans les aéroports.

(37) V. la décision Cour EDH 13 novembre 2008, Mann Singh c/ France, req. n°24479/07, portant

sur l‟obligation d‟une photographie d‟identité « tête nue », apposée sur le permis de conduire.

(38) En ce sens, V. également BVerfG, 24 septembre 2003, 2BvR1436/02.

(39) En ce sens, V. Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 22 avril 2013, Animal Defenders International c/

Royaume-Uni, req. n°48876/08, §105.

(40) V. Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 9 juillet 2013, Sindicatul « Pastorul Cel Bun » c/ Roumanie, req.

n°2330/09.

(41) Cour EDH, arrêt, 23 février 2010, Ahmet Arslan e. a. c/ Turquie, préc. §49.

(42) En ce sens, V. également la jurisprudence européenne relative au port du foulard, et

précisément Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 10 novembre 2005, Leyla Sahin c/ Turquie, préc.

§111 ; Cour EDH, décision, 15 février 2001, Dahlab c/ Suisse, req. n°42393/98 ; Commission

EDH (plénière), 3 mai 1993, Karaduman c/ Turquie, req. n°16278/90.

(43) Ibidem, §50.

(44) Ibidem, §51 : « la Cour observe qu‟aucun élément du dossier ne montre que les requérants

avaient tenté de faire subir des pressions abusives aux passants dans les voies et places

publiques dans un désir de promouvoir leurs convictions religieuses ».

(45) Cour EDH, arrêt 25 mai 1993, Kokkinakis c/ Grèce, req. n°14307/88, §48.

(46) Opinion en partie dissidente commune aux juges Nußberger et Jäderblom sous l‟arrêt S.A.S.,

préc. pt. 6.

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MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015

Droit européen (UE)

Le nouveau cadre juridique du transport de passager à la demande

Sébastien Martin, Maître de conférences en droit public, CRDEI, Université de Bordeaux

Le 28 mai 2015, la Commission européenne a annoncé (1) avoir demandé à la France plus

d'informations sur la loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de

transport avec chauffeur (2), suite à la plainte déposée par la société Uber (3). Cette loi, dont

l‟objectif est de rééquilibrer les conditions d'exercice des taxis et des voitures de tourisme avec

chauffeur, n‟a pas mis fin aux tensions exacerbées existant entre les deux parties tant les

manifestations organisées par les syndicats de taxis ont été nombreuses durant le premier

semestre 2015 (4). Ces actualités montrent, s‟il en était besoin, que cette loi soulève autant

d‟enjeux que de questions juridiques.

Longtemps, les services de transport de voyageur à la demande ont été dominés par les

prestations offertes par les taxis. Aujourd‟hui, avec l‟arrivée des moyens de communications

modernes (5), les taxis se retrouvent concurrencés par les prestations offertes par les voitures de

remise (6), au premier rang desquelles apparaissent les voitures de tourisme avec chauffeur.

En France, même si des mesures ont pu être prises par différentes autorités publiques tant sous

l‟ancien régime qu‟après la révolution (7), les taxis bénéficient d‟un régime juridique harmonisé

avec la loi du 13 mars 1937 ayant pour objet l'organisation de l'industrie du taxi (8) puis surtout

avec la loi n° 95-66 du 20 janvier 1995 (9) complétée par le décret n° 95-935 du 17 août 1995

(10). Aujourd‟hui, c‟est le code des transports qui encadre l‟activité de taxi. Les articles L3121-1

et suivants de ce code reprennent la distinction juridique fondamentale entre l‟exploitant de taxi,

titulaire de l‟autorisation de stationnement, appelée couramment « licence de taxi », qui est

obtenue gratuitement auprès de l‟autorité administrative ou achetée auprès de son prédécesseur,

et le chauffeur de taxi qui dispose du certificat de capacité professionnelle et peut donc être

artisan, salarié ou indépendant (11).

Les VTC, dont la profession consiste à mettre à la disposition suivant des conditions fixées à

l'avance entre les parties des voitures « haut de gamme » avec chauffeur, n‟ont véritablement

commencé à être soumis à un cadre juridique qu‟après l‟adoption en 2009 de la loi Novelli (12).

Cette dernière, ayant pour ambition le développement des offres à vocation touristiques, n‟a pas

cherché à fixer un corpus très contraignant. Les entreprises « doivent disposer d'une ou plusieurs

voitures répondant à des conditions techniques et de confort, ainsi que d'un ou plusieurs

chauffeurs titulaires du permis B et justifiant de conditions d'aptitude professionnelle, [être]

immatriculées [dans un] registre » (13). Néanmoins, il leur était interdit de « stationner sur la voie

publique si elles n'ont pas fait l'objet d'une location préalable, ni être louées à la place » (14).

La facilité avec laquelle les VTC ont pu se développer après la loi de 2009 a été considérée par les

taxis comme une menace. Dès lors, pour répondre aux inquiétudes des taxis, le gouvernement, à

partir de 2013, a souhaité apporter certaines solutions (15). Après avoir confié au député Thomas

Thévenoud une mission de conciliation qui a débouchée sur un rapport (16), le Parlement a adopté

la loi n° 2014-1104 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur (17). Cette

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mesure législative, tout en maintenant la séparation claire des activités de taxi et de VTC, vise à

assurer un certain rééquilibrage. En réalité, les dispositions tendent surtout à accentuer les

obligations incombant aux VTC pour améliorer, corrélativement, la protection des taxis.

Cela se traduit, tout d‟abord, par une réforme a minima du statut de taxi (I), ensuite, par un

renforcement des contraintes pesant sur les VTC (II) et, enfin, par la recherche de limite juridique

contre les intermédiaires qui se multiplient entre le consommateur et les prestataires de service de

transport à la demande (III).

I. Une réforme a minima du statut de taxi

Pour apprécier les principales modifications apportées par la loi relative aux taxis et aux voitures

de transport avec chauffeur, il faut revenir sur la situation avant son adoption.

Comme on l‟a vu, la profession de taxi est depuis l‟Ancien régime une profession réglementée. En

effet, pour exercer la profession de taxi, il faut une autorisation de stationnement qui est délivrée

à l‟exploitant (18) et la capacité professionnelle pour le chauffeur (19). Mais, de plus, cette

profession est aussi soumise à une réglementation des tarifs. Conformément à l‟article 3 du décret

n°87-238 du 6 avril 1987 (20), « Le ministre de l'économie fixe chaque année, en fonction de la

variation du prix des carburants, des frais de réparation et d'entretien automobiles, du tarif des

assurances et du prix des véhicules, l'augmentation du prix d'une course de jour de sept

kilomètres comportant la prise en charge et six minutes d'attente ou de marche au ralenti » (21).

La loi relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur tout en apportant un certain

nombre d‟évolutions pour cette profession n‟introduit néanmoins aucune modification profonde.

En un certain sens, le législateur s‟est contenté de maintenir le régime applicable tout en ouvrant

la voie à un possible développement de l‟offre de taxi, en particulier dans les zones urbaines,

c‟est-à-dire là où la demande est la plus forte et où la concurrence avec les VTC est la plus vive.

Ainsi, la mesure principale est constituée par l‟article 6 de la loi. Cette disposition, qui modifie

l‟article L. 3121-2 du code des transports, vient limiter les droits de certains titulaires

d‟autorisation de stationnements. En ce qui concerne les licences délivrées après l‟entrée en

vigueur de la loi, celles-ci seront d‟une part incessibles et d‟autre part renouvelables tous les cinq

ans sous certaines exigences (22). Pour ce qui est des licences délivrées antérieurement, en

revanche, elles demeurent cessibles par son titulaire (23). En d‟autres termes, ce dernier conserve

le droit de présentation de son successeur à l‟autorité administrative qui a délivrée sa licence.

Cependant, la loi de 2014 encadre un peu plus ce droit en l‟assortissant de conditions. En effet, il

faut désormais qu‟il y ait eu une « exploitation effective et continue de l'autorisation de

stationnement pendant une durée de quinze ans à compter de sa date de délivrance ou de cinq

ans à compter de la date de la première mutation » (24).

A côté de cette réforme des licences, toujours dans l‟idée de renforcer le régime protecteur des

taxis, l‟article 12 de la loi prévoit diverses sanctions. A titre d‟exemple, on notera que l'article L.

3124-4 du code dispose qu‟« Est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende le fait

d'exercer l'activité d'exploitant taxi sans être titulaire de l'autorisation de stationnement

mentionnée à l'article L. 3121-1. » De même, l‟article L. 3124-1-II ajoute que « Les personnes

physiques reconnues coupables de l'infraction […] encourent également les peines

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complémentaires suivantes : La suspension, pour une durée maximale de cinq ans, du permis de

conduire ; L'immobilisation, pour une durée maximale d'un an, du véhicule qui a servi à commettre

l'infraction ; La confiscation du véhicule qui a servi à commettre l'infraction ».

Enfin, d‟autres mesures visent un tout autre objectif. En effet, plusieurs dispositions servent très

clairement à souligner la différence avec les VTC. Ainsi, le législateur pose, tout d‟abord, une

interdiction pour les VTC d‟exercer la profession de taxi (25). Ensuite, l‟article L. 3121-1-1 du

code des transports prévoit que, désormais, « l‟autorité administrative compétente pour délivrer

les autorisations de stationnement […] peut fixer des signes distinctifs communs à l'ensemble des

taxis, notamment une couleur unique de ces véhicules automobiles » (26). De plus, le législateur a

complété l‟article L. 3121-10 du code des transports relatif à la capacité professionnelle pour

exercer l‟activité de chauffeur de taxi en la rendant incompatible avec l‟exercice de l‟activité de

conducteur de voiture de transport avec chauffeur (27). Par ailleurs, le législateur a choisi de

limiter les bénéfices des applications sur smartphones en réservant la maraude électronique aux

seuls taxis (28) estimant qu‟elle correspond à un stationnement en attente de clientèle, lequel

relève du droit attaché à l‟autorisation qui échappe aux VTC (29).

Il s‟agit donc bien d‟une réforme a minima en ce qui concerne les taxis dans la mesure où les

traits majeurs du régime, que sont la licence et la différenciation avec les autres services de

transport à la demande, sont maintenus. En revanche, pour ce qui concerne les VTC, la loi apporte

davantage de modifications.

II. Le renforcement des contraintes pesant sur les VTC

Symbole de la nouvelle place occupée par les VTC, la première mesure prise en la matière par le

législateur aura été de faire sortir cette activité du code de tourisme pour l‟intégrer dans le code

des transports en introduisant un nouveau chapitre dans le livre Ier de la troisième partie (30). Au-

delà de ce « déménagement », le législateur entend fixer un nouveau cadre juridique pour les VTC

bien plus conséquent.

Une des mesures importantes à cet égard est l‟article 9 de la loi qui introduit un nouveau chapitre

dans le titre II du livre Ier de la troisième partie du code des transports. Le nouveau régime

applicable aux VTC impose, tout d‟abord, l‟inscription sur un registre régional pour les exploitants

(31), renouvelable tous les cinq ans et soumis, à chaque inscription, au paiement préalable des

frais exclusivement affectés au financement de la gestion des différents registres régionaux.

Ensuite, il est désormais demandé aux conducteurs de VTC de pouvoir justifier de conditions

d'aptitude professionnelle (32) et de détenir une carte professionnelle délivrée par l'autorité

administrative (33).

En plus de ces conditions classiques dans le monde du transport, le législateur a inscrit un article

L. 3122-9 obligeant les VTC à, « Dès l'achèvement de la prestation commandée au moyen d'une

réservation préalable, […] retourner au lieu d'établissement de l'exploitant de cette voiture ou dans

un lieu, hors de la chaussée, où le stationnement est autorisé, sauf s'il justifie d'une réservation

préalable ou d'un contrat avec le client final. » Cette disposition qui limite assurément l‟activité

des VTC a été contestée devant le Conseil constitutionnel. Néanmoins, pour ce dernier, « cette

limitation est justifiée par des objectifs d'ordre public, notamment de police de la circulation et du

stationnement sur la voie publique » (34) et « l'obligation énoncée ne s'applique, d'une part, que si

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39

le conducteur ne peut justifier d'une réservation préalable, quel que soit le moment où elle est

intervenue, ou d'un contrat avec le client final et, d'autre part, que s'il se trouve dans l'exercice de

ses missions » (35).

La dernière obligation à respecter par les VTC concerne les tarifs des prestations. Sans les

réglementer, le législateur a voulu imposer tout de même que les services de mise à la disposition

des consommateurs de voitures de transport avec chauffeur prévoient le prix à l'avance, ce qui

leur interdisait par conséquent de pratiquer une tarification horokilométrique (36). Cependant,

cette mesure a été invalidée par le Conseil constitutionnel. Selon ce dernier, « en interdisant

certains modes de tarification pour la détermination du prix des prestations que les entreprises

qui mettent à la disposition de leur clientèle une ou plusieurs voitures avec chauffeur proposent

aux consommateurs lors de la réservation préalable, [le législateur a] porté à la liberté

d'entreprendre une atteinte qui n'est pas justifiée » (37). Cette mesure va donc disparaître et les

VTC bénéficieront d‟une totale liberté tarifaire (38).

Enfin, une section est spécialement consacrée aux sanctions administratives et pénales qui

peuvent être prononcées à l‟encontre des VTC. Il est ainsi prévu que, « En cas de violation, par un

conducteur de voitures de transport, de la réglementation applicable à la profession, l'autorité

administrative peut lui donner un avertissement ou procéder au retrait, temporaire ou définitif, de

sa carte professionnelle » (39).

C‟est bien un régime juridique contraignant qui pèse désormais sur les VTC. Mais, le législateur ne

s‟est pas concentré que sur les prestataires de services de transport de passager à la demande,

qu‟il soit exploitant ou chauffeur. Il s‟est également intéressé aux intermédiaires.

III. La recherche de limites juridiques contre les intermédiaires

La loi relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur a voulu responsabiliser les

intermédiaires, en particulier lorsqu‟ils interviennent dans le cadre des services de mise à la

disposition de la clientèle d‟une ou plusieurs voitures de transport avec chauffeur, dans des

conditions fixées à l'avance entre les parties (40). Pour atteindre cet objectif, le législateur les

soumet à certaines obligations et envisage des sanctions en cas de manquement.

En premier lieu, toute société qui entend fournir des prestations en tant qu‟intermédiaire doit

désormais s‟enregistrer et doit faire connaître les informations relatives à son assurance de

responsabilité civile professionnelle (41). Une déclaration doit être effectuée chaque année tant

que le prestataire n‟a pas cessé son activité. En second lieu, les intermédiaires doivent, dans une

certaine mesure, « contrôler » les exploitants avec lesquels ils travaillent. En effet, l‟article L.

3122-6 du code des transports impose aux intermédiaires de vérifier « annuellement, que les

exploitants qu‟ils mettent en relation avec des clients disposent [de toutes les pièces nécessaires à

leur activité], en cours de validité » (42). Pour s‟assurer que les intermédiaires respectent leurs

obligations, certaines sanctions sont prévues. Parmi les mesures, on soulignera que l‟article

L3124-7du code des transports, même s‟il ne vise pas seulement les intermédiaires, permet de les

sanctionner d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende s‟ils contreviennent à ces

dispositions (43).

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40

Pour terminer sur cet aspect, on soulignera que le cadre juridique actuel interdit également les

services de type « UberPop » qui consistent à mettre en relation des chauffeurs non

professionnels, utilisant leur véhicule personnel, avec des clients pour réaliser des prestations de

transport. Ces chauffeurs ne remplissent ni les conditions pour exercer la profession de chauffeur

de taxis ni celles pour entrer dans la catégorie des VTC, mais ne peuvent pas non plus entrer dans

le cadre du covoiturage dans la mesure où la prestation est réalisée à titre onéreux (44).

En conclusion, le législateur français a choisi de maintenir les règlementations des professions

assurant des services de transport de passager à la demande. Cela s‟est traduit par quelques

adaptations en ce qui concerne les taxis et par l‟instauration d‟un tout nouveau régime pour les

VTC. Il ressort de cet ensemble que les pouvoirs publics ont voulu offrir aux passagers deux

services différents, ou tout du moins deux services soumis à des régimes juridiques différents. Les

sociétés de VTC contestent une telle différence de traitement. Cependant, elles n‟ont pour l‟instant

pas obtenu gain de cause tant sur le plan interne, comme le démontre la décision du Conseil

constitutionnel du 22 mai 2015, ni sur le plan européen, où, par deux fois (45), la Cour de justice

a admis que les pouvoirs publics pouvaient traiter différemment ces deux services. Toutefois, il ne

semble pas que les VTC aient abandonné car d‟autres recours sont toujours pendants et de

nouvelles solutions pourraient remettre en cause les dispositions nationales.

Notes

(1) http://fr.reuters.com/article/topNews/idFRKBN0OD2KW20150528

(2) Loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014, JORF n°0228 du 2 octobre 2014 page 15938.

(3) www.euractiv.fr/uber-porte-plainte-bruxelles-contre-la-france-lallemagne-et-lespagne

(4) www.lemonde.fr/article/2015/06/16/nouvelle-manifestation-de-taxis-contre-uberpop.html

(5) D. Broussolle, Taxis contre smartphones, Le droit des transports à l'épreuve des VTC, du

covoiturage et de l'autopartage : JCP G2014, I, 156.

(6) Selon D. Broussolle (cf. JurisClasseur Transport, Fasc. 770 : TRANSPORT ROUTIER . - Transport

de voyageurs. - Taxis. Voitures de remise. Voitures de tourisme avec chauffeur. Ambulances),

les véhicules de transport de voyageur à la demande « sont classés en catégories remontant à

l'époque hippomobile : les voitures dites de place qu'étaient les fiacres et que sont les taxis

stationnent sur la voie publique ; les voitures de petite et de grande remise, plus luxueuses,

stationnent dans une remise, c'est-à-dire un garage. Les voitures de grande remise, sont

appelées aujourd'hui voitures de tourisme avec chauffeur ».

(7) « À Paris, dès 1657, des lettres patentes royales protégèrent l'exploitant des voitures dites de

place, par un monopole. La liberté économique proclamée et tentée par la Révolution permit

leur multiplication et entraîna des rivalités et des désordres. Responsables de la tranquillité et

de l'ordre publics les préfets usèrent de leur pouvoir de police pour soumettre l'exploitation

des voitures de place à leur autorisation préalable. La loi du 18 juillet 1837 et les articles 97 et

98 de la grande loi du 5 avril 1884 (codifiés C. communes, devenu CGCT, art. L. 2212-2 et s.)

conférant aux maires la responsabilité générale du bon ordre et de la sécurité publics, ceux-ci

purent à leur tour encadrer et contingenter ces véhicules, en se fondant plus spécialement sur

les nécessitées de la réglementation de leur stationnement sur la voie publique (J. Ruzié, Les

taxis : D. 1960, chron. p. 27). » (cf. D. Broussolle, Fasc. 770 : TRANSPORT ROUTIER, préc.).

(8) Loi du 13 mars 1937 ayant pour objet l'organisation de l'industrie du taxi, JORF du 14 mars

1937 page 3082.

(9) Loi n° 95-66 du 20 janvier 1995 relative à l'accès à l'activité de conducteur et à la profession

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d'exploitant de taxi, JORF n°18 du 21 janvier 1995 page 1107.

(10) Décret n° 95-935 du 17 août 1995 portant application de la loi n° 95-66 du 20 janvier 1995

relative à l'accès à l'activité de conducteur et à la profession d'exploitant de taxi, JORF n°196

du 24 août 1995 page 12596.

(11) Seul l‟artisan détient à la fois l‟autorisation de stationnement et la capacité professionnelle.

Dans les deux autres cas, le chauffeur ne détient que la capacité professionnelle et est

contractuellement lié à l‟exploitant.

(12) Loi n° 2009-888 du 22 juillet 2009 de développement et de modernisation des services

touristiques, JORF n°0169 du 24 juillet 2009 page 12352.

(13) Ancien article L. 231-2 du code du tourisme.

(14) Ancien article L. 231-3 du code du tourisme.

(15) On peut, par exemple, citer le décret n°2013-1251 du 27 décembre 2013, lequel n‟a pas eu le

succès escompté dans la mesure où son application a été suspendue par le juge administratif

(cf. Conseil d‟Etat, référé, 5 février 2014, SAS Allocab).

(16) T. Thévenoud, « Un taxi pour l‟avenir, des empois pour la France », la Documentation

française, avril 2014, 87 p. www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-

publics/144000239.pdf.

(17) Loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec

chauffeur, JORF n°0228 du 2 octobre 2014 page 15938.

(18) Cf. Article L3121-1 du code des transports.

(19) Cf. Article L3121-9 du code des transports.

(20) Décret n°87-238 du 6 avril 1987 réglementant les tarifs des courses de taxi, JORF du 7 avril

1987 page 3872.

(21) Cf., pour l‟année 2015, l‟arrêté du 22 décembre 2014 relatif aux tarifs des courses de taxi

(JORF n°0298 du 26 décembre 2014 page 22335).

(22) La loi modifie également l‟article L. 3121-5 afin d‟organiser la procédure de délivrance des

nouvelles autorisations de stationnement. Sommairement, les personnes intéressées pour

obtenir une autorisation de stationnement devront être titulaires d‟une carte professionnelle

en cours de validité et s‟inscrire une liste d‟attente dans le département où la carte

professionnelle a été délivrée.

(23) Comme le souligne D. Broussole (cf. Fasc. 770 : TRANSPORT ROUTIER, préc.), « En droit strict,

accordée unilatéralement par l'Administration selon des impératifs d'intérêt général, une

autorisation de police ne saurait faire l'objet d'une appropriation, ni a fortiori d'un commerce

par son titulaire (F. Batailler, Les "beati possidentes" du droit administratif : RD publ. 1965, p.

1078). Le Conseil constitutionnel a expressément rappelé ce principe lorsqu'il fut saisi de la

suppression du régime analogue des inscriptions de services routiers aux plans de transport

(Cons. const., déc. 30 déc. 1982, n° 82-150 DC : AJDA 1983, p. 252). Aussi le décret n° 73-

225 du 2 mars 1973 relatif à l'exploitation des taxis et des voitures de remise (Journal Officiel

3 Mars 1973) avait d'une part confirmé les incessibilités édictées par nombre d'autorités

locales et avait d'autre part prohibé la vénalité de toutes les autorisations délivrées

postérieurement à sa publication ». Cependant, « comme dans d'autres professions, la

pratique de la revente de l'autorisation à son successeur (dite ici "pas de por-tière") s'était

développée (P. Delvolvé, La patrimonialité des actes administratifs : RFDA 2009, p. 44) et

malgré le précédent décret de 1973, s'était maintenue. Non seulement certaines communes et

la préfecture de Paris, mais le Conseil d'État l'admettaient (CE, 4 mai 1929, Lefebvre du

Grosriez : Rec. CE 1929, p. 470). La Cour de cassation avait également reconnu "la valeur

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patrimo-niale, qui doit figurer dans la masse successorale, (... de) l'avantage pécuniaire

résultant pour l'exploitant d'un taxi de l'usage permettant de demander, moyennant

rémunération, le transfert à un tiers de l'autorisation" (Cass. 1re civ., 27 déc. 1963 : AJDA

1964, II, p. 240, note H.L.) ».

(24) Article L. 3121-2 du code des transports (Article 6 de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre

2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur).

(25) Cf. Article L. 3121-10 du code des transports (Article 7 de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre

2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur).

(26) Article 4 de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de

transport avec chauffeur.

(27) Article 7 de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de

transport avec chauffeur.

(28) Cf. Article 10 de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de

transport avec chauffeur qui modifie l‟article L. 3120-2 du code des transports :« III.- Sont

interdits aux personnes réalisant des prestations mentionnées à l‟article L. 3120-1 et aux

intermédiaires auxquels elles ont recours : 1° Le fait d‟informer un client, avant la réservation

mentionnée au 1° du II du présent article, quel que soit le moyen utilisé, à la fois de la

localisation et de la disponibilité d‟un véhicule mentionné au I quand il est situé sur la voie

ouverte à la circulation publique sans que son propriétaire ou son exploitant soit titulaire

d‟une autorisation de stationnement mentionnée à l‟article L. 3121-1 ; 2° Le démarchage d‟un

client en vue de sa prise en charge dans les conditions mentionnées au 1° du II du présent

article ; 3° Le fait de proposer à la vente ou de promouvoir une offre de prise en charge

effectuée dans les conditions mentionnées au même 1° ».

(29) Cette disposition a été validée par le Conseil constitutionnel (Décision n° 2015-468/469/472

QPC du 22 mai 2015 Société UBER France SAS et autre). Selon le Conseil, « le législateur a

estimé que la possibilité, pour l'exploitant d'un véhicule dépourvu d'une autorisation de

stationnement, d'informer à la fois de sa localisation et de sa disponibilité lorsque son

véhicule est situé sur la voie ouverte à la circulation publique a pour effet de porter atteinte à

l'exercice par les seuls taxis de l'activité, qui leur est légalement réservée, consistant à

stationner et à circuler sur la voie publique en quête de clients en vue de leur transport ;

qu'en adoptant les dispositions contestées qui prohibent, pour les personnes qu'elles visent,

de fournir aux clients cette double information, le législateur, poursuivant des objectifs

d'ordre public, notamment de police de la circulation et du stationnement sur la voie

publique, a ainsi entendu garantir le monopole légal des taxis qui en découle ; que

l'interdiction énoncée par les dispositions contestées, qui s'applique également aux taxis

lorsqu'ils sont situés en dehors du ressort de leur autorisation de stationnement en vertu de

l'article L. 3121-11 du code des transports, est cependant limitée ».

(30) Cf. article 9 de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de

transport avec chauffeur.

(31) Cf. article L. 3122-3 du code des transports.

(32) Cf. article L. 3122-7 du code des transports.

(33) Cf. article L. 3122-8 du code des transports.

(34) Décision n° 2015-468/469/472 QPC du 22 mai 2015 Société UBER France SAS et autre, préc.

(35) Ibidem.

(36) Cf. article 9 de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de

transport avec chauffeur « Art. L. 3122-2.-Les conditions mentionnées à l‟article L. 3122-1

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incluent le prix total de la prestation, qui est déterminé lors de la réservation préalable

mentionnée au 1° du II de l‟article L. 3120-2. Toutefois, s‟il est calculé uniquement en

fonction de la durée de la prestation, le prix peut être, en tout ou partie, déterminé après la

réalisation de cette prestation, dans le respect de l‟article L. 113-3-1 du code de la

consommation.

(37) Décision n° 2015-468/469/472 QPC du 22 mai 2015 Société UBER France SAS et autre, préc.

(38) On soulignera néanmoins que la majorité des compagnies de VTC respectait la loi Thévenoud

et n‟entend pas pratiquer la tarification horokilométrique

www.lemonde.fr/article/2015/05/22/le-conseil-constitutionnel-recadre-uber.html

(39) Article L. 3124-6 du code des transports. Quant à l‟article L. 3124-7, il punit d'un an

d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende le fait de contrevenir notamment à l‟article L.

3122-3 et permet à ce que les personnes physiques reconnues coupables de cette infraction

puissent voir leur permis de conduire suspendu ou leur véhicule immobilisé ainsi que d‟autres

sanctions s‟il s‟agit de personnes morales.

(40) Un article concerne les intermédiaires dans le cadre des services de taxi (cf. article L. 3121-

11-2 du code des transport (article 1er de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative

aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur) : « Un intermédiaire proposant à des

clients de réserver un taxi ne peut interdire à l‟exploitant ou au conducteur d‟un taxi de

prendre en charge un client en étant arrêté ou stationné ou en circulant sur la voie ouverte à

la circulation publique, y compris quand la sollicitation du taxi par le client est intervenue par

voie de communications électroniques ou par l‟intermédiaire d‟un tiers. Toute stipulation

contractuelle contraire est réputée non écrite. Les dispositions du présent article sont d‟ordre

public. »).

(41) Cf. article L. 3122-5 du code des transports (article 9 de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre

2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur).

(42) Article 9 de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de

transport avec chauffeur. Il s‟agit du certificat d‟inscription sur le registre mentionné à

l‟article L. 3122-3 du code des transports, des cartes professionnelles du ou des conducteurs

et du justificatif de l‟assurance de responsabilité civile professionnelle de l‟exploitant.

(43) L‟article L. 3124-7 du code des transports prévoit également que « Les personnes physiques

reconnues coupables de l'infraction prévue au I encourent également les peines

complémentaires suivantes : 1° La suspension, pour une durée maximale de cinq ans, du

permis de conduire ; 2° L'immobilisation, pour une durée maximale d'un an, du véhicule qui a

servi à commettre l'infraction ; 3° La confiscation du véhicule qui a servi à commettre

l'infraction » et que « Les personnes morales déclarées responsables pénalement, dans les

conditions prévues à l'article 121-2 du code pénal, de l'infraction prévue au I du présent

article encourent, outre l'amende suivant les modalités prévues à l'article 131-38 du même

code, les peines prévues aux 8° et 9° de l'article 131-39 dudit code ».

(44) La société Uber a intenté un recours au cours duquel elle a soulevé une question prioritaire de

constitutionnalité pour contester la sanction prévue par le premier alinéa de l'article L. 3124-

13 du code des transports dans sa rédaction résultant de la loi du 1er octobre 2014 selon

lequel « Est puni de deux ans d'emprisonnement et de 300 000 € d'amende le fait d'organiser

un système de mise en relation de clients avec des personnes qui se livrent aux activités

mentionnées à l'article L. 3120-1 sans être ni des entreprises de transport routier pouvant

effectuer les services occasionnels mentionnés au chapitre II du titre Ier du présent livre, ni

des taxis, des véhicules motorisés à deux ou trois roues ou des voitures de transport avec

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chauffeur au sens du présent titre ». Toutefois, pour le Conseil constitutionnel, cette

incrimination est conforme à la Constitution dans la mesure où elle ne porte pas atteinte aux

principes de légalité des délits et des peines, de nécessité et de proportionnalité des peines et

de présomption d'innocence et que cette disposition ne méconnait ni la liberté d'entreprendre

ni le principe d'égalité devant les charges publiques (cf. Décision n° 2015-484 QPC du 22

septembre 2015, Société UBER France SAS et autre [Incrimination de la mise en relation de

clients avec des conducteurs non professionnels]).

(45) Cf. CJUE, arrêt du 27 février 2014, Pro Med Logistik, C-454/12, C-455/12 (Par cet arrêt, la

Cour considère que le droit de l‟Union ne s‟oppose pas à ce que le transport urbain effectué,

d‟une part, en taxi et, d‟autre part, en voiture de location avec chauffeur soit soumis à des

taux de TVA distincts (l‟un réduit, l‟autre normal), dès lors que deux conditions sont remplies

: 1) en raison des différentes exigences légales auxquelles sont soumis ces deux types de

transport, le transport en taxi doit constituer un aspect concret et spécifique de la catégorie

de services en cause (transport des personnes et des bagages qui les accompagnent) et 2) ces

différences doivent avoir une influence déterminante sur la décision de l‟usager moyen de

recourir à l‟un ou à l‟autre de ces types de transport). Cf. également CJUE, arrêt du 14 janvier

2015, Eventech Ltd / Parking Adjudicator, C-518/13 Eventech (Dans son arrêt de ce jour, la

Cour déclare que le fait d‟autoriser les taxis londoniens à circuler sur les couloirs de bus, à

l‟exclusion des VTC, n‟apparaît pas comme étant de nature à impliquer un engagement de

ressources d‟État)

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MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015

Droit international privé

L‟ouverture française du mariage aux couples de même sexe et ses répercussions

internationales

Gaëtan Escudey et Pr. Sandrine Sana Chaille de Néré, Université de Bordeaux

Alors que Portalis définissait, dans les travaux préparatoires du Code civil, le mariage comme « la

société de l‟homme et de la femme qui s‟unissent pour perpétuer leur espèce, pour s‟aider par des

secours mutuels à porter le poids de la vie et pour partager leur commune destinée » (1),

l‟idéologie individualiste contemporaine a progressivement remis en cause la conception

traditionnelle du couple et de la famille. C‟est ainsi que sur les cent quatre-vingt-treize Etats

composant la société internationale, une vingtaine ont à ce jour ouvert le mariage aux couples de

même sexe. La France les a rejoint suite à la réforme aussi passionnée que médiatisée du 17 mai

2013 ouvrant le mariage et l‟adoption aux couples de même sexe. Or, face à la mobilité

internationale croissante des individus, les réformes de droit interne ont nécessairement influé sur

les règles de droit international privé. La connaissance des règles de droit international privé

applicables aux couples de même sexe est donc indispensable pour résoudre les inévitables

problèmes que pose la circulation juridique de leur union, problème auquel les juridictions sont

d‟ores et déjà confrontées. La mise en exergue des répercussions internationales de l‟ouverture

par la France du mariage aux couples de même sexe suppose d‟étudier les règles de droit

international privé prévues par la loi du 17 mai 2013 (I), avant d‟analyser les apports de l‟arrêt

rendu par la Cour de cassation le 28 janvier 2015 relatif à la célébration d‟un mariage homosexuel

franco-marocain (II) et d‟examiner les limites de la réglementation en vigueur (III).

Les règles de droit international privé issues de la loi du 17 mai 2013

La confirmation des règles de conflit classiques.

Par la loi du 17 mai 2013, le législateur français a ouvert le mariage aux couples de même sexe et

inscrit à l‟article 143 du Code civil que « le mariage est contracté par deux personnes de sexes

différents ou de même sexe ». Mais, soucieux d‟assurer un rayonnement international à sa

réforme, le législateur a introduit, une fois n‟est pas coutume, des dispositions de droit

international privé. Ainsi, l‟article 202-2 du Code prévoie-t-il que « le mariage est valablement

célébré s'il l'a été conformément aux formalités prévues par la loi de l'Etat sur le territoire duquel

la célébration a eu lieu » et, partant, confirme le rattachement des conditions de forme du mariage

à la loi du lieu de célébration. De même, le premier alinéa de l‟article 202-1 prévoit que « les

qualités et conditions requises pour pouvoir contracter mariage sont régies, pour chacun des

époux, par sa loi personnelle », ce qui confirme le rattachement classique des conditions de fond

du mariage à la loi applicable au statut personnel, soit la loi nationale en droit international privé

français.

L‟adoption d‟une nouvelle règle de conflit.

La différence de sexe étant un empêchement bilatéral, celle-ci est soumise à une application

cumulative des lois nationales en présence. Or, l‟application cumulative des lois nationales en

matière d‟empêchements bilatéraux au mariage conduit à appliquer la loi nationale la plus sévère

et a pour conséquence de priver un membre du couple d‟avantages que lui conférait sa loi

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nationale. Autrement dit, deux personnes de même sexe ne peuvent se marier que si les lois

nationales des deux intéressés reconnaissent la validité substantielle du mariage en ne faisant pas

de l‟altérité sexuelle une condition de fond de celui-ci. Dès lors, face aux hypothèses de plus en

plus fréquentes de plurinationalités des couples et au faible nombre d‟Etats ayant accepté le

mariage homosexuel, le deuxième alinéa de l‟article 202-1 prévoit que « deux personnes de

même sexe peuvent contracter mariage lorsque, pour au moins l'une d'elles, soit sa loi

personnelle, soit la loi de l'Etat sur le territoire duquel elle a son domicile ou sa résidence le

permet ». Si cette règle de conflit permet au mariage entre personnes de même sexe « d‟échapper

aux foudres des lois personnelles prohibitives » (2), on peut toutefois se demander s‟il était

réellement pertinent d‟adopter une règle spécifique applicable à la formation des mariages entre

personnes de même sexe. En effet, une telle démarche semble peu compatible avec l‟objectif

égalitaire du texte de loi et entraine une certaine incohérence au sein des règles relatives à la

formation du mariage en droit international privé. Comme le relève le Professeur Fulchiron, « cette

façon de mettre le vin nouveau dans de vieilles outres […] fait du mariage entre personnes de

même sexe une exception au jeu normal des règles de conflit alors que l‟on prétend en faire un

mariage comme les autres » (3).

La fonction de la nouvelle règle de conflit.

Le législateur français s‟est manifestement inspiré de l‟article 46 du code de droit international

privé belge selon lequel « l‟application d‟une disposition du droit désigné en vertu de l‟alinéa 1er

(4) est écartée si cette disposition prohibe le mariage de personnes de même sexe, lorsque l‟une

d‟elles a la nationalité d‟un Etat ou sa résidence habituelle sur le territoire dont le droit admet un

tel mariage ». Cette disposition permet ainsi d‟écarter, de façon explicite en droit international

privé belge et de façon implicite en droit international privé français(5), la loi ou les lois

personnelle(s) prohibitive(s) dès lors que la loi nationale ou la loi du domicile ou de la résidence de

l‟un des futurs époux admet le mariage homosexuel. Ainsi, un couple constitué d'un allemand et

d'un italien dont l'un d‟eux possède une résidence Ŕ même secondaire (6) Ŕ au Portugal pourrait se

marier en France (7) alors même que ni l'Allemagne, ni l'Italie n‟ont ouvert le mariage aux

personnes de même sexe.

Les limites de la nouvelle règle de conflit.

Alors que la version initiale du projet de loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe

soumettait l‟application de l‟article 202-1 au respect des engagements internationaux de la France

(8), cette référence a été considérée comme superfétatoire au regard de l‟article 55 de la

Constitution qui impose la supériorité des traités sur la loi (9). C‟est donc par la circulaire du 29

mai 2013 de présentation de la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe (10) qu‟une

limite a été posée à cette disposition. Celle-ci prévoit que « la règle introduite par l‟article 202-1

alinéa 2 ne peut s‟appliquer pour les ressortissants de pays avec lesquels la France est liée par une

convention bilatérale qui prévoient que la loi applicable aux conditions de fond du mariage est la

loi personnelle ». La circulaire rappelle ainsi que la France a conclu de telles conventions avec la

Pologne, le Maroc, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, la Serbie, le Kosovo, la Slovénie, le

Cambodge, le Laos, la Tunisie et l‟Algérie. Etait donc a priori interdite la célébration en France

d‟un mariage homosexuel lorsque l‟un des futurs époux possède la nationalité d‟un Etat ayant

conclu une convention bilatérale avec la France prévoyant le rattachement des conditions de fond

du mariage à la loi personnelle. Toutefois, eu égard aux réserves d‟ordre public contenues dans

les conventions internationales relatives au statut personnel, la réponse ministérielle du 13 aout

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2013 est venue préciser qu‟il appartient « aux juridictions judiciaires d‟apprécier si la loi étrangère

désignée par l‟application desdites Conventions devrait être écartée en raison de sa contrariété à

l‟ordre public international français et d‟autoriser la célébration du mariage en France » (11). C‟est

précisément sur ce point que l‟arrêt rendu par la Cour de cassation le 28 janvier 2015 est décisif.

Les apports de l‟arrêt du 28 janvier 2015

La validité d‟un mariage homosexuel franco-marocain.

Il n‟a fallu que quelques mois pour qu‟une demande de mariage entre un Français et un

ressortissant de même sexe d‟un pays avec lequel la France est liée par une telle convention, en

l‟espèce le Maroc, se présente devant une autorité française. Si leur demande a été acceptée par

l‟officier d‟état civil français, le parquet de Chambéry leur a notifié une décision d‟opposition en se

fondant, comme le prévoit la circulaire du 29 mai 2013, sur la convention franco-marocaine

relative au statut des personnes et de la famille et à la coopération judiciaire du 10 août 1981 dont

l‟article 5 prévoit que « les conditions de fond du mariage […] sont régies pour chacun des futurs

époux par la loi de celui des deux Etats dont il a la nationalité ». Le Tribunal de Grande Instance et

la Cour d‟Appel de Chambéry ont confirmé l‟éviction de la convention franco-marocaine au nom

du « nouvel ordre public international français » (12). Le ministère public s‟est alors pourvu en

cassation en arguant de la violation de l‟article 55 de la Constitution et de l‟absence de contrariété

ou d‟incompatibilité manifeste de l‟article 5 de la convention franco-marocaine à la conception

française de l‟ordre public international français. Les Hauts magistrats ont rejeté le pourvoi en

considérant, dans un arrêt largement commenté en date du 28 janvier 2015 (13), que « la loi

marocaine compétente qui s‟oppose au mariage de personnes de même sexe […] est

manifestement incompatible avec l‟ordre public français dès lors que, pour au moins l‟une d‟elles,

soit la loi personnelle, soit la loi de l‟Etat sur le territoire duquel elle a son domicile ou sa

résidence le permet ».

L‟insertion du mariage homosexuel dans l‟ordre public international français.

La subtile substitution de motifs réalisée par la Cour de cassation permet de rappeler qu‟il ne

s‟agit pas d‟appliquer la loi française en lieu et place de la loi marocaine désignée par la

convention internationale par un renversement de la hiérarchie des normes que les juges du fond

avaient semblé admettre, mais de faire jouer l‟exception d‟ordre public international, prévue par

ladite convention, à l‟encontre de la loi normalement applicable et ainsi d‟appliquer

subsidiairement la loi du for. N‟était donc pas en cause la question d‟une supposée violation de la

convention bilatérale mais de la détermination du contenu même de l‟ordre public international

français. L‟ouverture du mariage aux couples de même sexe par la loi du 17 mai 2013 n‟aurait

donc pas simplement fait disparaitre l‟altérité sexuelle comme condition de fond du mariage mais

aurait également promu le mariage homosexuel au sein de l‟ordre public international français.

L‟éviction de la loi normalement compétente en vertu de la convention bilatérale pour contrariété à

l‟ordre public international français semble justifiée par la volonté, dont était très certainement

animé le législateur français lors de l‟adoption de l‟actuelle règle de conflit de lois, d‟étendre

l‟accès au mariage homosexuel au plus grand nombre de personnes possibles. Son accession à

l‟ordre public international français aura ainsi pour conséquence d‟écarter les lois étrangères

prohibitives, même lorsque leur application est prévue par une convention internationale à

laquelle la France est partie.

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La volatilité de l‟ordre public international.

