N°3 Octobre 2015 Law Review - … · Mais cette banalisation de la fonction militaire est restée...
Transcript of N°3 Octobre 2015 Law Review - … · Mais cette banalisation de la fonction militaire est restée...
Faculté de droit et science politique
N°3 Octobre 2015
Programme financé par l’ANR-10-IDEX-03-02
Law Review
2
MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015
SOMMAIRE
Actualités du droit français
Droit administratif
La « grande muette » bientôt syndiquée ? Les apories de l‟ouverture du droit de la fonction
militaire à la liberté syndicale
Pascal Combeau, Professeur de droit public, Université de Bordeaux 4
Droit commercial
La lutte contre la piraterie maritime en droit français
Gaël Piette, Professeur de droit privé, Université de Bordeaux 12
Droit constitutionnel
Commentaire de la décision n°2014-703 DC di 19 novembre 2014 Ŕ Loi organique portant
application de l‟article 68 de la Constitution
Florian Savonitto, Maître de conférences, CERCCLE, Université de Bordeaux 21
Droit européen (CEDH)
La Cour européenne des droits de l‟Homme face à la loi française sur l‟interdiction de la
dissimulation du visage dans l‟espace public
Sarah Teweilet & Pr. David Szymczak, Université de Bordeaux 29
Droit européen (UE)
Le nouveau cadre juridique du transport de passager à la demande
Sébastien Martin, Maître de conférences, CRDEI, Université de Bordeaux 36
Droit international privé
L‟ouverture française du mariage aux couples de même sexe et ses répercussions internationales
Gaëtan Escudey & Pr. Sandrine Sana Chaille de Néré, Université de Bordeaux 45
Droit pénal
« Le délai de prescription d‟un crime ne court pas en cas d‟obstacle insurmontable à l‟exercice des
poursuites » : note sous Cass. plén., 7 nov. 2014 : pourvoi n° 14-83.739
Yannick Capdepon, Maître de conférences, Université de Bordeaux 52
Actualités de la répression et de la prévention du terrorisme par le droit pénal français
Marion Lacaze, Maître de conférences, Université de Bordeaux 62
Histoire du droit
Remarques sur la réforme de la justice, entre vents et marées de l‟histoire
Sophie Delbrel, Maître de conférences HDR en histoire du droit, Université de Bordeaux 71
3
Philosophie du droit
La « bouche de la loi » ? Figures du juge dans L‟Esprit des lois
Céline Spector, Professeure au département de Philosophie de l'Université Bordeaux Montaigne 78
Procédure civile et pénale
La justice du 21e siècle 5(J21) Ŕ les premières étapes d‟une grande réforme
Aurélie Bergeaud-Wetterwald, Professeure de droit privé et de sciences criminelles, ISCJ,
Université de Bordeaux 95
Droit social
Le salaire minimum, un instrument national pour lutter contre le dumping social ?
Jérôme Porta, Professeur de droit, COMPTRASEC, Université de Bordeaux 101
Science politique
De la (dé)formation des corps dans les sociétés techniciennes : quelques réflexions autour de
deux amendements à la loi de santé
Patrick Troude-Chastenet, Professeur de science politique, Centre Montesquieu de Recherches
Politiques, Université de Bordeaux 110
Débats
Pourquoi un droit du travail ?
Alain Supiot, Professeur au Collège de France
commenté par Christophe Radé, Professeur à l‟Université de Bordeaux 120
4
MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015
Droit administratif
La « grande muette » bientôt syndiquée ? Les apories de l‟ouverture du droit de la
fonction militaire à la liberté syndicale
Pascal Combeau, Professeur à l‟Université de Bordeaux
Si la France est hélas rompue aux condamnations de la Cour européenne des droits de l‟Homme,
celles, prononcées le 2 octobre 2014 par le juge européen, dans ses arrêts Matelly et Adefdromil
(1), ont eu un retentissement particulier car elles touchent au cœur de la conception française des
rapports entre la sphère civile et la sphère militaire, traditionnellement marquée par un
« cantonnement juridique » selon l‟expression du doyen Hauriou (2). Certes, l‟entrée du droit dans
les casernes n‟est pas une nouveauté. L‟image d‟une armée soumise à un ordre intérieur où le juge
est exclu a été sérieusement ébranlée depuis que le Conseil d‟Etat a restreint, en la matière, le
champ d‟application des mesures d‟ordre intérieur (3). Plus encore, la réforme du statut général
des militaires opérée en 2005 (4) a été l‟occasion d‟entériner, sur le plan de la reconnaissance des
droits, les mutations profondes de la fonction militaire dont le rapport à la société a profondément
changé avec la professionnalisation des armées et la suspension du service national obligatoire en
1997. Mais cette banalisation de la fonction militaire est restée inachevée du fait de la persistance
de restrictions dont l‟interdiction absolue faite aux militaires de se syndiquer - maintenue en 2005
et aujourd‟hui inscrite à l‟article L 4121-4 al. 2 du code de la défense - constituait la
manifestation la plus contestée. C‟est justement cet obstacle très symbolique que la Cour
européenne est en train de faire vaciller.
La première affaire opposait la France à l‟Association de défense des droits militaires (Adefdromil),
constituée en 2001 et chargée, en l‟absence officielle de syndicats, de défendre les droits des
militaires, de les conseiller dans leurs rapports avec la hiérarchie et de les accompagner dans leurs
démarches contentieuses. Ce fut à l‟occasion d‟un recours en annulation de l‟association contre
trois décrets touchant notamment les modalités des frais occasionnés par les changements de
résidence que le Conseil d'Etat jugea qu‟elle contrevenait aux dispositions du code de la défense
qui interdit les syndicats au sein de l‟armée, rendant ainsi son recours irrecevable (5). Cette
impossibilité de l‟association d‟agir en justice fondée sur l‟interdiction faite aux militaires de
constituer des syndicats incita l‟Adefdromil à saisir la Cour européenne des droits de l‟Homme
pour violation de l‟article 11 de la CEDH. La seconde affaire opposait la France à un habitué des
prétoires, le chef d‟escadron de gendarmerie Jean-Hugues Matelly qui, tout en menant une activité
scientifique parallèle dans le domaine de la sociologie des organisations, s‟est très vie heurté à sa
hiérarchie. Son combat s‟est d‟abord porté sur la liberté d‟expression : en critiquant par écrit et
par son verbe la réforme de la gendarmerie (6), il a fait l‟objet d‟une radiation des cadres de
l‟armée par un décret du Président de la République qui après avoir été suspendu (7) a finalement
été annulé par le Conseil d‟Etat (8). Son action s‟est dans le même temps élargie puisqu‟il est à
l‟origine de la création en 2008 d‟une association « Forum gendarme et citoyens » dont l‟objectif
était de parler des relations entre le public et l‟institution militaire. Le directeur général de la
gendarmerie ordonna à M. Matelly ainsi qu‟à d‟autres gendarmes membres d‟en démissionner
sans délai sous peine de sanctions. Cet ordre de démission fut contesté devant le Conseil d‟Etat
qui donna raison à la hiérarchie militaire en confirmant que l‟association qui « s'est donnée pour
objet, entre autres, la défense de la situation matérielle et morale des gendarme » présentait les
5
caractéristiques d‟un groupement professionnel interdit par le code de la défense (9). Après avoir
saisi une première fois la Cour européenne des droits de l‟homme pour violation de l‟article 10 de
la CEDH (10), Hugues Matelly saisit à nouveau le juge en invoquant, cette fois, l‟article 11.
Dans ces deux affaires, la Cour EDH va dans le sens des requérants et reconnait que le droit
français porte atteinte à l‟essence même de la liberté syndicale. L‟impact médiatique de ces
décisions a été considérable d‟autant que l‟interdiction syndicale, fermement rappelée par le
Conseil d‟Etat dans les deux affaires, est un des éléments constitutifs du modèle cantonné de la
fonction militaire à la française. Pour certains, la Cour aurait ouvert une sorte de boite de pandore
conduisant à une remise en cause de l‟unité de l‟armée : « en s‟en prenant à l‟essence même de
l‟Etat, (la Cour EDH) manifeste son mépris pour la démocratie et sa préférence pour une certaine
idée des droits de l‟homme » (11). Le constat est sans conteste excessif dans la mesure où,
comme le soulignent d‟autres auteurs, « ces deux arrêts n‟appellent certainement pas une
révolution, mais commandent à tout le moins une évolution du droit français » (12). Cette
évolution qui devrait se traduire par une rapide modification du code de la défense montre que la
révolution n‟aura effectivement pas lieu. La liberté syndicale qui se dessine au profit des militaires
grâce au droit européen reste très limitée, donnant ainsi à la théorie du « cantonnement
juridique » une nouvelle configuration qui n‟aurait sans doute pas déplu au Doyen Hauriou. Afin
d‟en saisir toute la tonalité, il n‟est pas inutile de reprendre les données principales de cette pièce
jouée en trois actes.
Acte 1 Ŕ Le droit français et l‟interdiction du droit syndical des militaires
L‟interdiction figure de manière explicite à l‟article L 4121-4 al. 2 du code de la défense (13).
L‟histoire du statut des militaires explique en grande partie sa singularité. Bien avant la fonction
publique civile, la nécessité de fonder légalement l‟état militaire est apparue avec la Charte
constitutionnelle du 14 août 1830 (art. 69) et fut aménagée par la loi du 19 mai 1834 sur l‟état
des officiers qui accorda à ces derniers des garanties contre les aléas politiques grâce, en
particulier, à la distinction du grade et de l‟emploi. Cette avancée libérale fut toutefois
contrebalancée par l‟affirmation de la neutralité, interdisant aux membres des armées d‟adhérer à
des associations à caractère politique ou religieux (14). L‟interdiction syndicale apparaissait
d‟autant plus logique qu‟elle valait également pour les fonctionnaires civils, en dépit de sa
reconnaissance pour les salariés par la loi Waldeck-Rousseau de 1884 (15). Le mythe de la
« grande muette », forgée dans le sillage de l‟affaire Dreyfus, fut confirmé par la jurisprudence
administrative qui admettait de larges restrictions à la liberté d‟association (16) et par certains
textes qui posaient explicitement l‟interdiction faite aux militaires d‟active « de faire partie de
groupements constitués pour soutenir des revendications d‟ordre professionnel ou politique »
(17). En réalité, la question des associations syndicales des militaires aurait pu se poser à
l‟occasion du premier statut de la fonction publique issu de la loi du 19 octobre 1946 qui a
accordé, dans le sillage du Préambule de la constitution de 1946, le droit syndical aux
fonctionnaires. Dans un avis daté du 1er juin 1949, le Conseil d‟Etat maintenait pourtant
fermement cette interdiction (18), tout comme le règlement de discipline générale dans les armées
(19). Le premier statut général des militaires de 1972 adopta la même position (20). La réforme du
statut général des militaires en 2005 qui entendait adapter ce statut à un contexte profondément
renouvelé relança le débat (21) ; elle fut, encore fois une occasion manquée : le rapport de la
commission de révision du statut général des militaires soulignait que « cette interdiction doit être
évidemment maintenue » (22). Si la réforme de 2005 a simplifié le droit d‟association non syndical
6
des militaires, elle a largement suivi les recommandations de la commission en maintenant
l‟interdiction (23), reprise depuis 2007 à l‟article L. 4121-4 du code de la défense.
Cette interdiction est conçue lato sensu : elle vaut pour l‟adhésion à un syndicat mais aussi à une
association professionnelle alors que, pour la fonction publique civile, l‟interdiction syndicale était
compensée avant 1946 par une certaine tolérance à l‟égard des associations des fonctionnaires. Le
Conseil d‟Etat a eu l‟occasion de le rappeler (24), y compris à propos de l‟association de défense
des droits des militaires (Adefdromil) qui ne saurait agir en justice pour défendre ses membres
(25).
Les justifications de cette interdiction s‟appuient essentiellement sur les obligations spécifiques de
l‟état militaire, résumées à l‟article L 4111-1 du code la défense (26). L‟obligation de neutralité, de
loyalisme ou d‟obéissance seraient ainsi incompatibles avec la liberté syndicale comme le
soulignait avec force le rapport Denoix de Saint-Marc : « la discipline militaire ne saurait
s‟accommoder de l‟apparition d‟un pouvoir peu ou prou concurrent de la hiérarchie. L‟ingérence
dans l‟activité des forces, la remise en question de la cohésion des unités, voire de la disponibilité
et du loyalisme des militaires, en sont les risques majeurs et donc inacceptables » (27). Ces
arguments d‟autorité qui fondent plus largement la théorie du « cantonnement juridique » et les
nombreuses éclipses dans l‟application aux militaires d‟un régime de libertés publiques de droit
commun accentuent de facto la césure entre les militaires et la Nation (28). Un autre argument est
plus contestable encore : c‟est la liaison de fait, avancée par certains (29), entre la liberté syndicale
et le droit de grève. Une bonne partie de la doctrine avant 1946 utilisait d‟ailleurs ce lien pour
justifier l‟interdiction syndicale des fonctionnaires (30). Depuis 1946, on sait que, pour certains
fonctionnaires comme les policiers, l‟interdiction du droit de grève est parfaitement compatible
avec la liberté syndicale.
La rigueur de l‟interdiction est cependant corrigée par la mise en place d‟organismes de
concertation au sein de l‟institution militaire, comme le Conseil supérieur de la fonction militaire
(31) et les sept Conseils de la fonction militaire (32) au niveau central, les commissions
participatives d‟unités ou les présidents de catégories, au niveau local. Cette forme de démocratie
sociale est habituellement mise en avant par les tenants de l‟interdiction : la défense des intérêts
collectifs empruntant le biais non pas du syndicalisme mais du dialogue social (33). Les critiques
relatives au fonctionnement de ces organismes sont pourtant récurrentes. La loi de 2005, sans
répondre véritablement à ces questions, a institué une nouvelle structure, le Haut comité
d‟évaluation de la condition militaire qui, inspiré de l‟Armed Forces‟ Pay Review Body (AFPRB), a
pour mission d'éclairer le Président de la République et le Parlement sur la situation et l'évolution
de la condition militaire (34). C‟est cet équilibre du droit français entre interdiction du droit
syndical des militaires d‟une part et la reconnaissance d‟une forme de concertation sociale au sein
des armées d‟autre part qui a été sérieusement ébranlé par la Cour européenne des droits de
l‟homme.
Acte 2 Ŕ Le droit européen et la protection de la liberté syndicale des militaires
La position du juge européen dans les affaires Matelly et Adefdromil résulte d‟une interprétation
constructive de l‟article 11 de la Conv. EDH qui proclame la liberté d‟association, « y compris le
droit de fonder avec d‟autres des syndicats et de s‟affilier à des syndicats pour la défense de ses
intérêts ». Des restrictions légitimes sont autorisées si elles sont prévues par la loi, en tant que
7
« mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté
publique, à la défense de l‟ordre (…) », et peuvent justement concerner « les membres de forces
armées » (art. 11, al. 2). La question portait donc sur le point de savoir si l‟interdiction posée à
l‟article L 4121-4 du code de la défense pouvait être considérée comme une restriction légitime au
sens de cet article 11. C‟était la position du Conseil d‟Etat tant dans l‟affaire Adefdromil (35) que
dans l‟affaire Matelly (36). Ce raisonnement est rejeté en bloc par la Cour européenne qui rappelle
que les restrictions visées à l‟article 11 « appellent une interprétation stricte et doivent dès lors se
limiter à l‟exercice des droits en question. Elles ne doivent pas porter atteinte à l‟essence même du
droit de s‟organiser. Partant, la Cour n‟accepte pas les restrictions qui affectent les éléments
essentiels de la liberté syndicale (…). Le droit de former un syndicat et s‟y affilier fait partie de ces
éléments essentiels » (37). Elle précise qu‟elle est « consciente de ce que la spécificité des
missions incombant aux forces armées exige une adaptation de l‟activité syndicale qui par son
objet, peut révéler l‟existence de points de vue critiques (…) ». Des restrictions même
significatives peuvent donc être apportées mais elles « ne doivent cependant pas priver les
militaires et leurs syndicats du droit général d‟association pour la défense de leurs intérêts
professionnels et moraux » (38). C‟est donc bien la position restrictive du droit français,
l‟interdiction absolue pour les militaires d‟adhérer à un groupement professionnel ou l‟interdiction
faite à une association de défense des droits des militaires d‟agir en justice qui est clairement
condamnée.
La position de principe adoptée par le juge européen en 2014 n‟était pourtant pas acquise. Il avait
réalisé une avancée décisive en 2008 avec l‟arrêt Demir et Baykara (39) qui consacra, selon les
mots de certains auteurs, l‟avènement d‟une « Cour européenne des droits sociaux » (40) en
protégeant, grâce à une méthode d‟interprétation évolutive, l‟essence de la liberté syndicale. Mais
il a semblé par la suite plus hésitant comme le montre cette affaire de 2013 où il a admis un refus
opposé par les autorités roumaines à des prêtres orthodoxes d‟enregistrer un syndicat (41). Ces
deux arrêts doivent donc être interprétés comme un retour à l‟esprit de la jurisprudence Demir et
Baykara (42). Ils clarifient par la même occasion certaines contradictions du droit européen dans la
mesure où le comité européen des droits sociaux, interprétant la charte sociale européenne, avait
estimé qu‟il résultait de ce texte que les Etats étaient autorisés à apporter « n‟importe quelle
limitation et même la suppression intégrale de la liberté syndicale des membres de la force
armée » (43). Cette jurisprudence était d‟ailleurs invoquée par le gouvernement français dans les
deux espèces. La Cour opère une sorte de neutralisation de la position du Comité EDS en écartant
la référence à d‟autres éléments de droit international.
L‟inconventionnalité de l‟article L 4121-4 du code de la défense est donc établie sans ambiguïté.
Elle précède ici son hypothétique inconstitutionnalité, dès lors que le Conseil constitutionnel, dans
le cadre du mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité, n‟a pas eu à se prononcer
sur ce point. La question de la conformité de l‟interdiction de la liberté syndicale des militaires au
Préambule de la Constitution de 1946 reste pourtant posée depuis que le Conseil d‟Etat a accordé,
en 1949, un brevet de constitutionnalité en se fondant sur l‟intention du Constituant de 1946 qui
n‟avait en vue que la protection des travailleurs en général, à l‟exclusion des militaires (44). La
jurisprudence récente du Conseil constitutionnel, en mettant en avant la nécessaire conciliation
entre différentes exigences constitutionnelles, incite sans doute à la prudence. Parmi ces
exigences, figurent notamment la « sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation », dont
font partie l‟indépendance de la Nation et l‟intégrité du territoire, et à laquelle contribue
8
l‟institution du secret de la défense nationale (45) ou la « nécessaire libre disposition de la force
armée », à laquelle l'exercice de mandats électoraux ou fonctions électives par des militaires en
activité ne saurait porter atteinte (46). Plus récemment encore, il a rappelé que « le principe de
nécessaire libre disposition de la force armée qui en résulte implique que l'exercice par les
militaires de certains droits et libertés reconnus aux citoyens soit interdit ou restreint » ; ce qui le
conduit à justifier le régime des arrêts militaires par le code de la défense nationale (47). Par
contraste, la protection européenne de la liberté syndicale des militaires semble mieux assurée et
pousse le droit français à une nécessaire adaptation.
Acte 3 Ŕ Le droit français et la consécration d‟une liberté syndicale minimale des militaires ?
A la suite de ces arrêts, le Président de la République a confié à Bernard Pêcheur l‟élaboration d‟un
rapport sur les conséquences à tirer de ces condamnations qui nécessitent une modification de la
loi française (48). Plusieurs voies sont envisageables. La première est minimale : elle consisterait,
dans la logique du rapport Denoix de Saint-Marc, à développer les instruments de concertation au
sein de l‟institution militaire. Ce choix, conforme aux orientations historiques, n‟est cependant
plus possible dès lors que la Cour européenne, tout en prenant acte du développement de ces
procédures, estime que « de telles institutions ne saurait se substituer à la reconnaissance au
profit des militaires d‟une liberté d‟association, laquelle comprend le droit de fonder des syndicats
et s‟y affilier ». La deuxième voie est plus radicale dans la mesure où elle entrainerait un
bouleversement profond de l‟état militaire : elle viserait à reconnaitre au sein de l‟armée
l‟existence de syndicats au sens de l‟article L. 2121-1 du code du travail et à leur accorder les
mêmes prérogatives. Cette solution qui peut se fonder sur certains arguments n‟est cependant pas
du tout imposée par le droit européen : la notion de « syndicat » - comme celle de « liberté
d‟association » - au sens de l‟article 11 de la convention EDH a une portée autonome du droit
national, un sens fonctionnel qui fait référence à la défense des intérêts professionnels des
adhérents par l‟action collective. Ce qui est finalement imposé au droit français, c‟est le respect de
la liberté syndicale au sens du droit européen, c‟est-à-dire la possibilité pour les militaires de
créer et d‟adhérer à des groupements ayant pour objet la protection de leurs droits ainsi que la
reconnaissance à ces organismes du droit d‟agir en justice pour défendre ces droits. Cette
ouverture serait par ailleurs sans doute délicate à justifier au regard des exigences
constitutionnelles (49), et notamment vis-à-vis de la « nécessaire libre disposition de la force
armée », dégagée récemment par la jurisprudence constitutionnelle (50).
C‟est donc une troisième voie médiane qui est privilégiée par le droit français qui, en la matière,
est à la recherche d‟un nouvel équilibre. Le rapport Pêcheur propose ainsi d‟autoriser les militaires
à adhérer à des associations professionnelles nationales de militaires (APNM) sans leur accorder la
possibilité de se syndiquer. Bref, il s‟agirait de reconnaitre aux militaires une liberté syndicale au
sens du droit européen et non un droit syndical au sens du droit français. Cette préconisation
devrait se traduire assez rapidement puisqu‟un projet de loi du 20 mai 2015 actualisant la
programmation militaire pour les années 2015 à 2019 et portant diverses dispositions concernant
la défense (51) s‟inspire très largement de cette idée. Il prévoit une modification de l‟article L
4121-4 alinéa 2 du code de la défense qui serait ainsi libellé : « L'existence de groupements
professionnels militaires à caractère syndical ainsi que, sauf dans les conditions prévues à l'alinéa
suivant, l'adhésion des militaires en activité à des groupements professionnels sont incompatibles
avec les règles de la discipline militaire ». Un nouvel alinéa serait créé : « Les militaires peuvent
librement créer une association professionnelle nationale de militaires régie par les dispositions
9
du chapitre VI du présent titre, y adhérer et y exercer des responsabilités ». Le principe
d‟interdiction d‟adhésion à des syndicats serait ainsi préservé tout en ouvrant la voie à la
reconnaissance d‟associations professionnelles nationales de militaires, régies à la fois par le code
de la défense et la loi de 1901 (ou le code civil d‟Alsace-Moselle) et dont l‟objet est « de préserver
et de promouvoir les intérêts des militaires en ce qui concerne la condition militaire » (52), définie
comme « l‟ensemble des obligations et des sujétions propres à l‟état militaire, ainsi que les
garanties et les compensations apportées par la Nation aux militaires » (53).
Le droit français s‟oriente donc vers la reconnaissance d‟un régime ad‟hoc de liberté syndicale des
militaires, d‟un syndicalisme sui generis (54), au risque peut-être de mécontenter un peu tout le
monde. Les tenants du syndicalisme y verront sans doute une manière de contourner le droit
syndical, les tenants de l‟interdiction une manière de remettre en cause in fine l‟unité de l‟armée.
Mais cette ouverture minimale montre comment le droit français tente d‟articuler les nouveaux
droits des militaires avec les devoirs traditionnels de l‟armée. La liberté syndicale des militaires
illustre en somme une nouvelle conception de la théorie du « cantonnement juridique » dont les
contours aujourd‟hui redessinés se sont déplacés, sur le plan des droits, de l‟interdiction absolue
vers une reconnaissance mesurée. Entre dérogation et banalisation de la fonction militaire, le droit
français suit donc une voie originale d‟adaptation. De fait, c‟est un nouveau chapitre des relations
entre l‟armée et la société qui s‟ouvre.
Notes
(1) Cour EDH, 2 oct. 2014, n° 10609/10, Matelly c./ France, et n° 32191/09, Adefdromil c./
France ; pour des commentaires, v. not., J.-B. Auby, « Le mouvement de banalisation de la
fonction militaire », Dr. adm. 2014, n° 12, repère 11, G. Gonzalez, « Défense du camarade
syndiqué », JCPG 2014, n° 43, 1083, zoom, J.-P. Marguénaud et J. Mouly, « Les syndicats dans
l‟armée : une entrée au pas de charge ? », JCPG 2014, n° 48, 1228, G. Poissonnier, « La fin de
l‟interdiction absolue des syndicats au sein de l‟armée », D. 2014, 2560, A. Taillefait,
« Militaires : restez groupés ! », AJDA 2014, p. 1969, L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la
CEDH », AJDA 2015, p. 150, G. Eveillard, « Chronique de droit administratif », JCPG 2015, n° 9,
doctr. 274, L.-M. Le Rouzic, « Vers la fin du cantonnement juridique des militaires », AJDA
2015, p. 204, F. Sudre, « Droit de la CEDH », JCPG 2015, n° 3, doctr. 70, J.-Ch. Videlin, « La
Cour EDH et les associations syndicales militaires », Dr. adm. 2015, n° 1, comm. 8, A. Zarka,
« L‟Europe des droits de l‟Homme et la liberté syndicale des militaires », AJFP 2015, p. 42.
(2) M. Hauriou, Précis de droit constitutionnel, Sirey, 2ème éd. 1929, p. 111.
(3) CE Ass. 17 févr. 1995, Hardouin, RDP 1995, p. 1338, note O. Gohin, JCP G 1995, II, 22426,
note M. Lascombe et F. Bernard, RFDA 1995, p. 353, concl. Frydman, p. 822, note F. Moderne
(4) L. n° 2005-270 du 24 mars 2005 portant statut général des militaires.
(5) CE 11 déc. 2008, Adefdromil, AJFP 2009, p. 198, obs. P. B., Constitutions 2010, 120, obs. J.
Bougrab, AJDA 2009, p. 148, chr. S.-J. Liéber et D. Botteghi, Dr. adm. 2009, comm. 42, obs. S.
Damarey.
(6) V. L. n° 2009-971 du 3 août 2009, v. not. O. Gohin et X. Latour, « La gendarmerie nationale,
entre unité fonctionnelle et identité organique », AJDA 2009, p. 2270.
(7) CE ord. 29 avr. 2010, Matelly, AJDA 2010, p. 927, AJFP 2011, p. 108, étude J. Piednoir. Le
référé-liberté avait été au préalable rejeté : CE ord. 30 mars 2010, Matelly, AJDA 2010, p. 700.
(8) CE 12 janv. 2011, Matelly, AJDA 2011, p. 623, note E. Aubin, JCPG 2011, n° 18, doctr. 537, LPA
3 juin 2011, n° 110, p. 6.
10
(9) CE 26 févr. 2010, Matelly, req. n° 322176.
(10) Cour EDH 15 sept. 2009, n° 30330.04, Matelly c./ France, AJDA ,2009, p. 2484.
(11) R. de Bellescize, « L‟unité de l‟armée française en danger », Le Monde, 21 oct. 2014,
www.lemonde.fr/idees/article/2014/10/21/l-unite-de-l-armee-francaise-en-danger.html
(12) J.-P. Marguénaud et J. Mouly, note préc.,
(13) Code de la défense, art. L 4121-4, al. 2 (version avant modification) : « L'existence de
groupements professionnels militaires à caractère syndical ainsi que l'adhésion des militaires
en activité de service à des groupements professionnels sont incompatibles avec les règles de
la discipline militaire ».
(14) V. circulaire du ministre de la guerre, le maréchal Soult, du 5 juillet 1844.
(15) V. D. Loschak, «La liberté syndicale dans la fonction publique », Dr. ouvr. 1978, p. 85.
(16) V. not. CE,25 juin 1920, Taunay, Rec., p. 630.
(17) Décr. du 1er avril 1933 portant règlement du service dans l‟armée, art. 30.
(18) CE, Avis, 1er juin 1949 : « la notion de syndicat professionnel, telle qu'elle résulte des
dispositions législatives qui ont institué pour les travailleurs le droit de se syndiquer, est
incompatible avec les règles propres à la discipline militaire (...). Cette incompatibilité a pour
conséquence d'interdire aux militaires en activité de former des syndicats professionnels ou
d'adhérer à des groupements syndicaux ».
(19) Décr. n° 66-749 du 1er octobre 1966 portant règlement de discipline générale dans les
armées, art. 58.
(20) L. n° 72-662 du 13 juil. 1972 portant statut général des militaires, art. 10.
(21) V. not., M. D. Charlier-Degras, « Vers le droit syndical des personnels militaires ? », RDP 2003,
p. 1073 ; L. Christian, « La liberté syndicale des personnels militaires : une vérité juridique à
affirmer », AJFP 2005, p. 198.
(22) R. Denoix de Saint-Marc, Rapport de la commission de révision du statut général des
militaires, Doc. fr. 2003, p. 9.
(23) L. n° 2005-270 du 24 mars 2005 portant statut général des militaires, art. 6.
(24) CE 26 sept. 2007, Rémy, req. n° 263747.
(25) CE 11 déc. 2008, Adefdromil, préc.
(26) Code de la défense, art. L 4111-1 : « L'état militaire exige en toute circonstance esprit de
sacrifice, pouvant aller jusqu'au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et
neutralité ».
(27) Rapport préc., p. 9.
(28) F. Baude et F. Vallée, Droit de la défense, ellipses 2012, p. 523.
(29) J. Robert, « Libertés publiques et défense », RDP 1977, p. 951.
(30) V. not. M. et A. Hauriou, Précis de droit administratif, Sirey 12ème éd. 1933, p. 746.
(31) L. n° 69-1044 du 21 nov. 1969, code de la défense, art. L 4124-1 et s.
(32) Code de la défense, art. R 4124-6 et s.
(33) V. Rapport Denoix de Saint-Marc, préc., p. 25.
(34) Code de la défense, art. D 4111-1.
(35) CE 11 déc. 2008, Adefdromil, préc.
(36) CE 26 févr. 2010, Matelly, préc.
(37) Cour EDH, 2 oct. 2014, n° 10609/10, Matelly c./ France, préc.
(38) Cour EDH, 2 oct. 2014, n° 32191/09, Adefdromil c./ France, préc.
(39) Cour EDH, 12 nov. 2008, n° 34503/97, Demir et Baykara c./ Turquie, JCP G 2009, 10018, note
F. Sudre.
11
(40) J.-P. Marguénaud et J. Mouly, « L‟avènement d‟une Cour européenne des droits sociaux », D.
2009, p. 739 et s.
(41) Cour EDH 9 juil. 2013, n° 2330/09, Sindicatul « Pastoral Cel Bun » c./ Roumanie, JCPG 2013,
act. 919, obs. G. Gonzalez.
(42) J.-P. Marguénaud et J. Mouly, « Les syndicats dans l‟armée : une entrée au pas de charge ? »,
préc.
(43) Comité EDS, déc. sur le bien-fondé de la réclamation 2/1999 du 4 déc. 2000, Fédération
européenne du personnel des services publics c./ France.
(44) CE, Avis, 1er juin 1949, préc.
(45) Cons. const., déc. n° 2011-192 QPC du 10 nov. 2011, Mme Ekaterina B., épouse D. et a.
(46) Cons. const., déc. n° 2014-432 QPC du 28 nov. 2014, Dominique de L.
(47) Cons. const., déc. n° 2014-450 QPC du 27 févr. 2015, M. Pierre T. et a.
(48) B. Pêcheur, Le droit d‟association professionnelle des militaires, Rapport au Président de la
République, 18 déc. 2014.
(49) Sur ce point, v. Rapport B. Pêcheur, préc., p. 36.
(50) V. supra.
(51) Texte adopté en 1ère lecture par l‟Assemblée nationale le 9 juin 2015.
(52) Code de la défense, nouvel art. L 4126-2.
(53) Code de la défense, nouvel art. L 4111-1, al. 4.
(54) V. L. Christian, « La liberté syndicale des personnels militaires : une vérité juridique à
affirmer », préc.
12
MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015
Droit commercial
La lutte contre la piraterie maritime en droit français
Gaël Piette, Professeur à l‟Université de Bordeaux
La piraterie maritime exerce une certaine fascination sur l‟imaginaire collectif. Les amateurs de
littérature se passionnent pour les aventures de Long John Silver (1) ou de Rackham le Rouge (2).
Ceux qui préfèrent le grand écran se délectent des fourberies de Jack Sparrow (3) ou de Zarina (4).
Les passionnés de sport américain, enfin, suivent les exploits, ou les péripéties selon les saisons,
des Pittsburgh Pirates ou des Tampa Bay Buccaneers.
Cette attractivité de l‟univers de la piraterie est renforcée par les symboles de celle-ci: le célèbre
Jolly Roger, les cartes au trésor, et autres crochets et jambes de bois.
Malgré ce folklore, la piraterie a toujours constitué un fléau pour les navires de tous pavillons. Elle
représente d‟une part un risque pour la sécurité des équipages. Ce n‟est plus seulement le navire
qui est visé, mais aussi son équipage, dont la libération est monnayable par le biais de rançons
(5). La piraterie a d‟autre part un coût exorbitant. Elle aurait un impact économique global de 7 à
12 milliards de dollars par an (6), lié à l‟augmentation des primes d‟assurance, à la diminution
d‟activité économique de certains Etats (Egypte, Seychelles, etc.), à la dépréciation des
marchandises en cas de détournement et de retenue du navire, ou encore à l‟allongement des
trajets pour éviter les zones concernées (consommation augmentée de carburant, de fret, etc.) (7).
Si elle a semblé un temps appartenir à l‟histoire maritime, la piraterie est redevenue une question
d‟actualité. Ces dernières années, le Bureau Maritime International (BMI) a recensé plus de 200
attaques pirates par an. Entre le 1er janvier et le 2 mai 2015, 74 attaques pirates avaient été
signalées au BMI.
Les zones géographiques les plus concernées sont le Golfe de Guinée, une partie de l‟Océan Indien
(Sud de la Mer Rouge, Golfe d‟Aden et large des côtes somaliennes) et l‟Asie du Sud-Est (Mer de
Chine méridionale, détroits de Malacca et de Singapour notamment). Pour mesurer l‟étendue du
problème, il suffit de remarquer que 80% du trafic maritime à destination de l‟Europe transite par
le Golfe d‟Aden (8).
Le pirate est communément défini (Littré) comme « celui qui n‟a de commission d‟aucun
gouvernement, et qui court les mers pour piller ». Cicéron voyait déjà dans les pirates des ennemis
communs de tous (communis hostis omnium) (9). Sir Edward Coke reprenait l‟idée en écrivant
« Pirata est hostis humani generis » (10). Il ressort de ces définitions l‟idée que le pirate n‟agit que
pour son compte, et est un ennemi commun. C‟est d‟ailleurs ce critère qui permet de distinguer le
pirate du corsaire. Le corsaire est autorisé par une lettre de course à attaquer, en temps de guerre
seulement, tout navire marchand battant pavillon d‟un Etat ennemi. Le corsaire exerce ainsi son
activité avec l‟autorisation de son gouvernement, et selon les lois de la guerre (11).
La Convention de Montego Bay (CMB), Convention des Nations Unies du 10 décembre 1982 sur le
Droit de la mer, définit la piraterie comme tout acte illicite de violence ou de détention ou toute
13
déprédation commis par l‟équipage ou des passagers d‟un navire ou d‟un aéronef privé, agissant à
des fins privées, et dirigé contre un autre navire ou aéronef, ou contre des personnes ou des biens
à leur bord, en haute mer ou dans un lieu ne relevant de la juridiction d‟aucun Etat (CMB, art. 101).
La qualification du pirate en ennemi du genre humain explique que les articles 100 et suivants de
la CMB organisent une compétence universelle, en affirmant notamment que « tous les Etats
coopèrent dans toute la mesure du possible à la répression de la piraterie en haute mer ou en tout
autre lieu ne relevant de la juridiction d‟aucun Etat ».
Cependant, les dispositions de la CMB ne sont pas d‟applicabilité directe (12). Elles ne peuvent
être invoquées directement par un particulier à l‟encontre d‟un Etat. Il est par conséquent
nécessaire que chaque Etat adopte dans son droit interne les textes aptes à mettre en oeuvre la
CMB et à lutter contre la piraterie.
Pour s‟en tenir au droit français, le constat n‟est que moyennement enthousiasmant. La définition
de la piraterie maritime est déficiente (I), les réponses répressives sont partielles (II) et le droit
commercial maritime est peu adapté (III).
I. Une définition de la piraterie maritime déficiente
La définition de la piraterie par l‟article 101 de la CMB aboutit à soumettre la qualification d‟acte
de piraterie à la réunion de trois conditions.
D‟abord, l‟acte doit être commis en haute mer ou « dans un lieu ne relevant de la juridiction
d‟aucun Etat ». Pour l‟essentiel, la qualification de piraterie est donc limitée aux actes perpétrés
dans les eaux internationales. A ces eaux, il faut ajouter la zone économique exclusive, par renvoi
de l‟article 58.2 de la CMB. Cette extension à la ZEE n‟allait pas de soi, car cette zone relève
partiellement de la juridiction de l‟Etat côtier (art. 56).
Même étendue à la ZEE, cette délimitation géographique de la piraterie est trop restrictive. Elle
aboutit à écarter cette qualification lorsque l‟infraction est commise dans les eaux territoriales
d‟un Etat. Or, le passé a montré que de pareilles hypothèses existent. Pour le navire assailli, son
équipage et éventuellement ses passagers, il n‟y a guère de différence entre la piraterie commise
en haute mer et celle commise en mer territoriale.
C‟est ainsi que la Cour de cassation a pu estimer que « l‟abordage et le pillage d‟un navire, même
commis en bande et à force ouverte ne constituent pas (un acte de piraterie), dès lors qu‟ils ont
été accomplis dans les eaux territoriales d‟un Etat souverain et qu‟ils relevaient en conséquence de
l‟autorité de cet Etat » (13).
Ensuite, l‟acte doit être commis par l‟équipage ou les passagers d‟un navire à l‟encontre d‟un autre
navire, ou de personnes et de biens situés à son bord (CMB, art. 101). Pour schématiser, la
piraterie maritime, c‟est donc depuis un navire contre un navire (et ce qui est à bord). Or, cette
restriction est inopportune.
Certes, la jurisprudence française apprécie souplement la notion de navire, puisque des
embarcations telles qu‟un zodiac (14) ou une planche à voile (15) ont pu être qualifiées de navire.
14
Il n‟en demeure pas moins que si des actes de piraterie commis à bord d‟une planche à voile
paraissent improbables, la limite établie par l‟article 101 pose des difficultés. Un acte de violence
commis à l‟encontre d‟un navire par des personnes qui étaient à son bord (détournement par des
passagers ou membres d‟équipage), ou qui se trouvent à bord d‟un hélicoptère ne pourra être
qualifié d‟acte de piraterie. Il en sera vraisemblablement de même d‟un acte commis à l‟encontre
d‟une plate-forme pétrolière (16). Or, ces hypothèses ne sont pas purement théoriques: le coût
humain, environnemental et économique d‟un acte de « piraterie » commis envers une plate-forme
de forage pétrolier serait désastreux.
Enfin, la qualification d‟acte de piraterie suppose que ses auteurs aient agi « à des fins privées »
(CMB, art. 101). En d‟autres termes, la piraterie suppose un but lucratif (vol, demande de rançon,
etc.), et non un but politique ou religieux. La limite vise à distinguer l‟acte de piraterie de l‟acte de
terrorisme (17).
Il résulte de la combinaison de ces conditions que l‟acte de piraterie est trop strictement délimité.
Si cela n‟a pas empêché le droit français d‟apporter des réponses répressives, celles-ci demeurent
partielles.
II. Des réponses répressives partielles
Le législateur français a longtemps sous-estimé le problème de la piraterie maritime. Il suffit pour
s‟en convaincre de constater que le texte le plus précis sur la question, la loi du 10 avril 1825 pour
la sûreté de la navigation et du commerce maritime, a été abrogée en 2007 (18). La lecture des
travaux préparatoires nous apprend qu‟il était nécessaire selon nos parlementaires de procéder à
« l‟abrogation explicite de dispositions législatives devenues désuètes ou sans objet et que
l‟impératif de sécurité juridique impose de faire disparaître définitivement et expressément de
notre ordre juridique ». Pendant ce temps, durant l‟année 2007, le BMI recensait 263 attaques
pirates à travers le monde…
Les premières réponses furent internationales. L‟Union Européenne a créé la Mission Eunavfor
Atalante, qui consiste à faire patrouiller dans le Golfe d‟Aden et l‟Océan Indien des navires et des
avions militaires, ainsi qu‟embarquer des commandos à bord des navires du Programme
alimentaire mondial ravitaillant la Somalie et des navires de commerce traversant cette zone. Cette
mission a été prolongée au moins jusqu‟au 12 décembre 2016.
L‟ONU, en 2008, par le biais de trois résolutions (19), a souhaité lutter contre la pratique
consistant à commettre des actes de piraterie en haute mer et à se réfugier dans les eaux
territoriales somaliennes pour empêcher les navires des Etats membres de l‟ONU de les
poursuivre. Ces résolutions ont instauré un « droit de poursuite inverse » (20), qui permet à ces
navires d‟entrer dans les eaux territoriales de la Somalie afin de réprimer les actes de piraterie
commis en haute mer, et d‟y utiliser, d‟une manière conforme à l‟action autorisée en haute mer en
cas de piraterie en application du droit international applicable, tous moyens nécessaires pour
réprimer ces actes de piraterie (21).
En ce qui concerne le droit interne, la réponse répressive du droit français s‟est faite selon deux
axes.
15
D‟une part, la loi du 5 janvier 2011 (22) a défini un cadre juridique qui permet aux tribunaux
français de juger des actes commis en dehors du territoire français, lorsqu‟aucun Etat n‟a
revendiqué sa compétence (23). La particularité de cette loi est qu‟elle ne crée pas d‟infraction de
piraterie, et qu‟elle ne définit même pas la notion (24). Ce texte renvoie à des infractions
préexistantes susceptibles de constituer des actes de piraterie lorsqu‟elles sont commises dans le
cadre de la définition donnée par la CMB: il s‟agit des infractions de détournement de navire ou
d‟aéronef (C. pén., art. 224-6 et s.), d‟enlèvement et de séquestration (C. pén., art. 224-1 et s.) et
d‟association de malfaiteurs (C. pén., art. 450-1 et s.).
Cette loi établit également un cadre légal à l‟intervention de l‟Etat et aux conditions de privation
de liberté à bord des navires, afin de se conformer à la décision Medvedyev (25).
Au stade de la recherche de l‟infraction, les commandants de navires d‟Etat peuvent procéder à
des mesures de contrôle dès lors qu‟ils ont un « motif raisonnable » de soupçonner qu‟un acte de
piraterie a été commis ou va être commis. Il est alors possible de « procéder à la reconnaissance
du navire, en invitant son capitaine à en faire connaître l‟identité et la nationalité ». Une équipe
sera éventuellement envoyée sur le navire suspect pour contrôler les documents de bord et
procéder aux vérifications prévues par le droit international et le droit français (C. déf., art. L.
1521-3).
Sont organisés ou clarifiés les pouvoirs des commandants des navires d‟Etat pour mettre en
oeuvre certaines mesures de coercition et des mesures conservatoires à l‟égard des objets ou
documents qui paraissent liés à la commission des infractions. Le commandant peut ordonner le
déroutement du navire vers une position ou un port appropriés pour procéder à des constatations
approfondies ou pour remettre les personnes appréhendées ainsi que les objets et documents
ayant fait l‟objet de mesures conservatoires. Les officiers de police judiciaire ou le commandant
dûment habilité peuvent aussi procéder à la saisie des objets ou documents liés à la commission
des infractions, sur autorisation du procureur de la République territorialement compétent. Il est
intéressant de relever que cette autorisation du procureur n‟est pas exigée en cas d‟ « extrême
urgence ». Après cette saisie, ils peuvent également procéder sur autorisation du procureur à la
destruction des embarcations dépourvues de pavillon qui ont servi à commettre les infractions.
La loi de 2011, enfin, modifie le Code de la défense, afin d‟assurer le respect des droits des
personnes faisant l‟objet de mesures restrictives ou privatives de liberté à bord des navires. Les
commandants de navires d‟Etat doivent, dans le cas de telles mesures, en aviser le préfet maritime
ou, outre-mer, le délégué du Gouvernement pour l‟action de l‟Etat en mer, qui en informe dans les
plus brefs délais le procureur territorialement compétent (C. déf., art. 1521-12). La personne
retenue doit bénéficier dans un premier temps d‟un examen de santé, dans un délai de 24 heures.
Dans un second temps, dans les dix jours suivants, un examen médical doit être réalisé. Ces
examens font l‟objet d‟un compte rendu se prononçant, notamment, sur l‟aptitude au maintien de
la mesure restrictive ou privative de liberté. Ce compte rendu est transmis dans les plus brefs
délais au procureur (C. déf., art. 1521-13).
Parallèlement, dans les 48 heures suivant la mise en œuvre des mesures de restriction ou de
privation de liberté, le procureur doit saisir le juge des libertés et de la détention (JLD) pour qu‟il
16
statue sur leur prolongation éventuelle pour une durée maximale supplémentaire de 120 heures,
renouvelable (C. déf., art. 1521-14). Le JLD peut alors communiquer avec la personne retenue.
Dès son arrivée sur le sol français, la personne retenue est mise à la disposition de l‟autorité
judiciaire (C. déf., art. 1521-18).
Très clairement, le droit français a tiré les enseignements de la jurisprudence Medvedyev,
notamment par l‟intervention, dans un délai de 48 heures, du juge des libertés et de la détention,
et non simplement du procureur (26).
D‟autre part, la répression n‟ayant guère dissuadé les pirates, certains Etats ont décidé de placer
des hommes armés sur les navires battant leur pavillon. La France a dans un premier temps limité
cette activité de protection des navires à la Marine Nationale. Cette solution a rapidement montré
ses limites. Non seulement, cela représentait un coût non négligeable pour l‟Etat, mais il était en
outre impossible de donner satisfaction à tous les navires demandant l‟attribution d‟une équipe
(27). Il en résultait un aléa difficilement acceptable par les armateurs, les affréteurs et les
chargeurs. Une loi du 1er juillet 2014 a finalement choisi d‟admettre la protection des navires par
des sociétés privées (28).
Cette loi poursuit en réalité deux objectifs: autoriser les navires marchands battant pavillon
français à embarquer des agents de protection privée et encadrer cette pratique. Ce second
objectif était considéré comme fondamental, par crainte des mercenaires, et des dérives
engendrées par certaines sociétés pratiquant des activités similaires (29).
Le Code des transports (art. L. 5442-4) prévoit désormais que les agents embarqués peuvent
employer la force pour assurer la protection des personnes et des biens dans le cadre des
dispositions relatives à la légitime défense et à l‟état de nécessité. Les agents n‟encourront donc
aucune poursuite pénale si leur action a respecté les conditions de ces théories: agression actuelle
ou imminente et injuste, riposte nécessaire et proportionnée pour la légitime défense, existence
d‟un danger actuel ou imminent, nécessité et utilité de l‟infraction et absence de faute préalable
de l‟agent pour l‟état de nécessité.
La loi de 2014 souhaite mettre en place un encadrement extrêmement précis des sociétés de
protection et de leurs agents.