La contrariété de la loi marocaine Ŕ ou, désormais, de toute autre loi qui ne reconnait pas le

mariage homosexuel Ŕ à l‟ordre public international français constitue un changement de

paradigme. En effet, avant l‟entrée en vigueur de loi du 17 mai 2013, la contrariété à l‟ordre public

international français était invoquée aux fins de ne pas reconnaître en France un mariage

homosexuel valablement célébré à l‟étranger (14). Affirmer un jour que l‟ordre public international

français s‟oppose à la reconnaissance d‟un mariage homosexuel en France, et le lendemain que

l‟impossibilité de célébrer en France ce mariage s‟oppose à ce même ordre public international est

surprenant. S‟il y là une manifestation du principe d‟actualité de l‟ordre public international qui

impose au juge de considérer celui-ci dans son état au moment où il statue, on peut se demander

« si la possibilité de nouer de telles unions […] est devenue, par la seule force d'une consécration

législative récente, un principe fondamental que l'ordre juridique [français] se devrait de protéger

contre les atteintes que lui porteraient les droits étrangers » (15). Cet arrêt s‟inscrit ainsi dans la

jurisprudence récente de la Cour de cassation selon laquelle l‟ordre public international, noyau dur

de l‟ordre public interne, ne comprend pas simplement, selon sa définition classique, « l‟ensemble

des principes de justice universelle considérés dans l‟opinion française comme doués de valeur

internationale absolue » (16) mais également des « principes essentiels du droit français » (17). Le

mariage entre personnes de même sexe, défendu par le législateur français de manière certes non

isolée mais qui ne s‟impose pas largement hors de nos frontières, est donc devenu un principe

essentiel du droit français qu‟il convient de sauvegarder à l‟international en l‟intégrant à l‟ordre

public international français.

La nature précisée de la nouvelle règle de conflit.

Cet arrêt lève le doute sur la nature exacte du second alinéa de l‟article 202-1 du Code civil : il

s‟agit d‟une règle spéciale d‟ordre public sous condition d‟une certaine proximité. En effet,

contrairement à ce que laisse entendre le communiqué de l‟arrêt ici commenté (18), il ne s‟agit pas

d‟une application classique de l‟ordre public de proximité. En reprenant les termes même de

l‟article 202-1 du Code civil, la Cour de cassation n‟analyse pas la proximité par un lien de

rattachement avec l‟ordre juridique du for mais avec les ordres juridiques de la nationalité, du

domicile ou de la résidence de l‟individu. Il s‟agit là d‟une application de ce qu‟Antoine Pillet

appelait « l‟effet réflexe » (19) de l‟ordre public international visant à protéger les valeurs d‟un

système juridique étranger similaires à celles du for, en l‟espèce la promotion du mariage entre

personnes de même sexe. Cette nouvelle règle ne met-elle toutefois pas en exergue un certain

absolutisme du modèle conjugal du for « au point que la bonne législation étrangère sera donc

exclusivement celle qui se présentera comme substantiellement identique à la législation française

[…] témoignant d‟une conception assez particulière d‟un droit international privé parfois décrit

encore comme un instrument de gestion de la diversité des droits et qui deviendrait là un

instrument de propagation du droit substantiel français » (20) par une « règle de conflit militante »

(21) ?

Les limites de la réglementation en vigueur

Les risques de tourisme matrimonial.

Si la réglementation en vigueur participe incontestablement à la création de mariages boiteux (22),

certainement vaut-il mieux un mariage reconnu dans un seul pays qu‟une absence totale de

mariage, d‟autant plus si les intéressés n‟ont aucunement l‟intention de retourner dans leur pays

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d‟origine. Mais, cet arrêt ne participe pas seulement à la création de rapports bancals, dont

l‟existence est certainement inhérente à la diversité, voire la radicalité, des législations nationales

sur des questions sociétales aussi sensibles. Il met également en avant le problème du tourisme

matrimonial et « contribue à renforcer l‟attractivité de la France en tant que lieu de célébration du

mariage de couples de personnes de même sexe » (23). Or ce risque de tourisme nuptial prend

toute son ampleur au regard des libertés européennes de circulation et du droit européen des

droits de l‟Homme qui pourraient imposer la reconnaissance du statut conjugal acquis en France

dans le futur Etat d‟accueil du couple. Celui-ci avait déjà été abordé par les parlementaires lors

des débats relatifs à l‟adoption de ce projet de loi. En effet, dans sa version initiale, ce projet

prévoyait l‟éviction de la loi personnelle prohibitive dès lors que la loi de l‟Etat sur le territoire

duquel était célébré le mariage le permettait. Il alignait ainsi la compétence législative sur la

compétence de l‟autorité chargée de célébrer le mariage. Autrement dit, la compétence de

l‟autorité célébrante absorbait la question du conflit de lois et plaçait au premier plan la nécessité

de déterminer convenablement la compétence des autorités françaises à célébrer un tel mariage.

La large compétence territoriale de l‟officier d‟état civil français.

Or, les règles relatives à la compétence territoriale de l‟officier d‟état civil français pour célébrer un

mariage sont particulièrement généreuses (24). Il résulte en effet des articles 74 et 165 du Code

civil qu‟est compétent l‟officier d‟état civil français du lieu du domicile de l‟un des futurs époux ou

du lieu où l‟un d‟eux réside depuis au moins un mois. Si la résidence est entendue de façon

particulièrement souple, le domicile renvoie au lieu où la personne a son principal établissement

(25) mais n‟exige aucune condition de durée ou d‟habitation effective. Ces notions étant d‟autant

plus largement interprétées que l‟instruction générale de l‟état civil précise qu‟il « est souhaitable

que l‟officier de l‟état civil adopte une attitude libérale en ce qui concerne le domicile ou la

résidence » (26). La loi du 17 mai 2013 a pourtant encore élargi cette compétence puisqu‟un

mariage homosexuel peut désormais être célébré dans la commune où l'un des parents des futurs

époux a son domicile ou sa résidence, et l‟officier d‟état civil est compétent « lorsque les futurs

époux de même sexe, dont l‟un au moins à la nationalité française, ont leur domicile ou leur

résidence dans un pays qui n‟autorise pas le mariage entre deux personnes de même sexe et dans

lequel les autorités diplomatiques et consulaires françaises ne peuvent procéder à sa célébration »

(27).

Vers une détermination de la compétence internationale de l‟officier d‟état civil français ?

Afin de prendre en compte l‟intensité des répercussions internationales de cette réforme, peut-

être aurait-il été judicieux de déterminer la compétence internationale de l‟officier d‟état civil

français par une « extension des règles de compétence territoriale interne » (28) au plan

international. Celle-ci aurait ainsi pu être restreinte aux cas où l‟un des futurs époux possède la

nationalité française ou une résidence habituelle en France. En effet, le rattachement à la loi

nationale permettrait de palier l‟incompétence des autorités diplomatiques et consulaires

françaises pour célébrer un mariage homosexuel dans un pays étranger. Quant à la notion de

résidence habituelle, interprétée par la Cour de cassation, au sens du droit international privé et

non plus du droit interne, comme « le lieu où l‟intéressé a fixé, avec la volonté de lui conférer un

caractère stable, le centre permanent de ses intérêts » (29), elle permettrait de s‟assurer d‟un lien

effectif avec la France. Cette proposition fait écho aux rattachements retenus par la convention de

La Haye du 14 mars 1978 sur la célébration et la reconnaissance de la validité des mariages (30)

et, eu égard au parallélisme des formes, aux règles de compétence directe retenues par le

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règlement Bruxelles II bis en matière de dissolution du mariage (31). Une nouvelle détermination

de la compétence internationale des autorités françaises habilitées à célébrer un mariage

participerait ainsi à lutter contre le tourisme matrimonial et la création de rapports boiteux et

partant, à assurer une meilleure coordination des ordres juridiques nationaux.

Notes

(1) Portalis (J.-E.-M.), « Présentation du projet de loi sur le mariage au Corps législatif, le 16

ventôse an XI.

(2) Laborde (J.-P.), « Quelques brèves observations sur les dispositions de droit international privé

de la loi n°2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de même sexe », Bulletin

du CERFAP n°15, novembre 2013.

(3) Fulchiron (H.), « Le mariage entre personnes de même sexe en droit international privé au

lendemain de la reconnaissance du „mariage pour tous‟ », JDI, n°4, 2013, doctr. 9.

(4) Selon lequel « les conditions de validité du mariages sont régies, pour chacun des époux, par le

droit de l‟Etat dont il a la nationalité au moment de la célébration du mariage ».

(5) En tout cas jusqu‟à l‟arrêt du 28 janvier 2015 intégrant le mariage entre personnes de même

sexe à l‟ordre public international français.

(6) En l‟absence de précision, la résidence, notion de fait, peut renvoyer à une simple résidence

secondaire.

(7) A condition toutefois que l‟officier d‟état civil français soit compétent.

(8) Dans son avis du 31 octobre 2012 sur le projet de loi, le Conseil d‟Etat avait en effet considéré

que l‟article 202-1 serait privé d‟effet en présence d‟une convention bilatérale comportant des

dispositions contraires et qu‟il convenait d‟introduire explicitement cette réserve.

(9) Le Conseil constitutionnel a ainsi validé, dans sa décision du 17 mai 2013 (n°2013-669 DC)

l‟article 202-1 au motif qu‟il n‟a « ni pour objet ni pour effet de déroger au principe selon

lequel tout traité en vigueur lie les parties et droit être exécuté par elles de bonne foi ».

(10) Circ. 29 mai 2013, JUSC 1312445C ; Bidaud-Garon (C.), « Mariage pour tous : la circulaire ! »,

JCPG 2013, p. 729s ; Fulchiron (H.), « Le mariage pour tous ou presque », D. 2013, p. 1969.

(11) JO déb. Ass. Nat., Questions, 13 aout 2013, n° 28 287.

(12) CA Chambéry, 3ème chambre 22-10-201 » (rejet), n°13/02258 ; note Fulchiron (H.), D. 2013,

p. 2576 ; note Boiche (A.), AJ Famille 2013, p. 720 ; note Hauser (J.), RTD Civ. 2014, p. 89.

(13) Cass, civ, 1ère, n° 13-50.059/96 ; note Gallmeister (I.), D. 2015, p. 464 ; note Legrand (V.),

LPA, 27 février 2015, n°42, p. 6 ; note Gannage (L.), JCPG, n°12, 23 mars 2015, p. 318 ; note

Haftel (B.), AJ Famille 2015, p. 71s. ; note Devers (A.) et Farge (M.), Dr. Famille, n°3, mars

2015, comm. 63 ; note Sarcelet (J.-D.), Gaz. Pal., 5 février 2015, n°36, p.11.

(14) Fulchiron (H.), « Le mariage homosexuel et le droit français », D. 2001, p. 1629 : « une loi qui

permet le mariage entre deux personnes de même sexe est contraire au principe de la

différence de sexe dans le mariage et doit donc être écartée au nom de l'ordre public français

en matière internationale »

(15) P. Wautelet, « Les couples de personnes de même sexe en droit belge en particulier sous

l‟angle du droit international privé » in The Belgium reports at the Congress of utrecht of the

international academy of comparative law, 2006, p. 301.

(16) Cass, civ, 25 mai 1948, Lautour ; Aancel (B.) et Lequette (Y.), Les grands arrêts de la

jurisprudence française de droit international privé, Dalloz, 5ème éd., 2006, n°19.

(17) Selon les termes de l‟arrêt Cass, civ. 1re, 8 juill. 2010, n° 08-21.740. V. GUILLAUME (J.),

« L‟ordre public international selon le rapport annuel 2013 de la Cour de cassation », D. 2014,

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p. 2121s.

(18) Selon ce communiqué, « la loi du pays étranger ne peut être écartée que s‟il existe un

rattachement du futur époux étranger à la France ».

(19) Pillet (A.), De l‟ordre public en droit international privé, Grenoble, 1890, p. 82s.

(20) Bureau (D.), « Le mariage international pour tous à l‟aune de la diversité », Les relations

privées internationales, Mélanges en l‟honneur de Bernard Audit, LGDJ, 2014, p. 177.

(21) Khairallah (G.), « Le statut personnel à la recherche de son rattachement. Propos autour de la

loi du 17 mai 2013 sur le mariage de couples de même sexe », in Les relations privées

internationales, Mélanges en l‟honneur de Bernard Audit, LGDJ, 2014, p. 493.

(22) La circulaire du 29 mai 2013 invite d‟ailleurs l‟officier d‟état civil à informer les futurs

conjoints de l‟absence probable de reconnaissance de leur union dans leur pays d‟origine et

des possibles peines pénales encourues.

(23) Gallmeister (I.), « Mariage de personnes de même sexe : exception d‟ordre public

international », D. 2015, p. 464s.

(24) V. Fulchiron (H.), « Le mariage entre personnes de même sexe en droit international privé au

lendemain de la reconnaissance du mariage pour tous », JDI 2013, doctr. 9, p. 1055s. spéc.

n°36-41.

(25) Selon l‟article 102 du Code civil.

(26) IGEC, §392.

(27) Selon les termes de l‟article 171-9 du Code civil.

(28) Selon la méthode dégagée par la jurisprudence pour la détermination des règles de

compétence directe des juridictions françaises (Cass. civ. 1ère, Pelassa, 19 octobre 1959 et

Cass. civ. 1ère, Scheffel, 30 octobre 1962).

(29) Cass., civ. 1ère, 14 déc. 2005 ; Gallmeister (I), D. 2006, p. 12 ; Courbe (P) et Jault-Seseke (F.),

D. 2006, p. 1502.

(30) Selon l‟article 3, « le mariage doit être célébré lorsque les futurs époux répondent aux

conditions de fond prévues par la loi interne de l'Etat de la célébration, et que l'un d'eux a la

nationalité de cet Etat ou y réside habituellement ». V. Batiffol (H.), « La treizième session de

la Conférence de La Haye de droit international privé », RCDIP, 1977, p. 467s et NYGH (P.),

« The Hague marriage convention : a sleeping beauty ? », in E pluribus unum : liber amicorum

Georges Droz : on the progressive unification of private international law, 1996, p. 267s.

(31) Selon l‟article 3 du règlement (CE) n° 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003.

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MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015

Droit pénal

« Le délai de prescription d‟un crime ne court pas en cas d‟obstacle insurmontable

à l‟exercice des poursuites »

Note sous Cass. plén., 7 nov. 2014 : pourvoi n° 14-83.739

Yannick Capdepon

Maître de conférences à la faculté de droit de Bordeaux

Institut de sciences criminelles et de la Justice (EA 4601)

1. Le droit français relatif à la prescription de l‟action publique est des plus ambivalent, qui semble

tout autant attaché à en conserver le principe qu‟à en multiplier les exceptions. C‟est que quelques

fois, l‟application d‟une loi générale et impersonnelle imposant la prescription de l‟action publique

semble hors de mesure face à la gravité du fait. Peut-on, vraiment, toujours oublier l‟infraction au

seul motif que le temps est passé ? La jurisprudence ne semble pas de cet avis, qui profite d‟une

législation imprécise et incomplète pour éviter, autant que possible, le jeu de la prescription.

L‟arrêt rendu par la Cour de cassation le 7 novembre 2014 en est l‟illustration parfaite, et il mérite

d‟autant plus l‟attention qu‟il émane de l‟Assemblée Plénière, la formation la plus solennelle de la

plus haute de nos institutions judiciaires.

2. Les faits à l‟origine de cette affaire sont aussi simples qu‟horrifiants, cette dernière

caractéristique expliquant d‟ailleurs en partie la solution qui a pu leur être donné. Récent

propriétaire d‟un pavillon, un individu découvre dans son jardin les restes de cadavres enterrés de

deux nouveau-nés. Après enquête, les autorités de police identifient Madame Y comme étant

l‟auteur possible des homicides, cette dernière leur indiquant alors l‟emplacement de six autres

cadavres. Poursuivie pour meurtres aggravés et dissimulation d‟enfants, elle sera mise en examen

et, à l‟issue de l‟instruction, renvoyée devant une Cour d‟assises par un arrêt de la Chambre de

l‟instruction de la Cour d‟appel de Douai en date du 7 octobre 2011.

3. A l‟appui de cette décision, les juges vont notamment rejeter la demande de Madame Y qui

tendait à faire constater la prescription de l‟action publique, au motif que la naissance et le décès

immédiat des nouveaux nés avaient été gardés secrets par l‟intéressée et que dès lors, personne

n‟était en mesure de s‟inquiéter de la disparition d‟enfant dont la brève existence n‟avait été

révélée par aucun indice apparent. En conséquence, l‟autorité de poursuite se trouvait dans une

impossibilité absolue d‟exercer l‟action publique avant la découverte, bien plus tard, des

cadavres. En conséquence, pour la Cour d‟appel, le point de départ du délai de prescription doit se

situer au jour de la découverte des cadavres en 2010, et non pas au jour de la commission des

homicides, dont les dates sont d‟ailleurs restées indéterminées.

4. Cet arrêt de la Cour d‟appel de Douai fit l‟objet d‟un pourvoi en cassation de la part de Madame

Y. La Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt rendu le 16 octobre 2013 (1), va

casser et annuler la décision attaquée au visa de l‟article 7 du Code de procédure pénale. Aux

termes de ce texte, en matière criminelle, le délai de prescription de dix ans court à compter du

jour où le crime a été commis. Or, en retenant que l‟on devait se placer au jour de la découverte

du crime en raison du secret entourant la vie des enfants, la Cour d‟appel n‟a donc pas respecté la

lettre de l‟article 7.

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5. Conformément à la technique de cassation, l‟affaire est ensuite renvoyée à la Chambre de

l‟instruction de la Cour d‟appel de Paris qui avait donc la charge de déterminer, à nouveau, si

l‟action publique était ou non prescrite au regard de la solution énoncée par la Cour de cassation.

Le 19 Mai 2014, la Cour de Paris rend un arrêt dans lequel elle va considérer que le délai de

prescription n‟est pas écoulé, en reprenant en substance les mêmes motifs que ceux énoncés par

la Cour d‟appel de Douai. En effet, pour les juges, les grossesses successives de Madame Y ont été

masquées par son obésité, si bien que ni ses proches ni les médecins consultés par elles n‟ont été

en mesure de constater son état. Ainsi, les bébés étant nés et mort dans l‟anonymat, sans que

personne ne puisse donc s‟inquiéter de leur disparation, il existait ici un obstacle insurmontable à

l‟exercice de l‟action publique qui implique de considérer que le délai de prescription de dix ans a

été suspendu jusqu‟à la date de découverte des cadavres.

6. Procédant d‟une résistance à la solution donnée par la Cour de cassation dans son arrêt précité

du 16 octobre 2013, l‟arrêt de la Cour de Paris va faire à son tour l‟objet d‟un pourvoi en

cassation, les moyens soulevés par Madame Y étaient les mêmes que lors du pourvoi formé contre

l‟arrêt de la Cour de Douai : la violation de l‟article 7 du Code de procédure pénale. Or, dans

l‟hypothèse où, dans une même affaire, l‟arrêt de la cour de renvoi est attaqué devant la Cour de

cassation par les mêmes moyens que lors du premier pourvoi, la saisine de l‟Assemblée plénière

est obligatoire car l‟on se trouve face à une divergence de jurisprudence entre la Chambre

criminelle de la Cour de cassation et les cours d‟appel.

7. La divergence est précisément la suivante : Alors que pour les deux cours d‟appel, le délai de

prescription de 10 ans commence à courir à la date de découverte du crime lorsque, en raison de

sa dissimulation, les autorités de poursuites se trouvent dans l‟impossibilité d‟exercer l‟action

publique, la Chambre criminelle de la Cour de cassation refuse de reporter ce point de

départ, jugeant que conformément à l‟article 7 du Code de procédure pénale, il convient de se

placer au jour de la commission du crime.

8. Le problème juridique posé à l‟assemblée plénière de la Cour de cassation est donc très clair,

qui réside dans la détermination du point de départ du délai de prescription lorsque les autorités

de poursuites sont dans l‟impossibilité d‟exercer les poursuites. Ici, il s‟agissait donc de savoir si,

le secret de la grossesse et, partant, de l‟existence et de la mort des nouveaux nés pouvait justifier

de faire courir le délai à compter de la découverte des cadavres.

9. A cette question, l‟Assemblée plénière de la Cour de cassation va apporter une réponse de

principe dans l‟arrêt ici commenté du 7 novembre 2014. Pour les hauts magistrats, si l‟article 7 du

Code de procédure pénale fixe le point de départ du délai de prescription au jour de la

commission du crime, le délai de prescription doit néanmoins être suspendu en cas d‟obstacle

insurmontable à l‟exercice des poursuites. Or, en retenant par une appréciation souveraine que

l‟obésité de la personne avait eu pour effet de dissimuler son état de grossesse et que l‟existence

et la mort des nouveau-nés étaient restés secrets, la Cour d‟appel en a justement déduit un

obstacle insurmontable à l‟exercice des poursuites et a donc valablement jugé que le délai de

prescription avait été suspendu jusqu‟au jour de la découverte des cadavres. Le pourvoi formé par

Madame Y est donc cette fois rejeté par la Cour de cassation, dans sa formation la plus solennelle,

qui donne raison aux deux cours d‟appel saisies de cette question et en désavouant la solution

rendue par sa Chambre criminelle.

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10. Néanmoins, et malgré l‟autorité naturellement attribuée aux décisions de l‟Assemblée

plénière, la solution proposée le 7 novembre 2014 n‟a qu‟une portée toute relative et propose, en

droit, une solution très classique si l‟on veut bien mettre de côté, pour l‟instant du moins, le

contexte de fait dont elle émane. En effet, si l‟on s‟en tient au motif de droit mentionné en tête de

la décision, la Cour de cassation se contente de rappeler la règle mentionnée à l‟article 7 du Code

de procédure pénale, tout en précisant de manière tout aussi classique qu‟une fois né, le délai de

prescription peut parfois être suspendu jusqu‟à la découverte de l‟infraction. La solution proposée

est donc finalement très simple : le délai de prescription commence à courir au jour de

commission du crime (I) ; dans des hypothèses exceptionnelles, ce délai peut être suspendu

jusqu‟au jour de la découverte du crime (II).

I. La fixation du point de départ du délai de prescription au jour de la commission du crime

11. En visant l‟article 7 du Code de procédure pénale et en jugeant que l‟action publique se

prescrit à compter du jour où le crime a été commis, l‟Assemblée plénière précise le point de

départ du délai de prescription, autrement dit le dies a quo, moment à partir duquel commence à

s‟écouler le délai de prescription (A). Nul doute qu‟une telle solution est parfaitement légitime et

justifiée (B).

A. La fixation du dies a quo au jour de la commission du crime

12. En affirmant que par principe, le dies a quo se situe au jour de la commission du crime, la

Cour de cassation applique à la lettre l‟article 7 du Code de procédure pénale. Ce texte, en effet,

dispose clairement qu‟ « en matière de crime, et sous réserve des dispositions de l‟article 213-5

du Code pénal, l‟action publique se prescrit par dix années révolues à compter du jour où le crime

a été commis (…) ». La solution d‟ailleurs, n‟est pas propre à la matière criminelle, que l‟on

retrouve à l‟identique en matière de contravention ou de délit. La gravite de l‟infraction ne modifie

donc pas le point de départ du délai de prescription mais uniquement le délai lui-même,

logiquement plus court pour une contravention que pour un crime (2). Seul le crime contre

l‟humanité prévue à l‟article 213-5 du Code pénal échappe à la règle, car il fait l‟objet d‟une

imprescriptibilité de droit.

13. Il est vrai que, dans sa mise en œuvre, la règle mentionnée dans les textes n‟est pas toujours

aisée, car il est parfois délicat de fixer le jour de commission d‟une infraction. Cette difficulté peut

être une difficulté de fait ou une difficulté de droit, comme le montre cette décision.

14. En faisant application de l‟article 7 du Code de procédure pénale, l‟assemblée plénière de la

Cour de cassation considère que ce texte doit s‟appliquer nonobstant la difficulté à prouver, en

fait, la date exacte de la commission de l‟infraction. La Cour d‟appel de Paris avait, sur ce point

toutefois, retenu une solution opposée, jugeant curieusement que puisqu‟il était impossible de

déterminer avec précision la date du dernier infanticide commis, l‟article 7 du Code de procédure

pénale ne pouvait donc pas s‟appliquer. Pour les juges du fond, il s‟agissait d‟un motif

supplémentaire pour considérer que le point de départ du délai devait être fixé non au jour de la

commission du crime, mais au jour de sa découverte. Heureusement, la Cour de cassation ne

reprend pas un tel motif à l‟appui du rejet du pourvoi, et prend au contraire le soin de rappeler la

règle de principe énoncée dans la loi. En effet, et comme le soutenait le pourvoi sur ce point, le

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juge doit appliquer l‟article 7 en tout état de cause et si le moment exact de la commission de

l‟infraction n‟est pas déterminé en fait, en tirer les conséquences sur l‟existence ou l‟inexistence

de la prescription au regard des règles d‟attribution de la charge de la preuve (3).

15. Si cette difficulté méritait sans doute quelques développements, l‟essentiel n‟est pas là, qui

réside dans les difficultés à fixer non plus en fait mais en droit la date de commission de

l‟infraction. A cet égard, la jurisprudence appuyée par la doctrine opère une franche distinction

entre les infractions instantanées et les infractions continues.

16. Pour une infraction instantanée, autrement dit qui se réalise en un seul trait de temps, la mise

en œuvre de la loi n‟est pas compliquée : une fois la date déterminée, le délai commence à courir.

C‟est d‟ailleurs ce que soutenait ici Madame Y à l‟appui de son pourvoi en cassation, estimant avec

raison que l‟homicide est une infraction instantanée et que le point de départ du délai devait être

fixé au jour où la mort avait été donnée. C‟est en ce sens qu‟avait jugé la Chambre criminelle dans

l‟arrêt du 16 octobre 2013 concernant cette affaire (4), et elle n‟est pas désavouée en ce sens par

l‟Assemblée plénière, qui ne fera qu‟ajouter ensuite l‟application d‟une autre règle.

17. Mais si l‟infraction est continue, autrement dit si sa commission se prolonge dans le temps,

comment dater, en droit, le « jour » de sa commission ? Si l‟on prend l‟exemple du recel issu d‟un

vol, l‟infraction se commet à compter du jour où l‟individu entre en possession de l‟objet volé et

elle se terminera au jour où il ne le possèdera plus. Que faire du temps qui se sera alors écoulé

entre le début et la fin de la commission du délit ? Doit-on le prendre en considération lorsque

l‟on cherche à établir la prescription ? Les textes visant le jour de commission de l‟infraction,

seules deux solutions sont possibles : soit retenir le jour où l‟infraction commence à être

commise, soit le jour où elle cesse de l‟être. L‟enjeu est crucial en matière de prescription car si

l‟on retient la seconde solution, il sera plus facile d‟obtenir une condamnation car le point de

départ sera finalement retardé dans le temps, le temps de commission de l‟infraction n‟étant pas

pris en compte. En l‟absence de toute précision du texte dans un sens ou dans l‟autre, la Cour de

cassation opte, par une jurisprudence constante, pour un dies a quo fixé le jour où cesse le

comportement infractionnel (5). Cet exemple est révélateur de l‟hostilité manifeste de la Cour de

cassation à l‟égard de la prescription qui, entre deux solutions offertes par les textes, opte pour la

solution qui permettra de poursuivre et de condamner plus facilement l‟auteur de l‟infraction.

18. En l‟espèce, la Cour de cassation ne remet évidemment pas en cause la jurisprudence

antérieure sur ce point. L‟arrêt est donc, à cet égard, fidèle au texte et à son interprétation

constante par la Chambre criminelle. On doit s‟en réjouir tant la solution qui consiste à fixer le

point de départ du délai de prescription au jour de commission de l‟infraction est justifiée.

B. La fixation justifiée du dies a quo au jour de la commission du crime

19. En reprenant à son compte la solution de principe formulée par l‟article 7 du Code de

procédure pénale fixant le point de départ du délai de prescription au jour de la commission du

crime, l‟Assemblée plénière de la Cour de cassation affirme son attachement à cette règle de

principe.

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20. De fait, la solution ici proposée par le législateur ne manque pas de fondements pertinents.

Mieux, la fixation du dies a quo au jour de la commission de l‟infraction est en parfaite adéquation

avec de nombreux fondements du principe même de la prescription. En effet, on justifie le plus

souvent le mécanisme de la prescription par deux idées fortes : la première consiste à fonder la

prescription sur l‟idée d‟un droit à l‟oubli. Passé un certain délai, il serait inopportun de poursuivre

un individu dès lors que le trouble social causé par l‟infraction se serait naturellement apaisé par

l‟effet du temps. C‟est l‟idée de paix sociale chère à Montesquieu. Quelle que soit la pertinence de

cette affirmation (6), elle justifie de fixer le point de départ du délai au jour de la commission de

l‟infraction puisque, d‟un point de vue théorique, c‟est à ce moment-là que le trouble à l‟ordre

public se réalise. La seconde justification au mécanisme de la prescription réside dans le

dépérissement des preuves par l‟effet du temps. Passé un certain délai, la preuve de l‟infraction se

fait plus difficile voire impossible, ce qui justifie alors de ne plus poursuivre le ou les coupables.

Ici encore, si l‟on adhère à cette idée (7), c‟est bien le jour de commission des faits qui doit ouvrir

l‟écoulement du délai, puisque c‟est à partir de ce moment-là que la preuve de l‟infraction devient

possible et que les divers éléments de preuve vont apparaître et commencer à se dissiper par

l‟effet du temps.

21. Il faut donc se réjouir du rappel de ce principe par l‟arrêt ici commenté, rappel qui est loin

d‟être superflu en raison de sa remise en cause incessante à la fois par le législateur et par le juge.

En effet, depuis quelques années, le législateur a multiplié les exceptions au principe de la fixation

du dies a quo au jour de l‟infraction. Si l‟on se contente ici de mentionner les exceptions légales

les plus générales (8), on peut citer le cas de certains délits contre les mineurs (9) ou contre des

personnes vulnérables (10). Pire, c‟est même parfois le juge qui, heurtant de front l‟article 7 du

Code de procédure pénale, se permet de retarder le point de départ du délai au jour de la

découverte de l‟infraction lorsque cette dernière est clandestine. Cette jurisprudence est, par

exemple, largement appliquée en matière d‟abus de biens sociaux. S‟agissant de ce délit la Cour

de cassation juge constamment que le délai de prescription du délit d‟abus de bien sociaux ne

commence à courir qu‟à compter du jour où « le délit est apparu et a pu être constaté dans des

conditions permettant l‟exercice de l‟action publique » (11). Cette solution montre une fois encore

l‟hostilité de la Cour de cassation envers le mécanisme de la prescription, qui n‟hésite pas ici à

offrir une solution radicalement opposée à la lettre l‟article 7 du Code de procédure pénale.

22. Dans notre arrêt, l‟Assemblée plénière de la Cour de cassation rappelle avec force les termes

de ce texte : le point de départ du délai commence à courir au jour de la commission de

l‟infraction, et non au jour de sa découverte (12). La jurisprudence antérieure est-elle alors vouée

à disparaître ? Rien n‟est moins sûr car il faut prendre en compte l‟autre règle mentionnée dans la

solution ici proposé : en cas d‟obstacle insurmontable aux poursuites, le délai de prescription est

suspendu jusqu‟au jour de la découverte du crime.

II. La suspension du délai de prescription jusqu‟à la découverte du crime

23. Là est sans doute l‟essentiel apport de l‟arrêt rendu le 7 novembre 2014 : en cas

d‟impossibilité de poursuivre, le délai de prescription qui commence à courir au jour de la

commission du crime est suspendu jusqu‟au jour de sa découverte. Par une habileté juridique,

l‟Assemblée plénière va réussir ici à conserver dans leur principe les solutions hostiles à la

prescription, tout en offrant un nouveau fondement juridique qui ne réside plus dans le report du

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point de départ du délai mais dans l‟application d‟une autre technique qui est celle de la

suspension du délai. Si l‟application de la suspension du délai est en soi une solution classique (A),

il n‟en demeure pas moins qu‟elle peut être sujette à discussion (B).

A. L‟utilisation classique de la technique de la suspension du délai

24. En affirmant que le délai de prescription peut être suspendu jusqu‟à la découverte de

l‟infraction, l‟assemblée plénière ne se place plus sur le terrain du point de départ du délai, mais

sur celui de son écoulement.

25. En effet, comme la plupart des délais juridiques, le délai de prescription ne s‟écoule pas

nécessairement de manière linéaire. En présence de certains évènements, il peut être soit

interrompu, soit suspendu. En cas d‟interruption, le délai s‟arrête et il repart de zéro (13) ; en cas

de suspension, le délai s‟arrête mais il repart là où il s‟était arrêté avant la survenance de

l‟évènement (14). Par exemple, si un délai de prescription de dix ans s‟est écoulé durant 4 ans et

qu‟une cause d‟interruption survient, le délai s‟arrête et repart ensuite pour dix nouvelles années.

En cas de suspension, le délai écoulé reste acquis et, dans cette hypothèse, il repart alors pour six

ans. C‟est ici la seconde technique qui est utilisée par la Cour de cassation, qui affirme clairement

que lorsqu‟il y a impossibilité de poursuivre, le délai est suspendu et ne repartira qu‟à compter du

jour où le crime est découvert.

26. Techniquement, la solution est donc la suivante : l‟infraction est commise à un instant T et le

délai de prescription, conformément à l‟article 7 du Code de procédure pénale commence à courir

instantanément. Mais, comme il y a une impossibilité de poursuivre les faits, le délai est

immédiatement suspendu jusqu‟à la découverte du crime. Il s‟agit donc d‟une suspension ab initio

du délai de prescription. En réalité, dès lors que l‟écoulement du délai est immédiatement

suspendu au jour de la commission du crime, il recommencera à s‟écouler pour toute sa durée au

moment de la découverte de l‟infraction. C‟est d‟ailleurs là toute l‟habileté de la solution que nous

propose l‟Assemblée plénière car l‟effet juridique est le même que si on reportait dans le temps le

point de départ du délai ! En revanche, le fondement juridique n‟est pas identique, qui se place sur

le terrain de la suspension du délai et non plus sur celui de son point de départ. La solution n‟est

donc pas techniquement la même que celles qui, en matière d‟infractions clandestines, reportent

le point de départ du délai au jour de la découverte de l‟infraction. Au demeurant, le critère ici

retenu par la Cour de cassation pour fonder la suspension du délai n‟est pas exactement celui de

la clandestinité de l‟infraction (15).

27. En effet, pour fonder la suspension du délai, notre arrêt utilise un critère qui réside dans

l‟impossibilité absolue de poursuivre l‟infraction. Ce faisant, elle fait application d‟un principe

général du droit bien connu depuis le droit romain : contra non valentem agere non currit

praescriptio (16). Ce dernier est très simple à comprendre : si celui qui doit agir est dans

l‟impossibilité absolue de le faire, on ne peut lui opposer l‟écoulement du délai de prescription.

L‟application de ce principe révèle alors un autre fondement de la prescription de l‟action publique

en droit français : la sanction de la négligence des autorités publiques (17). Autrement dit, si

l‟autorité de poursuite a trop attendu pour faire son travail, la prescription vient sanctionner sa

négligence. S‟agissant d‟un crime, le parquet dispose de dix ans pour poursuivre l‟infraction, s‟il

laisse dépasser ce délai, il se montre négligent et la prescription vient sanctionner son inaction.

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Mais s‟il s‟agit de sanctionner une négligence, il est parfaitement logique et légitime de ne plus

appliquer la prescription si l‟autorité de poursuite était dans l‟impossibilité absolue d‟exercer les

poursuites. C‟est précisément cette exception qu‟applique ici l‟assemblée plénière : en raison des

faits de l‟espèce (dissimulation des cadavres et des naissances), le parquet ne pouvait pas

poursuivre, et on ne peut donc pas légitimement lui opposer le délai compris entre la commission

des meurtres et leur découverte.

28. Si le principe contra non valentem est simple à comprendre, il n‟est en revanche pas évident

de déterminer avec précision ce qu‟il faut entendre par « obstacle insurmontable à l‟exercice des

poursuites ». Si à l‟évidence, cette notion renvoie à l‟idée d‟une impossibilité d‟agir, elle demeure

complexe à interpréter tant la notion d‟impossibilité est fuyante. Sur ce point, la doctrine distingue

souvent entre l‟impossibilité juridique et l‟impossibilité matérielle d‟agir.

Dans le premier cas, l‟application de contra non valentem résulte d‟une circonstance de droit qui

empêche de poursuivre l‟auteur des faits. Tel est le cas, par exemple, de l‟individu qui bénéficie

d‟une immunité à l‟instar du Président de la République. Sur ce point, la Cour de cassation juge

conformément à l‟article 67 de la Constitution que l‟immunité pénale dont bénéficie le chef de

l‟Etat rend impossible toute poursuite tout au long de son mandat, et que le délai de prescription

de l‟action publique est alors suspendu (18).

Dans le second cas, l‟impossibilité de poursuivre résulte d‟une simple circonstance de faits qui

empêche radicalement le parquet d‟agir devant le juge pénal. Les exemples jurisprudentiels

d‟application du principe contra non valentem ne manquent pas, ce qui confirme que la solution

ici retenue n‟est en rien novatrice. Ainsi, il a été jugé, par exemple, que le délai de prescription de

l‟action publique devait être suspendu en temps de guerre (19) ou encore en cas de catastrophe

naturelle. Dans notre affaire, c‟est d‟ailleurs d‟une impossibilité matérielle dont il s‟agit,

l‟Assemblée plénière considérant qu‟au regard de la dissimulation des grossesses et des crimes, la

Cour d‟appel a bel et bien caractérisé un obstacle insurmontable à l‟exercice des poursuites.

29. Est-ce à dire, pour autant, que la clandestinité des faits peut être un critère nécessaire et

suffisant de l‟application du principe contra non valentem ? La réponse est négative :

l‟impossibilité de poursuivre ne renvoie pas au critère de la clandestinité de l‟infraction, cette

notion n‟étant d‟ailleurs pas du tout utilisée par la Cour de cassation dans cet arrêt. De fait,

l‟impossibilité de poursuivre est une notion qui, comparée à la clandestinité, est à la fois plus

large et plus stricte. Elle est d‟abord plus large car, comme il vient d‟être dit, l‟impossibilité de

poursuivre peut résulter de circonstances sans aucun rapport avec la dissimulation des faits (20).

Mais elle est ensuite et surtout plus stricte en ce sens que toute clandestinité n‟est pas une cause

d‟impossibilité de poursuivre. En effet, la clandestinité de l‟acte rend le plus souvent sa poursuite

plus difficile, mais pas impossible. De fait, il est rare que l‟activité criminelle se réalise

publiquement, et c‟est d‟ailleurs la raison pour laquelle les enquêtes policières existent. Aussi,

dans cet arrêt, l‟Assemblée plénière n‟affirme nullement qu‟en soi, la clandestinité d‟une infraction

justifie toujours la suspension ab initio du délai de prescription. Dans cette affaire, l‟élément de

fait déterminant pris en compte réside très certainement dans la dissimulation volontaire des

grossesses. Pour cette raison, personne ne pouvait se douter de la brève existence des nouveaux

nés, ce qui explique qu‟aucune enquête et donc aucune poursuite n‟aient pu être engagées avant

la découverte des cadavres. En revanche, si les grossesses avaient été connues, il n‟eut pas été

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impossible d‟enquêter ensuite sur les circonstances de la disparition des nouveaux nés. Cela

montre bien qu‟en soi, la seule clandestinité de l‟infraction ne suffit pas à entrainer une

impossibilité de poursuivre, ce que la Cour de cassation confirme implicitement dans cette affaire.

La solution inverse eut été extrêmement dangereuse et injustifiée au regard de principe contra

non valentem. La solution ici proposée n‟est donc nullement l‟affirmation d‟un principe général,

qui résulte uniquement des faits soumis à la Cour de cassation (21). Pour autant, l‟utilisation de la

technique de la suspension du délai de prescription demeure sujette à discussion.

B. L‟utilisation discutable de la technique de suspension du délai de prescription

30. L‟affirmation selon laquelle le délai de prescription peut être suspendu jusqu‟à la découverte

de l‟infraction est-elle justifiée au regard de notre procédure pénale ? La nuance s‟impose ici tant

des arguments opposées peuvent être proposés afin de l‟appuyer ou, au contraire, de la contester.

31. D‟un côté en effet, on pourrait critiquer la solution ici rendue au motif que la suspension de

l‟action publique n‟est pas reconnue de manière générale dans notre Code de procédure pénale. Si

celui-ci évoque de manière générale l‟interruption du délai, sa suspension ne fait l‟objet que de

quelques textes épars. On citera ici, à titre d‟exemple, l‟article 6 alinéa 2 qui dispose que « si des

poursuites ayant entraîné condamnation ont révélé la fausseté du jugement ou de l'arrêt qui a

déclaré l'action publique éteinte, l'action publique pourra être reprise ; la prescription doit alors

être considérée comme suspendue depuis le jour où le jugement ou arrêt était devenu définitif

jusqu'à celui de la condamnation du coupable de faux ou usage de faux ». Les hypothèses sont

donc très particulières et, partant, cantonnées dans leur domaine (22). A ce titre, on peut alors

légitimement se demander s‟il relève bien du pouvoir de la Cour de cassation d‟appliquer la

technique de la suspension du délai de prescription au delà du cas prévue par la loi. C‟est ici le

principe de la légalité criminelle qui semble heurté de plein fouet, surtout que la solution qui en

résulte est extrêmement défavorable à la personne poursuivie. Et l‟on affirmerait en vain que la

jurisprudence a déjà pu par le passé appliquer la suspension au delà des hypothèses légales, tant

la violation répétée du principe de la légalité n‟est évidemment pas à même de la justifier.

32. Mais d‟un autre côté, il a déjà été souligné que la technique de la suspension se fonde ici

implicitement sur l‟application d‟un principe général du droit de la prescription qui ne manque pas

de logique. Comment en effet, reprocher une inaction des autorités de poursuites lorsqu‟il est

acquis que cette poursuite était réellement impossible ? Si la solution retenue dépasse ici les

termes de la loi, on constatera tout de même qu‟elle ne heurte de front aucune disposition de

notre Code de procédure pénale, ce qui n‟est pas le cas lorsque, en dépit de la lettre claire des

articles 7 et suivants, la Chambre criminelle admet un report dans le temps du point de départ du

délai (23). Un auteur avait d‟ailleurs pu proposer d‟utiliser la technique de la suspension du délai à

la place du report de son point de départ (24).

33. Cela suppose, il est vrai, de reconnaître que le fondement de la prescription réside bien dans

la sanction de l‟inaction des autorités. En effet, traditionnellement, la prescription est fondée sur

trois considération alternatives (25): l‟idée d‟un droit à l‟oubli fondée sur la paix sociale, le risque

de déperdition des éléments de preuves par l‟effet du temps et, enfin, la sanction de l‟inaction des

autorités. Les deux premiers fondements sont éminemment discutables. La préservation de la paix

sociale présuppose de considérer que l‟écoulement du temps rend la poursuite des faits toujours

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contraire à l‟ordre public ce n‟est pas toujours le cas (26), notamment en cas d‟infraction grave. A

cet égard, il s‟agissait ici de plus de six infanticides et il n‟est pas du tout certain que l‟application

de la prescription permette de sauvegarder la paix sociale (27). Au demeurant, de nombreux

systèmes juridiques ignorent le mécanisme de la prescription pour les infractions les plus graves

et la paix sociale semble très bien s‟en contenter (28). Quant au risque de dépérissement des

éléments de preuves, c‟est une considération d‟un autre temps qui fait fi des grands progrès

technologique en la matière. Il reste alors l‟idée de sanction de l‟inaction des autorités qui, par sa

logique indiscutable, offre à lui seul un fondement cohérent au principe même de la prescription

(29). Ainsi, l‟idée de suspendre le cours du délai en cas d‟impossibilité de poursuivre doit être

reconnue comme légitime.

34. Il est vrai qu‟une consécration législative serait souhaitable, ce qui rendrait inopérante toute

critique fondée sur la violation du principe de la légalité criminelle. Il y a aussi plus simple :

supprimer purement et simplement le mécanisme de la prescription pour les infractions les plus

graves, et a minima pour les crimes. Au lieu de sans cesse allonger les délais et multiplier les

exceptions légales à leur point de départ, le législateur serait avisé d‟aller au bout de son

raisonnement en affirmant, par principe, que tout crime est imprescriptible. Lorsqu‟une institution

est à ce point dévoyée et qu‟elle repose sur des fondements tous discutables, sa suppression, au

moins partielle, est sans doute encore la meilleure des solutions.

Notes

(1) Cass. crim., 16 oct. 2013 : n°11-89002 et 13-85232.

(2) En droit français, le délai de prescription pour un délit est en principe de trois années (C.P.P.,

art. 8), alors qu‟il n‟est que d‟une année pour les contraventions (C.P.P., art. 9).

(3) Sur ce point, certains auteurs considère que c‟est au Ministère public de rapporter la preuve de

l‟absence de prescription : J. Larguier et Ph. Conte, Procédure pénale : Mémento Dalloz,

23ème éd. 2014, p. 154.

(4) Cass. crim., 16 oct. 2013 : préc.

(5) V. par exemple : Cass. crim., 19 fév. 1957 : bull. crim., n° 166, qui juge que la prescription ne

commence à courir que lorsque le comportement délictueux prend fin « dans ses actes

constitutifs et dans ses effets ».

(6) V. infra n° 33.

(7) Très discutable dans son principe : v. infra n° 33.

(8) Pour d‟autres exemples plus spécifiques, v. J. Pradel, Procédure pénale : Cujas, 17ème éd.

2013, n° 241.

(9) Ici, le délai ne commence à courir qu‟à compter de la majorité du mineur et non à compter du

jour de la commission du délit (C.P.P., art. 8 al. 2)

(10) Ici, le délai ne commence à courir qu‟à compter du jour où « l‟infraction apparaît à la victime

dans des conditions permettant l‟exercice de l‟action publique » (C.P.P., art. 8 al. 3).

(11) Cass. crim., 7 déc. 1967 : D. 1968, p. 617, note J.M.R. A partir de cette décision, la Chambre

criminelle a fixé par principe le point de départ au jour de la publication annuelle des

comptes sociaux car toute clandestinité cesse à cette date (Cass. crim., 5 mai 1997 :

bull. crim., n° 159), sous réserve ici encore d‟une dissimulation du délit dans lesdits compte (

v. en dernier lieu Cass. crim., 30 janv. 2013 : A.J. pén. 2013, p. 481, obs. A. Gallois ; R.S.C.

2013, p. 354, note H. Matsopoulou).

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(12) En ce sens, notre décision reprend le motif énoncé dans cette affaire par la Chambre

criminelle dans l‟arrêt du 13 oct. 2013 (précité).

(13) J. Larguier et Ph. Conte, Procédure pénale : préc., p. 152 : « l‟interruption anéantit le temps

déjà écoulé ».

(14) J. Larguier et Ph. Conte, Procédure pénale : préc., p. 153 : « Le temps écoulé avant la

suspension reste acquis».

(15) V. en ce sens, Ph. Bonfils, Clandestinité de l‟infanticide et suspension de la prescription : Rev.

Dr. fam. 2015, comm. 24. Pour une opinion plus nuancée, v. A.-S. Chavent-Leclere,

Revirement de jurisprudence : la clandestinité de l‟homicide volontaire permet le report du

point de départ de la prescription au jour de la découverte du cadavre : Rev. Proc. 2014,

comm. 326.

(16) J. Pradel, Procédure pénale : préc., n° 249.

(17) J. Larguier et Ph. Conte, Procédure pénale : préc. p. 152.

(18) Cass. plén. 10 oct. 2001 : bull. crim. N° 206.

(19) Cass. crim. 1er Août 1919 : D. 1922, I, 49, note P. Matter.

(20) V. les exemples précédents.

(21) V. en ce sens Ph. Bonfils, comm. précité, mais qui admet que l‟on se rapproche tout de même

d‟une solution de principe.

(22) Pour d‟autres illustrations dans et hors du Code de procédure pénale, v. J. Pradel, Procédure

pénale : préc., n° 250.

(23) Aussi, entre une solution radicalement contra legem et une autre simplement praeter legem,

la seconde est toujours plus justifiable. Mais au regard de la force du principe de la légalité

criminelle, on admettra que la distinction demeure très fragile.

(24) P. Maistre Du Chambon, L'hostilité de la Cour de cassation à l'égard de la prescription de

l'action publique : JCP G, 2002, II 10075, n° 1.

(25) Nous laissons ici de côté l‟idée saugrenue selon laquelle la prescription se fonderait sur l‟idée,

qu‟en cherchant à échapper aux poursuites, l‟auteur de l‟infraction aurait vécu dans la crainte

et le remord et qu‟il serait donc déjà puni.

(26) V. J. Pradel, Procédure pénale : préc. n° 236, p. 194.

(27) Il est d‟ailleurs fort probable que la gravité des faits ait ici joué un rôle dans la solution

rendue.

(28) Tel est le cas dans les systèmes juridiques de Common Law, sauf pour les infractions très peu

graves.

(29) Ce fondement était d‟ailleurs reconnu dans le Code pénal de l‟époque révolutionnaire (Art. 9

et 10 du Code du 3 brumaire an IV).

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MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015

Droit pénal

Actualités de la répression et de la prévention du terrorisme par le droit pénal

français

Marion Lacaze, Maître de conférences à l‟Université de Bordeaux

Avant même que la France ne devienne Charlie, la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014

renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme était adoptée au terme d‟une

procédure accélérée engagée le 9 juillet 2014 (1). Défini, en droit français, par le lien subjectif

avec une « entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public

par l'intimidation ou la terreur (2) », le terrorisme n‟exige pas que les actes réalisés soient

objectivement de nature à atteindre cet objectif et, moins encore, qu‟il ait effectivement été

atteint. Le terrorisme n‟en apparaît pas moins comme une menace pour les fondements mêmes de

l‟Etat de droit et fait l‟objet d‟une forte réprobation dans la société. Mais au-delà du risque créé

par les actes terroristes eux-mêmes, cet « usage idéologique de la terreur à des fins politiques

(3) » est particulièrement pernicieux pour porter avec lui le risque d‟un emballement sécuritaire.

En voulant lutter contre le terrorisme, les démocraties libérales peuvent être tentées de sacrifier

certains de leurs principes essentiels. Le piège est connu et souvent étudié, il n‟en semble pas

moins menacer notre système juridique. Le soutien de l‟opinion publique à l‟adoption de lois

affichant un objectif de lutte contre le terrorisme est en effet toujours fort, et il se retrouve au sein

des assemblées parlementaires (4). C‟est ainsi que le Conseil Constitutionnel n‟a pas été saisi de la

loi du 13 novembre 2014 (5). Il faudra alors attendre d‟éventuelles questions prioritaires de

constitutionnalité (QPC) pour avoir la certitude de la conformité du texte à la Constitution

française. Les QPC pouvant donner lieu, le cas échéant, à l‟abrogation des dispositions

inconstitutionnelles déjà appliquées, on ne peut que regretter le risque d‟insécurité juridique

engendré par l‟absence de contrôle a priori de ce texte (6).

Mais l‟encre du journal officiel était à peine sèche que la France était violemment frappée par les

attaques des 5 au 7 janvier 2015. Aussitôt, alors, s‟élevèrent des voix réclamant un « patriot act à

la française ». Or, s‟il est vrai que la France ne s‟est jamais dotée de dispositions aussi clairement

exorbitantes du droit commun que d‟autres Etats, il paraît difficile de soutenir qu‟elle est restée

indifférente face à la menace terroriste. Depuis une vingtaine d‟années, et indépendamment des

alternances politiques, le droit pénal français connaît un nombre croissant de dispositions

spécifiques poursuivant l‟objectif affiché d‟une répression toujours plus étendue, plus sévère et

plus efficace (7). Malgré cela, les évènements de janvier ont précipité la discussion d‟un nouveau

projet de loi relatif au renseignement (8), actuellement en débat au Parlement dans le cadre, là

encore, d‟une procédure accélérée.

La multiplication des dispositions spécifiques à la matière terroriste porte en elle le risque du

développement d‟un droit pénal d‟exception. C‟est alors la question de l‟émergence d‟un « droit

pénal de l‟ennemi » qui se pose. Même si la doctrine française semble peu réceptive à la

justification théorique développée par le Professeur allemand Günther Jakobs (9) et paraît s‟y

intéresser essentiellement pour en dénoncer les dangers (10), notre droit ne semble pas moins

menacé par l‟affirmation toujours plus forte d‟un besoin de sécurité. Car si nul ne nie, en France,

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que les terroristes sont des personnes ou ne cherche à les exclure du champ de protection de

l‟Etat de droit, on assiste tout de même à la construction d‟un ensemble de règles dérogatoires. A

la nécessaire sévérité de la réponse pénale face à des actes qui apparaissent comme

particulièrement graves, s‟ajoutent en effet des règles procédurales particulières qui tendent à

assurer l‟effectivité de la répression. Or, si la législation française n‟a jamais transigé avec la

prohibition des preuves obtenues sous la torture ni instauré de détention sans contrôle

juridictionnel, la volonté d‟une lutte efficace contre le phénomène terroriste dans son ensemble

est forte et constante. Le spectre du droit répressif se trouve particulièrement étendu et celui-ci

intervient également de façon préventive, sans attendre la commission d‟un acte effectivement

attentatoire aux personnes. Mais la neutralisation du risque terroriste n‟est pas sans soulever

d‟importantes difficultés. Du point de vue des grands principes du droit pénal, d‟abord,

interrogeant les exigences des principes de légalité, de nécessité ou encore de la présomption

d‟innocence. Mais également, et c‟est certainement l‟enjeu le plus actuel, du point de vue des

frontières mêmes du droit pénal et donc de la préservation de la séparation des pouvoirs par

l‟intervention de l‟autorité judiciaire dans le contrôle des restrictions aux libertés individuelles. Le

cadre protecteur de la procédure pénale peut en effet sembler trop contraignant et l‟extension du

droit pénal de fond en matière de prévention du terrorisme ne s‟accompagne pas nécessairement

d‟un recul du droit administratif au profit de la procédure pénale. La loi du 13 novembre 2014

illustre parfaitement ces deux phénomènes par l‟extension de la catégorie des infractions

terroristes (I) et l‟apparition de mécanismes concurrençant la procédure pénale (II).

I. L‟extension de la catégorie des infractions terroristes

Introduite dans le Code pénal par la loi n° 92-686 du 22 juillet 1992, l‟infraction terroriste n‟est

pas, en principe, une infraction autonome. A l‟exception du « terrorisme écologique », la technique

d‟incrimination choisie par le législateur français repose sur la qualification d‟une circonstance

aggravante. Les infractions terroristes sont alors des infractions de droit commun, limitativement

énumérées par la loi, « intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective

ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur ». Plusieurs fois

enrichie, la liste des infractions susceptibles de recevoir une qualification terroriste est désormais

particulièrement longue (11). Mais si la loi du 13 novembre 2014 y a ajouté les infractions en

matière de produits explosifs, l‟apport de la loi nouvelle est essentiellement relatif à l‟extension de

la répression du risque terroriste (A) et du soutien moral au terrorisme (B).

La répression accrue du risque terroriste

La sévérité de la répression des infractions qualifiées de terroristes s‟accompagne d‟une volonté

forte de prévenir ces infractions et d‟en limiter les conséquences. Cela apparaît dans des

dispositions spécifiques incitant au désistement volontaire ou au repentir actif (12). Mais la

volonté de prévenir la réalisation d‟actes terroristes se manifeste surtout par la création

d‟infractions autonomes permettant une répression plus large que ne le permettent les règles

relatives à la tentative ou à la complicité. C‟est ainsi que le droit pénal incrimine des hypothèses

qui relèvent, sur un plan criminologique, d‟actes préparatoires ou de « tentatives de complicité »,

et qui ne peuvent être réprimés en application des règles du droit pénal général (13). La

provocation à la commission d‟actes terroristes ou à la participation à une association de

malfaiteurs terroristes est incriminée même si elle n‟a pas été suivie d‟effet, et même si les

moyens habituels permettant de caractériser un acte de provocation n‟ont pas été accomplis (14).

La loi du 13 novembre 2014 a étendu la répression en supprimant la condition de publicité

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auparavant exigée pour ce dernier type de provocation. Mais l‟apport de la loi nouvelle dans

l‟anticipation de la répression apparaît surtout dans la création du délit d‟entreprise individuelle

terroriste.

L‟anticipation de la répression n‟est pas un phénomène nouveau puisque l‟association de

malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste (15) est incriminée de façon autonome

depuis la loi n° 96-647 du 22 juillet 1996. S‟il reste nécessaire que soient réalisés « un ou

plusieurs faits matériels », ces faits ne sont pas spécifiquement désignés et peuvent intervenir très

en amont de la consommation de l‟infraction projetée. Le législateur du 13 novembre 2014 n‟en a

pas moins jugé que le texte était insuffisant pour répondre à l‟ensemble des hypothèses de

préparation d‟actes terroristes. Pour endiguer le phénomène dit des « loups solitaires », il a

introduit une nouvelle infraction d‟ « entreprise terroriste individuelle ».

Définie à l‟article 421-2-6 du Code pénal (16), l‟infraction nouvelle est complexe et les autorités

consultées lors de l‟examen du projet de loi ont formulé de dures critiques au regard des

exigences de clarté et de précision des infractions pénales (17). Du point de vue de l‟acte projeté,

elle est plus restrictive que l‟association de malfaiteurs pour être limitée à la préparation des actes

terroristes les plus graves (atteintes aux personnes, détournement d‟aéronef et destructions de

biens dangereuses pour les personnes). L‟élément matériel de l‟infraction paraît également mieux

défini puisqu‟il est nécessaire de caractériser deux faits. Le premier est extrêmement large. Il

suffit « de détenir, de rechercher, de se procurer ou de fabriquer des objets ou des substances de

nature à créer un danger pour autrui », ce qui paraît très extensif puisque lesdits objets ou

substances peuvent être de toute nature et n‟ont pas à être prohibés ou spécialement

règlementés. De plus, le simple fait de les rechercher est suffisant, réduisant à peu de chose la

matérialité de cette condition. Mais la constitution de l‟infraction exige également un autre fait,

constitué de comportements alternatifs :

« recueillir des renseignements sur des lieux ou des personnes permettant de mener une action

dans ces lieux ou de porter atteinte à ces personnes ou exercer une surveillance sur ces lieux ou

ces personnes » ;

« s'entraîner ou se former au maniement des armes ou à toute forme de combat, à la fabrication

ou à l'utilisation de substances explosives, incendiaires, nucléaires, radiologiques, biologiques ou

chimiques ou au pilotage d'aéronefs ou à la conduite de navires » ;

« consulter habituellement un ou plusieurs services de communication au public en ligne ou

détenir des documents provoquant directement à la commission d'actes de terrorisme ou en

faisant l'apologie ».

Ces différents comportements semblent diversement significatifs d‟un projet terroriste véritable. Si

la deuxième hypothèse visée semble assez peu équivoque, les deux autres le sont davantage. Bien

que le « repérage » visé soit certainement un préalable à la réalisation d‟une attaque terroriste, les

comportements correspondants ne paraissent pas spécifiques et tout semble alors reposer sur la

preuve du but poursuivi par la personne. Le problème est similaire avec le dernier comportement,

la consultation de ce type de site internet pouvant tout à fait être justifiée par les besoins d‟un

travail journalistique ou scientifique. Des voix s‟étaient alors élevées pour demander au législateur

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d‟exclure explicitement ces hypothèses du champ de l‟incrimination, option qui n‟a pas été

retenue. En réalité, cette exclusion n‟était pas nécessaire sur un plan juridique puisque l‟intention

délictuelle requise fait ici défaut et que l‟infraction n‟est alors pas constituée. Il est cependant

permis de redouter de sérieuses difficultés probatoires quant aux motivations des personnes qui

réaliseraient matériellement l‟infraction.

En plus de l‟anticipation de la répression, l‟appréhension extensive du risque terroriste par le droit

pénal se manifeste également par une forte criminalisation des actes de soutien au terrorisme. Le

soutien financier au terrorisme faisant déjà l‟objet de plusieurs incriminations largement définies

(18), c‟est essentiellement au soutien moral au terrorisme que s‟est attaquée la loi du 13

novembre 2014.

La répression accrue du soutien moral au terrorisme

Jusqu‟à récemment, le délit d‟ « apologie du terrorisme » était incriminé par la loi du 29 juillet

1881, loi spéciale régissant la liberté d‟expression et ses abus. Le délit était jusqu‟ici peu appliqué

(19) et c‟est dans l‟objectif de renforcer l‟effectivité de sa répression que la loi du 13 novembre

2014 est intervenue. La rédaction de l‟incrimination n‟a pas été modifiée mais le délit a été

déplacé pour intégrer le Code pénal lui-même (20).

Ce déplacement est d‟abord important sur un plan symbolique, pour exprimer que l‟apologie du

terrorisme ne peut s‟analyser comme un simple abus dans la liberté d‟expression mais doit être

exclu du champ même de cette liberté.

Mais l‟intégration de l‟apologie du terrorisme au sein du Code pénal lui-même avait surtout pour

objectif de soustraire les poursuites exercées sur ce fondement du cadre procédural protecteur de

la loi du 9 juillet 1881. Celle-ci conditionne en effet la répression à des règles de forme

particulièrement contraignantes et enserre l‟action publique dans un délai de prescription plus

court que le droit commun (21). En rattachant l‟apologie du terrorisme aux infractions terroristes

du Code pénal, le législateur a ainsi très largement modifié les règles procédurales applicables.

Même si les régimes dérogatoires de la garde à vue et des perquisitions propres à la matière

terroriste demeurent exclus (22), il est désormais possible de recourir aux moyens d‟investigations

de droit commun ainsi qu‟à certaines techniques spéciales de surveillance, l‟infiltration,

l‟interception des correspondances ou la captation des données de connexion (23).

Le contexte particulier du début de l‟année 2015 a permis à ces modifications de déployer tous

leurs effets. Conformément aux souhaits exprimés par la Chancellerie (24), de nombreuses

poursuites ont été engagées et des peines sévères ont été prononcées (25). Cette situation et la

forte médiatisation de certaines affaires ont cependant mis en lumière la possible extension de

l‟incrimination et la difficile détermination de ses frontières. Jugée compatible avec l‟article 10 de

la Convention européenne (26), l‟incrimination semble cependant soulever des interrogations

quant à sa conformité au principe de légalité criminelle. L‟apologie n‟est en effet pas définie par la

loi et le législateur du 13 novembre ne s‟en était pas inquiété. La circulaire du 12 janvier 2015 a

pourtant ressenti le besoin d‟indiquer qu‟elle consiste à « présenter ou commenter des actes

terroristes en portant sur eux un jugement moral favorable ». Large, cette définition ne résout

certainement pas le problème du manque de prévisibilité de la répression, une circulaire n‟ayant

pas de valeur légale et ne liant pas le juge judiciaire dans son interprétation. S‟il semble peu

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probable qu‟une QPC puisse prospérer et que le Conseil constitutionnel censure le texte (27),

comme il l‟avait fait pour le délit de harcèlement sexuel (28), le grand nombre de poursuites

récemment engagées conduira certainement la Cour de cassation à se prononcer sur le champ

exact de l‟incrimination.

Mais si le délit d‟apologie du terrorisme est révélateur de l‟importance des règles de procédure

dans l‟effectivité de la répression, il est notable que la loi du 13 novembre 2013 comporte assez

peu de dispositions relatives à la procédure pénale. Ce n‟est alors pas dans l‟extension des

moyens d‟enquête sur le réseau de communication en ligne (29) ou des compétences concurrentes

des juridictions spécialisées (30) que réside l‟intérêt essentiel de la loi sur un plan procédural. Ce

qui interpelle davantage est l‟émergence de mécanismes concurrençant la procédure pénale.

II. L‟apparition de mécanismes concurrençant la procédure pénale

En droit français, le dualisme juridictionnel opposant l‟ordre administratif et l‟ordre judiciaire

apparaît comme une conséquence de la séparation des pouvoirs. En vertu de l‟article 66 de la

Constitution, l‟autorité judiciaire est la « gardienne de la liberté individuelle », ce qui emporte une

compétence exclusive des juridictions judiciaires en matière pénale, et plus précisément, de police

judiciaire. La police administrative, elle, est soumise au contrôle des juridictions administratives.

En principe, la ligne de partage est claire : la police administrative a pour objet la prévention des

atteintes à l‟ordre public, la police judiciaire la recherche des preuves des infractions déjà

réalisées. Mais, comme nous l‟avons vu plus haut, le droit pénal intervient de plus en plus

largement de façon préventive, troublant ainsi la frontière entre prévention et répression. La loi du

13 novembre 2014 a ainsi créé de nouvelles interdictions qualifiées de mesures de police

administrative (A) et le projet de loi relatif au renseignement prévoit une importante extension des

enquêtes administratives (B) échappant au contrôle du juge judiciaire.

La prolifération des interdictions administratives

Outre une extension des interdictions administratives du territoire français à l‟endroit des

étrangers, y compris ressortissants d‟un Etat membre de l‟Union européenne (31), la loi du 13

novembre 2014 a introduit un dispositif spécifique d‟interdiction de sortie du territoire d‟un

citoyen français « lorsqu‟il existe des raisons sérieuses de penser qu‟il projette » de se rendre à

l‟étranger afin de préparer des activités terroristes (32). Prononcée par le Ministre de l‟intérieur par

une décision écrite et motivée mais non précédée d‟un débat contradictoire, cette interdiction

nouvelle interroge particulièrement quant aux modalités de son contrôle (33). La mesure a pu être

considérée comme disproportionnée et la procédure comme insuffisamment respectueuse du

principe du contradictoire au regard des exigences de l‟article 8 de la Convention européenne

(34). En outre, même si les éléments permettant d‟établir le soupçon requis ne sont pas précisés

(35), il n‟est pas exclu qu‟ils puissent constituer les infractions obstacles d‟association de

malfaiteurs ou d‟entreprise individuelle terroriste. Dans ce cas, malgré la distinction opérée par le

Conseil constitutionnel entre libertés individuelles au sens de l‟article 66 de la Constitution et

liberté d‟aller et venir (36), la frontière entre police administrative et judiciaire se trouble et

l‟éviction du juge judiciaire devient discutable.

La même remarque peut être faite s‟agissant d‟une autre mesure instituée par la loi du 13

novembre 2014, et qui permet à une autorité administrative indépendante d‟ordonner le retrait de

contenu en ligne « lorsque les nécessités de la lutte contre la provocation à des actes terroristes

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ou l‟apologie de tels actes » le justifient (37). Malgré l‟évidente similarité des faits avec les

infractions étudiées plus haut, le législateur a refusé de confier au juge judiciaire l‟exclusivité de la

lutte contre ce phénomène. L‟arrêt d‟un service de communication en ligne peut bien être

prononcé par le juge judiciaire en la forme des référés (38). Mais il est également institué un

blocage (39) et un déréférencement administratif (40) des sites internet, qui est ordonné par une

« autorité administrative », la direction générale de la police nationale (DGPN). Une « personnalité

qualifiée » désignée par la Commission nationale de l‟informatique et des libertés (CNIL) a la

charge de veiller au respect de la procédure. En cas d‟irrégularité, elle peut recommander la DGPN

de mettre fin à la mesure et, si cette dernière ne se soumet pas à cette demande, saisir la

juridiction administrative. Vivement critiquée par certaines des instances consultées, sur un plan

technique comme juridique (41), la procédure est néanmoins aujourd‟hui effective et une censure

du Conseil constitutionnel semble peu probable au regard de sa position sur un mécanisme

similaire institué en matière de lutte contre la pédopornographie (42).

Mais la porosité de la frontière entre police administrative et judiciaire semble encore plus

préoccupante au regard de l‟actuel projet de loi relatif au renseignement.

Le développement des enquêtes administratives

Actuellement en débat au parlement, le projet de loi relatif au renseignement (43) a pour ambition

de créer un cadre légal global et cohérent en matière d‟enquête administrative. Bien que son

champ d‟application soit bien plus vaste que la prévention du terrorisme, cet objectif permet de

recourir à l‟ensemble des mesures instituées ou modifiées par le texte. Approuvé par le Conseil

d‟Etat (44) mais durement contesté par l‟ensemble des autorités consultatives protectrices des

droits et libertés fondamentaux (45), le projet étend considérablement le champ légal des mesures

de surveillance administrative. Aux interceptions administratives des correspondances

téléphoniques (46) s‟ajouteront ainsi des mesures de géolocalisation, des mesures de surveillance

de masse des données de connexion, la mise en place d‟un dispositif algorithmique censé détecter

les comportements préparatoires à un acte terroriste ou encore des mesures de surveillance de

proximité dites d‟IMSI-Catcher. Ces techniques de surveillance seront autorisées par le Premier

Ministre à la demande écrite et motivée des Ministres de l‟intérieur, de la défense, de la justice, de

l‟économie, du budget ou des douanes. En principe, l‟autorisation ne pourra intervenir qu‟après

avis d‟une nouvelle autorité administrative indépendante (la Commission nationale de contrôle des

techniques de renseignement), mais cet avis n‟est que consultatif et il n‟est pas obligatoire en cas

« d‟urgence absolue » (47). L‟extension des moyens d‟enquête s‟accompagne cependant de la

mise en place d‟une procédure de contrôle, aujourd‟hui quasiment inexistante (48). On pourrait

alors se réjouir que la future autorité administrative indépendante soit partiellement composée de

magistrats des deux ordres juridictionnels et, surtout, que soit instauré un contrôle juridictionnel

de ces mesures par le Conseil d‟Etat, statuant en premier et dernier ressort dans une formation

spéciale. Mais outre les importantes restrictions aux principes du contradictoire et de la motivation

des décisions de justice que comporte cette procédure, c‟est l‟articulation entre enquête

administrative et pénale qui pose particulièrement question.

En principe, en effet, les deux enquêtes ne sont pas censées interférer : l‟enquête administrative

ayant pour objet la prévention, le constat de la commission d‟une infraction doit conduire à saisir

les autorités de poursuites et à basculer vers une enquête judiciaire. Mais l‟extension conjuguée

de l‟enquête administrative et des infractions consommées au stade des actes préparatoires

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permet de craindre de sérieuses difficultés pratiques. Le projet de loi ne précise rien quant au

basculement d‟un cadre procédural à un autre. Il prévoit seulement une dérogation aux règles de

destructions des éléments recueillis lorsque les informations recueillies sont transmises au

Ministère public pour avoir révélé des faits permettant de soupçonner une infraction (49). Le

risque est alors grand que perdure l‟enquête administrative alors même qu‟une des infractions de

prévention étudiées plus haut est déjà constituée.

Mais la difficulté essentielle réside dans le silence du texte sur la possibilité Ŕ et le cas échéant, la

façon - dont les éléments recueillis pourront intégrer la procédure pénale. Au regard des

exigences de l‟article 6 de la Convention européenne, il est pourtant inconcevable que de tels

éléments puissent servir de preuve dans une procédure pénale s‟ils ne peuvent être

contradictoirement débattus ou résultent de mesures de police administrative irrégulières. Or le

projet de loi n‟en dit rien et prévoit au contraire l‟absence d‟accès des personnes surveillées au

contenu des éléments recueillis et même l‟absence d‟information sur la réalité de la mise en place

de la mesure, y compris en cas de recours fructueux devant le Conseil d‟Etat (50). Ainsi, même s‟il

semble possible de recourir, dans ce cadre à la question préjudicielle prévue devant le Conseil

d‟Etat, la difficulté est redoutable au regard de l‟absence de communication aux parties de la

motivation de sa décision. Face à ces graves incertitudes, il faut alors espérer avec le Défenseur

des droits que le projet de loi sera amendé afin d‟éviter que les techniques de renseignement

instituées ne deviennent pas un moyen de « contourner » la procédure pénale et ses garanties. Il

faut cependant observer que les modifications apportées au projet de loi lors de son adoption en

première lecture par l‟Assemblée nationale ne vont pas en ce sens (51). A défaut de sursaut

législatif, il faudra alors s‟en remettre au contrôle du Conseil constitutionnel, dont la saisine a

priori a été annoncée par le Président de la République (52).

Notes

(1) Sur le texte dans son ensemble et ses modalités d‟adoption, v. not. R. Ollard et O. Desaulnay,

« La réforme de la législation anti-terroriste ou le règne de l'exception pérenne », Droit pénal n°

1, Janvier 2015, étude 1.

(2) Art. 421-1 du Code pénal (Cp). V. plus longuement infra sur les difficultés posées par cette

définition.

(3) Sur cette définition, v. not. A Zabalza, Terrorisme, Liberté et démocratie, Bordeaux, 5 mars

2015.

(4) Le constat n‟est pas propre à la France. V. not. C. Cerda-Guzman, « La lutte contre le

terrorisme en droit constitutionnel étranger : vers un nouvel équilibre entre sécurité et

libertés ? », Revue des droits et libertés fondamentaux 2015, n°14.

(5) Art. 61 de la Constitution.

(6) Art 61-1 de la Constitution.

(7) V. les lois recensées par l‟étude d‟impact annexée au Projet de loi renforçant les dispositions

relatives à la lutte contre le terrorisme, n° 2110.

(8) Projet de loi relatif au renseignement, n° 2669, déposé à l‟Assemblée nationale le 19 mars

2015.

(9) V. not., G. Jakobs, Derecho penal del enemigo, 2e ed., traduit de l‟allemand par M. Cancio

Melía, Thomson, coll. Civitas, 2006 ; G. Jakobs, « Aux limites de l'orientation par le droit : le

droit pénal de l‟ennemi », R.S.C. 2009, p. 7.

(10) V. not. le dossier spécial de la Revue de sciences criminelles, janvier-mars 2009.

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(11) 421-1 CP.

(12) 422-1 et 422-2 CP.

(13) 121-6 et 121-7 CP.

(14) 421-2-5 al. 1 CP pour la provocation directe par tout moyen ; 421-2-4 CP pour la

provocation non suivie d‟effets par promesse, dons ou menaces.

(15) 421-2-1 CP.

(16) La peine encourue est de 10 ans d'emprisonnement et de 150 000 € d'amende.

(17) V. not., Commission nationale consultative des droits de l‟Homme (CNCDH), Avis du 25

septembre 2014.

(18) Art. 421-2-2 CP et 421-2-3 CP.

(19) L‟étude d‟impact annexée au projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre

le terrorisme faisait état de 14 condamnations entre 1994 et 2014.

(20) 421-2-5 CP.

(21) Art. 42 et s. de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

(22) 706-24-1 du Code de procédure pénale (CPP).

(23) 706-80 et s. CPP.

(24) Circulaire du 12 janvier 2015 relative aux infractions commises à la suite des attentats

terroristes commis les 7, 8 et 9 janvier 2015.

(25) V. not. pour les deux mois suivant les évènements de janvier : « Depuis les attentats, la justice

a prononcé 132 condamnations pour apologie du terrorisme », lefigaro.fr, 18 mars 2015.

(26) CEDH, 5ème s., 2 octobre 2008, n°36109/03, Leroy c. France.

(27) V. cependant, « Délit d‟apologie du terrorisme : QPC cherche avocat », Dalloz Actualité, 15

février 2015.

(28) Décision n° 2012-240 QPC du 04 mai 2012.

(29) Art. 13 à 22 de la loi du 13/11/2014.

(30) Art. 9 et 10 de la loi du 13/11/2014.

(31) L. 624-1 et suivants du Code de l‟entrée et du séjour des étrangers et du droit d‟asile.

(32) Art. L 244-1 du Code de la sécurité intérieure.

(33) V. not., qualifiant l‟interdiction de « mesure de sûreté extrême », A. Capello, « L'interdiction

de sortie du territoire dans la loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le

terrorisme », AJ Pénal 2014 p. 560.

(34) V. not., CNCDH, avis précité.

(35) La CNCDH dénonce ainsi des « appréciations exclusivement subjectives ».

(36) V. not. Décision n° 2011-631 DC du 09 juin 2011, à propos de l‟assignation à résidence des

étrangers, mesure « ne comportant aucune atteinte à la liberté individuelle » et pouvant donc

être contrôlée par le juge administratif.

(37) Art. 12 de la loi du 13/11/2014, modifiant la loi n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la

confiance dans l‟économie numérique.

(38) Art. 8 de la loi du 13/11/2014, modifiant l‟article 706-23 CPP.

(39) Décret n° 2015-125 du 5 février 2015.

(40) Décret n° 2015-253 du 4 mars 2015.

(41) V. not. CNCDH, avis précité ; Conseil national du numérique, Avis n°2014-3 du 15 juillet

2014.

(42) Décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011.

(43) Projet de loi relatif au renseignement, n° 2669, déposé le 19 mars 2015.

(44) Conseil d‟Etat, Avis n°389.754, 12 mars 2015.

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(45) V. not. CNCDH, Avis du 16 avril 2015 ; CNIL, Avis du 19 mars 2015 ; Défenseur des droits,

Avis n°15-04 du 2 avril 2015.

(46) Art. L. 241-1 et s. du Code de la sécurité intérieure (CSI).

(47) Art. 1 du projet de loi.

(48) V. not. V. Peltier, « Le droit au secret des correspondances », in Traité des droits de la

personnalité, Lexis Nexis, 2013.

(49) Futur art. L. 822-6 du CSI.

(50) Art. 4 du projet de loi.

(51) A l'heure où nous écrivons ces lignes, le texte a été adopté en 1ère lecture et étend notamment

les hypothèses de surveillance ; v. Projet de loi relatif au renseignement, adopté en 1ère

lecture par l'Assemblée nationale le 5 mai 2015, TA n° 511.

(52) Emission "Le Supplément", Canal plus, 19 avril 2015, http://www.elysee.fr

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MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015

Histoire du droit

Remarques sur la réforme de la justice, entre vents et marées de l‟histoire

Sophie Delbrel, Maître de conférences HDR en histoire du droit, Université de Bordeaux

Réformer indique la capacité à rétablir une forme initiale qui aurait été corrompue, comme à

produire une nouvelle forme sous couvert d‟une amélioration. Au regard de la justice, l‟aspiration

à la réforme accompagne historiquement le constat d‟abus, de dysfonctionnements auxquels il

faut remédier. Or la liste des problèmes structurels et conjoncturels s‟allonge à mesure que

l‟appareil de justice se développe, ce qui nourrit, à l‟évidence, l‟interrogation relative à la réforme.

C‟est pourquoi la question revient sans cesse, dès la fin du Moyen Age, avec le développement de

la justice royale. La réponse apportée par les institutions monarchiques se veut simple : de

nouveaux textes prescrivent la voie à suivre pour que la justice (re)prenne un cours normal dont

elle n‟aurait jamais dû s‟écarter. Les nouvelles prescriptions poursuivent un double but, en finir

avec les errements et mettre en place un système amélioré pour le bien-être de tous. Les sujets du

roi de France prennent très tôt le pli de la nouveauté textuelle propre à la « réformation », vocable

longtemps usité à la place de la « réforme ». Ils y sont d‟ailleurs associés, puisque les Etats

généraux trouvent leur fondement dans la volonté de corriger les abus constatés dans

l‟administration de la police et de la justice. Naissent de la sorte certaines ordonnances de

réformation au XVIe siècle, dont la plus connue reste celle de Blois de 1579 relative à la « police

générale du royaume » (1).

La réformation implique la quête d‟un ordre antérieur idéal, sans empêcher cependant l‟adoption

de mesures novatrices. En effet, le monarque profite de l‟exercice de réformation pour créer du

droit, afin de pourvoir à l‟ « ordre public » ou à la « tranquillité des sujets » (2). De manière

symptomatique, la grande ordonnance civile de 1667 met en exergue la « réformation de la

justice », moyen de souligner la volonté continue d‟améliorer le droit existant. Pour autant, la

démarche change (3), car la réforme ne résulte pas ici de la prise de parole des Etats généraux.

Tout au contraire, il s‟agit par excellence d‟une décision venue d‟en haut, ce qui conduit très vite à

qualifier les ordonnances de Colbert d‟ « ordonnances de codification ». Quant à l‟idée de

réformation, elle se cantonne désormais à des cas bien précis, concernant la juridiction des eaux

et forêts ou encore le droit ecclésiastique.

En sorte que le XVIIIe siècle, bien qu‟il n‟ait pas totalement oublié la notion de réformation, lui

préfère celle de réforme, tout au moins pour évoquer les grandes questions telles celles relatives à

la justice. Au siècle des Lumières, les discours foisonnent sur le thème de la réforme, dont la

fonction restauratrice s‟estompe au profit de la fonction constructrice. La réforme suppose dès

lors un changement profond, affectant tout autant l‟esprit que la lettre des normes ou des

institutions. La monarchie se veut quant à elle toujours réformatrice, comme le montre la réforme

du Chancelier Maupeou à la fin du règne de Louis XV (4). Les réformateurs tendent vers un but

ultime, le changement de la société, par des moyens présentés comme les plus rationnels

possibles. En matière de justice, la réforme criminelle suscite beaucoup d‟attentes (5), aussi

participe-t-elle des dernières mesures d‟importance prises par la monarchie (6). L‟humanisation

de la justice devient l‟un des enjeux de la réforme, si brusque et si violente qu‟elle en devient

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révolution, terme au demeurant emprunté aux Anglais et aux Américains (7). En tout cas, le

rapporteur du travail fourni par le premier comité de constitution au sujet de l‟organisation du

pouvoir judiciaire ne s‟y trompe pas, lorsqu‟il affirme le 17 août 1789 : « il est indispensable

qu‟une révolution absolue s‟opère dans le système de nos tribunaux » (8).

Dans ces conditions, la Révolution rend-elle l‟idée de réforme obsolète ? Oui, à considérer

l‟ampleur et la dynamique du changement qui dépassent, en quelque sorte, la mesure de la

réforme. La Révolution vide-t-elle la réforme de sa substance ? Sur ce point, la réponse apparaît

quelque peu délicate. Si la Révolution, par son objet même, semble ôter toute raison d‟être à la

réforme, elle n‟en épuise pas tous les ressorts. La question anime toujours les esprits parce que

rien, au fond, ne satisfait vraiment ni ne semble tout à fait définitif, comme en témoigne le

nombre des constitutions. La fièvre réformatrice, de fait, attend l‟ère napoléonienne pour

retomber. Certes, le caractère autoritaire du régime napoléonien explique ce reflux. Mais au-delà,

Napoléon Bonaparte parvient à faire accroire à la durabilité de ses créations, ce qui touche à

l‟essence des institutions. La justice participe des fameuses « masses de granit » jetées « sur le

sol de la France » (9), en vue de clore définitivement la Révolution. Un coup d‟arrêt se trouve par

conséquent donné à la thématique de la réforme, donnant acte par la même occasion du lien entre

réforme et révolution.

L‟achèvement de la Révolution élude pour longtemps toute réforme digne de ce nom, si bien que

la justice semble à bien des égards figée dans un temps immobile. Le phénomène surprend, au

regard de la succession des régimes politiques entre 1814 et 1958. Y voir un signe de perfection

napoléonienne serait fort exagéré, car des motifs d‟insatisfaction apparaissent, et, partant, des

envies de réforme (10) se manifestent assez vite au sujet de l‟institution judiciaire. Dès lors,

appréhender la réforme de la justice et ses ressorts conduit surtout à s‟interroger sur ses non-

lieux et ses non-dits.

En tout état de cause, à partir de 1814, la réforme de la justice se révèle une entreprise ardue quel

que soit le régime politique considéré. Amender la masse de granit exige une forte volonté

politique, au final autant révolutionnaire dans l‟esprit que proprement réformatrice.

I Ŕ La réforme ardue d‟une masse de granit

Au rang des éléments les plus durs du granit judiciaire au XIXe siècle se placent les magistrats,

dont les rémunérations représentent la plus grande part du budget de la justice (11). Ils forment

un groupe très hétérogène au regard de leurs fonctions ou de leurs grades, bien sûr, mais aussi au

regard de leurs rémunérations (12). Napoléon Bonaparte a fait retrouver à la justice un lustre

oublié sous la Révolution, mais cette distinction bénéficie surtout à la haute magistrature. Un

fossé profond existe ainsi entre un juge de paix (13) et un conseiller à la Cour de cassation, aux

antipodes de la hiérarchie judiciaire. Cependant, le juge et le conseiller partagent un destin

commun, celui de l‟asservissement à l‟égard du pouvoir politique, tant leur entrée dans la carrière

comme le déroulement de celle-ci dépendent des réseaux de relations dans lesquels ils

parviennent à s‟insérer. De ce point de vue, les mentalités n‟évoluent guère depuis le Consulat.

Pour reprendre les mots de Thiers, « il y avait alors (….) une expression courante, qui peignait

parfaitement l‟état des esprits. Il faut se montrer, disait-on ; il faut prouver que, loin de vouloir

créer des obstacles au nouveau gouvernement, on est prêt au contraire à l‟aider » (14).