La société de protection de navires doit obtenir une certification (CSI, art. L. 616-1), l‟agrément de
ses dirigeants et associés, et elle doit tenir un registre de ses activités (C. transp., art. L. 5442-10).
En outre, elle doit justifier d‟une assurance couvrant sa responsabilité professionnelle (CSI, art. L.
612-5).
Les agents de protection doivent être titulaires d‟une carte professionnelle (CSI, art. L. 616-2). Ils
doivent porter dans l‟exercice de leurs fonctions une tenue qui n‟entraîne aucune confusion avec
les tenues des forces de police, des forces armées, de l‟administration des affaires maritimes ou
de la douane françaises (C. transp., art. L. 5442-3).
17
Des vérifications très précises sont exigées au sujet de la conformité des numéros de série des
armes embarquées et des embarquements et débarquements, stockages et déstockages des armes
et munitions (C. transp., art. L. 5442-11).
Enfin, ni la société de protection privée, ni ses agents ne peuvent s‟immiscer dans le déroulement
d'un conflit du travail, ni se livrer à une surveillance relative aux opinions politiques,
philosophiques ou religieuses ou aux appartenances syndicales des personnes (CSI, art. L. 621-4).
De même, les agents embarqués ne peuvent accomplir des prestations sans rapport avec la
protection des personnes ou des biens (C. transp., art. L. 5442-9).
La loi du 1er juillet 2014 souffre de deux faiblesses: elle est imprécise et incomplète.
La loi est imprécise, car elle ne règle pas la question de la responsabilité à bord. Il est prévu que
les agents de protection embarqués sont placés sous l‟autorité du capitaine (C. transp., art. L.
5442-9). Il ne s‟agit que d‟une application de l‟article L. 5531-1 du même Code, qui confère
autorité au capitaine sur toute personne présente à bord, quelle que soit sa nationalité et la cause
de sa présence.
Mais puisque ces agents sont placés sous l‟autorité du capitaine, qui est responsable en cas de
faute de leur part dans l‟accomplissement de leur mission? Est-ce le capitaine, et donc l‟armateur
(30), puisqu‟il a autorité sur eux? Ou est-ce la société privée de protection, qui est leur
commettant direct, et qui est obligatoirement assurée? Il conviendra certainement de distinguer: si
le dommage causé résulte de l‟exécution d‟un ordre du capitaine, la responsabilité pèserait sur
l‟armateur, tandis que si le dommage résulte d‟un fait « spontané » d‟un agent embarqué, la
responsabilité incomberait à la société privée de protection.
La loi est incomplète, car elle renvoie, sur de nombreux points, à des décrets d‟application. Depuis
sa promulgation, six décrets d‟application et quelques arrêtés ont été publiés. Un tel abandon de
compétence du législateur au profit du pouvoir exécutif est critiquable. En outre, la qualité des
textes d‟application laisse parfois à désirer. Un seul exemple permettra de s‟en convaincre: l‟arrêté
du 28 novembre 2014 détermine, en application de l‟article L. 5442-1 du Code des transports, les
zones dans lesquelles les entreprises privées de protection des navires peuvent exercer leur
activité. Ce texte limite cette activité au large de l‟Afrique (Afrique de l‟Ouest d‟une part, Océan
Indien et Mer rouge d‟autre part). Le pouvoir exécutif français ignorerait-il qu‟un tiers de la
piraterie mondiale est exercée en Asie?
Les réponses répressives françaises apparaissent partielles: la loi de 2011 ne crée pas d‟infraction
de piraterie, et celle de 2014 est plus qu‟approximative. Le droit commercial maritime, lui, est peu
adapté à la problématique de la piraterie.
III. Un droit commercial maritime peu adapté
Le droit commercial maritime traite relativement peu de la piraterie. Certes, les Règles de La Haye
Visby qui réglementent le transport maritime font de la piraterie un cas excepté. L‟article 4.2.f
prévoit que le transporteur n‟est pas responsable des pertes et dommages subis par les
marchandises lorsqu‟elles résultent « du fait d‟ennemis publics ». L‟expression vise évidemment la
piraterie (31).
18
De même, l‟article L. 172-16 du Code des assurances dispose que sauf convention contraire,
l‟assureur facultés ne couvre pas les dommages et pertes subis par les biens assurés et résultant
d‟un acte de piraterie.
Ces dispositions mises à part, le droit commercial maritime laisse à ses concepts classiques le soin
de régler les questions de piraterie (32).
L‟institution du droit maritime la mieux adaptée est l‟avarie commune. Cette institution veut que
« lorsqu‟une dépense est volontairement engagée, ou un sacrifice volontairement fait, dans
l‟intérêt commun du navire et de la marchandise, dépense et sacrifice sont pris en charge par le
navire et par la marchandise, proportionnellement à leur valeur respective » (33). Les exemples les
plus fréquemment donnés sont le cas du container jeté à la mer pour éviter que le navire ne coule,
ou la cale noyée, avec les marchandises qu‟elle contient, afin d‟éteindre un incendie.
L‟institution des avaries communes est celle que la pratique internationale a retenu pour régler la
répartition entre l‟armateur, l‟affréteur et les ayants droit à la marchandise des coûts occasionnés
par la piraterie, notamment le paiement d‟une rançon pour libérer le navire (34). Toutes les
conditions de l‟institution posées par la Règle A des Règles d‟York et d‟Anvers sont en effet
réunies (35): il y a bien sacrifice intentionnel (paiement de la rançon) fait dans l‟intérêt commun
pour préserver d‟un péril.
Le système de la contribution aux avaries communes étant efficace et bien connu des acteurs du
monde maritime, son application aux questions de piraterie est judicieuse.
Il apparaît que le droit commercial maritime parvient finalement, au travers de ses concepts
classiques et plus particulièrement l‟avarie commune, à répondre de manière à peu près
satisfaisante au problème de la piraterie. L‟une des questions les plus épineuses demeurant en
suspens est celle de l‟attitude du capitaine face à un affréteur qui souhaite envoyer le navire en
zone de forte piraterie. Dans le silence du contrat d‟affrètement, et malgré les pouvoirs
d‟appréciation et de décision face au danger reconnus au capitaine (36), des problèmes de
responsabilité risquent de se poser. Quid par exemple du capitaine qui, de son propre chef ou sur
ordre de l‟armateur, refuse d‟aller dans une zone et cause un préjudice à l‟affréteur (retard,
marchandises périssables, etc.), alors qu‟il apparaît ensuite qu‟aucun navire ayant fréquenté la
zone en question n‟a été attaqué? Il nous semble que pourraient utilement être transposées à cette
question les solutions dégagées à propos de l‟application des clauses de safe port (37).
Les chartes-parties peuvent néanmoins comporter une « deviation clause », qui autorise
l‟armateur à se dérouter devant certains dangers, notamment en cas de piraterie.
Que la charte ait ou non prévu une deviation clause, les parties devront songer à régler la question
de la charge des coûts d‟exploitation supplémentaires engendrés par le déroutement.
Enfin, il convient de souligner que les chartes types s‟efforcent de régler certaines difficultés en
amont. Afin de simplifier la tâche des parties à un contrat d‟affrètement, le BIMCO (Baltic and
International Maritime Council), plus grande association d‟armateurs au monde, a prévu dans sa
charte-partie NYPE 93 une clause qui stipule qu‟en cas d‟immobilisation du navire pour cause de
19
capture par des pirates, le navire sera placé off hire, c‟est-à-dire que le paiement du loyer sera
suspendu (38).
Le BIMCO a également élaboré des clauses types en 2013 (39). Ces clauses sont favorables à
l‟armateur, lui permettant de prendre toutes les mesures qu‟il juge raisonnables pour faire face au
risque de piraterie: déroutement du navire, navigation en convoi, recours à une escorte,
adaptation de la vitesse, navigation de jour ou de nuit uniquement, engagement d‟agents de
sécurité, etc. En outre, ces clauses prévoient que l‟affréteur devra indemniser l‟armateur de tous
les coûts supplémentaires engendrés, que les retards seront aux frais de l‟affréteur, et que le
paiement du fret n‟est pas suspendu.
Au terme de cette étude, il apparaît que le droit commercial maritime, bien que peu adapté, est
encore celui qui répond le mieux à la problématique de la piraterie. Les véritables difficultés
proviennent surtout de la définition de la piraterie retenue par la CMB, beaucoup trop restrictive,
et des réponses répressives françaises, qui mériteraient d‟être améliorées.
Notes
(1) R.-L. Stevenson, L‟île au trésor, Young folks, 1881.
(2) Hergé, Le secret de la Licorne, Casterman, 1943.
(3) Pirates des Caraïbes, Walt Disney Pictures, 2003.
(4) Clochette et la fée pirate, DisneyToon Studios, 2014.
(5) O. Purcell, « La détestable expansion de la piraterie », Gazette CAMP, n°19, p. 5. Voir également
R. Clift et S. Cordonnier, « La piraterie somalienne: le prix d‟une vie », DMF 2012, p. 408.
(6) A. Bowden et a., The economic cost of maritime piracy, One Earth Future, 2010, p. 2.
(7) Par exemple, en 2011, le prix du blé livré au Kenya a augmenté de 16 USD la tonne en raison
de la piraterie: S. Miribel, « La piraterie: aspects économique, géopolitique et juridique », DMF
2011, p. 588.
(8) R. Broudin, « Actes de piraterie », Gazette CAMP, n°28, p. 4.
(9) De officiis, III, XXIX, 107.
(10) Institutes of the Laws of England, Third part, 1644, 113.
(11) Notons que la Déclaration de Paris du 16 avril 1856 mettant fin à la course n‟a jamais été
signée par les USA et la Chine (D. Mathonnet, « De quelques remèdes à la piraterie maritime »,
DMF 2011, p. 534).
(12) CJCE, 3 juin 2008, aff. n°C-308/06, Intertanko a. c/ Secretary of State for Transport, DMF
2008, p. 892, note L. Grellet.
(13) Cass. com., 14 fév. 1989, Sunny Arabella, n°87-11012, DMF 1989, p. 419, obs. P. Bonassies:
en l‟occurrence la rade de Lagos, au Nigeria.
(14) Cass. com., 27 nov. 1972, n°70-12596, Gipsy II, DMF 1973, p. 160, note P. Lureau; CA
Rennes, 15 mars 1983, DMF 1983, p. 739, note Ph. Godin.
(15) CA Rennes, 4 mai 1982, DMF 1983, p. 40, notes Y.-M. Le Jean et Y. Tassel.
(16) Le statut de la plate-forme pétrolière est imprécis. Certaines conventions internationales les
qualifient de navire, tandis que d‟autres écartent une telle qualification. L‟un des critères du
navire généralement retenu étant l‟autonomie de propulsion, la plate-forme pétrolière paraît
devoir être qualifiée de bâtiment de mer, mais non de navire. Adde, M. Remond-Gouliloud,
« Quelques remarques sur le statut des installations pétrolières en mer », DMF 1977, p. 675 et
738.
20
(17) Lequel relève de la Convention de Rome du 10 mars 1988 pour la répression d‟actes illicites
contre la sécurité de la navigation maritime.
(18) Loi n°2007-1787 du 20 déc. 2007 relative à la simplification du droit (art. 27).
(19) Résolutions n°1816, 1838 et 1851.
(20) P. Bonassies et Ch. Scapel, Traité de droit maritime, LGDJ, 2e éd. 2010, n°77 bis.
(21) Les navires français ont déjà eu recours à ce droit de poursuite inverse, dans deux affaires
célèbres: Cass. crim., 16 sept. 2009, Le Ponant, n°09-82777, DMF 2009, p. 932, obs. P.
Bonassies; Cass. crim., 17 fév. 2010, Carré d‟As, n°09-87254, DMF 2011, p. 569, obs. P.
Bonassies.
(22) Loi n°2011-13 relative à la lutte contre la piraterie et à l‟exercice de pouvoirs de police de
l‟Etat en mer. Sur ce texte, v. notamment A. Montas, in J.-P. Beurier et a., Droits maritimes,
Dalloz Action 2015/2016, n°384.26 et s.
(23) Ph. Delebecque, Droit maritime, Précis Dalloz 2014, n°1011.
(24) Une telle définition aurait de toute façon été soit contradictoire, soit redondante avec la CMB.
(25) Rendue non pas en matière de piraterie, mais de trafic de stupéfiants: CEDH, 10 juill. 2008, D.
2009, p. 600, obs. J.-F. Renucci; CEDH 29 mars 2010, DMF 2010, p. 1021, obs. P. Bonassies:
les requérants avaient été arrêtés en mer, acheminés par un navire militaire français et placés
en garde à vue 13 jours après, lors de l‟arrivée du navire à Brest. La CEDH a jugé que ce délai
de 13 jours violait l‟article 5.1 de la Convention.
(26) La décision Medvedyev avait considéré que le procureur n‟est pas une autorité judiciaire au
sens de la Convention.
(27) Environ 70% des demandes étaient satisfaites.
(28) G. Piette, « Lutte contre la piraterie maritime: la loi n°2014-742 du 1er juill. 2014 relative aux
activités privées de protection des navires », Lexbase Hebdo, Ed. Affaires, sept. 2014, n°392.
(29) Il suffit de songer aux démêlés judiciaires qu‟ont connu certains employés de la société
Blackwater (devenue Academi).
(30) Le capitaine n‟est que le préposé de l‟armateur: Cass. com., 18 juin 1951, Lamoricière, D.
1951, p.717, note G. Ripert, DMF 1951, p.429.
(31) Mais il faudra que l‟acte ait été commis en haute mer, conformément aux exigences de la
CMB: Cass. com., 14 fév. 1989, Sunny Arabella, préc.
(32) Sur les solutions anglaises, v. l‟ouvrage fondamental de P. Todd, Maritime fraud and piracy,
Informa, 2e éd. 2010, not. pp. 39 et s.
(33) P. Bonassies et Ch. Scapel, Traité de droit maritime, op. cit., n°530.
(34) Le paiement d‟une rançon est licite: London Court of Appeal, janv. 2011, Bunga Melati Dua,
LMAA Law Review, p. 5.
(35) Ph. Delebecque, Droit maritime, op. cit., n°1019.
(36) O. Purcell, « La détestable expansion de la piraterie », préc.
(37) Sur le détail de ces solutions, v. A. Montas, in J.-P. Beurier et a., Droits maritimes, op. cit.,
n°343.49.
(38) Pour une application, Queen‟s Bench, 13 mars 2012, Captain Stefanos, [2012] EWHC 571.
(39) Piracy Clause for single voyage charter parties et Piracy Clause for time charter parties.
21
MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015
Droit constitutionnel
Commentaire de la décision n°2014-703 DC du 19 novembre 2014 Ŕ Loi
organique portant application de l‟article 68 de la Constitution
Florian Savonitto, Maître de conférences, Université de Bordeaux - CERCCLE
La décision du Conseil constitutionnel sur la loi organique relative à l‟article 68 de la Constitution
(1) était attendue. Elle était censée être la dernière pièce du puzzle du régime de responsabilité du
Président de la République dont la réforme était exigée à la suite de la controverse juridictionnelle
et doctrinale née sous le septennat de Jacques Chirac.
L‟objet de la controverse portait sur l‟article 68 de la Constitution dont le 1er alinéa est formé de 2
phrases. Les lire « ensemble » ou « séparées » était le fondement de la divergence qui a opposé le
Conseil constitutionnel et la Cour de cassation (2). Et l‟enjeu était capital : soit on les lit comme
« un tout indissociable » (3), le Chef de l‟Etat est alors responsable pénalement et civilement
devant les juridictions de droit commun des actes non rattachables à sa fonction et, a fortiori,
ceux antérieurs ; soit on les lit de manière « séparée », le Chef de l‟Etat n‟est donc justiciable,
quelle que soit la nature politique, pénale, ou civile de ses actes, que pour « haute trahison »
devant une juridiction d‟exception de 24 membres composée à part égal de sénateurs et de
députés : la Haute Cour de Justice. Le Conseil constitutionnel, en 1999 (4) à l‟occasion de
l‟examen du Traité instituant la Cour pénale internationale, adopte une lecture séparatiste alors
que la Cour de cassation, en 2001 (5) à l‟occasion du pourvoi formé à l‟encontre de l‟arrêt de la
Cour d‟appel de Paris confirmant l‟incompétence du juge d‟instruction à procéder à l‟audition de
M. Jacques Chirac en qualité de témoin pour des faits survenus antérieurement à son mandat
lorsqu‟il était maire de Paris, opte pour une lecture unitaire. Cette dernière décision ne le reconnaît
pas pour autant comme « un citoyen ordinaire ». Certes, elle est moins protectrice que celle du
Conseil en ce qu‟elle n‟accorde pas au Chef de l‟Etat un privilège de juridiction Ŕ La Haute de Cour
de Justice pour « Haute trahison » Ŕ pendant la durée de son ou ses mandats s‟il s‟avérait être
réélu. Néanmoins, il n‟est pas totalement démuni car elle lui fait bénéficier du principe
d‟inviolabilité juridictionnelle pendant la durée de son mandat, compensé par la suspension des
délais de prescription et de forclusion jusqu‟à l‟expiration de ses fonctions.
Même si les deux décisions aboutissent à la même « solution de fait » (6), une clarification était
exigée. Une commission présidée par M. Pierre Avril est, en 2002, chargée par le Président Chirac
réélu pour 5 ans de mener une réflexion sur le statut pénal du Chef de l‟Etat. Le Rapport Avril (7)
préconise une révision de la Constitution qui ne doit pas confondre les logiques judiciaire et
politique. Il n‟est suivi d‟effet que le 23 février 2007 : le Congrès confirme et étend la décision de
la Cour de cassation. Les articles 67 et 68 formant le Titre IX de la Constitution sont alors
complètement refondus.
Le premier article reconnaît au Chef de l‟Etat une immunité fonctionnelle permanente ainsi qu‟une
inviolabilité pénale et civile temporaire. Au titre de la première, le Président est Ŕ y compris après
l‟expiration de son mandat Ŕ irresponsable pour les actes qu‟il a accomplis en cette qualité, sous
la double réserve, d‟une part, d‟une mise en cause telle que le prévoit l‟article 53-2 de sa
responsabilité pénale devant la Cour pénale internationale et, d‟autre part, de la mise en œuvre
22
prévue à l‟article 68 de la procédure de destitution pour manquement à ses devoirs manifestement
incompatible avec l‟exercice de son mandat prononcée par le Parlement réuni en Haute Cour. Au
titre de la seconde, le chef de l‟Etat ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou
autorité administrative française, être requis de témoigner, non plus que faire l‟objet d‟une action
ou d‟un acte d‟information, d‟instruction ou de poursuite. Toutefois, à l‟expiration d‟un délai d‟un
mois après la cession des fonctions présidentielles, les procédures et instances auxquelles il a été
fait obstacle peuvent reprendre sans craindre la prescription ou la forclusion, les délais ayant été
suspendus.
Le second article met fin, tantôt à la notion de « Haute trahison » datant de 1875 (8) car jugée trop
imprécise, désuète et ambiguë, tantôt à l‟institution de la « Haute Cour de Justice » apparue pour
la première fois en 1848 (9) car sa composition politique ne correspondait pas à sa dénomination.
Cette disposition qui constitue une atteinte « aux prérogatives du Président et au principe de
séparation des pouvoirs » (10) institue sa responsabilité politique et sa procédure pour le
destituer. Le premier alinéa prévoit que le Président peut être destitué par le Parlement réuni en
Haute Cour, soit 577 députés et 348 sénateurs, en cas de « manquement à ses devoirs
manifestement incompatible avec l‟exercice de son mandat » sans que cette expression soit
davantage explicitée ; les autres alinéas fixent des règles procédurales strictes destinées à éviter
toute dérive. Des conditions de délai sont, premièrement, prévues : une fois la proposition de
réunion de la Haute Cour votée par l‟une des deux assemblées, la seconde a 15 jours pour se
prononcer ; une fois réunie, la Haute Cour présidée par le Président de l‟Assemblée nationale a 1
mois pour statuer à bulletins secrets. Des modalités de vote sont, deuxièmement, instaurées :
toutes les décisions sont prises à la majorité des 2/3 des membres composant l‟organe
parlementaire, toute délégation de vote est interdite et seules sont recensées les voix favorables à
la proposition de réunion de la Haute Cour ou à la destitution. Mais en l‟état (11), l‟article 68 n‟est
pas applicable ne serait-ce que ne sont pas prévues les conditions dans lesquelles le débat Ŕ
inédit sous la Ve République Ŕ peut se dérouler entre le Président et les parlementaires ainsi que
celles régissant l‟exercice des droits de défense du chef de l‟Etat. A cet effet, le constituant renvoie
classiquement à une loi organique les soins de fixer les conditions d‟application de cet article pour
laquelle le Conseil constitutionnel est obligatoirement saisi sachant que les lois de cette nature ne
peuvent, en vertu des articles 61 alinéa 1er et 46 alinéas 5, « être promulguées qu‟après la
déclaration (…) de leur conformité à la Constitution ».
Ainsi, la dernière pièce du puzzle que constitue la décision du Conseil constitutionnel était
attendue car elle aurait dû clore un ouvrage qui réclame 3 strates : constitution-loi organique-
décision du Conseil constitutionnel. Elle était attendue aussi car la loi organique s‟est faite
longuement attendre. La loi organique portant application de l‟article 68 de la Constitution n‟a été
votée que le 22 novembre 2014, soit 4 ans après le dépôt du projet enregistré la présidence de
l‟Assemblée nationale le 22 décembre 2010, 7 ans après la révision de la disposition
constitutionnelle le 23 février 2007, 12 ans après les « compléments organiques » (12) proposés
par le Rapport Avril publié le 10 décembre 2002, et 15 ans après la décision du Conseil
constitutionnel rendue le 22 janvier 1999 à propos de la Cour pénale internationale.
Or, à l‟issue de cette attente contre laquelle aucun mécanisme juridictionnel ne prémunit, la
déception l‟emporte. La décision du Conseil du 19 novembre 2014 ne constituera pas la dernière
pièce du puzzle du régime de responsabilité du Président de la République. Entre temps, celui-ci
23
est apparu incomplet et excessif. Son inviolabilité temporaire en matière pénale et civile est jugée
aujourd‟hui excessivement protectrice, d‟où les initiatives de révision de l‟article 67 de la
Commission Jospin (13) suivi d‟un projet de loi constitutionnelle (14) déjà condamné faute d‟une
majorité socialiste au Sénat. La question de l‟action en justice du Chef de l‟Etat durant son mandat
(15) a été récurrente lors du quinquennat de Nicolas Sarkozy, faisant apparaître une Constitution
qui ne prend en compte que le statut du Président sous l‟angle de sa position « défensive » et non
celle « offensive ». Mais surtout, à l‟issue de la décision du 19 novembre 2014, la destitution du
Président ne peut être prononcée par la Haute Cour. A cause de l‟omission (III) par le législateur
organique de certaines modalités de procédure, le Conseil constitutionnel a conditionné
l‟application de l‟article 68 à l‟adoption d‟un texte supplémentaire : le règlement de la Haute Cour.
Mais l‟obstacle actuel à la mise en œuvre de cette procédure n‟est pas la seule cause de déception.
Si la confirmation (I) de la nature politique de la procédure et du caractère non juridictionnel de la
Haute Cour est bienvenue, la décision du Conseil constitutionnel n‟a guère levé Ŕ malgré les 4
dispositions censurées et les 3 réserves d‟interprétation formulées Ŕ les restrictions du mécanisme
imaginé ce qui donne toujours « l‟impression d‟un long chemin enfermé dans des délais stricts »
(16) favorisant ainsi la protection (II) du Président.
I. Confirmation
La Commission Jospin juge « nécessaire d‟affirmer le caractère exclusivement politique de cette
procédure » (17), en levant l‟ambiguïté qui résulte, non de l‟intention des constituants, mais de
l‟article 68. A cet effet, elle préconise de changer la dénomination de l‟instance chargée de
destituer le Président pour préférer celle figurant aux articles 18 et 89. Elle ne s‟appellerait plus
« Haute Cour » mais « Congrès ».
Le législateur organique a suivi aussi cette logique. L‟ordonnance du 2 janvier 1959 relative à la
Haute Cour de Justice maintenait l‟ambiguïté de la nature politique ou pénale de la procédure.
Dans la loi organique qui s‟y substitue, a ainsi été banni tout emploi du vocabulaire judiciaire et
pénal.
Sans pour autant disposer du pouvoir de modifier son nom, le Conseil confirme cette logique.
Tout doute sur les caractères juridictionnel et pénal de la procédure est désormais écarté lorsqu‟il
affirme que, hormis la Cour pénale internationale, « le Président de la République n‟est
responsable devant aucune juridiction des actes accomplis en cette qualité ; que la Haute Cour (…)
ne constitue pas une juridiction chargée de juger le Président de la République pour des
infractions commises par lui en cette qualité, mais une assemblée parlementaire compétente pour
prononcer sa destitution en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec
l‟exercice de son mandat » (18). Une double conclusion est à tirer : la « Haute cour » n‟est pas une
juridiction mais une assemblée parlementaire ; le « manquement à ses devoirs manifestement
incompatible avec l‟exercice de son mandat » n‟est pas une infraction mais un acte pour lequel le
Président peut voir sa responsabilité Ŕ nécessairement politique faute d‟être juridictionnelle Ŕ
engagée. La procédure instaurée par l‟article 68 est donc de nature politique et parlementaire.
De telles précisions ne sont pas sans conséquences. Premièrement, de son caractère politique, la
procédure de destitution ne constitue ni « une contestation sur les droits et obligations de
caractère civil », ni « une accusation en matière pénale ». La Haute Cour ne relève donc pas du
champ de l‟article 6 de la CEDH (19). Deuxièmement, de son caractère parlementaire, « l‟exigence
24
de clarté et de sincérité des débats parlementaires » (20) s‟applique à la procédure, plus
spécifiquement, aux débats devant la Haute Cour ; sans oublier qu‟aucune QPC ne pourra être
soulevée devant elle, faute d‟être une juridiction (21).
Cette confirmation du juge constitutionnel Ŕ dont le terme « Conseil » persiste Ŕ est bienvenue car
elle pallie la dénomination trompeuse de « Haute Cour ».
II. Protection
En affirmant, dès ses premiers considérants, « qu‟il ne saurait apporter aux prérogatives du
Président de la République et au principe de séparation des pouvoirs d‟autres atteintes que celles
qui sont expressément prévues par » (22) l‟article 68, le Conseil avertit qu‟il protégera le Chef de
l‟Etat de tout excès du législateur organique. En revanche, le protéger contre lui-même relevait
moins de l‟évidence.
En premier lieu, la protection des prérogatives parlementaires.
Tout d‟abord, le déclenchement de la procédure est subordonné à la recevabilité de la proposition
de résolution tendant à la réunion de la Haute Cour. Le législateur organique charge le Bureau de
l‟assemblée devant laquelle elle a été déposée de la vérifier avant qu‟elle soit transmise à la
commission des lois de son assemblée. 3 conditions ont été fixées : la proposition doit être
motivée ; signée par un dixième des membres de cette l‟assemblée ; un parlementaire ne peut en
signer plus d‟une au cours du même mandat présidentiel. Le Conseil a jugé ce dispositif trop
restrictif. S‟il estime que les parlementaires n‟ont pas un « droit individuel à proposer la réunion
de la Haute Cour » (23) Ŕ validant ainsi la deuxième condition Ŕ en revanche, la troisième est
« d‟une ampleur telle qu‟elle méconnaît la portée » (24) de l‟article 68. Excès, cette limitation des
droits des parlementaires par le législateur organique est donc censurée.
Ensuite, le Conseil concilie les exigences imposées par l‟article 68 Ŕ notamment la célérité de la
procédure Ŕ et la maîtrise par les parlementaires de leurs travaux. D‟une part, il s‟assure que la
procédure fixée par la loi organique se fasse « sans préjudice des dispositions de l‟article 48 ». A
cet effet, une distinction est établie entre la première et la seconde assemblées à la condition que
la proposition ait été adoptée par la première et donc immédiatement transmise à la seconde.
Ainsi, contrairement à la seconde, n‟est pas « de droit », ni l‟inscription de la proposition de
réunion à l‟ordre du jour de la première assemblée au plus tard le treizième jour après son dépôt,
ni son vote au plus tard le quinzième. Dès lors, il n‟est imposé ni à la commission des lois de
rendre ses conclusions sur le « fond » de la proposition ou de l‟examiner, ni à la première
assemblée de la voter. D‟autre part, le Conseil s‟assure que la procédure n‟aille pas à l‟encontre
des articles 28 et 29 de la Constitution portant sur les conditions de réunion du Parlement. Le
Constituant n‟a pas prévu de réunir les assemblées, ni de plein droit, ni spécifiquement à cet effet
comme le prévoit les articles 16 et 20. Or, le législateur organique n‟a pas la compétence pour les
instituer. Pourtant, trouver une solution par défaut était nécessaire devant les hypothèses, soit
hors session, soit en toute fin de session, du dépôt d‟une proposition de résolution ou de son
adoption par la première assemblée. Se refusant à interdire le déclenchement de cette procédure
durant la période précédant la fin de la session ordinaire, le choix Ŕ validé par le Conseil Ŕ s‟est
porté sur l‟inscription de la proposition de résolution à l‟ordre du jour de l‟assemblée concernée
au plus tard le premier jour de la session ordinaire suivante. Cette solution a un double mérite : ne
pas mettre un terme à la procédure quand la clôture de la session ordinaire constitue un obstacle
25
et laisser la porte ouverte à la tenue d‟une session extraordinaire. En revanche, la seconde option
dépendra du bon vouloir présidentiel, le décret de convocation relevant de son pouvoir
discrétionnaire en vertu de l‟article 30.
Enfin, le Conseil veille à la clarté et la sincérité des débats parlementaires qui se dérouleront
devant la Haute Cour. Il a ainsi censuré la disposition qui les enfermait dans une durée de 48h. Ils
pourront ainsi aller au-delà de cette période à la condition que la Haute Cour respecte le délai
d‟un mois à partir du jour où sa réunion est décidée pour statuer sur la destitution du Président.
De même, le Conseil veille à ce que la Haute Cour bénéficie des informations nécessaires à son
mission. Il autorise donc que les travaux de la commission ad hoc chargée de les recueillir ne se
limitent pas à la durée de quinze jours à l‟issue de laquelle elle doit remettre son rapport public.
Ses travaux pourront se poursuivre pendant les débats entre les parlementaires et le Président.
En second lieu, la protection du Chef de l‟Etat.
Tout d‟abord, cette protection assurée par le Conseil a été anticipée par le législateur organique.
La commission ad hoc intervenant à la suite du vote par chacune des assemblées de la proposition
de résolution voit ses prérogatives restreintes à l‟égard du Chef de l‟Etat. Elle a les mêmes
pouvoirs que les commissions d‟enquête tirent des II à IV l‟article 6 de l‟ordonnance du 17
novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, sauf lorsqu‟est en
cause le Président en raison des limites fixées par le deuxième alinéa de l‟article 67 de la
Constitution. Sur ce fondement mais aussi sur le principe de la séparation des pouvoirs, le Conseil
interdit à la commission ad hoc ne peut faire usage des pouvoirs qu‟elle détient ainsi que réduire
le temps de parole du Président, de son représentant ou de la personne l‟assistant lorsqu‟elle les
entend. L‟initiative d‟être entendu ou d‟être représenté lui appartient. L‟avantage : nulle contrainte
par corps ne peut être émise à son encontre. L‟inconvénient : la destitution peut être prononcée
sans que le Chef de l‟Etat soit entendu ou représenté devant la commission ad hoc ou la Haute
Cour.
Ensuite, le Conseil s‟assure des conditions dans lesquelles le Président pourra se défendre devant
la commission ad hoc ou la Haute Cour. Aucun obstacle ne s‟oppose à ce qu‟il soit représenté ou
qu‟une personne l‟assiste. Cette possibilité est bienvenue sachant que, durant la procédure, il
assume toujours la présidence de la République. En revanche, le Conseil rejette la participation du
Premier Ministre aux débats devant la Haute Cour. Non prévue par l‟article 68, sa présence aurait
été incongrue en période « normale » comme en cohabitation.
Enfin, la protection du Président est renforcée de manière générale, d‟une part, par la publicité
obligatoire du rapport élaboré par la commission ad hoc, ce qui obligera à rendre le travail
parlementaire irréprochable et, d‟autre part, par la sanction résultant du non-respect des délais
fixés, à savoir soit l‟irrecevabilité ou la caducité de la proposition de résolution, soit le
dessaisissement de la Haute Cour.
III. Omission
Deux types d‟omission sont à distinguer : celles en partie palliées par le Conseil et celles restées
sous silence.
26
Concernant les premières, elles résultent d‟un choix opéré par le législateur organique : confier au
Bureau de la Haute Cour le pouvoir d‟organiser les travaux de la Haute Cour. Or, ce choix va à
l‟encontre, et du principe de séparation des pouvoirs, et de l‟exigence de clarté et de sincérité des
débats. Au lieu de décisions au cas par cas, le Conseil constitutionnel impose l‟adoption d‟un
règlement de la Haute Cour fixant les « règles relatives aux débats devant la Haute Cour qui n‟ont
pas été prévues par le législateur organique » (25), les modalités de recueil des informations par la
commission ad hoc (26) et les conditions de temps de parole du Président et des membres de la
Haute Cour dans cette enceinte (27). Cette position présente un inconvénient : elle exige
l‟adoption d‟un texte supplémentaire. Tant que cette omission n‟est pas comblée, les débats
devant la Haute Cour ne sauraient être ouverts (28) et la destitution du Chef de l‟Etat impossible.
Cette position comporte surtout des avantages : en admettant que cette omission soit comblée par
un texte autre que la loi organique, le Conseil n‟oblige pas le législateur organique à se remettre à
l‟ouvrage. De plus, par ce biais, le Conseil s‟assure de la constitutionnalité des dispositions futures
sachant que le règlement de la Haute Cour est soumis à son examen en application de l‟article 61
de la Constitution (29).
Concernant les secondes, elles sont diverses. Elles concernent, tout d‟abord, le motif déclenchant
le mécanisme de l‟article 68 : « le manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec
l‟exercice de son mandat ». Ni la loi organique, ni le Conseil ne définit cette notion. Seul le Rapport
Avril apporte des précisions. L‟incompatibilité manifeste avec la dignité de la fonction serait ainsi
le seul critère à retenir (30). Pour mieux l‟expliciter, sont citées deux catégories d‟exemples : la
première est « le cas souvent évoqué de meurtre ou autre crime grave ou d‟autres comportements
contraires à la dignité de la fonction » (31) ; la seconde est « l‟utilisation manifestement abusive de
prérogatives constitutionnelles aboutissant au blocage des institutions » (32), laquelle débouche
sur une liste non exhaustive d‟actes présidentiels qui ont pu être qualifiés, durant la Ve
République, de violations de la Constitution (33). Selon le Rapport Avril, les parlementaires doivent
débattre de la question de savoir si la mission qu‟il tient de l‟article 5 Ŕ fonctionnement régulier
des pouvoirs publics et continuité de l‟Etat Ŕ a été mise en péril par le comportement du Président
(34). Dans tous les cas, l‟interprétation qu‟en donneront les parlementaires, à tous les stades de la
procédure, sera décisive comme le démontre l‟exemple islandais où le Parlement a convoqué pour
la première fois la Haute Cour qui sanctionne les ministres en cas de faute grave commise dans
l‟exercice de leurs fonctions. Ainsi l‟ancien Premier ministre islandais, Geir H. Haarde a été mis en
accusation, d‟une part, pour manquement à prendre des mesures susceptibles d‟écarter ou
d‟atténuer le risque d‟une crise bancaire imminente affectant le sort du pays et, d‟autre part, pour
le non-respect des dispositions constitutionnelles concernant les réunions ministérielles pour
lequel il a été reconnu coupable (35).
Les autres omissions concernent ensuite les pouvoirs du Président pendant ou à l‟issue de la
procédure. Selon le Conseil, il ne saurait être apporté « aux prérogatives du Président (…) d‟autres
atteintes que celles qui sont prévues par » (36) l‟article 68. Il s‟ensuit que le chef de l‟Etat conserve
le pouvoir discrétionnaire de dissoudre l‟Assemblée nationale. Il pourra donc l‟actionner dès le
dépôt d‟une proposition de résolution tendant à la réunion de la Haute Cour. De même, faute de
l‟avoir prévu, si la destitution ne porte pas sur un Chef d‟Etat qui assure son deuxième mandat
consécutif, rien n‟empêche le Président déchu de se présenter aux élections présidentielles
suivantes et se voir réélire. Pour les parlementaires donc, le plus à redouter avec ce dispositif de
l‟article 68 demeure le peuple qui pourrait le déjuger. Dès lors, la Haute Cour n‟apparaît plus
27
comme cette « soupape de sûreté » (37) tant espérée. Mais le pire serait encore qu‟il décide,
comme tout ancien président, de siéger au Conseil constitutionnel. Chargé d‟assurer le respect de
la Constitution, le Conseil pourrait alors compter parmi ses membres, un sage qui a été destitué
de ses fonctions présidentielles pour l‟avoir violée.
Notes
(1) Cons. const., 19 nov. 2014, n°2014-703 DC, JORF, n°272, 25 nov. 2014, p. 19698 ; A. Levade,
« La procédure de destitution du président de la République enfin applicable…Enfin presque »,
JCP, 15 déc. 2014, n°51, 1299 ; M. Verpeaux, « La destitution du président de la République
peut être prononcée ! », JCPA, 1er déc. 2014, n°48, 2335 ; F. Savonitto, « Un Président enfin
responsable politiquement. Enfin presque… », Constitutions, n°4, 2014, p. 450.
(2) Voir D. Chagnollaud, « La Cour de cassation et la responsabilité pénale du Chef de l‟Etat ou les
dominos constitutionnels », RDP, 2001, n°6, p. 1613 ; X. Pretot, « Quand la Cour de Cassation
donne une leçon de droit au Conseil constitutionnel. A propos de la responsabilité pénale du
Président de la République », RDP, 2001, n°6, p. 1625 ; « Dossier spécial : Statut pénal du Chef
de l‟Etat », RDP, 2003, n°1, p. 53.
(3) G. Carcassonne, « Le Président de la République française et le juge pénal », in Droit et
politique à la croisée des cultures. Mélanges Philippe Ardant, Paris, LGDJ, 1999, p. 275.
(4) Cons. const., 22 janv. 1999, n°98-408 DC, Rec. p. 29.
(5) Cass., Plén., 10 oct. 2001, M. Michel Breisacher, n°481.
(6) D. Chagnollaud, « La Cour de cassation et la responsabilité pénale du Chef de l‟Etat ou les
dominos constitutionnels », loc. cit., p. 1620.
(7) Rapport de la Commission de réflexion sur le statut pénal du Président de la République, La
Documentation française, 2003, 103 p.
(8) Art. 6 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 relative à l‟organisation des pouvoirs
publics.
(9) Art. 100 de la Constitution de la République française du 4 novembre 1958.
(10) Cons. const., 19 nov. 2014, n°2014-703 DC, consid. 8.
(11) O. Pluen, « L‟inapplicabilité du nouveau régime de responsabilité du président de la
République », RDP, 2009, p. 1402.
(12) Rapport de la Commission de réflexion sur le statut pénal du Président de la République, op.
cit., p. 49-51.
(13) Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, Pour un renouveau
démocratique, La Documentation française, 2012, p. 66-75.
(14) Projet de loi constitutionnelle relatif à la responsabilité juridictionnelle du Président de la
République et des membres du Gouvernement, n°816, enregistré à la présidence de
l‟Assemblée nationale le 14 mars 2013.
(15) J. Martinez, « L‟action en justice du président de la République : un citoyen comme un
autre ? », RFDC, 2014, n°99, p. 553.
(16) A. Anziani, Séance du Sénat, 21 oct. 2014.
(17) Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, Pour un renouveau
démocratique, op. cit., p. 70.
(18) Consid. 5.
(19) CEDH, Grde Ch., Paksas c./ Lituanie, req. n°34932/04.
(20) Consid. 6.
(21) Art. 61-1 de la Constitution.
28
(22) Consid. 8.
(23) Consid. 11.
(24) Consid. 12.
(25) Consid. 25.
(26) Consid. 35.
(27) Consid. 37.
(28) Consid. 41.
(29) Consid. 25.
(30) Rapport de la Commission de réflexion sur le statut pénal du Président de la République, op.
cit., p. 8.
(31) Ibid., p. 36.
(32) Ibid., p. 36.
(33) F. Savonitto, Les discours constitutionnels sur la « violation de la Constitution » sous la Ve
République, LGDJ-Lextenso éditions, t. 141, 2013, p. 316-321.
(34) Rapport de la Commission de réflexion sur le statut pénal du Président de la République, op.
cit., p. 35-36.
(35) « La Haute Cour l‟a reconnu coupable (par 9 vois contre 6) de l‟accusation la plus formelle
d‟avoir violé la Constitution en n‟inscrivant pas la question du risque de crise bancaire à
l‟ordre du jour des réunions du Conseil des ministres », in Commission de Venise, Rapport sur
La relation entre responsabilité politique et responsabilité pénale des ministres, 11 mars
2013, Etude n°683/2012, CDL-AD(2013)001, p. 14.
(36) Consid. 8.
(37) Rapport de la Commission de réflexion sur le statut pénal du Président de la République, op.
cit., p. 35.
29
MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015
Droit européen (CEDH)
La Cour européenne des droits de l‟Homme face à la loi française sur l‟interdiction
de la dissimulation du visage dans l‟espace public
Sarah Teweleit et Pr. David Szymczak, Université de Bordeaux
Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, req. n°43835/11
Confrontée à la problématique délicate de l‟encadrement progressif du port des signes religieux
par certains Etats parties, la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l‟Homme a
accordé, le 1er juillet 2014, un véritable « brevet » de conventionalité à la loi française
« interdisant la dissimulation du visage dans l‟espace public » (1). L‟arrêt S.A.S. c/ France marque
de la sorte une nouvelle étape de la jurisprudence européenne relative au sujet, éminemment
complexe, des rapports protéiformes entre l‟Etat et les religions (2).
En reconnaissant d‟emblée la qualité de victime à la requérante, qui se plaignait d‟une interdiction
législative ne lui permettant pas de porter le voile intégral dans l‟espace public Ŕmais qui n‟avait
pas encore été verbalisée par les autorités françaises Ŕ la Cour européenne adopte tout d‟abord
une approche résolument dynamique des règles de recevabilité qui la régissent, ouvrant de la
sorte son prétoire à la requérante, alors même qu‟elle ne pouvait pas se prétendre « directement
victime » d‟une violation. Pour autant, et selon une jurisprudence bien établie, les individus
relevant de la juridiction de l‟un des Etats parties peuvent appartenir dans certaines circonstances
à la catégorie des « victimes potentielles » (3) du moment où ils doivent modifier leur
comportement pour ne pas faire l‟objet d‟éventuelles poursuites pénales.
Si les juges de Strasbourg n‟évoquent pas la notion de « victime potentielle » dans l‟arrêt S.A.S, ils
ont néanmoins transposé le considérant de principe de l‟affaire Dudgeon (4), affirmant, qu‟en
l‟espèce, la requérante faisait l‟objet d‟une « “ingérence permanente” dans l‟exercice des droits
garantis » dès lors qu‟elle disposait exclusivement de deux options : soit elle se pliait « à
l‟interdiction et » renonçait « ainsi à se vêtir conformément au choix que lui dicte son approche de
sa religion », soit elle ne s‟y pliait pas et s‟exposait « à des sanctions pénales » (5). S‟inscrivant
dans le cadre du principe de recevabilité consacré lors de l‟arrêt Marckx c/ Belgique, selon lequel
les particuliers sont habilités « à soutenir qu‟une loi viole leurs droits par elle-même, en l‟absence
d‟acte individuel d‟exécution, s‟ils risquent d‟en subir les effets » (6), la Cour européenne
considère dans l‟affaire S.A.S. que la question de l‟épuisement des voies de recours internes était
« dénuée de pertinence » dans la mesure où l‟ordre juridique français ne prévoit pas de recours
direct contre la loi et que la requérante pouvait « se dire victime en l‟absence de mesure
individuelle » (7).
La démarche dynamique de la Cour de Strasbourg au stade de l‟examen de la recevabilité ne va
cependant pas se poursuivre concernant le fond de la violation. Les juges de Strasbourg accordent
en effet une large marge d‟appréciation à l‟Etat partie, marge qui, bien que critiquée au sein même
de la Cour (8), vient fonder ici un judicial self restraint saisissant. En ce sens, la Cour européenne
étend, en premier lieu, sensiblement le contenu matériel des fondements de l‟ingérence dans les
droits et libertés, énumérés aux articles 8 et 9 de la Convention, en rattachant au but légitime de
la « protection des droits et libertés d‟autrui » la valeur nouvellement dégagée du « vivre
30
ensemble » (I). Permettant ainsi de justifier plus aisément les limitations aux droits et libertés
garantis, la Cour de Strasbourg fait, preuve en second lieu, d‟une retenue manifeste lors de son
contrôle de proportionnalité (II).
L‟extension matérielle des buts légitimes justifiant la limitation des droits et libertés garantis
Face à l‟interdiction générale de dissimuler le visage dans l‟espace public français, la Cour
européenne a « découvert » une nouvelle valeur rattachée au but légitime de la « protection des
droits et libertés d‟autrui » : le « vivre ensemble », qui fonde en l‟espèce l‟« ingérence
permanente » incriminée (A). Or, en transposant cette notion abstraite dans le cadre du
mécanisme européen de protection, les juges européens ont accepté d‟appliquer un fondement
élargi des restrictions à l‟exercice des droits et libertés garantis, fondement dont les limites
restent nécessairement à préciser (B).
(A) Le « vivre ensemble » : une valeur nouvellement rattachée à la « protection des droits et
libertés d‟autrui »
Afin de justifier l‟ingérence incriminée en l‟espèce, la Cour européenne se fonde principalement
sur des valeurs abstraites, qui ne sont pas énumérés dans les listes exhaustives énoncées aux
articles 8§2 et 9§2 de la Convention. Se saisissant de l‟objectif soulevé par le Gouvernement
français Ŕ assurer « le respect du socle minimal des valeurs d‟une société démocratique et
ouverte » Ŕ, la Cour va accepter, tout d‟abord, de retenir l‟une des valeurs participant à cet
objectif, le « respect des exigences minimales de la vie en société », dont elle extrait, ensuite, le
concept du « vivre ensemble », qu‟elle rattache, enfin, au but légitime de la « protection des droits
et libertés d‟autrui » (9).
Sans véritablement justifier cette construction prétorienne, les juges européens se contentent
d‟admettre par la suite « que la clôture qu‟oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue
par l‟État défendeur comme portant atteinte au droit d‟autrui d‟évoluer dans un espace de
sociabilité facilitant la vie ensemble » (10). De sorte que, préalablement juridiciarisé par
l‟intervention du juge constitutionnel français, la protection des « exigences minimales de la vie en
société » (11) s‟articule désormais avec le droit européen par le truchement de la valeur du « vivre
ensemble ». Tirant son origine du projet de loi (12) et inscrite dans les motifs de l‟étude d‟impact
de l‟interdiction générale française (13), la valeur du « vivre ensemble » se retrouve aussi dans la
loi belge « visant à interdire le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale
le visage » (14). La Cour constitutionnelle belge a par la suite expressément validé cette
conception du « vivre ensemble » (15), que les juges de Strasbourg ont finalement transposé à
l‟occasion de l‟arrêt S.A.S., étendant alors sensiblement le contenu matériel du but légitime de la
« protection des droits et libertés d‟autrui ».