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Les changements de régime fournissent autant d‟occasions de faire et de défaire les clientèles

politiques, par la voie de l‟épuration s‟agissant de l‟administration de la justice. Un tel mouvement

de balancier empêche, à l‟évidence, la sérénité indispensable à l‟exercice de la justice. Aussi une

réforme essentielle consiste-t-elle à établir véritablement l‟inamovibilité des magistrats,

perspective dangereuse aux yeux du pouvoir politique. Pourtant, l‟inamovibilité en elle-même

n‟évacue pas toute pression politique, comme le fait remarquer Lefèvre-Pontalis aux Constituants

en 1875 (15). Mais elle fait figure de réforme par trop osée pour un régime qui, à l‟image de ses

prédécesseurs, regarde intrinsèquement les juges comme les agents serviles du pouvoir politique.

La IIIe République commençante montre d‟ailleurs une grande hostilité à l‟endroit des magistrats.

La réforme de la justice anime les esprits et les débats (16). Jules Grévy, Président de la Chambre

des députés, s‟exprime crûment sur le sujet : « Je ne connais qu‟une réforme à réaliser dans la

magistrature, c‟est sa suppression » (17). De façon paradoxale, tandis que les opportunistes font

de la réforme de la magistrature leur priorité, ils s‟attachent à ne modifier que fort peu la situation

des juges (18). En effet, la loi du 30 août 1883 dresse le cadre d‟une vaste épuration, mais elle ne

réalise pas à proprement parler une grande réforme, pas plus qu‟elle n‟aboutit aux économies

annoncées.

Obéissant aux mêmes réserves, la réforme des règles relatives au recrutement et à l‟avancement

des magistrats tarde (19) et reste très en-deçà de ce qui serait envisageable dans la perspective de

séparation des pouvoirs. De plus, la méthode retenue concrètement pour réformer surprend dans

le cadre du régime parlementaire, puisque des décrets Ŕ et non des lois Ŕ décident desdits

changements de règles. A posteriori ces dispositions réglementaires apparaissent particulièrement

importantes car elles introduisent le principe du concours d‟entrée dans la magistrature,

finalement repoussé au profit d‟un examen professionnel. Quoi qu‟il en soit, la technique des

décrets en dit long sur l‟estime accordée à la justice par la IIIe République. Cependant le régime

républicain « s‟était peu à peu affermi, et l‟on pouvait penser, aux environs de 1900, qu‟il n‟avait

plus d‟adversaire valable », à en croire Maurice Garçon (20). Simplement le pouvoir législatif et le

pouvoir exécutif n‟entendent pas apporter des limites à leurs expressions, ce qui rend illusoire

toute évolution vers l‟indépendance de la justice (21), réforme sous-jacente aux questions

d‟inamovibilité et de carrière au sein de la magistrature.

Outre cette dimension qualitative, la réforme de la justice revêt une dimension quantitative, à

travers l‟interrogation sur la myriade des magistrats, étroitement liée à celle du nombre des

tribunaux. Pour imparable qu‟il soit, l‟argument budgétaire toutefois ne suffit pas à décider,

jusqu‟à la IIIe République, d‟une réduction réelle des sièges de justice. Là encore l‟absence de

mesure effective frappe sur le long XIXe siècle, alors que l‟occupation faible, voire inexistante de

nombreux juges dans les campagnes se trouve constamment dénoncée. Le développement de la

statistique judiciaire sert à déterminer les seuils attendus de l‟activité juridictionnelle et, en

conséquence, à entreprendre la réforme à la faveur du redressement des finances publiques

orchestré par Poincaré en 1926 (22). Des décrets-lois organisent la réduction drastique du nombre

des tribunaux et évitent par là même toute discussion parlementaire. La réforme est si brutale

qu‟elle déclenche une opposition généralisée dans les petites villes touchées par les suppressions.

Aussi connaît-elle dès 1929 des altérations, avant d‟être vidée de son sens en 1930 (23).

En réalité, la réforme soulève des questions auxquelles le pouvoir politique ne souhaite pas

vraiment apporter de réponse, parce qu‟elles sont trop dépendantes du rehaussement de la justice

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dans l‟Etat. L‟amélioration de la justice passe en effet par la pleine considération du juge et

implique notamment sa reconnaissance sociale. Une telle reconnaissance n‟exigerait pas l‟érection

d‟un troisième pouvoir constitutionnel mais appellerait dans les faits une révolution, au sens d‟une

transformation complète du regard jeté sur la justice et des moyens qui lui sont dévolus.

II Ŕ La réforme en substitut de révolution

Après la triste expérience de l‟Etat français, le terme de révolution (24) n‟apparaît guère approprié

aux changements que la fin de la Seconde Guerre mondiale rend nécessaires. La réforme peut

donc être menée avec une grande latitude pour recomposer une justice ô combien atteinte (25).

Une première réponse aux problèmes de recrutement est trouvée dans l‟ouverture de la

magistrature aux femmes, même si ce n‟est pas l‟objet principal de la loi du 11 avril 1946.

Cependant la féminisation ne saurait évidemment suffire au redressement de la justice, dont les

difficultés structurelles perdurent. La profession de magistrat n‟attire pas, pour des raisons aussi

bien d‟ordre moral que matériel. Dans ces conditions, la mise en place du Conseil Supérieur de la

Magistrature (CSM) (26), comme la reconnaissance des associations de magistrats laissent penser

que la réforme s‟opérera rapidement. Las ! Dans la reconstruction de la République, la mise en

place d‟une « justice [qui] soit la justice » (27) n‟a pas lieu, en dépit des nouvelles règles

constitutionnelles posées en 1946. Le manque de stabilité des gardes des Sceaux n‟y est, du reste,

sans doute pas étranger.

Le changement de régime politique, en 1958, va se révéler propice à la conduite d‟une véritable

réforme, dont l‟ampleur n‟est pas sans rappeler celle conduite par Poincaré trente-deux ans

auparavant. Le nouveau ministre de la Justice, Michel Debré, en est l‟auteur. Selon Yves Guéna, son

ancien directeur de cabinet, Michel Debré « partait d‟un jugement très critique qu‟il portait sur le

fonctionnement de la Justice, sur le corps judiciaire en 1958, sujets sur lesquels il avait beaucoup

écrit (…) il considérait que la Justice, le corps judiciaire, n‟avait plus le prestige et la place dans

l‟Etat que justifiait sa mission éminente (…) Il voulait rendre à la Justice la place qu‟elle doit avoir,

et il lui fallait donc la réformer » (28). La réforme s‟effectue par voie d‟ordonnances et se révèle

d‟une grande cohérence. Pour la première fois depuis les mesures napoléoniennes, prédomine le

souci d‟appréhender simultanément les différents problèmes ayant constitué les points

d‟achoppements des réformes envisagées précédemment. Aussi le recrutement, le nombre des

magistrats, de même que les règles relatives à leur avancement ou encore leur formation

retiennent-elles toute l‟attention du ministre. En toute logique, le CSM n‟est pas épargné par la

réforme, qui va dans le sens de meilleures garanties offertes aux magistrats dans le déroulement

de leur carrière (29). Sur un plan matériel, la revalorisation des traitements contribue sans surprise

à redonner de l‟attrait à la profession, de même que de la considération sociale.

Il reste à s‟interroger sur les raisons de la réussite de cette réforme d‟envergure. La conjoncture,

sans doute, s‟avère très favorable, dans la mesure où la justice ne constitue pas l‟objet le plus

attendu de l‟ensemble des réformes menées alors. L‟opinion publique ne se saisit guère de la

question, pas plus que le Parlement. Le gouvernement se retrouve ainsi libéré de toute entrave

(30). Mieux, la réforme recueille l‟assentiment des intéressés, ce qui n‟était pas le cas en 1926. Or

cet aspect s‟explique par la façon dont la réforme a été conçue, avec une vraie mise en

perspective. En effet, outre la situation des magistrats, celle des autres professions en lien avec la

justice a été appréhendée dans le même temps (31), ce qui évite de créer des sources durables de

mécontentement. Enfin, last but not least, la volonté politique se traduit en 1958 par l‟adéquation

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des moyens financiers, correspondant à une évaluation précise des besoins générés par l‟activité

juridictionnelle (32).

De fait, la réforme de la justice n‟occupe guère une place de choix dans la tradition républicaine

française, avec des changements essentiels opérés hors voie législative. La « translation » de

l‟administration pénitentiaire vers le ministère de la justice en 1911 illustre bien ce phénomène

(33). Au-delà, la profondeur des évolutions décidées par les réformateurs ne saurait en vérité se

déduire de l‟existence ou de l‟ampleur du débat public sur les questions traitées. La raison,

d‟ordre politique, est à rechercher, assurément, dans la crainte que « « les petits juges » ne

deviennent trop libres et ne ressuscitent la « terrible » époque des parlements » (34). A cet égard,

la réforme de la justice Ŕ voire la révolution- reste encore à mener au début de la Ve République.

Notes

(1) Longue de 363 articles, elle traite de diverses matières telles que l‟organisation de la justice, le

droit matrimonial ou encore de la discipline ecclésiastique ; elle est dite « de Blois » par

référence aux Etats généraux tenus dans cette ville en 1576-1577. Cf. par exemple Jean-Louis

Harouel, Jean Barbey, Eric Bournazel, Jacqueline Thibaut-Payen, Histoire des institutions de

l‟époque franque à la Révolution, Paris, PUF, 1996, p. 297-299.

(2) François Saint-Bonnet, Yves Sassier, Histoire des institutions avant 1789, Paris, Montchestien,

2004, p. 356.

(3) Ibid., p. 358.

(4) Cf. par exemple sur le sujet Jean-Luc A. Chartier, Justice, une réforme manquée 1771-1774 Ŕ

Le chancelier de Maupeou, Paris, Fayard, 2009, p. 213 à 254.

(5) Pour un panorama des questions abordées alors, cf. Jean-Pierre Royer, Jean-Paul Jean, Bernard

Durand, Nicolas Derasse, Bruno Dubois, Histoire de la justice en France, Paris, PUF, 2010, p.

151 à 197.

(6) Jean-Marie Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Paris, PUF, 2014, p. 412

à 429.

(7) Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1994, v°

Révolution, le mot a d‟abord été employé au sujet du changement de dynastie anglaise, puis au

sujet de la guerre d‟indépendance américaine.

(8) Jean-Pierre Royer et al., op. cit., p. 240, citent Nicolas Bergasse, député du tiers Etat.

(9) Napoléon Bonaparte emploie ces mots en l‟an X, mais l‟expression peut s‟appliquer à la justice

Ŕ refondée en l‟an VIII Ŕ dans la mesure où elle « organise la nation » : cf. le discours du

Premier Consul rapporté par Jean-Joseph Damas-Hinard, Napoléon. Ses opinions et

jugements sur les hommes et sur les choses, recueillis par ordre alphabétique, Paris, Duféy,

1838, t II, p. 51.

(10) Pour une analyse détaillée, cf. Jacques Krynen, L‟Etat de justice France, XIIIe-XXe siècle II -

L‟emprise contemporaine des juges, Paris, Gallimard, 2012, p. 77 à 103.

(11) Sur l‟ensemble de ces aspects, cf. l‟ouvrage fondamental de Jean-Charles Asselain, L‟argent

de la justice Ŕ Le budget de la justice en France de la Restauration au seuil du XXIe siècle,

Bordeaux, PUB, 2009, p. 171-176 et p. 245 : encore en 1902, 85% du budget de la Justice

concerne les crédits de personnel.

(12) Jean-Charles Asselain, La rémunération des magistrats, in Sophie Delbrel (dir.), Le prix de la

justice Ŕ Histoire et perspectives, Bordeaux, PUB, 2012, p. 147 à 161. Cette rémunération

dépend alors de leur fonction, non de leur ancienneté.

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(13) Concernant la situation singulière du juge de paix et ses répercussions , cf. Jean-Charles

Asselain, L‟argent…., op. cit., p. 235.

(14) Histoire du Consulat et de l‟Empire, Paris, Paulin, 1845, t I, p. 113.

(15) « l‟inamovibilité ne protège le magistrat que d‟un seul côté : elle fait qu‟il n‟a rien à craindre

du côté du pouvoir, mais elle ne fait pas qu‟il n‟ait pas tout à en attendre et à en espérer »,

propos rapporté par Spriet et cité par Jean-Pierre Machelon, La République contre les

libertés ?, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1976, p. 73-74.

(16) L‟acuité de la question sous la IIIe République ne doit pas faire oublier les velléités

précédentes de réforme : cf. Frédéric Chauvaud, Jean-Jacques Yvorel, Le juge, le tribun et le

comptable Ŕ histoire de l‟organisation judiciaire entre les pouvoirs, les savoirs et les discours

(1789-1930),Paris, Economica, 1995, p. 191 à 226.

(17) Cité par Jean-Pierre Royer, Histoire de la justice en France, Paris, PUF, 2001, p. 621.

(18) Jean-Pierre Machelon, op. cit., p. 77.

(19) Pour une approche critique des mentalités, cf. Frédéric Monier, « La République des faveurs,

in Marion Fontaine, Frédéric Monier, Christophe Prochasson (dir.), Une contre-histoire de la

IIIe République, Paris, La Découverte, 2013, p. 339 à 352.

(20) Histoire de la justice sous la IIIe République, Paris, Fayard, 1957, tome III, p. 247.

(21) Sur la portée de cette indépendance jusqu‟à nos jours, cf. Jacques Krynen, op. cit., p. 350 à

354.

(22) Jean-Pierre Royer, op. cit., p. 771-772.

(23) Jean-Charles Asselain, L‟argent…., op. cit., p. 330 à 333.

(24) Il faut rappeler que par « Révolution nationale », Pétain désignait l‟ensemble des réformes

entreprises dans le cadre de l‟Etat français au lendemain de la défaite de 1940. Sur la période,

cf. Alain Bancaud, Une exception ordinaire La magistrature en France 1930-1950, Paris,

Gallimard, 2002, p. 185 à 300.

(25) Cf. Alain Bancaud, « L‟épuration judiciaire à la Libération : entre légalité et exception », in

Association Française pour l‟Histoire de la Justice, La justice de l‟épuration à la fin de la

Seconde Guerre mondiale, Paris, La documentation Française, 2008, p. 205 à 234.

(26) Jean-Pierre Royer, op. cit., p. 879, un CSM a déjà été créé en 1883.

(27) Propos du Général de Gaulle en 1946, rapportés par François Mauriac, De Gaulle, Paris,

Grasset, 1964, rééd. 2010, p. 145.

(28) « La réforme Debré de 1958 », in Institut et Fondation Charles de Gaulle, Charles de Gaulle et

la justice, Actes du colloque Palais du Luxembourg Ŕ Paris 29-30 novembre 2001, Cujas, p. 45

à 50.

(29) Avec des différences notables entre magistrats du siège et du parquet : cf. par exemple

Robert Badinter, « André Braunschweig et le statut des magistrats du parquet », in Association

Française pour l‟Histoire de la Justice, Hommage à André Braunschweig Ŕ Mettre l‟homme au

cœur de la justice, Paris, Litec, 1997, p. 69 à 74.

(30) Cf. Yves Guéna, op. cit. et loc. cit., qui souligne aussi l‟absence de syndicats de magistrats. A

cela il faut ajouter la discrétion de l‟entourage de Michel Debré : Jean-Pierre Royer et al., op.

cit., p. 1087.

(31) Jean-Charles Asselain, L‟Argent…, op. cit., p. 335, souligne l‟importance de la question des

greffiers.

(32) Ibid.

(33) Ibid., p. 199 à 207.

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(34) Bertrand Louvel, « Le prix d‟une justice modernisée en termes de changements culturels », in

Sophie Delbrel (dir.), op. cit., p. 415 à 425.

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MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015

Philosophie du droit

La « bouche de la loi » ? Figures du juge dans L‟Esprit des lois

Céline Spector, Université Bordeaux Montaigne - SPH

« Les lois sont les yeux du prince ; il voit par elles ce qu‟il ne pourrait pas voir sans elles. Veut-il

faire la fonction des tribunaux ? Il travaille non pas pour lui, mais pour ses séducteurs contre lui »

(EL, VI, 5).

Faut-il neutraliser le pouvoir des juges (1) ? La question n‟est pas nouvelle : elle a été abordée par

Montesquieu dès le milieu du XVIIIe siècle : l‟auteur de L‟Esprit des lois a soutenu que le juge

devait être la simple « bouche de la loi ». La formule a fait mouche. Mais comment l‟entendre au

juste ? Montesquieu défend-il réellement une forme stricte de légicentrisme, associée à sa célèbre

théorie de la distribution des pouvoirs (2) ? Considère-t-il le pouvoir d‟interprétation du juge

comme une source d‟arbitraire et d‟abus de pouvoir ?

Cet article entend montrer que la philosophie du droit, chez Montesquieu, demeure étroitement

tributaire de la philosophie politique (3). Le rôle du juge varie en fonction des formes de

gouvernement, et le despotisme sert de repoussoir afin d‟identifier les formes non liberticides du

pouvoir de juger. La réflexion sur l‟attribution et la limitation du pouvoir de juger (I) ainsi que sur

les modalités du jugement (II) ne peut être séparée de la critique de l‟absolutisme. Si Montesquieu

ne verse pas dans la satire comme le fera plus volontiers Voltaire, s‟il efface entre le manuscrit et

la version imprimée toute référence aux lettres de cachet (4), il ne faut pas minimiser sa critique

de la montée en puissance de la justice royale. En tant qu‟ancien magistrat, Conseiller à la Cour

puis Président à mortier du Parlement de Bordeaux (1714-1726) où il a siégé onze ans au pénal à

la Tournelle (5), Montesquieu a eu l‟occasion d‟observer de près les audiences et pratiques

judiciaires de son temps, et d‟analyser leurs effets sur la liberté des sujets. L‟Esprit des lois

propose ainsi une réflexion sur les conditions de la liberté politique, à laquelle l‟analyse du

pouvoir de juger demeure subordonnée.

L‟indépendance du judiciaire et la question de l‟équité

1) Le Discours sur l‟équité

Après des études de droit à la Faculté de Bordeaux, Montesquieu part à Paris entre 1709 et 1713

afin de compléter son cursus. De cette époque date la compilation de ses notes en six cahiers, la

Collectio juris, récemment éditée dans les Œuvres complètes (t. XI et XII). Ces volumes

comprennent les notes sur le Codex et le Digeste, des résumés de procès auxquels Montesquieu

avait assisté auprès de diverses juridictions parisiennes, ainsi que des extraits de coutumiers

comme la Coutume de Bretagne (1694). Ce travail soutenu ne s‟est sans doute pas fait sans un

léger ennui, dont témoigne une note de l‟abbé Guasco, l‟un de ses proches, qui relève : « obligé

par son père de passer toute la journée sur son Code, il s‟en trouvait le soir si excédé, que pour

s‟amuser, il se mettait à composer une lettre persane, et que cela coulait de sa plume sans étude »

(6). De cette époque date surtout un discours académique de rentrée au Parlement de Bordeaux à

l‟automne 1725, date à laquelle Montesquieu, souhaitant se consacrer à son œuvre après le succès

fulgurant des Lettres persanes, prend sans doute la décision de vendre la charge léguée par son

oncle et de retrouver sa liberté.

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Ce Discours sur l‟équité qui doit régler les jugements et l‟exécution des lois témoigne d‟une

rhétorique particulière, puisqu‟il s‟agit d‟un discours de rentrée du Parlement adressé aux

magistrats, aux avocats et aux procureurs. Qu‟on juge de l‟éloquence ampoulée de la première

phrase du discours : « Que celui d‟entre nous qui a rendu les lois esclaves de l‟iniquité de ses

jugements périsse sur l‟heure, qu‟il trouve en tous les lieux la présence d‟un Dieu vengeur, et les

puissances célestes irritées ; qu‟un feu sorte de dessous terre et dévore sa maison ; que sa

postérité soit à jamais humiliée ; qu‟il cherche son pain et ne le trouve jamais ; qu‟il soit un

exemple affreux de la justice du Ciel comme il en a été un de l‟injustice de la terre » - écho d‟un

propos de l‟empereur Constantin (7). Montesquieu n‟hésite pas à employer les ressorts les plus

éculés de l‟hyperbole en qualifiant le juge dépourvu de la « vertu essentielle » de justice de

« monstre dans la société » (8). Mais la suite nous intéresse davantage. Montesquieu y propose en

effet ce qui s‟apparente à un portrait idéal du juge, à la fois du point de vue de ses vertus

intellectuelles et de ses vertus morales. Vertus intellectuelles d‟abord : le juge doit être clairvoyant

et éclairé, apte à déjouer les fourberies des avocats et la mauvaise foi des plaideurs ; il doit être

suffisamment instruit, et s‟appliquer sans relâche à l‟étude, par les « sueurs » et les « veilles » ; il

doit enfin être capable de rendre la justice avec promptitude, sans se faire prendre à l‟écheveau

des procédures. Qualités morales ensuite : aptitude à surmonter la tentation de la corruption,

affabilité et humanité, impartialité. Montesquieu insiste beaucoup sur la nécessité que le devoir de

neutralité ne se convertisse pas en rigueur et en froideur. L‟aptitude du juge à entendre les

plaintes est jugée essentielle : « Ainsi dans nos mœurs, il faut qu‟un juge se conduise de manière

envers ses parties, qu‟il leur paraisse bien plutôt réservé que grave, et qu‟il leur fasse voir la

probité des Catons sans leur en montrer la rudesse er l‟austérité » (9).

Ce tableau du juge idéal ne se retrouve nulle part ailleurs dans l‟œuvre de Montesquieu. Il fait sans

doute partie des attendus d‟un discours de circonstances au Parlement. En revanche, l‟esquisse de

généalogie du rôle du juge présente dans le Discours sur l‟équité trouvera un écho dans L‟Esprit

des lois. Dès 1725, Montesquieu favorise une approche historique des questions juridiques. Le

rôle des magistrats varie en fonction de l‟état du droit, qui est lui-même fonction de l‟état des

mœurs. Aussi Montesquieu oppose-t-il deux époques, celle des origines primitives de la

monarchie, celles des temps civilisés : les premières sont les « mœurs sauvages » de peuples

pasteurs qui n‟avaient à régler que des différends relatifs au partage du butin, à la pâture ou au

vol des bestiaux, ou de peuples guerriers qui usaient de moyens comme l‟ordalie pour trancher

leurs conflits : à cette époque, tout le monde pouvait être magistrat. La spécialisation de l‟office

du juge date de l‟apparition de mœurs plus raffinées, qui sont celles de peuples agriculteurs et

commerçants. Avec l‟apparition de l‟agriculture et du commerce, de formes foncières et mobilières

de propriété, l‟artifice et la fraude deviennent en effet plus fréquents. Comme le stipulera le livre

XVIII de L‟Esprit des lois, c‟est donc pour remédier à ce nouvel état des choses que le droit a du

s‟adapter et gagner en complexité (10). Dès le Discours sur l‟équité, le processus de spécialisation

de l‟office judiciaire est ainsi magistralement esquissé : à l‟issue de cette transformation des

mœurs et de cette transformation du droit, « les magistratures n‟ont plus été le partage que des

citoyens éclairés » (11).

L‟indépendance de l‟autorité judiciaire

Dans la France d‟Ancien Régime, où coexistent pays de droit écrit et pays de coutumes, pour

partie codifiées et harmonisées avec les ordonnances royales et la jurisprudence des Parlements

(12), il est généralement reconnu que le monarque interprète les lois. Le roi peut exercer sa

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puissance ex plenitudine potestatis en modifiant ou en rejetant un verdict, voire en déterminant

explicitement l‟interprétation du droit. Néanmoins, en raison de la multiplicité des sources du

droit, le pouvoir royal fut contraint de concéder aux juges un pouvoir important d‟interpréter les

lois (13).

Selon Jean-Louis Halpérin, cette conception mesurée de l‟interprétation juridique s‟exprime dans

les dictionnaires de droit publiés en français au XVIIe et au XVIIIe siècle. On la trouve notamment

chez Claude de Ferrière, dans son Dictionnaire de droit et de pratique, d‟abord publié sous le titre

Introduction à la pratique en 1684, puis sous forme de dictionnaire en 1734, 1740 et 1749.

Professeur de droit romain et de droit français, Claude de Ferrière considère que l‟interprétation

des ordonnances royales est un pouvoir réservé au roi selon la maxime romaine : Ejus est legem

interpretari, cujus est legem condere. Néanmoins, les Cours peuvent proposer une juste

interprétation en étendant ou en restreignant les ordonnances selon la raison et l‟équité. Selon

Ferrière, « Équité est un juste tempérament de la loi, qui en adoucit la rigueur en considération de

quelques circonstances particulières de fait. [...] Le juge peut donc pencher du côté le plus

équitable et le plus approchant du droit de nature qui est appelé summa ratio. [...] Mais quand la

loi est claire et certaine, qu‟elle ne reçoit ni par rapport à sa décision, ni par rapport aux termes

dans lesquels elle est conçue, aucune interprétation, le juge est dans l‟obligation de la suivre

ponctuellement. Comme il ne lui est pas permis de s‟en écarter, au cas qu‟il trouve trop injuste de

la suivre, il doit avoir recours au Prince, pour savoir quel sens il veut qu‟on lui donne » (14). Pour

Ferrière, seuls les juges souverains peuvent parfois écarter leurs jugements de la rigueur de la loi,

quoique sa décision soit claire et précise, « lorsque des justes raisons paraissent l‟exiger » (15).

Dans ce contexte, Montesquieu refuse de prendre part à ces débats en tant que technicien du

droit. Contrairement à Domat ou à d‟Aguessau, il ne propose pas de théorie de l‟interprétation

juridique. Son point de vue est politique : celui qui se dit « écrivain politique » entend à la fois

lutter sans concession contre l‟absolutisme juridique et limiter autant que possible l‟arbitraire des

juges. Entre ces deux écueils, sa théorie de la modération tente de trouver un juste milieu.

L‟Esprit des lois ne propose donc pas de théorie approfondie de l‟équité. Alors que l‟équité,

prohibée en France par l‟ordonnance civile de 1667, était invoquée par de nombreux

parlementaires dans leur lutte contre l‟absolutisme, Montesquieu ne choisit pas de privilégier cette

voie. Il use du terme équité, le plus souvent, dans le sens général de « lois naturelles » qui

précèdent le droit (16). Son combat contre l‟arbitraire ne se traduit que marginalement par une

réflexion sur l‟arbitrage (17). Dans son œuvre, le concept d‟esprit des lois se substitue à celui

d‟équité pour rendre compte de ce qui dépasse la lettre de la loi, soit de l‟intention du législateur

et de la convenance avec la politique et la culture, la géographie et l‟histoire (18). Il est révélateur,

à cet égard que le vulgarisateur de L‟Esprit des lois dans L‟Encyclopédie Ŕ le Chevalier de Jaucourt

Ŕ définisse juridiquement l‟équité dans l‟article éponyme, mais ne se réfère in fine à Montesquieu

que pour évoquer une formule convenue des Lettres persanes (83) sur le désir naturel de justice

(19). Seul un fragment consigné dans le Dossier de L‟Esprit des lois emploie le concept d‟« équité »

en relation avec une décision judiciaire. Concernant le droit prétorien, Montesquieu soutient que «

Ce que la Loi aurait jugé dans sa rigueur, le préteur le jugea par des raisons d‟équité. Là où la Loi

refusait une action directe, le préteur donna une action qu‟on appela utile. [...] Pendant que la Loi

vous liait les mains, le préteur vous laissait souvent la liberté d‟agir. Cela fit que les jurisconsultes

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exercèrent encore mieux leur art, mettant cette raison d‟équité sans cesse aux prises avec la

raison du droit » (20).

Le combat philosophique se situe donc ailleurs. Montesquieu accorde une attention nouvelle au

pouvoir de juger, jusqu‟ici largement négligé par les philosophes. Il pose d‟abord la question de

l‟attribution du pouvoir de juger. Qui peut juger ? Dans quels gouvernements le souverain peut-il

être juge ? L‟Esprit des lois propose une réflexion différenciée selon la nature des régimes : le

despotisme, qui concentre tous les pouvoirs, joue le rôle de repoussoir. Là où la même personne

(fût-ce via ses sbires ou ses « bachas ») élabore les lois, les exécute et sanctionne leur infraction,

les pires abus d‟une justice expéditive et violente sont à craindre. En revanche, dans les États

« modérés », qu‟ils soient républicains ou monarchiques, il importe que le pouvoir de juger ne soit

pas confondu avec les deux autres pouvoirs de l‟État (législatif et exécutif). Dans les républiques,

et en particulier dans les démocraties antiques, on veillera donc à limiter le pouvoir de juger du

peuple en le soumettant à une instance extérieure apte à le censurer (ainsi de l‟Aréopage à

Athènes). Là où en vertu du tirage au sort, chaque citoyen peut être juge (21), il convient de

prévoir une forme de « sénat » qui puisse contrôler les décisions du peuple, potentiellement mû

par ses passions, manipulé par des démagogues ou des orateurs. Selon Montesquieu, le risque de

partialité ou de corruption est tel en démocratie qu‟il convient absolument de tempérer le pouvoir

du peuple en matière judiciaire.

Or dans les monarchies modernes, la situation diffère du tout au tout. Montesquieu y approuve le

système de justice patrimoniale, malgré l‟incompétence qu‟il suscite parfois : la vénalité des

charges, à ses yeux, favorise l‟autonomie statutaire à l‟égard du prince (V, 19). Dans les

monarchies, il ne s‟agit plus d‟éviter l‟abus de pouvoir du peuple, mais celui du monarque. Dans

ce régime, on évitera donc surtout de confier au prince le pouvoir de juger Ŕ sans quoi le même

individu serait à la fois juge et partie. Les prétentions absolutistes au monopole de la justice sont

radicalement contraires à la liberté, et feraient basculer la monarchie dans le pire despotisme :

Dans les États despotiques, le prince peut juger lui-même. Il ne le peut dans les monarchies: la

constitution serait détruite, les pouvoirs intermédiaires dépendants, anéantis : on verrait cesser

toutes les formalités des jugements ; la crainte s‟emparerait de tous les esprits ; on verrait la

pâleur sur tous les visages ; plus de confiance, plus d‟honneur, plus d‟amour, plus de sûreté, plus

de monarchie.

Voici d‟autres réflexions. Dans les États monarchiques, le prince est la partie qui poursuit les

accusés et les fait punir ou absoudre ; s‟il jugeait lui-même, il serait le juge et la partie. Dans ces

mêmes États, le prince a souvent les confiscations : s‟il jugeait les crimes, il serait encore le juge et

la partie. De plus, il perdrait le plus bel attribut de sa souveraineté, qui est celui de faire grâce. Il

serait insensé qu‟il fit et défit ses jugements : il ne voudrait pas être en contradiction avec lui-

même (VI, 5).

Contre Cardin le Bret ou Bodin (22), Montesquieu récuse ainsi la prétention du roi à juger en

personne, de même qu‟il s‟oppose à l‟extension indéfinie des cas royaux, que l‟Ordonnance

criminelle de 1670 ne balise pas suffisamment (23). Pour Cardin Le Bret, la monarchie de droit

divin impose de réserver la justice au monarque :

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Quand les peuples jouissoient de la puissance souveraine, c‟estoit eux seulement qui avoient dans

leur République l‟autorité de faire les loix. Mais depuis que Dieu a establi les Roys sur eux, ils ont

été privez de ce droit de souveraineté, et l‟on n‟a plus observé pour loix que les Commandements

et les Edits des Princes [...] puisque les Rois ont été instituez de Dieu pour rendre la justice à tout

le monde [...]. En toutes ces rencontres, il n‟y a point de doute que les Rois peuvent user de leur

puissance et changer les Loix et les Ordonnances anciennes de leurs États, ce qui ne s‟entend pas

seulement des Loix générales, mais aussi des Loix municipales, et des Coutûmes particulières des

Provinces. [...] Il n‟appartient aussi qu‟aux Princes d‟expliquer le sens des Loix, et de leur donner

telle interprétation qu‟ils veulent [...] la Souveraineté n‟est non plus divisible que le point en la

Géométrie (24).

Montesquieu congédie cette mystification associée à la théorie de la souveraineté absolue : le

prince n‟est pas la loi vivante ; il n‟est pas l‟incarnation de la justice ni le détenteur de la

juridiction suprême ; il n‟est pas juge en équité au-dessus des lois. Quant aux justices

seigneuriales, elles sont parfaitement fondées, comme en témoigne l‟analyse de la féodalité

comprise dans les livres historiques finaux de L‟Esprit des lois (25). Selon Montesquieu, le droit de

justice étant inhérent au fief, les juridictions seigneuriales dérivent d‟un enracinement territorial

(XXX, 20). Dans la querelle sur les origines de la monarchie française, l‟auteur de L‟Esprit des lois

demeure plus proche de la thèse aristocratique Boulainvilliers que de la thèse royale de Dubos. Là

où l‟abbé Dubos présentait l‟appropriation du pouvoir de juger par les seigneurs comme une

scandaleuse usurpation, Montesquieu considère que la justice seigneuriale fut d‟emblée un droit

lucratif inhérent au fief, dérivant du « premier établissement » et non de sa corruption (XXX, 22).

La réflexion sur la Constitution d‟Angleterre permet de mieux cerner cette contestation des

théories absolutistes de la souveraineté. Pour Montesquieu, seule la distribution des pouvoirs peut

en effet garantir la liberté politique entendue comme opinion que l‟on a de sa sûreté. Le

raisonnement est simple : la liberté politique ne peut être assurée que si les citoyens ne craignent

ni les autres citoyens, ni l‟État. Ainsi n‟y a-t-il pas de liberté lorsque le pouvoir législatif et le

pouvoir exécutif sont remis à la même personne ou au même corps, qui peut faire des lois

tyranniques pour les exécuter tyranniquement. Dans les gouvernements despotiques, la

dépendance des magistrats, soumis à la faveur du prince, produit le règne de la terreur ; dans ce

cas, l‟autorité du moindre magistrat est aussi peu limitée que celle du despote. Là où la loi n‟est

que la volonté du prince, le magistrat ne peut suivre une volonté qu‟il ne connaît pas ; il doit donc

suivre la sienne. L‟arbitraire du droit conduit à l‟arbitraire du juge, et à la promptitude de

décisions sans raisons : « la loi étant la volonté momentanée du prince, il est nécessaire que ceux

qui veulent pour lui, veuillent subitement comme lui » (V, 16). Il en va de même dans certaines

républiques où le peuple cumule les pouvoirs. Dans les républiques italiennes du XVIIIe siècle qui

donnent au peuple en corps à la fois le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire, le même corps de

magistrature peut ravager l‟État par ses « volontés générales » et détruire chaque citoyen par ses

volontés particulières (XI, 6).

Montesquieu livre ainsi les conditions d‟une justice régulière et impartiale, délivrée du spectre de

la vengeance. L‟indépendance du pouvoir judiciaire est l‟une des conditions essentielles de la

liberté politique. Il n‟y a pas de liberté « si la puissance de juger n‟est pas séparée de la puissance

législative et de l‟exécutrice : si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et

sur la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la

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puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d‟un oppresseur » (XI, 6). La modération de

certains gouvernements européens tient à ce que les monarques y concentrent les deux pouvoirs,

législatif et exécutif, mais laissent théoriquement aux sujets le pouvoir de juger. La tendance

centralisatrice (l‟abolition des juridictions seigneuriales et ecclésiastiques) doit y être arrêtée, sous

peine de mettre en péril les « corps intermédiaires » (Parlements, pouvoirs provinciaux et

municipaux), et donc la nature même de la monarchie : « Les jugements rendus par le prince

seraient une source intarissable d‟injustices et d‟abus ; les courtisans extorqueraient, par leur

importunité, ses jugements. Quelques empereurs romains eurent la fureur de juger ; nuls règnes

n‟étonnèrent plus l‟univers par leurs injustices » (VI, 5). Dans le manuscrit de L‟Esprit des lois,

Montesquieu avait d‟abord écrit que les courtisans sont capables d‟extorquer les jugements du

prince « comme ils extorquent des grâces », avant de se raviser et de biffer la formule provocatrice

dans une ultime relecture avant impression (26). Pas plus que le prince, ses ministres ou ses

intendants ne doivent assumer l‟office du juge : la cupidité, l‟ambition et la calomnie risqueraient

de conduire aux pires abus ; les passions avivées du Conseil du prince pourraient mener à la

partialité, là où la judicature ne s‟exerce à bon escient que de sang-froid (VI, 6).

Cette critique du pouvoir juridictionnel du Conseil du roi révèle la posture de Montesquieu, avocat

des droits du Parlement ou des justices seigneuriales : selon A. Lebigre, le Conseil du roi, composé

de conseillers d‟Etat et de maîtres des requêtes, jouissait en effet d‟une réputation d‟impartialité

souvent déniée aux juridictions ordinaires (27). Le Conseil pouvait notamment départager les

litiges entre Cours souveraines s‟estimant compétentes ; il pouvait alors « évoquer » à lui la cause,

la retirant de la Cour normalement compétente pour la juger sur le fond. Le Conseil du roi faisait

également office de dernière voie de recours en matière de procédure Ŕ le Chancelier décidant seul

de la recevabilité du recours. Comme le rapporte encore A. Lebigre, le recours au Conseil était

d‟autant plus facilement obtenu que le requérant bénéficiait de hautes relations à la Cour au dans

les ministères : d‟où l‟ambiguïté de cette justice « retenue », par opposition à la justice déléguée,

honnie des Parlements, « en équilibre instable entre le droit et l‟arbitraire » (28). En accord avec

l‟idéologie parlementaire, Montesquieu récuse donc l‟emprise de cette institution comme de

toutes celles qui témoignent de l‟appropriation royale du monopole du pouvoir de juger : dans la

monarchie, la « partie publique » permet de veiller aux intérêts des citoyens sans impliquer

directement le prince Ŕ pratique des procureurs du roi que l‟auteur de L‟Esprit des lois juge

« admirable » (VI, 7).

Enfin, Montesquieu entend défendre l‟indépendance du judiciaire. C‟est ainsi qu‟il faut

comprendre l‟éloge de la « Constitution » (29) d‟Angleterre où le système du jury permet de ne pas

instituer une justice professionnelle et permanente : « de cette façon, la puissance de juger, si

terrible parmi les hommes, devient, pour ainsi dire, invisible et nulle. On n‟a point continuellement

des juges devant les yeux ; et l‟on craint la magistrature et non pas les magistrats » (XI, 6). Le

système du jury, en vertu duquel des personnes tirées du corps du peuple ne siègent que durant

un temps donné, évite les maux d‟une justice de corps. Il présente en outre l‟avantage de donner

tous ses droits à la défense qui peut récuser les juges dont elle redoute la partialité. Enfin, il doit

être tel que les jurés soient de la condition de l‟accusé, afin que celui-ci ne puisse penser qu‟il est

tombé entre les mains de « gens portés à lui faire violence ». La liberté est à ce prix.

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3) Le juge, « bouche de la loi » ?

Cependant, la défense de la liberté politique ne suppose pas seulement des conditions portant sur

l‟attribution du pouvoir de juger ; encore faut-il que ce pouvoir s‟exerce de manière modérée. Afin

d‟éviter que la liberté politique soit mise en péril, les juges ne doivent être, selon Montesquieu,

« que la bouche qui prononce les paroles de la loi, des êtres inanimés qui n‟en peuvent modérer ni

la force ni la rigueur » (EL, XI, 6).

Comment interpréter cette célèbre formule, qui associe l‟idée d‟un juge automate à celle du juge

« bouche de la loi » (30) ? Faut-il en conclure que Montesquieu, pourtant favorable à la douceur

des peines, au point de juger de la liberté du citoyen par ce critère (31), ne soit pas favorable à

l‟arbitraire des juges, qui permettait pourtant dans l‟Ancien Régime d‟adoucir la rigueur du droit

grâce aux circonstances atténuantes (32) ? Doit-on comprendre que le magistrat de la Tournelle,

quoique partisan de la diminution des peines et prompt à vouloir modérer les supplices, ait désiré

amoindrir la marge de manœuvre des juges ?

Afin de répondre à ces questions délicates, il convient de souligner que la théorie du juge

« bouche de la loi » s‟applique au seul cas anglais. Comme l‟a récemment montré Till Hanish,

Montesquieu fait en effet référence à des débats précis du siècle précédent lorsqu‟il qualifie les

juges de Common Law. Il reprend à son compte l‟expression cicéronienne « magistratus est lex

loquens », également passée dans le Corpus iuris civilis où l‟expression désignait un attribut

impérial (Imperator est lex animata in terris, Nov. 105.2.4) (33). Depuis le XVIIe siècle, les partisans

de la prérogative royale de dire et d‟interpréter le droit s‟opposaient aux thuriféraires du pouvoir

parlementaire. T. Hanish rappelle ainsi que, dans le contexte de crise de l‟absolutisme sous le

règne des Stuarts, Jacques Ier fondait sa supériorité juridictionnelle face au Parlement et aux

hautes Cours de justice en affirmant que le roi est supérieur à la loi et qu‟il est, en tant que lex

loquens, juge suprême. En s‟appuyant sur Cicéron, le monarque affirmait qu‟il lui appartient Ŕ et

non au Parlement Ŕ d‟interpréter ou encore de modérer la loi lorsque celle-ci est équivoque ou

trop rigoureuse. Dans son discours devant la Chambre étoilée (Star Chamber) du 20 juin 1616,

Jacques Ier déclarait que le roi dit le droit et que la fonction des juges se limite à l‟interpréter : «

the King that sits in Gods Throne, onely deputes subalterne Judges, and he deputes not one but a

number (for no one subalterne Judges mouth makes Law) and their office is to interprete Law, and

administer Justice » (34).

Or l‟issue du conflit constitutionnel anglais fut défavorable à la prétention royale. Dans son

chapitre canonique sur la Constitution d‟Angleterre, Montesquieu suit donc l‟interprétation

établissant la juridiction suprême de la Chambre des Lords. Le texte de L‟Esprit des lois doit être

cité dans son intégralité, sans isoler la phrase concernant le rôle du juge :

Il pourrait arriver que la loi, qui est en même temps clairvoyante et aveugle, serait, en de certains

cas, trop rigoureuse. Mais les juges de la nation ne sont, comme nous avons dit, que la bouche de

la loi ; des êtres inanimés qui n‟en peuvent modérer ni la force, ni la rigueur. C‟est donc la partie

du corps législatif, que nous venons de dire être, dans une autre occasion, un tribunal nécessaire,

qui l‟est encore dans celle-ci ; c‟est son autorité suprême à modérer la loi en faveur de la loi

même, en prononçant moins rigoureusement qu‟elle (XI, 6).

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L‟expression « comme nous avons dit » renvoie en l‟occurrence à un passage du même chapitre :

« Mais, si les tribunaux ne doivent pas être fixes, les jugements doivent l‟être à un tel point, qu‟ils

ne soient jamais qu‟un texte précis de la loi. S‟ils étaient une opinion particulière du juge, on

vivrait dans la société, sans savoir précisément les engagements que l‟on y contracte ». Selon

T. Hanish, Montesquieu traite donc dans le passage invoquant le juge « bouche de la loi » des

rares cas d‟exception justifiés par l‟intérêt de celui qui est jugé, dans lesquels la Chambre des

Lords doit assumer des compétences judiciaires. Montesquieu n‟évoque pas la compétence de la

Cour de la Chancellerie (considérée comme Cour suprême du monarque) alors qu‟il était conscient

de son rôle, comme en témoigne l‟une de ses Pensées : « Remarquez que la Chambre des Pairs a

une juridiction pour modérer la Loi, comme la Cour de Chancellerie. Mais elle n‟a de juridiction

que par les appels qui lui sont portés de la Cour de Chancellerie, dont les jugements sont exécutés

s‟il n‟y a point d‟appel » (Pensées, n° 1645).

A ce titre, la comparaison avec le Chevalier de Jaucourt est ici encore éclairante. En lisant la

défense par Jaucourt de la prérogative royale, on comprend mieux, a contrario, pourquoi

Montesquieu ne s‟étend pas sur la juridiction en équité que constitue la Cour de la Chancellerie :

On confond quelquefois l'équité avec la justice ; mais cette derniere paroît plûtôt désignée pour

récompenser ou punir, conformément à quelques lois ou regles établies, que conformément aux

circonstances variables d'une action. C'est par cette raison que les Anglois ont une cour de

chancellerie ou d'équité, pour tempérer la sévérité de la lettre de la loi, & pour envisager l'affaire

qui y est portée, uniquement par la regle de l'équité & de la conscience. Cette cour de chancellerie

est un des beaux établissemens qu'il y ait en Angleterre, & des plus dignes d'être imité par les

nations civilisées. En effet, l'intérêt d'un souverain & son amour pour ses peuples, qui l'engage à

prendre garde qu'il ne se fasse rien dans son empire de contraire au bien commun, demande aussi

qu'il redresse, qu'il rectifie, & qu'il corrige ce qui peut avoir été fait de tel. Ainsi l'équité, prise dans

ce sens particulier, est une volonté du prince, disposée par les regles de la prudence à corriger ce

qui se trouve dans une loi de son état, ou dans un jugement civil de la magistrature établie par ses

ordres, quand les choses y ont été reglées autrement que la vûe du bien commun ne le

demanderoit dans les circonstances proposées; car il arrive souvent que la loi se servant

d'expressions générales, ou la foiblesse de l'esprit humain étant telle qu‟elle empêche les

législateurs de prévoir tous les cas possibles, les chefs de l'état s'éloignent du but auquel ils

tendoient sincèrement (35).

A la différence de Jaucourt, Montesquieu ne retient que deux caractéristiques du système

judiciaire anglais. D‟une part, ce sont les juges de Common Law et non le roi qui sont lex loquens,

et ont compétence judiciaire Ŕ ce qui contribue de manière décisive à assurer la liberté des sujets.

D‟autre part, les juges ne sont cependant que la « bouche de la loi » et ne peuvent exprimer une

« opinion particulière » qui surpasserait le jugement de droit. Enfin, les juges sont bien lex

loquens, mais non lex animata : « en leur qualité de juges, ils ne sont animés que par la loi. Ils ne

sont alors pas détachés de la loi, legibus solutus ou, en d‟autres termes, supra legem. Comparée

au juge qui se fonde sur la raison naturelle pour juger en équité, la marge d‟arbitraire, au sens

neutre, du juge anglais est, aux yeux de Montesquieu, considérablement réduite » (36). Proche

d‟une forme républicaine de gouvernement, l‟Angleterre lie le juge au précédent. Montesquieu ne

souhaitait pas, selon T. Hanish, accorder au juge le pouvoir de juger en conscience en s‟appuyant

sur la raison naturelle, car c‟est sur celle-ci que se fondait la prérogative royale de juger. Dans les

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cas d‟exception et lorsque les tribunaux ordinaires ne sont pas adéquats, il revient à la Chambre

des Lords de juger Ŕ la noblesse se trouvant ipso facto protégée, car jugée par ses pairs (37).

Cette interprétation récente est confortée par la lecture de l‟édition critique des manuscrits de

l‟ouvrage. La fin du chapitre VI, 3 stipulait initialement, avant suppression de l‟auteur : « En

Angleterre l‟on suit en cela l‟esprit du gouvernement républicain. Le juge rapporte aux jurés qui

sont les pairs de l‟accusé le fait du procès. Il leur représente le texte de la loi ; c‟est une affaire

d‟organes, et c‟est comme s‟il leur disait : vous avez des yeux, voyez la loi, vous avez des oreilles

écoutez les témoins, ce que vous entendez est-il le cas de la loi que vous voyez ? ». Et en note :

« De même à Rome les juges prononçaient seulement que l‟accusé était coupable d‟un certain

crime et la peine se trouvait dans la loi » (38). Cette découverte permet d‟établir l‟interprétation de

la fameuse « bouche de la loi » : comme à Rome, il s‟agit en Angleterre, pour le magistrat, de

percevoir et non de juger au sens fort du terme. Que Montesquieu ait supprimé ce passage par

prudence et crainte de la censure est probable : le « modèle anglais » pourrait faire de l‟ombre à la

monarchie française.

II. Une théorie pluraliste du droit

Pour autant, la théorie du juge « bouche de la loi » n‟est pas appelée à être universalisée.

L‟Angleterre est un régime à part, qui échappe à la typologie des gouvernements ; « république

qui se cache sous la forme de la monarchie » (V, 19), elle ne peut purement et simplement donner

l‟exemple aux autres régimes. Dans L‟Esprit des lois, le droit varie en fonction de la nature du

gouvernement Ŕ les lois civiles variant en fonction des lois politiques. De ce fait, la république et la

monarchie ne doivent pas suivre les mêmes règles dans l‟organisation et l‟attribution des

pouvoirs.

L‟Esprit des lois consacre un livre entier Ŕ le livre VI Ŕ aux « Conséquences des principes des divers

gouvernements par rapport à la simplicité des lois civiles et criminelles, la forme des jugements et

l‟établissement des peines » (39). La question du rôle du juge et de la manière de juger ne peut

recevoir une réponse universelle, comme dans les théories de la souveraineté (chez Hobbes ou

Pufendorf notamment). Pour Montesquieu, la « manière de juger » se conçoit de manière

différenciée, selon la convenance aux formes de gouvernement. Alors que la manière de juger est

extrêmement variable dans les États despotiques, où en l‟absence de loi fixe et stable le juge fait

la loi, elle est fixe et rigide dans les États républicains : « plus le gouvernement approche de la

république, plus la manière de juger devient fixe » (VI, 3). Dans le gouvernement où le peuple est

souverain, la nature de la constitution impose que les juges suivent la lettre de la loi : cela tient au

cas extrême que l‟on fait de chaque citoyen ; nul ne doit pouvoir interpréter une loi contre un

citoyen. C‟est pourquoi, dans la Rome républicaine comme en Angleterre, les juges ou les jurés

qui se prononcent sur les faits ne décident pas de la peine, qui a été prévue par la loi : « pour cela,

il ne faut que des yeux » (VI, 3). Il n‟incombe pas aux juges de présumer quoi que ce soit, car

« [l]orsque le juge présume, les jugements deviennent arbitraires ; lorsque la loi présume, elle

donne au juge une règle fixe » (XXIX, 16). Corrélativement, la république ne peut espérer que le

peuple soit bon juge dans les cas complexes : « le peuple n‟est pas jurisconsulte ; toutes ces

modifications et tempéraments des arbitres ne sont pas pour lui ; il faut lui présenter un seul

objet, un fait, et un seul fait, et qu‟il n‟ait qu‟à voir s‟il doit condamner, absoudre, ou remettre le

jugement » (VI, 3).

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Entre la variabilité des États despotiques et la rigidité des États républicains, la monarchie apparaît

dès lors comme un moyen terme. Les tribunaux doivent y garantir la vie, la liberté, l‟honneur et la

propriété des sujets :

Le gouvernement monarchique ne comporte pas des lois aussi simples que le despotique. Il y faut

des tribunaux. Ces tribunaux donnent des décisions. Elles doivent être conservées ; elles doivent

être apprises, pour que l‟on y juge aujourd‟hui comme l‟on y jugea hier, et que la propriété et la

vie des citoyens y soient assurées et fixes comme la constitution même de l‟État.

Dans une monarchie, l‟administration d‟une justice qui ne décide pas seulement de la vie et des

biens, mais aussi de l‟honneur, demande des recherches scrupuleuses. La délicatesse du juge

augmente à mesure qu‟il a un plus grand dépôt, et qu‟il prononce sur de plus grands intérêts (VI,

1).

Montesquieu récuse ainsi l‟uniformité et la simplicité abusives du despotisme, qu‟il impute à une

négligence plutôt qu‟à une rationalité supérieure. Dans les monarchies, la diversité des statuts des

personnes et des biens entraîne une complexité redoutable du droit (chaque sorte de bien étant

soumis à des règles particulières, les personnes pouvant se présenter devant des tribunaux

différents qui les jugent selon des règles distinctes en fonction de leur condition). La mosaïque

des justices héritées du système féodal, tout comme la multiplicité des coutumes, remettent en

cause, selon Montesquieu, les tentatives de codification ou d‟homogénéisation du droit (40). La

défense des privilèges justifie cette complexité, que Voltaire raillait au contraire. Dans les

monarchies, juger est donc un art : « il ne faut pas être étonné de trouver dans les lois de ces États

tant de règles, de restrictions, d‟extensions, qui multiplient les cas particuliers, et semblent faire

un art de la raison même » (VI, 1).

Montesquieu s‟oppose ainsi à l‟uniformisation du droit, où il lit la possibilité d‟une tendance

despotique de la monarchie française. Non seulement l‟auteur de L‟Esprit des lois refuse de voir à

l‟instar de Fleury ou Domat le droit romain utilisé comme modèle ou dénominateur commun (41),

mais il refuse tout autant l‟uniformisation des coutumes et l‟invention d‟un droit commun

coutumier à partir de la coutume de Paris. Car la mosaïque des ressorts coutumiers et les

disparités de la jurisprudence qui horripilent tant juristes et philosophes (comme Condorcet) est

valorisée ici au nom d‟une certaine conception de la liberté politique. Montesquieu se déclare

hostile aux « idées d‟uniformité » qui témoignent à la fois d‟une fausse perfection et d‟un vrai

danger de centralisation despotique. La diversité et la complexité apparaissent comme des

remparts à l‟absolutisme dès lors que l‟uniformité et la simplicité sont conçues comme

instruments privilégiés de l‟arbitraire. L‟Esprit des lois refuse donc une certaine conception de la

codification (simplification, unification) : le code ne saurait désigner à ses yeux un document

unique rassemblant toutes les règles de droit en vigueur dans un même royaume, mais seulement

les coutumes particulières, dont la rédaction, jugée « raisonnable » (XXVIII, 44), sanctionne à la

fois la généralisation, l‟authentification et le morcellement du droit. La préservation de la liberté

suppose de contrer le projet mis en œuvre par la monarchie, que ce soit sous la houlette du

Président Lamoignon qui tente de faire de la Coutume de Paris unifiée le droit commun du

royaume ou dans le cadre des grandes ordonnances du Chevalier d‟Aguesseau (42).

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Si dans un gouvernement républicain bien constitué, les lois doivent être simples et précises, il en

va donc autrement dans les monarchies, où le droit s‟adapte à la diversité et à l‟inégalité de la

structure sociale ; les différents ordres ne relèvent pas des mêmes juridictions. Dans chaque cas

de figure, la délibération collégiale est requise : « les juges [y] prennent la manière des arbitres ;

ils délibèrent ensemble, ils se communiquent leurs pensées, ils se concilient ; on modifie son avis

pour le rendre conforme à celui d‟un autre » (EL, VI, 4). Le système judiciaire moderne suppose un

corps professionnel de magistrats et permet la délibération. Surtout, cette délibération suppose

des compétences spécifiques et une bonne connaissance de la jurisprudence, que seuls les robins,

dans l‟histoire de France, ont su développer (43). En monarchie, les magistrats ne peuvent en effet

se contenter de suivre la lettre de la loi ; ils doivent en dégager l‟esprit (44).

Certes, Montesquieu est conscient du risque associé à l‟extension de la jurisprudence, notamment

recueillie dans les Arrêts des Parlements. Mais les contradictions et les abus, en la matière, ne

doivent pas être montés en épingle pour justifier la codification abstraite ou la diminution du

pouvoir des juges : « C'est un mal nécessaire, que le législateur corrige de temps en temps,

comme contraire même à l‟esprit des gouvernements modérés » (VI, 1). De la même façon,

Montesquieu est conscient des lenteurs et des imperfections du système judiciaire français, mais il

refuse là encore de remédier aux abus en supprimant leur cause. Il serait peu avisé d‟arguer des

lenteurs des procès, en matière civile ou pénale, pour réserver la justice au monarque. Ainsi doit-

on défendre les formalités de justice : absentes des États despotiques où l‟on ne fait aucun cas de

la sûreté ou de l‟honneur des citoyens, ces procédures sont en monarchie le « prix de la

liberté » (VI, 2).

III. Un exemple : la question du crime de lèse-majesté dans L‟Esprit des lois

L‟Esprit des lois ne saurait donc être interprété comme une critique indiscriminée du pouvoir de

juger. Dans le contexte monarchique, la critique du pouvoir royal de juger, lisible en filigrane, fait

surface en plusieurs lieux stratégiques de l‟œuvre. L‟un des rares passages explicitement consacré

à l‟abus de pouvoir du monarque dans l‟histoire de France en dit long :

Lorsque Louis XIII voulut être juge dans le procès du duc de La Valette, et qu‟il appela pour cela

dans son cabinet quelques officiers du parlement et quelques conseillers d‟État, le roi les ayant

forcés sur le décret de prise de corps, le président de Bellièvre dit: « Qu'il voyait dans cette affaire

une chose étrange, un prince opiner au procès d'un de ses sujets; que les rois ne s'étaient réservé

que les grâces, et qu‟ils renvoyaient les condamnations vers leurs officiers. Et Votre Majesté

voudrait bien voir sur la sellette un homme devant Elle, qui, par son jugement, irait dans une

heure à la mort! Que la face du prince, qui porte les grâces, ne peut soutenir cela; que sa vue seule

levait les interdits des églises; qu'on ne devait sortir que content de devant le prince. » Lorsqu‟on

jugea le fond, le même président dit dans son avis: « Cela est un jugement sans exemple, voire

contre tous les exemples du passé jusqu‟à huy, qu‟un roi de France ait condamné en qualité de

juge, par son avis, un gentilhomme à mort » (VI, 5).

Le Procès du Duc de La Valette révèle les dangers de l‟arbitraire royal. Le procès Foucquet en

fournirait un autre exemple, puisque le Parlement de Paris comportant trop d‟obligés du

surintendant, se vit dépossédé au profit d‟une Cour sur mesure dévouée à Colbert, son pire

ennemi. Montesquieu stigmatise l‟injustice de telles procédures : instruction exclusivement à

charge, pressions constantes exercée sur les magistrats, aggravation finale (exceptionnelle) de la

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sentence par le roi. L‟Esprit des lois cite également le cas, sous Richelieu, du jugement intempestif

et de la condamnation à mort du favori de Louis XIII, M. de Cinq-Mars, sous couvert du crime de

lèse-majesté : les désirs du Cardinal furent ici des ordres (XII, 8). Dans tous ces cas, la pseudo-

justice associée au crime de lèse-majesté sert l‟arbitraire et la raison d‟État : « C‟est assez que le

crime de lèse-majesté soit vague, pour que le gouvernement dégénère en despotisme » (XII, 7).

Pour Montesquieu, la pratique consistant à juger en commissions extraordinaires est liberticide et

attentatoire aux droits de la noblesse. L‟attribution aux « commissaires » du pouvoir de juger en

dérogeant aux règles de droit commun, en réduisant les délais de comparution, en allongeant les

délais de prescription, voire en usant de divers moyens de coercition, contrevient à l‟esprit de la

monarchie et risque, à n‟en pas douter, de mettre la noblesse sous la coupe du prince. Depuis la

Fronde, les cas de crime de lèse-majesté ont en effet été le fer de lance de la justice royale. Les

légistes du Conseil du roi ont insisté sur la nécessité, au nom du « commun profit », de réduire les

conflits de compétence entre juridictions et de faire prévaloir le juge royal sur le juge seigneurial.

Il leur paraît exclu de laisser à la justice municipale, seigneuriale ou ecclésiastique la répression de

crimes qui portent atteinte aux droits du roi : lèse-majesté, faux-monnayage, port d‟armes

prohibé, banditisme de grand chemin… Ces « cas royaux » n‟ont cessé de prendre de l‟ampleur. À

partir des années 1630, les juridictions extraordinaires ont par ailleurs permis d‟évincer le corps

régulier des juges royaux. Les peines prévoyaient la confiscation des vies, des honneurs, des titres

et des biens, sans qu‟elles puissent être modérées par les juges. La question de la lèse-majesté

est donc décisive dans l‟équilibre des pouvoirs monarchiques. Elle est longuement abordée au livre

XII de L‟Esprit des lois Ŕ livre qui a connu les remaniements les plus intenses (45).

L‟office du juge est donc défini dans le contexte d‟un combat contre l‟abus de pouvoir

monarchique. Pour Montesquieu, le seul but des peines étant de rétablir l‟ordre civil et non de

venger Dieu ou le monarque en leur majesté, les lois doivent accorder leur « confiance » aux

hommes et protéger la présomption d‟innocence (XII, 4). Dans L‟Esprit des lois, « Il faut défendre

la société » se substitue à « il faut défendre la majesté ».

La postérité de Montesquieu est immense. Le légicentrisme révolutionnaire s‟est en effet inspiré

de la défiance répandue à l‟égard des juges d‟Ancien Régime (46). Dans un État républicain, où les

lois sont élaborées par les représentants du peuple, le rôle interprétatif du juge doit être réduit au

minimum : il ne doit être qu‟un instrument au service du droit. Pour Beccaria déjà, le juge,

symbole d‟arbitraire, doit céder la place au pouvoir absolu de la loi. L‟exercice de la justice

suppose l‟effacement du juge, qui ne doit servir qu‟à prononcer les paroles de la loi, expression de

la volonté générale. Toute intervention du juge risque d‟être interprétée comme irruption d‟un

intérêt particulier ou d‟une subjectivité arbitraire. Le juge doit se contenter de former un

syllogisme parfait : la majeure doit être la loi générale, la mineure l‟acte conforme ou non à la loi,

la conclusion l‟acquittement ou la condamnation. Selon l‟auteur des Délits et des peines, rien n‟est

donc plus dangereux que l‟axiome commun selon lequel il faut consulter l‟esprit de la loi. Cette

maxime serait la porte ouverte aux préjugés et à la contingence des points de vue.

Peu après la Révolution, le Tribun et homme de lettres bordelais Jacques Joseph Garat semble

soutenir une position analogue au moment des débats autour du Titre préliminaire du Code Civil.

Dans son discours du 10 frimaire an X (10 décembre 1801), « Maillia-Garat » conteste la légitimité

de l‟interprétation de la loi. L‟arbitre du juge est synonyme d‟arbitraire, au sens d‟abus :

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Dans une république, tribuns, dans la République française surtout, la simplicité et l‟uniformité

des lois sont une conséquence nécessaire de l‟égalité absolue qui fait la base de la constitution.

[...] L‟interprétation des lois, le droit de suppléer à leur insuffisance ou à leur silence, ne

pourraient que troubler les déterminations de la loi, et ébranler ses garanties. [...] L‟usage d‟une

mauvaise loi est funeste sans doute ; mais l‟interprétation peut faire un usage désastreux de la

meilleure loi ; et quel abus peut se comparer à ce seul effet de l‟interprétation des lois, qui est de

faire vivre au milieu de la société, comme si elle était sans loi [...] c‟est l‟arbitraire sous les formes

de la loi, et l‟anarchie sous les apparences de l‟ordre (47).

Or c‟est en citant Montesquieu que Maillia-Garat (ou Garat-Maillia) arrive à la conclusion suivante :

le juge ne doit être que la bouche qui prononce les paroles de la loi. Le tribun fonde son argument

sur le passage de L‟Esprit des lois (VI, 3) qui stipule que les juges, en république, doivent respecter

la lettre de la loi. Pourtant, il semble abusif de se fonder sur un tel usage de Montesquieu pour en

conclure que celui-ci était porteur d‟une doctrine unilatérale Ŕ celle de la nécessaire neutralisation

du pouvoir des juges (48). Portalis avait déjà reproché à Garat-Maillia d‟attribuer à Montesquieu

des idées aux antipodes des siennes (49). Dans L‟Esprit des lois, la réflexion sur la liberté politique

est ordonnée à une analyse de la pluralité des régimes et des systèmes. Montesquieu n‟a pas

prôné la prudence interprétative contre l‟activisme judiciaire ; il a tenté d‟établir, en situation, les

conditions propices à la liberté politique.

Notes

(1) Sur ce pouvoir, voir F. Ost, « Quelle jurisprudence, pour quelle société ? », Archives de la

philosophie du droit, t. XXX : « La jurisprudence », Sirey, 1985 ; Ph. Raynaud, Le Juge et le

Philosophe, Paris, Armand Colin, 2008.

(2) Mieux vaut parler de « distribution » que de séparation. Voir C. Eisenmann, « L‟Esprit des lois et

la séparation des pouvoirs », in Cahiers de Philosophie politique, Reims, n° 2-3, OUSIA, 1985,

p. 3-34 ; M. Troper, « Séparation des pouvoirs », Dictionnaire Montesquieu,

http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/1376427308/fr/

(3) Voir notamment D. Kelley, « The prehistory of sociology: Montesquieu, Vico, and the legal

tradition », in History, Law and the Human Sciences, Londres, Variorum Reprints, 1984, p. 133-

144 ; R. Kingston, Montesquieu and the Parlement of Bordeaux, Genève, Droz, 1996.

(4) Initialement en EL, XII, 22.

(5) Il n‟est Président que de nom (et en réalité assesseur) de 1716 à 1723 car il n‟a pas atteint

l‟âge requis de 40 ans. Voir J. Dalat, « Montesquieu magistrat au Parlement de Bordeaux »,

Archives des lettres modernes, 1971 (13), n° 132, p. 11-122.

(6) Note de Guasco à la lettre de Montesquieu du 4 octobre 1752, cité par L. Desgraves,

« Montesquieu et la justice de son temps », in Montesquieu and the Spirit of Modernity,

D. Carrithers & P. Coleman éds., Oxford, Voltaire Foundation, 2002, p. 205-211, ici p. 207.

(7) Montesquieu, Discours sur l‟équité qui doit régler les jugements et l‟exécution des loix, texte

établi et annoté par Sheila Mason, in Œuvres et Ecrits divers, I, in OC, t. VIII, sous la direction

de P. Rétat, Oxford, Voltaire Foundation, Naples, Instituti Italiano per gli Studi Filosofici, 2003,

p. 461-487, ici p. 475. Nous moderniserons systématiquement l‟orthographe et la

ponctuation.

(8) Ibid., p. 476.

(9) Ibid., p. 480.

(10) Voir EL, XXVIII, 12.

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(11) Ibid., p. 477.

(12) EL, XXVIII, 45. Voir Donald R. Kelley, The Human Measure. The Social Thought in the Western

Legal Tradition, Cambridge, Harvard University Press, 1990, chap. 12.

(13) J.-L. Halperin, « Legal interpretation in France under the reign of Louis XVI: a review of the

Gazette des tribunaux », in Interpretation of Law in the Age of Enlightenment. From the Rule of

the King to the Rule of Law, Y. Morigawa, M. Stolleis et J.-L. Halperin éds., Dordrecht, Springer,

2011, p. 21-43.

(14) C.-J. de Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique, rééd. V. Brunet, Paris, 1769, « Équité »,

p. 556.

(15) Ibid., « Droit étroit », p. 504.

(16) « Il faut donc avouer des rapports d'équité antérieurs à la loi positive qui les établit: comme,

par exemple, que, supposé qu'il y eût des sociétés d'hommes, il serait juste de se conformer à

leurs lois » (EL, I, 1). Je me permets de renvoyer à C. Spector, Montesquieu. Liberté, droit et

histoire, Paris, Michalon, 2010 ; « Quelle justice ? Quelle rationalité ? La mesure du droit dans

L‟Esprit des lois », in Montesquieu en 2005, C. Volpilhac-Auger éd., Oxford, Voltaire

Foundation, 2005, p. 219-242.

(17) La question de l‟arbitraire a retenu l‟attention de Montesquieu dès l‟époque où il compilait les

Institutes de Justinien Ŕ textes recueillis dans la Collectio juris. Ainsi Montesquieu traduit-il

un passage du Digeste (i, 3, 18) : « Il faut toujours interpréter favorablement les lois » (OC, t.

XI, p. 1). Voir Norbert Campagna, « Arbitraire », Dictionnaire Montesquieu,

http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/1377722783/fr/. Ailleurs pourtant, il

reprend textuellement un extrait de l‟addition à la Glose Cautum sit : « Le juge ne doit pas

s‟éloigner du droit écrit en faveur de l‟équité non écrite, à moins qu‟un principe spécifique ne

le lui ordonne » (Collectio juris, OC, t. XII, p. 580). De ce point de vue, le juge doit s‟en tenir à

la loi écrite, même s‟il estime que dans le cas qu‟il doit trancher, l‟application de cette loi

conduit à un verdict inéquitable. Il ne peut juger selon l‟équité que lorsqu‟il y est autorisé.

Montesquieu revient sur la question en mentionnant les rescrits : « Car comme les juges par

le droit romain ne pouvaient point juger selon ce qui leur paraissait équitable ou juste mais

selon la lettre des lois dans les cas qu‟ils croyaient devoir écarter cette maxime ils

consultaient le prince » (p. 835). Ce cas de figure ouvre un certain espace à l‟arbitraire des

juges, car il leur incombe de décider quand ils s‟adresseront au prince ; il leur revient

d‟apprécier si le respect strict de la lettre de la loi pourrait conduire à un verdict inéquitable.

Dans les Pensées, Montesquieu évoque le cas de peines trop sévères et affirme qu‟il faut

procéder « insensiblement », notamment par la « diminution de peines dans les cas les plus

favorables, laissant cela à l‟arbitrage des juges » (Mes Pensées, no 1897). Dans la Collectio

juris, Montesquieu mentionne à plusieurs reprises l‟arbitrage : « Celui-là est censé arbitre qui

fait en quelque façon le devoir du juge voulant par sa sentence finir les discussions des

parties, non celui qui intervient pour tâcher de les accommoder » (OC, t. XI, p. 59). Mais là où

le juge tranche en fonction de la lettre de la loi, l‟arbitre s‟émancipe de cette lettre, voire

décide en l‟absence de lettre de la loi. En se fondant sur le Digeste, Montesquieu affirme alors

que les parties doivent se soumettre à la décision de l‟arbitre, « qu‟elle soit juste ou injuste »,

à moins que l‟arbitre ne prenne la décision expressément contre la loi (p. 60). Dans L‟Esprit

des lois cependant, l‟arbitrage est réservé à certaines formes de gouvernement. Il convient

particulièrement à l‟aristocratie, où « les différends des nobles doivent être promptement

décidés ; sans cela, les contestations entre les personnes deviennent des contestations entre

les familles. Des arbitres peuvent terminer les procès, ou les empêcher de naître » (EL, V, 8).

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(18) T. Hanish, « Le problème de l‟équité chez Montesquieu », Annuaire de L‟Institut Michel Villey,

n° 2, 2010, p. 61-80, ici p. 77.

(19) Jaucourt, « Équité », Encyclopédie de Diderot et d‟Alembert, t. V, p. 894-895.

(20) Montesquieu, Dossier de L‟Esprit des lois, in Œuvres complètes, R. Caillois éd., Paris,

Gallimard, t. II, 1951, p. 1030.

(21) Le tirage au sort s‟opérait, dans la cité grecque, dans l‟Assemblée élective qui élisait les

magistrats. Les tribunaux pouvaient ensuite être très nombreux pour juger (400 juges au

maximum, 30 en moyenne). Certains tribunaux étaient cependant composés de sages ou de

magistrats compétents (tribunaux commerciaux notamment).

(22) Selon Bodin, le juge doit, en matière criminelle, appliquer purement et simplement la loi. En

matière de droit civil, en revanche, il peut, s‟il le faut, user de son appréciation et juger

d‟après l‟équité. Selon lui, « L‟office du juge s‟exerce sur ce qui ne figure pas dans la loi ou

s‟y trouve exposé avec trop d‟obscurité, ou qui, dans le cas envisagé, paraît contraire à

l‟équité » (Exposé du droit universel (1580), trad. L. Jerphagnon, Paris, PUF, 1985, p. 7).

(23) « Dans l‟ordonnance criminelle de Louis XIV, après qu‟on a fait l‟énumération exacte des cas

royaux, on ajoute ces mots: « Et ceux dont de tout temps les juges royaux ont jugé » ; ce qui

fait rentrer dans l‟arbitraire dont on venait de sortir » (EL, XXIX, 16). Sur l‟attitude de

Montesquieu à l‟égard de l‟ordonnance de 1670, voir D. W. Carrithers, « Montesquieu and the

Liberal philosophy of Jurisprudence », in D. W. Carrithers, M. A. Mosher, P. A. Rahe (éds.),

Montesquieu‟s Science of Politics: Essays on the Spirit of laws, Rowman & Littlefield, Lanham,

2001, p. 291-334.

(24) C. Le Bret, De la souveraineté du roi : de son domaine et de sa couronne, 1632, I, 9, cité

d‟après Les Œuvres de Messire Cardin le Bret, Contenant Son Traité de la Souveraineté du Roy,

Rouen, Charles Osmont, 1689, p. 18-19. Voir D. Parker, « Sovereignty, Absolutism and the

Function of the Law in Seventeenth-Century France », Past and Present, n° 122, February

1989.

(25) Voir notre article « Féodalité » dans le Dictionnaire Montesquieu, C. Volpilhac-Auger éds.,

http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/1376474740/fr/

(26) Montesquieu, De l‟esprit des loix. Manuscrits, I, texte établi et annoté par C. Volpilhac-Auger,

in Œuvres complètes de Montesquieu, t. III, Oxford, Voltaire Foundation, 2008, orth. et

ponctuation modernisée, p. 93.

(27) A. Lebigre, La Justice du Roi, Paris, Albin Michel, 1988, p. 50.

(28) Ibid., p. 51.

(29) Il ne s‟agit pas, bien entendu, d‟une constitution écrite mais d‟une organisation de l‟Etat et de

ses principaux pouvoirs.

(30) Dans les Lois, Platon avait déjà soutenu que le pouvoir d‟appréciation des juges doit être

restreint (876 b-c). Quant aux tribunaux de l‟État bien ordonné dont la sélection et

l‟organisation offrent des garanties supérieures d‟impartialité, ils jouiront d‟une marge de

liberté plus grande ; mais toutes les précautions seront prises pour que cette liberté ne

dépasse pas de justes limites. Pour Platon, les juges ne devraient avoir que la faculté de se

prononcer sur la réalité des faits et sur l‟évaluation des peines afin d‟établir un châtiment

proportionné à la grandeur de la faute (933 e-934 d).

(31) Montesquieu a également biffé, avant impression, un passage où il proposait une

comparaison cruelle pour la France entre « deux royaumes voisins dans l‟Europe » : l‟un,

devenu plus libre, a adouci ses peines tandis que l‟autre a vu augmenter le pouvoir arbitraire t

la rigueur des peines (Manuscrits, op. cit., p. 93).

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(32) Sur l‟évolution du concept d‟arbitraire dans la justice d‟Ancien Régime, voir par exemple

M. Porret, Le Crime et ses circonstances, Genève, Droz, 1995.

(33) Cicéron, De legibus, 3, 1, 2 ; Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 7, 1132a. Voir K. M.

Schönfeld, Montesquieu et « la bouche de la loi », New Rhine Publishers, Leiden, 1979, p. 85 ;

« Retour sur l‟expression la „Bouche de la loi‟ chez Montesquieu. La fortune d‟Aristote et de

Cicéron », in Actes du Colloque international tenu à Bordeaux, du 3 au 6 décembre 1998 pour

commémorer le 250e anniversaire de la parution de l‟Esprit des lois, Académie de Bordeaux,

Bordeaux, 1999, p. 187-192 ; T. Hanish, « La puissance de juger chez Montesquieu face à la

tradition juridique anglaise », Annuaire de L‟Institut Michel Villey, n° 2, 2010, p. 133-168, ici

p. 144.

(34) James I, Political Works, Speech in Star Chamber, 1616, p. 326.

(35) Jaucourt, « Équité », art. cit., p. 894, nous soulignons.

(36) T. Hanish, art. cit., p. 165. Selon T. Hanish, Montesquieu connaissait les réflexions de Hobbes

sur l‟interprétation juridictionnelle au livre XXVI du Léviathan et n‟ignorait pas la critique de

Hobbes à l‟encontre de Sir Edward Coke, relative à une conception trop stricte de la doctrine

du précédent. Montesquieu possédait par ailleurs les Institutiones juris anglicani de John

Cowell, un précis de Common Law composé selon l‟ordre des Institutes de Justinien, et la

Magnae Brittaniae Notitia de John Chamberlayne dans l‟édition de 1729.

(37) Sur cet enjeu en termes de « lutte des ordres » ou de lutte des classes, voir L. Althusser,

Montesquieu. La politique et l‟histoire, Paris, P.U.F., 1959.

(38) Montesquieu, De l‟esprit des loix. Manuscrits, I, op. cit., p. 99-100.

(39) Ce livre a été rédigé et remanié entre 1741 et 1745. Sur les variantes du manuscrit et sur les

mesures d‟autocensure prises par Montesquieu, voir l‟introduction de C. Volpilhac-Auger,

Montesquieu, De l‟esprit des loix. Manuscrits, in Œuvres complètes de Montesquieu, t. III, op.

cit., p. 89-94.

(40) La procédure avait été organisée par Colbert : ordonnances civile (en 1667), criminelle (en

1670) et commerciale (en 1673). Par ailleurs, le chancelier d‟Aguesseau avait adopté des

ordonnances sur les donations (en 1731, les testaments (en 1735) et les substitutions (en

1747). Voir J. Bart, « Montesquieu et l‟unification du droit », in Le Temps de Montesquieu,

Genève, Droz, 2002, p. 137-146.

(41) Voir P. Jaubert, « Montesquieu et le droit romain », in Mélanges offerts à Jean Brethe de la

Gressaye, Bordeaux 1967, p. 347-372.

(42) J. Bart rappelle que d‟autres auteurs vont dans le même sens comme le Président Hénault,

auteur du Nouvel abrégé chronologique de l‟histoire de France (1744) ou Louis Adrien Le

Paige (1753).

(43) Voir C. Spector, « “Il faut éclairer l‟histoire par les lois et les lois par l‟histoire” : statut de la

romanité et rationalité des coutumes dans L‟Esprit des lois de Montesquieu », M. Xifaras éd.,

in Généalogie des savoirs juridiques : le carrefour des Lumières, Bruxelles, Bruylant, « Penser

le droit », 2007, p. 15-41.

(44) Il ne faut pas exclusivement rattacher ce concept à Domat qui était partisan de la monarchie

absolue : « lorsque les expressions des lois sont défectueuses, il faut y suppléer pour en

remplir le sens selon leur esprit » (J. Domat, Traité des lois, Caen, Centre de Philosophie

politique et juridique, Université de Caen, 1989, p. 61)

(45) Montesquieu, De l‟esprit des loix. Manuscrits, p. 283-290. Voir C. Spector, « Souveraineté et

raison d‟État. Du crime de lèse-majesté dans L‟Esprit des lois », in « Penser la peine au XVIIIe

siècle », L. Delia et G. Radica éds., Lumières, n° 20, 2012/2, p. 55-72.

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(46) Voir M. Troper, La séparation des pouvoirs et l‟histoire constitutionnelle française, L.G.D.J,

Paris, 1980, p. 63 sq. ; P. Raynaud, « La loi et la jurisprudence des lumières à la Révolution

française », Archives de philosophie du droit, tome 30, 1980, p. 61-72.

(47) Voir G. Canivet, « La création du droit par le juge », Archives de philosophie du droit, tome

50, Dalloz, 2007. Le texte est également cité par T. Hanish, « La puissance de juger chez

Montesquieu face à la tradition juridique anglaise », art. cit., p. 150-151.

(48) Voir en ce sens B. Barret-Kriegel, État de Droit ou Empire?, Paris, Bayard, 2002, p. 134-135.

(49) Pierre Antoine Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, 15 vol., Paris,

Au Dépôt, 1827, vol. VI, p. 151 et 269.

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MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015

Procédure civile et pénale

La justice du 21e siècle (J21)

Les premières étapes d‟une grande réforme

A. Bergeaud-Wetterwald, Professeur de droit privé et sciences criminelles, Institut de sciences

criminelles et de la Justice, Université de Bordeaux

Les 10 et 11 janvier 2014, près de 2000 représentants des professions juridiques et judicaires

étaient rassemblés à la maison de l‟UNESCO à Paris à l‟occasion d‟un grand débat national sur ce

que doit être « la Justice du 21e siècle ». Si l‟emphase est assumée, l‟expression choisie semble

dire que notre système de Justice Ŕ celui du 20e siècle donc Ŕ est voué à disparaître au profit d‟une

Justice d‟un genre nouveau, en accord avec son époque et les transformations de la société. La

Justice doit certes faire face à de nouveaux défis, s‟adapter, se moderniser. Pour autant, il ne s‟agit

pas ici d‟opérer une simple mise à jour mais de repenser le système dans son entier afin de

proposer une réforme d‟ampleur. Et si les perspectives envisagées sont loin d‟être consensuelles,

les causes de cette nécessaire mutation sont bien identifiées et tiennent à la crise que traverse

notre Justice depuis quelques décennies. Une crise, profonde, ou plutôt des crises « de croissance,

de confiance et de conscience » selon la trilogie retenue par le professeur Terré (1).

Une crise de croissance d‟abord qui est la résultante d‟un manque de moyens constamment

déploré. Pour 2015, le budget global de la Justice en France s‟élève à près de 8 milliards d‟euros

dont une grande partie est affectée à l‟administration pénitentiaire. En augmentation constante

mais dans des proportions très modestes, ce budget est largement inférieur à celui de bon

nombre de nos voisins européens. La France souffre également d‟un manque de magistrats et de

greffiers. Pour 66 millions d‟habitants, notre pays compte environ 7500 magistrats exerçant en

juridictions civiles ou pénales et un peu plus de 1400 juges administratifs. Cette crise de

croissance alimente une crise de confiance, les justiciables français ayant une mauvaise image de

leur Justice qu‟ils estiment trop lente, trop compliquée et trop couteuse. De là, une crise de

conscience pour les juges eux-mêmes qui doivent gérer les flux de contentieux avec les moyens

disponibles sans bénéficier de l‟indulgence de l‟opinion publique.

La réforme judiciaire se devait donc d‟être à la mesure de l‟importance des difficultés recensées.

Présentée dans ses grandes lignes par la ministre de la justice au mois de septembre 2014, cette

réforme « J21 » qui prône une justice simplifiée et modernisée prend d‟abord appui sur une

importante réflexion de fond. Au cours de l‟année 2013, quatre groupes de travail ont remis à la

ministre autant de rapports contenant au total 268 propositions de réforme. Deux de ces rapports

étaient spécialement consacrés au juge (2), un troisième aux juridictions (3) et le dernier au

ministère public (4). Ces propositions ont naturellement nourri les débats organisés à l‟UNESCO en

janvier 2014, lesquels ont donné lieu à plus de 2000 contributions de la part de professionnels de

la Justice. Quelques mois plus tard, une fois les arbitrages effectués, la ministre de la justice a

donc présenté la synthèse de sa réforme à travers 15 actions venant décliner trois orientations

fondamentales : « une justice plus proche, plus efficace et plus protectrice » (5). Dès la fin de

l‟année 2014, différentes mesures étaient mises en place à titre expérimental au sein de quelques

juridictions pilotes. L‟année 2015 s‟annonçait alors comme l‟étape charnière durant laquelle les

réflexions et propositions viendraient prendre corps au sein de plusieurs textes. Une loi du 16

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février 2015 (6) et un décret du 11 mars 2015 (7) ont déjà permis de consacrer certaines mesures

du projet « J21 ». Si plusieurs autres textes sont attendus dans les mois à venir, l‟attention se

porte aujourd‟hui sur un projet de loi portant application des mesures relatives à la justice du 21e

siècle qui devrait être présenté en Conseil des ministre le 31 juillet 2015.

La Justice du 21e siècle est donc encore en pleine construction et le projet de loi dont nous

présenterons quelques mesures phares sera sans doute amendé avant son vote définitif.

Néanmoins, à cette étape du processus, il est intéressant de faire le point sur les mesures

adoptées, celles qui sont en passe de l‟être, celles qui sont encore à l‟étude et celles qui sont mise

en place à titre expérimental pour comprendre comment l‟Etat français souhaite façonner la Justice

de demain.

1) Une justice plus proche

Pour replacer le citoyen au cœur du service public de la Justice, des efforts doivent être accomplis

pour faciliter l‟accès à la Justice et améliorer la circulation des informations relatives à la

procédure.

Face à la complexité actuelle de l‟organisation judiciaire, les justiciables peuvent en effet se sentir

désorientés lorsqu‟il s‟agit d‟effectuer des démarches pour agir en justice ou obtenir des

informations sur leur affaire. Pour remédier à cette difficulté, un service d‟accueil unique est en

cours d‟expérimentation, depuis l‟automne 2014, dans certaines juridictions. Le projet de loi

portant application des mesures relatives à la justice du 21e siècle prévoit de pérenniser et de

déployer, à terme, ce dispositif sur l‟ensemble du territoire national. Concrètement, ce guichet

unique doit permettre à chacun de se rendre dans la juridiction la plus proche de chez lui pour

accomplir des formalités et des démarches ou obtenir des renseignements sur la procédure en

cours, et ce quelle que soit la juridiction compétente ou saisie pour connaître du litige.