Tout en reconnaissant que l‟ingérence soulève en l‟espèce « avant tout un problème au regard de
la liberté de chacun de manifester sa religion ou ses convictions » (16), la Cour européenne se
place délibérément sur le terrain des articles 8 et 9, validant ainsi l‟extension matérielle du but
légitime de la « protection des droits et libertés d‟autrui » à l‟égard des deux dispositions
conventionnelles. L‟arrêt S.A.S. s‟inscrit néanmoins singulièrement dans la jurisprudence relative à
l‟article 9 de la CEDH, dans la mesure où il apporte un nouveau fondement pour le moins
« impressionniste » aux restrictions au port des signes religieux.
31
(B) Un fondement « impressionniste » aux restrictions à la liberté de religion
L‟arrêt S.A.S s‟inscrit dans la volonté de la Cour de Strasbourg de prendre en compte les
spécificités nationales dans l‟appréciation des buts légitimes exposés par l‟Etat défendeur (17).
Dans sa jurisprudence antérieure, la Cour avait dans un premier temps employé la laïcité Ŕ alors
reconnu comme un « principe constitutionnel, fondateur de la République, auquel l‟ensemble de la
population adhère et dont la défense paraît primordiale » (18) Ŕ pour légitimer les spécificités
françaises. Dans l‟ordre juridique hexagonal, la recherche de l‟équilibre entre la liberté de
conscience (19) et le devoir de neutralité s‟inscrit en effet dans le cadre de la laïcité de l‟Etat (20),
c‟est-à-dire dans l‟idée d‟une séparation de l‟Etat et des Eglises. Celle-ci se traduit notamment
par la neutralité des services publics (21) et particulièrement de l‟enseignement public (22). Ainsi
le principe de laïcité est destiné à protéger la liberté de conscience par la neutralité.
Toutefois la conception française de la laïcité permet également de fonder une limitation
considérable à l‟exercice de la liberté de religion, et notamment au port de signes religieux. Au
nom des « impératifs de la laïcité », les autorités françaises ont en effet transposé l‟interdiction
pour les enseignants de porter des signes d‟appartenance religieuse (23) aux élèves (24),
interdiction qui a ensuite été généralisée par la loi du 15 mars 2004 (25). Validée par le Conseil
d‟Etat français (26), cette acceptation renouvelée de la laïcité a été admise par la Cour de
Strasbourg (27).
Dépassant le cadre de la notion polysémique de laïcité (28), l‟interdiction générale de la
dissimulation du visage dans l‟espace public français a amené la Cour européenne à y substituer la
notion du « vivre ensemble ». Au-delà de cette translation, dont elle reconnaît les risques, la Cour
accepte le constat de proportionnalité de l‟interdiction générale au but légitime de la « protection
des droits et libertés d‟autrui » nouvellement circonscrit.
Le constat de proportionnalité de l‟interdiction générale française : la prévalence d‟une valeur
abstraite sur les droits et libertés individuelles
Reconnaissant expressément que « la flexibilité de la notion de « vivre ensemble » et le risque
d‟excès qui en découle commandent que la Cour procède à un examen attentif de la nécessité de
la restriction contestée » (29), la Cour de Strasbourg ne procède pourtant qu‟à un contrôle réduit,
avant d‟affirmer la proportionnalité de l‟interdiction générale établie par le législateur français (30)
*A. Faisant preuve d‟une retenue judiciaire marquée, la Cour fonde son autolimitation sur l‟ample
marge d‟appréciation qu‟elle accorde à la France et derrière laquelle elle semble se retrancher par
la suite *B.
*A. Un contrôle sommaire de la nécessité de l‟interdiction générale dans une « société
démocratique »
La conciliation entre la liberté de religion, dont la Cour européenne rappelle constamment
l‟importance (31) et la valeur abstraite du « vivre ensemble », qui « s‟insère difficilement dans la
liste restrictive des motifs énumérés dans la Convention pouvant justifier une ingérence dans les
droits de l‟homme » (32), semblait nécessiter en l‟espèce un examen scrupuleux. Pourtant, la
Cour, à l‟instar de la logique jurisprudentielle découlant de l‟arrêt Leyla Sahin c/ Turquie (33),
s‟abstient, d‟une part, de vérifier l‟existence d‟un « besoin social impérieux » et limite, d‟autre
32
part, sensiblement son examen de la nécessité de l‟interdiction générale dans une « société
démocratique ».
Pour déterminer, en premier lieu, le caractère approprié de « l‟ingérence permanente », les juges
européens s‟appuient sur l‟argument abstrait soulevé par l‟Etat défendeur, considérant que
l‟interdiction générale vise à « protéger une modalité d‟interaction entre les individus, essentielle
(…) pour l‟expression non seulement du pluralisme mais aussi de la tolérance et de l‟esprit
d‟ouverture » (34). De sorte que le constat de compatibilité avec la CEDH découle prioritairement
de la translation de cette conception du « vivre ensemble ».
En deuxième lieu, la Cour, se limitant à rappeler que les sanctions pénales envisagées figurent
parmi les plus légères en France, n‟approfondit pas la recherche de la mesure la moins attentatoire
aux droits et libertés. En ce sens, elle ne s‟interroge ni sur la pertinence de la nature des
sanctions, ni sur la proportionnalité de la portée générale de l‟interdiction émise. Pourtant, un tel
examen semblait primordial. D‟une part, dans la mesure où la Cour s‟écarte clairement de
l‟approche retenue dans l‟affaire Ahmet Arslan, où face à une telle interdiction générale, elle
refusait d‟appliquer sa jurisprudence relative aux fonctionnaires et aux établissements publics
(35), limitant d‟autant la possibilité pour les Etats parties de promouvoir le principe de laïcité.
D‟autre part, parce que la France avait déjà adopté des mesures restrictives compatibles avec la
Convention et notamment l‟interdiction de la dissimulation du visage lors de contrôles de sécurité
(36), ainsi que pour éviter des fraudes identitaires (37).
En troisième lieu, la Cour de Strasbourg ne semble pas réellement mettre en balance les intérêts
en présence. Bien qu‟elle reconnaisse le fort impact négatif sur les femmes concernées par
l‟interdiction générale de la dissimulation du visage et sur la communauté musulmane dès lors
que celle-ci pouvait alors faire l‟objet de stigmatisations, la Cour affirme finalement la
proportionnalité de l‟interdiction française en s‟appuyant largement sur l‟ample marge
d‟appréciation qu‟elle accorde à l‟Etat partie.
*B. Le retranchement européen derrière une ample marge nationale d‟appréciation
Traduisant la subsidiarité du mécanisme européen de protection, la reconnaissance d‟une marge
d‟appréciation aux Etats se justifie en vertu de la légitimité démocratique directe dont bénéficient
les autorités internes et précisément le législateur national, qui voit sa responsabilité sensiblement
accrue (38). S‟inscrivant dans une logique plus large de décentralisation du contentieux de
protection des droits de l‟Homme (39), la solution retenue à l‟occasion de l‟affaire S.A.S. est
cependant contestable dans la mesure où l‟octroi de l‟ample marge d‟appréciation à la France
repose, d‟une part, sur la réaffirmation du principe prétorien selon lequel « lorsque se trouvent en
jeu des questions relatives aux rapports entre l‟Etat et les religions, sur lesquelles de profondes
divergences peuvent raisonnablement exister dans une société démocratique, il y a lieu d‟accorder
une importance particulière au rôle du décideur national » (40), et se fonde, d‟autre part, sur un
raisonnement qui, se caractérisant par son ambiguïté, révèle certaines contradictions dans la
jurisprudence européenne.
En premier lieu, les juges de Strasbourg s‟écartent, dans l‟arrêt S.A.S., de la solution retenue lors
de l‟affaire Ahmet Arslan, où la Cour affirmait expressément que sa jurisprudence « mettant
l‟accent sur l‟importance particulière du rôle du décideur national » ne s‟applique pas dans le
33
cadre de sanctions pour des tenues vestimentaires portées dans des lieux publics (41). En second
lieu, la démonstration des juges européens se singularise par son ambivalence. Justifiant
principalement l‟octroi de la large marge d‟appréciation par l‟enjeu des relations entre l‟Etat et les
religions, la Cour de Strasbourg affirme pourtant que c‟est dans la mesure où elle ne se fonde pas
explicitement sur la connotation religieuse des habits, que l‟interdiction générale française était
justifiée ; argument que les juges emploient, au surplus, afin de s‟écarter de la solution retenue
dans l‟affaire Ahmet Arslan, à l‟occasion de laquelle la Cour avait condamné la Turquie pour la
violation de l‟article 9 de la Convention.
Il est enfin regrettable que dans l‟arrêt S.A.S., la Cour se prononce, à nouveau (42), sur la
signification propres des signes religieux alors que dans l‟arrêt Ahmet Arslan, elle était parvenue à
distinguer clairement le port des signes religieux du comportement des individus concernés. Elle
considérait en effet qu‟en l‟espèce l‟Etat partie n‟avait pas démontré que « la façon dont les
requérants ont manifesté leurs croyances par une tenue spécifique constituait ou risquait de
constituer une menace pour l‟ordre public ou une pression sur autrui » (43). Dans l‟affaire Ahmet
Arslan, les juges s‟étaient également alignés (44) sur la logique retenue dans l‟affaire Kokkinakis,
limitant la marge de manœuvre de l‟Etat à la seule sanction d‟un « prosélytisme abusif » (45). De
sorte que, critiquée au sein même de la Cour européenne (46), l‟approche des juges de Strasbourg
dans l‟arrêt S.A.S. c/ France ouvre une véritable brèche dans la protection européenne de la liberté
de religion.
Notes
(1) Loi n°2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l‟espace
public, JORF n°0237 du 12 octobre 2010, p. 18344.
(2) Selon la Cour de Strasbourg, le « devoir de neutralité et d‟impartialité de l‟Etat est incompatible
avec un quelconque pouvoir d‟appréciation de la part de l‟Etat quant à la légitimité des
croyances religieuses ou des modalités d‟expression de celles-ci ». En ce sens, v. par exemple
Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 7 juillet 2011, Bayatyan c/ Arménie, req. n°23459/03, §120.
(3) Le juge Pinto de Albuquerque a ainsi pu rappeler l‟existence de trois catégories de victimes
potentielles : premièrement, celles qui doivent modifier leur comportement ou leur conduite
sous peine de poursuites, deuxièmement celles qui appartiennent à une classe de personnes
qui risquent d‟être directement affectées par une législation nationale et, troisièmement, celles
qui n‟ont pas encore subi de violation de la Convention, mais qui en subiront une si l‟action de
l‟Etat en cause est accomplie. V. son opinion en partie concordante, en partie dissidente sous
l‟arrêt Cour EDH, Gde chbre, 7 novembre 2013, Vallianatos e. a. c/ Grèce, req. nos29381/09 et
32684/09.
(4) Cour EDH (plénière), arrêt, 22 octobre 1981, Dudgeon c/ Royaume Uni, req. n°7525/76, §41.
(5) Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, préc. §110.
(6) Cour EDH (plénière), arrêt, 13 juin 1979, Marckx c/ Belgique, req. n°6833/74, §27.
(7) Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, préc. §61.
(8) V. en ce sens l‟opinion en partie dissidente commune aux juges Nußberger et Jäderblom sous
l‟arrêt S.A.S. c/ France.
(9) Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, préc. §1.
(10) Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, préc. §122.
(11) CC, 7 octobre 2010, Loi interdisant la dissimulation du visage dans l‟espace public, n°2010-
613DC, Cons. 4.
34
(12) Est exprimé dans ce projet de loi que « Si la dissimulation volontaire et systématique du
visage pose problème, c‟est parce qu‟elle est tout simplement contraire aux exigences
fondamentales du “vivre ensemble” dans la société française ».
(13) Se référant expressément à la valeur du « vivre ensemble », l‟étude d‟impact révèle que la
dissimulation intégrale du visage dans l‟espace public heurterait « plusieurs valeurs
essentielles, qui constituent le pacte républicain ».
(14) Loi du 1er juin 2011 « visant à interdire le port de tout vêtement cachant totalement ou de
manière principale le visage », Moniteur belge, 13 juillet 2011, pp. 41734-41735, F. 2011-
1778 [C-2011/00424].
(15) Cour constitutionnelle belge, 6 décembre 2012, arrêt n°145/2012, B.21 : « Dès lors que la
dissimulation du visage a pour conséquence de priver le sujet de droit, membre de la société,
de toute possibilité d‟individualisation par le visage alors que cette individualisation constitue
une condition fondamentale liée à son essence même, l‟interdiction de porter dans les lieux
accessibles au public un tel vêtement, fût-il l‟expression d‟une conviction religieuse, répond à
un besoin social impérieux dans une société démocratique ».
(16) Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, préc. §108.
(17) En ce sens, le juge Sajo avait précédemment affirmé que c‟est « certainement au système
constitutionnel national qu‟il appartient de déterminer quelles sont les valeurs fondatrices
d‟un Etat ». V. en ce sens son opinion concordante sous l‟arrêt Cour EDH, 23 février 2010,
Ahmet Arslan e. a. c/ Turquie, req. n°41135/98.
(18) V. notamment Cour EDH, arrêt, 4 décembre 2008, Dogru c/ France, req. n°27058/05, §72.
(19) Inscrit dans l‟article 10 de la Déclaration des droits de l‟homme et du citoyen du 26 août 1789
ainsi que dans l‟article 1er de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises
et de l‟Etat, la liberté de conscience est, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, un
principe fondamental reconnu par les lois de la République (CC, 23 novembre 1977, Loi
relative à la liberté de l‟enseignement, n°77-87DC, Cons. 5).
(20) Principe fondateur de la République, la laïcité est inscrite à l‟article 1er de la Constitution du 4
octobre 1958.
(21) En ce sens, v. CC, 18 septembre 1986, Loi relative à la liberté de communication, n°86-
217DC, sp. Cons. 15.
(22) CE, avis (plénière), 27 novembre 1989, Port du foulard islamique, n°346893.
(23) CE, avis, 3 mai 2000, n°217017 : « Si les agents du service de l'enseignement public
bénéficient comme tous les autres agents publics de la liberté de conscience qui interdit toute
discrimination dans l'accès aux fonctions comme dans le déroulement de la carrière qui serait
fondée sur leur religion, le principe de laïcité fait obstacle à ce qu'ils disposent, dans le cadre
du service public, du droit de manifester leurs croyances religieuses ».
(24) V. à cet égard : CE, avis (plénière), 27 novembre 1989, Port du foulard islamique, n°346893 ;
CE, arrêt, 2 novembre 1992, Kherouaa, n°130394.
(25) Loi n°2004-228 du 15 mars 2004 « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de
signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et
lycées publics », JORF n°65 du 17 mars 2004, p. 5190.
(26) CE, 8 octobre 2004, Union française pour la cohésion nationale, nos 269077 et 269704.
(27) Cour EDH, décision, 30 juin 2009, Bayrak c/ France, req. n°14308/08.
(28) Cette impossibilité a été admise au niveau national (CE, Ass. Plénière, rapport, 25 mars 2010,
Etude relative aux possibilités juridiques d‟interdiction du port du voile intégral).
(29) Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, préc. §122.
35
(30) Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, préc. §157.
(31) Lors de l‟arrêt S.A.S. c/ France (§124), la Cour rappelle par ailleurs que « la liberté de pensée,
de conscience et de religion représente l‟une des assises d‟une “société démocratique” au
sens de la Convention » (En ce sens, V. notamment Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 10 novembre
2005, Leyla Sahin c/ Turquie, req. n° 44774/98, §104).
(32) Opinion en partie dissidente commune aux juges Nußberger et Jäderblom sous l‟arrêt S.A.S.
c/ France, préc. pt. 25. Les deux juges affirment, par ailleurs, qu‟il s‟agit d‟une notion
« factice et vague » (pt. 5).
(33) Pour une approche critique de ce raisonnement, V. l‟opinion dissidente de Madame la juge
Tulkens sous l‟arrêt Cour EDH, Gde chbre, 10 novembre 2005, Leyla Sahin c/ Turquie, req.
n°44774/98, sp. pt. 5 : « reconnaître la force du principe de laïcité ne dispense pas d‟établir
que l‟interdiction de porter le foulard (…) était nécessaire pour en assurer le respect ».
(34) Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, préc. §153.
(35) Cour EDH, arrêt, 23 février 2010, Ahmet Arslan e. a. c/ Turquie, préc. §§48-49.
(36) V. la décision Cour EDH, 11 janvier 2005, Phull c/ France, req. n°35753/03, portant sur le
contrôle de sécurité dans les aéroports.
(37) V. la décision Cour EDH 13 novembre 2008, Mann Singh c/ France, req. n°24479/07, portant
sur l‟obligation d‟une photographie d‟identité « tête nue », apposée sur le permis de conduire.
(38) En ce sens, V. également BVerfG, 24 septembre 2003, 2BvR1436/02.
(39) En ce sens, V. Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 22 avril 2013, Animal Defenders International c/
Royaume-Uni, req. n°48876/08, §105.
(40) V. Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 9 juillet 2013, Sindicatul « Pastorul Cel Bun » c/ Roumanie, req.
n°2330/09.
(41) Cour EDH, arrêt, 23 février 2010, Ahmet Arslan e. a. c/ Turquie, préc. §49.
(42) En ce sens, V. également la jurisprudence européenne relative au port du foulard, et
précisément Cour EDH, Gde chbre, arrêt, 10 novembre 2005, Leyla Sahin c/ Turquie, préc.
§111 ; Cour EDH, décision, 15 février 2001, Dahlab c/ Suisse, req. n°42393/98 ; Commission
EDH (plénière), 3 mai 1993, Karaduman c/ Turquie, req. n°16278/90.
(43) Ibidem, §50.
(44) Ibidem, §51 : « la Cour observe qu‟aucun élément du dossier ne montre que les requérants
avaient tenté de faire subir des pressions abusives aux passants dans les voies et places
publiques dans un désir de promouvoir leurs convictions religieuses ».
(45) Cour EDH, arrêt 25 mai 1993, Kokkinakis c/ Grèce, req. n°14307/88, §48.
(46) Opinion en partie dissidente commune aux juges Nußberger et Jäderblom sous l‟arrêt S.A.S.,
préc. pt. 6.
36
MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015
Droit européen (UE)
Le nouveau cadre juridique du transport de passager à la demande
Sébastien Martin, Maître de conférences en droit public, CRDEI, Université de Bordeaux
Le 28 mai 2015, la Commission européenne a annoncé (1) avoir demandé à la France plus
d'informations sur la loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de
transport avec chauffeur (2), suite à la plainte déposée par la société Uber (3). Cette loi, dont
l‟objectif est de rééquilibrer les conditions d'exercice des taxis et des voitures de tourisme avec
chauffeur, n‟a pas mis fin aux tensions exacerbées existant entre les deux parties tant les
manifestations organisées par les syndicats de taxis ont été nombreuses durant le premier
semestre 2015 (4). Ces actualités montrent, s‟il en était besoin, que cette loi soulève autant
d‟enjeux que de questions juridiques.
Longtemps, les services de transport de voyageur à la demande ont été dominés par les
prestations offertes par les taxis. Aujourd‟hui, avec l‟arrivée des moyens de communications
modernes (5), les taxis se retrouvent concurrencés par les prestations offertes par les voitures de
remise (6), au premier rang desquelles apparaissent les voitures de tourisme avec chauffeur.
En France, même si des mesures ont pu être prises par différentes autorités publiques tant sous
l‟ancien régime qu‟après la révolution (7), les taxis bénéficient d‟un régime juridique harmonisé
avec la loi du 13 mars 1937 ayant pour objet l'organisation de l'industrie du taxi (8) puis surtout
avec la loi n° 95-66 du 20 janvier 1995 (9) complétée par le décret n° 95-935 du 17 août 1995
(10). Aujourd‟hui, c‟est le code des transports qui encadre l‟activité de taxi. Les articles L3121-1
et suivants de ce code reprennent la distinction juridique fondamentale entre l‟exploitant de taxi,
titulaire de l‟autorisation de stationnement, appelée couramment « licence de taxi », qui est
obtenue gratuitement auprès de l‟autorité administrative ou achetée auprès de son prédécesseur,
et le chauffeur de taxi qui dispose du certificat de capacité professionnelle et peut donc être
artisan, salarié ou indépendant (11).
Les VTC, dont la profession consiste à mettre à la disposition suivant des conditions fixées à
l'avance entre les parties des voitures « haut de gamme » avec chauffeur, n‟ont véritablement
commencé à être soumis à un cadre juridique qu‟après l‟adoption en 2009 de la loi Novelli (12).
Cette dernière, ayant pour ambition le développement des offres à vocation touristiques, n‟a pas
cherché à fixer un corpus très contraignant. Les entreprises « doivent disposer d'une ou plusieurs
voitures répondant à des conditions techniques et de confort, ainsi que d'un ou plusieurs
chauffeurs titulaires du permis B et justifiant de conditions d'aptitude professionnelle, [être]
immatriculées [dans un] registre » (13). Néanmoins, il leur était interdit de « stationner sur la voie
publique si elles n'ont pas fait l'objet d'une location préalable, ni être louées à la place » (14).
La facilité avec laquelle les VTC ont pu se développer après la loi de 2009 a été considérée par les
taxis comme une menace. Dès lors, pour répondre aux inquiétudes des taxis, le gouvernement, à
partir de 2013, a souhaité apporter certaines solutions (15). Après avoir confié au député Thomas
Thévenoud une mission de conciliation qui a débouchée sur un rapport (16), le Parlement a adopté
la loi n° 2014-1104 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur (17). Cette
37
mesure législative, tout en maintenant la séparation claire des activités de taxi et de VTC, vise à
assurer un certain rééquilibrage. En réalité, les dispositions tendent surtout à accentuer les
obligations incombant aux VTC pour améliorer, corrélativement, la protection des taxis.
Cela se traduit, tout d‟abord, par une réforme a minima du statut de taxi (I), ensuite, par un
renforcement des contraintes pesant sur les VTC (II) et, enfin, par la recherche de limite juridique
contre les intermédiaires qui se multiplient entre le consommateur et les prestataires de service de
transport à la demande (III).
I. Une réforme a minima du statut de taxi
Pour apprécier les principales modifications apportées par la loi relative aux taxis et aux voitures
de transport avec chauffeur, il faut revenir sur la situation avant son adoption.
Comme on l‟a vu, la profession de taxi est depuis l‟Ancien régime une profession réglementée. En
effet, pour exercer la profession de taxi, il faut une autorisation de stationnement qui est délivrée
à l‟exploitant (18) et la capacité professionnelle pour le chauffeur (19). Mais, de plus, cette
profession est aussi soumise à une réglementation des tarifs. Conformément à l‟article 3 du décret
n°87-238 du 6 avril 1987 (20), « Le ministre de l'économie fixe chaque année, en fonction de la
variation du prix des carburants, des frais de réparation et d'entretien automobiles, du tarif des
assurances et du prix des véhicules, l'augmentation du prix d'une course de jour de sept
kilomètres comportant la prise en charge et six minutes d'attente ou de marche au ralenti » (21).
La loi relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur tout en apportant un certain
nombre d‟évolutions pour cette profession n‟introduit néanmoins aucune modification profonde.
En un certain sens, le législateur s‟est contenté de maintenir le régime applicable tout en ouvrant
la voie à un possible développement de l‟offre de taxi, en particulier dans les zones urbaines,
c‟est-à-dire là où la demande est la plus forte et où la concurrence avec les VTC est la plus vive.
Ainsi, la mesure principale est constituée par l‟article 6 de la loi. Cette disposition, qui modifie
l‟article L. 3121-2 du code des transports, vient limiter les droits de certains titulaires
d‟autorisation de stationnements. En ce qui concerne les licences délivrées après l‟entrée en
vigueur de la loi, celles-ci seront d‟une part incessibles et d‟autre part renouvelables tous les cinq
ans sous certaines exigences (22). Pour ce qui est des licences délivrées antérieurement, en
revanche, elles demeurent cessibles par son titulaire (23). En d‟autres termes, ce dernier conserve
le droit de présentation de son successeur à l‟autorité administrative qui a délivrée sa licence.
Cependant, la loi de 2014 encadre un peu plus ce droit en l‟assortissant de conditions. En effet, il
faut désormais qu‟il y ait eu une « exploitation effective et continue de l'autorisation de
stationnement pendant une durée de quinze ans à compter de sa date de délivrance ou de cinq
ans à compter de la date de la première mutation » (24).
A côté de cette réforme des licences, toujours dans l‟idée de renforcer le régime protecteur des
taxis, l‟article 12 de la loi prévoit diverses sanctions. A titre d‟exemple, on notera que l'article L.
3124-4 du code dispose qu‟« Est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende le fait
d'exercer l'activité d'exploitant taxi sans être titulaire de l'autorisation de stationnement
mentionnée à l'article L. 3121-1. » De même, l‟article L. 3124-1-II ajoute que « Les personnes
physiques reconnues coupables de l'infraction […] encourent également les peines
38
complémentaires suivantes : La suspension, pour une durée maximale de cinq ans, du permis de
conduire ; L'immobilisation, pour une durée maximale d'un an, du véhicule qui a servi à commettre
l'infraction ; La confiscation du véhicule qui a servi à commettre l'infraction ».
Enfin, d‟autres mesures visent un tout autre objectif. En effet, plusieurs dispositions servent très
clairement à souligner la différence avec les VTC. Ainsi, le législateur pose, tout d‟abord, une
interdiction pour les VTC d‟exercer la profession de taxi (25). Ensuite, l‟article L. 3121-1-1 du
code des transports prévoit que, désormais, « l‟autorité administrative compétente pour délivrer
les autorisations de stationnement […] peut fixer des signes distinctifs communs à l'ensemble des
taxis, notamment une couleur unique de ces véhicules automobiles » (26). De plus, le législateur a
complété l‟article L. 3121-10 du code des transports relatif à la capacité professionnelle pour
exercer l‟activité de chauffeur de taxi en la rendant incompatible avec l‟exercice de l‟activité de
conducteur de voiture de transport avec chauffeur (27). Par ailleurs, le législateur a choisi de
limiter les bénéfices des applications sur smartphones en réservant la maraude électronique aux
seuls taxis (28) estimant qu‟elle correspond à un stationnement en attente de clientèle, lequel
relève du droit attaché à l‟autorisation qui échappe aux VTC (29).
Il s‟agit donc bien d‟une réforme a minima en ce qui concerne les taxis dans la mesure où les
traits majeurs du régime, que sont la licence et la différenciation avec les autres services de
transport à la demande, sont maintenus. En revanche, pour ce qui concerne les VTC, la loi apporte
davantage de modifications.
II. Le renforcement des contraintes pesant sur les VTC
Symbole de la nouvelle place occupée par les VTC, la première mesure prise en la matière par le
législateur aura été de faire sortir cette activité du code de tourisme pour l‟intégrer dans le code
des transports en introduisant un nouveau chapitre dans le livre Ier de la troisième partie (30). Au-
delà de ce « déménagement », le législateur entend fixer un nouveau cadre juridique pour les VTC
bien plus conséquent.
Une des mesures importantes à cet égard est l‟article 9 de la loi qui introduit un nouveau chapitre
dans le titre II du livre Ier de la troisième partie du code des transports. Le nouveau régime
applicable aux VTC impose, tout d‟abord, l‟inscription sur un registre régional pour les exploitants
(31), renouvelable tous les cinq ans et soumis, à chaque inscription, au paiement préalable des
frais exclusivement affectés au financement de la gestion des différents registres régionaux.
Ensuite, il est désormais demandé aux conducteurs de VTC de pouvoir justifier de conditions
d'aptitude professionnelle (32) et de détenir une carte professionnelle délivrée par l'autorité
administrative (33).
En plus de ces conditions classiques dans le monde du transport, le législateur a inscrit un article
L. 3122-9 obligeant les VTC à, « Dès l'achèvement de la prestation commandée au moyen d'une
réservation préalable, […] retourner au lieu d'établissement de l'exploitant de cette voiture ou dans
un lieu, hors de la chaussée, où le stationnement est autorisé, sauf s'il justifie d'une réservation
préalable ou d'un contrat avec le client final. » Cette disposition qui limite assurément l‟activité
des VTC a été contestée devant le Conseil constitutionnel. Néanmoins, pour ce dernier, « cette
limitation est justifiée par des objectifs d'ordre public, notamment de police de la circulation et du
stationnement sur la voie publique » (34) et « l'obligation énoncée ne s'applique, d'une part, que si
39
le conducteur ne peut justifier d'une réservation préalable, quel que soit le moment où elle est
intervenue, ou d'un contrat avec le client final et, d'autre part, que s'il se trouve dans l'exercice de
ses missions » (35).
La dernière obligation à respecter par les VTC concerne les tarifs des prestations. Sans les
réglementer, le législateur a voulu imposer tout de même que les services de mise à la disposition
des consommateurs de voitures de transport avec chauffeur prévoient le prix à l'avance, ce qui
leur interdisait par conséquent de pratiquer une tarification horokilométrique (36). Cependant,
cette mesure a été invalidée par le Conseil constitutionnel. Selon ce dernier, « en interdisant
certains modes de tarification pour la détermination du prix des prestations que les entreprises
qui mettent à la disposition de leur clientèle une ou plusieurs voitures avec chauffeur proposent
aux consommateurs lors de la réservation préalable, [le législateur a] porté à la liberté
d'entreprendre une atteinte qui n'est pas justifiée » (37). Cette mesure va donc disparaître et les
VTC bénéficieront d‟une totale liberté tarifaire (38).
Enfin, une section est spécialement consacrée aux sanctions administratives et pénales qui
peuvent être prononcées à l‟encontre des VTC. Il est ainsi prévu que, « En cas de violation, par un
conducteur de voitures de transport, de la réglementation applicable à la profession, l'autorité
administrative peut lui donner un avertissement ou procéder au retrait, temporaire ou définitif, de
sa carte professionnelle » (39).
C‟est bien un régime juridique contraignant qui pèse désormais sur les VTC. Mais, le législateur ne
s‟est pas concentré que sur les prestataires de services de transport de passager à la demande,
qu‟il soit exploitant ou chauffeur. Il s‟est également intéressé aux intermédiaires.
III. La recherche de limites juridiques contre les intermédiaires
La loi relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur a voulu responsabiliser les
intermédiaires, en particulier lorsqu‟ils interviennent dans le cadre des services de mise à la
disposition de la clientèle d‟une ou plusieurs voitures de transport avec chauffeur, dans des
conditions fixées à l'avance entre les parties (40). Pour atteindre cet objectif, le législateur les
soumet à certaines obligations et envisage des sanctions en cas de manquement.
En premier lieu, toute société qui entend fournir des prestations en tant qu‟intermédiaire doit
désormais s‟enregistrer et doit faire connaître les informations relatives à son assurance de
responsabilité civile professionnelle (41). Une déclaration doit être effectuée chaque année tant
que le prestataire n‟a pas cessé son activité. En second lieu, les intermédiaires doivent, dans une
certaine mesure, « contrôler » les exploitants avec lesquels ils travaillent. En effet, l‟article L.
3122-6 du code des transports impose aux intermédiaires de vérifier « annuellement, que les
exploitants qu‟ils mettent en relation avec des clients disposent [de toutes les pièces nécessaires à
leur activité], en cours de validité » (42). Pour s‟assurer que les intermédiaires respectent leurs
obligations, certaines sanctions sont prévues. Parmi les mesures, on soulignera que l‟article
L3124-7du code des transports, même s‟il ne vise pas seulement les intermédiaires, permet de les
sanctionner d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende s‟ils contreviennent à ces
dispositions (43).
40
Pour terminer sur cet aspect, on soulignera que le cadre juridique actuel interdit également les
services de type « UberPop » qui consistent à mettre en relation des chauffeurs non
professionnels, utilisant leur véhicule personnel, avec des clients pour réaliser des prestations de
transport. Ces chauffeurs ne remplissent ni les conditions pour exercer la profession de chauffeur
de taxis ni celles pour entrer dans la catégorie des VTC, mais ne peuvent pas non plus entrer dans
le cadre du covoiturage dans la mesure où la prestation est réalisée à titre onéreux (44).
En conclusion, le législateur français a choisi de maintenir les règlementations des professions
assurant des services de transport de passager à la demande. Cela s‟est traduit par quelques
adaptations en ce qui concerne les taxis et par l‟instauration d‟un tout nouveau régime pour les
VTC. Il ressort de cet ensemble que les pouvoirs publics ont voulu offrir aux passagers deux
services différents, ou tout du moins deux services soumis à des régimes juridiques différents. Les
sociétés de VTC contestent une telle différence de traitement. Cependant, elles n‟ont pour l‟instant
pas obtenu gain de cause tant sur le plan interne, comme le démontre la décision du Conseil
constitutionnel du 22 mai 2015, ni sur le plan européen, où, par deux fois (45), la Cour de justice
a admis que les pouvoirs publics pouvaient traiter différemment ces deux services. Toutefois, il ne
semble pas que les VTC aient abandonné car d‟autres recours sont toujours pendants et de
nouvelles solutions pourraient remettre en cause les dispositions nationales.
Notes
(1) http://fr.reuters.com/article/topNews/idFRKBN0OD2KW20150528
(2) Loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014, JORF n°0228 du 2 octobre 2014 page 15938.
(3) www.euractiv.fr/uber-porte-plainte-bruxelles-contre-la-france-lallemagne-et-lespagne
(4) www.lemonde.fr/article/2015/06/16/nouvelle-manifestation-de-taxis-contre-uberpop.html
(5) D. Broussolle, Taxis contre smartphones, Le droit des transports à l'épreuve des VTC, du
covoiturage et de l'autopartage : JCP G2014, I, 156.
(6) Selon D. Broussolle (cf. JurisClasseur Transport, Fasc. 770 : TRANSPORT ROUTIER . - Transport
de voyageurs. - Taxis. Voitures de remise. Voitures de tourisme avec chauffeur. Ambulances),
les véhicules de transport de voyageur à la demande « sont classés en catégories remontant à
l'époque hippomobile : les voitures dites de place qu'étaient les fiacres et que sont les taxis
stationnent sur la voie publique ; les voitures de petite et de grande remise, plus luxueuses,
stationnent dans une remise, c'est-à-dire un garage. Les voitures de grande remise, sont
appelées aujourd'hui voitures de tourisme avec chauffeur ».
(7) « À Paris, dès 1657, des lettres patentes royales protégèrent l'exploitant des voitures dites de
place, par un monopole. La liberté économique proclamée et tentée par la Révolution permit
leur multiplication et entraîna des rivalités et des désordres. Responsables de la tranquillité et
de l'ordre publics les préfets usèrent de leur pouvoir de police pour soumettre l'exploitation
des voitures de place à leur autorisation préalable. La loi du 18 juillet 1837 et les articles 97 et
98 de la grande loi du 5 avril 1884 (codifiés C. communes, devenu CGCT, art. L. 2212-2 et s.)
conférant aux maires la responsabilité générale du bon ordre et de la sécurité publics, ceux-ci
purent à leur tour encadrer et contingenter ces véhicules, en se fondant plus spécialement sur
les nécessitées de la réglementation de leur stationnement sur la voie publique (J. Ruzié, Les
taxis : D. 1960, chron. p. 27). » (cf. D. Broussolle, Fasc. 770 : TRANSPORT ROUTIER, préc.).
(8) Loi du 13 mars 1937 ayant pour objet l'organisation de l'industrie du taxi, JORF du 14 mars
1937 page 3082.
(9) Loi n° 95-66 du 20 janvier 1995 relative à l'accès à l'activité de conducteur et à la profession
41
d'exploitant de taxi, JORF n°18 du 21 janvier 1995 page 1107.
(10) Décret n° 95-935 du 17 août 1995 portant application de la loi n° 95-66 du 20 janvier 1995
relative à l'accès à l'activité de conducteur et à la profession d'exploitant de taxi, JORF n°196
du 24 août 1995 page 12596.
(11) Seul l‟artisan détient à la fois l‟autorisation de stationnement et la capacité professionnelle.
Dans les deux autres cas, le chauffeur ne détient que la capacité professionnelle et est
contractuellement lié à l‟exploitant.
(12) Loi n° 2009-888 du 22 juillet 2009 de développement et de modernisation des services
touristiques, JORF n°0169 du 24 juillet 2009 page 12352.
(13) Ancien article L. 231-2 du code du tourisme.
(14) Ancien article L. 231-3 du code du tourisme.
(15) On peut, par exemple, citer le décret n°2013-1251 du 27 décembre 2013, lequel n‟a pas eu le
succès escompté dans la mesure où son application a été suspendue par le juge administratif
(cf. Conseil d‟Etat, référé, 5 février 2014, SAS Allocab).
(16) T. Thévenoud, « Un taxi pour l‟avenir, des empois pour la France », la Documentation
française, avril 2014, 87 p. www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-
publics/144000239.pdf.
(17) Loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec
chauffeur, JORF n°0228 du 2 octobre 2014 page 15938.
(18) Cf. Article L3121-1 du code des transports.
(19) Cf. Article L3121-9 du code des transports.
(20) Décret n°87-238 du 6 avril 1987 réglementant les tarifs des courses de taxi, JORF du 7 avril
1987 page 3872.
(21) Cf., pour l‟année 2015, l‟arrêté du 22 décembre 2014 relatif aux tarifs des courses de taxi
(JORF n°0298 du 26 décembre 2014 page 22335).
(22) La loi modifie également l‟article L. 3121-5 afin d‟organiser la procédure de délivrance des
nouvelles autorisations de stationnement. Sommairement, les personnes intéressées pour
obtenir une autorisation de stationnement devront être titulaires d‟une carte professionnelle
en cours de validité et s‟inscrire une liste d‟attente dans le département où la carte
professionnelle a été délivrée.
(23) Comme le souligne D. Broussole (cf. Fasc. 770 : TRANSPORT ROUTIER, préc.), « En droit strict,
accordée unilatéralement par l'Administration selon des impératifs d'intérêt général, une
autorisation de police ne saurait faire l'objet d'une appropriation, ni a fortiori d'un commerce
par son titulaire (F. Batailler, Les "beati possidentes" du droit administratif : RD publ. 1965, p.
1078). Le Conseil constitutionnel a expressément rappelé ce principe lorsqu'il fut saisi de la
suppression du régime analogue des inscriptions de services routiers aux plans de transport
(Cons. const., déc. 30 déc. 1982, n° 82-150 DC : AJDA 1983, p. 252). Aussi le décret n° 73-
225 du 2 mars 1973 relatif à l'exploitation des taxis et des voitures de remise (Journal Officiel
3 Mars 1973) avait d'une part confirmé les incessibilités édictées par nombre d'autorités
locales et avait d'autre part prohibé la vénalité de toutes les autorisations délivrées
postérieurement à sa publication ». Cependant, « comme dans d'autres professions, la
pratique de la revente de l'autorisation à son successeur (dite ici "pas de por-tière") s'était
développée (P. Delvolvé, La patrimonialité des actes administratifs : RFDA 2009, p. 44) et
malgré le précédent décret de 1973, s'était maintenue. Non seulement certaines communes et
la préfecture de Paris, mais le Conseil d'État l'admettaient (CE, 4 mai 1929, Lefebvre du
Grosriez : Rec. CE 1929, p. 470). La Cour de cassation avait également reconnu "la valeur
42
patrimo-niale, qui doit figurer dans la masse successorale, (... de) l'avantage pécuniaire
résultant pour l'exploitant d'un taxi de l'usage permettant de demander, moyennant
rémunération, le transfert à un tiers de l'autorisation" (Cass. 1re civ., 27 déc. 1963 : AJDA
1964, II, p. 240, note H.L.) ».
(24) Article L. 3121-2 du code des transports (Article 6 de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre
2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur).
(25) Cf. Article L. 3121-10 du code des transports (Article 7 de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre
2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur).
(26) Article 4 de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de
transport avec chauffeur.
(27) Article 7 de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de
transport avec chauffeur.
(28) Cf. Article 10 de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de
transport avec chauffeur qui modifie l‟article L. 3120-2 du code des transports :« III.- Sont
interdits aux personnes réalisant des prestations mentionnées à l‟article L. 3120-1 et aux
intermédiaires auxquels elles ont recours : 1° Le fait d‟informer un client, avant la réservation
mentionnée au 1° du II du présent article, quel que soit le moyen utilisé, à la fois de la
localisation et de la disponibilité d‟un véhicule mentionné au I quand il est situé sur la voie
ouverte à la circulation publique sans que son propriétaire ou son exploitant soit titulaire
d‟une autorisation de stationnement mentionnée à l‟article L. 3121-1 ; 2° Le démarchage d‟un
client en vue de sa prise en charge dans les conditions mentionnées au 1° du II du présent
article ; 3° Le fait de proposer à la vente ou de promouvoir une offre de prise en charge
effectuée dans les conditions mentionnées au même 1° ».
(29) Cette disposition a été validée par le Conseil constitutionnel (Décision n° 2015-468/469/472
QPC du 22 mai 2015 Société UBER France SAS et autre). Selon le Conseil, « le législateur a
estimé que la possibilité, pour l'exploitant d'un véhicule dépourvu d'une autorisation de
stationnement, d'informer à la fois de sa localisation et de sa disponibilité lorsque son
véhicule est situé sur la voie ouverte à la circulation publique a pour effet de porter atteinte à
l'exercice par les seuls taxis de l'activité, qui leur est légalement réservée, consistant à
stationner et à circuler sur la voie publique en quête de clients en vue de leur transport ;
qu'en adoptant les dispositions contestées qui prohibent, pour les personnes qu'elles visent,
de fournir aux clients cette double information, le législateur, poursuivant des objectifs
d'ordre public, notamment de police de la circulation et du stationnement sur la voie
publique, a ainsi entendu garantir le monopole légal des taxis qui en découle ; que
l'interdiction énoncée par les dispositions contestées, qui s'applique également aux taxis
lorsqu'ils sont situés en dehors du ressort de leur autorisation de stationnement en vertu de
l'article L. 3121-11 du code des transports, est cependant limitée ».
(30) Cf. article 9 de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de
transport avec chauffeur.
(31) Cf. article L. 3122-3 du code des transports.
(32) Cf. article L. 3122-7 du code des transports.
(33) Cf. article L. 3122-8 du code des transports.
(34) Décision n° 2015-468/469/472 QPC du 22 mai 2015 Société UBER France SAS et autre, préc.
(35) Ibidem.
(36) Cf. article 9 de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de
transport avec chauffeur « Art. L. 3122-2.-Les conditions mentionnées à l‟article L. 3122-1
43
incluent le prix total de la prestation, qui est déterminé lors de la réservation préalable
mentionnée au 1° du II de l‟article L. 3120-2. Toutefois, s‟il est calculé uniquement en
fonction de la durée de la prestation, le prix peut être, en tout ou partie, déterminé après la
réalisation de cette prestation, dans le respect de l‟article L. 113-3-1 du code de la
consommation.
(37) Décision n° 2015-468/469/472 QPC du 22 mai 2015 Société UBER France SAS et autre, préc.
(38) On soulignera néanmoins que la majorité des compagnies de VTC respectait la loi Thévenoud
et n‟entend pas pratiquer la tarification horokilométrique
www.lemonde.fr/article/2015/05/22/le-conseil-constitutionnel-recadre-uber.html
(39) Article L. 3124-6 du code des transports. Quant à l‟article L. 3124-7, il punit d'un an
d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende le fait de contrevenir notamment à l‟article L.
3122-3 et permet à ce que les personnes physiques reconnues coupables de cette infraction
puissent voir leur permis de conduire suspendu ou leur véhicule immobilisé ainsi que d‟autres
sanctions s‟il s‟agit de personnes morales.
(40) Un article concerne les intermédiaires dans le cadre des services de taxi (cf. article L. 3121-
11-2 du code des transport (article 1er de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative
aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur) : « Un intermédiaire proposant à des
clients de réserver un taxi ne peut interdire à l‟exploitant ou au conducteur d‟un taxi de
prendre en charge un client en étant arrêté ou stationné ou en circulant sur la voie ouverte à
la circulation publique, y compris quand la sollicitation du taxi par le client est intervenue par
voie de communications électroniques ou par l‟intermédiaire d‟un tiers. Toute stipulation
contractuelle contraire est réputée non écrite. Les dispositions du présent article sont d‟ordre
public. »).
(41) Cf. article L. 3122-5 du code des transports (article 9 de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre
2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur).
(42) Article 9 de la loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de
transport avec chauffeur. Il s‟agit du certificat d‟inscription sur le registre mentionné à
l‟article L. 3122-3 du code des transports, des cartes professionnelles du ou des conducteurs
et du justificatif de l‟assurance de responsabilité civile professionnelle de l‟exploitant.
(43) L‟article L. 3124-7 du code des transports prévoit également que « Les personnes physiques
reconnues coupables de l'infraction prévue au I encourent également les peines
complémentaires suivantes : 1° La suspension, pour une durée maximale de cinq ans, du
permis de conduire ; 2° L'immobilisation, pour une durée maximale d'un an, du véhicule qui a
servi à commettre l'infraction ; 3° La confiscation du véhicule qui a servi à commettre
l'infraction » et que « Les personnes morales déclarées responsables pénalement, dans les
conditions prévues à l'article 121-2 du code pénal, de l'infraction prévue au I du présent
article encourent, outre l'amende suivant les modalités prévues à l'article 131-38 du même
code, les peines prévues aux 8° et 9° de l'article 131-39 dudit code ».
(44) La société Uber a intenté un recours au cours duquel elle a soulevé une question prioritaire de
constitutionnalité pour contester la sanction prévue par le premier alinéa de l'article L. 3124-
13 du code des transports dans sa rédaction résultant de la loi du 1er octobre 2014 selon
lequel « Est puni de deux ans d'emprisonnement et de 300 000 € d'amende le fait d'organiser
un système de mise en relation de clients avec des personnes qui se livrent aux activités
mentionnées à l'article L. 3120-1 sans être ni des entreprises de transport routier pouvant
effectuer les services occasionnels mentionnés au chapitre II du titre Ier du présent livre, ni
des taxis, des véhicules motorisés à deux ou trois roues ou des voitures de transport avec
44
chauffeur au sens du présent titre ». Toutefois, pour le Conseil constitutionnel, cette
incrimination est conforme à la Constitution dans la mesure où elle ne porte pas atteinte aux
principes de légalité des délits et des peines, de nécessité et de proportionnalité des peines et
de présomption d'innocence et que cette disposition ne méconnait ni la liberté d'entreprendre
ni le principe d'égalité devant les charges publiques (cf. Décision n° 2015-484 QPC du 22
septembre 2015, Société UBER France SAS et autre [Incrimination de la mise en relation de
clients avec des conducteurs non professionnels]).