Toujours dans le but de gommer l‟éloignement géographique des juridictions et de simplifier la

transmission d‟informations, une large place est accordée aux nouvelles technologies et à la

dématérialisation des échanges. Au cours d‟un procès civil, les avis adressés à une partie par le

greffe de la juridiction peuvent désormais l‟être par courrier électronique ou par SMS, dès lors que

cette partie y a consenti (8). En matière pénale, la loi du 16 février 2015 a généralisé le recours à

la communication électronique réservée jusque-là aux avocats. Les personnes impliquées peuvent

aujourd‟hui recevoir directement des avis, convocations ou documents par voie électronique,

toujours sous condition d‟un consentement préalable (9).

Enfin, un projet de plus grande ampleur visant a faciliter les démarches des citoyens est à l‟étude.

Un portail internet unique dénommé « Portalis » devrait voir le jour et permettre, dans un premier

temps, de donner accès aux informations relatives aux procédures et aux divers formulaires utiles.

Dans un second temps - programmé pour 2017 - ce portail internet permettrait aux justiciables

de consulter directement leur dossier, voire même d‟engager une procédure en ligne. Certains

syndicats de magistrats se montrent néanmoins septiques quant au caractère opérationnel d‟un tel

dispositif dans les délais évoqués.

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2) Une justice plus efficace

Dans la stratégie d‟amélioration proposée par la ministre de la Justice, le gain d‟efficacité passe

d‟abord par une simplification des règles de procédure et une réorganisation des méthodes de

travail des acteurs de la chaîne judiciaire. Plusieurs propositions et dispositions particulières sont

ainsi à l‟étude : transfert de certaines compétences vers des administrations, systématisation des

modes de répression des contentieux de masse, mise en place de conseils de juridiction pour

renforcer la communauté de travail (dispositif en cours d‟expérimentation dans quelques

juridictions)…

Néanmoins, au sein du projet de loi portant application des mesures relatives à la justice du 21e

siècle présenté à la fin du mois de juillet en conseil des ministres, deux actions sont

particulièrement mises en avant pour favoriser un meilleur traitement des litiges.

La première vise à encourager les modes alternatifs de règlement des litiges (MARL). Il faut dire

que malgré de nombreuses interventions législatives, spécialement depuis 1995 (10), la France

accuse un certain retard en la matière. Si la médiation, la conciliation et la procédure participative

bénéficient aujourd‟hui d‟un cadre légal globalement satisfaisant, le succès est loin d‟être au

rendez-vous dans la pratique. Les avantages de la justice négociée n‟arrivent pas à briser les

réticences de certains professionnels du droit et d‟une grande majorité de justiciables dont le

réflexe naturel est de vouloir remettre leur litige entre les mains d‟un juge. Pour tenter de

systématiser la recherche d‟une solution négociée, le décret du 11 mars 2015 a prévu que la

demande en justice précise désormais les diligences entreprises en vue de parvenir à une

résolution amiable du litige. Non assortie de sanction, cette disposition purement incitative a

simplement vocation à faire évoluer les habitudes. Elle paraît cependant bien illusoire lorsque l‟on

sait que l‟un des principaux obstacles au développement des modes de règlement amiables tient

au manque de reconnaissance, et partant de légitimité, du tiers intervenant dans le processus et

spécialement du médiateur. Dans le système français, il n‟existe en effet aucune formation

obligatoire, aucune accréditation officielle ou diplôme pour devenir médiateur, excepté en matière

de médiation familiale où une formation spécifique est sanctionnée par un diplôme d‟Etat. Même

s‟il existe aujourd‟hui quelques structures sérieuses de formation, les médiateurs « auto-

proclamés » d‟origine et de cultures diverses, ont largement contribué au fait que les voies

amiables restent sous-utilisées. La nécessité de sécuriser la médiation fait néanmoins partie des

objectifs du projet de loi qui prévoit qu‟en matière civile et commerciale, chaque Cour d‟appel

dressera une liste de médiateurs répondant à des conditions fixées par décret. Si cela permet en

quelque sorte d‟officialiser le statut de médiateur, on peut regretter que la question de sa

formation ne soit pas directement abordée dans le projet.

Au sein du projet de loi, la promotion d‟une justice efficace passe également par un

développement de « l‟action de groupe », souvent improprement qualifiée de class action à la

française. Alors que l‟action de groupe est déjà ouverte dans le domaine de la consommation (11)

et envisagée en droit de la santé (12), il est prévu de lui donner un cadre légal commun et

susceptible de s‟adapter à tous les types de contentieux auxquels le législateur décidera de

l‟ouvrir. Une définition est ainsi posée : l‟action de groupe suppose un intérêt commun à agir

c‟est-à-dire une pluralité de personnes placées dans une situation similaire qui subissent un

dommage causé par une même personne résultant d‟un manquement légal ou contractuel de

même nature. La qualité pour agir appartient en principe à une association agréée concernée par

la défense des intérêts atteints. C‟est donc cette association qui agit contre le défendeur pour

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obtenir un jugement statuant sur sa responsabilité. Dans ce jugement, le juge Ŕ judiciaire ou

administratif - va définir en outre le groupe des personnes concernées, les préjudices réparables,

les délais pour adhérer au groupe et les mesures de publicité favorisant sa constitution. Si

l‟évaluation collective des préjudices n‟est pas envisageable parce que ceux-ci nécessitent une

individualisation importante (cas des préjudices corporels par exemple), une procédure adaptée

est prévue.

Après avoir posé ce cadre commun susceptible d‟être adapté selon le domaine concerné, le projet

de loi envisage la consécration de l‟action de groupe en matière de discrimination au travail. On

retrouve ici la volonté de promouvoir une plus grande efficacité de la Justice tant les actions en

matière de discriminations sont difficiles à mener pour les individus qui en sont victimes. La

qualité pour agir serait ici attribuée aux associations de lutte contre les discriminations mais

également aux syndicats représentatifs.

3) Une justice plus protectrice

L‟objectif de protection passe d‟abord assez logiquement par une intensification de la politique

d‟aide aux victimes d‟infractions pénales. Sur le terrain, les bureaux d‟aide aux victimes (BAV)

chargés d‟informer et d‟accompagner les victimes dans leurs démarches, ont été progressivement

déployés sur l‟ensemble du territoire. Sur un plan légal, la nécessité de transposer la directive

« victime » du 25 octobre 2012 (13) avant la fin de l‟année 2015 a conduit à insérer un certain

nombre de dispositions garantissant l‟information et la protection des victimes d‟infractions au

sein du projet de loi portant adaptation de la procédure pénale au droit de l‟Union européenne

adopté par l‟Assemblée nationale le 17 juillet 2015.

Pour la ministre de la Justice, une meilleure protection judiciaire suppose également d‟améliorer

l‟organisation des juridictions. En matière civile, il existe actuellement en première instance un

partage de compétences entre trois juridictions Ŕ le tribunal de grande instance, le tribunal

d‟instance et la juridiction de proximité Ŕ en fonction de la nature et de la valeur du litige. Les

règles attributives de compétence sont d‟une telle complexité qu‟il est souvent difficile pour un

justiciable de savoir à quelle juridiction s‟adresser (14). Ce manque de lisibilité de l‟organisation

judiciaire en première instance est accentuée par le fait que d‟autres juridictions spécialisées ont

compétence pour connaître de contentieux particuliers. On citera notamment le tribunal de

commerce qui connaît des litiges commerciaux, le conseil de prud‟hommes compétent pour les

conflits entre les salariés et leur employeurs ou encore le tribunal des affaires de sécurité sociale

statuant sur les litiges entre les organismes de sécurité sociale et les personnes assujetties. Pour

rendre notre organisation judicaire plus lisible, le rapport Marshall (15) préconisait la mise en

place d‟une juridiction unifiée, le « tribunal de première instance », disposant d‟un greffe unique

et construite autour de sept blocs de compétence (16). Cette proposition n‟a pas été reprise dans

le projet ministériel qui conserve donc la pluralité actuelle de juridictions au premier degré.

Néanmoins, il est envisagé un transfert de compétences du tribunal d‟instance vers le tribunal de

grande instance afin que le premier se concentre sur les petits litiges du quotidien et la protection

des personnes vulnérables. Le tribunal d‟instance devrait également reprendre le contentieux

attribué aux juridictions de proximité appelées à disparaître en 2017.

Enfin, l‟une des 15 actions soutenues par la ministre vise à « sécuriser la vie économique » en

réformant la justice commerciale et sociale. Dans cette perspective, le projet de loi devant être

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présenté en conseil des ministres le 31 juillet 2015 prévoit de réviser le fonctionnement des

tribunaux de commerce ainsi que le statut des juges qui y siègent et qui sont, non pas des juges

professionnels, mais des personnes issues du monde de l‟entreprise. Sans remettre en cause cette

spécificité séculaire, il est proposer de mieux encadrer leur formation et leur désignation pour

tenter de dissiper les soupçons de partialité et de conflits d‟intérêts qui pèsent trop souvent sur la

justice commerciale.

Quant à la modernisation de la procédure en droit du travail, elle est toujours à l‟étude (17) afin de

répondre à deux défis majeurs : favoriser la conciliation et rationnaliser la procédure pour

permettre un traitement plus rapide des litiges.

Les mois qui viennent seront donc décisifs pour voir si la réforme d‟envergure pensée et annoncée

pourra réellement prendre corps.

Notes

(1) F. Terré, « Perspective et avenir du dualisme juridictionnel », AJDA 1990, p. 595

(2) Rapport de l‟Institut des hautes études sur la Justice (IHEJ), « L‟office du juge au 21e siècle »,

mai 2013 www.ihej.org/wp-content/uploads/2013/07/rapport_office_du_juge_mai_2013.pdf

et Rapport P. Delmas-Goyon, « Le juge du 21e siècle », décembre 2013

www.justice.gouv.fr/publication/rapport_dg_2013.pdf

(3) Rapport D. Marshall, « Les juridictions du 21e siècle », décembre 2013

www.justice.gouv.fr/publication/rapport_Marshall_2013.pdf

(4) Rapport J.-L. Nadal, « Refonder le ministère public », novembre 2013

www.justice.gouv.fr/publication/rapport_JLNadal_refonder_ministere_public.pdf

(5) www.justice.gouv.fr/la-reforme-judiciaire-j21-12563

(6) Loi n° 2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et

des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures

(7) Décret n° 2015-282 du 11 mars 2015 relatif à la simplification de la procédure civile, à la

communication électronique et à la résolution amiable des différends.

(8) Art. 748-8 du Code de procédure civile créé par le décret du 11 mars 2015.

(9) Art. 803-1 du code de procédure pénale

(10) La loi n° 95-125 du 8 février 1995 est venue donner un cadre légal à la conciliation et à la

médiation judiciaires.

(11) Loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation dite « loi Hamon ». Voir MLR

n° ?

(12) Art 45 du projet de loi relatif à la santé en cours de discussion au Parlement.

(13) Directive 2012/29/UE du Parlement européen et du Conseil établissant des normes minimales

concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité et remplaçant la

décision-cadre 2001/220/JAI du Conseil

(14) Le non respect des règles de compétence est sanctionnée par une exception d‟incompétence

que le juge peut parfois relever d‟office.

(15) Rapport D. Marshall, « Les juridictions du 21e siècle », proposition n° 4.

(16) Les sept blocs de compétence définiraient le périmètre de sept juridictions : le tribunal de

proximité, le tribunal civil, le tribunal familial, le tribunal de l‟enfance, le tribunal pénal, le

tribunal commercial et le tribunal social.

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(17) Voir Rapport A. Lacabarats, « L‟avenir des juridictions du travail : vers un tribunal prud‟homal

du 21e siècle », juillet 2014 www.justice.gouv.fr/publication/rap_lacabarats_2014.pdf

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MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015

Droit social

Le salaire minimum, un instrument national pour lutter contre le dumping social ?

Jérôme Porta, Professeur de droit, COMPTRASEC, Université de Bordeaux

Dans le contexte de la crise économique en Europe, les salaires sont devenus une question clé sur

l'agenda politique européen. La fixation des salaires minima est considérée comme un des

instruments à prendre en compte dans la recherche de solutions aux déséquilibres économiques

et aux problèmes économique aussi bien au niveau européen que national. Cette mise en avant de

la question des salaires minima sur la scène européenne est d'autant plus remarquable que les

traités refusent à l'Union européenne une compétence en matière de rémunération, interdisant

l'adoption d'actes d'harmonisation sur le salaire minimum. Toutefois, cette absence de

compétence n'a pas empêché une intervention croissance de l'UE en matière de salaire minimum

dans le cadre de l'activité de la troïka ou du semestre européen. Encore récemment, les

recommandations adressées aux États en 2015 suffisent à s'en convaincre que ce soit pour pointer

les bienfaits de l'introduction du salaire minimum, par exemple dans le cas de l'Allemagne, ou au

contraire le caractère « défaillant » du système de fixation du salaire minimum par exemple en

Belgique. Parallèlement, rejoignant une préoccupation ancienne tant de l'OIT (Convention OIT n°

131), que du Conseil de l'Europe, les propositions en faveur d'un salaire minimum en Europe aux

fins tant de lutte contre la pauvreté et le chômage que de régulation économique, se sont

récemment multipliées. Le rapport commun G20, OCDE, OIT, Banque mondial et FMI « Boosting

jobs and living standards in G20 countries » (1) est emblématique de ce mouvement en faveur du

salaire minimum.

Toutefois, le consensus en faveur de l'institution de salaire minimum ne doit pas leurrer sur la

nature de ce ralliement des instances supranationales. S'il peut être conçu comme servant la lutte

contre la pauvreté et les bas salaires, c'est en partie en tant que comme remède contre le retour

possible de législations protectionnistes dans un contexte de fort taux de chômage (2). Or

justement, cette conception tranche là vigoureusement avec les usages de cet outil de politique

sociale que constitue la fixation d'un salaire minimal au sein des États. En effet, face aux

situations de dumping social et confrontée à l'insuffisance des dispositifs internationaux ou

européens, la tentation est réelle de se (re)tourner vers la législation nationale pour poser des

limites à la mise en concurrence des législations sociales. L'obligation de respecter un salaire

minimal sur le territoire nationale pourrait alors sembler être l'une des clés de la lutte contre le

dumping social. Toutefois, la possibilité d'apporter une solution nationale à ces déséquilibres

transnationaux est fortement contrainte par la protection juridique du marché. En effet,

l'utilisation du droit national à des fins de lutte contre le dumping n'échappe pas aux rigueurs des

libertés économiques de circulation. La mémoire des arrêts Laval (3) et Rüffert (4) est là encore

vive. Deux récents arrêts de la Cour de justice ici rapportés éclairent les marges d'appréciation

laissés aux législateurs nationaux dans la lutte contre le dumping social. Les contraintes

européennes, qui pèsent sur le droit national, rendent l'usage de cette marge d'appréciation

complexe en raison de la pluralité des objectifs dont le juge impose la conciliation. La lutte contre

le dumping social doit en effet être accommodée avec deux autres objectifs en partie

contradictoires : la promotion du marché des services et la protection du travailleur détaché. Dès

lors, la Cour de justice n'exclut pas la mise en concurrence des législations sociales des États

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membres. Au contraire, elle veille bien plutôt à définir les bornes au sein desquels cette

compétition sociale est possible à l'occasion de prestations de service transnationales (5),

considérant même le fait pour un prestataire de service de tirer avantage concurrentiel des

différences existant entre les taux de salaire comme favorable à l'exercice de la libre prestation de

service. Toutefois, dans ce cadre, les contraintes divergent fortement selon que la prestation

implique ou non une mobilité des salariés du prestataire. En effet, en cas de mobilité des salariés,

la directive 96/71 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d'une

prestation de services (6) s'emploie justement à offrir un cadre à la conciliation des objectifs

nationaux de politique sociale avec les libertés économiques par la fixation d'un socle minimal de

droits sociaux. Aussi n'est-il pas surprenant, comme l'illustrent les deux récentes décisions de la

Cour de justice sous commentaire (7), que le contrôle exercé sur le droit national anti-dumping

diffère fortement dans sa nature selon qu'il suive ou non le cadre harmonisé issu de la directive.

I. La lutte contre le dumping social hors l'harmonisation

Les possibilités d'instituer des mécanismes de lutte contre le dumping social sont désormais très

limitées au sein de l'Union européenne. Mieux la Cour de justice semble, comme en matière de

droit des sociétés, assez favorable aux situations de concurrence des législations nationales. La

matière sociale, et en particulier les législations sur le salaire minimum, ne semble pas faire ici

exception.

Un récent arrêt de la Cour de justice du 18 septembre 2014 (8) en témoigne. En l'espèce, était en

cause le recours à des clauses sociales insérées un appel d'offre. Ces clauses conditionnent la

soumission d'une réponse à un marché public aux respects par les entreprises soumissionnaires

de certaines contraintes sociales ou environnementales. Le droit français n'ignore d'ailleurs pas de

telles clauses, certaines dispositions du Code des marchés publics permettant au pouvoir

adjudicateur intégrer des exigences sociales. Le droit français n'en a cependant qu'un usage

modeste, orienté pour l'essentiel vers l'insertion sociale. A cet égard, la pratique paraît avoir une

portée plus importante sous l'empire du droit allemand, ainsi que l'avait déjà révélé l'arrêt Rüffert

(9).

En l'espèce, la ville de Dortmund avait lancé un appel d'offre public pour la numérisation et la

conservation de données. Cet appel d'offre comportait une clause sociale, conditionnant la

recevabilité de la réponse à l'engagement de verser à ses salariés un salaire conventionnel

minimal. L'un des candidats, la Bundesdruckerei, équivalent désormais privatisé de l'imprimerie

nationale, devait s'émouvoir d'une telle exigence. En effet, elle entendait avoir recours à un sous-

traitant polonais pour l'exécution du marché, dont les tarifs avantageux n'étaient manifestement

pas étrangers à la faiblesse des rémunérations pratiquées en vertu de la législation polonaise.

L'obligation imposée par l'appel d'offre de respecter les rémunérations fixées par une convention

collective de branche pouvait-elle être compatible avec le droit de l'Union ? Fallait-il pour répondre

à cette interrogation faire référence à un texte de droit dérivé ? La Cour écarte systématiquement

les arguments développés en ce sens. D'une part, la directive 96/71 ne trouvait pas à s'appliquer,

la situation des salariés engagés dans la prestation de service ne correspondant à aucune des

hypothèses de détachement visées par la directive. La raison en était simple : la réalisation du

marché public par un sous-traitant polonais ne nécessitait aucun détachement transnational de

salariés sur le territoire allemand, puisque la prestation pouvait être effectuée par une « filiale à

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100 % établie en Pologne » (10). L'arrêt a ici le mérite de souligner une des lacunes de la

législation européenne sensée prévenir les pratiques de dumping social. Visant « à assurer une

concurrence loyale entre les entreprises nationales et les entreprises effectuant une prestation de

services transnationale » (11), la directive 96/71 n'embrasse pourtant qu'une partie seulement des

prestations de services, celles impliquant une mobilité salariale. Or, même en l'absence de

détachement de travailleurs, une prestation de service transnationale peut jouer la carte du

dumping, tout en échappant aux exigences de la directive 96/71. Focalisé sur la seule question du

détachement de travailleur, le droit européen est loin de permettre de conjurer tous risques de

concurrence déloyale fondée sur les différences de législations sociales.

D'autre part, quant à l'argument tiré de la comptabilité à la directive 2004/18 relative à la

coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de

services qui prévoit bien la possibilité d'introduire des clauses sociales dans la définition de la

commande public, n'a pas plus grâce aux yeux de la Cour de justice. Non seulement, la Cour a

soin de laisser planer un doute sur la compatibilité d'une clause imposant le respect d'une

rémunération minimale aux dispositions de la directive, mais elle considère surtout qu'à

« supposer » cette compatibilité, de telles exigences ne peuvent être imposées que pour autant

qu'elles soient « compatibles avec le droit communautaire » (12). Il n'y a là que le rappel de la

hiérarchie des normes au sein du droit européen. Le droit primaire prime sur le droit dérivé et les

dispositions du droit national mettant en œuvre une directive ne peuvent donc se prévaloir de leur

conformité à ses dispositions pour se soustraire aux impératifs des libertés fondamentales de

circulation. La compatibilité de la clause sociale prévue par le droit national doit donc être

appréciée directement au regard de l'article 56 TFUE fondant la libre prestation de service.

Confrontée à ce quasi-impératif catégorique de l'Union, les instruments nationaux de lutte contre

le dumping peinent à passer le test de la justification. En effet, au terme d‟une démonstration

aussi courte qu‟implacable, la Cour de justice devait une fois encore mettre à bas la législation

allemande. Tout d‟abord, comme dans l'arrêt Rüffert, la Cour considère qu‟imposer une

rémunération minimale aux sous-traitants établis dans un autre État où les rémunérations sont

moindres constitue une restriction à la libre prestation de service. La motivation prétorienne a ici

le mérite de la franchise. Pour la Cour, cette exigence « constitue une charge économique

supplémentaire qui est susceptible de prohiber, de gêner ou de rendre moins attrayante

l‟exécution de leurs prestations dans l‟état membre d‟accueil » (13). A ce compte, il y a peu de

règle du droit social qui ne soit susceptible d‟être qualifiée de restriction à la libre prestation.

Toute à l'idée libérale de la notion de restriction, la Cour paraît bien convaincue que le respect du

droit (social) constitue en soi un péché économique, une externalité négative entravant la libre

circulation. Or, si elle n'est pas fermée, la voie du rachat est étroite. Il faut aux autorités nationales

justifier de la poursuite strictement proportionnée d'un objectif européo-compatible.

Certes, la Cour n‟écarte pas par principe les justifications tirées de la lutte contre le dumping

social. Ainsi est jugé légitime l‟objectif auquel s‟est expressément référé le législateur du Land de

Rhénanie-du-Nord-Westphalie d‟ « assurer que les travailleurs soient payés un salaire convenable

afin d‟éviter à la fois le « dumping social » et la pénalisation des entreprises concurrentes qui

octroient un salaire convenable à leurs employés ». Mais le contrôle de cette justification dévoile

ensuite toute sa rigueur.

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D‟une part, la Cour rappelle la solution dégagée à l'occasion de l'arrêt Rüffert (14). Une mesure

nationale applicable aux seuls marchés publics n'est pas apte à atteindre cet objectif s'il n'existe

pas d'indice laissant à penser que « des travailleurs actifs sur le marché privé n'ont pas besoin de

la même protection salariale que ceux actifs dans le cadre du marché publics ». En effet, à défaut

d'avoir étendue la norme collective à l'ensemble des entreprises du secteur privé, le droit national

ne peut sans incohérence prétendre poursuivre un objectif de lutte contre le dumping social ou de

protection de l'organisation autonome de la vie professionnelle des syndicats, « sans justifier le

sort spécifique fait aux travailleurs détachés » (15). L'exemplarité des marchés publics n'a

manifestement pas la faveur de la Cour qui, érigeant la cohérence de la justification en norme, y

voit au contraire le signe de l'absence de caractère nécessaire des moyens mis en œuvre à la

poursuite des objectifs revendiqués par les autorités nationales. Ce n'est donc qu'à la condition,

en l'espèce a priori satisfaite, d'avoir été étendue que l'imposition d'une rémunération minimale

pourrait être justifiée.

Mais encore faut-il d'autre part que la mesure satisfasse au test de la proportionnalité. Or ici, le

recours au salaire minimal comme outil de lutte contre le dumping n'a rien d'évident dès lors que

cet objectif doit être également concilié tout à la fois avec la promotion de la libre prestation de

service et la protection des travailleurs du prestataire de service. Selon la Cour, imposé ainsi au

sous-traitant de respecter un taux de salaire minimal supérieur à celui pratiqué sur le territoire où

il emploie ses salariés est disproportionné si n'est pas pris en considération la différence de « coût

de la vie » dans chacun des États en cause. Revenant aux finalités d'une telle législation, la Cour

affirme que le respect d'un salaire minimal fixe « correspond à celui requis pour assurer une

rémunération convenable aux travailleurs de l‟État membre du pouvoir adjudicateur au regard du

coût de la vie existant dans cet État membre » (16). Imposer le respect d'un salaire minimal « sans

rapport avec le coût de le vie prévalant dans l‟État dans lequel les prestations relatives au marché

public en cause seront effectuées » conduit à priver les sous-traitants établis dans un autre État

membre « retirer un avantage concurrentiel des différences existant entre les taux de salaires

respectifs » (17). Dès lors, une rémunération minimale sans rapport avec le niveau de vie locale

« va au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer l'objectif de la protection des travailleurs » (18).

Seule l'imposition d'une rémunération minimale prenant en compte la différence de niveau de vie

pourrait être admissible. On pressent la complexité du dispositif à mettre en place pour satisfaire

aux réquisits de la Cour.

Un raisonnement analogue prévaut concernant l'objectif également invoqué de stabilité des

régimes de sécurité sociale. Ainsi qu'elle l'avait considéré dans l'arrêt Rüffert, la Cour juge qu'il n'y

pas là de risque de déséquilibre grave du système de sécurité sociale allemand. Dans un souci de

pédagogie, la Cour ajoute cette fois que « si ces travailleurs ne percevaient pas un salaire

convenable et étaient en conséquence forcés à des aides sociales pour assurer un niveau minimal

de pouvoir d'achat, ce serait à des aides sociales polonaises qu'ils auraient droit » (19). Certes,

dans une telle configurations, les travailleurs polonais ne sont pas à la charge du système de

sécurité sociale allemand. Cette précision assez évidente permet néanmoins de mieux saisir les

raisons qui rendent difficile la justification d'un dispositif anti-dumping devant la Cour de justice.

La Cour en admet bien le principe, mais, en rabattant la justification sur la protection des

travailleurs du prestataire, elle méconnaît la logique nécessairement systémique des instruments

anti-dumping qui, en dernière analyse, vise par la garantie de droit aux travailleurs ressortissant

d'un autre État membre à protéger l'emploi sur le territoire nationale.

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A l'évidence, les impératifs qu'impose le respect des libertés de circulation rendent difficiles le

recours au salaire minimal comme instrument de lutte contre le dumping social. Mais l'existence

d'une directive qui, telle la directive 96/71, vise à harmoniser la résistance des législations

nationales au dumping social est-elle de nature à modifier le contrôle exercer par le juge

national ?

II. La lutte contre le dumping social sous le couvert de l'harmonisation

La rigueur des arrêts Rüffert et Laval laissait peu de place à l'imposition d'une rémunération

minimale par la voie conventionnelle et pouvait conduire à douter de la réponse à cette question.

Dans l'arrêt Laval, la Cour de justice avait imposé une lecture restrictive des marges d'appréciation

concédées aux autorités nationales dans la mise en œuvre de la directive 96/71. D'une part, toutes

les améliorations du socle de protection minimal dont la directive impose le respect ne sont pas

possibles. Selon la Cour, « le niveau de protection qui doit être garanti aux travailleurs détachés

sur le territoire de l‟État membre d'accueil est limité, en principe, à celui prévu à l'article 3,

paragraphe 1, premier alinéa, sous a) à g), de la directive 96/71, à moins que lesdits travailleurs

ne jouissent déjà, par l'application de la loi ou de convention collective de l‟État membre d'origine,

de conditions de travail et d'emploi plus favorables » (20). En d'autres termes, le socle de

protection minimal opère une harmonisation complète et risque bien de devenir, pour les matières

qu'il harmonise un socle maximal. En effet, pour ces matières (salaire minimum, temps de

travail, ...), la directive « prévoit expressément le degré de protection dont l‟État membre d'accueil

est en droit d'imposer le respect aux entreprises établis dans d'autres États membres en faveur de

leurs travailleurs détachés sur son territoire » (21). La faculté d'amélioration de ce socle protecteur

(22) paraît limitée puisqu'elle n'est possible que « dans le respect du traité et dans la mesure où il

s‟agit de dispositions d'ordre public s'appliquant, de façon égale, aux entreprises nationales et à

celles d'autres États membres » (23). Autrement dit, au-delà du socle minimal ressurgit l'impératif

d'une justification des dispositifs anti-dumping au regard des libertés de circulation, dont on a vu

la rigueur. La définition des éléments inclus dans ce socle minimal est donc déterminante en ce

qu'elle tend à fixer a priori les conditions d'une concurrence loyale entre opérateurs économiques.

La marge d'appréciation des Etats est alors doublement limitée. Quant à la forme d'abord, puisque

l'intervention des partenaires sociaux paraissait également peu favorablement accueillie par la

Cour pour la définition du socle minimal. Dans l'arrêt Rüffert, la Cour avait refusé que le salaire

minimal puisse être déterminé par une convention qui n'aurait pas été déclarée d'application

générale conformément aux prescriptions de l'article 3, paragraphe 8 de la directive.

Mais qu'en est-il lorsque l'exigence conventionnelle d'un salaire minimal suit le socle imposé par

la directive 96/71 ? Sans modifier sur la jurisprudence de la Cour de justice, l'arrêt du 12 février

2015 (24) apporte ici d'utiles précisions concernant, quant au fond, la notion de salaire minimal

tout donnant un éclairage plus optimiste de la marge d'appréciation des États pour la mise en

œuvre de la directive 96/71. En l'espèce, une entreprise polonaise avait détaché auprès d'une

succursale finlandaise 186 travailleurs pour les affectés sur le chantier d'une centrale nucléaire

afin d'y exécuter des travaux d'électrification. Les travailleurs reprochaient à la société polonaise

de ne pas leur avoir accordé la rémunération minimale qui leur était due en vertu des minima

garanties par les conventions collectives finlandaises. Afin de faire valoir leurs droits, ils avaient eu

recours à un mécanisme procédural d'une redoutable efficacité, issu du droit finlandais, leur

permettant de céder individuellement leur créance au syndicat, afin qu'il en assure le

recouvrement (25). C'est ce qui permit à ce dernier d'introduire une action contre la société

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polonaise devant les juridictions finlandaises afin d'obtenir sa condamnation à lui verser une

somme totale de 6.648.383,15 euros.

L'arrêt donne ainsi l'occasion à la Cour de revenir sur la notion de salaire minimal au sens de la

directive 96/71. Ni complètement européenne, ni véritablement nationale, la définition du salaire

minimal est à la croisée de deux techniques propres à la sémantique européenne, celle de la

notion autonome et celle du renvoi au droit national. Il ne s'agit pas d'une notion autonome dont

la Cour déterminerait librement le contenu. En effet, « la directive n'a pas harmonisé le contenu

matériel [des] règles impératives de protection minimale » (26). Si les États doivent imposer aux

prestataires de services le respect d'un taux de salaire minimal, la définition de ce dernier est

renvoyée à la compétence des autorités nationales. Aussi, « le soin de définir quels sont les

éléments constitutifs de la notion de salaire minimal (…) relève du droit de l‟État membre du

détachement » (27). Toutefois, le renvoi au droit national n'est pas sans contrainte, puisqu'il

importe que cette définition n'ait « pas pour effet d'entraver la libre prestation des services » (28).

On va le voir, si la détermination des éléments constitutifs de la notion sont libres, la notion, elle,

ne l'est pas.

Tout d'abord, la Cour retient une conception heureusement large du caractère minimal du salaire.

En l'espèce, le syndicat revendiquait l'application d'un salaire garanti conventionnellement,

conformément au classement des travailleurs en groupes de rémunération. Était ainsi en cause

l'équivalent finlandais des grilles de classification conventionnelle française. La fixation du salaire

minimal était, en l'espèce, fonction de critères tels que la qualification, la formation, l'expérience

des travailleurs, la nature du travail effectué. De plus, le syndicat considérait que l'employeur

devait garantir non pas seulement le salaire horaire minimal, mais le salaire garanti pour le travail

à la tâche. Se prévalant de l'arrêt Laval, l'avocat général Nils Wahl suggérait de retenir une lecture

pour le moins appauvrie et appauvrissante de la notion de salaire minimum. Au nom de la

promotion de la libre prestation de service, il considère que « le taux le plus faible de salaire Ŕ que

ce soit par classes de rémunération ou par groupe de salaires » suffit à protéger les travailleurs

détachés de manière adéquate (29). Telle était la conception également défendue par l'entreprise

polonaise, la rémunération qu'elle versait à ses salariés correspondant au minimum des minima,

c'est-à-dire au salaire minimal de la catégorie de salariés le plus bas des salaires au temps. Contre

cette lecture, la Cour fait prévaloir une interprétation respectueuse de l'autonomie collective. Le

renvoi au droit national consacre ici une marge d'appréciation importante, puisque « le mode de

calcul [du taux de salaire minimal] et les critères retenus en ce qui le concerne » ressortent de

l‟État membre d'accueil. Leur opposabilité n'est soumise qu'à une double condition. D'une part,

ces règles doivent être contraignantes (30). Pareille exigence n'a toutefois pas la même résonance

selon les systèmes nationaux de négociation collective, et peut, pour certains système de

négociation obliger à de considérables adaptations. Les difficultés rencontrées par le droit

allemand dans l'arrêt Rüfert en attestent. D'autre part, les règles définissant le salaire minimal

doivent répondre à une exigence de transparence, « ce qui implique, notamment, qu'elles soient

accessibles et claires » (31).

La solution est importante. Non seulement, la cour rappelle ce faisant Ŕ mais la sévérité de ses

solutions antérieures n'avait-elle instiller le doute ? Ŕ que les éléments du socle minimal peuvent

trouver leur source dans le droit conventionnel, mais surtout, le respect de la liberté de prestation

de service n'impose pas qu'un salaire minimal unique. Cette conception contraste avec les

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contraintes qui pèsent sur l'imposition d'une rémunération minimal en dehors du cadre offert par

la directive 96/71, puisque là, la rémunération minimale ne peut être là imposée qu'aux fins

d'assurer aux travailleurs une rémunération convenable en fonction du niveau de vie, ce qui paraît

exclure une détermination du salaire minimal modulée par catégorie professionnelle.

Ensuite, l'identification des éléments du salaire minimal doit respecter la notion de salaire qui,

pour la Cour, s'incarne dans l'idée de contrepartie. La Cour en déduit un critère de qualification.

Seuls les éléments de rémunération qui ne modifient pas le rapport entre la prestation du

travailleur, d'une part, et la contrepartie que celui-ci perçoit, d'autre part, peuvent être assimilés à

des composantes du salaire minimal (32). Tous les éléments de la rémunération ne sont ainsi pas

du salaire. Ce critère avait déjà permis à la Cour d'écarter, par exemple, le paiement par

l'employeur des heures supplémentaires du calcul du salaire minimum (33) ou la contribution

patronal à la constitution d'un capital (34). Cette fois, le critère va être mobilisé positivement, non

plus pour écarter un élément de l'appréciation du respect par un employeur du niveau du salaire

minimal, mais au contraire pour imposer le versement de certains élément de rémunération au

titre du salaire minimal obligatoire. La Cour considère ainsi que « le pécule de vacances est

intrinsèquement lié à la rémunération que le travailleur reçoit en contrepartie des services

rendus » (35). Toutefois, c'est alors la référence à la directive 2003/88 (36) et à l'article 31 de la

Charte consacrant le droit de tout travailleur à une période annuelle de congé payé qui, en

définitive, justifie cette qualification. En effet, ces textes impliquent que le travailleur perçoit la

rémunération ordinaire pour cette période de repos. Aussi, « le droit au congé annuel et celui à

l'obtention d'un paiement à ce titre » constituent « les deux volets d'un droit unique » (37)

Enfin, la Cour précise la notion d' « allocation propre au détachement », qui, elle, à la différence du

salaire minimal est bien une notion autonome. L'article 3, § 7, al. 2 assimile en effet ces sommes à

des éléments du salaire minimal à la condition qu'elles ne soient pas versées en remboursement

de dépenses effectivement encourues à cause du détachement, telles les dépenses de voyage, de

logement ou de nourriture. Aussi, s'agissant en l'espèce d'une indemnité journalière versée au

salarié détaché, la Cour justifie son assimilation à un élément de rémunération en raison de la

finalité de l'indemnité. Celle-ci n'est pas versée à titre de remboursement, mais de compensation

des inconvénients dus au détachement, consistant dans l'éloignement des intéressés de leur

environnement habituel (38). Pareillement, s'agissant d'une l'indemnité de trajet quotidien, la Cour

relève que celle-ci est versée aux travailleurs si le trajet aller et retour quotidien effectué excède

une heure. Cette prime compensant le temps de trajet quotidien et n'étant pas versée à titre de

remboursement de dépenses effectivement encourues, elle est intégrée au salaire minimal. En

revanche, la prise en charge du logement par l'employeur, versée sans que les salariés aient dû

faire d'avance est, logiquement, assimilée par la Cour à un remboursement. Pareillement, les bons

d'alimentation versés par l'employeur polonais ne sont être considérés comme partie du salaire

minimal. La Cour y voit des compensations du coût de la vie effectivement encouru par les

travailleurs qui donc sont à l'instar de la prise en charge des dépenses de logement assimilable à

des remboursements.

Remarquable pour les précisions qu'il apporte à la notion de salaire minimal, l'arrêt du 12 février

2015 l'est encore par son silence. Nulle référence dans l'arrêt, à la différence des arrêts Laval ou

Rüffert, à l'article 56 relatif à la libre prestation de service. Lorsqu'elle suit le socle minimal

impératif imposé par la directive 96/71, la législation nationale anti-dumping échapperait ainsi

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aux contraintes de la justification. Ce n'est que s'il tend à s'écarter de ce modèle minimal imposé,

fut-ce aux fins d'amélioration, que le droit national sera qualifié d'entrave. Pareil constat suggère

une compréhension toute particulière de la directive 96/71. Le socle de protection minimal n'est

peut-être pas seulement à lire comme ce que doit, mais ce que le législateur national peut établir

au titre de la lutte contre le dumping sociale, sauf à se soumettre au test des libertés de

circulation. La lutte nationale contre le dumping social est alors strictement bornée. A suivre les

solutions de la Cour de justice dans le cadre de la directive 96/71, il s'agit moins d'empêcher que

d'organiser la mise en concurrence des législations sociales. Le socle de protection minimal vise

donc à garantir une concurrence « loyale »… entre les législations sociales des Etats.

Notes

(1) « Boosting jobs and living standards in G20 countries », A joint report by the ILO, OECD, IMF

and the Word Bank, juin 2012.

(2) Ibid.

(3) CJUE 18 déc. 2007, aff. C-341/05

(4) CJCE 3 avril 2008, Dirk Rüffert c./ Land Niedersachsen, aff. C-346/06.

(5) C'est-à-dire, par lesquelles un prestataire offre ses services sur le territoire d'un autre États

que celui où il est établi.

(6) Directive 96/71/CE du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs effectué

dans le cadre d'une prestation de services.

(7) CJUE, 18 septembre 2014, Indestructible GmbH c./ Stadt Dortmund, aff. C. 549/13, R.

Noguellou, RDI 2014, p. 560 ; CJUE 12 février 2015, Sähköalojen ammattiliitto ry c/

Elektrobudowa Spółka Akcyjna, aff. C-396/13, J.P. Lhernould, Dr. Soc. 2014, p. 234.

(8) CJUE, 18 septembre 2014, préc.

(9) CJCE 3 avril 2008, Dirk Rüffert c./ Land Niedersachsen, aff. C-346/06.

(10) CJUE, 18 septembre 2014, préc., pt. 25.

(11) CJUE 12 février 2015, Sähköalojen ammattiliitto ry c/ Elektrobudowa Spółka Akcyjna, aff. C-

396/13, pt. 30, déjà, Dir. 96/71, préc., cons. 5.

(12) CJUE, 18 septembre 2014, préc., spéc., pt. 29.

(13) CJUE, 18 septembre 2014, préc., spéc., pt. 30.

(14) CJCE 3 avril 2008, Dirk Rüffert c./ Land Niedersachsen, aff. C-346/06, spéc., pt. 38-40.

(15) En l'absence d'une telle généralisation de la norme conventionnelle, le gouvernement

allemand ne pouvait justifier que le respect d'un taux de salaire minimal « n'est nécessaire à

un travailleur actif dans le secteur de la construction que lorsque ce dernier est employé dans

le cadre d'un marché public et non dans le cadre d'un marché privé » ; CJCE 3 avril 2008, Dirk

Rüffert c./ Land Niedersachsen, aff. C-346/06, spéc., pt. 40.

(16) CJUE 18 sept. 2014, préc., ibid., pt. 34.

(17) CJUE 18 sept. 2014, préc., ibid., pt. 34.

(18) Ibid.

(19) CJUE 18 sept. 2014, préc., ibid., pt. 35.

(20) CJUE, 18 déc. 2007, Laval un Partneri Ltd, aff. C-341/05, pt. 81.

(21) Ibid., pt. 80.

(22) prévu à l'article 3, paragraphe 10 de la directive 96/71.

(23) CJUE 18 décembre 2007, préc., pt. 82.

(24) CJUE 12 février 2015, Sähköalojen ammattiliitto ry c/ Elektrobudowa Spółka Akcyjna, aff. C-

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396/1

(25) Une première question préjudicielle portait sur le droit national applicable à ce mécanisme de

cession des créances salariales. Le droit polonais prohibe la cession de créances salariales ce

dont ne manquait pas de se prévaloir l'employeur pour contester l'action du syndicat. Fallait-il

soumettre cette cession à la loi du contrat, la loi polonaise selon l'employeur, ou à la loi du

for, la loi finlandaise. La Cour de justice opte pour cette dernière solution qualifiant le

mécanisme finlandais de règle de procédure, dès lors soumise à la loi du for, celle du juge

saisi.

(26) CJUE 12 févr. 2015, préc., pt. 31.

(27) Ibid., pt. 34.

(28) Ibidem.

(29) Conclusion de l'avocat général Nils Wahl, pt. 82.

(30) CJUE, 12 févr. 2015, préc. pt. 40.

(31) CJUE, 12 févr. 2015, préc. pt. 40.

(32) Ibid., pt. 36. La vérification par le juge français du salaire minimum légal ou conventionnel

répond à un critère analogue. La Chambre sociale a ainsi jugé à propos du salaire minimum

conventionnel qu' « en l'absence de dispositions conventionnelles contraires, toutes les

sommes versées en contrepartie du travail entrent dans le calcul de la rémunération à

comparer avec le salaire minimum garanti » (Soc. 7 avr. 2010 ; sur le SMIC, Soc. 14 nov. 2012,

n° 11-14.862). Mais la mise en œuvre de ce même critère n'aboutit pas systématiquement à

qualifier de manière similaire certains éléments de la rémunération du salarié, telle une prime

d'ancienneté, ne serait-ce qu'eu égard à la volonté des parties à la convention collective.

(33) CJCE, 14 avril 2005, aff. C-341/02. En l'espèce, la Cour avait considéré que « il est tout à fait

normal que, si l‟employeur exige que le travailleur fournisse un surplus de travail ou des

heures de travail dans des conditions particulières, cette prestation supplémentaire soit

compensée pour ce travailleur sans que cette compensation soit prise en compte pour le

calcul du salaire minimal » ( pt. 40).

(34) CJUE 7 nov. 2013, Isbir, aff. C-522/12. La Cour avait notamment considéré que bien que non

détachable de la prestation de travail, une telle contribution poursuivait l'objectif à long terme

de garantir la formation d'un capital. Un tel objectif de politique sociale lui semblait ne pas

pouvoir s'inscrire dans le « rapport habituel entre la prestation de travail et la contrepartie

financière que celle-ci appelle de la part de l'employeur ».

(35) CJUE, 12 févr. 2015, préc., pt. 68.

(36) Directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l'aménagement du

temps de travail.

(37) Ibid., pt. 67.

(38) Ibid, pt. 47-48.

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MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015

Science politique

De la (dé)formation des corps dans les sociétés techniciennes : quelques

réflexions autour de deux amendements à la loi de santé.

Patrick Troude-Chastenet, Professeur de science politique, Centre Montesquieu de Recherches

Politiques, Université de Bordeaux

« Ces deux comportements de célébration et de méfiance ou de mépris du corps ne sont pas

contradictoires : ils fonctionnent ensemble. (…) Là où parait dominer son exaltation, on peut se

demander si sa „libération‟ ne consiste pas dans le projet de s‟en débarrasser par tous les moyens

(1). »

« Parlez-moi des 25% de jeunes filles en surpoids, ensuite on parlera des 2% d‟anorexiques (2). »

La pirouette de Karl Lagarsfeld, pour éviter de répondre à une question portant sur les

amendements à la loi de santé visant à pénaliser l‟incitation à la maigreur, ne mériterait pas d‟être

évoquée ici si elle ne pointait pas une situation paradoxale qui suppose de penser ensemble, et

non pas séparément, deux phénomènes a priori antithétiques. Au sein de nos sociétés

contemporaines, il semblerait en effet que deux logiques contradictoires s‟affrontent. Tandis que

le capitalisme consumériste (3) fabrique à la chaine des individus en surpoids, et des obèses, le

système technicien s‟ingénie à les faire maigrir sur l‟air publicitaire : « La forme, pas les formes ! »

entamé depuis les années 1970 (4). Ou plus exactement, la propagande sociologique (5), au sens

ellulien du terme, s‟ingénie à imposer à tous ses membres le modèle unique du corps mince donc

efficace. Un corps à la perfection toute machinique, stylisé et sublimé par une publicité dont

l‟omniprésence ne doit pas cacher sa nature plus conformiste que créatrice. Car c‟est en réalité la

société tout entière qui s‟exprime à travers les modèles, en l‟occurrence des Top Models, qu‟elle

s‟est choisie. C‟est donc la société tout entière qui choisit de faire du surpoids le stigmate de

l‟inefficacité sociale. L‟individu moderne se trouve ainsi soumis à des injonctions contradictoires

(double bind) : alors que le capitalisme marchand invite les plus privilégiés à s‟adonner aux

plaisirs de la bonne chère tout en condamnant les moins fortunés à une alimentation industrielle

riche en graisses, sucre et sel, la société technicienne inculque à tous ses membres une éthique

(ascétique) et une esthétique (puritaine) de la forme, fondée sur l‟équilibre du corps séduisant et

performant.

Ces deux tendances sont pourtant à analyser comme l‟envers et l‟endroit de la même

médaille mais aussi comme deux logiques antithétiques qui rendent encore plus intenable la

condition de l‟individu moderne le plongeant dans un univers parfaitement schizophrénique. Elles

conduisent les uns au surpoids et à l‟obésité, les autres au culte insensé de la minceur -poussé à

son paroxysme pour certaines (jeunes) femmes adeptes du thigh gap. Elles condamnent l‟immense

majorité des individus ordinaires à rechercher sans répit le corps efficace réclamé par le système

technocapitaliste.

I. Le surpoids et l‟obésité comme symptômes du capitalisme consumériste

Nonobstant les facteurs génétiques qui, du reste, ne sont pas à appréhender seuls mais en

interaction avec une multitude de variables dont les pratiques alimentaires et l‟exercice physique,

le surpoids et l‟obésité doivent être analysé comme des faits sociaux. Le système technocapitaliste

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produit des obèses et des individus en surcharge pondérale par le biais de plusieurs facteurs

pouvant se combiner entre eux entrainant alors des phénomènes de majoration des maux. Son

mode de production et de consommation repose pour l‟essentiel sur de l‟alimentation industrielle,

la malbouffe/junk food (mauvaises graisses et sucre au détriment des fruits et légumes) à grande

échelle et surgelés bas de gamme à tous les rayons. Aux questions d‟alimentation vient s‟ajouter

le manque d‟activité physique résultant à la fois de l‟addiction aux écrans et au recours

systématique aux moyens de transports mécanisés. Ces facteurs sont à appréhender au regard

des différents mécanismes d‟exclusion sociale. La qualité de l‟alimentation reste fortement

corrélée au statut et/ou à la classe sociale. La diététique, et a fortiori la nourriture biologique,

reste encore l‟apanage des classes aisées tandis que les plus pauvres sont condamnées à une

alimentation bon marché, et de mauvaise qualité. Dans le même sens, la tendance au surpoids est

directement corrélé au niveau d‟études et donc de revenus. Moins un individu est diplômé, plus il

à de chances d‟être obèse. Les personnes ayant poursuivi des études supérieures au-delà du

troisième cycle ont trois fois moins de risques de présenter une obésité que celles qui n'ont pas

atteint le niveau du BEPC. On peut donc légitiment parler d‟une double stigmatisation puisque les

femmes issues des milieux défavorisés sont les principales victimes de l‟obésité. (Haute autorité

de santé, 2011). N‟ayons donc pas peur des mots, dans la majorité des cas en Europe, se moquer

des grosses (femmes) équivaut à se moquer des pauvres !

Nous examinerons d‟abord la question de la surcharge pondérale en France avant de la mettre en

perspective au niveau mondial. Nous tenterons notamment de savoir s‟il s‟exerce en France une

pression sociale plus forte sur le corps des femmes que dans les autres pays ?

I.1. Surpoids et obésité en France

La définition du surpoids et de l‟obésité s‟appuie ici sur les normes de l‟OMS, à savoir pour le

surpoids un indice de masse corporelle (IMC) égal ou supérieur à 25, calculé en divisant le poids

par le carré de la taille et pour l‟obésité un IMC égal ou supérieur à 30. Depuis 1997 en effet,

l‟OMS a fait de l‟indice de Quételet son standard pour mesurer les risques sanitaires liés au

surpoids. Le diagnostic de l‟obésité ou de la surcharge pondérale fait intervenir d‟autres facteurs

dont la mesure du tour de taille à mi-distance entre la dernière côte et le sommet de la crête

iliaque. En outre, ces normes ne sont pas sans susciter certaines réserves chez les sociologues (6).

L‟IMC fournit seulement un indicateur à interpréter prudemment en le corrélant avec d‟autres

paramètres, et au cas par cas, lorsqu‟il s‟agit de s‟inscrire dans une démarche médicale, qui

n‟entre pas dans notre propos ici. En France, on recense plus de deux fois plus d‟obèses chez les

« précaires » (35%) que dans le reste de la population (16 à17%) en 2013 ( plus 30% d‟individus en

surpoids, selon le même sondage réalisé pour la MGEN 05/03/2014) contre 11% d‟obèses dans le

monde en 2008, selon chiffres OMS publiés en 2014. Il résulte de plusieurs études publiées en

2012 que si, en France, il existe une certaine prévalence de l‟obésité féminine, au-delà de

l‟obésité stricto sensu les problèmes liés au poids sont plutôt masculins. Pourtant, ce sont les

femmes qui surveillent leur alimentation. C‟est le cas de huit femmes sur dix, sachant en outre

que 6,7 femmes sur dix vont même jusqu‟au régime. Mais alors que chez l‟homme la corpulence

est associée à la puissance, chez la femme elle est signe de disgrâce.

En 2012, l'obésité toucherait 15 % de la population adulte, correspondant à un peu plus de 6,9

millions d'obèses, soit environ 3,3 millions de plus qu'en 1997 (7). Le surpoids affecterait 53,1%

des hommes (dont 14,3% d‟obèses) et 42% des femmes (dont 15,7 d‟obèses). Mais si l‟on se

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reporte aux chiffres de l‟OCDE, on peut commencer par se demander si les français, les femmes en

particulier, ne se voient pas plus gros qu‟ils ne sont. Même s‟ils ont augmenté de façon régulière

(Fig. 1), les taux d‟obésité et de surpoids en France sont parmi les plus bas de l‟OCDE. En effet,

seulement une personne sur 8 est obèse en France, et 40 % de la population est en surpoids (y

compris obèse). Autrement dit, avec les Suisses et les Coréens, les Français sont statistiquement

les plus minces des habitants des pays de l‟OCDE (8).

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En outre, la corpulence moyenne des Français est la plus faible d‟Europe.

En dépit de ce fait statistique avéré, les femmes, en France, continuent de se trouver trop grosses.

Non seulement celles qui jugent leur poids trop faible sont deux fois MOINS nombreuses que

celles qui sont effectivement en sous-poids (IMC inférieur à 18,5) mais alors qu‟elles sont

objectivement les plus minces d‟Europe avec un IMC de 23,2, elles sont encore insatisfaites de leur

poids puisqu‟à leurs yeux la valeur idéale de l‟IMC se situerait à 19,5%, soit le plus faible d‟Europe

(9). Faut-il interpréter ces chiffres à la lueur de ce que Jacques Ellul nommait la propagande

sociologique ? En tout état de cause, comment ne pas y voir la marque d‟une certaine pression

sociale, le résultat symptomatique d‟un matraquage publicitaire, tendant non plus « à se faire une

certaine idée de la femme mais à faire de la femme une idée », selon l‟heureuse formule d‟un

spécialiste de la communication (10) ? Mais tandis qu‟en France, aux USA et au Canada, certaines

minces se tuent littéralement à vouloir maigrir davantage pour ressembler aux icones de la mode,

de par le vaste monde, la population corpulente ne cesse de grossir.

I.2. Surpoids et obésité dans le monde

Selon le dernier rapport de l‟OMS, entre 1980 et 2014, le nombre de cas d‟obésité a plus que

doublé au niveau mondial (11). D‟autre part, alors que le nombre d‟adultes en surpoids était déjà

de 1,4 milliard en 2013, ce chiffre est passé en 2014 à plus de 1,9 milliard de personnes parmi

lesquelles 600 millions d‟obèses, soit environ 13% de la population adulte. Alors que l‟extrême

pauvreté et la faim ont tendance à reculer, la courbe s‟inverse pour la surcharge pondérale.

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Le surpoids et l‟obésité sont donc les premiers facteurs de risque de décès au niveau mondial et

concernent désormais l‟ensemble des pays riches mais aussi la plupart des pays à revenu

intermédiaire. L‟OMS rejoint ainsi les conclusions d‟une étude publiée en 2014 par un think tank

britannique soulignant l‟explosion du phénomène dans les pays en développement (12). Dans ces

pays, le nombre de personnes en surpoids a presque quadruplé entre 1980 et 2008, passant ainsi

de 250 millions à 904 millions de personnes. Soit plus que dans les pays développés, où leur

nombre a seulement été multiplié par 1,7. Enfin, la première étude synoptique à rassembler, sur la

base d‟une méthodologie unifiée, l'ensemble des données disponibles sur ce sujet, va dans le

même sens puisqu‟elle totalise, tous âges confondus, 2,1 milliards d‟humains en surpoids en

2013. Réalisée par une équipe internationale couvrant 188 pays, elle se résume par ce constat

simple posé par son coordonnateur: « la progression du surpoids et de l'obésité a été importante,

générale et rapide (13). »

Mais ce « fléau sanitaire », à replacer dans sa toute dimension sociale et politique, doit aussi

s‟analyser en tenant compte des disparités existant entre les sexes et entre les pays. Dans les pays

développés, le surpoids est un phénomène plutôt masculin alors que c‟est l'inverse dans pays en

développement. En 2013, dans les pays développés près d'un enfant ou d'un adolescent sur quatre

était en surpoids. Dans les pays en développement, près d'un jeune sur huit, pour les deux sexes.

Mais alors que dans les pays en développement, l‟embonpoint est un signe de prospérité et que le

nombre d‟obèses ne cesse d‟augmenter dans les quatre grands émergents (BRIC)mais aussi au

Mexique (14), en Egypte et au Pakistan ; a contrario, dans les pays développés, et particulièrement

chez les jeunes femmes, l‟obsession est au régime minceur ; d‟où la législation française d‟avril

2015 visant à réprimer toute forme d‟incitation à la maigreur sur Internet et dans les milieux de la

mode.

II. L‟obsession de la minceur comme symptôme de l‟organisation technocapitaliste

En France, plus de huit femmes sur dix (83%) surveilleraient leur alimentation pour mincir (15). Or,

selon les standards de l‟OMS, seulement un peu plus de quatre sur dix d‟entre elles ont de bonnes

raisons de le surveiller. Dans les pays développés et particulièrement en France et dans les pays

anglo-saxons, la quête de la minceur a pris chez de nombreuses femmes, au moins trois visages :

ordinaire, médicamenteuse, extrême.

II.1. La quête ordinaire de la minceur : le corps performant

Où passe la frontière entre le normal et le pathologique, entre le désir légitime de se sentir « en

forme », « bien dans son corps » Ŕselon la terminologie consacrée- et la soumission au diktat de la

mode ? Quid du corset mental imposé principalement aux femmes par la communication-

propagande, par le matraquage publicitaire ? Pour justifier la pénalisation de l‟apologie de la

maigreur et le dépôt de ses deux « amendements anti-anorexie », le rapporteur du projet de loi

sur la santé, Olivier Véran, expliquera ainsi : « Il faut donner un coup d‟arrêt à l‟idée que pour être

belle une femme doit quasiment disparaître (16) ».

Pour maigrir, les individus mettent en place plusieurs stratégies et en raison de certaines

conduites extrêmes (sous-alimentation pour atteindre le thigh gap), on pourrait presque dire que

l‟on passe de la folie des régimes au régime de la folie, si ce terme n‟était impropre à désigner

l‟anorexie mentale.

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Une étude réalisée par des médecins de l‟INSERM révèle que deux femmes sur trois et un homme

sur deux en France voudraient maigrir (17). Un constat jugé alarmant par Serge Hercberg,

coordonnateur de l'étude : « La pression d'une certaine image du corps dans notre société fait que

même des sujets de poids normal, ni obèses, ni même en surpoids, font des régimes […]. Il y a

vraiment un problème de perception du corps, de modèles véhiculés par la mode, les médias. » En

France, 67% des femmes et 39% des hommes interrogés ont ainsi fait au moins un régime dans

leur vie. 30% des femmes en ont fait au moins cinq. « Elles commencent plus tôt puisque 36%

d'entre elles ont commencé entre 15 et 25 ans, contre 18% des hommes. »

Après avoir été suspendu huit jours pour avoir prescrit du Médiator a un patient voulant maigrir, le

célébrissime Pierre Dukan a définitivement été radié de l‟Ordre des médecins en 2014 pour avoir

confondu commerce et médecine et s‟être engagé à la légère sur le terrain glissant des conduites

alimentaires des adolescents. Dans un livre adressé au futur président de la République, il ne

proposait rien de moins que d‟ouvrir une option « poids d‟équilibre» au baccalauréat. Son principe

étant que les lycéens gagneraient des points en restant dans une fourchette de poids « normal »

entre la classe de première et la terminale. Heureusement cette idée « géniale » fit un flop

retentissant, auprès des pouvoirs publics, des milieux associatifs, scientifiques et médicaux. « On

fait de l‟embonpoint le symptôme de l‟inefficacité sociale et même de la maladie, puisque l‟on

cherche à médicaliser l‟esthétique. C‟est une représentation caricaturale de la prise de poids,

forcément mauvaise en soi (18). »

Cette quête ordinaire de la minceur touchant principalement les femmes mais aussi l‟ensemble

d‟une population assujettie au modèle du corps socialement performant, diffusé par l‟appareil de

communication du système technocapitaliste, se fait aussi parfois par la voie médicamenteuse,

avec la complicité des différents acteurs de la santé publique.

II.2/Quand le médicament remplace le régime (le Médiator)

Nos propres travaux nous ont un jour conduit à nous pencher sur un scandale sanitaire

généralement analysé à travers le seul prisme des conflits d‟intérêts. Mais si nous avions voulu

pour notre part attirer l‟attention sur une dimension trop négligée par les différents observateurs

de la plus grosse affaire de santé publique que la France ait connue depuis l‟affaire du sang

contaminé, à savoir l‟expression emblématique de l‟emprise technicienne sur les processus de

prise de décision politique, il ne faudrait pas oublier pour autant qu‟à l‟origine de cette affaire on

trouve un accord tacite entre un laboratoire désireux de s‟enrichir et des millions de personnes

désireuses de perdre du poids (19).

En effet, ce célèbre médicament antidiabétique (benfluorex) vendu en France de 1976 à 2009 qui

était à l‟origine -et officiellement toujours- destiné aux seuls diabétiques en surcharge pondérale

a été détourné sciemment de son usage. Avec la complicité active et criminelle du fabricant, le

laboratoire Servier, avec celle des médecins prescripteurs, et avec la complicité passive des

patients. Car en réalité, le Médiator était prescrit comme coupe-faim dans un cas sur trois et ses

ventes avaient rapidement doublé après l‟interdiction d‟un autre médicament Servier, l‟Isoméride,

appartenant à la même famille des fenfluramines, lui aussi anorexigène et aux effets secondaires

gravissimes. Parmi ces derniers se trouvait une maladie rare et mortelle : l‟hypertension artérielle

pulmonaire. En avril 2013, un rapport d‟experts indépendants mandatés par le Parquet de Paris a

estimé que cette molécule était responsable, en France, de 220 à 300 morts à court terme, de

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1300 à 1800 morts à long terme et de 3100 à 4200 hospitalisations. Prescrit comme coupe-faim à

des centaines de milliers d‟obèses aux USA et au Canada, le laboratoire américain qui

commercialisait l‟Isoméride et le Pondéral sous licence Servier a été condamné en 2001 à verser

14 milliards de $ aux victimes.

En 2004, le Médiator était le 36ème médicament le plus vendu en France. Selon les estimations, de

5 à plus de 7 millions d‟utilisateurs en France. Comment ne pas interpréter ces millions de

prescriptions hors AMM (autorisation de mise sur le marché) comme celle délivré par le célèbre

nutritionniste évoqué plus haut, comme autant de demandes, d‟un corps plus mince. Plus mince

pour être plus « beau » certes, mais surtout plus performant, comme un puissant véhicule, plus

efficace selon le standard dominant de la société techno capitaliste. Un peu à la manière de ce

corps réifié sous forme de « cuirasse mécanique » que l‟on retrouve dans le Modulor de Le

Corbusier (20). Rappelons du reste que la recherche de l‟efficacité est au cœur même de la

définition de la technique adoptée par l‟un de ses plus éminents spécialistes (21).

II.3 La quête extrême de la minceur : le thigh gap

Non seulement de jeunes femmes, en majorité des adolescentes, prennent pour référence une

petite partie de l‟élite des top model mais c‟est une seule partie de leur corps qu‟elles érigent en

modèle absolu. Depuis février 2013 aux USA et juin de la même année en France, la communauté

virtuelle enregistre un véritable déferlement de photographies, mettant en scène une partie

précise du corps des propriétaires, les cuisses, souvent accompagnées de commentaires laissant

transparaitre une volonté quasi mystique d‟atteindre le Magic Gap. Pour être sans doute

anecdotique au plan statistique (22), ce phénomène est lui aussi symptomatique de la folle course

à la minceur dans un monde qui ne cesse de grossir. Cette mode du « thigh gap » -littéralement

trou entre les cuisses- consiste à obtenir le plus grand écart possible entre les deux cuisses,

debout les pieds liés, le but étant que les cuisses ne se touchent jamais, à l‟image des grands

mannequins idolâtrés sur la toile : Kate Moss, Victoria Beckham, Miley Cyrus.

Mais si le thigh gap s'affiche sans complexe sur les podiums, cette morphologie à la mode prend

une tournure résolument pathologique chez un certain nombre d‟adolescentes. Nourries d'images

idéales de magazines, souvent retouchées, certaines d‟entre elles enchaînent les régimes les plus

radicaux pour atteindre ce saint Graal. Comme le signale un site médical en ligne, certaines

adolescentes réduisent leur apport calorique à 600 calories par jour, alors qu‟il leur en faudrait au

moins quatre fois plus. « Cette obsession de la minceur pousse à de grandes privations,

déclenchant très vite des troubles du comportement alimentaire, qui peuvent engendrer de graves

carences, et dans les cas extrêmes, mener à de l'anorexie et à la dépression (23). » Même si de

l‟avis de spécialistes comme le Pr. Xavier Pommereau, « l‟anorexie ne s‟attrape pas sur

internet, pas plus qu‟en regardant les mannequins sur les podiums», le législateur français a voulu

sanctionner l‟incitation à la maigreur excessive telle qu‟elle est pratiquée à la fois sur la Toile, via

les sites pro ana, et dans les milieux de la mode. Cette question peut donc s‟analyser comme un

problème de santé publique qui participe des troubles du comportement alimentaire chez les

adolescents à savoir conduite anorexigènes pour les uns, généralement les filles, comportements

boulimiques ou compulsifs (de nourritures riches en sucre et en mauvaise graisse pour les autres).

On peut aussi la considérer comme le dernier avatar de la société technocapitaliste faisant

notamment ressortir les conséquences directes d‟une publicité commerciale toujours plus

totalisante (il n‟existe plus un seul espace libre de publicité y compris dans les airs ; quant à la

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Toile, la publicité lui est consubstantielle) et qui prend la forme insidieuse d‟une véritable

propagande sociologique, selon l‟acception du penseur français Jacques Ellul. En l‟espèce, la

nature même des usages adolescents des réseaux sociaux, de l‟internet et de la téléphonie mobile,

le transfert rapide de photos et de vidéos, contribue à l‟effet d‟entrainement du phénomène.

Comme le signalait une enquête parue dans un magazine en ligne sur les réseaux en vogue chez

les ados, le hashtag #thinspiration réunit des photos de mannequins connues pour leur beauté

mais surtout pour leurs silhouettes chétives comme Kate Moss, surnommée la Brindille. Il en

ressort que si officiellement, la liste de recommandations la plus populaire est How to Get a Thigh

Gap, qui insiste sur le sport et rappelle qu'il ne faut pas s'affamer, la réalité est moins rassurante.

« En fait, les filles s'échangent des préconisations bien plus drastiques : «ne mange jamais rien de

plus gros qu'une tasse», «bois de l'eau glacée pour brûler des calories plus rapidement», «Avale

des boules de coton pour ne plus avoir de sensation de faim», peut-on lire sur un autre. «Je ne

serai heureuse que quand j'aurai mon thigh gap. On me trouvera belle, mince et intéressante. Tout

commencera enfin», peut-on lire sur un forum (24). »

Nul besoin d‟être un spécialiste de l‟univers de la mode pour s‟apercevoir que les mannequins y

sont toujours de plus en plus jeunes et de plus en plus minces, et que l‟anorexie lui est

consubstantielle. Parmi d‟autres, le témoignage de Georgina Wilkin (25), peut nous le confirmer :

« Mon agent me disait que j'étais superbe quand je n'avais pas mangé pendant deux jours. À un

moment donné, je suis arrivée à un tel stade que j'ai été hospitalisée, et quelques semaines plus

tard, j'étais embauchée pour une publicité Prada. » Et il ne s‟agit en aucune façon d‟un cas

aberrant. Si l‟on souhaite invoquer un cas extrême, celui d‟Isabelle Caro est tout indiqué. Cet

ancien mannequin et comédienne française pesait 25 kg pour 1,65 cm. La photo montrant son

corps nu décharné, dans le cadre d'une campagne contre l'anorexie, avait créé la polémique en

2007. Trois ans plus tard, la maladie qui l‟habitait déjà depuis l‟âge de treize ans l‟emportait. Elle

n‟avait alors que 28 ans. Etre obligé de mobiliser ce mannequin nu, au corps proprement

squelettique, pour moraliser le secteur de la mode et détourner les jeunes filles du culte de la

maigreur en dit long sur la gravité du phénomène. La charte d‟engagement volontaire sur l‟image

du corps et contre l‟anorexie d‟avril 2008 n‟ayant pas donné les résultats escomptés ; en avril

2015 le législateur a voulu franchir une étape supplémentaire en punissant l‟emploi par une

agence d‟un mannequin trop maigre d‟une peine d‟emprisonnement de six mois et d'une amende

de 75. 000 euros. En réalité, il ne s‟agit pas tant de protéger les mannequins que leurs supposés

émules. L‟exposé des motifs stipule ainsi : « Les images du corps valorisant de façon excessive la

minceur ou la maigreur et stigmatisant les rondeurs contribuent indéniablement au mal-être, en

particulier chez de nombreuses jeunes filles. Or l'apparence de certains mannequins contribue à

diffuser des stéréotypes potentiellement dangereux pour les populations fragiles. » Si l‟on

comprend sans peine que les représentants d‟une société qui n‟ignorent rien du caractère artificiel

du monde de la mode, ni de la dangerosité des conduites anorexiques qu‟il encourage, ne

veuillent pas être accusés d‟étendre ses critères exorbitants à l‟ensemble de la population

française, l‟instituant garant et dépositaire des canons de la beauté féminine, on ne pourra que

s‟interroger sur la pertinence de la répression.

De leur côté, les spécialistes travaillant sur les TCA ont tranché. Ils étaient hostiles à la création

d‟un nouveau délit dans le code pénal et le législateur est passé outre. A la suite d‟une vaste étude

portant sur l‟impact des réseaux sociaux sur les personnes victimes de TCA, réalisée de 2010 à

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2014 par une équipe interdisciplinaire, chercheurs et patriciens avaient tenté en vain de se faire

entendre du Ministère de la santé. Selon leurs propres mots, la répression est non « seulement

inefficace (car elle n‟arrive pas à freiner la prolifération de contenus controversés) mais aussi

nuisible (car les auteurs et utilisateurs de ces contenus tendent de plus en plus à se cacher -

échappant à tout effort des professionnels de santé de les joindre, de faire passer des campagnes

d‟information, de leur offrir du soutien (26). »

Au regard des autres pays, la France qui, comme on l‟a vu, n‟échappe pas pour autant à la montée

de l‟obésité dans certaine franges de la population, semble atteinte d‟une véritable lipophobie

poussant les femmes, déjà les plus minces des pays de l‟UE, à vouloir le devenir davantage. Le

constater n‟est qu‟un préalable, reste désormais à tenter de comprendre toutes les raisons de

cette autre exception française, sachant ce qu‟a d‟univoque notre explication par l‟organisation

technocapitaliste de la société.

Notes

(1) Patrick Baudry, Le corps extrême. Approche sociologique des conduites à risque, Paris,

L‟Harmattan, coll. Nouvelles Etudes Anthropologiques, 1991, pp. 30-36.

(2) Catherine Mallaval, Emmanuèle Peyret et Virginie Ballet, « L‟anorexie, maladie au cœur d‟un

délit ? », Libération, 2 avril 2015.

(3) Le théoricien politique Benjamin Barber utilise ce concept ainsi dans le n° 95 de décembre 2010

de la revue En Question traduit en français sous le titre « Comment le capitalisme

consumériste dévore l‟Amérique » in Développement et civilisations, n°391, février 2011.

(4) Ce célèbre slogan publicitaire, destiné à vanter les mérites d‟un fromage allégé, rejoint les

différents messages que l‟on peut lire à la vitrine des pharmacies nous enjoignant de

« pulvériser » nos rondeurs et anticipe de plusieurs années le fameux « A fond la forme » du

cabinet de Jacques Séguéla pour Décathlon.

(5) Jacques Ellul, Propagandes, Paris, Economica, 1990, p. 76 et s. [1962].

(6) Thibault de Saint Pol, « Comment mesurer la corpulence et le poids idéal ? », Histoire, intérêts

et limites de l‟indice de masse corporelle », Notes & Documents, 2007-01, Paris, Sciences Po-

CNRS.

(7) Sources : Étude Obépi 2012, Le Parisien, Le Figaro, 16 octobre 2012. Le Monde,

www.lemonde.fr/2012/10/16/les-donnees-sur-l-obesite-et-le-surpoids-en-france.html

(8) www.oecd.org/france/Obesity-Update-2014-FRANCE_FR.pdf

(9) L‟idéal pondéral s‟établirait à 19,8 pour les femmes de l‟ensemble des pays de l‟UE in Thibaut

de Saint Pol, « Surpoids, normes et jugements en matière de poids : comparaisons

européennes », Population & sociétés, n°455, avril 2009.

(10) Jean-Paul Gavard-Perret, « L'idée du corps, l'image du moins » in Communication et langages,

n°113, 3ème trimestre 1997. pp. 57-66.

(11) OMS, « Obésité et surpoids », Aide-mémoire N°311, Janvier 2015.

(12) The Overseas Development Institute www.odi.org/future-diets

(13) Publiée dans la revue médicale britannique The Lancet.

(14) Tracy Miller, “Mexico surpasses U.S. as world‟s fattest nation: report”, NY Daily News, 9 juillet

2013.

(15) Sondage réalisé pour le magazine Top Santé du 12 au 18 Juin 2009 auprès d‟un échantillon

représentatif de la population française. Les répondants ont été sélectionnés et gérés par

quotas et redressements sur les critères d‟âge, de région, et de catégorie

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socioprofessionnelle. « Les femmes et les régimes : Les Françaises accros ! »

(16) Le Monde, 16/03/2015

(17) www.terrafemina.com/forme/articles/regime-deux-femmes-sur-trois-veulent-maigrir.html

(18) Jean-Pierre Corbeau, Libération, 4 Janvier 2012.

(19) Patrick Troude-Chastenet, « From the „Contaminated Blood Affair‟ to the Mediator Scandal:

Public Health, Political Responsibility, and Democracy » in H.M. Jeronimo, José Luis Garcia,

Carl Mitcham. (eds.), Jacques Ellul and the Technological Society in the 21st Century,

Philosophy of Engineering and Technology 13, Springer Science, 2013, pp. 145-158.

(20) Sur ce sujet cf. Marc Perelman, Le Corbusier. Une froide vision du monde, Paris, Michalon,

coll. Document, 2015 et « Les conceptions du corps et du sport chez Le Corbusier » in Quel

Corps ?, Paris, n°26/27, mai 1985.

(21) « Le phénomène technique est donc la préoccupation de l‟immense majorité des hommes de

notre temps, de rechercher en toutes choses, la méthode absolument la plus efficace. » in

Jacques ELLUL, La technique ou l‟enjeu du siècle, Paris, Armand Colin, « coll. Sciences

politiques », 1954, p. 19.

(22) S‟il semble difficile de vouloir prétendre chiffrer avec exactitude les adeptes du thigh gap de

par le vaste monde, on signalera que l‟exposé des motifs de l‟amendement visant

l‟interdiction des sites « pro-ana » et de celui visant directement les milieux du mannequinat

stipule que la France compte 30 000 à 40 000 personnes souffrant d'anorexie mentale et

qu‟en 2008 elle concernait 0,5 % des jeunes filles. Environ 20 % des jeunes filles adopteraient

des conduites de restriction et de jeûne à un moment de leur vie. Chiffres contestés par les

chercheurs travaillant sur les TCA (troubles des comportements alimentaires dont l‟anorexie

mais aussi la boulimie et l‟hyperphagie) qui avancent un total de près de 600 000 cas.

(23) www.allodocteurs.fr/actualite-sante-thigh-gap-phenomene-de-mode-ou-derive-anorexique

(24) Slate.fr, 28/06/13

(25) Article publié sur le site Huffington Post par Emeline Ametis « Anorexie : Une ex mannequin,

Georgina Wilkin, se confie sur son combat sur la maladie », octobre 2013.

www.huffingtonpost.fr/2013/10/04/anorexie-georgina-wilkin-combat-maladie.html

(26) Paola Tubaro, Fred Pailler, Lise Mounier, Pierre-Antoine Chardel, Antonio A. Casilli, « Un

amendement qui met en danger les malades », Libération, 2/04/ 2015. Cf. également,

Antonio A. Casilli, Fred Pailler et Paola Tubaro, « Le phénomène pro-ana : panique morale et

effets paradoxaux de la censure », Le Monde, 16/11/2012.

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MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015

Débats

Pourquoi un droit du travail ?*

Par Alain Supiot, Professeur à l'université de Nantes

(*) Rapport introductif du colloque organisé par l'Ecole nationale de la magistrature et l'Association

française de droit du travail et de la Sécurité sociale, (Paris,2 février 1990) et intitulé « Le droit du

travail, un droit à part ? » ; la forme orale lui a été conservée.

Pourquoi un droit du travail ? Voilà une interrogation qu'il est tentant de retourner : pourquoi cette

question ? Les magistrats n'ont-ils pas déjà assez à faire de s'informer du contenu du droit du

travail, qu'il faille les assommer avec des questions dernières qu'on ne peut poser sans emphase :

qu'est-ce que le droit du travail ? d'où vient-il ? où va-t-il ? Monsieur le président Verdier,

organisateur de ce colloque, a su dissiper ce doute initial en faisant observer qu'on ne peut

appliquer et interpréter le droit du travail sans avoir en vue sa raison d'être. Ainsi convaincu de

l'intérêt de la question, on se trouve placé pour l'aborder devant deux difficultés liminaires.

Première difficulté : c'est une question rebattue. Elle a surgi dès les premières lois ouvrières, et n'a

cessé depuis de susciter des réflexions politiques et doctrinales. Ces dernières années lui ont

donné, il est vrai, avec les débats relatifs à la déréglementation, un nouvel air de jeunesse. « Faut-

il brûler le Code du travail ? » demandait le titre d'un colloque organisé à Montpellier en 1986 (1).

« Le droit du travail, un droit vivant » ! répondit en écho un autre colloque organisé à Lyon deux

ans plus tard (2). Mais le dossier des raisons dernières du droit du travail reste ouvert à en juger

entre autres par le dernier colloque de « Droit social », qui soulignait de points de suspension, la

difficulté de ces questions générales « Liberté, égalité, fraternité... et droit du travail » (3).

Il est bien difficile de s'engager sur ce terrain sans s'exposer au rabâchage. Qu'il suffise donc ici de

tracer à grands traits la carte de ces explications dernières du droit du travail. Sur cette carte,

deux cités. Non pas une à droite et une à gauche, mais celle de l'Economisme et celle de

l‟Humanisme.

La Cité de l'Économisme se situerait sur le bas de cette carte, car ceux qui y campent s'accordent à

voir dans le droit du travail un vassal des rapports économiques, une expression des conflits

d'intérêt (3 bis). Elle a son parti de droite (qui défend l'ordre établi) et son parti de gauche (qui

veut le bouleverser), mais ils admettent tous deux cette primauté de l'économie. Ce que résume

bien cette formule du Pr. Teyssie citant A. Roudil : « N'ayons garde d'oublier, en tout état de cause

que : « Le droit du travail ne commande pas à l'économie ». L'inverse en revanche est vrai » (4).

La Cité de l‟Humanisme se situerait en haut de la carte, près du Ciel puisqu'on y voit au contraire

dans le droit du travail un instrument de soumission des rap­ ports économiques à des valeurs

morales. « La signification essentielle du droit du travail, écrit ainsi Paul Durand, est d'ordre moral.

La société moderne n'admet pas que le travail soit traité comme un bien matériel, soumis à la loi

du marché. Les rapports de travail sont soumis à un droit spécial parce qu'ils engagent la per­

sonne du travailleur. Du fait même, - et que l'on en ait plus ou moins conscience - le droit du

travail se présente comme une réaction contre une philosophie matérialiste » (5). Cette

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interprétation morale du droit du travail est partagée par les deux partis qui, selon les moments,

s'y affrontent ou s'y allient : le parti chrétien (6), qui prend racine dans la doctrine sociale de

l'Église, et le parti laïc, héritier du socialisme utopiste ou du solidarisme (7).

Cette carte paraîtra bien grossière. Mais sa seule raison d'être est de ne pas se perdre dans ces

débats mille fois repris, autrement dit de ne pas s'y engager une mille­et-unième fois.

Reste une seconde difficulté liminaire, qui résulte de l'ambiguïté de la question « Pourquoi un droit

du travail ? ». Car cette interrogation peut s'entendre d'au moins trois manières. Dans « Pourquoi ?

» on peut entendre « dans quel but ? » ; et se posera alors la question de la finalité du droit du

travail, des objectifs poursuivis à travers lui. Mais on peut aussi entendre « à quoi ça sert ? », et se

trouvera alors posée la question des fonctions du droit du travail, de son rôle effectif dans la

société. Et on peut entendre enfin « à quoi bon ? » et se trouvera alors posée la question de

l'inutilité du droit du travail : ne pourrait-on s'en passer ?

Or ce qui frappe depuis la consolidation du droit du travail comme branche autonome du droit,

c'est le glissement progressif de l'une à l'autre de ces trois questions. Jusqu'à la fin des années

soixante, la question posée en doctrine est celle du but du droit du travail, et la réponse unanime

se laisse résumer en un mot : celui de protection du salarié. (8) Dans les années soixante-dix, le

débat se déplace et c'est la question « à quoi ça sert ? » qui agite les esprits. Est alors mis en doute

le caractère purement protecteur du droit du travail, et l'analyse de ses « fonctions » conduit à

souligner l'intérêt qu'il offre aussi pour le patronat (9)). Ces débats aboutirent à affirmer

l'ambivalence du droit du travail : il sert les salariés, mais aussi les employeurs (10). Enfin les

années quatre-vingts ont vu éclater la question « à quoi bon ? », question qui court dans tous les

débats relatifs à la déréglementation ou à la flexibilité, et que résumait excellemment le titre déjà

cité du colloque de Montpellier « Faut-il brûler le Code du travail ? ». En réalité, personne n'a

jamais sérieusement songé à le brûler, et surtout pas les juristes dont il est le gagne-pain. Mais

ces débats ont fait surgir une nouvelle notion consensuelle : celle d'équilibre (11), qui se laisse

décliner dans l'invocation du nécessaire (toujours nécessaire !) équilibre entre l'économique et le

social, la sécurité et la liberté, l'efficacité et l'équité, l'individuel et le collectif etc.

Protection, ambivalence, équilibre : notions bien utiles. Surtout la première qui est en vérité la

seule à avoir une valeur distinctive pour le droit du travail, puisque les deux autres - ambivalence

et équilibre - peuvent s'appliquer à n'importe quelle branche du droit, et nous apprennent donc

seulement que le droit du travail est bien partie intégrante du droit.

Mais le plus remarquable est ailleurs : dans le fait que la raison d'être du droit du travail ait

toujours été recherchée en dehors de l'ordre juridique lui-même : dans la morale, ou l'économie.

Non pas qu'il soit inconvenant de se tourner de ce côté, mais ne pourrait-on d'abord se tourner

vers le système juridique lui-même ? De même qu'un mot n'a de sens que relativement aux autres

mots de la langue, de même le droit du travail - n'a de sens juridique que relativement aux autres

branches du droit. La première question à se poser serait alors « Pourquoi le droit du travail, et

pas le droit civil ? » ; en bref : « Pourquoi pas le droit civil ? ». C'est seulement après avoir évoqué

ce problème de toujours qu'il sera possible de rouvrir la porte aux sciences sociales pour aborder

les problèmes du jour. Autrement dit les raisons structurelles du droit du travail (I) seront

examinées avant ses raisons conjoncturelles (II).

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I. Raisons structurelles : pourquoi pas le droit civil ?

La question des rapports entre le droit civil et le droit du travail a pendant longtemps été

empoisonnée par un procès en suspicion. Du côté civiliste, le droit du travail a été soupçonné

d'être un droit de classe (12) - celui de la classe ouvrière - qui minerait l'unité du droit civil, et

donc de la société civile elle-même : tandis que du côté « travailliste » était nourri le soupçon

inverse, selon lequel c'est le droit civil qui serait un droit de classe : le droit de la classe capitaliste

et salariante (13). Quelques travaux décisifs ont permis, sinon de clôre, du moins de faire taire

cette discussion, en apportant la démonstration que le droit civil n'était pas, par nature,

défavorable aux salariés (14). Mais alors, la question n'en est que plus pressante : pourquoi n'est-

ce pas le droit civil qui régit les relations de travail ?

Soucieux de pédagogie, j'aborderai ce problème par une image et comparerai les relations entre

droit civil, ou plus exactement entre droit des obligations et droit 'du travail, à celles qui existent

entre une voiture et un navire. Leur raison d'être est finalement la même (se déplacer), mais ils

répondent à des impératifs différents (s'adapter à une surface solide dans un cas, et liquide dans

l'autre), si bien qu'on observe entre eux à la fois certaines similitudes et d'énormes différences. De

même, le droit civil et le droit du travail ont finalement la même raison d'être, qui est de « civiliser

» les relations sociales (15) c'est-à-dire d'y substituer des rapports de droit aux rapports de force.

Mais tandis que le droit civil des obligations évolue sur un terrain solide - celui du sujet de droit,

maître de son corps et de sa volonté - celui-ci fait défaut en matière de travail salarié. Ce dernier

en effet comporte deux impératifs structuraux que le droit des obligations est incapable de

satisfaire et qui l'y rendent inopératoire : l'objectivation du corps humain et la surbordination de la

volonté (16). Le droit du travail procède justement de ces deux questions difficiles :

- assurer la sécurité physique d'individus assujettis aux contraintes de la production ?

- comment conférer des droits à des individus soumis à la volonté d'autrui ?