(45) Cf. CJUE, arrêt du 27 février 2014, Pro Med Logistik, C-454/12, C-455/12 (Par cet arrêt, la
Cour considère que le droit de l‟Union ne s‟oppose pas à ce que le transport urbain effectué,
d‟une part, en taxi et, d‟autre part, en voiture de location avec chauffeur soit soumis à des
taux de TVA distincts (l‟un réduit, l‟autre normal), dès lors que deux conditions sont remplies
: 1) en raison des différentes exigences légales auxquelles sont soumis ces deux types de
transport, le transport en taxi doit constituer un aspect concret et spécifique de la catégorie
de services en cause (transport des personnes et des bagages qui les accompagnent) et 2) ces
différences doivent avoir une influence déterminante sur la décision de l‟usager moyen de
recourir à l‟un ou à l‟autre de ces types de transport). Cf. également CJUE, arrêt du 14 janvier
2015, Eventech Ltd / Parking Adjudicator, C-518/13 Eventech (Dans son arrêt de ce jour, la
Cour déclare que le fait d‟autoriser les taxis londoniens à circuler sur les couloirs de bus, à
l‟exclusion des VTC, n‟apparaît pas comme étant de nature à impliquer un engagement de
ressources d‟État)
45
MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015
Droit international privé
L‟ouverture française du mariage aux couples de même sexe et ses répercussions
internationales
Gaëtan Escudey et Pr. Sandrine Sana Chaille de Néré, Université de Bordeaux
Alors que Portalis définissait, dans les travaux préparatoires du Code civil, le mariage comme « la
société de l‟homme et de la femme qui s‟unissent pour perpétuer leur espèce, pour s‟aider par des
secours mutuels à porter le poids de la vie et pour partager leur commune destinée » (1),
l‟idéologie individualiste contemporaine a progressivement remis en cause la conception
traditionnelle du couple et de la famille. C‟est ainsi que sur les cent quatre-vingt-treize Etats
composant la société internationale, une vingtaine ont à ce jour ouvert le mariage aux couples de
même sexe. La France les a rejoint suite à la réforme aussi passionnée que médiatisée du 17 mai
2013 ouvrant le mariage et l‟adoption aux couples de même sexe. Or, face à la mobilité
internationale croissante des individus, les réformes de droit interne ont nécessairement influé sur
les règles de droit international privé. La connaissance des règles de droit international privé
applicables aux couples de même sexe est donc indispensable pour résoudre les inévitables
problèmes que pose la circulation juridique de leur union, problème auquel les juridictions sont
d‟ores et déjà confrontées. La mise en exergue des répercussions internationales de l‟ouverture
par la France du mariage aux couples de même sexe suppose d‟étudier les règles de droit
international privé prévues par la loi du 17 mai 2013 (I), avant d‟analyser les apports de l‟arrêt
rendu par la Cour de cassation le 28 janvier 2015 relatif à la célébration d‟un mariage homosexuel
franco-marocain (II) et d‟examiner les limites de la réglementation en vigueur (III).
Les règles de droit international privé issues de la loi du 17 mai 2013
La confirmation des règles de conflit classiques.
Par la loi du 17 mai 2013, le législateur français a ouvert le mariage aux couples de même sexe et
inscrit à l‟article 143 du Code civil que « le mariage est contracté par deux personnes de sexes
différents ou de même sexe ». Mais, soucieux d‟assurer un rayonnement international à sa
réforme, le législateur a introduit, une fois n‟est pas coutume, des dispositions de droit
international privé. Ainsi, l‟article 202-2 du Code prévoie-t-il que « le mariage est valablement
célébré s'il l'a été conformément aux formalités prévues par la loi de l'Etat sur le territoire duquel
la célébration a eu lieu » et, partant, confirme le rattachement des conditions de forme du mariage
à la loi du lieu de célébration. De même, le premier alinéa de l‟article 202-1 prévoit que « les
qualités et conditions requises pour pouvoir contracter mariage sont régies, pour chacun des
époux, par sa loi personnelle », ce qui confirme le rattachement classique des conditions de fond
du mariage à la loi applicable au statut personnel, soit la loi nationale en droit international privé
français.
L‟adoption d‟une nouvelle règle de conflit.
La différence de sexe étant un empêchement bilatéral, celle-ci est soumise à une application
cumulative des lois nationales en présence. Or, l‟application cumulative des lois nationales en
matière d‟empêchements bilatéraux au mariage conduit à appliquer la loi nationale la plus sévère
et a pour conséquence de priver un membre du couple d‟avantages que lui conférait sa loi
46
nationale. Autrement dit, deux personnes de même sexe ne peuvent se marier que si les lois
nationales des deux intéressés reconnaissent la validité substantielle du mariage en ne faisant pas
de l‟altérité sexuelle une condition de fond de celui-ci. Dès lors, face aux hypothèses de plus en
plus fréquentes de plurinationalités des couples et au faible nombre d‟Etats ayant accepté le
mariage homosexuel, le deuxième alinéa de l‟article 202-1 prévoit que « deux personnes de
même sexe peuvent contracter mariage lorsque, pour au moins l'une d'elles, soit sa loi
personnelle, soit la loi de l'Etat sur le territoire duquel elle a son domicile ou sa résidence le
permet ». Si cette règle de conflit permet au mariage entre personnes de même sexe « d‟échapper
aux foudres des lois personnelles prohibitives » (2), on peut toutefois se demander s‟il était
réellement pertinent d‟adopter une règle spécifique applicable à la formation des mariages entre
personnes de même sexe. En effet, une telle démarche semble peu compatible avec l‟objectif
égalitaire du texte de loi et entraine une certaine incohérence au sein des règles relatives à la
formation du mariage en droit international privé. Comme le relève le Professeur Fulchiron, « cette
façon de mettre le vin nouveau dans de vieilles outres […] fait du mariage entre personnes de
même sexe une exception au jeu normal des règles de conflit alors que l‟on prétend en faire un
mariage comme les autres » (3).
La fonction de la nouvelle règle de conflit.
Le législateur français s‟est manifestement inspiré de l‟article 46 du code de droit international
privé belge selon lequel « l‟application d‟une disposition du droit désigné en vertu de l‟alinéa 1er
(4) est écartée si cette disposition prohibe le mariage de personnes de même sexe, lorsque l‟une
d‟elles a la nationalité d‟un Etat ou sa résidence habituelle sur le territoire dont le droit admet un
tel mariage ». Cette disposition permet ainsi d‟écarter, de façon explicite en droit international
privé belge et de façon implicite en droit international privé français(5), la loi ou les lois
personnelle(s) prohibitive(s) dès lors que la loi nationale ou la loi du domicile ou de la résidence de
l‟un des futurs époux admet le mariage homosexuel. Ainsi, un couple constitué d'un allemand et
d'un italien dont l'un d‟eux possède une résidence Ŕ même secondaire (6) Ŕ au Portugal pourrait se
marier en France (7) alors même que ni l'Allemagne, ni l'Italie n‟ont ouvert le mariage aux
personnes de même sexe.
Les limites de la nouvelle règle de conflit.
Alors que la version initiale du projet de loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe
soumettait l‟application de l‟article 202-1 au respect des engagements internationaux de la France
(8), cette référence a été considérée comme superfétatoire au regard de l‟article 55 de la
Constitution qui impose la supériorité des traités sur la loi (9). C‟est donc par la circulaire du 29
mai 2013 de présentation de la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe (10) qu‟une
limite a été posée à cette disposition. Celle-ci prévoit que « la règle introduite par l‟article 202-1
alinéa 2 ne peut s‟appliquer pour les ressortissants de pays avec lesquels la France est liée par une
convention bilatérale qui prévoient que la loi applicable aux conditions de fond du mariage est la
loi personnelle ». La circulaire rappelle ainsi que la France a conclu de telles conventions avec la
Pologne, le Maroc, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, la Serbie, le Kosovo, la Slovénie, le
Cambodge, le Laos, la Tunisie et l‟Algérie. Etait donc a priori interdite la célébration en France
d‟un mariage homosexuel lorsque l‟un des futurs époux possède la nationalité d‟un Etat ayant
conclu une convention bilatérale avec la France prévoyant le rattachement des conditions de fond
du mariage à la loi personnelle. Toutefois, eu égard aux réserves d‟ordre public contenues dans
les conventions internationales relatives au statut personnel, la réponse ministérielle du 13 aout
47
2013 est venue préciser qu‟il appartient « aux juridictions judiciaires d‟apprécier si la loi étrangère
désignée par l‟application desdites Conventions devrait être écartée en raison de sa contrariété à
l‟ordre public international français et d‟autoriser la célébration du mariage en France » (11). C‟est
précisément sur ce point que l‟arrêt rendu par la Cour de cassation le 28 janvier 2015 est décisif.
Les apports de l‟arrêt du 28 janvier 2015
La validité d‟un mariage homosexuel franco-marocain.
Il n‟a fallu que quelques mois pour qu‟une demande de mariage entre un Français et un
ressortissant de même sexe d‟un pays avec lequel la France est liée par une telle convention, en
l‟espèce le Maroc, se présente devant une autorité française. Si leur demande a été acceptée par
l‟officier d‟état civil français, le parquet de Chambéry leur a notifié une décision d‟opposition en se
fondant, comme le prévoit la circulaire du 29 mai 2013, sur la convention franco-marocaine
relative au statut des personnes et de la famille et à la coopération judiciaire du 10 août 1981 dont
l‟article 5 prévoit que « les conditions de fond du mariage […] sont régies pour chacun des futurs
époux par la loi de celui des deux Etats dont il a la nationalité ». Le Tribunal de Grande Instance et
la Cour d‟Appel de Chambéry ont confirmé l‟éviction de la convention franco-marocaine au nom
du « nouvel ordre public international français » (12). Le ministère public s‟est alors pourvu en
cassation en arguant de la violation de l‟article 55 de la Constitution et de l‟absence de contrariété
ou d‟incompatibilité manifeste de l‟article 5 de la convention franco-marocaine à la conception
française de l‟ordre public international français. Les Hauts magistrats ont rejeté le pourvoi en
considérant, dans un arrêt largement commenté en date du 28 janvier 2015 (13), que « la loi
marocaine compétente qui s‟oppose au mariage de personnes de même sexe […] est
manifestement incompatible avec l‟ordre public français dès lors que, pour au moins l‟une d‟elles,
soit la loi personnelle, soit la loi de l‟Etat sur le territoire duquel elle a son domicile ou sa
résidence le permet ».
L‟insertion du mariage homosexuel dans l‟ordre public international français.
La subtile substitution de motifs réalisée par la Cour de cassation permet de rappeler qu‟il ne
s‟agit pas d‟appliquer la loi française en lieu et place de la loi marocaine désignée par la
convention internationale par un renversement de la hiérarchie des normes que les juges du fond
avaient semblé admettre, mais de faire jouer l‟exception d‟ordre public international, prévue par
ladite convention, à l‟encontre de la loi normalement applicable et ainsi d‟appliquer
subsidiairement la loi du for. N‟était donc pas en cause la question d‟une supposée violation de la
convention bilatérale mais de la détermination du contenu même de l‟ordre public international
français. L‟ouverture du mariage aux couples de même sexe par la loi du 17 mai 2013 n‟aurait
donc pas simplement fait disparaitre l‟altérité sexuelle comme condition de fond du mariage mais
aurait également promu le mariage homosexuel au sein de l‟ordre public international français.
L‟éviction de la loi normalement compétente en vertu de la convention bilatérale pour contrariété à
l‟ordre public international français semble justifiée par la volonté, dont était très certainement
animé le législateur français lors de l‟adoption de l‟actuelle règle de conflit de lois, d‟étendre
l‟accès au mariage homosexuel au plus grand nombre de personnes possibles. Son accession à
l‟ordre public international français aura ainsi pour conséquence d‟écarter les lois étrangères
prohibitives, même lorsque leur application est prévue par une convention internationale à
laquelle la France est partie.
48
La volatilité de l‟ordre public international.
La contrariété de la loi marocaine Ŕ ou, désormais, de toute autre loi qui ne reconnait pas le
mariage homosexuel Ŕ à l‟ordre public international français constitue un changement de
paradigme. En effet, avant l‟entrée en vigueur de loi du 17 mai 2013, la contrariété à l‟ordre public
international français était invoquée aux fins de ne pas reconnaître en France un mariage
homosexuel valablement célébré à l‟étranger (14). Affirmer un jour que l‟ordre public international
français s‟oppose à la reconnaissance d‟un mariage homosexuel en France, et le lendemain que
l‟impossibilité de célébrer en France ce mariage s‟oppose à ce même ordre public international est
surprenant. S‟il y là une manifestation du principe d‟actualité de l‟ordre public international qui
impose au juge de considérer celui-ci dans son état au moment où il statue, on peut se demander
« si la possibilité de nouer de telles unions […] est devenue, par la seule force d'une consécration
législative récente, un principe fondamental que l'ordre juridique [français] se devrait de protéger
contre les atteintes que lui porteraient les droits étrangers » (15). Cet arrêt s‟inscrit ainsi dans la
jurisprudence récente de la Cour de cassation selon laquelle l‟ordre public international, noyau dur
de l‟ordre public interne, ne comprend pas simplement, selon sa définition classique, « l‟ensemble
des principes de justice universelle considérés dans l‟opinion française comme doués de valeur
internationale absolue » (16) mais également des « principes essentiels du droit français » (17). Le
mariage entre personnes de même sexe, défendu par le législateur français de manière certes non
isolée mais qui ne s‟impose pas largement hors de nos frontières, est donc devenu un principe
essentiel du droit français qu‟il convient de sauvegarder à l‟international en l‟intégrant à l‟ordre
public international français.
La nature précisée de la nouvelle règle de conflit.
Cet arrêt lève le doute sur la nature exacte du second alinéa de l‟article 202-1 du Code civil : il
s‟agit d‟une règle spéciale d‟ordre public sous condition d‟une certaine proximité. En effet,
contrairement à ce que laisse entendre le communiqué de l‟arrêt ici commenté (18), il ne s‟agit pas
d‟une application classique de l‟ordre public de proximité. En reprenant les termes même de
l‟article 202-1 du Code civil, la Cour de cassation n‟analyse pas la proximité par un lien de
rattachement avec l‟ordre juridique du for mais avec les ordres juridiques de la nationalité, du
domicile ou de la résidence de l‟individu. Il s‟agit là d‟une application de ce qu‟Antoine Pillet
appelait « l‟effet réflexe » (19) de l‟ordre public international visant à protéger les valeurs d‟un
système juridique étranger similaires à celles du for, en l‟espèce la promotion du mariage entre
personnes de même sexe. Cette nouvelle règle ne met-elle toutefois pas en exergue un certain
absolutisme du modèle conjugal du for « au point que la bonne législation étrangère sera donc
exclusivement celle qui se présentera comme substantiellement identique à la législation française
[…] témoignant d‟une conception assez particulière d‟un droit international privé parfois décrit
encore comme un instrument de gestion de la diversité des droits et qui deviendrait là un
instrument de propagation du droit substantiel français » (20) par une « règle de conflit militante »
(21) ?
Les limites de la réglementation en vigueur
Les risques de tourisme matrimonial.
Si la réglementation en vigueur participe incontestablement à la création de mariages boiteux (22),
certainement vaut-il mieux un mariage reconnu dans un seul pays qu‟une absence totale de
mariage, d‟autant plus si les intéressés n‟ont aucunement l‟intention de retourner dans leur pays
49
d‟origine. Mais, cet arrêt ne participe pas seulement à la création de rapports bancals, dont
l‟existence est certainement inhérente à la diversité, voire la radicalité, des législations nationales
sur des questions sociétales aussi sensibles. Il met également en avant le problème du tourisme
matrimonial et « contribue à renforcer l‟attractivité de la France en tant que lieu de célébration du
mariage de couples de personnes de même sexe » (23). Or ce risque de tourisme nuptial prend
toute son ampleur au regard des libertés européennes de circulation et du droit européen des
droits de l‟Homme qui pourraient imposer la reconnaissance du statut conjugal acquis en France
dans le futur Etat d‟accueil du couple. Celui-ci avait déjà été abordé par les parlementaires lors
des débats relatifs à l‟adoption de ce projet de loi. En effet, dans sa version initiale, ce projet
prévoyait l‟éviction de la loi personnelle prohibitive dès lors que la loi de l‟Etat sur le territoire
duquel était célébré le mariage le permettait. Il alignait ainsi la compétence législative sur la
compétence de l‟autorité chargée de célébrer le mariage. Autrement dit, la compétence de
l‟autorité célébrante absorbait la question du conflit de lois et plaçait au premier plan la nécessité
de déterminer convenablement la compétence des autorités françaises à célébrer un tel mariage.
La large compétence territoriale de l‟officier d‟état civil français.
Or, les règles relatives à la compétence territoriale de l‟officier d‟état civil français pour célébrer un
mariage sont particulièrement généreuses (24). Il résulte en effet des articles 74 et 165 du Code
civil qu‟est compétent l‟officier d‟état civil français du lieu du domicile de l‟un des futurs époux ou
du lieu où l‟un d‟eux réside depuis au moins un mois. Si la résidence est entendue de façon
particulièrement souple, le domicile renvoie au lieu où la personne a son principal établissement
(25) mais n‟exige aucune condition de durée ou d‟habitation effective. Ces notions étant d‟autant
plus largement interprétées que l‟instruction générale de l‟état civil précise qu‟il « est souhaitable
que l‟officier de l‟état civil adopte une attitude libérale en ce qui concerne le domicile ou la
résidence » (26). La loi du 17 mai 2013 a pourtant encore élargi cette compétence puisqu‟un
mariage homosexuel peut désormais être célébré dans la commune où l'un des parents des futurs
époux a son domicile ou sa résidence, et l‟officier d‟état civil est compétent « lorsque les futurs
époux de même sexe, dont l‟un au moins à la nationalité française, ont leur domicile ou leur
résidence dans un pays qui n‟autorise pas le mariage entre deux personnes de même sexe et dans
lequel les autorités diplomatiques et consulaires françaises ne peuvent procéder à sa célébration »
(27).
Vers une détermination de la compétence internationale de l‟officier d‟état civil français ?
Afin de prendre en compte l‟intensité des répercussions internationales de cette réforme, peut-
être aurait-il été judicieux de déterminer la compétence internationale de l‟officier d‟état civil
français par une « extension des règles de compétence territoriale interne » (28) au plan
international. Celle-ci aurait ainsi pu être restreinte aux cas où l‟un des futurs époux possède la
nationalité française ou une résidence habituelle en France. En effet, le rattachement à la loi
nationale permettrait de palier l‟incompétence des autorités diplomatiques et consulaires
françaises pour célébrer un mariage homosexuel dans un pays étranger. Quant à la notion de
résidence habituelle, interprétée par la Cour de cassation, au sens du droit international privé et
non plus du droit interne, comme « le lieu où l‟intéressé a fixé, avec la volonté de lui conférer un
caractère stable, le centre permanent de ses intérêts » (29), elle permettrait de s‟assurer d‟un lien
effectif avec la France. Cette proposition fait écho aux rattachements retenus par la convention de
La Haye du 14 mars 1978 sur la célébration et la reconnaissance de la validité des mariages (30)
et, eu égard au parallélisme des formes, aux règles de compétence directe retenues par le
50
règlement Bruxelles II bis en matière de dissolution du mariage (31). Une nouvelle détermination
de la compétence internationale des autorités françaises habilitées à célébrer un mariage
participerait ainsi à lutter contre le tourisme matrimonial et la création de rapports boiteux et
partant, à assurer une meilleure coordination des ordres juridiques nationaux.
Notes
(1) Portalis (J.-E.-M.), « Présentation du projet de loi sur le mariage au Corps législatif, le 16
ventôse an XI.
(2) Laborde (J.-P.), « Quelques brèves observations sur les dispositions de droit international privé
de la loi n°2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de même sexe », Bulletin
du CERFAP n°15, novembre 2013.
(3) Fulchiron (H.), « Le mariage entre personnes de même sexe en droit international privé au
lendemain de la reconnaissance du „mariage pour tous‟ », JDI, n°4, 2013, doctr. 9.
(4) Selon lequel « les conditions de validité du mariages sont régies, pour chacun des époux, par le
droit de l‟Etat dont il a la nationalité au moment de la célébration du mariage ».
(5) En tout cas jusqu‟à l‟arrêt du 28 janvier 2015 intégrant le mariage entre personnes de même
sexe à l‟ordre public international français.
(6) En l‟absence de précision, la résidence, notion de fait, peut renvoyer à une simple résidence
secondaire.
(7) A condition toutefois que l‟officier d‟état civil français soit compétent.
(8) Dans son avis du 31 octobre 2012 sur le projet de loi, le Conseil d‟Etat avait en effet considéré
que l‟article 202-1 serait privé d‟effet en présence d‟une convention bilatérale comportant des
dispositions contraires et qu‟il convenait d‟introduire explicitement cette réserve.
(9) Le Conseil constitutionnel a ainsi validé, dans sa décision du 17 mai 2013 (n°2013-669 DC)
l‟article 202-1 au motif qu‟il n‟a « ni pour objet ni pour effet de déroger au principe selon
lequel tout traité en vigueur lie les parties et droit être exécuté par elles de bonne foi ».
(10) Circ. 29 mai 2013, JUSC 1312445C ; Bidaud-Garon (C.), « Mariage pour tous : la circulaire ! »,
JCPG 2013, p. 729s ; Fulchiron (H.), « Le mariage pour tous ou presque », D. 2013, p. 1969.
(11) JO déb. Ass. Nat., Questions, 13 aout 2013, n° 28 287.
(12) CA Chambéry, 3ème chambre 22-10-201 » (rejet), n°13/02258 ; note Fulchiron (H.), D. 2013,
p. 2576 ; note Boiche (A.), AJ Famille 2013, p. 720 ; note Hauser (J.), RTD Civ. 2014, p. 89.
(13) Cass, civ, 1ère, n° 13-50.059/96 ; note Gallmeister (I.), D. 2015, p. 464 ; note Legrand (V.),
LPA, 27 février 2015, n°42, p. 6 ; note Gannage (L.), JCPG, n°12, 23 mars 2015, p. 318 ; note
Haftel (B.), AJ Famille 2015, p. 71s. ; note Devers (A.) et Farge (M.), Dr. Famille, n°3, mars
2015, comm. 63 ; note Sarcelet (J.-D.), Gaz. Pal., 5 février 2015, n°36, p.11.
(14) Fulchiron (H.), « Le mariage homosexuel et le droit français », D. 2001, p. 1629 : « une loi qui
permet le mariage entre deux personnes de même sexe est contraire au principe de la
différence de sexe dans le mariage et doit donc être écartée au nom de l'ordre public français
en matière internationale »
(15) P. Wautelet, « Les couples de personnes de même sexe en droit belge en particulier sous
l‟angle du droit international privé » in The Belgium reports at the Congress of utrecht of the
international academy of comparative law, 2006, p. 301.
(16) Cass, civ, 25 mai 1948, Lautour ; Aancel (B.) et Lequette (Y.), Les grands arrêts de la
jurisprudence française de droit international privé, Dalloz, 5ème éd., 2006, n°19.
(17) Selon les termes de l‟arrêt Cass, civ. 1re, 8 juill. 2010, n° 08-21.740. V. GUILLAUME (J.),
« L‟ordre public international selon le rapport annuel 2013 de la Cour de cassation », D. 2014,
51
p. 2121s.
(18) Selon ce communiqué, « la loi du pays étranger ne peut être écartée que s‟il existe un
rattachement du futur époux étranger à la France ».
(19) Pillet (A.), De l‟ordre public en droit international privé, Grenoble, 1890, p. 82s.
(20) Bureau (D.), « Le mariage international pour tous à l‟aune de la diversité », Les relations
privées internationales, Mélanges en l‟honneur de Bernard Audit, LGDJ, 2014, p. 177.
(21) Khairallah (G.), « Le statut personnel à la recherche de son rattachement. Propos autour de la
loi du 17 mai 2013 sur le mariage de couples de même sexe », in Les relations privées
internationales, Mélanges en l‟honneur de Bernard Audit, LGDJ, 2014, p. 493.
(22) La circulaire du 29 mai 2013 invite d‟ailleurs l‟officier d‟état civil à informer les futurs
conjoints de l‟absence probable de reconnaissance de leur union dans leur pays d‟origine et
des possibles peines pénales encourues.
(23) Gallmeister (I.), « Mariage de personnes de même sexe : exception d‟ordre public
international », D. 2015, p. 464s.
(24) V. Fulchiron (H.), « Le mariage entre personnes de même sexe en droit international privé au
lendemain de la reconnaissance du mariage pour tous », JDI 2013, doctr. 9, p. 1055s. spéc.
n°36-41.
(25) Selon l‟article 102 du Code civil.
(26) IGEC, §392.
(27) Selon les termes de l‟article 171-9 du Code civil.
(28) Selon la méthode dégagée par la jurisprudence pour la détermination des règles de
compétence directe des juridictions françaises (Cass. civ. 1ère, Pelassa, 19 octobre 1959 et
Cass. civ. 1ère, Scheffel, 30 octobre 1962).
(29) Cass., civ. 1ère, 14 déc. 2005 ; Gallmeister (I), D. 2006, p. 12 ; Courbe (P) et Jault-Seseke (F.),
D. 2006, p. 1502.
(30) Selon l‟article 3, « le mariage doit être célébré lorsque les futurs époux répondent aux
conditions de fond prévues par la loi interne de l'Etat de la célébration, et que l'un d'eux a la
nationalité de cet Etat ou y réside habituellement ». V. Batiffol (H.), « La treizième session de
la Conférence de La Haye de droit international privé », RCDIP, 1977, p. 467s et NYGH (P.),
« The Hague marriage convention : a sleeping beauty ? », in E pluribus unum : liber amicorum
Georges Droz : on the progressive unification of private international law, 1996, p. 267s.
(31) Selon l‟article 3 du règlement (CE) n° 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003.
52
MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015
Droit pénal
« Le délai de prescription d‟un crime ne court pas en cas d‟obstacle insurmontable
à l‟exercice des poursuites »
Note sous Cass. plén., 7 nov. 2014 : pourvoi n° 14-83.739
Yannick Capdepon
Maître de conférences à la faculté de droit de Bordeaux
Institut de sciences criminelles et de la Justice (EA 4601)
1. Le droit français relatif à la prescription de l‟action publique est des plus ambivalent, qui semble
tout autant attaché à en conserver le principe qu‟à en multiplier les exceptions. C‟est que quelques
fois, l‟application d‟une loi générale et impersonnelle imposant la prescription de l‟action publique
semble hors de mesure face à la gravité du fait. Peut-on, vraiment, toujours oublier l‟infraction au
seul motif que le temps est passé ? La jurisprudence ne semble pas de cet avis, qui profite d‟une
législation imprécise et incomplète pour éviter, autant que possible, le jeu de la prescription.
L‟arrêt rendu par la Cour de cassation le 7 novembre 2014 en est l‟illustration parfaite, et il mérite
d‟autant plus l‟attention qu‟il émane de l‟Assemblée Plénière, la formation la plus solennelle de la
plus haute de nos institutions judiciaires.
2. Les faits à l‟origine de cette affaire sont aussi simples qu‟horrifiants, cette dernière
caractéristique expliquant d‟ailleurs en partie la solution qui a pu leur être donné. Récent
propriétaire d‟un pavillon, un individu découvre dans son jardin les restes de cadavres enterrés de
deux nouveau-nés. Après enquête, les autorités de police identifient Madame Y comme étant
l‟auteur possible des homicides, cette dernière leur indiquant alors l‟emplacement de six autres
cadavres. Poursuivie pour meurtres aggravés et dissimulation d‟enfants, elle sera mise en examen
et, à l‟issue de l‟instruction, renvoyée devant une Cour d‟assises par un arrêt de la Chambre de
l‟instruction de la Cour d‟appel de Douai en date du 7 octobre 2011.
3. A l‟appui de cette décision, les juges vont notamment rejeter la demande de Madame Y qui
tendait à faire constater la prescription de l‟action publique, au motif que la naissance et le décès
immédiat des nouveaux nés avaient été gardés secrets par l‟intéressée et que dès lors, personne
n‟était en mesure de s‟inquiéter de la disparition d‟enfant dont la brève existence n‟avait été
révélée par aucun indice apparent. En conséquence, l‟autorité de poursuite se trouvait dans une
impossibilité absolue d‟exercer l‟action publique avant la découverte, bien plus tard, des
cadavres. En conséquence, pour la Cour d‟appel, le point de départ du délai de prescription doit se
situer au jour de la découverte des cadavres en 2010, et non pas au jour de la commission des
homicides, dont les dates sont d‟ailleurs restées indéterminées.
4. Cet arrêt de la Cour d‟appel de Douai fit l‟objet d‟un pourvoi en cassation de la part de Madame
Y. La Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt rendu le 16 octobre 2013 (1), va
casser et annuler la décision attaquée au visa de l‟article 7 du Code de procédure pénale. Aux
termes de ce texte, en matière criminelle, le délai de prescription de dix ans court à compter du
jour où le crime a été commis. Or, en retenant que l‟on devait se placer au jour de la découverte
du crime en raison du secret entourant la vie des enfants, la Cour d‟appel n‟a donc pas respecté la
lettre de l‟article 7.
53
5. Conformément à la technique de cassation, l‟affaire est ensuite renvoyée à la Chambre de
l‟instruction de la Cour d‟appel de Paris qui avait donc la charge de déterminer, à nouveau, si
l‟action publique était ou non prescrite au regard de la solution énoncée par la Cour de cassation.
Le 19 Mai 2014, la Cour de Paris rend un arrêt dans lequel elle va considérer que le délai de
prescription n‟est pas écoulé, en reprenant en substance les mêmes motifs que ceux énoncés par
la Cour d‟appel de Douai. En effet, pour les juges, les grossesses successives de Madame Y ont été
masquées par son obésité, si bien que ni ses proches ni les médecins consultés par elles n‟ont été
en mesure de constater son état. Ainsi, les bébés étant nés et mort dans l‟anonymat, sans que
personne ne puisse donc s‟inquiéter de leur disparation, il existait ici un obstacle insurmontable à
l‟exercice de l‟action publique qui implique de considérer que le délai de prescription de dix ans a
été suspendu jusqu‟à la date de découverte des cadavres.
6. Procédant d‟une résistance à la solution donnée par la Cour de cassation dans son arrêt précité
du 16 octobre 2013, l‟arrêt de la Cour de Paris va faire à son tour l‟objet d‟un pourvoi en
cassation, les moyens soulevés par Madame Y étaient les mêmes que lors du pourvoi formé contre
l‟arrêt de la Cour de Douai : la violation de l‟article 7 du Code de procédure pénale. Or, dans
l‟hypothèse où, dans une même affaire, l‟arrêt de la cour de renvoi est attaqué devant la Cour de
cassation par les mêmes moyens que lors du premier pourvoi, la saisine de l‟Assemblée plénière
est obligatoire car l‟on se trouve face à une divergence de jurisprudence entre la Chambre
criminelle de la Cour de cassation et les cours d‟appel.
7. La divergence est précisément la suivante : Alors que pour les deux cours d‟appel, le délai de
prescription de 10 ans commence à courir à la date de découverte du crime lorsque, en raison de
sa dissimulation, les autorités de poursuites se trouvent dans l‟impossibilité d‟exercer l‟action
publique, la Chambre criminelle de la Cour de cassation refuse de reporter ce point de
départ, jugeant que conformément à l‟article 7 du Code de procédure pénale, il convient de se
placer au jour de la commission du crime.
8. Le problème juridique posé à l‟assemblée plénière de la Cour de cassation est donc très clair,
qui réside dans la détermination du point de départ du délai de prescription lorsque les autorités
de poursuites sont dans l‟impossibilité d‟exercer les poursuites. Ici, il s‟agissait donc de savoir si,
le secret de la grossesse et, partant, de l‟existence et de la mort des nouveaux nés pouvait justifier
de faire courir le délai à compter de la découverte des cadavres.
9. A cette question, l‟Assemblée plénière de la Cour de cassation va apporter une réponse de
principe dans l‟arrêt ici commenté du 7 novembre 2014. Pour les hauts magistrats, si l‟article 7 du
Code de procédure pénale fixe le point de départ du délai de prescription au jour de la
commission du crime, le délai de prescription doit néanmoins être suspendu en cas d‟obstacle
insurmontable à l‟exercice des poursuites. Or, en retenant par une appréciation souveraine que
l‟obésité de la personne avait eu pour effet de dissimuler son état de grossesse et que l‟existence
et la mort des nouveau-nés étaient restés secrets, la Cour d‟appel en a justement déduit un
obstacle insurmontable à l‟exercice des poursuites et a donc valablement jugé que le délai de
prescription avait été suspendu jusqu‟au jour de la découverte des cadavres. Le pourvoi formé par
Madame Y est donc cette fois rejeté par la Cour de cassation, dans sa formation la plus solennelle,
qui donne raison aux deux cours d‟appel saisies de cette question et en désavouant la solution
rendue par sa Chambre criminelle.
54
10. Néanmoins, et malgré l‟autorité naturellement attribuée aux décisions de l‟Assemblée
plénière, la solution proposée le 7 novembre 2014 n‟a qu‟une portée toute relative et propose, en
droit, une solution très classique si l‟on veut bien mettre de côté, pour l‟instant du moins, le
contexte de fait dont elle émane. En effet, si l‟on s‟en tient au motif de droit mentionné en tête de
la décision, la Cour de cassation se contente de rappeler la règle mentionnée à l‟article 7 du Code
de procédure pénale, tout en précisant de manière tout aussi classique qu‟une fois né, le délai de
prescription peut parfois être suspendu jusqu‟à la découverte de l‟infraction. La solution proposée
est donc finalement très simple : le délai de prescription commence à courir au jour de
commission du crime (I) ; dans des hypothèses exceptionnelles, ce délai peut être suspendu
jusqu‟au jour de la découverte du crime (II).
I. La fixation du point de départ du délai de prescription au jour de la commission du crime
11. En visant l‟article 7 du Code de procédure pénale et en jugeant que l‟action publique se
prescrit à compter du jour où le crime a été commis, l‟Assemblée plénière précise le point de
départ du délai de prescription, autrement dit le dies a quo, moment à partir duquel commence à
s‟écouler le délai de prescription (A). Nul doute qu‟une telle solution est parfaitement légitime et
justifiée (B).
A. La fixation du dies a quo au jour de la commission du crime
12. En affirmant que par principe, le dies a quo se situe au jour de la commission du crime, la
Cour de cassation applique à la lettre l‟article 7 du Code de procédure pénale. Ce texte, en effet,
dispose clairement qu‟ « en matière de crime, et sous réserve des dispositions de l‟article 213-5
du Code pénal, l‟action publique se prescrit par dix années révolues à compter du jour où le crime
a été commis (…) ». La solution d‟ailleurs, n‟est pas propre à la matière criminelle, que l‟on
retrouve à l‟identique en matière de contravention ou de délit. La gravite de l‟infraction ne modifie
donc pas le point de départ du délai de prescription mais uniquement le délai lui-même,
logiquement plus court pour une contravention que pour un crime (2). Seul le crime contre
l‟humanité prévue à l‟article 213-5 du Code pénal échappe à la règle, car il fait l‟objet d‟une
imprescriptibilité de droit.
13. Il est vrai que, dans sa mise en œuvre, la règle mentionnée dans les textes n‟est pas toujours
aisée, car il est parfois délicat de fixer le jour de commission d‟une infraction. Cette difficulté peut
être une difficulté de fait ou une difficulté de droit, comme le montre cette décision.
14. En faisant application de l‟article 7 du Code de procédure pénale, l‟assemblée plénière de la
Cour de cassation considère que ce texte doit s‟appliquer nonobstant la difficulté à prouver, en
fait, la date exacte de la commission de l‟infraction. La Cour d‟appel de Paris avait, sur ce point
toutefois, retenu une solution opposée, jugeant curieusement que puisqu‟il était impossible de
déterminer avec précision la date du dernier infanticide commis, l‟article 7 du Code de procédure
pénale ne pouvait donc pas s‟appliquer. Pour les juges du fond, il s‟agissait d‟un motif
supplémentaire pour considérer que le point de départ du délai devait être fixé non au jour de la
commission du crime, mais au jour de sa découverte. Heureusement, la Cour de cassation ne
reprend pas un tel motif à l‟appui du rejet du pourvoi, et prend au contraire le soin de rappeler la
règle de principe énoncée dans la loi. En effet, et comme le soutenait le pourvoi sur ce point, le
55
juge doit appliquer l‟article 7 en tout état de cause et si le moment exact de la commission de
l‟infraction n‟est pas déterminé en fait, en tirer les conséquences sur l‟existence ou l‟inexistence
de la prescription au regard des règles d‟attribution de la charge de la preuve (3).
15. Si cette difficulté méritait sans doute quelques développements, l‟essentiel n‟est pas là, qui
réside dans les difficultés à fixer non plus en fait mais en droit la date de commission de
l‟infraction. A cet égard, la jurisprudence appuyée par la doctrine opère une franche distinction
entre les infractions instantanées et les infractions continues.
16. Pour une infraction instantanée, autrement dit qui se réalise en un seul trait de temps, la mise
en œuvre de la loi n‟est pas compliquée : une fois la date déterminée, le délai commence à courir.
C‟est d‟ailleurs ce que soutenait ici Madame Y à l‟appui de son pourvoi en cassation, estimant avec
raison que l‟homicide est une infraction instantanée et que le point de départ du délai devait être
fixé au jour où la mort avait été donnée. C‟est en ce sens qu‟avait jugé la Chambre criminelle dans
l‟arrêt du 16 octobre 2013 concernant cette affaire (4), et elle n‟est pas désavouée en ce sens par
l‟Assemblée plénière, qui ne fera qu‟ajouter ensuite l‟application d‟une autre règle.
17. Mais si l‟infraction est continue, autrement dit si sa commission se prolonge dans le temps,
comment dater, en droit, le « jour » de sa commission ? Si l‟on prend l‟exemple du recel issu d‟un
vol, l‟infraction se commet à compter du jour où l‟individu entre en possession de l‟objet volé et
elle se terminera au jour où il ne le possèdera plus. Que faire du temps qui se sera alors écoulé
entre le début et la fin de la commission du délit ? Doit-on le prendre en considération lorsque
l‟on cherche à établir la prescription ? Les textes visant le jour de commission de l‟infraction,
seules deux solutions sont possibles : soit retenir le jour où l‟infraction commence à être
commise, soit le jour où elle cesse de l‟être. L‟enjeu est crucial en matière de prescription car si
l‟on retient la seconde solution, il sera plus facile d‟obtenir une condamnation car le point de
départ sera finalement retardé dans le temps, le temps de commission de l‟infraction n‟étant pas
pris en compte. En l‟absence de toute précision du texte dans un sens ou dans l‟autre, la Cour de
cassation opte, par une jurisprudence constante, pour un dies a quo fixé le jour où cesse le
comportement infractionnel (5). Cet exemple est révélateur de l‟hostilité manifeste de la Cour de
cassation à l‟égard de la prescription qui, entre deux solutions offertes par les textes, opte pour la
solution qui permettra de poursuivre et de condamner plus facilement l‟auteur de l‟infraction.
18. En l‟espèce, la Cour de cassation ne remet évidemment pas en cause la jurisprudence
antérieure sur ce point. L‟arrêt est donc, à cet égard, fidèle au texte et à son interprétation
constante par la Chambre criminelle. On doit s‟en réjouir tant la solution qui consiste à fixer le
point de départ du délai de prescription au jour de commission de l‟infraction est justifiée.
B. La fixation justifiée du dies a quo au jour de la commission du crime
19. En reprenant à son compte la solution de principe formulée par l‟article 7 du Code de
procédure pénale fixant le point de départ du délai de prescription au jour de la commission du
crime, l‟Assemblée plénière de la Cour de cassation affirme son attachement à cette règle de
principe.
56
20. De fait, la solution ici proposée par le législateur ne manque pas de fondements pertinents.
Mieux, la fixation du dies a quo au jour de la commission de l‟infraction est en parfaite adéquation
avec de nombreux fondements du principe même de la prescription. En effet, on justifie le plus
souvent le mécanisme de la prescription par deux idées fortes : la première consiste à fonder la
prescription sur l‟idée d‟un droit à l‟oubli. Passé un certain délai, il serait inopportun de poursuivre
un individu dès lors que le trouble social causé par l‟infraction se serait naturellement apaisé par
l‟effet du temps. C‟est l‟idée de paix sociale chère à Montesquieu. Quelle que soit la pertinence de
cette affirmation (6), elle justifie de fixer le point de départ du délai au jour de la commission de
l‟infraction puisque, d‟un point de vue théorique, c‟est à ce moment-là que le trouble à l‟ordre
public se réalise. La seconde justification au mécanisme de la prescription réside dans le
dépérissement des preuves par l‟effet du temps. Passé un certain délai, la preuve de l‟infraction se
fait plus difficile voire impossible, ce qui justifie alors de ne plus poursuivre le ou les coupables.
Ici encore, si l‟on adhère à cette idée (7), c‟est bien le jour de commission des faits qui doit ouvrir
l‟écoulement du délai, puisque c‟est à partir de ce moment-là que la preuve de l‟infraction devient
possible et que les divers éléments de preuve vont apparaître et commencer à se dissiper par
l‟effet du temps.
21. Il faut donc se réjouir du rappel de ce principe par l‟arrêt ici commenté, rappel qui est loin
d‟être superflu en raison de sa remise en cause incessante à la fois par le législateur et par le juge.
En effet, depuis quelques années, le législateur a multiplié les exceptions au principe de la fixation
du dies a quo au jour de l‟infraction. Si l‟on se contente ici de mentionner les exceptions légales
les plus générales (8), on peut citer le cas de certains délits contre les mineurs (9) ou contre des
personnes vulnérables (10). Pire, c‟est même parfois le juge qui, heurtant de front l‟article 7 du
Code de procédure pénale, se permet de retarder le point de départ du délai au jour de la
découverte de l‟infraction lorsque cette dernière est clandestine. Cette jurisprudence est, par
exemple, largement appliquée en matière d‟abus de biens sociaux. S‟agissant de ce délit la Cour
de cassation juge constamment que le délai de prescription du délit d‟abus de bien sociaux ne
commence à courir qu‟à compter du jour où « le délit est apparu et a pu être constaté dans des
conditions permettant l‟exercice de l‟action publique » (11). Cette solution montre une fois encore
l‟hostilité de la Cour de cassation envers le mécanisme de la prescription, qui n‟hésite pas ici à
offrir une solution radicalement opposée à la lettre l‟article 7 du Code de procédure pénale.
22. Dans notre arrêt, l‟Assemblée plénière de la Cour de cassation rappelle avec force les termes
de ce texte : le point de départ du délai commence à courir au jour de la commission de
l‟infraction, et non au jour de sa découverte (12). La jurisprudence antérieure est-elle alors vouée
à disparaître ? Rien n‟est moins sûr car il faut prendre en compte l‟autre règle mentionnée dans la
solution ici proposé : en cas d‟obstacle insurmontable aux poursuites, le délai de prescription est
suspendu jusqu‟au jour de la découverte du crime.
II. La suspension du délai de prescription jusqu‟à la découverte du crime
23. Là est sans doute l‟essentiel apport de l‟arrêt rendu le 7 novembre 2014 : en cas
d‟impossibilité de poursuivre, le délai de prescription qui commence à courir au jour de la
commission du crime est suspendu jusqu‟au jour de sa découverte. Par une habileté juridique,
l‟Assemblée plénière va réussir ici à conserver dans leur principe les solutions hostiles à la
prescription, tout en offrant un nouveau fondement juridique qui ne réside plus dans le report du
57
point de départ du délai mais dans l‟application d‟une autre technique qui est celle de la
suspension du délai. Si l‟application de la suspension du délai est en soi une solution classique (A),
il n‟en demeure pas moins qu‟elle peut être sujette à discussion (B).
A. L‟utilisation classique de la technique de la suspension du délai
24. En affirmant que le délai de prescription peut être suspendu jusqu‟à la découverte de
l‟infraction, l‟assemblée plénière ne se place plus sur le terrain du point de départ du délai, mais
sur celui de son écoulement.
25. En effet, comme la plupart des délais juridiques, le délai de prescription ne s‟écoule pas
nécessairement de manière linéaire. En présence de certains évènements, il peut être soit
interrompu, soit suspendu. En cas d‟interruption, le délai s‟arrête et il repart de zéro (13) ; en cas
de suspension, le délai s‟arrête mais il repart là où il s‟était arrêté avant la survenance de
l‟évènement (14). Par exemple, si un délai de prescription de dix ans s‟est écoulé durant 4 ans et
qu‟une cause d‟interruption survient, le délai s‟arrête et repart ensuite pour dix nouvelles années.
En cas de suspension, le délai écoulé reste acquis et, dans cette hypothèse, il repart alors pour six
ans. C‟est ici la seconde technique qui est utilisée par la Cour de cassation, qui affirme clairement
que lorsqu‟il y a impossibilité de poursuivre, le délai est suspendu et ne repartira qu‟à compter du
jour où le crime est découvert.
26. Techniquement, la solution est donc la suivante : l‟infraction est commise à un instant T et le
délai de prescription, conformément à l‟article 7 du Code de procédure pénale commence à courir
instantanément. Mais, comme il y a une impossibilité de poursuivre les faits, le délai est
immédiatement suspendu jusqu‟à la découverte du crime. Il s‟agit donc d‟une suspension ab initio
du délai de prescription. En réalité, dès lors que l‟écoulement du délai est immédiatement
suspendu au jour de la commission du crime, il recommencera à s‟écouler pour toute sa durée au
moment de la découverte de l‟infraction. C‟est d‟ailleurs là toute l‟habileté de la solution que nous
propose l‟Assemblée plénière car l‟effet juridique est le même que si on reportait dans le temps le
point de départ du délai ! En revanche, le fondement juridique n‟est pas identique, qui se place sur
le terrain de la suspension du délai et non plus sur celui de son point de départ. La solution n‟est
donc pas techniquement la même que celles qui, en matière d‟infractions clandestines, reportent
le point de départ du délai au jour de la découverte de l‟infraction. Au demeurant, le critère ici
retenu par la Cour de cassation pour fonder la suspension du délai n‟est pas exactement celui de
la clandestinité de l‟infraction (15).
27. En effet, pour fonder la suspension du délai, notre arrêt utilise un critère qui réside dans
l‟impossibilité absolue de poursuivre l‟infraction. Ce faisant, elle fait application d‟un principe
général du droit bien connu depuis le droit romain : contra non valentem agere non currit
praescriptio (16). Ce dernier est très simple à comprendre : si celui qui doit agir est dans
l‟impossibilité absolue de le faire, on ne peut lui opposer l‟écoulement du délai de prescription.
L‟application de ce principe révèle alors un autre fondement de la prescription de l‟action publique
en droit français : la sanction de la négligence des autorités publiques (17). Autrement dit, si
l‟autorité de poursuite a trop attendu pour faire son travail, la prescription vient sanctionner sa
négligence. S‟agissant d‟un crime, le parquet dispose de dix ans pour poursuivre l‟infraction, s‟il
laisse dépasser ce délai, il se montre négligent et la prescription vient sanctionner son inaction.
58
Mais s‟il s‟agit de sanctionner une négligence, il est parfaitement logique et légitime de ne plus
appliquer la prescription si l‟autorité de poursuite était dans l‟impossibilité absolue d‟exercer les
poursuites. C‟est précisément cette exception qu‟applique ici l‟assemblée plénière : en raison des
faits de l‟espèce (dissimulation des cadavres et des naissances), le parquet ne pouvait pas
poursuivre, et on ne peut donc pas légitimement lui opposer le délai compris entre la commission
des meurtres et leur découverte.
28. Si le principe contra non valentem est simple à comprendre, il n‟est en revanche pas évident
de déterminer avec précision ce qu‟il faut entendre par « obstacle insurmontable à l‟exercice des
poursuites ». Si à l‟évidence, cette notion renvoie à l‟idée d‟une impossibilité d‟agir, elle demeure
complexe à interpréter tant la notion d‟impossibilité est fuyante. Sur ce point, la doctrine distingue
souvent entre l‟impossibilité juridique et l‟impossibilité matérielle d‟agir.
Dans le premier cas, l‟application de contra non valentem résulte d‟une circonstance de droit qui
empêche de poursuivre l‟auteur des faits. Tel est le cas, par exemple, de l‟individu qui bénéficie
d‟une immunité à l‟instar du Président de la République. Sur ce point, la Cour de cassation juge
conformément à l‟article 67 de la Constitution que l‟immunité pénale dont bénéficie le chef de
l‟Etat rend impossible toute poursuite tout au long de son mandat, et que le délai de prescription
de l‟action publique est alors suspendu (18).
Dans le second cas, l‟impossibilité de poursuivre résulte d‟une simple circonstance de faits qui
empêche radicalement le parquet d‟agir devant le juge pénal. Les exemples jurisprudentiels
d‟application du principe contra non valentem ne manquent pas, ce qui confirme que la solution
ici retenue n‟est en rien novatrice. Ainsi, il a été jugé, par exemple, que le délai de prescription de
l‟action publique devait être suspendu en temps de guerre (19) ou encore en cas de catastrophe
naturelle. Dans notre affaire, c‟est d‟ailleurs d‟une impossibilité matérielle dont il s‟agit,
l‟Assemblée plénière considérant qu‟au regard de la dissimulation des grossesses et des crimes, la
Cour d‟appel a bel et bien caractérisé un obstacle insurmontable à l‟exercice des poursuites.
29. Est-ce à dire, pour autant, que la clandestinité des faits peut être un critère nécessaire et
suffisant de l‟application du principe contra non valentem ? La réponse est négative :
l‟impossibilité de poursuivre ne renvoie pas au critère de la clandestinité de l‟infraction, cette
notion n‟étant d‟ailleurs pas du tout utilisée par la Cour de cassation dans cet arrêt. De fait,
l‟impossibilité de poursuivre est une notion qui, comparée à la clandestinité, est à la fois plus
large et plus stricte. Elle est d‟abord plus large car, comme il vient d‟être dit, l‟impossibilité de
poursuivre peut résulter de circonstances sans aucun rapport avec la dissimulation des faits (20).
Mais elle est ensuite et surtout plus stricte en ce sens que toute clandestinité n‟est pas une cause
d‟impossibilité de poursuivre. En effet, la clandestinité de l‟acte rend le plus souvent sa poursuite
plus difficile, mais pas impossible. De fait, il est rare que l‟activité criminelle se réalise
publiquement, et c‟est d‟ailleurs la raison pour laquelle les enquêtes policières existent. Aussi,
dans cet arrêt, l‟Assemblée plénière n‟affirme nullement qu‟en soi, la clandestinité d‟une infraction
justifie toujours la suspension ab initio du délai de prescription. Dans cette affaire, l‟élément de
fait déterminant pris en compte réside très certainement dans la dissimulation volontaire des
grossesses. Pour cette raison, personne ne pouvait se douter de la brève existence des nouveaux
nés, ce qui explique qu‟aucune enquête et donc aucune poursuite n‟aient pu être engagées avant
la découverte des cadavres. En revanche, si les grossesses avaient été connues, il n‟eut pas été
59
impossible d‟enquêter ensuite sur les circonstances de la disparition des nouveaux nés. Cela
montre bien qu‟en soi, la seule clandestinité de l‟infraction ne suffit pas à entrainer une
impossibilité de poursuivre, ce que la Cour de cassation confirme implicitement dans cette affaire.
La solution inverse eut été extrêmement dangereuse et injustifiée au regard de principe contra
non valentem. La solution ici proposée n‟est donc nullement l‟affirmation d‟un principe général,
qui résulte uniquement des faits soumis à la Cour de cassation (21). Pour autant, l‟utilisation de la
technique de la suspension du délai de prescription demeure sujette à discussion.
B. L‟utilisation discutable de la technique de suspension du délai de prescription
30. L‟affirmation selon laquelle le délai de prescription peut être suspendu jusqu‟à la découverte
de l‟infraction est-elle justifiée au regard de notre procédure pénale ? La nuance s‟impose ici tant
des arguments opposées peuvent être proposés afin de l‟appuyer ou, au contraire, de la contester.
31. D‟un côté en effet, on pourrait critiquer la solution ici rendue au motif que la suspension de
l‟action publique n‟est pas reconnue de manière générale dans notre Code de procédure pénale. Si
celui-ci évoque de manière générale l‟interruption du délai, sa suspension ne fait l‟objet que de
quelques textes épars. On citera ici, à titre d‟exemple, l‟article 6 alinéa 2 qui dispose que « si des
poursuites ayant entraîné condamnation ont révélé la fausseté du jugement ou de l'arrêt qui a
déclaré l'action publique éteinte, l'action publique pourra être reprise ; la prescription doit alors
être considérée comme suspendue depuis le jour où le jugement ou arrêt était devenu définitif
jusqu'à celui de la condamnation du coupable de faux ou usage de faux ». Les hypothèses sont
donc très particulières et, partant, cantonnées dans leur domaine (22). A ce titre, on peut alors
légitimement se demander s‟il relève bien du pouvoir de la Cour de cassation d‟appliquer la
technique de la suspension du délai de prescription au delà du cas prévue par la loi. C‟est ici le
principe de la légalité criminelle qui semble heurté de plein fouet, surtout que la solution qui en
résulte est extrêmement défavorable à la personne poursuivie. Et l‟on affirmerait en vain que la
jurisprudence a déjà pu par le passé appliquer la suspension au delà des hypothèses légales, tant
la violation répétée du principe de la légalité n‟est évidemment pas à même de la justifier.
32. Mais d‟un autre côté, il a déjà été souligné que la technique de la suspension se fonde ici
implicitement sur l‟application d‟un principe général du droit de la prescription qui ne manque pas
de logique. Comment en effet, reprocher une inaction des autorités de poursuites lorsqu‟il est
acquis que cette poursuite était réellement impossible ? Si la solution retenue dépasse ici les
termes de la loi, on constatera tout de même qu‟elle ne heurte de front aucune disposition de
notre Code de procédure pénale, ce qui n‟est pas le cas lorsque, en dépit de la lettre claire des
articles 7 et suivants, la Chambre criminelle admet un report dans le temps du point de départ du
délai (23). Un auteur avait d‟ailleurs pu proposer d‟utiliser la technique de la suspension du délai à
la place du report de son point de départ (24).
33. Cela suppose, il est vrai, de reconnaître que le fondement de la prescription réside bien dans
la sanction de l‟inaction des autorités. En effet, traditionnellement, la prescription est fondée sur
trois considération alternatives (25): l‟idée d‟un droit à l‟oubli fondée sur la paix sociale, le risque
de déperdition des éléments de preuves par l‟effet du temps et, enfin, la sanction de l‟inaction des
autorités. Les deux premiers fondements sont éminemment discutables. La préservation de la paix
sociale présuppose de considérer que l‟écoulement du temps rend la poursuite des faits toujours
60
contraire à l‟ordre public ce n‟est pas toujours le cas (26), notamment en cas d‟infraction grave. A
cet égard, il s‟agissait ici de plus de six infanticides et il n‟est pas du tout certain que l‟application
de la prescription permette de sauvegarder la paix sociale (27). Au demeurant, de nombreux
systèmes juridiques ignorent le mécanisme de la prescription pour les infractions les plus graves
et la paix sociale semble très bien s‟en contenter (28). Quant au risque de dépérissement des
éléments de preuves, c‟est une considération d‟un autre temps qui fait fi des grands progrès
technologique en la matière. Il reste alors l‟idée de sanction de l‟inaction des autorités qui, par sa
logique indiscutable, offre à lui seul un fondement cohérent au principe même de la prescription
(29). Ainsi, l‟idée de suspendre le cours du délai en cas d‟impossibilité de poursuivre doit être
reconnue comme légitime.
34. Il est vrai qu‟une consécration législative serait souhaitable, ce qui rendrait inopérante toute
critique fondée sur la violation du principe de la légalité criminelle. Il y a aussi plus simple :
supprimer purement et simplement le mécanisme de la prescription pour les infractions les plus
graves, et a minima pour les crimes. Au lieu de sans cesse allonger les délais et multiplier les
exceptions légales à leur point de départ, le législateur serait avisé d‟aller au bout de son
raisonnement en affirmant, par principe, que tout crime est imprescriptible. Lorsqu‟une institution
est à ce point dévoyée et qu‟elle repose sur des fondements tous discutables, sa suppression, au
moins partielle, est sans doute encore la meilleure des solutions.
Notes
(1) Cass. crim., 16 oct. 2013 : n°11-89002 et 13-85232.
(2) En droit français, le délai de prescription pour un délit est en principe de trois années (C.P.P.,
art. 8), alors qu‟il n‟est que d‟une année pour les contraventions (C.P.P., art. 9).
(3) Sur ce point, certains auteurs considère que c‟est au Ministère public de rapporter la preuve de
l‟absence de prescription : J. Larguier et Ph. Conte, Procédure pénale : Mémento Dalloz,
23ème éd. 2014, p. 154.
(4) Cass. crim., 16 oct. 2013 : préc.
(5) V. par exemple : Cass. crim., 19 fév. 1957 : bull. crim., n° 166, qui juge que la prescription ne
commence à courir que lorsque le comportement délictueux prend fin « dans ses actes
constitutifs et dans ses effets ».
(6) V. infra n° 33.
(7) Très discutable dans son principe : v. infra n° 33.
(8) Pour d‟autres exemples plus spécifiques, v. J. Pradel, Procédure pénale : Cujas, 17ème éd.
2013, n° 241.
(9) Ici, le délai ne commence à courir qu‟à compter de la majorité du mineur et non à compter du
jour de la commission du délit (C.P.P., art. 8 al. 2)
(10) Ici, le délai ne commence à courir qu‟à compter du jour où « l‟infraction apparaît à la victime
dans des conditions permettant l‟exercice de l‟action publique » (C.P.P., art. 8 al. 3).
(11) Cass. crim., 7 déc. 1967 : D. 1968, p. 617, note J.M.R. A partir de cette décision, la Chambre
criminelle a fixé par principe le point de départ au jour de la publication annuelle des
comptes sociaux car toute clandestinité cesse à cette date (Cass. crim., 5 mai 1997 :
bull. crim., n° 159), sous réserve ici encore d‟une dissimulation du délit dans lesdits compte (
v. en dernier lieu Cass. crim., 30 janv. 2013 : A.J. pén. 2013, p. 481, obs. A. Gallois ; R.S.C.
2013, p. 354, note H. Matsopoulou).
61
(12) En ce sens, notre décision reprend le motif énoncé dans cette affaire par la Chambre
criminelle dans l‟arrêt du 13 oct. 2013 (précité).
(13) J. Larguier et Ph. Conte, Procédure pénale : préc., p. 152 : « l‟interruption anéantit le temps
déjà écoulé ».
(14) J. Larguier et Ph. Conte, Procédure pénale : préc., p. 153 : « Le temps écoulé avant la
suspension reste acquis».
(15) V. en ce sens, Ph. Bonfils, Clandestinité de l‟infanticide et suspension de la prescription : Rev.
Dr. fam. 2015, comm. 24. Pour une opinion plus nuancée, v. A.-S. Chavent-Leclere,
Revirement de jurisprudence : la clandestinité de l‟homicide volontaire permet le report du
point de départ de la prescription au jour de la découverte du cadavre : Rev. Proc. 2014,
comm. 326.
(16) J. Pradel, Procédure pénale : préc., n° 249.
(17) J. Larguier et Ph. Conte, Procédure pénale : préc. p. 152.
(18) Cass. plén. 10 oct. 2001 : bull. crim. N° 206.
(19) Cass. crim. 1er Août 1919 : D. 1922, I, 49, note P. Matter.
(20) V. les exemples précédents.
(21) V. en ce sens Ph. Bonfils, comm. précité, mais qui admet que l‟on se rapproche tout de même
d‟une solution de principe.
(22) Pour d‟autres illustrations dans et hors du Code de procédure pénale, v. J. Pradel, Procédure
pénale : préc., n° 250.
(23) Aussi, entre une solution radicalement contra legem et une autre simplement praeter legem,
la seconde est toujours plus justifiable. Mais au regard de la force du principe de la légalité
criminelle, on admettra que la distinction demeure très fragile.
(24) P. Maistre Du Chambon, L'hostilité de la Cour de cassation à l'égard de la prescription de
l'action publique : JCP G, 2002, II 10075, n° 1.
(25) Nous laissons ici de côté l‟idée saugrenue selon laquelle la prescription se fonderait sur l‟idée,
qu‟en cherchant à échapper aux poursuites, l‟auteur de l‟infraction aurait vécu dans la crainte
et le remord et qu‟il serait donc déjà puni.
(26) V. J. Pradel, Procédure pénale : préc. n° 236, p. 194.
(27) Il est d‟ailleurs fort probable que la gravité des faits ait ici joué un rôle dans la solution
rendue.
(28) Tel est le cas dans les systèmes juridiques de Common Law, sauf pour les infractions très peu
graves.
(29) Ce fondement était d‟ailleurs reconnu dans le Code pénal de l‟époque révolutionnaire (Art. 9
et 10 du Code du 3 brumaire an IV).
62
MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015
Droit pénal
Actualités de la répression et de la prévention du terrorisme par le droit pénal
français
Marion Lacaze, Maître de conférences à l‟Université de Bordeaux
Avant même que la France ne devienne Charlie, la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014
renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme était adoptée au terme d‟une
procédure accélérée engagée le 9 juillet 2014 (1). Défini, en droit français, par le lien subjectif
avec une « entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public
par l'intimidation ou la terreur (2) », le terrorisme n‟exige pas que les actes réalisés soient
objectivement de nature à atteindre cet objectif et, moins encore, qu‟il ait effectivement été
atteint. Le terrorisme n‟en apparaît pas moins comme une menace pour les fondements mêmes de
l‟Etat de droit et fait l‟objet d‟une forte réprobation dans la société. Mais au-delà du risque créé
par les actes terroristes eux-mêmes, cet « usage idéologique de la terreur à des fins politiques
(3) » est particulièrement pernicieux pour porter avec lui le risque d‟un emballement sécuritaire.
En voulant lutter contre le terrorisme, les démocraties libérales peuvent être tentées de sacrifier
certains de leurs principes essentiels. Le piège est connu et souvent étudié, il n‟en semble pas
moins menacer notre système juridique. Le soutien de l‟opinion publique à l‟adoption de lois
affichant un objectif de lutte contre le terrorisme est en effet toujours fort, et il se retrouve au sein
des assemblées parlementaires (4). C‟est ainsi que le Conseil Constitutionnel n‟a pas été saisi de la
loi du 13 novembre 2014 (5). Il faudra alors attendre d‟éventuelles questions prioritaires de
constitutionnalité (QPC) pour avoir la certitude de la conformité du texte à la Constitution
française. Les QPC pouvant donner lieu, le cas échéant, à l‟abrogation des dispositions
inconstitutionnelles déjà appliquées, on ne peut que regretter le risque d‟insécurité juridique
engendré par l‟absence de contrôle a priori de ce texte (6).
Mais l‟encre du journal officiel était à peine sèche que la France était violemment frappée par les
attaques des 5 au 7 janvier 2015. Aussitôt, alors, s‟élevèrent des voix réclamant un « patriot act à
la française ». Or, s‟il est vrai que la France ne s‟est jamais dotée de dispositions aussi clairement
exorbitantes du droit commun que d‟autres Etats, il paraît difficile de soutenir qu‟elle est restée
indifférente face à la menace terroriste. Depuis une vingtaine d‟années, et indépendamment des
alternances politiques, le droit pénal français connaît un nombre croissant de dispositions
spécifiques poursuivant l‟objectif affiché d‟une répression toujours plus étendue, plus sévère et
plus efficace (7). Malgré cela, les évènements de janvier ont précipité la discussion d‟un nouveau
projet de loi relatif au renseignement (8), actuellement en débat au Parlement dans le cadre, là
encore, d‟une procédure accélérée.
La multiplication des dispositions spécifiques à la matière terroriste porte en elle le risque du
développement d‟un droit pénal d‟exception. C‟est alors la question de l‟émergence d‟un « droit
pénal de l‟ennemi » qui se pose. Même si la doctrine française semble peu réceptive à la
justification théorique développée par le Professeur allemand Günther Jakobs (9) et paraît s‟y
intéresser essentiellement pour en dénoncer les dangers (10), notre droit ne semble pas moins
menacé par l‟affirmation toujours plus forte d‟un besoin de sécurité. Car si nul ne nie, en France,
63
que les terroristes sont des personnes ou ne cherche à les exclure du champ de protection de
l‟Etat de droit, on assiste tout de même à la construction d‟un ensemble de règles dérogatoires. A
la nécessaire sévérité de la réponse pénale face à des actes qui apparaissent comme
particulièrement graves, s‟ajoutent en effet des règles procédurales particulières qui tendent à
assurer l‟effectivité de la répression. Or, si la législation française n‟a jamais transigé avec la
prohibition des preuves obtenues sous la torture ni instauré de détention sans contrôle
juridictionnel, la volonté d‟une lutte efficace contre le phénomène terroriste dans son ensemble
est forte et constante. Le spectre du droit répressif se trouve particulièrement étendu et celui-ci
intervient également de façon préventive, sans attendre la commission d‟un acte effectivement
attentatoire aux personnes. Mais la neutralisation du risque terroriste n‟est pas sans soulever
d‟importantes difficultés. Du point de vue des grands principes du droit pénal, d‟abord,
interrogeant les exigences des principes de légalité, de nécessité ou encore de la présomption
d‟innocence. Mais également, et c‟est certainement l‟enjeu le plus actuel, du point de vue des
frontières mêmes du droit pénal et donc de la préservation de la séparation des pouvoirs par
l‟intervention de l‟autorité judiciaire dans le contrôle des restrictions aux libertés individuelles. Le
cadre protecteur de la procédure pénale peut en effet sembler trop contraignant et l‟extension du
droit pénal de fond en matière de prévention du terrorisme ne s‟accompagne pas nécessairement
d‟un recul du droit administratif au profit de la procédure pénale. La loi du 13 novembre 2014
illustre parfaitement ces deux phénomènes par l‟extension de la catégorie des infractions
terroristes (I) et l‟apparition de mécanismes concurrençant la procédure pénale (II).
I. L‟extension de la catégorie des infractions terroristes
Introduite dans le Code pénal par la loi n° 92-686 du 22 juillet 1992, l‟infraction terroriste n‟est
pas, en principe, une infraction autonome. A l‟exception du « terrorisme écologique », la technique
d‟incrimination choisie par le législateur français repose sur la qualification d‟une circonstance
aggravante. Les infractions terroristes sont alors des infractions de droit commun, limitativement
énumérées par la loi, « intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective
ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur ». Plusieurs fois
enrichie, la liste des infractions susceptibles de recevoir une qualification terroriste est désormais
particulièrement longue (11). Mais si la loi du 13 novembre 2014 y a ajouté les infractions en
matière de produits explosifs, l‟apport de la loi nouvelle est essentiellement relatif à l‟extension de
la répression du risque terroriste (A) et du soutien moral au terrorisme (B).
La répression accrue du risque terroriste
La sévérité de la répression des infractions qualifiées de terroristes s‟accompagne d‟une volonté
forte de prévenir ces infractions et d‟en limiter les conséquences. Cela apparaît dans des
dispositions spécifiques incitant au désistement volontaire ou au repentir actif (12). Mais la
volonté de prévenir la réalisation d‟actes terroristes se manifeste surtout par la création
d‟infractions autonomes permettant une répression plus large que ne le permettent les règles
relatives à la tentative ou à la complicité. C‟est ainsi que le droit pénal incrimine des hypothèses
qui relèvent, sur un plan criminologique, d‟actes préparatoires ou de « tentatives de complicité »,
et qui ne peuvent être réprimés en application des règles du droit pénal général (13). La
provocation à la commission d‟actes terroristes ou à la participation à une association de
malfaiteurs terroristes est incriminée même si elle n‟a pas été suivie d‟effet, et même si les
moyens habituels permettant de caractériser un acte de provocation n‟ont pas été accomplis (14).
La loi du 13 novembre 2014 a étendu la répression en supprimant la condition de publicité
64
auparavant exigée pour ce dernier type de provocation. Mais l‟apport de la loi nouvelle dans
l‟anticipation de la répression apparaît surtout dans la création du délit d‟entreprise individuelle
terroriste.
L‟anticipation de la répression n‟est pas un phénomène nouveau puisque l‟association de
malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste (15) est incriminée de façon autonome
depuis la loi n° 96-647 du 22 juillet 1996. S‟il reste nécessaire que soient réalisés « un ou
plusieurs faits matériels », ces faits ne sont pas spécifiquement désignés et peuvent intervenir très
en amont de la consommation de l‟infraction projetée. Le législateur du 13 novembre 2014 n‟en a
pas moins jugé que le texte était insuffisant pour répondre à l‟ensemble des hypothèses de
préparation d‟actes terroristes. Pour endiguer le phénomène dit des « loups solitaires », il a
introduit une nouvelle infraction d‟ « entreprise terroriste individuelle ».
Définie à l‟article 421-2-6 du Code pénal (16), l‟infraction nouvelle est complexe et les autorités
consultées lors de l‟examen du projet de loi ont formulé de dures critiques au regard des
exigences de clarté et de précision des infractions pénales (17). Du point de vue de l‟acte projeté,
elle est plus restrictive que l‟association de malfaiteurs pour être limitée à la préparation des actes
terroristes les plus graves (atteintes aux personnes, détournement d‟aéronef et destructions de
biens dangereuses pour les personnes). L‟élément matériel de l‟infraction paraît également mieux
défini puisqu‟il est nécessaire de caractériser deux faits. Le premier est extrêmement large. Il
suffit « de détenir, de rechercher, de se procurer ou de fabriquer des objets ou des substances de
nature à créer un danger pour autrui », ce qui paraît très extensif puisque lesdits objets ou
substances peuvent être de toute nature et n‟ont pas à être prohibés ou spécialement
règlementés. De plus, le simple fait de les rechercher est suffisant, réduisant à peu de chose la
matérialité de cette condition. Mais la constitution de l‟infraction exige également un autre fait,
constitué de comportements alternatifs :
« recueillir des renseignements sur des lieux ou des personnes permettant de mener une action
dans ces lieux ou de porter atteinte à ces personnes ou exercer une surveillance sur ces lieux ou
ces personnes » ;
« s'entraîner ou se former au maniement des armes ou à toute forme de combat, à la fabrication
ou à l'utilisation de substances explosives, incendiaires, nucléaires, radiologiques, biologiques ou
chimiques ou au pilotage d'aéronefs ou à la conduite de navires » ;
« consulter habituellement un ou plusieurs services de communication au public en ligne ou
détenir des documents provoquant directement à la commission d'actes de terrorisme ou en
faisant l'apologie ».
Ces différents comportements semblent diversement significatifs d‟un projet terroriste véritable. Si
la deuxième hypothèse visée semble assez peu équivoque, les deux autres le sont davantage. Bien
que le « repérage » visé soit certainement un préalable à la réalisation d‟une attaque terroriste, les
comportements correspondants ne paraissent pas spécifiques et tout semble alors reposer sur la
preuve du but poursuivi par la personne. Le problème est similaire avec le dernier comportement,
la consultation de ce type de site internet pouvant tout à fait être justifiée par les besoins d‟un
travail journalistique ou scientifique. Des voix s‟étaient alors élevées pour demander au législateur
65
d‟exclure explicitement ces hypothèses du champ de l‟incrimination, option qui n‟a pas été
retenue. En réalité, cette exclusion n‟était pas nécessaire sur un plan juridique puisque l‟intention
délictuelle requise fait ici défaut et que l‟infraction n‟est alors pas constituée. Il est cependant
permis de redouter de sérieuses difficultés probatoires quant aux motivations des personnes qui
réaliseraient matériellement l‟infraction.
En plus de l‟anticipation de la répression, l‟appréhension extensive du risque terroriste par le droit
pénal se manifeste également par une forte criminalisation des actes de soutien au terrorisme. Le
soutien financier au terrorisme faisant déjà l‟objet de plusieurs incriminations largement définies
(18), c‟est essentiellement au soutien moral au terrorisme que s‟est attaquée la loi du 13
novembre 2014.
La répression accrue du soutien moral au terrorisme
Jusqu‟à récemment, le délit d‟ « apologie du terrorisme » était incriminé par la loi du 29 juillet
1881, loi spéciale régissant la liberté d‟expression et ses abus. Le délit était jusqu‟ici peu appliqué
(19) et c‟est dans l‟objectif de renforcer l‟effectivité de sa répression que la loi du 13 novembre
2014 est intervenue. La rédaction de l‟incrimination n‟a pas été modifiée mais le délit a été
déplacé pour intégrer le Code pénal lui-même (20).
Ce déplacement est d‟abord important sur un plan symbolique, pour exprimer que l‟apologie du
terrorisme ne peut s‟analyser comme un simple abus dans la liberté d‟expression mais doit être
exclu du champ même de cette liberté.
Mais l‟intégration de l‟apologie du terrorisme au sein du Code pénal lui-même avait surtout pour
objectif de soustraire les poursuites exercées sur ce fondement du cadre procédural protecteur de
la loi du 9 juillet 1881. Celle-ci conditionne en effet la répression à des règles de forme
particulièrement contraignantes et enserre l‟action publique dans un délai de prescription plus
court que le droit commun (21). En rattachant l‟apologie du terrorisme aux infractions terroristes
du Code pénal, le législateur a ainsi très largement modifié les règles procédurales applicables.
Même si les régimes dérogatoires de la garde à vue et des perquisitions propres à la matière
terroriste demeurent exclus (22), il est désormais possible de recourir aux moyens d‟investigations
de droit commun ainsi qu‟à certaines techniques spéciales de surveillance, l‟infiltration,
l‟interception des correspondances ou la captation des données de connexion (23).
Le contexte particulier du début de l‟année 2015 a permis à ces modifications de déployer tous
leurs effets. Conformément aux souhaits exprimés par la Chancellerie (24), de nombreuses
poursuites ont été engagées et des peines sévères ont été prononcées (25). Cette situation et la
forte médiatisation de certaines affaires ont cependant mis en lumière la possible extension de
l‟incrimination et la difficile détermination de ses frontières. Jugée compatible avec l‟article 10 de
la Convention européenne (26), l‟incrimination semble cependant soulever des interrogations
quant à sa conformité au principe de légalité criminelle. L‟apologie n‟est en effet pas définie par la
loi et le législateur du 13 novembre ne s‟en était pas inquiété. La circulaire du 12 janvier 2015 a
pourtant ressenti le besoin d‟indiquer qu‟elle consiste à « présenter ou commenter des actes
terroristes en portant sur eux un jugement moral favorable ». Large, cette définition ne résout
certainement pas le problème du manque de prévisibilité de la répression, une circulaire n‟ayant
pas de valeur légale et ne liant pas le juge judiciaire dans son interprétation. S‟il semble peu
66
probable qu‟une QPC puisse prospérer et que le Conseil constitutionnel censure le texte (27),
comme il l‟avait fait pour le délit de harcèlement sexuel (28), le grand nombre de poursuites
récemment engagées conduira certainement la Cour de cassation à se prononcer sur le champ
exact de l‟incrimination.
Mais si le délit d‟apologie du terrorisme est révélateur de l‟importance des règles de procédure
dans l‟effectivité de la répression, il est notable que la loi du 13 novembre 2013 comporte assez
peu de dispositions relatives à la procédure pénale. Ce n‟est alors pas dans l‟extension des
moyens d‟enquête sur le réseau de communication en ligne (29) ou des compétences concurrentes
des juridictions spécialisées (30) que réside l‟intérêt essentiel de la loi sur un plan procédural. Ce
qui interpelle davantage est l‟émergence de mécanismes concurrençant la procédure pénale.
II. L‟apparition de mécanismes concurrençant la procédure pénale
En droit français, le dualisme juridictionnel opposant l‟ordre administratif et l‟ordre judiciaire
apparaît comme une conséquence de la séparation des pouvoirs. En vertu de l‟article 66 de la
Constitution, l‟autorité judiciaire est la « gardienne de la liberté individuelle », ce qui emporte une
compétence exclusive des juridictions judiciaires en matière pénale, et plus précisément, de police
judiciaire. La police administrative, elle, est soumise au contrôle des juridictions administratives.
En principe, la ligne de partage est claire : la police administrative a pour objet la prévention des
atteintes à l‟ordre public, la police judiciaire la recherche des preuves des infractions déjà
réalisées. Mais, comme nous l‟avons vu plus haut, le droit pénal intervient de plus en plus
largement de façon préventive, troublant ainsi la frontière entre prévention et répression. La loi du
13 novembre 2014 a ainsi créé de nouvelles interdictions qualifiées de mesures de police
administrative (A) et le projet de loi relatif au renseignement prévoit une importante extension des
enquêtes administratives (B) échappant au contrôle du juge judiciaire.
La prolifération des interdictions administratives
Outre une extension des interdictions administratives du territoire français à l‟endroit des
étrangers, y compris ressortissants d‟un Etat membre de l‟Union européenne (31), la loi du 13
novembre 2014 a introduit un dispositif spécifique d‟interdiction de sortie du territoire d‟un
citoyen français « lorsqu‟il existe des raisons sérieuses de penser qu‟il projette » de se rendre à
l‟étranger afin de préparer des activités terroristes (32). Prononcée par le Ministre de l‟intérieur par
une décision écrite et motivée mais non précédée d‟un débat contradictoire, cette interdiction
nouvelle interroge particulièrement quant aux modalités de son contrôle (33). La mesure a pu être
considérée comme disproportionnée et la procédure comme insuffisamment respectueuse du
principe du contradictoire au regard des exigences de l‟article 8 de la Convention européenne
(34). En outre, même si les éléments permettant d‟établir le soupçon requis ne sont pas précisés
(35), il n‟est pas exclu qu‟ils puissent constituer les infractions obstacles d‟association de
malfaiteurs ou d‟entreprise individuelle terroriste. Dans ce cas, malgré la distinction opérée par le
Conseil constitutionnel entre libertés individuelles au sens de l‟article 66 de la Constitution et
liberté d‟aller et venir (36), la frontière entre police administrative et judiciaire se trouble et
l‟éviction du juge judiciaire devient discutable.
La même remarque peut être faite s‟agissant d‟une autre mesure instituée par la loi du 13
novembre 2014, et qui permet à une autorité administrative indépendante d‟ordonner le retrait de
contenu en ligne « lorsque les nécessités de la lutte contre la provocation à des actes terroristes
67
ou l‟apologie de tels actes » le justifient (37). Malgré l‟évidente similarité des faits avec les
infractions étudiées plus haut, le législateur a refusé de confier au juge judiciaire l‟exclusivité de la
lutte contre ce phénomène. L‟arrêt d‟un service de communication en ligne peut bien être
prononcé par le juge judiciaire en la forme des référés (38). Mais il est également institué un
blocage (39) et un déréférencement administratif (40) des sites internet, qui est ordonné par une
« autorité administrative », la direction générale de la police nationale (DGPN). Une « personnalité
qualifiée » désignée par la Commission nationale de l‟informatique et des libertés (CNIL) a la
charge de veiller au respect de la procédure. En cas d‟irrégularité, elle peut recommander la DGPN
de mettre fin à la mesure et, si cette dernière ne se soumet pas à cette demande, saisir la
juridiction administrative. Vivement critiquée par certaines des instances consultées, sur un plan
technique comme juridique (41), la procédure est néanmoins aujourd‟hui effective et une censure
du Conseil constitutionnel semble peu probable au regard de sa position sur un mécanisme
similaire institué en matière de lutte contre la pédopornographie (42).
Mais la porosité de la frontière entre police administrative et judiciaire semble encore plus
préoccupante au regard de l‟actuel projet de loi relatif au renseignement.
Le développement des enquêtes administratives
Actuellement en débat au parlement, le projet de loi relatif au renseignement (43) a pour ambition
de créer un cadre légal global et cohérent en matière d‟enquête administrative. Bien que son
champ d‟application soit bien plus vaste que la prévention du terrorisme, cet objectif permet de
recourir à l‟ensemble des mesures instituées ou modifiées par le texte. Approuvé par le Conseil
d‟Etat (44) mais durement contesté par l‟ensemble des autorités consultatives protectrices des
droits et libertés fondamentaux (45), le projet étend considérablement le champ légal des mesures
de surveillance administrative. Aux interceptions administratives des correspondances
téléphoniques (46) s‟ajouteront ainsi des mesures de géolocalisation, des mesures de surveillance
de masse des données de connexion, la mise en place d‟un dispositif algorithmique censé détecter
les comportements préparatoires à un acte terroriste ou encore des mesures de surveillance de
proximité dites d‟IMSI-Catcher. Ces techniques de surveillance seront autorisées par le Premier
Ministre à la demande écrite et motivée des Ministres de l‟intérieur, de la défense, de la justice, de
l‟économie, du budget ou des douanes. En principe, l‟autorisation ne pourra intervenir qu‟après
avis d‟une nouvelle autorité administrative indépendante (la Commission nationale de contrôle des
techniques de renseignement), mais cet avis n‟est que consultatif et il n‟est pas obligatoire en cas
« d‟urgence absolue » (47). L‟extension des moyens d‟enquête s‟accompagne cependant de la
mise en place d‟une procédure de contrôle, aujourd‟hui quasiment inexistante (48). On pourrait
alors se réjouir que la future autorité administrative indépendante soit partiellement composée de
magistrats des deux ordres juridictionnels et, surtout, que soit instauré un contrôle juridictionnel
de ces mesures par le Conseil d‟Etat, statuant en premier et dernier ressort dans une formation
spéciale. Mais outre les importantes restrictions aux principes du contradictoire et de la motivation
des décisions de justice que comporte cette procédure, c‟est l‟articulation entre enquête
administrative et pénale qui pose particulièrement question.
En principe, en effet, les deux enquêtes ne sont pas censées interférer : l‟enquête administrative
ayant pour objet la prévention, le constat de la commission d‟une infraction doit conduire à saisir
les autorités de poursuites et à basculer vers une enquête judiciaire. Mais l‟extension conjuguée
de l‟enquête administrative et des infractions consommées au stade des actes préparatoires
68
permet de craindre de sérieuses difficultés pratiques. Le projet de loi ne précise rien quant au
basculement d‟un cadre procédural à un autre. Il prévoit seulement une dérogation aux règles de
destructions des éléments recueillis lorsque les informations recueillies sont transmises au
Ministère public pour avoir révélé des faits permettant de soupçonner une infraction (49). Le
risque est alors grand que perdure l‟enquête administrative alors même qu‟une des infractions de
prévention étudiées plus haut est déjà constituée.
Mais la difficulté essentielle réside dans le silence du texte sur la possibilité Ŕ et le cas échéant, la
façon - dont les éléments recueillis pourront intégrer la procédure pénale. Au regard des
exigences de l‟article 6 de la Convention européenne, il est pourtant inconcevable que de tels
éléments puissent servir de preuve dans une procédure pénale s‟ils ne peuvent être
contradictoirement débattus ou résultent de mesures de police administrative irrégulières. Or le
projet de loi n‟en dit rien et prévoit au contraire l‟absence d‟accès des personnes surveillées au
contenu des éléments recueillis et même l‟absence d‟information sur la réalité de la mise en place
de la mesure, y compris en cas de recours fructueux devant le Conseil d‟Etat (50). Ainsi, même s‟il
semble possible de recourir, dans ce cadre à la question préjudicielle prévue devant le Conseil
d‟Etat, la difficulté est redoutable au regard de l‟absence de communication aux parties de la
motivation de sa décision. Face à ces graves incertitudes, il faut alors espérer avec le Défenseur
des droits que le projet de loi sera amendé afin d‟éviter que les techniques de renseignement
instituées ne deviennent pas un moyen de « contourner » la procédure pénale et ses garanties. Il
faut cependant observer que les modifications apportées au projet de loi lors de son adoption en
première lecture par l‟Assemblée nationale ne vont pas en ce sens (51). A défaut de sursaut
législatif, il faudra alors s‟en remettre au contrôle du Conseil constitutionnel, dont la saisine a
priori a été annoncée par le Président de la République (52).
Notes
(1) Sur le texte dans son ensemble et ses modalités d‟adoption, v. not. R. Ollard et O. Desaulnay,
« La réforme de la législation anti-terroriste ou le règne de l'exception pérenne », Droit pénal n°
1, Janvier 2015, étude 1.
(2) Art. 421-1 du Code pénal (Cp). V. plus longuement infra sur les difficultés posées par cette
définition.
(3) Sur cette définition, v. not. A Zabalza, Terrorisme, Liberté et démocratie, Bordeaux, 5 mars
2015.
(4) Le constat n‟est pas propre à la France. V. not. C. Cerda-Guzman, « La lutte contre le
terrorisme en droit constitutionnel étranger : vers un nouvel équilibre entre sécurité et
libertés ? », Revue des droits et libertés fondamentaux 2015, n°14.
(5) Art. 61 de la Constitution.
(6) Art 61-1 de la Constitution.
(7) V. les lois recensées par l‟étude d‟impact annexée au Projet de loi renforçant les dispositions
relatives à la lutte contre le terrorisme, n° 2110.
(8) Projet de loi relatif au renseignement, n° 2669, déposé à l‟Assemblée nationale le 19 mars
2015.
(9) V. not., G. Jakobs, Derecho penal del enemigo, 2e ed., traduit de l‟allemand par M. Cancio
Melía, Thomson, coll. Civitas, 2006 ; G. Jakobs, « Aux limites de l'orientation par le droit : le
droit pénal de l‟ennemi », R.S.C. 2009, p. 7.
(10) V. not. le dossier spécial de la Revue de sciences criminelles, janvier-mars 2009.
69
(11) 421-1 CP.
(12) 422-1 et 422-2 CP.
(13) 121-6 et 121-7 CP.
(14) 421-2-5 al. 1 CP pour la provocation directe par tout moyen ; 421-2-4 CP pour la
provocation non suivie d‟effets par promesse, dons ou menaces.
(15) 421-2-1 CP.
(16) La peine encourue est de 10 ans d'emprisonnement et de 150 000 € d'amende.
(17) V. not., Commission nationale consultative des droits de l‟Homme (CNCDH), Avis du 25
septembre 2014.
(18) Art. 421-2-2 CP et 421-2-3 CP.
(19) L‟étude d‟impact annexée au projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre
le terrorisme faisait état de 14 condamnations entre 1994 et 2014.
(20) 421-2-5 CP.
(21) Art. 42 et s. de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
(22) 706-24-1 du Code de procédure pénale (CPP).
(23) 706-80 et s. CPP.
(24) Circulaire du 12 janvier 2015 relative aux infractions commises à la suite des attentats
terroristes commis les 7, 8 et 9 janvier 2015.
(25) V. not. pour les deux mois suivant les évènements de janvier : « Depuis les attentats, la justice
a prononcé 132 condamnations pour apologie du terrorisme », lefigaro.fr, 18 mars 2015.
(26) CEDH, 5ème s., 2 octobre 2008, n°36109/03, Leroy c. France.
(27) V. cependant, « Délit d‟apologie du terrorisme : QPC cherche avocat », Dalloz Actualité, 15
février 2015.
(28) Décision n° 2012-240 QPC du 04 mai 2012.
(29) Art. 13 à 22 de la loi du 13/11/2014.
(30) Art. 9 et 10 de la loi du 13/11/2014.
(31) L. 624-1 et suivants du Code de l‟entrée et du séjour des étrangers et du droit d‟asile.
(32) Art. L 244-1 du Code de la sécurité intérieure.
(33) V. not., qualifiant l‟interdiction de « mesure de sûreté extrême », A. Capello, « L'interdiction
de sortie du territoire dans la loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le
terrorisme », AJ Pénal 2014 p. 560.
(34) V. not., CNCDH, avis précité.
(35) La CNCDH dénonce ainsi des « appréciations exclusivement subjectives ».
(36) V. not. Décision n° 2011-631 DC du 09 juin 2011, à propos de l‟assignation à résidence des
étrangers, mesure « ne comportant aucune atteinte à la liberté individuelle » et pouvant donc
être contrôlée par le juge administratif.
(37) Art. 12 de la loi du 13/11/2014, modifiant la loi n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la
confiance dans l‟économie numérique.
(38) Art. 8 de la loi du 13/11/2014, modifiant l‟article 706-23 CPP.
(39) Décret n° 2015-125 du 5 février 2015.
(40) Décret n° 2015-253 du 4 mars 2015.
(41) V. not. CNCDH, avis précité ; Conseil national du numérique, Avis n°2014-3 du 15 juillet
2014.
(42) Décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011.
(43) Projet de loi relatif au renseignement, n° 2669, déposé le 19 mars 2015.
(44) Conseil d‟Etat, Avis n°389.754, 12 mars 2015.
70
(45) V. not. CNCDH, Avis du 16 avril 2015 ; CNIL, Avis du 19 mars 2015 ; Défenseur des droits,
Avis n°15-04 du 2 avril 2015.
(46) Art. L. 241-1 et s. du Code de la sécurité intérieure (CSI).
(47) Art. 1 du projet de loi.
(48) V. not. V. Peltier, « Le droit au secret des correspondances », in Traité des droits de la
personnalité, Lexis Nexis, 2013.
(49) Futur art. L. 822-6 du CSI.
(50) Art. 4 du projet de loi.
(51) A l'heure où nous écrivons ces lignes, le texte a été adopté en 1ère lecture et étend notamment
les hypothèses de surveillance ; v. Projet de loi relatif au renseignement, adopté en 1ère
lecture par l'Assemblée nationale le 5 mai 2015, TA n° 511.
(52) Emission "Le Supplément", Canal plus, 19 avril 2015, http://www.elysee.fr
71
MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015
Histoire du droit
Remarques sur la réforme de la justice, entre vents et marées de l‟histoire
Sophie Delbrel, Maître de conférences HDR en histoire du droit, Université de Bordeaux
Réformer indique la capacité à rétablir une forme initiale qui aurait été corrompue, comme à
produire une nouvelle forme sous couvert d‟une amélioration. Au regard de la justice, l‟aspiration
à la réforme accompagne historiquement le constat d‟abus, de dysfonctionnements auxquels il
faut remédier. Or la liste des problèmes structurels et conjoncturels s‟allonge à mesure que
l‟appareil de justice se développe, ce qui nourrit, à l‟évidence, l‟interrogation relative à la réforme.
C‟est pourquoi la question revient sans cesse, dès la fin du Moyen Age, avec le développement de
la justice royale. La réponse apportée par les institutions monarchiques se veut simple : de
nouveaux textes prescrivent la voie à suivre pour que la justice (re)prenne un cours normal dont
elle n‟aurait jamais dû s‟écarter. Les nouvelles prescriptions poursuivent un double but, en finir
avec les errements et mettre en place un système amélioré pour le bien-être de tous. Les sujets du
roi de France prennent très tôt le pli de la nouveauté textuelle propre à la « réformation », vocable
longtemps usité à la place de la « réforme ». Ils y sont d‟ailleurs associés, puisque les Etats
généraux trouvent leur fondement dans la volonté de corriger les abus constatés dans
l‟administration de la police et de la justice. Naissent de la sorte certaines ordonnances de
réformation au XVIe siècle, dont la plus connue reste celle de Blois de 1579 relative à la « police
générale du royaume » (1).
La réformation implique la quête d‟un ordre antérieur idéal, sans empêcher cependant l‟adoption
de mesures novatrices. En effet, le monarque profite de l‟exercice de réformation pour créer du
droit, afin de pourvoir à l‟ « ordre public » ou à la « tranquillité des sujets » (2). De manière
symptomatique, la grande ordonnance civile de 1667 met en exergue la « réformation de la
justice », moyen de souligner la volonté continue d‟améliorer le droit existant. Pour autant, la
démarche change (3), car la réforme ne résulte pas ici de la prise de parole des Etats généraux.
Tout au contraire, il s‟agit par excellence d‟une décision venue d‟en haut, ce qui conduit très vite à
qualifier les ordonnances de Colbert d‟ « ordonnances de codification ». Quant à l‟idée de
réformation, elle se cantonne désormais à des cas bien précis, concernant la juridiction des eaux
et forêts ou encore le droit ecclésiastique.
En sorte que le XVIIIe siècle, bien qu‟il n‟ait pas totalement oublié la notion de réformation, lui
préfère celle de réforme, tout au moins pour évoquer les grandes questions telles celles relatives à
la justice. Au siècle des Lumières, les discours foisonnent sur le thème de la réforme, dont la
fonction restauratrice s‟estompe au profit de la fonction constructrice. La réforme suppose dès
lors un changement profond, affectant tout autant l‟esprit que la lettre des normes ou des
institutions. La monarchie se veut quant à elle toujours réformatrice, comme le montre la réforme
du Chancelier Maupeou à la fin du règne de Louis XV (4). Les réformateurs tendent vers un but
ultime, le changement de la société, par des moyens présentés comme les plus rationnels
possibles. En matière de justice, la réforme criminelle suscite beaucoup d‟attentes (5), aussi
participe-t-elle des dernières mesures d‟importance prises par la monarchie (6). L‟humanisation
de la justice devient l‟un des enjeux de la réforme, si brusque et si violente qu‟elle en devient
72
révolution, terme au demeurant emprunté aux Anglais et aux Américains (7). En tout cas, le
rapporteur du travail fourni par le premier comité de constitution au sujet de l‟organisation du
pouvoir judiciaire ne s‟y trompe pas, lorsqu‟il affirme le 17 août 1789 : « il est indispensable
qu‟une révolution absolue s‟opère dans le système de nos tribunaux » (8).
Dans ces conditions, la Révolution rend-elle l‟idée de réforme obsolète ? Oui, à considérer
l‟ampleur et la dynamique du changement qui dépassent, en quelque sorte, la mesure de la
réforme. La Révolution vide-t-elle la réforme de sa substance ? Sur ce point, la réponse apparaît
quelque peu délicate. Si la Révolution, par son objet même, semble ôter toute raison d‟être à la
réforme, elle n‟en épuise pas tous les ressorts. La question anime toujours les esprits parce que
rien, au fond, ne satisfait vraiment ni ne semble tout à fait définitif, comme en témoigne le
nombre des constitutions. La fièvre réformatrice, de fait, attend l‟ère napoléonienne pour
retomber. Certes, le caractère autoritaire du régime napoléonien explique ce reflux. Mais au-delà,
Napoléon Bonaparte parvient à faire accroire à la durabilité de ses créations, ce qui touche à
l‟essence des institutions. La justice participe des fameuses « masses de granit » jetées « sur le
sol de la France » (9), en vue de clore définitivement la Révolution. Un coup d‟arrêt se trouve par
conséquent donné à la thématique de la réforme, donnant acte par la même occasion du lien entre
réforme et révolution.
L‟achèvement de la Révolution élude pour longtemps toute réforme digne de ce nom, si bien que
la justice semble à bien des égards figée dans un temps immobile. Le phénomène surprend, au
regard de la succession des régimes politiques entre 1814 et 1958. Y voir un signe de perfection
napoléonienne serait fort exagéré, car des motifs d‟insatisfaction apparaissent, et, partant, des
envies de réforme (10) se manifestent assez vite au sujet de l‟institution judiciaire. Dès lors,
appréhender la réforme de la justice et ses ressorts conduit surtout à s‟interroger sur ses non-
lieux et ses non-dits.
En tout état de cause, à partir de 1814, la réforme de la justice se révèle une entreprise ardue quel
que soit le régime politique considéré. Amender la masse de granit exige une forte volonté
politique, au final autant révolutionnaire dans l‟esprit que proprement réformatrice.