A Ŕ La contrainte physique

S'il est un principe fondamental de l'État de droit - i.e. d'une société « civilisée » - c'est bien celui

de la sécurité des personnes, entendez de la sécurité physique. Or, les concepts du droit civil se

sont avérés incapables d'assurer cette sécurité dans l'entreprise, parce que le droit civil des

obligations ne peut gérer une situation où les individus n'ont plus la maîtrise de leur corps, où

celui-ci devient une source d'énergie s'insérant dans une organisation matérielle conçue par

autrui. « Il faut dire, écrivait Ripert (17), que le travail c'est l'homme même, dans son corps et dans

son esprit, et qu'il n'y a pas là l'objet possible d'un contrat de droit privé ». Le droit du travail a eu

pour premier objet de suppléer cette défaillance du droit civil des contrats, et d'étendre à

l'intérieur des entreprises le principe de la sécurité des personnes. Faut-il rappeler ici l'ampleur

des dispositions élaborées à cette fin ? On pense bien sûr en premier lieu aux dispositions qui

assurent une protection technique des travailleurs, telles les règles relatives à l'hygiène et à la

sécurité, à la médecine du travail, aux accidents du travail et aux maladies professionnelles. Mais

la portée de· cette idée de sécurité physique est en réalité infiniment plus vaste, et s'étend à

toutes les règles qui concernent la santé (par exemple celles relatives à la limitation et à

l'aménagement du temps de travail, ou à la maladie), la reproduction (protection de la maternité),

le vieillisse­ ment (discriminations par l'âge, retraites, etc.), l'entre­ tien du corps (problèmes du

minimum et de la continuité des moyens de subsistance, qui ont dominé le régime juridique des

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salaires) (18), ou son intimité (règles relati­ves aux fouilles, à l'alcootest, ou la jurisprudence

relative aux normes vestimentaires dans l'entreprise) (19).

Cette idée de sécurité physique a été, et demeure, au cœur du droit du travail. C'est elle qui

apparaît à l'origine historique de tous les droits du travail européens ; c'est elle qui, dans les

systèmes les plus dominés par l'abstentionnisme étatique en matière de relations de travail,

constitue la part irréductible d'un droit du travail imposé par l'État ; c'est elle enfin qui se retrouve

au centre de l'édification du droit social européen, telle qu'on l'observe par exemple dans I'Acte

unique (20). Idée centrale donc, mais dont l'importance reste souvent méconnue, si l'on en juge

par exemple à la faible place occupée par la référence aux contraintes chronobiologiques dans les

derniers débats sur l'aménagement du temps de travail en France.

B Ŕ La subordination de la volonté

Le droit du travail procède également de l'incapacité du droit civil des obligations à appréhender

une relation dominée par l'idée de subordination d'une personne à une autre. Alors que dans le

contrat civil la volonté s'engage, dans la relation de travail elle se soumet. L'engagement manifeste

la liberté, la soumission la nie. Cette contradiction entre autonomie de la volonté et subordination

de la volonté aboutit à ce que le salarié, en tant que sujet de droit, disparaît de l'horizon du droit

civil lorsqu'il rentre dans l'entreprise, pour laisser place à un sujet tout court, soumis au pouvoir

de normalisation du chef d'entreprise (20 bis). Le droit du travail a eu et a toujours pour première

raison d'être, de pallier ce manque, c'est-à-dire de « civiliser » le pouvoir patronal, en le dotant

d'un cadre juridique d'exercice. Cet encadrement a signifié dans le même temps - irréductible

ambivalence du droit - une légalisation et une limitation de ce pouvoir.

Puisqu'il s'agit de civiliser les relations de travail, c'est sans surprise qu'on retrouvera ici des

techniques venues du droit civil, mais adaptées aux exigences de la subordination. De même que

sur un bateau on retrouve un gouvernail, qui rappelle le volant, ou une hélice, qui rappelle la roue

motrice, de même le droit du travail adapte aux impératifs de la relation de travail certains

concepts venus du droit civil, tels ceux de contrat ou de convention, de personne morale, de

représentation etc. Mais il emprunte aussi aux branches du droit qui comme lui ont affaire à des

relations de pouvoir : au droit public (21) (détournement de pouvoir), au droit pénal ou au droit

processuel (droits de la défense) (22).

La principale clé de cette adaptation a été d'accorder une place au collectif dans la définition des

droits. Cette référence au collectif fera immédiatement penser aux concepts juridiques propres au

droit du travail, tels celui d'entreprise (et dans sa gravitation, ceux d'établissement, de groupe,

d'unité économique et sociale etc.) ou de branche, de négociation ou de représentation collective,

de grève ou de syndicat. Mais en réalité, le collectif est presque toujours présent en filigrane,

même dans la définition des droits individuels conférés aux salariés. S'agit-il de présenter des

réclamations individuelles, ou de comparaître à l'entretien individuel préalable au licenciement ? Le

salarié peut se faire assister de son délégué. S'agit-il de savoir à quel salaire minimum il peut

prétendre, ou quelle durée maximum de travail peut lui être imposée ? Le salarié pourra exciper de

règles collectives, légales ou conventionnelles. S'agit-il d'exercer une action individuelle en justice

? Le salarié pourra s'y faire assister et représenter par le syndicat qui même, dans un nombre de

plus en plus grand de cas, est habilité à agir à sa place. Et cette ombre du collectif s'étend jusque

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sur la juridiction compétente pour les litiges individuels, puisque l'institution prud'homale est

élective et paritaire.

La constitution du droit du travail comme branche autonome du droit s'est ainsi opérée par un

double mouvement de déclin de contrat individuel comme cadre juridique exclusif de la relation

de travail, et de reconnaissance de droits définis collectivement (droits collectifs, ou

réglementation collective) qui fondent ou confortent des droits individuels, c'est-à-dire des droits

que chaque salarié peut opposer à son employeur. De ce point de vue, l'une des notions les plus

originales du droit du travail est celle de droit individuel s'exerçant collective­ ment, notion qui se

trouve au cœur de la conception française du droit de grève, du droit syndical ou du droit à la

négociation collective. Se trouve ainsi posé, non seulement le problème de la protection de

l'individu par le groupe, mais aussi celui de la protection de l'individu contre le groupe, question

qui occupe une place majeure dans le droit anglais ou américain, et qui en France même, vient

d'avoir les honneurs de l'actualité constitutionnelle (23).

Tout cela est évidemment compliqué, difficile à manier, et ce balancement perpétuel entre

l'individuel et le collectif, la subordination et la liberté, le contrat et le statut, est bien propre à

donner le mal de mer au civiliste. Le danger est là d'ailleurs pour le juriste. Vous savez que

contrairement aux vrais marins, qui la redoutent, les marins d'eau douce aiment la vue de la terre,

et s'y précipitent avec l'instinct infaillible qui fait les grands naufrages. C'est le même risque

qu'encourt le juriste tenté de revenir, pour traiter des relations de travail, sur la terre ferme du

droit civil. Cela ne veut pas dire que les emprunts au droit civil lui soient interdits. Mais qu'il ne

peut jamais se borner à installer purement et simple­ ment une disposition du droit civil dans

l'appareillage du droit du travail, sans avoir préalablement vérifié que cette disposition répondait

aux exigences propres de ce dernier (24).

Il faut en effet se résoudre à ce constat que le droit du travail est devenu le droit commun des

rapports de dépendance économique, dans la mesure où il possède une logique propre, qui

rayonne dans les autres branches du droit. Les concepts forgés en son sein ont essaimé dans

toutes les situations juridiques où se retrouve cette idée de dépendance. La Sécurité sociale (25),

la fonction publique (26), le droit rural (27), le droit des transports (28), le droit commercial (29) et le

droit civil lui-même dès qu'il doit régir des rapports inégalitaires (30), ont repris à leur compte pour

les adapter à leurs exigences propres, tel ou tel de ces concepts. Et l'actualité (31) montre le

dynamisme que les idées de droit syndical de droit de grève, de négociation collective, voire même de

revenu minimal ou garanti, peuvent acquérir au sein de professions libérales - comme les médecins

ou les avocats - aujourd'hui déchirées entre l'affirmation de leur indépendance juridique, et le constat

de leur dépendance économique et financière vis-à-vis de l'État ou de la Sécurité sociale.

La place ainsi acquise par le droit du travail dans notre système juridique l'expose évidemment plus

qu'un autre aux changements (32). De ce point de vue, la question « Pourquoi un droit du travail ? »

se pose dans des termes différents, comme un problème d'actualité : au-delà de ses raisons

structurelles, quelles sont les raisons conjoncturelles de ce droit ?

II Ŕ Raisons conjoncturelles : le droit du travail face au changement

Pour aborder les problèmes du jour, je distinguerai les deux sens de la notion de droit du travail :

d'une part, le droit du travail comme ensemble de textes régissant les relations de travail, et d'autre

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part, le droit du travail comme science de ces textes. La question « Pourquoi un droit du travail ? »

alors se dédouble, et conduit à se demander, non seulement à quoi peuvent servir ces textes, mais

aussi à quoi peut bien servir cette science des textes. Il est difficile de ne pas prendre parti sur de

telles questions, c'est-à-dire à tout le moins, de ne pas privilégier certaines des réponses possibles.

Prenant parti assez clairement pour faciliter les réfutations éventuelles, j'avancerai que si le droit du

travail - comme « science >> des textes - peut servir à analyser le changement, le droit du travail -

comme pratique des textes, et singulièrement comme pratique judiciaire - doit servir à le maîtriser.

A Ŕ Science des textes et analyse du changement

D'excellents écrits ont analysé ce qu'étaient les « tâches » ou les « fonctions » de la doctrine,

spécialement en droit du travail (33) Allant à l'essentiel, ces analyses portent sur les diverses facettes

de la connaissance du phénomène juridique, et mettent naturellement l'accent sur le rôle joué par la

doctrine à l'intérieur de l'ordre juridique (34). Aussi n'est-il pas utile d'y revenir ici, et je voudrais

plutôt mettre en lumière un intérêt marginal de la science des textes, qui est de contribuer à la

compréhension de ce dont ces textes nous parlent ; autrement dit, de nous donner une vue

imprenable sur le changement économique et social. Marginale sans doute, cette perspective, qui

restitue au droit sa dimension culturelle, peut se réclamer de précédents illustres dans la doctrine

française (35).

Parler de « changement » - notion passe-partout s'il en est - revient à dire en termes moins choisis

que ne le faisait Montaigne, que « le monde est une branloire pérenne ». Reste à caractériser, à

définir, les ébranlements d'aujourd'hui. C'est ce problème que le droit du travail, comme science des

textes, peut contribuer à poser convenablement. Par la position structurale qu'il occupe, au

croisement de l'individuel et du collectif, du physique et du mental, de l'économique et du social, le

droit du travail donne du changement une vue qu'il serait dommage de négliger.

Si nous y jetons un coup d'œil aujourd'hui, nous y observerons avec un peu d'attention trois choses

essentielles, trois « tendances lourdes » de notre société : tendances à l'individualisation, à la

déconcentration et à la dualisation. (36)

Au dossier de l'individualisation (37), versons : la diversification des formes juridiques d'emploi, la

revalorisation du contrat individuel de travail, le principe de non­ discrimination sexuelle, la

flexibilisation de l'organisation du temps de travail (y compris de la vie de travail : prohibition des

clauses-guillotines en matière de retraite), le droit d'expression, les droits à congé individuel (congés

sabbatiques, pour création d'entreprise, parental d'éducation, de formation etc.), le droit à

conversion, le droit de retrait etc.

Au dossier de la déconcentration versons : d'une part, les signes d'une tendance à la décentralisation

(développement du droit conventionnel et des accords d'entreprise, remise en cause de la notion

d'ordre public social) et, d'autre part, ceux d'une tendance inverse, à l'internationalisation (38)

(émergence du droit social européen (39), du droit des groupes).

Enfin au dossier de la dualisation, nous trouvons les morceaux d'un droit du travail du «deuxième

type » qui prospère à l'ombre de l'ancien : contrats à durée déterminée, travail temporaire, travail à

temps partiel, intermittent, formes juridique s de mise au travail (nuée des stages et des contrats de

type « emploi-formation), prestation de main d'œuvre etc. Du deuxième type parce que la plupart des

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notions fondamentales du droit du travail (employeur, entreprise, représentation, grève, voire même

la notion de salarié) s'y trouvent prises en défaut.

Tout cela ne s'observe d'ailleurs pas seulement en droit du travail, et par exemple, l'individualisation

peut se lire également en droit de la famille (40), la déconcentration en droit public (41), et la

dualisation en droit de la sécurité ou de l'aide sociale (42).

Sans doute ces tendances ont-elles aussi été observées ailleurs, en économie ou en sociologie (43).

Mais l'analyse juridique peut permettre d'en préciser le sens et la portée. En montrant par exemple

comment, derrière les discours magnifiant l'émancipation de l'individu par le contrat, le lien juridique

se transforme et tisse de nouvelles formes de regroupement et de contraintes sociales (44). Le droit

du travail permet donc de mieux saisir et de mieux comprendre les changements qu'à la fois il

exprime et il imprime. Aux yeux du simple observateur, cela suffirait à en justifier l'intérêt. Mais ceux

qui pratiquent le droit du travail risquent de ne pas se satis­ faire d'un intérêt aussi spéculatif. Les

magistrats, en particulier, ne peuvent se contenter d'observer, car ils ont le pouvoir et la charge de

décider. Pour eux la question essentielle est de savoir si la pratique des textes permet de maîtriser les

changements ainsi observés.

B Ŕ Pratique des textes et maîtrise du changement

Chacune des grandes tendances révélées par l'étude des textes est porteuse à la fois du meilleur et

du pire, et peut être aussi bien saisie comme une chance que comme un risque (45).

La tendance à l'individualisation, par exemple, peut être analysée comme la chance d'un

desserrement des contraintes que le groupe exerce sur l'individu, autre­ ment dit comme un facteur

de libération et de responsabilisation. Au lieu que l'organisation de son temps (46) ses espérances de

gain, l'expression de ses opinions, soient prises en charge ou définies de manière collective (par

l'Etat, l'employeur ou le syndicat), c'est le salarié lui­ même qui deviendrait l'artisan de ces différents

aspects de sa vie professionnelle.

Mais on peut à rebours voir dans l'individualisation le risque d'une réduction de la protection de

l'individu par le groupe, autrement dit comme un facteur d'anomie. Tandis que la définition collective

des règles régissant la relation de travail donnait à chaque salarié des titres juridiques opposables au

pouvoir patronal, l'individualisation se réduirait à un démantèlement de ces droits enracinés dans le

collectif. La Terre promise de l'individu maître de sa destinée, ne sera accessible en effet qu'au petit

nombre de salariés capables de donner un contenu concret à ces droits individuels. Pour tous les

autres, le reflux des protections collectives laissera la place nette à de nouvelles formes de

normalisation et d'exploitation (dans et hors de l'entreprise) (47). Plus généralement, on peut

conjecturer que la fonction d'intégration économique et sociale qu'a toujours remplie le droit du

travail, tend à ne plus jouer qu'au bénéfice d'une partie des salariés, tandis que pour l'autre partie ce

droit est devenu un facteur supplémentaire d'exclusion.

Or ici, le juge a un rôle capital à jouer.

En vérité, il a toujours joué un rôle capital dans l'édification du droit du travail, tantôt comme moteur,

tan­ tôt comme ancre flottante, le faisant avancer et limitant ses dérives. C'est ainsi qu'on lui doit,

pêle-mêle, le principe de la responsabilité du chef d'entreprise en matière d'hygiène et de sécurité

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(48), la technique de la suspension du contrat de travail (49), la notion d'unité économique et sociale

(50), la technique de la requalification des contrats précaires successifs (51), etc.

Il va jouer un rôle décisif dans les évolutions à venir, et de lui aussi on peut attendre le meilleur et le

pire.

Bien sûr, dans la jurisprudence française, le pire est exceptionnel ! Mais tout de même, en voici un

exemple. Il s'agit de ces salariés du deuxième type, qui travaillent dans des entreprises de prestations

de service (restauration, gardiennage, nettoyage etc.), de ces salariés pour qui les droits collectifs

sont à peu près vides de sens parce qu'il travaillent de facto pour un employeur qui n'est pas le leur

de j ure, de ces salariés enfin qui constituent le type même de la main d'œuvre extériorisée et bon

marché, et qui ne connaissent de l'individualisation et la dualisation du salariat que leur mauvais côté.

Ces salariés avaient une protection et une seule : la jurisprudence dite « Laving-glace » (52), qui

évitait que la concurrence entre entreprises prestataires de services ne se joue principalement sur les

bas salaires et l'exploitation de la main d'œuvre (53). Cette unique protection la Cour de cassation

leur a ôtée (jurisprudence « Nettoitout » (54)) sous la pression d'une argumentation économique dont

la suite allait montrer le caractère pour le moins approximatif. Le démenti apporté à cette

argumentation par les partenaires sociaux eux-mêmes (55), puis la position adoptée par la Cour de

Justice des Communautés européennes (56) permettent d'espérer que la Cour de cassation réformera

bientôt cette jurisprudence « Nettoitout » (56 bis), qui s'apparente à ce que J.-J. Dupeyroux a appelé «

l'effet Matthieu » en droit de la Sécurité sociale (57) : à ceux qui n'ont rien, on ôte même ce qu'ils

ont...

Les exemples du meilleur sont évidemment beaucoup plus faciles à trouver, car ils sont beaucoup

plus nombreux. Je me limiterai à deux d'entre eux, qui, tous deux, concernent le processus

d'individualisation.

Le premier est relatif à la qualification du contrat de travail. On sait que l'une des formes pratiques de

l'individualisation consiste pour certaines entreprises à transformer leurs propres salariés en

entrepreneurs sous­ traitants ; l'intérêt de l'opération est bien sûr d'exclure · du champ d'application

du droit du travail les salariés ainsi « mis à leur compte ». Tant la Chambre sociale que la Chambre

criminelle de la Cour de cassation se montrent en pareille hypothèse d'une extrême fermeté. Leur

jurisprudence s'en tient en effet au principe récemment réaffirmé par l'Assemblée plénière, selon

lequel « la seule volonté des parties (est) impuissante à soustraire l'intéressé au statut social qui

provient nécessairement des conditions d'accomplissement de son travail » (58). On ne soulignera

jamais assez l'importance de cette jurisprudence : la qualification du contrat de travail est un verrou

que le juge ne pourrait ouvrir sans risquer de précipiter hors de toute protection des milliers de

travailleurs.

Le second exemple est celui de la jurisprudence Raquin relative à la modification du contrat de travail

(59). Ici encore on a affaire au processus d'individualisation puisqu'il s'agit de redonner vigueur aux

stipulations du contrat individuel. Une partie des travaux de ce colloque doit être consacrée aux

développements de cette nouvelle jurisprudence, et je ne doute pas qu'ils mettront en lumière les

difficultés techniques qu'elle peut soulever (60). Aussi n',est-il pas inutile de rappeler ici que l'arrêt

Raquin est venu consacrér une solution de bon sens, que la doctrine appelait de ses vœux depuis

longtemps. Cette solution n'interdit pas le changement dans l'entreprise, puisqu'elle laisse

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l'employeur libre de décider des modifications substantielles du contrat. Mais elle l'oblige à traiter le

salarié comme un véritable sujet de droit, en le consultant sur cette modification pour recueillir son

assentiment exprès, ou bien un refus qui conduira à engager une procédure de licenciement, ou bien

encore pour négocier avec lui les conditions de cette modification.

L'équilibre ainsi réalisé par l'arrêt Raquin entre les contraintes collectives inhérentes à la vie de

l'entreprise et le respect dû aux individus, n'est pas sensiblement différent de celui que le Conseil

constitutionnel vient de définir à propos de l'exercice syndical des actions individuelles en justice en

exigeant que soit recueilli l'accord exprès des salariés concernés (61). Dans les deux cas, il s'agit bien

de traiter le salarié comme un véritable sujet de droit, mais dans des conditions qui préservent les

nécessaires prérogatives du chef d'entreprise ou du syndicat.

Les problèmes du jour rejoignent ainsi les problèmes de toujours, et c'est là-dessus que je voudrais

conclure. Le rôle du juge n'est pas d'appliquer les lois réelles ou supposées de l'économie, il est

d'appliquer les lois tout court. Et s'il lui faut accompagner et favoriser les changements de la société

dans laquelle il vit, c'est en veillant à ce que les relations de travail restent sous l'emprise du droit,

c'est-à-dire, pour parler bref, qu'elles restent des relations civilisées.

Notes

(1) Actes parus in Droit social, n° spéc. juil-août 1986, pp. 559-604.

(2) Actes parus in Droit social, n° spéc. juil.-août 1988, pp. 537-597.

(3) Droit social, n° spéc. janv. 1990, 146 p.

(3 bis) Cette opinion, Georges Scelle la résumait parfaitement lorsqu'il écrivait : « On ne saurait se

dissimuler (...) que ni le sentiment de la justice sociale, ni les incitations de la science économique,

ni même la poursuite du progrès et de l'intérêt national, ne sauraient être des facteurs décisifs et

permanents de législation sociale, à l'encontre des intérêts de classe. Tout cela n'aurait pas amené

la classe bourgeoise, capitaliste et salariante à donner à la classe ouvrière et salariée des armes

juridiques et suffisantes, si elle fût demeurée l'exclusive détentrice du pouvoir politique. Il n'y a

point de bon tyran, quoiqu'en aient dit les physiocrates, surtout en démocratie. Une classe légifère

dans son intérêt propre avec un instinct si fatal qu'il confine à la bonne foi » (in Le Droit Ouvrier

Paris A. Colin, 2° éd. 1928, pp. 12-13).

(4) B. Teyssié, « Propos autour d'un projet d'autodafé », Dr. soc. 1986, n° 17, p. 561, citant P. Roudil,

«Flexibilité de l'emploi et droit du travail, "la beauté du diable" » Dr. soc. 1986, 94.

(5) P. Durand, « Traité de droit du travail », Paris, Dalloz, t.1, n° 94, p. 113 ; sur cette référence

personnaliste, v. F. Perroux, « La personne ouvrière et le droit du travail», Esprit, fasc. 42, 1°' mars

1936, pp. 866-897 et du même auteur « Le sens du nouveau droit du travail », Paris, Domat-

Montchrestien, 1943 ; V. dans le même sens la déclaration qui ouvre la 2nde édition du Traité du

droit du travail d'A. Brun et H. Galland : « En droit du travail plus sans doute qu'en aucune autre

branche du droit, le « spirituel » doit l'emporter sur le « matériel », l'inspiration humanitaire doit

primer la réglementation étroite et technique, car la finalité de ce droit réside dans l'homme »

(Paris, Sirey, 1978, t.1., n° 1, p. IX).

(6) V. par ex. (se référant explicitement à la doctrine sociale de l'Eglise catholique pour asseoir son

analyse institutionnelle de l'entreprise) les travaux de J. Brethe de la Gressaye, « Le syndicalisme,

l'organisation professionnelle et l'Etat », (Paris, Sirey, 1931, 362 p. ; « Les transformations

juridiques de l'entreprise patronale », Dr. soc. 1939, pp. 2--6 ;« Les bases de l'organisation

professionnelle », Dr. soc. 1941, p. 2.

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(7) V. la citation de Léon Bourgeois placée en exergue du premier traité de législation industrielle de

Paul PIC, (« Traité élémen­taire de législation industrielle. Les lois ouvrières », Paris, Rousseau,

1ère éd. 1904, 6ième éd. 1931) en 1904 : « Je crois qu'il y a au-dessus de nous, nous enserrant

de toutes manières, une solidarité naturelle dont nous ne pouvons nous dégager. Nous naissons

tous débiteurs les uns des autres ».

(8) V. P. Durand, op. cit., t.1, n° 206, p. 261 ; et dans le même sens J.-C. JAVILLIER, Droit du travail,

1ère éd. 1978, p. 39.

(9) V. B. Edelman, « La légalisation de la classe ouvrière »,Paris, C. Bourgois, 1978 254 p.

(10) V. La contribution d'A. Jeammaud à l'ouvrage collectif le droit capitaliste du travail (Grenoble,

PUG, 1980, 3ème partie : « Les fonctions du droit du travail>>, pp. 149-254) : « Le rôle éminent

que (le droit du travail) joue dans la constitution et la sauvegarde des intérêts capitalistes de

production commande de relativiser son intérêt pour les travailleurs, mais il n'autorise pas à le

nier » (op. cit. p. 254).

(11) Sur cette problématique de l'équilibre et de la transaction (déjà présente chez G. SCELLE, op.

préc. p. 13). v. F. Ewald, « Le droit du travail : une légal té sans droit », Dr. soc. 1985, pp. 723-

728. Add. J. Courdouan et B. Doerflinger, « Avant-propos », aux Actes préc. du colloque « Le

droit du travail, un droit vivant », Dr. soc. 1988, p. 539.

(12) L. Josserand, « Sur la reconstitution d'un droit de classe », D. H. 1937, chr. 1.

(13) Cf. G. Scelle, op. cit., loc. cit.; G. Lyon-Caen, « Du rôle des principes généraux du droit civil en

droit du travail », Rev. trim. dr. civ. 1974, pp. 229-248 ; A.-J. ARNAUD, « Essai d'analyse

structurale du Code civil français. La règle du jeu dans la paix bourgeoise », Paris, LGDJ , 1973,

182 p.

(14) G. Couturier , « Les techniques civilistes et le droit du travail», D. 1975, Chr. 151-158 et 222-

228. Add : Dr. soc. « Droit civil et droit du travail», n° spécial mai 1988.

(15) C'est P. Legendre qui nous rappelle qu'« au sens historique et le plus méconnu de ce terme, la

civilisation n'est rien d'autre que l'empire du droit civil » (in L'Empire de la vérité Paris, Fayard,

1983, p. 171). Le sens échappe par exemple à Norbert Elis in « La civilisation des mœurs », trad.

fr. Paris, Calmann­ Lévy, 1973, 342 p.

(16) Pour une présentation d'ensemble, v. « Le juge et le droit du travail», Th. Bordeaux-[, 1979, pp.

35-272.

(17) in « Les forces créatrices du droit », Paris, LGDJ , 1955, n° 109, p. 275.

(18) V. Y. Saint-Jours, « Du salaire au revenu salarial » in Les transformations du droit du travail,

Mélanges G. Lyon-Caen, Paris, Dalloz, 1989, pp. 317-330.

(19) V. B. Teyssié, « Personnes, entreprises et relations de tra­ vail», Dr. soc. Droit civil et droit du

travail, n° spécial précité, 374-383 ; O. Kuhnmunch, « Personnes, entreprises et rela­ tions de

travail, éléments de jurisprudence », idem, 1988, 384-386 ; J. Savatier, « La liberté dans le

travail». Dr. soc., « Liberté, égalité, fraternité et Droit du travail», n° spécial pré­ cité, 49-58.

(20) Art. 118A ; V.I. Vacarie, « Travail et santé : un tournant in « Les transformations du droit du

travail », Mélanges G. Lyon-Caen préc., pp. 331-348.

(20 bis) Sur cette notion, v. « Délégalisation, normalisation et droit du travail», Dr. Soc. 1984, 296.

L'analyse juridique est nécessaire et suffisante pour caractériser cette altération de la qualité de

sujet de droit, qui n'est pas - en l'occurrence - une simple question de fait (Contra : v. J.

Carbonnier « sur les traces du non-sujet de droit », Arch., t. 34, Paris, Sirey, 1989, 197-207,

spéc. pp. 201-202).

(21) J.-L. Crozafon, « L'emprunt de techniques de droit adminstratif par le droit du travail», Th. Paris-

1, 1984.

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(22) V. Les actes du colloque, « Les droits de la défense et le droit du travail » reproduits in « La

Gazette du Palais » et in « La Semaine sociale » du 24 mai 1988, supplément au n° 410 ; cf. spéc.

le rapport J.-M. Verdier relatif aux droits de la défense à l'intérêt de l'entreprise.

(23) Question de la constitutionnalité des actions de substitution : C. consti. .25 juillet 1989, Dr. soc.

1989, 62.7, décision commentée pllf X. PRÉTOT in Dr. soc. 1989, p. 702 s.

(24) Rapp. en ce sens J. Laroque, « Réflexions sur la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour

de cassation » in Mélanges G.-H. Camerlynck, Paris, Dalloz, 1978, spéc. p. 28.

(25) Cf. J.-J. Dupeyroux, « Droit de la Sécurité sociale » Paris, Dalloz, 11° éd., n° 56 et 14-0-141.

(26) Cf. La reconnaissance par le Conseil d'État de principes généraux, dont « s'inspire » le droit du

travail, tel celui de la protection de la maternité (C.E. Ass. 8 juin 1973, Peynet, AJDA 1973, 608,

concl. Grevisse) ou du salaire minimum (C.E. 23 avril 1982, Ville de Toulouse Rec. 152, concl.

Lateboulle).

(27) Cf. « L'élevage industriel face au droit du travail », Rev. dr. rural, n° spécial octobre-novembre

1983, pp. 325-331.

(28) Cf. F. Ewald, « L'accident nous attend au coin de la rue » Paris, La Doc. fr., 1982, et du même

auteur, « L'État providence » Par s, Grasset 1986, spéc. p. 437 s.

(29) V. par ex. le statut des VRP, ou la place décisive du droit du travail dans la constitution d'un droit

des groupes.

(30) Cf. J. Mestre, « L'influence des relations de travail sur le droit commun des contrats » intervention

au colloque « Droit civil et droit du travail », Dr. soc. 1988, 405 ; on se reportera toujours avec

profit aux thèses de G. Berlioz sur, « Le contrat d'adhésion » ILGDJ, 2e éd. 1976) et de G.

Virassamy, « Sur les contrats de dépendance en droit privé » ILGDJ, 1986).

(31) Grève de l'aide judiciaire chez les avocats, grève des médecins dans le cadre de la négociation de

la nouvelle convention avec la Caisse Nationale d'Assurance Maladie. Add., pour une vue générale

: G. Lyon-Caen « Le droit du travail non salarié », Paris, Sirey, 1990, 208 p.

(32) V. Antoine Lyon-Caen, « Changement politique et changement du droit du travail» in Mélanges

G. Lyon-Caen préc. pp. 1-10 et J.-E. Ray, « Mutation économique et droit du travail » éod. loc.

pp. 11-31.

(33) P. Durand, « La connaissance du phénomène juridique et les tâches de la doctrine moderne du

droit privé » D. 1956, Chr. 73 ; Ch. Atias, « Progrès du droit et progrès de la science du. droit »

Rev. trim. dr. civ. 1983, 696 . J.-C. Javillier et Ph. Auvergnon, « Eléments pour un bilan sur la

recherche en droit du travail », Dr. soc. 1985, 211 ; G. Couturier, (Pour) la doctrine in « Les

transformations du droit du travail», Mélanges G. Lyon-Caen préc., pp. 221-242.

(34) V. par ex. G. Couturier (art. préc. n° 7 s., p. 226 s.) qui distingue les fonctions de connaissance

des règles, de réception des règles,, et enfin de controverse, i.e. d'argumentation et de

raisonnement.

(35) Sans remonter à Montesquieu ou Portalis, qu'il suffise d'évoquer ici le nom de Ripert, ou celui de

M. le doyen Carbonnier, dont les œuvres donnent à voir, au-delà du phénomène juridique, les

sociétés où ce phénomène s'insère.

(36) Ce développement reprend les grandes lignes d‟un travail comparatif actuellement mené en

commun avec les professeurs U. Muckenberger (HWP, Hambourg) et B. Bercusson (IUE, Florence).

(37) Sous un sens juridique l'individualisation peut s'entendre de l'allocation de droits individuels

indépendamment de l'appartenance à une collectivité ou à une institution déterminée. De ce

point de vue elle devrait être distinguée de la « subjectivation » qui consiste à reconnaître des

droits individuels dans le cadre d'une collectivité ou d'une institution i.e. appréhender le salarié

comme un sujet de droit dans l'entreprise). Notion elle-même différente de I'« objectivation » qui

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consiste à traiter l'individu comme simple objet de droit, comme pièce entièrement subordonnée

à un montage institutionnel.

(38) V. X. Blanc-Jouvan, « L'internationalisation des rapports de travail » Mélanges G. Lyon-Caen préc.

pp. 67-82 ; J.-M. Verdier, « L'apport des normes de l'OIT au droit du travail français » éod. loc.

pp. 51-65.

(39) V. P. Rodière, « Construction européenne et droit du travail », Mélanges G. Lyon-Caen préc. pp.

33-49.

(40) Par ex. dans la libéralisation du divorce, dans l'égalisation des droits patrimoniaux des époux,

dans l'évolution qui va de la puissance paternelle à l'autorité parentale, dans la libéralisation du

droit de la filiation, dans les droits reconnus aux concubins, etc. Toutes ces dispositions

juridiques tendent à émanciper l'individu de l'institution familiale entendue comme cadre

juridique indérogeable.

(41) Lois de décentralisation d'un côté, intégration européenne de l'autre.

(42) V. Actes du colloque de Nantes, « Les sans-emploi et la loi», Quimper, Calligrammes, 1987, 22B

p ; J.-J. Dupeyroux, « Droit de la Sécurité sociale » Paris, Dalloz, 11è éd. 1988, n° 89-5s. ; E.

Alphandari (dir.). « L'insertion » Rev. de dr. sanit. et soc., n° spécial, Paris, Sirey, 1989.

(43) V. par exemple les analyses magistrales de M. VERRET, « La culture ouvrière », Saint-Sébastien,

éd. ACL, 1988, 296 p.; et du même auteur, « Où en est la culture ouvrière aujourd'hui? »,

Sociologie du travail, 1989, n° 1, pp. 125 s.

(44) Cf. « Déréglementation des relations de travail et autoréglementation de l'entreprise », Dr. soc.

1989, 195-205, spéc. p. 203.

(45) V.-U. Muckenberger & S. Deakin, « From deregulation to an European floor of rights : Labour law.

flexibilisation and the European single Market », Zeitschrift für auslandisches und internationales

Arbeits - und Sozialrecht, Heidelberg, Müller, jui l./sept. 1989, pp. 153-256. Rapp. ce que J.

Habermas appelle l'état de « nouvelle incertitude »in Die Neue Unüber­sichtichkeit Francfort,

Suhrkamp. 1985.

(46) Temps de travail, mais aussi temps de la formation, de la retraite, de l'éducation des enfants etc.

(47) L'individualisation va en effet de pair avec une tendance à la standardisation des modèles

culturels, favorisée notamment par les médias. La décomposition des groupes intermédiaires

laisse la place nette à des valeurs et des représentations (essentiellement celles de la sphère

marchande, puisque le marché devient la seule référence commune) qui prétendent à

l'universalité, et s'imposent d'autant plus facilement aux individus que ces derniers ne peuvent

plus leur opposer des valeurs propres à leur groupe de socialisation. Ce phénomène est

perceptible par exemple dans la crise des relatons de travail dans le secteur public (v. « La crise

de l'esprit de service public », Dr. soc. 1989, 777).

(48) Crim. 26 août 1859, S. 1859, 1, 973.

(49) V. J.-M. Beraud, « La suspension du contrat de travail », Th. Lyon, 1979, Paris, Sirey, 1980.

(50) V. R. de Lestang, « La notion d'unité économique et sociale d'entreprises juridiquement distinctes

», Dr. soc. 1979, 5.

(51) V. G.H. Camerlynck, « Le contrat de travail», in Traité de droit du travail, Paris, Dalloz t.1, 2e éd.

1982, n° 624, p. 642. V. récemment dans la ligne de cette jurisprudence : Soc. 20 déc. 1988, Dr.

soc.1989, 300 ss. art. G. Poulain « Le travail intermittent par conclusion de contrats à durée

déterminée ».

(52) Parmi de nombreux arrêts, v. Soc. 5 déc. 1974, B. Civ. V, n° 592, p. 553 ; Soc. 24 nov. 1976, B.

civ. V, n° 616, p. 500 ; Soc. 8 et 30 nov. 1978, D. 1979, J. 2n, note critique J. Pélissier.

(53) Cf. « Groupes de sociétés et paradigme de l'entreprise » Rev. trim. dr. com., 1985, spéc. note 67,

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p. 632.

(54) Cass. Ass. plén. 15 nov. 1985, 2 arrêts : « Nettoitout » Gaz. Pal. 1986. 1, 38, note M. Rayroux et

« Nova », Dr. soc. 1986, 1, concl. G. Picca et note G. Couturier ; Soc. 12 juin 1986 « Desquenne

et Giral », Dr. soc. 1986, 605 ss. Concl. G. PICCA ; sur ce revirement v. G.H. Camerlynck et M.­A.

Moreau-Bourles, « Le contrat de travail», in traité préc. mise à jour 1988 n°104, p. 46 s. ; H.

Blaise, « Les modifications dans la personne de l'employeur ; l'article 1. 122-12 dans la

tourmente » Dr. soc. 1986, 83) ; Arnaud Lyon-Caen, « A propos de l'arrêt Desquenne et Giral »

Dr. soc. 1986, 848.

(55) V. les avenants conventionnels adoptés dans la restauration des collectivités locales (accord du

28 fév. 1986, arrêté d'extension du 6 juin 1986 publié au JO du 7), dans la manutention

ferroviaire (accord du 24 fév. 1986, arrêté d'extension du 13 mai 1986, publié au JO du 23) et

dans le nettoyage de locaux (accord du 4 avr. 1986, arrêté d'extension du 17 juin 1986, publié

au JO du 22) ; sur ces différents accords, v. J. Blaise, art. préc. Dr. soc. 1986, p. 842 s.

(56) CJCE 10 fév. 1988 (Fédération danoise des contremaîtres) Dr. soc. 1988, 455, concl. M. Darmon

note G. Couturier ; CJCE 15 juin 1988 (Borie) aff. n° 101/87 ; sur l'incidence de cette

jurisprudence européenne, v. G. Couturier, « Le maintien des droits des travailleurs en cas de

transfert d'entreprise », Dr. soc. 1989, 557.

(56 bis) Cet espoir vient d'être comblé par le dernier revirement de jurisprudence : Cass. Ass. Plein.,

16 mars 1990, publié dans le numéro de mai de cette Revue.

(57) « Droit de la Sécurité sociale », op. préc. n° 84, 117 s. 173-1, 315.

(58) Ass. plén. 4 mars 1983, D. 1983, J. 381, concl. Cabannes ; v. dans le même sens Crim. 29 oct.

1985, juri-social 1986, F2 ; Soc. 19 juil. 1988, B. civ. V, n° 478 ; pour une vue d'ensemble de la

question, v. la thèse de Mme Th. Aubert­Montpeyssen, « Subordination juridique et relation de

travail», Toulouse, éd. du CNRS, 1988 ; add. A. Jeammaud, « Les polyvalences du contrat de

travail », in Mélanges G. Lyon-Caen préc. p. 299 s.

(59) Soc. 8 oct. 1987, Dr. soc. 1988, 138, note J. Savatier ; D. 1988, J ; 58, note Y. Saint-Jours ; Juri-

social déc. 1987, 41 obs. A. Lyon-Caen.

(60) Une bonne part de ces difficultés résulte de l'effet rétroactif de tout revirement jurisprudentiel,

problème qui excède évidemment la seule jurisprudence Raquin et ne peut donc constituer un

bon argument à son encontre !

(61) C. const. 25 juillet 1989 préc.

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MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015

Débats

Présentation de l‟article d‟Alain Supiot, « Pourquoi un droit du travail ? » (1)

Il n‟est sans doute pas de question plus essentielle que celle que pose Alain Supiot dans cette

étude publiée dans la revue Droit social en 1990, pour qui cherche à comprendre comment est né

le droit du travail moderne, au dix-neuvième siècle, et pourquoi il est nécessaire de se battre pour

que subsiste aujourd‟hui un droit du travail qui assume ses propres objectifs, et traduise à la fois

les aspirations, et les tensions, inhérentes à la relation de travail et aux rapports sociaux.

Cette réflexion, rassemblée avec d‟autres tout aussi fondamentales dans la remarquable Critique

du droit du travail publiée par l‟auteur en 1994 aux Presses universitaires de France, intervient

dans un contexte bien précis. La seconde moitié des années 1980 est le théâtre d‟une violente

remise en cause du droit du travail accusé de favoriser, voire de créer, les conditions de la crise

économique, et promis au bûcher. Trop couteux, trop contraignant, le Code du travail étoufferait

l‟initiative économique et devrait disparaître pour laisser les acteurs décider librement, au plus

près des réalités du terrain, du cadre juridique applicable aux entreprises. Après quelques années

où la Cour de cassation avait semblé sensible aux sirènes du néolibéralisme ambiant, sa chambre

sociale vient d‟engager, depuis le très emblématique arrêt Raquin rendu en 1987, une vaste

entreprise de rééquilibrage des relations entre salariés et employeurs et, au grand étonnement

(feint ou réel) de ceux qui pensaient que le droit civil ne pouvait être ici d‟aucun secours, ce sont

les règles issues du Code Napoléon, et singulièrement le principe de l‟intangibilité du contrat, qui

fournit au salarié le moyen de résister au pouvoir de direction de l‟employeur.

Aujourd‟hui, en 2015, la question de l‟utilité d‟un droit du travail fortement charpenté, et codifié,

se pose toujours, même si le contexte a sensiblement changé depuis 1990. Les réformes

successives de la négociation collective, en 2004, et de la représentativité syndicale, intervenue en

2008 pour les organisations de salariés et 2014 pour les organisations patronales, font planer sur

le droit légal du travail de nouvelles menaces, l‟accord collectif de travail bénéficiant désormais

d‟une légitimité renforcée venant concurrencer, voire menacer, celle de la loi accusée de ne

proposer que du prêt-à-porter, là où les entreprises auraient besoin de sur-mesure.

C‟est alors dans la mémoire du droit du travail qu‟il convient de rechercher les raisons profondes

qui ont conduit à sa naissance, et qui le rendent, aujourd‟hui plus encore, indispensable au

respect d‟un équilibre des forces et des intérêts.

Christophe Radé

Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux

Note :

(1) Docteur en droit de l‟Université de Bordeaux en 1979, agrégé de droit privé et sciences

criminelles en 1980, Alain Supiot a été pendant 20 ans Professeur à la Faculté de droit de

Nantes, et depuis 2012 au Collège de France. Il a publié de très nombreux ouvrages, parmi

lesquels Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du Droit, Paris, Seuil, 1re éd.

2005, 324 p. (coll. La couleur des idées); 2e éd. 2009, 334 p. (coll. Points-Essais) ; L‟esprit de

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Philadelphie. La justice sociale face au Marché total, Paris: Seuil, 2010, 182 p. ; La gouvernance

par les nombres, Fayard, 2015.

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