I Ŕ La réforme ardue d‟une masse de granit
Au rang des éléments les plus durs du granit judiciaire au XIXe siècle se placent les magistrats,
dont les rémunérations représentent la plus grande part du budget de la justice (11). Ils forment
un groupe très hétérogène au regard de leurs fonctions ou de leurs grades, bien sûr, mais aussi au
regard de leurs rémunérations (12). Napoléon Bonaparte a fait retrouver à la justice un lustre
oublié sous la Révolution, mais cette distinction bénéficie surtout à la haute magistrature. Un
fossé profond existe ainsi entre un juge de paix (13) et un conseiller à la Cour de cassation, aux
antipodes de la hiérarchie judiciaire. Cependant, le juge et le conseiller partagent un destin
commun, celui de l‟asservissement à l‟égard du pouvoir politique, tant leur entrée dans la carrière
comme le déroulement de celle-ci dépendent des réseaux de relations dans lesquels ils
parviennent à s‟insérer. De ce point de vue, les mentalités n‟évoluent guère depuis le Consulat.
Pour reprendre les mots de Thiers, « il y avait alors (….) une expression courante, qui peignait
parfaitement l‟état des esprits. Il faut se montrer, disait-on ; il faut prouver que, loin de vouloir
créer des obstacles au nouveau gouvernement, on est prêt au contraire à l‟aider » (14).
73
Les changements de régime fournissent autant d‟occasions de faire et de défaire les clientèles
politiques, par la voie de l‟épuration s‟agissant de l‟administration de la justice. Un tel mouvement
de balancier empêche, à l‟évidence, la sérénité indispensable à l‟exercice de la justice. Aussi une
réforme essentielle consiste-t-elle à établir véritablement l‟inamovibilité des magistrats,
perspective dangereuse aux yeux du pouvoir politique. Pourtant, l‟inamovibilité en elle-même
n‟évacue pas toute pression politique, comme le fait remarquer Lefèvre-Pontalis aux Constituants
en 1875 (15). Mais elle fait figure de réforme par trop osée pour un régime qui, à l‟image de ses
prédécesseurs, regarde intrinsèquement les juges comme les agents serviles du pouvoir politique.
La IIIe République commençante montre d‟ailleurs une grande hostilité à l‟endroit des magistrats.
La réforme de la justice anime les esprits et les débats (16). Jules Grévy, Président de la Chambre
des députés, s‟exprime crûment sur le sujet : « Je ne connais qu‟une réforme à réaliser dans la
magistrature, c‟est sa suppression » (17). De façon paradoxale, tandis que les opportunistes font
de la réforme de la magistrature leur priorité, ils s‟attachent à ne modifier que fort peu la situation
des juges (18). En effet, la loi du 30 août 1883 dresse le cadre d‟une vaste épuration, mais elle ne
réalise pas à proprement parler une grande réforme, pas plus qu‟elle n‟aboutit aux économies
annoncées.
Obéissant aux mêmes réserves, la réforme des règles relatives au recrutement et à l‟avancement
des magistrats tarde (19) et reste très en-deçà de ce qui serait envisageable dans la perspective de
séparation des pouvoirs. De plus, la méthode retenue concrètement pour réformer surprend dans
le cadre du régime parlementaire, puisque des décrets Ŕ et non des lois Ŕ décident desdits
changements de règles. A posteriori ces dispositions réglementaires apparaissent particulièrement
importantes car elles introduisent le principe du concours d‟entrée dans la magistrature,
finalement repoussé au profit d‟un examen professionnel. Quoi qu‟il en soit, la technique des
décrets en dit long sur l‟estime accordée à la justice par la IIIe République. Cependant le régime
républicain « s‟était peu à peu affermi, et l‟on pouvait penser, aux environs de 1900, qu‟il n‟avait
plus d‟adversaire valable », à en croire Maurice Garçon (20). Simplement le pouvoir législatif et le
pouvoir exécutif n‟entendent pas apporter des limites à leurs expressions, ce qui rend illusoire
toute évolution vers l‟indépendance de la justice (21), réforme sous-jacente aux questions
d‟inamovibilité et de carrière au sein de la magistrature.
Outre cette dimension qualitative, la réforme de la justice revêt une dimension quantitative, à
travers l‟interrogation sur la myriade des magistrats, étroitement liée à celle du nombre des
tribunaux. Pour imparable qu‟il soit, l‟argument budgétaire toutefois ne suffit pas à décider,
jusqu‟à la IIIe République, d‟une réduction réelle des sièges de justice. Là encore l‟absence de
mesure effective frappe sur le long XIXe siècle, alors que l‟occupation faible, voire inexistante de
nombreux juges dans les campagnes se trouve constamment dénoncée. Le développement de la
statistique judiciaire sert à déterminer les seuils attendus de l‟activité juridictionnelle et, en
conséquence, à entreprendre la réforme à la faveur du redressement des finances publiques
orchestré par Poincaré en 1926 (22). Des décrets-lois organisent la réduction drastique du nombre
des tribunaux et évitent par là même toute discussion parlementaire. La réforme est si brutale
qu‟elle déclenche une opposition généralisée dans les petites villes touchées par les suppressions.
Aussi connaît-elle dès 1929 des altérations, avant d‟être vidée de son sens en 1930 (23).
En réalité, la réforme soulève des questions auxquelles le pouvoir politique ne souhaite pas
vraiment apporter de réponse, parce qu‟elles sont trop dépendantes du rehaussement de la justice
74
dans l‟Etat. L‟amélioration de la justice passe en effet par la pleine considération du juge et
implique notamment sa reconnaissance sociale. Une telle reconnaissance n‟exigerait pas l‟érection
d‟un troisième pouvoir constitutionnel mais appellerait dans les faits une révolution, au sens d‟une
transformation complète du regard jeté sur la justice et des moyens qui lui sont dévolus.
II Ŕ La réforme en substitut de révolution
Après la triste expérience de l‟Etat français, le terme de révolution (24) n‟apparaît guère approprié
aux changements que la fin de la Seconde Guerre mondiale rend nécessaires. La réforme peut
donc être menée avec une grande latitude pour recomposer une justice ô combien atteinte (25).
Une première réponse aux problèmes de recrutement est trouvée dans l‟ouverture de la
magistrature aux femmes, même si ce n‟est pas l‟objet principal de la loi du 11 avril 1946.
Cependant la féminisation ne saurait évidemment suffire au redressement de la justice, dont les
difficultés structurelles perdurent. La profession de magistrat n‟attire pas, pour des raisons aussi
bien d‟ordre moral que matériel. Dans ces conditions, la mise en place du Conseil Supérieur de la
Magistrature (CSM) (26), comme la reconnaissance des associations de magistrats laissent penser
que la réforme s‟opérera rapidement. Las ! Dans la reconstruction de la République, la mise en
place d‟une « justice [qui] soit la justice » (27) n‟a pas lieu, en dépit des nouvelles règles
constitutionnelles posées en 1946. Le manque de stabilité des gardes des Sceaux n‟y est, du reste,
sans doute pas étranger.
Le changement de régime politique, en 1958, va se révéler propice à la conduite d‟une véritable
réforme, dont l‟ampleur n‟est pas sans rappeler celle conduite par Poincaré trente-deux ans
auparavant. Le nouveau ministre de la Justice, Michel Debré, en est l‟auteur. Selon Yves Guéna, son
ancien directeur de cabinet, Michel Debré « partait d‟un jugement très critique qu‟il portait sur le
fonctionnement de la Justice, sur le corps judiciaire en 1958, sujets sur lesquels il avait beaucoup
écrit (…) il considérait que la Justice, le corps judiciaire, n‟avait plus le prestige et la place dans
l‟Etat que justifiait sa mission éminente (…) Il voulait rendre à la Justice la place qu‟elle doit avoir,
et il lui fallait donc la réformer » (28). La réforme s‟effectue par voie d‟ordonnances et se révèle
d‟une grande cohérence. Pour la première fois depuis les mesures napoléoniennes, prédomine le
souci d‟appréhender simultanément les différents problèmes ayant constitué les points
d‟achoppements des réformes envisagées précédemment. Aussi le recrutement, le nombre des
magistrats, de même que les règles relatives à leur avancement ou encore leur formation
retiennent-elles toute l‟attention du ministre. En toute logique, le CSM n‟est pas épargné par la
réforme, qui va dans le sens de meilleures garanties offertes aux magistrats dans le déroulement
de leur carrière (29). Sur un plan matériel, la revalorisation des traitements contribue sans surprise
à redonner de l‟attrait à la profession, de même que de la considération sociale.
Il reste à s‟interroger sur les raisons de la réussite de cette réforme d‟envergure. La conjoncture,
sans doute, s‟avère très favorable, dans la mesure où la justice ne constitue pas l‟objet le plus
attendu de l‟ensemble des réformes menées alors. L‟opinion publique ne se saisit guère de la
question, pas plus que le Parlement. Le gouvernement se retrouve ainsi libéré de toute entrave
(30). Mieux, la réforme recueille l‟assentiment des intéressés, ce qui n‟était pas le cas en 1926. Or
cet aspect s‟explique par la façon dont la réforme a été conçue, avec une vraie mise en
perspective. En effet, outre la situation des magistrats, celle des autres professions en lien avec la
justice a été appréhendée dans le même temps (31), ce qui évite de créer des sources durables de
mécontentement. Enfin, last but not least, la volonté politique se traduit en 1958 par l‟adéquation
75
des moyens financiers, correspondant à une évaluation précise des besoins générés par l‟activité
juridictionnelle (32).
De fait, la réforme de la justice n‟occupe guère une place de choix dans la tradition républicaine
française, avec des changements essentiels opérés hors voie législative. La « translation » de
l‟administration pénitentiaire vers le ministère de la justice en 1911 illustre bien ce phénomène
(33). Au-delà, la profondeur des évolutions décidées par les réformateurs ne saurait en vérité se
déduire de l‟existence ou de l‟ampleur du débat public sur les questions traitées. La raison,
d‟ordre politique, est à rechercher, assurément, dans la crainte que « « les petits juges » ne
deviennent trop libres et ne ressuscitent la « terrible » époque des parlements » (34). A cet égard,
la réforme de la justice Ŕ voire la révolution- reste encore à mener au début de la Ve République.
Notes
(1) Longue de 363 articles, elle traite de diverses matières telles que l‟organisation de la justice, le
droit matrimonial ou encore de la discipline ecclésiastique ; elle est dite « de Blois » par
référence aux Etats généraux tenus dans cette ville en 1576-1577. Cf. par exemple Jean-Louis
Harouel, Jean Barbey, Eric Bournazel, Jacqueline Thibaut-Payen, Histoire des institutions de
l‟époque franque à la Révolution, Paris, PUF, 1996, p. 297-299.
(2) François Saint-Bonnet, Yves Sassier, Histoire des institutions avant 1789, Paris, Montchestien,
2004, p. 356.
(3) Ibid., p. 358.
(4) Cf. par exemple sur le sujet Jean-Luc A. Chartier, Justice, une réforme manquée 1771-1774 Ŕ
Le chancelier de Maupeou, Paris, Fayard, 2009, p. 213 à 254.
(5) Pour un panorama des questions abordées alors, cf. Jean-Pierre Royer, Jean-Paul Jean, Bernard
Durand, Nicolas Derasse, Bruno Dubois, Histoire de la justice en France, Paris, PUF, 2010, p.
151 à 197.
(6) Jean-Marie Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Paris, PUF, 2014, p. 412
à 429.
(7) Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1994, v°
Révolution, le mot a d‟abord été employé au sujet du changement de dynastie anglaise, puis au
sujet de la guerre d‟indépendance américaine.
(8) Jean-Pierre Royer et al., op. cit., p. 240, citent Nicolas Bergasse, député du tiers Etat.
(9) Napoléon Bonaparte emploie ces mots en l‟an X, mais l‟expression peut s‟appliquer à la justice
Ŕ refondée en l‟an VIII Ŕ dans la mesure où elle « organise la nation » : cf. le discours du
Premier Consul rapporté par Jean-Joseph Damas-Hinard, Napoléon. Ses opinions et
jugements sur les hommes et sur les choses, recueillis par ordre alphabétique, Paris, Duféy,
1838, t II, p. 51.
(10) Pour une analyse détaillée, cf. Jacques Krynen, L‟Etat de justice France, XIIIe-XXe siècle II -
L‟emprise contemporaine des juges, Paris, Gallimard, 2012, p. 77 à 103.
(11) Sur l‟ensemble de ces aspects, cf. l‟ouvrage fondamental de Jean-Charles Asselain, L‟argent
de la justice Ŕ Le budget de la justice en France de la Restauration au seuil du XXIe siècle,
Bordeaux, PUB, 2009, p. 171-176 et p. 245 : encore en 1902, 85% du budget de la Justice
concerne les crédits de personnel.
(12) Jean-Charles Asselain, La rémunération des magistrats, in Sophie Delbrel (dir.), Le prix de la
justice Ŕ Histoire et perspectives, Bordeaux, PUB, 2012, p. 147 à 161. Cette rémunération
dépend alors de leur fonction, non de leur ancienneté.
76
(13) Concernant la situation singulière du juge de paix et ses répercussions , cf. Jean-Charles
Asselain, L‟argent…., op. cit., p. 235.
(14) Histoire du Consulat et de l‟Empire, Paris, Paulin, 1845, t I, p. 113.
(15) « l‟inamovibilité ne protège le magistrat que d‟un seul côté : elle fait qu‟il n‟a rien à craindre
du côté du pouvoir, mais elle ne fait pas qu‟il n‟ait pas tout à en attendre et à en espérer »,
propos rapporté par Spriet et cité par Jean-Pierre Machelon, La République contre les
libertés ?, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1976, p. 73-74.
(16) L‟acuité de la question sous la IIIe République ne doit pas faire oublier les velléités
précédentes de réforme : cf. Frédéric Chauvaud, Jean-Jacques Yvorel, Le juge, le tribun et le
comptable Ŕ histoire de l‟organisation judiciaire entre les pouvoirs, les savoirs et les discours
(1789-1930),Paris, Economica, 1995, p. 191 à 226.
(17) Cité par Jean-Pierre Royer, Histoire de la justice en France, Paris, PUF, 2001, p. 621.
(18) Jean-Pierre Machelon, op. cit., p. 77.
(19) Pour une approche critique des mentalités, cf. Frédéric Monier, « La République des faveurs,
in Marion Fontaine, Frédéric Monier, Christophe Prochasson (dir.), Une contre-histoire de la
IIIe République, Paris, La Découverte, 2013, p. 339 à 352.
(20) Histoire de la justice sous la IIIe République, Paris, Fayard, 1957, tome III, p. 247.
(21) Sur la portée de cette indépendance jusqu‟à nos jours, cf. Jacques Krynen, op. cit., p. 350 à
354.
(22) Jean-Pierre Royer, op. cit., p. 771-772.
(23) Jean-Charles Asselain, L‟argent…., op. cit., p. 330 à 333.
(24) Il faut rappeler que par « Révolution nationale », Pétain désignait l‟ensemble des réformes
entreprises dans le cadre de l‟Etat français au lendemain de la défaite de 1940. Sur la période,
cf. Alain Bancaud, Une exception ordinaire La magistrature en France 1930-1950, Paris,
Gallimard, 2002, p. 185 à 300.
(25) Cf. Alain Bancaud, « L‟épuration judiciaire à la Libération : entre légalité et exception », in
Association Française pour l‟Histoire de la Justice, La justice de l‟épuration à la fin de la
Seconde Guerre mondiale, Paris, La documentation Française, 2008, p. 205 à 234.
(26) Jean-Pierre Royer, op. cit., p. 879, un CSM a déjà été créé en 1883.
(27) Propos du Général de Gaulle en 1946, rapportés par François Mauriac, De Gaulle, Paris,
Grasset, 1964, rééd. 2010, p. 145.
(28) « La réforme Debré de 1958 », in Institut et Fondation Charles de Gaulle, Charles de Gaulle et
la justice, Actes du colloque Palais du Luxembourg Ŕ Paris 29-30 novembre 2001, Cujas, p. 45
à 50.
(29) Avec des différences notables entre magistrats du siège et du parquet : cf. par exemple
Robert Badinter, « André Braunschweig et le statut des magistrats du parquet », in Association
Française pour l‟Histoire de la Justice, Hommage à André Braunschweig Ŕ Mettre l‟homme au
cœur de la justice, Paris, Litec, 1997, p. 69 à 74.
(30) Cf. Yves Guéna, op. cit. et loc. cit., qui souligne aussi l‟absence de syndicats de magistrats. A
cela il faut ajouter la discrétion de l‟entourage de Michel Debré : Jean-Pierre Royer et al., op.
cit., p. 1087.
(31) Jean-Charles Asselain, L‟Argent…, op. cit., p. 335, souligne l‟importance de la question des
greffiers.
(32) Ibid.
(33) Ibid., p. 199 à 207.
77
(34) Bertrand Louvel, « Le prix d‟une justice modernisée en termes de changements culturels », in
Sophie Delbrel (dir.), op. cit., p. 415 à 425.
78
MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015
Philosophie du droit
La « bouche de la loi » ? Figures du juge dans L‟Esprit des lois
Céline Spector, Université Bordeaux Montaigne - SPH
« Les lois sont les yeux du prince ; il voit par elles ce qu‟il ne pourrait pas voir sans elles. Veut-il
faire la fonction des tribunaux ? Il travaille non pas pour lui, mais pour ses séducteurs contre lui »
(EL, VI, 5).
Faut-il neutraliser le pouvoir des juges (1) ? La question n‟est pas nouvelle : elle a été abordée par
Montesquieu dès le milieu du XVIIIe siècle : l‟auteur de L‟Esprit des lois a soutenu que le juge
devait être la simple « bouche de la loi ». La formule a fait mouche. Mais comment l‟entendre au
juste ? Montesquieu défend-il réellement une forme stricte de légicentrisme, associée à sa célèbre
théorie de la distribution des pouvoirs (2) ? Considère-t-il le pouvoir d‟interprétation du juge
comme une source d‟arbitraire et d‟abus de pouvoir ?
Cet article entend montrer que la philosophie du droit, chez Montesquieu, demeure étroitement
tributaire de la philosophie politique (3). Le rôle du juge varie en fonction des formes de
gouvernement, et le despotisme sert de repoussoir afin d‟identifier les formes non liberticides du
pouvoir de juger. La réflexion sur l‟attribution et la limitation du pouvoir de juger (I) ainsi que sur
les modalités du jugement (II) ne peut être séparée de la critique de l‟absolutisme. Si Montesquieu
ne verse pas dans la satire comme le fera plus volontiers Voltaire, s‟il efface entre le manuscrit et
la version imprimée toute référence aux lettres de cachet (4), il ne faut pas minimiser sa critique
de la montée en puissance de la justice royale. En tant qu‟ancien magistrat, Conseiller à la Cour
puis Président à mortier du Parlement de Bordeaux (1714-1726) où il a siégé onze ans au pénal à
la Tournelle (5), Montesquieu a eu l‟occasion d‟observer de près les audiences et pratiques
judiciaires de son temps, et d‟analyser leurs effets sur la liberté des sujets. L‟Esprit des lois
propose ainsi une réflexion sur les conditions de la liberté politique, à laquelle l‟analyse du
pouvoir de juger demeure subordonnée.
L‟indépendance du judiciaire et la question de l‟équité
1) Le Discours sur l‟équité
Après des études de droit à la Faculté de Bordeaux, Montesquieu part à Paris entre 1709 et 1713
afin de compléter son cursus. De cette époque date la compilation de ses notes en six cahiers, la
Collectio juris, récemment éditée dans les Œuvres complètes (t. XI et XII). Ces volumes
comprennent les notes sur le Codex et le Digeste, des résumés de procès auxquels Montesquieu
avait assisté auprès de diverses juridictions parisiennes, ainsi que des extraits de coutumiers
comme la Coutume de Bretagne (1694). Ce travail soutenu ne s‟est sans doute pas fait sans un
léger ennui, dont témoigne une note de l‟abbé Guasco, l‟un de ses proches, qui relève : « obligé
par son père de passer toute la journée sur son Code, il s‟en trouvait le soir si excédé, que pour
s‟amuser, il se mettait à composer une lettre persane, et que cela coulait de sa plume sans étude »
(6). De cette époque date surtout un discours académique de rentrée au Parlement de Bordeaux à
l‟automne 1725, date à laquelle Montesquieu, souhaitant se consacrer à son œuvre après le succès
fulgurant des Lettres persanes, prend sans doute la décision de vendre la charge léguée par son
oncle et de retrouver sa liberté.
79
Ce Discours sur l‟équité qui doit régler les jugements et l‟exécution des lois témoigne d‟une
rhétorique particulière, puisqu‟il s‟agit d‟un discours de rentrée du Parlement adressé aux
magistrats, aux avocats et aux procureurs. Qu‟on juge de l‟éloquence ampoulée de la première
phrase du discours : « Que celui d‟entre nous qui a rendu les lois esclaves de l‟iniquité de ses
jugements périsse sur l‟heure, qu‟il trouve en tous les lieux la présence d‟un Dieu vengeur, et les
puissances célestes irritées ; qu‟un feu sorte de dessous terre et dévore sa maison ; que sa
postérité soit à jamais humiliée ; qu‟il cherche son pain et ne le trouve jamais ; qu‟il soit un
exemple affreux de la justice du Ciel comme il en a été un de l‟injustice de la terre » - écho d‟un
propos de l‟empereur Constantin (7). Montesquieu n‟hésite pas à employer les ressorts les plus
éculés de l‟hyperbole en qualifiant le juge dépourvu de la « vertu essentielle » de justice de
« monstre dans la société » (8). Mais la suite nous intéresse davantage. Montesquieu y propose en
effet ce qui s‟apparente à un portrait idéal du juge, à la fois du point de vue de ses vertus
intellectuelles et de ses vertus morales. Vertus intellectuelles d‟abord : le juge doit être clairvoyant
et éclairé, apte à déjouer les fourberies des avocats et la mauvaise foi des plaideurs ; il doit être
suffisamment instruit, et s‟appliquer sans relâche à l‟étude, par les « sueurs » et les « veilles » ; il
doit enfin être capable de rendre la justice avec promptitude, sans se faire prendre à l‟écheveau
des procédures. Qualités morales ensuite : aptitude à surmonter la tentation de la corruption,
affabilité et humanité, impartialité. Montesquieu insiste beaucoup sur la nécessité que le devoir de
neutralité ne se convertisse pas en rigueur et en froideur. L‟aptitude du juge à entendre les
plaintes est jugée essentielle : « Ainsi dans nos mœurs, il faut qu‟un juge se conduise de manière
envers ses parties, qu‟il leur paraisse bien plutôt réservé que grave, et qu‟il leur fasse voir la
probité des Catons sans leur en montrer la rudesse er l‟austérité » (9).
Ce tableau du juge idéal ne se retrouve nulle part ailleurs dans l‟œuvre de Montesquieu. Il fait sans
doute partie des attendus d‟un discours de circonstances au Parlement. En revanche, l‟esquisse de
généalogie du rôle du juge présente dans le Discours sur l‟équité trouvera un écho dans L‟Esprit
des lois. Dès 1725, Montesquieu favorise une approche historique des questions juridiques. Le
rôle des magistrats varie en fonction de l‟état du droit, qui est lui-même fonction de l‟état des
mœurs. Aussi Montesquieu oppose-t-il deux époques, celle des origines primitives de la
monarchie, celles des temps civilisés : les premières sont les « mœurs sauvages » de peuples
pasteurs qui n‟avaient à régler que des différends relatifs au partage du butin, à la pâture ou au
vol des bestiaux, ou de peuples guerriers qui usaient de moyens comme l‟ordalie pour trancher
leurs conflits : à cette époque, tout le monde pouvait être magistrat. La spécialisation de l‟office
du juge date de l‟apparition de mœurs plus raffinées, qui sont celles de peuples agriculteurs et
commerçants. Avec l‟apparition de l‟agriculture et du commerce, de formes foncières et mobilières
de propriété, l‟artifice et la fraude deviennent en effet plus fréquents. Comme le stipulera le livre
XVIII de L‟Esprit des lois, c‟est donc pour remédier à ce nouvel état des choses que le droit a du
s‟adapter et gagner en complexité (10). Dès le Discours sur l‟équité, le processus de spécialisation
de l‟office judiciaire est ainsi magistralement esquissé : à l‟issue de cette transformation des
mœurs et de cette transformation du droit, « les magistratures n‟ont plus été le partage que des
citoyens éclairés » (11).
L‟indépendance de l‟autorité judiciaire
Dans la France d‟Ancien Régime, où coexistent pays de droit écrit et pays de coutumes, pour
partie codifiées et harmonisées avec les ordonnances royales et la jurisprudence des Parlements
(12), il est généralement reconnu que le monarque interprète les lois. Le roi peut exercer sa
80
puissance ex plenitudine potestatis en modifiant ou en rejetant un verdict, voire en déterminant
explicitement l‟interprétation du droit. Néanmoins, en raison de la multiplicité des sources du
droit, le pouvoir royal fut contraint de concéder aux juges un pouvoir important d‟interpréter les
lois (13).
Selon Jean-Louis Halpérin, cette conception mesurée de l‟interprétation juridique s‟exprime dans
les dictionnaires de droit publiés en français au XVIIe et au XVIIIe siècle. On la trouve notamment
chez Claude de Ferrière, dans son Dictionnaire de droit et de pratique, d‟abord publié sous le titre
Introduction à la pratique en 1684, puis sous forme de dictionnaire en 1734, 1740 et 1749.
Professeur de droit romain et de droit français, Claude de Ferrière considère que l‟interprétation
des ordonnances royales est un pouvoir réservé au roi selon la maxime romaine : Ejus est legem
interpretari, cujus est legem condere. Néanmoins, les Cours peuvent proposer une juste
interprétation en étendant ou en restreignant les ordonnances selon la raison et l‟équité. Selon
Ferrière, « Équité est un juste tempérament de la loi, qui en adoucit la rigueur en considération de
quelques circonstances particulières de fait. [...] Le juge peut donc pencher du côté le plus
équitable et le plus approchant du droit de nature qui est appelé summa ratio. [...] Mais quand la
loi est claire et certaine, qu‟elle ne reçoit ni par rapport à sa décision, ni par rapport aux termes
dans lesquels elle est conçue, aucune interprétation, le juge est dans l‟obligation de la suivre
ponctuellement. Comme il ne lui est pas permis de s‟en écarter, au cas qu‟il trouve trop injuste de
la suivre, il doit avoir recours au Prince, pour savoir quel sens il veut qu‟on lui donne » (14). Pour
Ferrière, seuls les juges souverains peuvent parfois écarter leurs jugements de la rigueur de la loi,
quoique sa décision soit claire et précise, « lorsque des justes raisons paraissent l‟exiger » (15).
Dans ce contexte, Montesquieu refuse de prendre part à ces débats en tant que technicien du
droit. Contrairement à Domat ou à d‟Aguessau, il ne propose pas de théorie de l‟interprétation
juridique. Son point de vue est politique : celui qui se dit « écrivain politique » entend à la fois
lutter sans concession contre l‟absolutisme juridique et limiter autant que possible l‟arbitraire des
juges. Entre ces deux écueils, sa théorie de la modération tente de trouver un juste milieu.
L‟Esprit des lois ne propose donc pas de théorie approfondie de l‟équité. Alors que l‟équité,
prohibée en France par l‟ordonnance civile de 1667, était invoquée par de nombreux
parlementaires dans leur lutte contre l‟absolutisme, Montesquieu ne choisit pas de privilégier cette
voie. Il use du terme équité, le plus souvent, dans le sens général de « lois naturelles » qui
précèdent le droit (16). Son combat contre l‟arbitraire ne se traduit que marginalement par une
réflexion sur l‟arbitrage (17). Dans son œuvre, le concept d‟esprit des lois se substitue à celui
d‟équité pour rendre compte de ce qui dépasse la lettre de la loi, soit de l‟intention du législateur
et de la convenance avec la politique et la culture, la géographie et l‟histoire (18). Il est révélateur,
à cet égard que le vulgarisateur de L‟Esprit des lois dans L‟Encyclopédie Ŕ le Chevalier de Jaucourt
Ŕ définisse juridiquement l‟équité dans l‟article éponyme, mais ne se réfère in fine à Montesquieu
que pour évoquer une formule convenue des Lettres persanes (83) sur le désir naturel de justice
(19). Seul un fragment consigné dans le Dossier de L‟Esprit des lois emploie le concept d‟« équité »
en relation avec une décision judiciaire. Concernant le droit prétorien, Montesquieu soutient que «
Ce que la Loi aurait jugé dans sa rigueur, le préteur le jugea par des raisons d‟équité. Là où la Loi
refusait une action directe, le préteur donna une action qu‟on appela utile. [...] Pendant que la Loi
vous liait les mains, le préteur vous laissait souvent la liberté d‟agir. Cela fit que les jurisconsultes
81
exercèrent encore mieux leur art, mettant cette raison d‟équité sans cesse aux prises avec la
raison du droit » (20).
Le combat philosophique se situe donc ailleurs. Montesquieu accorde une attention nouvelle au
pouvoir de juger, jusqu‟ici largement négligé par les philosophes. Il pose d‟abord la question de
l‟attribution du pouvoir de juger. Qui peut juger ? Dans quels gouvernements le souverain peut-il
être juge ? L‟Esprit des lois propose une réflexion différenciée selon la nature des régimes : le
despotisme, qui concentre tous les pouvoirs, joue le rôle de repoussoir. Là où la même personne
(fût-ce via ses sbires ou ses « bachas ») élabore les lois, les exécute et sanctionne leur infraction,
les pires abus d‟une justice expéditive et violente sont à craindre. En revanche, dans les États
« modérés », qu‟ils soient républicains ou monarchiques, il importe que le pouvoir de juger ne soit
pas confondu avec les deux autres pouvoirs de l‟État (législatif et exécutif). Dans les républiques,
et en particulier dans les démocraties antiques, on veillera donc à limiter le pouvoir de juger du
peuple en le soumettant à une instance extérieure apte à le censurer (ainsi de l‟Aréopage à
Athènes). Là où en vertu du tirage au sort, chaque citoyen peut être juge (21), il convient de
prévoir une forme de « sénat » qui puisse contrôler les décisions du peuple, potentiellement mû
par ses passions, manipulé par des démagogues ou des orateurs. Selon Montesquieu, le risque de
partialité ou de corruption est tel en démocratie qu‟il convient absolument de tempérer le pouvoir
du peuple en matière judiciaire.
Or dans les monarchies modernes, la situation diffère du tout au tout. Montesquieu y approuve le
système de justice patrimoniale, malgré l‟incompétence qu‟il suscite parfois : la vénalité des
charges, à ses yeux, favorise l‟autonomie statutaire à l‟égard du prince (V, 19). Dans les
monarchies, il ne s‟agit plus d‟éviter l‟abus de pouvoir du peuple, mais celui du monarque. Dans
ce régime, on évitera donc surtout de confier au prince le pouvoir de juger Ŕ sans quoi le même
individu serait à la fois juge et partie. Les prétentions absolutistes au monopole de la justice sont
radicalement contraires à la liberté, et feraient basculer la monarchie dans le pire despotisme :
Dans les États despotiques, le prince peut juger lui-même. Il ne le peut dans les monarchies: la
constitution serait détruite, les pouvoirs intermédiaires dépendants, anéantis : on verrait cesser
toutes les formalités des jugements ; la crainte s‟emparerait de tous les esprits ; on verrait la
pâleur sur tous les visages ; plus de confiance, plus d‟honneur, plus d‟amour, plus de sûreté, plus
de monarchie.
Voici d‟autres réflexions. Dans les États monarchiques, le prince est la partie qui poursuit les
accusés et les fait punir ou absoudre ; s‟il jugeait lui-même, il serait le juge et la partie. Dans ces
mêmes États, le prince a souvent les confiscations : s‟il jugeait les crimes, il serait encore le juge et
la partie. De plus, il perdrait le plus bel attribut de sa souveraineté, qui est celui de faire grâce. Il
serait insensé qu‟il fit et défit ses jugements : il ne voudrait pas être en contradiction avec lui-
même (VI, 5).
Contre Cardin le Bret ou Bodin (22), Montesquieu récuse ainsi la prétention du roi à juger en
personne, de même qu‟il s‟oppose à l‟extension indéfinie des cas royaux, que l‟Ordonnance
criminelle de 1670 ne balise pas suffisamment (23). Pour Cardin Le Bret, la monarchie de droit
divin impose de réserver la justice au monarque :
82
Quand les peuples jouissoient de la puissance souveraine, c‟estoit eux seulement qui avoient dans
leur République l‟autorité de faire les loix. Mais depuis que Dieu a establi les Roys sur eux, ils ont
été privez de ce droit de souveraineté, et l‟on n‟a plus observé pour loix que les Commandements
et les Edits des Princes [...] puisque les Rois ont été instituez de Dieu pour rendre la justice à tout
le monde [...]. En toutes ces rencontres, il n‟y a point de doute que les Rois peuvent user de leur
puissance et changer les Loix et les Ordonnances anciennes de leurs États, ce qui ne s‟entend pas
seulement des Loix générales, mais aussi des Loix municipales, et des Coutûmes particulières des
Provinces. [...] Il n‟appartient aussi qu‟aux Princes d‟expliquer le sens des Loix, et de leur donner
telle interprétation qu‟ils veulent [...] la Souveraineté n‟est non plus divisible que le point en la
Géométrie (24).
Montesquieu congédie cette mystification associée à la théorie de la souveraineté absolue : le
prince n‟est pas la loi vivante ; il n‟est pas l‟incarnation de la justice ni le détenteur de la
juridiction suprême ; il n‟est pas juge en équité au-dessus des lois. Quant aux justices
seigneuriales, elles sont parfaitement fondées, comme en témoigne l‟analyse de la féodalité
comprise dans les livres historiques finaux de L‟Esprit des lois (25). Selon Montesquieu, le droit de
justice étant inhérent au fief, les juridictions seigneuriales dérivent d‟un enracinement territorial
(XXX, 20). Dans la querelle sur les origines de la monarchie française, l‟auteur de L‟Esprit des lois
demeure plus proche de la thèse aristocratique Boulainvilliers que de la thèse royale de Dubos. Là
où l‟abbé Dubos présentait l‟appropriation du pouvoir de juger par les seigneurs comme une
scandaleuse usurpation, Montesquieu considère que la justice seigneuriale fut d‟emblée un droit
lucratif inhérent au fief, dérivant du « premier établissement » et non de sa corruption (XXX, 22).
La réflexion sur la Constitution d‟Angleterre permet de mieux cerner cette contestation des
théories absolutistes de la souveraineté. Pour Montesquieu, seule la distribution des pouvoirs peut
en effet garantir la liberté politique entendue comme opinion que l‟on a de sa sûreté. Le
raisonnement est simple : la liberté politique ne peut être assurée que si les citoyens ne craignent
ni les autres citoyens, ni l‟État. Ainsi n‟y a-t-il pas de liberté lorsque le pouvoir législatif et le
pouvoir exécutif sont remis à la même personne ou au même corps, qui peut faire des lois
tyranniques pour les exécuter tyranniquement. Dans les gouvernements despotiques, la
dépendance des magistrats, soumis à la faveur du prince, produit le règne de la terreur ; dans ce
cas, l‟autorité du moindre magistrat est aussi peu limitée que celle du despote. Là où la loi n‟est
que la volonté du prince, le magistrat ne peut suivre une volonté qu‟il ne connaît pas ; il doit donc
suivre la sienne. L‟arbitraire du droit conduit à l‟arbitraire du juge, et à la promptitude de
décisions sans raisons : « la loi étant la volonté momentanée du prince, il est nécessaire que ceux
qui veulent pour lui, veuillent subitement comme lui » (V, 16). Il en va de même dans certaines
républiques où le peuple cumule les pouvoirs. Dans les républiques italiennes du XVIIIe siècle qui
donnent au peuple en corps à la fois le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire, le même corps de
magistrature peut ravager l‟État par ses « volontés générales » et détruire chaque citoyen par ses
volontés particulières (XI, 6).
Montesquieu livre ainsi les conditions d‟une justice régulière et impartiale, délivrée du spectre de
la vengeance. L‟indépendance du pouvoir judiciaire est l‟une des conditions essentielles de la
liberté politique. Il n‟y a pas de liberté « si la puissance de juger n‟est pas séparée de la puissance
législative et de l‟exécutrice : si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et
sur la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la
83
puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d‟un oppresseur » (XI, 6). La modération de
certains gouvernements européens tient à ce que les monarques y concentrent les deux pouvoirs,
législatif et exécutif, mais laissent théoriquement aux sujets le pouvoir de juger. La tendance
centralisatrice (l‟abolition des juridictions seigneuriales et ecclésiastiques) doit y être arrêtée, sous
peine de mettre en péril les « corps intermédiaires » (Parlements, pouvoirs provinciaux et
municipaux), et donc la nature même de la monarchie : « Les jugements rendus par le prince
seraient une source intarissable d‟injustices et d‟abus ; les courtisans extorqueraient, par leur
importunité, ses jugements. Quelques empereurs romains eurent la fureur de juger ; nuls règnes
n‟étonnèrent plus l‟univers par leurs injustices » (VI, 5). Dans le manuscrit de L‟Esprit des lois,
Montesquieu avait d‟abord écrit que les courtisans sont capables d‟extorquer les jugements du
prince « comme ils extorquent des grâces », avant de se raviser et de biffer la formule provocatrice
dans une ultime relecture avant impression (26). Pas plus que le prince, ses ministres ou ses
intendants ne doivent assumer l‟office du juge : la cupidité, l‟ambition et la calomnie risqueraient
de conduire aux pires abus ; les passions avivées du Conseil du prince pourraient mener à la
partialité, là où la judicature ne s‟exerce à bon escient que de sang-froid (VI, 6).
Cette critique du pouvoir juridictionnel du Conseil du roi révèle la posture de Montesquieu, avocat
des droits du Parlement ou des justices seigneuriales : selon A. Lebigre, le Conseil du roi, composé
de conseillers d‟Etat et de maîtres des requêtes, jouissait en effet d‟une réputation d‟impartialité
souvent déniée aux juridictions ordinaires (27). Le Conseil pouvait notamment départager les
litiges entre Cours souveraines s‟estimant compétentes ; il pouvait alors « évoquer » à lui la cause,
la retirant de la Cour normalement compétente pour la juger sur le fond. Le Conseil du roi faisait
également office de dernière voie de recours en matière de procédure Ŕ le Chancelier décidant seul
de la recevabilité du recours. Comme le rapporte encore A. Lebigre, le recours au Conseil était
d‟autant plus facilement obtenu que le requérant bénéficiait de hautes relations à la Cour au dans
les ministères : d‟où l‟ambiguïté de cette justice « retenue », par opposition à la justice déléguée,
honnie des Parlements, « en équilibre instable entre le droit et l‟arbitraire » (28). En accord avec
l‟idéologie parlementaire, Montesquieu récuse donc l‟emprise de cette institution comme de
toutes celles qui témoignent de l‟appropriation royale du monopole du pouvoir de juger : dans la
monarchie, la « partie publique » permet de veiller aux intérêts des citoyens sans impliquer
directement le prince Ŕ pratique des procureurs du roi que l‟auteur de L‟Esprit des lois juge
« admirable » (VI, 7).
Enfin, Montesquieu entend défendre l‟indépendance du judiciaire. C‟est ainsi qu‟il faut
comprendre l‟éloge de la « Constitution » (29) d‟Angleterre où le système du jury permet de ne pas
instituer une justice professionnelle et permanente : « de cette façon, la puissance de juger, si
terrible parmi les hommes, devient, pour ainsi dire, invisible et nulle. On n‟a point continuellement
des juges devant les yeux ; et l‟on craint la magistrature et non pas les magistrats » (XI, 6). Le
système du jury, en vertu duquel des personnes tirées du corps du peuple ne siègent que durant
un temps donné, évite les maux d‟une justice de corps. Il présente en outre l‟avantage de donner
tous ses droits à la défense qui peut récuser les juges dont elle redoute la partialité. Enfin, il doit
être tel que les jurés soient de la condition de l‟accusé, afin que celui-ci ne puisse penser qu‟il est
tombé entre les mains de « gens portés à lui faire violence ». La liberté est à ce prix.
84
3) Le juge, « bouche de la loi » ?
Cependant, la défense de la liberté politique ne suppose pas seulement des conditions portant sur
l‟attribution du pouvoir de juger ; encore faut-il que ce pouvoir s‟exerce de manière modérée. Afin
d‟éviter que la liberté politique soit mise en péril, les juges ne doivent être, selon Montesquieu,
« que la bouche qui prononce les paroles de la loi, des êtres inanimés qui n‟en peuvent modérer ni
la force ni la rigueur » (EL, XI, 6).
Comment interpréter cette célèbre formule, qui associe l‟idée d‟un juge automate à celle du juge
« bouche de la loi » (30) ? Faut-il en conclure que Montesquieu, pourtant favorable à la douceur
des peines, au point de juger de la liberté du citoyen par ce critère (31), ne soit pas favorable à
l‟arbitraire des juges, qui permettait pourtant dans l‟Ancien Régime d‟adoucir la rigueur du droit
grâce aux circonstances atténuantes (32) ? Doit-on comprendre que le magistrat de la Tournelle,
quoique partisan de la diminution des peines et prompt à vouloir modérer les supplices, ait désiré
amoindrir la marge de manœuvre des juges ?
Afin de répondre à ces questions délicates, il convient de souligner que la théorie du juge
« bouche de la loi » s‟applique au seul cas anglais. Comme l‟a récemment montré Till Hanish,
Montesquieu fait en effet référence à des débats précis du siècle précédent lorsqu‟il qualifie les
juges de Common Law. Il reprend à son compte l‟expression cicéronienne « magistratus est lex
loquens », également passée dans le Corpus iuris civilis où l‟expression désignait un attribut
impérial (Imperator est lex animata in terris, Nov. 105.2.4) (33). Depuis le XVIIe siècle, les partisans
de la prérogative royale de dire et d‟interpréter le droit s‟opposaient aux thuriféraires du pouvoir
parlementaire. T. Hanish rappelle ainsi que, dans le contexte de crise de l‟absolutisme sous le
règne des Stuarts, Jacques Ier fondait sa supériorité juridictionnelle face au Parlement et aux
hautes Cours de justice en affirmant que le roi est supérieur à la loi et qu‟il est, en tant que lex
loquens, juge suprême. En s‟appuyant sur Cicéron, le monarque affirmait qu‟il lui appartient Ŕ et
non au Parlement Ŕ d‟interpréter ou encore de modérer la loi lorsque celle-ci est équivoque ou
trop rigoureuse. Dans son discours devant la Chambre étoilée (Star Chamber) du 20 juin 1616,
Jacques Ier déclarait que le roi dit le droit et que la fonction des juges se limite à l‟interpréter : «
the King that sits in Gods Throne, onely deputes subalterne Judges, and he deputes not one but a
number (for no one subalterne Judges mouth makes Law) and their office is to interprete Law, and
administer Justice » (34).
Or l‟issue du conflit constitutionnel anglais fut défavorable à la prétention royale. Dans son
chapitre canonique sur la Constitution d‟Angleterre, Montesquieu suit donc l‟interprétation
établissant la juridiction suprême de la Chambre des Lords. Le texte de L‟Esprit des lois doit être
cité dans son intégralité, sans isoler la phrase concernant le rôle du juge :
Il pourrait arriver que la loi, qui est en même temps clairvoyante et aveugle, serait, en de certains
cas, trop rigoureuse. Mais les juges de la nation ne sont, comme nous avons dit, que la bouche de
la loi ; des êtres inanimés qui n‟en peuvent modérer ni la force, ni la rigueur. C‟est donc la partie
du corps législatif, que nous venons de dire être, dans une autre occasion, un tribunal nécessaire,
qui l‟est encore dans celle-ci ; c‟est son autorité suprême à modérer la loi en faveur de la loi
même, en prononçant moins rigoureusement qu‟elle (XI, 6).
85
L‟expression « comme nous avons dit » renvoie en l‟occurrence à un passage du même chapitre :
« Mais, si les tribunaux ne doivent pas être fixes, les jugements doivent l‟être à un tel point, qu‟ils
ne soient jamais qu‟un texte précis de la loi. S‟ils étaient une opinion particulière du juge, on
vivrait dans la société, sans savoir précisément les engagements que l‟on y contracte ». Selon
T. Hanish, Montesquieu traite donc dans le passage invoquant le juge « bouche de la loi » des
rares cas d‟exception justifiés par l‟intérêt de celui qui est jugé, dans lesquels la Chambre des
Lords doit assumer des compétences judiciaires. Montesquieu n‟évoque pas la compétence de la
Cour de la Chancellerie (considérée comme Cour suprême du monarque) alors qu‟il était conscient
de son rôle, comme en témoigne l‟une de ses Pensées : « Remarquez que la Chambre des Pairs a
une juridiction pour modérer la Loi, comme la Cour de Chancellerie. Mais elle n‟a de juridiction
que par les appels qui lui sont portés de la Cour de Chancellerie, dont les jugements sont exécutés
s‟il n‟y a point d‟appel » (Pensées, n° 1645).
A ce titre, la comparaison avec le Chevalier de Jaucourt est ici encore éclairante. En lisant la
défense par Jaucourt de la prérogative royale, on comprend mieux, a contrario, pourquoi
Montesquieu ne s‟étend pas sur la juridiction en équité que constitue la Cour de la Chancellerie :
On confond quelquefois l'équité avec la justice ; mais cette derniere paroît plûtôt désignée pour
récompenser ou punir, conformément à quelques lois ou regles établies, que conformément aux
circonstances variables d'une action. C'est par cette raison que les Anglois ont une cour de
chancellerie ou d'équité, pour tempérer la sévérité de la lettre de la loi, & pour envisager l'affaire
qui y est portée, uniquement par la regle de l'équité & de la conscience. Cette cour de chancellerie
est un des beaux établissemens qu'il y ait en Angleterre, & des plus dignes d'être imité par les
nations civilisées. En effet, l'intérêt d'un souverain & son amour pour ses peuples, qui l'engage à
prendre garde qu'il ne se fasse rien dans son empire de contraire au bien commun, demande aussi
qu'il redresse, qu'il rectifie, & qu'il corrige ce qui peut avoir été fait de tel. Ainsi l'équité, prise dans
ce sens particulier, est une volonté du prince, disposée par les regles de la prudence à corriger ce
qui se trouve dans une loi de son état, ou dans un jugement civil de la magistrature établie par ses
ordres, quand les choses y ont été reglées autrement que la vûe du bien commun ne le
demanderoit dans les circonstances proposées; car il arrive souvent que la loi se servant
d'expressions générales, ou la foiblesse de l'esprit humain étant telle qu‟elle empêche les
législateurs de prévoir tous les cas possibles, les chefs de l'état s'éloignent du but auquel ils
tendoient sincèrement (35).
A la différence de Jaucourt, Montesquieu ne retient que deux caractéristiques du système
judiciaire anglais. D‟une part, ce sont les juges de Common Law et non le roi qui sont lex loquens,
et ont compétence judiciaire Ŕ ce qui contribue de manière décisive à assurer la liberté des sujets.
D‟autre part, les juges ne sont cependant que la « bouche de la loi » et ne peuvent exprimer une
« opinion particulière » qui surpasserait le jugement de droit. Enfin, les juges sont bien lex
loquens, mais non lex animata : « en leur qualité de juges, ils ne sont animés que par la loi. Ils ne
sont alors pas détachés de la loi, legibus solutus ou, en d‟autres termes, supra legem. Comparée
au juge qui se fonde sur la raison naturelle pour juger en équité, la marge d‟arbitraire, au sens
neutre, du juge anglais est, aux yeux de Montesquieu, considérablement réduite » (36). Proche
d‟une forme républicaine de gouvernement, l‟Angleterre lie le juge au précédent. Montesquieu ne
souhaitait pas, selon T. Hanish, accorder au juge le pouvoir de juger en conscience en s‟appuyant
sur la raison naturelle, car c‟est sur celle-ci que se fondait la prérogative royale de juger. Dans les
86
cas d‟exception et lorsque les tribunaux ordinaires ne sont pas adéquats, il revient à la Chambre
des Lords de juger Ŕ la noblesse se trouvant ipso facto protégée, car jugée par ses pairs (37).
Cette interprétation récente est confortée par la lecture de l‟édition critique des manuscrits de
l‟ouvrage. La fin du chapitre VI, 3 stipulait initialement, avant suppression de l‟auteur : « En
Angleterre l‟on suit en cela l‟esprit du gouvernement républicain. Le juge rapporte aux jurés qui
sont les pairs de l‟accusé le fait du procès. Il leur représente le texte de la loi ; c‟est une affaire
d‟organes, et c‟est comme s‟il leur disait : vous avez des yeux, voyez la loi, vous avez des oreilles
écoutez les témoins, ce que vous entendez est-il le cas de la loi que vous voyez ? ». Et en note :
« De même à Rome les juges prononçaient seulement que l‟accusé était coupable d‟un certain
crime et la peine se trouvait dans la loi » (38). Cette découverte permet d‟établir l‟interprétation de
la fameuse « bouche de la loi » : comme à Rome, il s‟agit en Angleterre, pour le magistrat, de
percevoir et non de juger au sens fort du terme. Que Montesquieu ait supprimé ce passage par
prudence et crainte de la censure est probable : le « modèle anglais » pourrait faire de l‟ombre à la
monarchie française.
II. Une théorie pluraliste du droit
Pour autant, la théorie du juge « bouche de la loi » n‟est pas appelée à être universalisée.
L‟Angleterre est un régime à part, qui échappe à la typologie des gouvernements ; « république
qui se cache sous la forme de la monarchie » (V, 19), elle ne peut purement et simplement donner
l‟exemple aux autres régimes. Dans L‟Esprit des lois, le droit varie en fonction de la nature du
gouvernement Ŕ les lois civiles variant en fonction des lois politiques. De ce fait, la république et la
monarchie ne doivent pas suivre les mêmes règles dans l‟organisation et l‟attribution des
pouvoirs.
L‟Esprit des lois consacre un livre entier Ŕ le livre VI Ŕ aux « Conséquences des principes des divers
gouvernements par rapport à la simplicité des lois civiles et criminelles, la forme des jugements et
l‟établissement des peines » (39). La question du rôle du juge et de la manière de juger ne peut
recevoir une réponse universelle, comme dans les théories de la souveraineté (chez Hobbes ou
Pufendorf notamment). Pour Montesquieu, la « manière de juger » se conçoit de manière
différenciée, selon la convenance aux formes de gouvernement. Alors que la manière de juger est
extrêmement variable dans les États despotiques, où en l‟absence de loi fixe et stable le juge fait
la loi, elle est fixe et rigide dans les États républicains : « plus le gouvernement approche de la
république, plus la manière de juger devient fixe » (VI, 3). Dans le gouvernement où le peuple est
souverain, la nature de la constitution impose que les juges suivent la lettre de la loi : cela tient au
cas extrême que l‟on fait de chaque citoyen ; nul ne doit pouvoir interpréter une loi contre un
citoyen. C‟est pourquoi, dans la Rome républicaine comme en Angleterre, les juges ou les jurés
qui se prononcent sur les faits ne décident pas de la peine, qui a été prévue par la loi : « pour cela,
il ne faut que des yeux » (VI, 3). Il n‟incombe pas aux juges de présumer quoi que ce soit, car
« [l]orsque le juge présume, les jugements deviennent arbitraires ; lorsque la loi présume, elle
donne au juge une règle fixe » (XXIX, 16). Corrélativement, la république ne peut espérer que le
peuple soit bon juge dans les cas complexes : « le peuple n‟est pas jurisconsulte ; toutes ces
modifications et tempéraments des arbitres ne sont pas pour lui ; il faut lui présenter un seul
objet, un fait, et un seul fait, et qu‟il n‟ait qu‟à voir s‟il doit condamner, absoudre, ou remettre le
jugement » (VI, 3).
87
Entre la variabilité des États despotiques et la rigidité des États républicains, la monarchie apparaît
dès lors comme un moyen terme. Les tribunaux doivent y garantir la vie, la liberté, l‟honneur et la
propriété des sujets :
Le gouvernement monarchique ne comporte pas des lois aussi simples que le despotique. Il y faut
des tribunaux. Ces tribunaux donnent des décisions. Elles doivent être conservées ; elles doivent
être apprises, pour que l‟on y juge aujourd‟hui comme l‟on y jugea hier, et que la propriété et la
vie des citoyens y soient assurées et fixes comme la constitution même de l‟État.
Dans une monarchie, l‟administration d‟une justice qui ne décide pas seulement de la vie et des
biens, mais aussi de l‟honneur, demande des recherches scrupuleuses. La délicatesse du juge
augmente à mesure qu‟il a un plus grand dépôt, et qu‟il prononce sur de plus grands intérêts (VI,
1).
Montesquieu récuse ainsi l‟uniformité et la simplicité abusives du despotisme, qu‟il impute à une
négligence plutôt qu‟à une rationalité supérieure. Dans les monarchies, la diversité des statuts des
personnes et des biens entraîne une complexité redoutable du droit (chaque sorte de bien étant
soumis à des règles particulières, les personnes pouvant se présenter devant des tribunaux
différents qui les jugent selon des règles distinctes en fonction de leur condition). La mosaïque
des justices héritées du système féodal, tout comme la multiplicité des coutumes, remettent en
cause, selon Montesquieu, les tentatives de codification ou d‟homogénéisation du droit (40). La
défense des privilèges justifie cette complexité, que Voltaire raillait au contraire. Dans les
monarchies, juger est donc un art : « il ne faut pas être étonné de trouver dans les lois de ces États
tant de règles, de restrictions, d‟extensions, qui multiplient les cas particuliers, et semblent faire
un art de la raison même » (VI, 1).
Montesquieu s‟oppose ainsi à l‟uniformisation du droit, où il lit la possibilité d‟une tendance
despotique de la monarchie française. Non seulement l‟auteur de L‟Esprit des lois refuse de voir à
l‟instar de Fleury ou Domat le droit romain utilisé comme modèle ou dénominateur commun (41),
mais il refuse tout autant l‟uniformisation des coutumes et l‟invention d‟un droit commun
coutumier à partir de la coutume de Paris. Car la mosaïque des ressorts coutumiers et les
disparités de la jurisprudence qui horripilent tant juristes et philosophes (comme Condorcet) est
valorisée ici au nom d‟une certaine conception de la liberté politique. Montesquieu se déclare
hostile aux « idées d‟uniformité » qui témoignent à la fois d‟une fausse perfection et d‟un vrai
danger de centralisation despotique. La diversité et la complexité apparaissent comme des
remparts à l‟absolutisme dès lors que l‟uniformité et la simplicité sont conçues comme
instruments privilégiés de l‟arbitraire. L‟Esprit des lois refuse donc une certaine conception de la
codification (simplification, unification) : le code ne saurait désigner à ses yeux un document
unique rassemblant toutes les règles de droit en vigueur dans un même royaume, mais seulement
les coutumes particulières, dont la rédaction, jugée « raisonnable » (XXVIII, 44), sanctionne à la
fois la généralisation, l‟authentification et le morcellement du droit. La préservation de la liberté
suppose de contrer le projet mis en œuvre par la monarchie, que ce soit sous la houlette du
Président Lamoignon qui tente de faire de la Coutume de Paris unifiée le droit commun du
royaume ou dans le cadre des grandes ordonnances du Chevalier d‟Aguesseau (42).
88
Si dans un gouvernement républicain bien constitué, les lois doivent être simples et précises, il en
va donc autrement dans les monarchies, où le droit s‟adapte à la diversité et à l‟inégalité de la
structure sociale ; les différents ordres ne relèvent pas des mêmes juridictions. Dans chaque cas
de figure, la délibération collégiale est requise : « les juges [y] prennent la manière des arbitres ;
ils délibèrent ensemble, ils se communiquent leurs pensées, ils se concilient ; on modifie son avis
pour le rendre conforme à celui d‟un autre » (EL, VI, 4). Le système judiciaire moderne suppose un
corps professionnel de magistrats et permet la délibération. Surtout, cette délibération suppose
des compétences spécifiques et une bonne connaissance de la jurisprudence, que seuls les robins,
dans l‟histoire de France, ont su développer (43). En monarchie, les magistrats ne peuvent en effet
se contenter de suivre la lettre de la loi ; ils doivent en dégager l‟esprit (44).
Certes, Montesquieu est conscient du risque associé à l‟extension de la jurisprudence, notamment
recueillie dans les Arrêts des Parlements. Mais les contradictions et les abus, en la matière, ne
doivent pas être montés en épingle pour justifier la codification abstraite ou la diminution du
pouvoir des juges : « C'est un mal nécessaire, que le législateur corrige de temps en temps,
comme contraire même à l‟esprit des gouvernements modérés » (VI, 1). De la même façon,
Montesquieu est conscient des lenteurs et des imperfections du système judiciaire français, mais il
refuse là encore de remédier aux abus en supprimant leur cause. Il serait peu avisé d‟arguer des
lenteurs des procès, en matière civile ou pénale, pour réserver la justice au monarque. Ainsi doit-
on défendre les formalités de justice : absentes des États despotiques où l‟on ne fait aucun cas de
la sûreté ou de l‟honneur des citoyens, ces procédures sont en monarchie le « prix de la
liberté » (VI, 2).
III. Un exemple : la question du crime de lèse-majesté dans L‟Esprit des lois
L‟Esprit des lois ne saurait donc être interprété comme une critique indiscriminée du pouvoir de
juger. Dans le contexte monarchique, la critique du pouvoir royal de juger, lisible en filigrane, fait
surface en plusieurs lieux stratégiques de l‟œuvre. L‟un des rares passages explicitement consacré
à l‟abus de pouvoir du monarque dans l‟histoire de France en dit long :
Lorsque Louis XIII voulut être juge dans le procès du duc de La Valette, et qu‟il appela pour cela
dans son cabinet quelques officiers du parlement et quelques conseillers d‟État, le roi les ayant
forcés sur le décret de prise de corps, le président de Bellièvre dit: « Qu'il voyait dans cette affaire
une chose étrange, un prince opiner au procès d'un de ses sujets; que les rois ne s'étaient réservé
que les grâces, et qu‟ils renvoyaient les condamnations vers leurs officiers. Et Votre Majesté
voudrait bien voir sur la sellette un homme devant Elle, qui, par son jugement, irait dans une
heure à la mort! Que la face du prince, qui porte les grâces, ne peut soutenir cela; que sa vue seule
levait les interdits des églises; qu'on ne devait sortir que content de devant le prince. » Lorsqu‟on
jugea le fond, le même président dit dans son avis: « Cela est un jugement sans exemple, voire
contre tous les exemples du passé jusqu‟à huy, qu‟un roi de France ait condamné en qualité de
juge, par son avis, un gentilhomme à mort » (VI, 5).
Le Procès du Duc de La Valette révèle les dangers de l‟arbitraire royal. Le procès Foucquet en
fournirait un autre exemple, puisque le Parlement de Paris comportant trop d‟obligés du
surintendant, se vit dépossédé au profit d‟une Cour sur mesure dévouée à Colbert, son pire
ennemi. Montesquieu stigmatise l‟injustice de telles procédures : instruction exclusivement à
charge, pressions constantes exercée sur les magistrats, aggravation finale (exceptionnelle) de la
89
sentence par le roi. L‟Esprit des lois cite également le cas, sous Richelieu, du jugement intempestif
et de la condamnation à mort du favori de Louis XIII, M. de Cinq-Mars, sous couvert du crime de
lèse-majesté : les désirs du Cardinal furent ici des ordres (XII, 8). Dans tous ces cas, la pseudo-
justice associée au crime de lèse-majesté sert l‟arbitraire et la raison d‟État : « C‟est assez que le
crime de lèse-majesté soit vague, pour que le gouvernement dégénère en despotisme » (XII, 7).
Pour Montesquieu, la pratique consistant à juger en commissions extraordinaires est liberticide et
attentatoire aux droits de la noblesse. L‟attribution aux « commissaires » du pouvoir de juger en
dérogeant aux règles de droit commun, en réduisant les délais de comparution, en allongeant les
délais de prescription, voire en usant de divers moyens de coercition, contrevient à l‟esprit de la
monarchie et risque, à n‟en pas douter, de mettre la noblesse sous la coupe du prince. Depuis la
Fronde, les cas de crime de lèse-majesté ont en effet été le fer de lance de la justice royale. Les
légistes du Conseil du roi ont insisté sur la nécessité, au nom du « commun profit », de réduire les
conflits de compétence entre juridictions et de faire prévaloir le juge royal sur le juge seigneurial.
Il leur paraît exclu de laisser à la justice municipale, seigneuriale ou ecclésiastique la répression de
crimes qui portent atteinte aux droits du roi : lèse-majesté, faux-monnayage, port d‟armes
prohibé, banditisme de grand chemin… Ces « cas royaux » n‟ont cessé de prendre de l‟ampleur. À
partir des années 1630, les juridictions extraordinaires ont par ailleurs permis d‟évincer le corps
régulier des juges royaux. Les peines prévoyaient la confiscation des vies, des honneurs, des titres
et des biens, sans qu‟elles puissent être modérées par les juges. La question de la lèse-majesté
est donc décisive dans l‟équilibre des pouvoirs monarchiques. Elle est longuement abordée au livre
XII de L‟Esprit des lois Ŕ livre qui a connu les remaniements les plus intenses (45).
L‟office du juge est donc défini dans le contexte d‟un combat contre l‟abus de pouvoir
monarchique. Pour Montesquieu, le seul but des peines étant de rétablir l‟ordre civil et non de
venger Dieu ou le monarque en leur majesté, les lois doivent accorder leur « confiance » aux
hommes et protéger la présomption d‟innocence (XII, 4). Dans L‟Esprit des lois, « Il faut défendre
la société » se substitue à « il faut défendre la majesté ».
La postérité de Montesquieu est immense. Le légicentrisme révolutionnaire s‟est en effet inspiré
de la défiance répandue à l‟égard des juges d‟Ancien Régime (46). Dans un État républicain, où les
lois sont élaborées par les représentants du peuple, le rôle interprétatif du juge doit être réduit au
minimum : il ne doit être qu‟un instrument au service du droit. Pour Beccaria déjà, le juge,
symbole d‟arbitraire, doit céder la place au pouvoir absolu de la loi. L‟exercice de la justice
suppose l‟effacement du juge, qui ne doit servir qu‟à prononcer les paroles de la loi, expression de
la volonté générale. Toute intervention du juge risque d‟être interprétée comme irruption d‟un
intérêt particulier ou d‟une subjectivité arbitraire. Le juge doit se contenter de former un
syllogisme parfait : la majeure doit être la loi générale, la mineure l‟acte conforme ou non à la loi,
la conclusion l‟acquittement ou la condamnation. Selon l‟auteur des Délits et des peines, rien n‟est
donc plus dangereux que l‟axiome commun selon lequel il faut consulter l‟esprit de la loi. Cette
maxime serait la porte ouverte aux préjugés et à la contingence des points de vue.
Peu après la Révolution, le Tribun et homme de lettres bordelais Jacques Joseph Garat semble
soutenir une position analogue au moment des débats autour du Titre préliminaire du Code Civil.
Dans son discours du 10 frimaire an X (10 décembre 1801), « Maillia-Garat » conteste la légitimité
de l‟interprétation de la loi. L‟arbitre du juge est synonyme d‟arbitraire, au sens d‟abus :
90
Dans une république, tribuns, dans la République française surtout, la simplicité et l‟uniformité
des lois sont une conséquence nécessaire de l‟égalité absolue qui fait la base de la constitution.
[...] L‟interprétation des lois, le droit de suppléer à leur insuffisance ou à leur silence, ne
pourraient que troubler les déterminations de la loi, et ébranler ses garanties. [...] L‟usage d‟une
mauvaise loi est funeste sans doute ; mais l‟interprétation peut faire un usage désastreux de la
meilleure loi ; et quel abus peut se comparer à ce seul effet de l‟interprétation des lois, qui est de
faire vivre au milieu de la société, comme si elle était sans loi [...] c‟est l‟arbitraire sous les formes
de la loi, et l‟anarchie sous les apparences de l‟ordre (47).
Or c‟est en citant Montesquieu que Maillia-Garat (ou Garat-Maillia) arrive à la conclusion suivante :
le juge ne doit être que la bouche qui prononce les paroles de la loi. Le tribun fonde son argument
sur le passage de L‟Esprit des lois (VI, 3) qui stipule que les juges, en république, doivent respecter
la lettre de la loi. Pourtant, il semble abusif de se fonder sur un tel usage de Montesquieu pour en
conclure que celui-ci était porteur d‟une doctrine unilatérale Ŕ celle de la nécessaire neutralisation
du pouvoir des juges (48). Portalis avait déjà reproché à Garat-Maillia d‟attribuer à Montesquieu
des idées aux antipodes des siennes (49). Dans L‟Esprit des lois, la réflexion sur la liberté politique
est ordonnée à une analyse de la pluralité des régimes et des systèmes. Montesquieu n‟a pas
prôné la prudence interprétative contre l‟activisme judiciaire ; il a tenté d‟établir, en situation, les
conditions propices à la liberté politique.
Notes
(1) Sur ce pouvoir, voir F. Ost, « Quelle jurisprudence, pour quelle société ? », Archives de la
philosophie du droit, t. XXX : « La jurisprudence », Sirey, 1985 ; Ph. Raynaud, Le Juge et le
Philosophe, Paris, Armand Colin, 2008.
(2) Mieux vaut parler de « distribution » que de séparation. Voir C. Eisenmann, « L‟Esprit des lois et
la séparation des pouvoirs », in Cahiers de Philosophie politique, Reims, n° 2-3, OUSIA, 1985,
p. 3-34 ; M. Troper, « Séparation des pouvoirs », Dictionnaire Montesquieu,
http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/1376427308/fr/
(3) Voir notamment D. Kelley, « The prehistory of sociology: Montesquieu, Vico, and the legal
tradition », in History, Law and the Human Sciences, Londres, Variorum Reprints, 1984, p. 133-
144 ; R. Kingston, Montesquieu and the Parlement of Bordeaux, Genève, Droz, 1996.
(4) Initialement en EL, XII, 22.
(5) Il n‟est Président que de nom (et en réalité assesseur) de 1716 à 1723 car il n‟a pas atteint
l‟âge requis de 40 ans. Voir J. Dalat, « Montesquieu magistrat au Parlement de Bordeaux »,
Archives des lettres modernes, 1971 (13), n° 132, p. 11-122.
(6) Note de Guasco à la lettre de Montesquieu du 4 octobre 1752, cité par L. Desgraves,
« Montesquieu et la justice de son temps », in Montesquieu and the Spirit of Modernity,
D. Carrithers & P. Coleman éds., Oxford, Voltaire Foundation, 2002, p. 205-211, ici p. 207.
(7) Montesquieu, Discours sur l‟équité qui doit régler les jugements et l‟exécution des loix, texte
établi et annoté par Sheila Mason, in Œuvres et Ecrits divers, I, in OC, t. VIII, sous la direction
de P. Rétat, Oxford, Voltaire Foundation, Naples, Instituti Italiano per gli Studi Filosofici, 2003,
p. 461-487, ici p. 475. Nous moderniserons systématiquement l‟orthographe et la
ponctuation.
(8) Ibid., p. 476.
(9) Ibid., p. 480.
(10) Voir EL, XXVIII, 12.
91
(11) Ibid., p. 477.
(12) EL, XXVIII, 45. Voir Donald R. Kelley, The Human Measure. The Social Thought in the Western
Legal Tradition, Cambridge, Harvard University Press, 1990, chap. 12.
(13) J.-L. Halperin, « Legal interpretation in France under the reign of Louis XVI: a review of the
Gazette des tribunaux », in Interpretation of Law in the Age of Enlightenment. From the Rule of
the King to the Rule of Law, Y. Morigawa, M. Stolleis et J.-L. Halperin éds., Dordrecht, Springer,
2011, p. 21-43.
(14) C.-J. de Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique, rééd. V. Brunet, Paris, 1769, « Équité »,
p. 556.
(15) Ibid., « Droit étroit », p. 504.
(16) « Il faut donc avouer des rapports d'équité antérieurs à la loi positive qui les établit: comme,
par exemple, que, supposé qu'il y eût des sociétés d'hommes, il serait juste de se conformer à
leurs lois » (EL, I, 1). Je me permets de renvoyer à C. Spector, Montesquieu. Liberté, droit et
histoire, Paris, Michalon, 2010 ; « Quelle justice ? Quelle rationalité ? La mesure du droit dans
L‟Esprit des lois », in Montesquieu en 2005, C. Volpilhac-Auger éd., Oxford, Voltaire
Foundation, 2005, p. 219-242.
(17) La question de l‟arbitraire a retenu l‟attention de Montesquieu dès l‟époque où il compilait les
Institutes de Justinien Ŕ textes recueillis dans la Collectio juris. Ainsi Montesquieu traduit-il
un passage du Digeste (i, 3, 18) : « Il faut toujours interpréter favorablement les lois » (OC, t.
XI, p. 1). Voir Norbert Campagna, « Arbitraire », Dictionnaire Montesquieu,
http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/1377722783/fr/. Ailleurs pourtant, il
reprend textuellement un extrait de l‟addition à la Glose Cautum sit : « Le juge ne doit pas
s‟éloigner du droit écrit en faveur de l‟équité non écrite, à moins qu‟un principe spécifique ne
le lui ordonne » (Collectio juris, OC, t. XII, p. 580). De ce point de vue, le juge doit s‟en tenir à
la loi écrite, même s‟il estime que dans le cas qu‟il doit trancher, l‟application de cette loi
conduit à un verdict inéquitable. Il ne peut juger selon l‟équité que lorsqu‟il y est autorisé.
Montesquieu revient sur la question en mentionnant les rescrits : « Car comme les juges par
le droit romain ne pouvaient point juger selon ce qui leur paraissait équitable ou juste mais
selon la lettre des lois dans les cas qu‟ils croyaient devoir écarter cette maxime ils
consultaient le prince » (p. 835). Ce cas de figure ouvre un certain espace à l‟arbitraire des
juges, car il leur incombe de décider quand ils s‟adresseront au prince ; il leur revient
d‟apprécier si le respect strict de la lettre de la loi pourrait conduire à un verdict inéquitable.
Dans les Pensées, Montesquieu évoque le cas de peines trop sévères et affirme qu‟il faut
procéder « insensiblement », notamment par la « diminution de peines dans les cas les plus
favorables, laissant cela à l‟arbitrage des juges » (Mes Pensées, no 1897). Dans la Collectio
juris, Montesquieu mentionne à plusieurs reprises l‟arbitrage : « Celui-là est censé arbitre qui
fait en quelque façon le devoir du juge voulant par sa sentence finir les discussions des
parties, non celui qui intervient pour tâcher de les accommoder » (OC, t. XI, p. 59). Mais là où
le juge tranche en fonction de la lettre de la loi, l‟arbitre s‟émancipe de cette lettre, voire
décide en l‟absence de lettre de la loi. En se fondant sur le Digeste, Montesquieu affirme alors
que les parties doivent se soumettre à la décision de l‟arbitre, « qu‟elle soit juste ou injuste »,
à moins que l‟arbitre ne prenne la décision expressément contre la loi (p. 60). Dans L‟Esprit
des lois cependant, l‟arbitrage est réservé à certaines formes de gouvernement. Il convient
particulièrement à l‟aristocratie, où « les différends des nobles doivent être promptement
décidés ; sans cela, les contestations entre les personnes deviennent des contestations entre
les familles. Des arbitres peuvent terminer les procès, ou les empêcher de naître » (EL, V, 8).
92
(18) T. Hanish, « Le problème de l‟équité chez Montesquieu », Annuaire de L‟Institut Michel Villey,
n° 2, 2010, p. 61-80, ici p. 77.
(19) Jaucourt, « Équité », Encyclopédie de Diderot et d‟Alembert, t. V, p. 894-895.
(20) Montesquieu, Dossier de L‟Esprit des lois, in Œuvres complètes, R. Caillois éd., Paris,
Gallimard, t. II, 1951, p. 1030.
(21) Le tirage au sort s‟opérait, dans la cité grecque, dans l‟Assemblée élective qui élisait les
magistrats. Les tribunaux pouvaient ensuite être très nombreux pour juger (400 juges au
maximum, 30 en moyenne). Certains tribunaux étaient cependant composés de sages ou de
magistrats compétents (tribunaux commerciaux notamment).
(22) Selon Bodin, le juge doit, en matière criminelle, appliquer purement et simplement la loi. En
matière de droit civil, en revanche, il peut, s‟il le faut, user de son appréciation et juger
d‟après l‟équité. Selon lui, « L‟office du juge s‟exerce sur ce qui ne figure pas dans la loi ou
s‟y trouve exposé avec trop d‟obscurité, ou qui, dans le cas envisagé, paraît contraire à
l‟équité » (Exposé du droit universel (1580), trad. L. Jerphagnon, Paris, PUF, 1985, p. 7).
(23) « Dans l‟ordonnance criminelle de Louis XIV, après qu‟on a fait l‟énumération exacte des cas
royaux, on ajoute ces mots: « Et ceux dont de tout temps les juges royaux ont jugé » ; ce qui
fait rentrer dans l‟arbitraire dont on venait de sortir » (EL, XXIX, 16). Sur l‟attitude de
Montesquieu à l‟égard de l‟ordonnance de 1670, voir D. W. Carrithers, « Montesquieu and the
Liberal philosophy of Jurisprudence », in D. W. Carrithers, M. A. Mosher, P. A. Rahe (éds.),
Montesquieu‟s Science of Politics: Essays on the Spirit of laws, Rowman & Littlefield, Lanham,
2001, p. 291-334.
(24) C. Le Bret, De la souveraineté du roi : de son domaine et de sa couronne, 1632, I, 9, cité
d‟après Les Œuvres de Messire Cardin le Bret, Contenant Son Traité de la Souveraineté du Roy,
Rouen, Charles Osmont, 1689, p. 18-19. Voir D. Parker, « Sovereignty, Absolutism and the
Function of the Law in Seventeenth-Century France », Past and Present, n° 122, February
1989.
(25) Voir notre article « Féodalité » dans le Dictionnaire Montesquieu, C. Volpilhac-Auger éds.,
http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/1376474740/fr/
(26) Montesquieu, De l‟esprit des loix. Manuscrits, I, texte établi et annoté par C. Volpilhac-Auger,
in Œuvres complètes de Montesquieu, t. III, Oxford, Voltaire Foundation, 2008, orth. et
ponctuation modernisée, p. 93.
(27) A. Lebigre, La Justice du Roi, Paris, Albin Michel, 1988, p. 50.
(28) Ibid., p. 51.
(29) Il ne s‟agit pas, bien entendu, d‟une constitution écrite mais d‟une organisation de l‟Etat et de
ses principaux pouvoirs.
(30) Dans les Lois, Platon avait déjà soutenu que le pouvoir d‟appréciation des juges doit être
restreint (876 b-c). Quant aux tribunaux de l‟État bien ordonné dont la sélection et
l‟organisation offrent des garanties supérieures d‟impartialité, ils jouiront d‟une marge de
liberté plus grande ; mais toutes les précautions seront prises pour que cette liberté ne
dépasse pas de justes limites. Pour Platon, les juges ne devraient avoir que la faculté de se
prononcer sur la réalité des faits et sur l‟évaluation des peines afin d‟établir un châtiment
proportionné à la grandeur de la faute (933 e-934 d).
(31) Montesquieu a également biffé, avant impression, un passage où il proposait une
comparaison cruelle pour la France entre « deux royaumes voisins dans l‟Europe » : l‟un,
devenu plus libre, a adouci ses peines tandis que l‟autre a vu augmenter le pouvoir arbitraire t
la rigueur des peines (Manuscrits, op. cit., p. 93).
93
(32) Sur l‟évolution du concept d‟arbitraire dans la justice d‟Ancien Régime, voir par exemple
M. Porret, Le Crime et ses circonstances, Genève, Droz, 1995.
(33) Cicéron, De legibus, 3, 1, 2 ; Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 7, 1132a. Voir K. M.
Schönfeld, Montesquieu et « la bouche de la loi », New Rhine Publishers, Leiden, 1979, p. 85 ;
« Retour sur l‟expression la „Bouche de la loi‟ chez Montesquieu. La fortune d‟Aristote et de
Cicéron », in Actes du Colloque international tenu à Bordeaux, du 3 au 6 décembre 1998 pour
commémorer le 250e anniversaire de la parution de l‟Esprit des lois, Académie de Bordeaux,
Bordeaux, 1999, p. 187-192 ; T. Hanish, « La puissance de juger chez Montesquieu face à la
tradition juridique anglaise », Annuaire de L‟Institut Michel Villey, n° 2, 2010, p. 133-168, ici
p. 144.
(34) James I, Political Works, Speech in Star Chamber, 1616, p. 326.
(35) Jaucourt, « Équité », art. cit., p. 894, nous soulignons.
(36) T. Hanish, art. cit., p. 165. Selon T. Hanish, Montesquieu connaissait les réflexions de Hobbes
sur l‟interprétation juridictionnelle au livre XXVI du Léviathan et n‟ignorait pas la critique de
Hobbes à l‟encontre de Sir Edward Coke, relative à une conception trop stricte de la doctrine
du précédent. Montesquieu possédait par ailleurs les Institutiones juris anglicani de John
Cowell, un précis de Common Law composé selon l‟ordre des Institutes de Justinien, et la
Magnae Brittaniae Notitia de John Chamberlayne dans l‟édition de 1729.
(37) Sur cet enjeu en termes de « lutte des ordres » ou de lutte des classes, voir L. Althusser,
Montesquieu. La politique et l‟histoire, Paris, P.U.F., 1959.
(38) Montesquieu, De l‟esprit des loix. Manuscrits, I, op. cit., p. 99-100.
(39) Ce livre a été rédigé et remanié entre 1741 et 1745. Sur les variantes du manuscrit et sur les
mesures d‟autocensure prises par Montesquieu, voir l‟introduction de C. Volpilhac-Auger,
Montesquieu, De l‟esprit des loix. Manuscrits, in Œuvres complètes de Montesquieu, t. III, op.
cit., p. 89-94.
(40) La procédure avait été organisée par Colbert : ordonnances civile (en 1667), criminelle (en
1670) et commerciale (en 1673). Par ailleurs, le chancelier d‟Aguesseau avait adopté des
ordonnances sur les donations (en 1731, les testaments (en 1735) et les substitutions (en
1747). Voir J. Bart, « Montesquieu et l‟unification du droit », in Le Temps de Montesquieu,
Genève, Droz, 2002, p. 137-146.
(41) Voir P. Jaubert, « Montesquieu et le droit romain », in Mélanges offerts à Jean Brethe de la
Gressaye, Bordeaux 1967, p. 347-372.
(42) J. Bart rappelle que d‟autres auteurs vont dans le même sens comme le Président Hénault,
auteur du Nouvel abrégé chronologique de l‟histoire de France (1744) ou Louis Adrien Le
Paige (1753).
(43) Voir C. Spector, « “Il faut éclairer l‟histoire par les lois et les lois par l‟histoire” : statut de la
romanité et rationalité des coutumes dans L‟Esprit des lois de Montesquieu », M. Xifaras éd.,
in Généalogie des savoirs juridiques : le carrefour des Lumières, Bruxelles, Bruylant, « Penser
le droit », 2007, p. 15-41.
(44) Il ne faut pas exclusivement rattacher ce concept à Domat qui était partisan de la monarchie
absolue : « lorsque les expressions des lois sont défectueuses, il faut y suppléer pour en
remplir le sens selon leur esprit » (J. Domat, Traité des lois, Caen, Centre de Philosophie
politique et juridique, Université de Caen, 1989, p. 61)
(45) Montesquieu, De l‟esprit des loix. Manuscrits, p. 283-290. Voir C. Spector, « Souveraineté et
raison d‟État. Du crime de lèse-majesté dans L‟Esprit des lois », in « Penser la peine au XVIIIe
siècle », L. Delia et G. Radica éds., Lumières, n° 20, 2012/2, p. 55-72.
94
(46) Voir M. Troper, La séparation des pouvoirs et l‟histoire constitutionnelle française, L.G.D.J,
Paris, 1980, p. 63 sq. ; P. Raynaud, « La loi et la jurisprudence des lumières à la Révolution
française », Archives de philosophie du droit, tome 30, 1980, p. 61-72.
(47) Voir G. Canivet, « La création du droit par le juge », Archives de philosophie du droit, tome
50, Dalloz, 2007. Le texte est également cité par T. Hanish, « La puissance de juger chez
Montesquieu face à la tradition juridique anglaise », art. cit., p. 150-151.
(48) Voir en ce sens B. Barret-Kriegel, État de Droit ou Empire?, Paris, Bayard, 2002, p. 134-135.
(49) Pierre Antoine Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, 15 vol., Paris,
Au Dépôt, 1827, vol. VI, p. 151 et 269.
95
MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015
Procédure civile et pénale
La justice du 21e siècle (J21)
Les premières étapes d‟une grande réforme
A. Bergeaud-Wetterwald, Professeur de droit privé et sciences criminelles, Institut de sciences
criminelles et de la Justice, Université de Bordeaux
Les 10 et 11 janvier 2014, près de 2000 représentants des professions juridiques et judicaires
étaient rassemblés à la maison de l‟UNESCO à Paris à l‟occasion d‟un grand débat national sur ce
que doit être « la Justice du 21e siècle ». Si l‟emphase est assumée, l‟expression choisie semble
dire que notre système de Justice Ŕ celui du 20e siècle donc Ŕ est voué à disparaître au profit d‟une
Justice d‟un genre nouveau, en accord avec son époque et les transformations de la société. La
Justice doit certes faire face à de nouveaux défis, s‟adapter, se moderniser. Pour autant, il ne s‟agit
pas ici d‟opérer une simple mise à jour mais de repenser le système dans son entier afin de
proposer une réforme d‟ampleur. Et si les perspectives envisagées sont loin d‟être consensuelles,
les causes de cette nécessaire mutation sont bien identifiées et tiennent à la crise que traverse
notre Justice depuis quelques décennies. Une crise, profonde, ou plutôt des crises « de croissance,
de confiance et de conscience » selon la trilogie retenue par le professeur Terré (1).
Une crise de croissance d‟abord qui est la résultante d‟un manque de moyens constamment
déploré. Pour 2015, le budget global de la Justice en France s‟élève à près de 8 milliards d‟euros
dont une grande partie est affectée à l‟administration pénitentiaire. En augmentation constante
mais dans des proportions très modestes, ce budget est largement inférieur à celui de bon
nombre de nos voisins européens. La France souffre également d‟un manque de magistrats et de
greffiers. Pour 66 millions d‟habitants, notre pays compte environ 7500 magistrats exerçant en
juridictions civiles ou pénales et un peu plus de 1400 juges administratifs. Cette crise de
croissance alimente une crise de confiance, les justiciables français ayant une mauvaise image de
leur Justice qu‟ils estiment trop lente, trop compliquée et trop couteuse. De là, une crise de
conscience pour les juges eux-mêmes qui doivent gérer les flux de contentieux avec les moyens
disponibles sans bénéficier de l‟indulgence de l‟opinion publique.
La réforme judiciaire se devait donc d‟être à la mesure de l‟importance des difficultés recensées.
Présentée dans ses grandes lignes par la ministre de la justice au mois de septembre 2014, cette
réforme « J21 » qui prône une justice simplifiée et modernisée prend d‟abord appui sur une
importante réflexion de fond. Au cours de l‟année 2013, quatre groupes de travail ont remis à la
ministre autant de rapports contenant au total 268 propositions de réforme. Deux de ces rapports
étaient spécialement consacrés au juge (2), un troisième aux juridictions (3) et le dernier au
ministère public (4). Ces propositions ont naturellement nourri les débats organisés à l‟UNESCO en
janvier 2014, lesquels ont donné lieu à plus de 2000 contributions de la part de professionnels de
la Justice. Quelques mois plus tard, une fois les arbitrages effectués, la ministre de la justice a
donc présenté la synthèse de sa réforme à travers 15 actions venant décliner trois orientations
fondamentales : « une justice plus proche, plus efficace et plus protectrice » (5). Dès la fin de
l‟année 2014, différentes mesures étaient mises en place à titre expérimental au sein de quelques
juridictions pilotes. L‟année 2015 s‟annonçait alors comme l‟étape charnière durant laquelle les
réflexions et propositions viendraient prendre corps au sein de plusieurs textes. Une loi du 16
96
février 2015 (6) et un décret du 11 mars 2015 (7) ont déjà permis de consacrer certaines mesures
du projet « J21 ». Si plusieurs autres textes sont attendus dans les mois à venir, l‟attention se
porte aujourd‟hui sur un projet de loi portant application des mesures relatives à la justice du 21e
siècle qui devrait être présenté en Conseil des ministre le 31 juillet 2015.
La Justice du 21e siècle est donc encore en pleine construction et le projet de loi dont nous
présenterons quelques mesures phares sera sans doute amendé avant son vote définitif.
Néanmoins, à cette étape du processus, il est intéressant de faire le point sur les mesures
adoptées, celles qui sont en passe de l‟être, celles qui sont encore à l‟étude et celles qui sont mise
en place à titre expérimental pour comprendre comment l‟Etat français souhaite façonner la Justice
de demain.
1) Une justice plus proche
Pour replacer le citoyen au cœur du service public de la Justice, des efforts doivent être accomplis
pour faciliter l‟accès à la Justice et améliorer la circulation des informations relatives à la
procédure.
Face à la complexité actuelle de l‟organisation judiciaire, les justiciables peuvent en effet se sentir
désorientés lorsqu‟il s‟agit d‟effectuer des démarches pour agir en justice ou obtenir des
informations sur leur affaire. Pour remédier à cette difficulté, un service d‟accueil unique est en
cours d‟expérimentation, depuis l‟automne 2014, dans certaines juridictions. Le projet de loi
portant application des mesures relatives à la justice du 21e siècle prévoit de pérenniser et de
déployer, à terme, ce dispositif sur l‟ensemble du territoire national. Concrètement, ce guichet
unique doit permettre à chacun de se rendre dans la juridiction la plus proche de chez lui pour
accomplir des formalités et des démarches ou obtenir des renseignements sur la procédure en
cours, et ce quelle que soit la juridiction compétente ou saisie pour connaître du litige.
Toujours dans le but de gommer l‟éloignement géographique des juridictions et de simplifier la
transmission d‟informations, une large place est accordée aux nouvelles technologies et à la
dématérialisation des échanges. Au cours d‟un procès civil, les avis adressés à une partie par le
greffe de la juridiction peuvent désormais l‟être par courrier électronique ou par SMS, dès lors que
cette partie y a consenti (8). En matière pénale, la loi du 16 février 2015 a généralisé le recours à
la communication électronique réservée jusque-là aux avocats. Les personnes impliquées peuvent
aujourd‟hui recevoir directement des avis, convocations ou documents par voie électronique,
toujours sous condition d‟un consentement préalable (9).
Enfin, un projet de plus grande ampleur visant a faciliter les démarches des citoyens est à l‟étude.
Un portail internet unique dénommé « Portalis » devrait voir le jour et permettre, dans un premier
temps, de donner accès aux informations relatives aux procédures et aux divers formulaires utiles.
Dans un second temps - programmé pour 2017 - ce portail internet permettrait aux justiciables
de consulter directement leur dossier, voire même d‟engager une procédure en ligne. Certains
syndicats de magistrats se montrent néanmoins septiques quant au caractère opérationnel d‟un tel
dispositif dans les délais évoqués.
97
2) Une justice plus efficace
Dans la stratégie d‟amélioration proposée par la ministre de la Justice, le gain d‟efficacité passe
d‟abord par une simplification des règles de procédure et une réorganisation des méthodes de
travail des acteurs de la chaîne judiciaire. Plusieurs propositions et dispositions particulières sont
ainsi à l‟étude : transfert de certaines compétences vers des administrations, systématisation des
modes de répression des contentieux de masse, mise en place de conseils de juridiction pour
renforcer la communauté de travail (dispositif en cours d‟expérimentation dans quelques
juridictions)…
Néanmoins, au sein du projet de loi portant application des mesures relatives à la justice du 21e
siècle présenté à la fin du mois de juillet en conseil des ministres, deux actions sont
particulièrement mises en avant pour favoriser un meilleur traitement des litiges.
La première vise à encourager les modes alternatifs de règlement des litiges (MARL). Il faut dire
que malgré de nombreuses interventions législatives, spécialement depuis 1995 (10), la France
accuse un certain retard en la matière. Si la médiation, la conciliation et la procédure participative
bénéficient aujourd‟hui d‟un cadre légal globalement satisfaisant, le succès est loin d‟être au
rendez-vous dans la pratique. Les avantages de la justice négociée n‟arrivent pas à briser les
réticences de certains professionnels du droit et d‟une grande majorité de justiciables dont le
réflexe naturel est de vouloir remettre leur litige entre les mains d‟un juge. Pour tenter de
systématiser la recherche d‟une solution négociée, le décret du 11 mars 2015 a prévu que la
demande en justice précise désormais les diligences entreprises en vue de parvenir à une
résolution amiable du litige. Non assortie de sanction, cette disposition purement incitative a
simplement vocation à faire évoluer les habitudes. Elle paraît cependant bien illusoire lorsque l‟on
sait que l‟un des principaux obstacles au développement des modes de règlement amiables tient
au manque de reconnaissance, et partant de légitimité, du tiers intervenant dans le processus et
spécialement du médiateur. Dans le système français, il n‟existe en effet aucune formation
obligatoire, aucune accréditation officielle ou diplôme pour devenir médiateur, excepté en matière
de médiation familiale où une formation spécifique est sanctionnée par un diplôme d‟Etat. Même
s‟il existe aujourd‟hui quelques structures sérieuses de formation, les médiateurs « auto-
proclamés » d‟origine et de cultures diverses, ont largement contribué au fait que les voies
amiables restent sous-utilisées. La nécessité de sécuriser la médiation fait néanmoins partie des
objectifs du projet de loi qui prévoit qu‟en matière civile et commerciale, chaque Cour d‟appel
dressera une liste de médiateurs répondant à des conditions fixées par décret. Si cela permet en
quelque sorte d‟officialiser le statut de médiateur, on peut regretter que la question de sa
formation ne soit pas directement abordée dans le projet.
Au sein du projet de loi, la promotion d‟une justice efficace passe également par un
développement de « l‟action de groupe », souvent improprement qualifiée de class action à la
française. Alors que l‟action de groupe est déjà ouverte dans le domaine de la consommation (11)
et envisagée en droit de la santé (12), il est prévu de lui donner un cadre légal commun et
susceptible de s‟adapter à tous les types de contentieux auxquels le législateur décidera de
l‟ouvrir. Une définition est ainsi posée : l‟action de groupe suppose un intérêt commun à agir
c‟est-à-dire une pluralité de personnes placées dans une situation similaire qui subissent un
dommage causé par une même personne résultant d‟un manquement légal ou contractuel de
même nature. La qualité pour agir appartient en principe à une association agréée concernée par
la défense des intérêts atteints. C‟est donc cette association qui agit contre le défendeur pour
98
obtenir un jugement statuant sur sa responsabilité. Dans ce jugement, le juge Ŕ judiciaire ou
administratif - va définir en outre le groupe des personnes concernées, les préjudices réparables,
les délais pour adhérer au groupe et les mesures de publicité favorisant sa constitution. Si
l‟évaluation collective des préjudices n‟est pas envisageable parce que ceux-ci nécessitent une
individualisation importante (cas des préjudices corporels par exemple), une procédure adaptée
est prévue.
Après avoir posé ce cadre commun susceptible d‟être adapté selon le domaine concerné, le projet
de loi envisage la consécration de l‟action de groupe en matière de discrimination au travail. On
retrouve ici la volonté de promouvoir une plus grande efficacité de la Justice tant les actions en
matière de discriminations sont difficiles à mener pour les individus qui en sont victimes. La
qualité pour agir serait ici attribuée aux associations de lutte contre les discriminations mais
également aux syndicats représentatifs.
3) Une justice plus protectrice
L‟objectif de protection passe d‟abord assez logiquement par une intensification de la politique
d‟aide aux victimes d‟infractions pénales. Sur le terrain, les bureaux d‟aide aux victimes (BAV)
chargés d‟informer et d‟accompagner les victimes dans leurs démarches, ont été progressivement
déployés sur l‟ensemble du territoire. Sur un plan légal, la nécessité de transposer la directive
« victime » du 25 octobre 2012 (13) avant la fin de l‟année 2015 a conduit à insérer un certain
nombre de dispositions garantissant l‟information et la protection des victimes d‟infractions au
sein du projet de loi portant adaptation de la procédure pénale au droit de l‟Union européenne
adopté par l‟Assemblée nationale le 17 juillet 2015.
Pour la ministre de la Justice, une meilleure protection judiciaire suppose également d‟améliorer
l‟organisation des juridictions. En matière civile, il existe actuellement en première instance un
partage de compétences entre trois juridictions Ŕ le tribunal de grande instance, le tribunal
d‟instance et la juridiction de proximité Ŕ en fonction de la nature et de la valeur du litige. Les
règles attributives de compétence sont d‟une telle complexité qu‟il est souvent difficile pour un
justiciable de savoir à quelle juridiction s‟adresser (14). Ce manque de lisibilité de l‟organisation
judiciaire en première instance est accentuée par le fait que d‟autres juridictions spécialisées ont
compétence pour connaître de contentieux particuliers. On citera notamment le tribunal de
commerce qui connaît des litiges commerciaux, le conseil de prud‟hommes compétent pour les
conflits entre les salariés et leur employeurs ou encore le tribunal des affaires de sécurité sociale
statuant sur les litiges entre les organismes de sécurité sociale et les personnes assujetties. Pour
rendre notre organisation judicaire plus lisible, le rapport Marshall (15) préconisait la mise en
place d‟une juridiction unifiée, le « tribunal de première instance », disposant d‟un greffe unique
et construite autour de sept blocs de compétence (16). Cette proposition n‟a pas été reprise dans
le projet ministériel qui conserve donc la pluralité actuelle de juridictions au premier degré.
Néanmoins, il est envisagé un transfert de compétences du tribunal d‟instance vers le tribunal de
grande instance afin que le premier se concentre sur les petits litiges du quotidien et la protection
des personnes vulnérables. Le tribunal d‟instance devrait également reprendre le contentieux
attribué aux juridictions de proximité appelées à disparaître en 2017.
Enfin, l‟une des 15 actions soutenues par la ministre vise à « sécuriser la vie économique » en
réformant la justice commerciale et sociale. Dans cette perspective, le projet de loi devant être
99
présenté en conseil des ministres le 31 juillet 2015 prévoit de réviser le fonctionnement des
tribunaux de commerce ainsi que le statut des juges qui y siègent et qui sont, non pas des juges
professionnels, mais des personnes issues du monde de l‟entreprise. Sans remettre en cause cette
spécificité séculaire, il est proposer de mieux encadrer leur formation et leur désignation pour
tenter de dissiper les soupçons de partialité et de conflits d‟intérêts qui pèsent trop souvent sur la
justice commerciale.
Quant à la modernisation de la procédure en droit du travail, elle est toujours à l‟étude (17) afin de
répondre à deux défis majeurs : favoriser la conciliation et rationnaliser la procédure pour
permettre un traitement plus rapide des litiges.
Les mois qui viennent seront donc décisifs pour voir si la réforme d‟envergure pensée et annoncée
pourra réellement prendre corps.
Notes
(1) F. Terré, « Perspective et avenir du dualisme juridictionnel », AJDA 1990, p. 595
(2) Rapport de l‟Institut des hautes études sur la Justice (IHEJ), « L‟office du juge au 21e siècle »,
mai 2013 www.ihej.org/wp-content/uploads/2013/07/rapport_office_du_juge_mai_2013.pdf
et Rapport P. Delmas-Goyon, « Le juge du 21e siècle », décembre 2013
www.justice.gouv.fr/publication/rapport_dg_2013.pdf
(3) Rapport D. Marshall, « Les juridictions du 21e siècle », décembre 2013
www.justice.gouv.fr/publication/rapport_Marshall_2013.pdf
(4) Rapport J.-L. Nadal, « Refonder le ministère public », novembre 2013
www.justice.gouv.fr/publication/rapport_JLNadal_refonder_ministere_public.pdf
(5) www.justice.gouv.fr/la-reforme-judiciaire-j21-12563
(6) Loi n° 2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et
des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures
(7) Décret n° 2015-282 du 11 mars 2015 relatif à la simplification de la procédure civile, à la
communication électronique et à la résolution amiable des différends.
(8) Art. 748-8 du Code de procédure civile créé par le décret du 11 mars 2015.
(9) Art. 803-1 du code de procédure pénale
(10) La loi n° 95-125 du 8 février 1995 est venue donner un cadre légal à la conciliation et à la
médiation judiciaires.
(11) Loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation dite « loi Hamon ». Voir MLR
n° ?
(12) Art 45 du projet de loi relatif à la santé en cours de discussion au Parlement.
(13) Directive 2012/29/UE du Parlement européen et du Conseil établissant des normes minimales
concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité et remplaçant la
décision-cadre 2001/220/JAI du Conseil
(14) Le non respect des règles de compétence est sanctionnée par une exception d‟incompétence
que le juge peut parfois relever d‟office.
(15) Rapport D. Marshall, « Les juridictions du 21e siècle », proposition n° 4.
(16) Les sept blocs de compétence définiraient le périmètre de sept juridictions : le tribunal de
proximité, le tribunal civil, le tribunal familial, le tribunal de l‟enfance, le tribunal pénal, le
tribunal commercial et le tribunal social.
100
(17) Voir Rapport A. Lacabarats, « L‟avenir des juridictions du travail : vers un tribunal prud‟homal
du 21e siècle », juillet 2014 www.justice.gouv.fr/publication/rap_lacabarats_2014.pdf
101
MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015
Droit social
Le salaire minimum, un instrument national pour lutter contre le dumping social ?
Jérôme Porta, Professeur de droit, COMPTRASEC, Université de Bordeaux
Dans le contexte de la crise économique en Europe, les salaires sont devenus une question clé sur
l'agenda politique européen. La fixation des salaires minima est considérée comme un des
instruments à prendre en compte dans la recherche de solutions aux déséquilibres économiques
et aux problèmes économique aussi bien au niveau européen que national. Cette mise en avant de
la question des salaires minima sur la scène européenne est d'autant plus remarquable que les
traités refusent à l'Union européenne une compétence en matière de rémunération, interdisant
l'adoption d'actes d'harmonisation sur le salaire minimum. Toutefois, cette absence de
compétence n'a pas empêché une intervention croissance de l'UE en matière de salaire minimum
dans le cadre de l'activité de la troïka ou du semestre européen. Encore récemment, les
recommandations adressées aux États en 2015 suffisent à s'en convaincre que ce soit pour pointer
les bienfaits de l'introduction du salaire minimum, par exemple dans le cas de l'Allemagne, ou au
contraire le caractère « défaillant » du système de fixation du salaire minimum par exemple en
Belgique. Parallèlement, rejoignant une préoccupation ancienne tant de l'OIT (Convention OIT n°
131), que du Conseil de l'Europe, les propositions en faveur d'un salaire minimum en Europe aux
fins tant de lutte contre la pauvreté et le chômage que de régulation économique, se sont
récemment multipliées. Le rapport commun G20, OCDE, OIT, Banque mondial et FMI « Boosting
jobs and living standards in G20 countries » (1) est emblématique de ce mouvement en faveur du
salaire minimum.
Toutefois, le consensus en faveur de l'institution de salaire minimum ne doit pas leurrer sur la
nature de ce ralliement des instances supranationales. S'il peut être conçu comme servant la lutte
contre la pauvreté et les bas salaires, c'est en partie en tant que comme remède contre le retour
possible de législations protectionnistes dans un contexte de fort taux de chômage (2). Or
justement, cette conception tranche là vigoureusement avec les usages de cet outil de politique
sociale que constitue la fixation d'un salaire minimal au sein des États. En effet, face aux
situations de dumping social et confrontée à l'insuffisance des dispositifs internationaux ou
européens, la tentation est réelle de se (re)tourner vers la législation nationale pour poser des
limites à la mise en concurrence des législations sociales. L'obligation de respecter un salaire
minimal sur le territoire nationale pourrait alors sembler être l'une des clés de la lutte contre le
dumping social. Toutefois, la possibilité d'apporter une solution nationale à ces déséquilibres
transnationaux est fortement contrainte par la protection juridique du marché. En effet,
l'utilisation du droit national à des fins de lutte contre le dumping n'échappe pas aux rigueurs des
libertés économiques de circulation. La mémoire des arrêts Laval (3) et Rüffert (4) est là encore
vive. Deux récents arrêts de la Cour de justice ici rapportés éclairent les marges d'appréciation
laissés aux législateurs nationaux dans la lutte contre le dumping social. Les contraintes
européennes, qui pèsent sur le droit national, rendent l'usage de cette marge d'appréciation
complexe en raison de la pluralité des objectifs dont le juge impose la conciliation. La lutte contre
le dumping social doit en effet être accommodée avec deux autres objectifs en partie
contradictoires : la promotion du marché des services et la protection du travailleur détaché. Dès
lors, la Cour de justice n'exclut pas la mise en concurrence des législations sociales des États
102
membres. Au contraire, elle veille bien plutôt à définir les bornes au sein desquels cette
compétition sociale est possible à l'occasion de prestations de service transnationales (5),
considérant même le fait pour un prestataire de service de tirer avantage concurrentiel des
différences existant entre les taux de salaire comme favorable à l'exercice de la libre prestation de
service. Toutefois, dans ce cadre, les contraintes divergent fortement selon que la prestation
implique ou non une mobilité des salariés du prestataire. En effet, en cas de mobilité des salariés,
la directive 96/71 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d'une
prestation de services (6) s'emploie justement à offrir un cadre à la conciliation des objectifs
nationaux de politique sociale avec les libertés économiques par la fixation d'un socle minimal de
droits sociaux. Aussi n'est-il pas surprenant, comme l'illustrent les deux récentes décisions de la
Cour de justice sous commentaire (7), que le contrôle exercé sur le droit national anti-dumping
diffère fortement dans sa nature selon qu'il suive ou non le cadre harmonisé issu de la directive.
I. La lutte contre le dumping social hors l'harmonisation
Les possibilités d'instituer des mécanismes de lutte contre le dumping social sont désormais très
limitées au sein de l'Union européenne. Mieux la Cour de justice semble, comme en matière de
droit des sociétés, assez favorable aux situations de concurrence des législations nationales. La
matière sociale, et en particulier les législations sur le salaire minimum, ne semble pas faire ici
exception.
Un récent arrêt de la Cour de justice du 18 septembre 2014 (8) en témoigne. En l'espèce, était en
cause le recours à des clauses sociales insérées un appel d'offre. Ces clauses conditionnent la
soumission d'une réponse à un marché public aux respects par les entreprises soumissionnaires
de certaines contraintes sociales ou environnementales. Le droit français n'ignore d'ailleurs pas de
telles clauses, certaines dispositions du Code des marchés publics permettant au pouvoir
adjudicateur intégrer des exigences sociales. Le droit français n'en a cependant qu'un usage
modeste, orienté pour l'essentiel vers l'insertion sociale. A cet égard, la pratique paraît avoir une
portée plus importante sous l'empire du droit allemand, ainsi que l'avait déjà révélé l'arrêt Rüffert
(9).
En l'espèce, la ville de Dortmund avait lancé un appel d'offre public pour la numérisation et la
conservation de données. Cet appel d'offre comportait une clause sociale, conditionnant la
recevabilité de la réponse à l'engagement de verser à ses salariés un salaire conventionnel
minimal. L'un des candidats, la Bundesdruckerei, équivalent désormais privatisé de l'imprimerie
nationale, devait s'émouvoir d'une telle exigence. En effet, elle entendait avoir recours à un sous-
traitant polonais pour l'exécution du marché, dont les tarifs avantageux n'étaient manifestement
pas étrangers à la faiblesse des rémunérations pratiquées en vertu de la législation polonaise.
L'obligation imposée par l'appel d'offre de respecter les rémunérations fixées par une convention
collective de branche pouvait-elle être compatible avec le droit de l'Union ? Fallait-il pour répondre
à cette interrogation faire référence à un texte de droit dérivé ? La Cour écarte systématiquement
les arguments développés en ce sens. D'une part, la directive 96/71 ne trouvait pas à s'appliquer,
la situation des salariés engagés dans la prestation de service ne correspondant à aucune des
hypothèses de détachement visées par la directive. La raison en était simple : la réalisation du
marché public par un sous-traitant polonais ne nécessitait aucun détachement transnational de
salariés sur le territoire allemand, puisque la prestation pouvait être effectuée par une « filiale à
103
100 % établie en Pologne » (10). L'arrêt a ici le mérite de souligner une des lacunes de la
législation européenne sensée prévenir les pratiques de dumping social. Visant « à assurer une
concurrence loyale entre les entreprises nationales et les entreprises effectuant une prestation de
services transnationale » (11), la directive 96/71 n'embrasse pourtant qu'une partie seulement des
prestations de services, celles impliquant une mobilité salariale. Or, même en l'absence de
détachement de travailleurs, une prestation de service transnationale peut jouer la carte du
dumping, tout en échappant aux exigences de la directive 96/71. Focalisé sur la seule question du
détachement de travailleur, le droit européen est loin de permettre de conjurer tous risques de
concurrence déloyale fondée sur les différences de législations sociales.
D'autre part, quant à l'argument tiré de la comptabilité à la directive 2004/18 relative à la
coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de
services qui prévoit bien la possibilité d'introduire des clauses sociales dans la définition de la
commande public, n'a pas plus grâce aux yeux de la Cour de justice. Non seulement, la Cour a
soin de laisser planer un doute sur la compatibilité d'une clause imposant le respect d'une
rémunération minimale aux dispositions de la directive, mais elle considère surtout qu'à
« supposer » cette compatibilité, de telles exigences ne peuvent être imposées que pour autant
qu'elles soient « compatibles avec le droit communautaire » (12). Il n'y a là que le rappel de la
hiérarchie des normes au sein du droit européen. Le droit primaire prime sur le droit dérivé et les
dispositions du droit national mettant en œuvre une directive ne peuvent donc se prévaloir de leur
conformité à ses dispositions pour se soustraire aux impératifs des libertés fondamentales de
circulation. La compatibilité de la clause sociale prévue par le droit national doit donc être
appréciée directement au regard de l'article 56 TFUE fondant la libre prestation de service.
Confrontée à ce quasi-impératif catégorique de l'Union, les instruments nationaux de lutte contre
le dumping peinent à passer le test de la justification. En effet, au terme d‟une démonstration
aussi courte qu‟implacable, la Cour de justice devait une fois encore mettre à bas la législation
allemande. Tout d‟abord, comme dans l'arrêt Rüffert, la Cour considère qu‟imposer une
rémunération minimale aux sous-traitants établis dans un autre État où les rémunérations sont
moindres constitue une restriction à la libre prestation de service. La motivation prétorienne a ici
le mérite de la franchise. Pour la Cour, cette exigence « constitue une charge économique
supplémentaire qui est susceptible de prohiber, de gêner ou de rendre moins attrayante
l‟exécution de leurs prestations dans l‟état membre d‟accueil » (13). A ce compte, il y a peu de
règle du droit social qui ne soit susceptible d‟être qualifiée de restriction à la libre prestation.
Toute à l'idée libérale de la notion de restriction, la Cour paraît bien convaincue que le respect du
droit (social) constitue en soi un péché économique, une externalité négative entravant la libre
circulation. Or, si elle n'est pas fermée, la voie du rachat est étroite. Il faut aux autorités nationales
justifier de la poursuite strictement proportionnée d'un objectif européo-compatible.
Certes, la Cour n‟écarte pas par principe les justifications tirées de la lutte contre le dumping
social. Ainsi est jugé légitime l‟objectif auquel s‟est expressément référé le législateur du Land de
Rhénanie-du-Nord-Westphalie d‟ « assurer que les travailleurs soient payés un salaire convenable
afin d‟éviter à la fois le « dumping social » et la pénalisation des entreprises concurrentes qui
octroient un salaire convenable à leurs employés ». Mais le contrôle de cette justification dévoile
ensuite toute sa rigueur.
104
D‟une part, la Cour rappelle la solution dégagée à l'occasion de l'arrêt Rüffert (14). Une mesure
nationale applicable aux seuls marchés publics n'est pas apte à atteindre cet objectif s'il n'existe
pas d'indice laissant à penser que « des travailleurs actifs sur le marché privé n'ont pas besoin de
la même protection salariale que ceux actifs dans le cadre du marché publics ». En effet, à défaut
d'avoir étendue la norme collective à l'ensemble des entreprises du secteur privé, le droit national
ne peut sans incohérence prétendre poursuivre un objectif de lutte contre le dumping social ou de
protection de l'organisation autonome de la vie professionnelle des syndicats, « sans justifier le
sort spécifique fait aux travailleurs détachés » (15). L'exemplarité des marchés publics n'a
manifestement pas la faveur de la Cour qui, érigeant la cohérence de la justification en norme, y
voit au contraire le signe de l'absence de caractère nécessaire des moyens mis en œuvre à la
poursuite des objectifs revendiqués par les autorités nationales. Ce n'est donc qu'à la condition,
en l'espèce a priori satisfaite, d'avoir été étendue que l'imposition d'une rémunération minimale
pourrait être justifiée.
Mais encore faut-il d'autre part que la mesure satisfasse au test de la proportionnalité. Or ici, le
recours au salaire minimal comme outil de lutte contre le dumping n'a rien d'évident dès lors que
cet objectif doit être également concilié tout à la fois avec la promotion de la libre prestation de
service et la protection des travailleurs du prestataire de service. Selon la Cour, imposé ainsi au
sous-traitant de respecter un taux de salaire minimal supérieur à celui pratiqué sur le territoire où
il emploie ses salariés est disproportionné si n'est pas pris en considération la différence de « coût
de la vie » dans chacun des États en cause. Revenant aux finalités d'une telle législation, la Cour
affirme que le respect d'un salaire minimal fixe « correspond à celui requis pour assurer une
rémunération convenable aux travailleurs de l‟État membre du pouvoir adjudicateur au regard du
coût de la vie existant dans cet État membre » (16). Imposer le respect d'un salaire minimal « sans
rapport avec le coût de le vie prévalant dans l‟État dans lequel les prestations relatives au marché
public en cause seront effectuées » conduit à priver les sous-traitants établis dans un autre État
membre « retirer un avantage concurrentiel des différences existant entre les taux de salaires
respectifs » (17). Dès lors, une rémunération minimale sans rapport avec le niveau de vie locale
« va au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer l'objectif de la protection des travailleurs » (18).
Seule l'imposition d'une rémunération minimale prenant en compte la différence de niveau de vie
pourrait être admissible. On pressent la complexité du dispositif à mettre en place pour satisfaire
aux réquisits de la Cour.
Un raisonnement analogue prévaut concernant l'objectif également invoqué de stabilité des
régimes de sécurité sociale. Ainsi qu'elle l'avait considéré dans l'arrêt Rüffert, la Cour juge qu'il n'y
pas là de risque de déséquilibre grave du système de sécurité sociale allemand. Dans un souci de
pédagogie, la Cour ajoute cette fois que « si ces travailleurs ne percevaient pas un salaire
convenable et étaient en conséquence forcés à des aides sociales pour assurer un niveau minimal
de pouvoir d'achat, ce serait à des aides sociales polonaises qu'ils auraient droit » (19). Certes,
dans une telle configurations, les travailleurs polonais ne sont pas à la charge du système de
sécurité sociale allemand. Cette précision assez évidente permet néanmoins de mieux saisir les
raisons qui rendent difficile la justification d'un dispositif anti-dumping devant la Cour de justice.
La Cour en admet bien le principe, mais, en rabattant la justification sur la protection des
travailleurs du prestataire, elle méconnaît la logique nécessairement systémique des instruments
anti-dumping qui, en dernière analyse, vise par la garantie de droit aux travailleurs ressortissant
d'un autre État membre à protéger l'emploi sur le territoire nationale.
105
A l'évidence, les impératifs qu'impose le respect des libertés de circulation rendent difficiles le
recours au salaire minimal comme instrument de lutte contre le dumping social. Mais l'existence
d'une directive qui, telle la directive 96/71, vise à harmoniser la résistance des législations
nationales au dumping social est-elle de nature à modifier le contrôle exercer par le juge
national ?
II. La lutte contre le dumping social sous le couvert de l'harmonisation
La rigueur des arrêts Rüffert et Laval laissait peu de place à l'imposition d'une rémunération
minimale par la voie conventionnelle et pouvait conduire à douter de la réponse à cette question.
Dans l'arrêt Laval, la Cour de justice avait imposé une lecture restrictive des marges d'appréciation
concédées aux autorités nationales dans la mise en œuvre de la directive 96/71. D'une part, toutes
les améliorations du socle de protection minimal dont la directive impose le respect ne sont pas
possibles. Selon la Cour, « le niveau de protection qui doit être garanti aux travailleurs détachés
sur le territoire de l‟État membre d'accueil est limité, en principe, à celui prévu à l'article 3,
paragraphe 1, premier alinéa, sous a) à g), de la directive 96/71, à moins que lesdits travailleurs
ne jouissent déjà, par l'application de la loi ou de convention collective de l‟État membre d'origine,
de conditions de travail et d'emploi plus favorables » (20). En d'autres termes, le socle de
protection minimal opère une harmonisation complète et risque bien de devenir, pour les matières
qu'il harmonise un socle maximal. En effet, pour ces matières (salaire minimum, temps de
travail, ...), la directive « prévoit expressément le degré de protection dont l‟État membre d'accueil
est en droit d'imposer le respect aux entreprises établis dans d'autres États membres en faveur de
leurs travailleurs détachés sur son territoire » (21). La faculté d'amélioration de ce socle protecteur
(22) paraît limitée puisqu'elle n'est possible que « dans le respect du traité et dans la mesure où il
s‟agit de dispositions d'ordre public s'appliquant, de façon égale, aux entreprises nationales et à
celles d'autres États membres » (23). Autrement dit, au-delà du socle minimal ressurgit l'impératif
d'une justification des dispositifs anti-dumping au regard des libertés de circulation, dont on a vu
la rigueur. La définition des éléments inclus dans ce socle minimal est donc déterminante en ce
qu'elle tend à fixer a priori les conditions d'une concurrence loyale entre opérateurs économiques.
La marge d'appréciation des Etats est alors doublement limitée. Quant à la forme d'abord, puisque
l'intervention des partenaires sociaux paraissait également peu favorablement accueillie par la
Cour pour la définition du socle minimal. Dans l'arrêt Rüffert, la Cour avait refusé que le salaire
minimal puisse être déterminé par une convention qui n'aurait pas été déclarée d'application
générale conformément aux prescriptions de l'article 3, paragraphe 8 de la directive.
Mais qu'en est-il lorsque l'exigence conventionnelle d'un salaire minimal suit le socle imposé par
la directive 96/71 ? Sans modifier sur la jurisprudence de la Cour de justice, l'arrêt du 12 février
2015 (24) apporte ici d'utiles précisions concernant, quant au fond, la notion de salaire minimal
tout donnant un éclairage plus optimiste de la marge d'appréciation des États pour la mise en
œuvre de la directive 96/71. En l'espèce, une entreprise polonaise avait détaché auprès d'une
succursale finlandaise 186 travailleurs pour les affectés sur le chantier d'une centrale nucléaire
afin d'y exécuter des travaux d'électrification. Les travailleurs reprochaient à la société polonaise
de ne pas leur avoir accordé la rémunération minimale qui leur était due en vertu des minima
garanties par les conventions collectives finlandaises. Afin de faire valoir leurs droits, ils avaient eu
recours à un mécanisme procédural d'une redoutable efficacité, issu du droit finlandais, leur
permettant de céder individuellement leur créance au syndicat, afin qu'il en assure le
recouvrement (25). C'est ce qui permit à ce dernier d'introduire une action contre la société
106
polonaise devant les juridictions finlandaises afin d'obtenir sa condamnation à lui verser une
somme totale de 6.648.383,15 euros.
L'arrêt donne ainsi l'occasion à la Cour de revenir sur la notion de salaire minimal au sens de la
directive 96/71. Ni complètement européenne, ni véritablement nationale, la définition du salaire
minimal est à la croisée de deux techniques propres à la sémantique européenne, celle de la
notion autonome et celle du renvoi au droit national. Il ne s'agit pas d'une notion autonome dont
la Cour déterminerait librement le contenu. En effet, « la directive n'a pas harmonisé le contenu
matériel [des] règles impératives de protection minimale » (26). Si les États doivent imposer aux
prestataires de services le respect d'un taux de salaire minimal, la définition de ce dernier est
renvoyée à la compétence des autorités nationales. Aussi, « le soin de définir quels sont les
éléments constitutifs de la notion de salaire minimal (…) relève du droit de l‟État membre du
détachement » (27). Toutefois, le renvoi au droit national n'est pas sans contrainte, puisqu'il
importe que cette définition n'ait « pas pour effet d'entraver la libre prestation des services » (28).
On va le voir, si la détermination des éléments constitutifs de la notion sont libres, la notion, elle,
ne l'est pas.
Tout d'abord, la Cour retient une conception heureusement large du caractère minimal du salaire.
En l'espèce, le syndicat revendiquait l'application d'un salaire garanti conventionnellement,
conformément au classement des travailleurs en groupes de rémunération. Était ainsi en cause
l'équivalent finlandais des grilles de classification conventionnelle française. La fixation du salaire
minimal était, en l'espèce, fonction de critères tels que la qualification, la formation, l'expérience
des travailleurs, la nature du travail effectué. De plus, le syndicat considérait que l'employeur
devait garantir non pas seulement le salaire horaire minimal, mais le salaire garanti pour le travail
à la tâche. Se prévalant de l'arrêt Laval, l'avocat général Nils Wahl suggérait de retenir une lecture
pour le moins appauvrie et appauvrissante de la notion de salaire minimum. Au nom de la
promotion de la libre prestation de service, il considère que « le taux le plus faible de salaire Ŕ que
ce soit par classes de rémunération ou par groupe de salaires » suffit à protéger les travailleurs
détachés de manière adéquate (29). Telle était la conception également défendue par l'entreprise
polonaise, la rémunération qu'elle versait à ses salariés correspondant au minimum des minima,
c'est-à-dire au salaire minimal de la catégorie de salariés le plus bas des salaires au temps. Contre
cette lecture, la Cour fait prévaloir une interprétation respectueuse de l'autonomie collective. Le
renvoi au droit national consacre ici une marge d'appréciation importante, puisque « le mode de
calcul [du taux de salaire minimal] et les critères retenus en ce qui le concerne » ressortent de
l‟État membre d'accueil. Leur opposabilité n'est soumise qu'à une double condition. D'une part,
ces règles doivent être contraignantes (30). Pareille exigence n'a toutefois pas la même résonance
selon les systèmes nationaux de négociation collective, et peut, pour certains système de
négociation obliger à de considérables adaptations. Les difficultés rencontrées par le droit
allemand dans l'arrêt Rüfert en attestent. D'autre part, les règles définissant le salaire minimal
doivent répondre à une exigence de transparence, « ce qui implique, notamment, qu'elles soient
accessibles et claires » (31).
La solution est importante. Non seulement, la cour rappelle ce faisant Ŕ mais la sévérité de ses
solutions antérieures n'avait-elle instiller le doute ? Ŕ que les éléments du socle minimal peuvent
trouver leur source dans le droit conventionnel, mais surtout, le respect de la liberté de prestation
de service n'impose pas qu'un salaire minimal unique. Cette conception contraste avec les
107
contraintes qui pèsent sur l'imposition d'une rémunération minimal en dehors du cadre offert par
la directive 96/71, puisque là, la rémunération minimale ne peut être là imposée qu'aux fins
d'assurer aux travailleurs une rémunération convenable en fonction du niveau de vie, ce qui paraît
exclure une détermination du salaire minimal modulée par catégorie professionnelle.
Ensuite, l'identification des éléments du salaire minimal doit respecter la notion de salaire qui,
pour la Cour, s'incarne dans l'idée de contrepartie. La Cour en déduit un critère de qualification.
Seuls les éléments de rémunération qui ne modifient pas le rapport entre la prestation du
travailleur, d'une part, et la contrepartie que celui-ci perçoit, d'autre part, peuvent être assimilés à
des composantes du salaire minimal (32). Tous les éléments de la rémunération ne sont ainsi pas
du salaire. Ce critère avait déjà permis à la Cour d'écarter, par exemple, le paiement par
l'employeur des heures supplémentaires du calcul du salaire minimum (33) ou la contribution
patronal à la constitution d'un capital (34). Cette fois, le critère va être mobilisé positivement, non
plus pour écarter un élément de l'appréciation du respect par un employeur du niveau du salaire
minimal, mais au contraire pour imposer le versement de certains élément de rémunération au
titre du salaire minimal obligatoire. La Cour considère ainsi que « le pécule de vacances est
intrinsèquement lié à la rémunération que le travailleur reçoit en contrepartie des services
rendus » (35). Toutefois, c'est alors la référence à la directive 2003/88 (36) et à l'article 31 de la
Charte consacrant le droit de tout travailleur à une période annuelle de congé payé qui, en
définitive, justifie cette qualification. En effet, ces textes impliquent que le travailleur perçoit la
rémunération ordinaire pour cette période de repos. Aussi, « le droit au congé annuel et celui à
l'obtention d'un paiement à ce titre » constituent « les deux volets d'un droit unique » (37)
Enfin, la Cour précise la notion d' « allocation propre au détachement », qui, elle, à la différence du
salaire minimal est bien une notion autonome. L'article 3, § 7, al. 2 assimile en effet ces sommes à
des éléments du salaire minimal à la condition qu'elles ne soient pas versées en remboursement
de dépenses effectivement encourues à cause du détachement, telles les dépenses de voyage, de
logement ou de nourriture. Aussi, s'agissant en l'espèce d'une indemnité journalière versée au
salarié détaché, la Cour justifie son assimilation à un élément de rémunération en raison de la
finalité de l'indemnité. Celle-ci n'est pas versée à titre de remboursement, mais de compensation
des inconvénients dus au détachement, consistant dans l'éloignement des intéressés de leur
environnement habituel (38). Pareillement, s'agissant d'une l'indemnité de trajet quotidien, la Cour
relève que celle-ci est versée aux travailleurs si le trajet aller et retour quotidien effectué excède
une heure. Cette prime compensant le temps de trajet quotidien et n'étant pas versée à titre de
remboursement de dépenses effectivement encourues, elle est intégrée au salaire minimal. En
revanche, la prise en charge du logement par l'employeur, versée sans que les salariés aient dû
faire d'avance est, logiquement, assimilée par la Cour à un remboursement. Pareillement, les bons
d'alimentation versés par l'employeur polonais ne sont être considérés comme partie du salaire
minimal. La Cour y voit des compensations du coût de la vie effectivement encouru par les
travailleurs qui donc sont à l'instar de la prise en charge des dépenses de logement assimilable à
des remboursements.
Remarquable pour les précisions qu'il apporte à la notion de salaire minimal, l'arrêt du 12 février
2015 l'est encore par son silence. Nulle référence dans l'arrêt, à la différence des arrêts Laval ou
Rüffert, à l'article 56 relatif à la libre prestation de service. Lorsqu'elle suit le socle minimal
impératif imposé par la directive 96/71, la législation nationale anti-dumping échapperait ainsi
108
aux contraintes de la justification. Ce n'est que s'il tend à s'écarter de ce modèle minimal imposé,
fut-ce aux fins d'amélioration, que le droit national sera qualifié d'entrave. Pareil constat suggère
une compréhension toute particulière de la directive 96/71. Le socle de protection minimal n'est
peut-être pas seulement à lire comme ce que doit, mais ce que le législateur national peut établir
au titre de la lutte contre le dumping sociale, sauf à se soumettre au test des libertés de
circulation. La lutte nationale contre le dumping social est alors strictement bornée. A suivre les
solutions de la Cour de justice dans le cadre de la directive 96/71, il s'agit moins d'empêcher que
d'organiser la mise en concurrence des législations sociales. Le socle de protection minimal vise
donc à garantir une concurrence « loyale »… entre les législations sociales des Etats.
Notes
(1) « Boosting jobs and living standards in G20 countries », A joint report by the ILO, OECD, IMF
and the Word Bank, juin 2012.
(2) Ibid.
(3) CJUE 18 déc. 2007, aff. C-341/05
(4) CJCE 3 avril 2008, Dirk Rüffert c./ Land Niedersachsen, aff. C-346/06.
(5) C'est-à-dire, par lesquelles un prestataire offre ses services sur le territoire d'un autre États
que celui où il est établi.
(6) Directive 96/71/CE du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs effectué
dans le cadre d'une prestation de services.
(7) CJUE, 18 septembre 2014, Indestructible GmbH c./ Stadt Dortmund, aff. C. 549/13, R.
Noguellou, RDI 2014, p. 560 ; CJUE 12 février 2015, Sähköalojen ammattiliitto ry c/
Elektrobudowa Spółka Akcyjna, aff. C-396/13, J.P. Lhernould, Dr. Soc. 2014, p. 234.
(8) CJUE, 18 septembre 2014, préc.
(9) CJCE 3 avril 2008, Dirk Rüffert c./ Land Niedersachsen, aff. C-346/06.
(10) CJUE, 18 septembre 2014, préc., pt. 25.
(11) CJUE 12 février 2015, Sähköalojen ammattiliitto ry c/ Elektrobudowa Spółka Akcyjna, aff. C-
396/13, pt. 30, déjà, Dir. 96/71, préc., cons. 5.
(12) CJUE, 18 septembre 2014, préc., spéc., pt. 29.
(13) CJUE, 18 septembre 2014, préc., spéc., pt. 30.
(14) CJCE 3 avril 2008, Dirk Rüffert c./ Land Niedersachsen, aff. C-346/06, spéc., pt. 38-40.
(15) En l'absence d'une telle généralisation de la norme conventionnelle, le gouvernement
allemand ne pouvait justifier que le respect d'un taux de salaire minimal « n'est nécessaire à
un travailleur actif dans le secteur de la construction que lorsque ce dernier est employé dans
le cadre d'un marché public et non dans le cadre d'un marché privé » ; CJCE 3 avril 2008, Dirk
Rüffert c./ Land Niedersachsen, aff. C-346/06, spéc., pt. 40.
(16) CJUE 18 sept. 2014, préc., ibid., pt. 34.
(17) CJUE 18 sept. 2014, préc., ibid., pt. 34.
(18) Ibid.
(19) CJUE 18 sept. 2014, préc., ibid., pt. 35.
(20) CJUE, 18 déc. 2007, Laval un Partneri Ltd, aff. C-341/05, pt. 81.
(21) Ibid., pt. 80.
(22) prévu à l'article 3, paragraphe 10 de la directive 96/71.
(23) CJUE 18 décembre 2007, préc., pt. 82.
(24) CJUE 12 février 2015, Sähköalojen ammattiliitto ry c/ Elektrobudowa Spółka Akcyjna, aff. C-
109
396/1
(25) Une première question préjudicielle portait sur le droit national applicable à ce mécanisme de
cession des créances salariales. Le droit polonais prohibe la cession de créances salariales ce
dont ne manquait pas de se prévaloir l'employeur pour contester l'action du syndicat. Fallait-il
soumettre cette cession à la loi du contrat, la loi polonaise selon l'employeur, ou à la loi du
for, la loi finlandaise. La Cour de justice opte pour cette dernière solution qualifiant le
mécanisme finlandais de règle de procédure, dès lors soumise à la loi du for, celle du juge
saisi.
(26) CJUE 12 févr. 2015, préc., pt. 31.
(27) Ibid., pt. 34.
(28) Ibidem.
(29) Conclusion de l'avocat général Nils Wahl, pt. 82.
(30) CJUE, 12 févr. 2015, préc. pt. 40.
(31) CJUE, 12 févr. 2015, préc. pt. 40.
(32) Ibid., pt. 36. La vérification par le juge français du salaire minimum légal ou conventionnel
répond à un critère analogue. La Chambre sociale a ainsi jugé à propos du salaire minimum
conventionnel qu' « en l'absence de dispositions conventionnelles contraires, toutes les
sommes versées en contrepartie du travail entrent dans le calcul de la rémunération à
comparer avec le salaire minimum garanti » (Soc. 7 avr. 2010 ; sur le SMIC, Soc. 14 nov. 2012,
n° 11-14.862). Mais la mise en œuvre de ce même critère n'aboutit pas systématiquement à
qualifier de manière similaire certains éléments de la rémunération du salarié, telle une prime
d'ancienneté, ne serait-ce qu'eu égard à la volonté des parties à la convention collective.
(33) CJCE, 14 avril 2005, aff. C-341/02. En l'espèce, la Cour avait considéré que « il est tout à fait
normal que, si l‟employeur exige que le travailleur fournisse un surplus de travail ou des
heures de travail dans des conditions particulières, cette prestation supplémentaire soit
compensée pour ce travailleur sans que cette compensation soit prise en compte pour le
calcul du salaire minimal » ( pt. 40).
(34) CJUE 7 nov. 2013, Isbir, aff. C-522/12. La Cour avait notamment considéré que bien que non
détachable de la prestation de travail, une telle contribution poursuivait l'objectif à long terme
de garantir la formation d'un capital. Un tel objectif de politique sociale lui semblait ne pas
pouvoir s'inscrire dans le « rapport habituel entre la prestation de travail et la contrepartie
financière que celle-ci appelle de la part de l'employeur ».
(35) CJUE, 12 févr. 2015, préc., pt. 68.
(36) Directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l'aménagement du
temps de travail.
(37) Ibid., pt. 67.
(38) Ibid, pt. 47-48.
110
MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015
Science politique
De la (dé)formation des corps dans les sociétés techniciennes : quelques
réflexions autour de deux amendements à la loi de santé.
Patrick Troude-Chastenet, Professeur de science politique, Centre Montesquieu de Recherches
Politiques, Université de Bordeaux
« Ces deux comportements de célébration et de méfiance ou de mépris du corps ne sont pas
contradictoires : ils fonctionnent ensemble. (…) Là où parait dominer son exaltation, on peut se
demander si sa „libération‟ ne consiste pas dans le projet de s‟en débarrasser par tous les moyens
(1). »
« Parlez-moi des 25% de jeunes filles en surpoids, ensuite on parlera des 2% d‟anorexiques (2). »
La pirouette de Karl Lagarsfeld, pour éviter de répondre à une question portant sur les
amendements à la loi de santé visant à pénaliser l‟incitation à la maigreur, ne mériterait pas d‟être
évoquée ici si elle ne pointait pas une situation paradoxale qui suppose de penser ensemble, et
non pas séparément, deux phénomènes a priori antithétiques. Au sein de nos sociétés
contemporaines, il semblerait en effet que deux logiques contradictoires s‟affrontent. Tandis que
le capitalisme consumériste (3) fabrique à la chaine des individus en surpoids, et des obèses, le
système technicien s‟ingénie à les faire maigrir sur l‟air publicitaire : « La forme, pas les formes ! »
entamé depuis les années 1970 (4). Ou plus exactement, la propagande sociologique (5), au sens
ellulien du terme, s‟ingénie à imposer à tous ses membres le modèle unique du corps mince donc
efficace. Un corps à la perfection toute machinique, stylisé et sublimé par une publicité dont
l‟omniprésence ne doit pas cacher sa nature plus conformiste que créatrice. Car c‟est en réalité la
société tout entière qui s‟exprime à travers les modèles, en l‟occurrence des Top Models, qu‟elle
s‟est choisie. C‟est donc la société tout entière qui choisit de faire du surpoids le stigmate de
l‟inefficacité sociale. L‟individu moderne se trouve ainsi soumis à des injonctions contradictoires
(double bind) : alors que le capitalisme marchand invite les plus privilégiés à s‟adonner aux
plaisirs de la bonne chère tout en condamnant les moins fortunés à une alimentation industrielle
riche en graisses, sucre et sel, la société technicienne inculque à tous ses membres une éthique
(ascétique) et une esthétique (puritaine) de la forme, fondée sur l‟équilibre du corps séduisant et
performant.
Ces deux tendances sont pourtant à analyser comme l‟envers et l‟endroit de la même
médaille mais aussi comme deux logiques antithétiques qui rendent encore plus intenable la
condition de l‟individu moderne le plongeant dans un univers parfaitement schizophrénique. Elles
conduisent les uns au surpoids et à l‟obésité, les autres au culte insensé de la minceur -poussé à
son paroxysme pour certaines (jeunes) femmes adeptes du thigh gap. Elles condamnent l‟immense
majorité des individus ordinaires à rechercher sans répit le corps efficace réclamé par le système
technocapitaliste.
I. Le surpoids et l‟obésité comme symptômes du capitalisme consumériste
Nonobstant les facteurs génétiques qui, du reste, ne sont pas à appréhender seuls mais en
interaction avec une multitude de variables dont les pratiques alimentaires et l‟exercice physique,
le surpoids et l‟obésité doivent être analysé comme des faits sociaux. Le système technocapitaliste
111
produit des obèses et des individus en surcharge pondérale par le biais de plusieurs facteurs
pouvant se combiner entre eux entrainant alors des phénomènes de majoration des maux. Son
mode de production et de consommation repose pour l‟essentiel sur de l‟alimentation industrielle,
la malbouffe/junk food (mauvaises graisses et sucre au détriment des fruits et légumes) à grande
échelle et surgelés bas de gamme à tous les rayons. Aux questions d‟alimentation vient s‟ajouter
le manque d‟activité physique résultant à la fois de l‟addiction aux écrans et au recours
systématique aux moyens de transports mécanisés. Ces facteurs sont à appréhender au regard
des différents mécanismes d‟exclusion sociale. La qualité de l‟alimentation reste fortement
corrélée au statut et/ou à la classe sociale. La diététique, et a fortiori la nourriture biologique,
reste encore l‟apanage des classes aisées tandis que les plus pauvres sont condamnées à une
alimentation bon marché, et de mauvaise qualité. Dans le même sens, la tendance au surpoids est
directement corrélé au niveau d‟études et donc de revenus. Moins un individu est diplômé, plus il
à de chances d‟être obèse. Les personnes ayant poursuivi des études supérieures au-delà du
troisième cycle ont trois fois moins de risques de présenter une obésité que celles qui n'ont pas
atteint le niveau du BEPC. On peut donc légitiment parler d‟une double stigmatisation puisque les
femmes issues des milieux défavorisés sont les principales victimes de l‟obésité. (Haute autorité
de santé, 2011). N‟ayons donc pas peur des mots, dans la majorité des cas en Europe, se moquer
des grosses (femmes) équivaut à se moquer des pauvres !
Nous examinerons d‟abord la question de la surcharge pondérale en France avant de la mettre en
perspective au niveau mondial. Nous tenterons notamment de savoir s‟il s‟exerce en France une
pression sociale plus forte sur le corps des femmes que dans les autres pays ?
I.1. Surpoids et obésité en France
La définition du surpoids et de l‟obésité s‟appuie ici sur les normes de l‟OMS, à savoir pour le
surpoids un indice de masse corporelle (IMC) égal ou supérieur à 25, calculé en divisant le poids
par le carré de la taille et pour l‟obésité un IMC égal ou supérieur à 30. Depuis 1997 en effet,
l‟OMS a fait de l‟indice de Quételet son standard pour mesurer les risques sanitaires liés au
surpoids. Le diagnostic de l‟obésité ou de la surcharge pondérale fait intervenir d‟autres facteurs
dont la mesure du tour de taille à mi-distance entre la dernière côte et le sommet de la crête
iliaque. En outre, ces normes ne sont pas sans susciter certaines réserves chez les sociologues (6).
L‟IMC fournit seulement un indicateur à interpréter prudemment en le corrélant avec d‟autres
paramètres, et au cas par cas, lorsqu‟il s‟agit de s‟inscrire dans une démarche médicale, qui
n‟entre pas dans notre propos ici. En France, on recense plus de deux fois plus d‟obèses chez les
« précaires » (35%) que dans le reste de la population (16 à17%) en 2013 ( plus 30% d‟individus en
surpoids, selon le même sondage réalisé pour la MGEN 05/03/2014) contre 11% d‟obèses dans le
monde en 2008, selon chiffres OMS publiés en 2014. Il résulte de plusieurs études publiées en
2012 que si, en France, il existe une certaine prévalence de l‟obésité féminine, au-delà de
l‟obésité stricto sensu les problèmes liés au poids sont plutôt masculins. Pourtant, ce sont les
femmes qui surveillent leur alimentation. C‟est le cas de huit femmes sur dix, sachant en outre
que 6,7 femmes sur dix vont même jusqu‟au régime. Mais alors que chez l‟homme la corpulence
est associée à la puissance, chez la femme elle est signe de disgrâce.
En 2012, l'obésité toucherait 15 % de la population adulte, correspondant à un peu plus de 6,9
millions d'obèses, soit environ 3,3 millions de plus qu'en 1997 (7). Le surpoids affecterait 53,1%
des hommes (dont 14,3% d‟obèses) et 42% des femmes (dont 15,7 d‟obèses). Mais si l‟on se
112
reporte aux chiffres de l‟OCDE, on peut commencer par se demander si les français, les femmes en
particulier, ne se voient pas plus gros qu‟ils ne sont. Même s‟ils ont augmenté de façon régulière
(Fig. 1), les taux d‟obésité et de surpoids en France sont parmi les plus bas de l‟OCDE. En effet,
seulement une personne sur 8 est obèse en France, et 40 % de la population est en surpoids (y
compris obèse). Autrement dit, avec les Suisses et les Coréens, les Français sont statistiquement
les plus minces des habitants des pays de l‟OCDE (8).
113
En outre, la corpulence moyenne des Français est la plus faible d‟Europe.
En dépit de ce fait statistique avéré, les femmes, en France, continuent de se trouver trop grosses.
Non seulement celles qui jugent leur poids trop faible sont deux fois MOINS nombreuses que
celles qui sont effectivement en sous-poids (IMC inférieur à 18,5) mais alors qu‟elles sont
objectivement les plus minces d‟Europe avec un IMC de 23,2, elles sont encore insatisfaites de leur
poids puisqu‟à leurs yeux la valeur idéale de l‟IMC se situerait à 19,5%, soit le plus faible d‟Europe
(9). Faut-il interpréter ces chiffres à la lueur de ce que Jacques Ellul nommait la propagande
sociologique ? En tout état de cause, comment ne pas y voir la marque d‟une certaine pression
sociale, le résultat symptomatique d‟un matraquage publicitaire, tendant non plus « à se faire une
certaine idée de la femme mais à faire de la femme une idée », selon l‟heureuse formule d‟un
spécialiste de la communication (10) ? Mais tandis qu‟en France, aux USA et au Canada, certaines
minces se tuent littéralement à vouloir maigrir davantage pour ressembler aux icones de la mode,
de par le vaste monde, la population corpulente ne cesse de grossir.
I.2. Surpoids et obésité dans le monde
Selon le dernier rapport de l‟OMS, entre 1980 et 2014, le nombre de cas d‟obésité a plus que
doublé au niveau mondial (11). D‟autre part, alors que le nombre d‟adultes en surpoids était déjà
de 1,4 milliard en 2013, ce chiffre est passé en 2014 à plus de 1,9 milliard de personnes parmi
lesquelles 600 millions d‟obèses, soit environ 13% de la population adulte. Alors que l‟extrême
pauvreté et la faim ont tendance à reculer, la courbe s‟inverse pour la surcharge pondérale.
114
Le surpoids et l‟obésité sont donc les premiers facteurs de risque de décès au niveau mondial et
concernent désormais l‟ensemble des pays riches mais aussi la plupart des pays à revenu
intermédiaire. L‟OMS rejoint ainsi les conclusions d‟une étude publiée en 2014 par un think tank
britannique soulignant l‟explosion du phénomène dans les pays en développement (12). Dans ces
pays, le nombre de personnes en surpoids a presque quadruplé entre 1980 et 2008, passant ainsi
de 250 millions à 904 millions de personnes. Soit plus que dans les pays développés, où leur
nombre a seulement été multiplié par 1,7. Enfin, la première étude synoptique à rassembler, sur la
base d‟une méthodologie unifiée, l'ensemble des données disponibles sur ce sujet, va dans le
même sens puisqu‟elle totalise, tous âges confondus, 2,1 milliards d‟humains en surpoids en
2013. Réalisée par une équipe internationale couvrant 188 pays, elle se résume par ce constat
simple posé par son coordonnateur: « la progression du surpoids et de l'obésité a été importante,
générale et rapide (13). »
Mais ce « fléau sanitaire », à replacer dans sa toute dimension sociale et politique, doit aussi
s‟analyser en tenant compte des disparités existant entre les sexes et entre les pays. Dans les pays
développés, le surpoids est un phénomène plutôt masculin alors que c‟est l'inverse dans pays en
développement. En 2013, dans les pays développés près d'un enfant ou d'un adolescent sur quatre
était en surpoids. Dans les pays en développement, près d'un jeune sur huit, pour les deux sexes.
Mais alors que dans les pays en développement, l‟embonpoint est un signe de prospérité et que le
nombre d‟obèses ne cesse d‟augmenter dans les quatre grands émergents (BRIC)mais aussi au
Mexique (14), en Egypte et au Pakistan ; a contrario, dans les pays développés, et particulièrement
chez les jeunes femmes, l‟obsession est au régime minceur ; d‟où la législation française d‟avril
2015 visant à réprimer toute forme d‟incitation à la maigreur sur Internet et dans les milieux de la
mode.
II. L‟obsession de la minceur comme symptôme de l‟organisation technocapitaliste
En France, plus de huit femmes sur dix (83%) surveilleraient leur alimentation pour mincir (15). Or,
selon les standards de l‟OMS, seulement un peu plus de quatre sur dix d‟entre elles ont de bonnes
raisons de le surveiller. Dans les pays développés et particulièrement en France et dans les pays
anglo-saxons, la quête de la minceur a pris chez de nombreuses femmes, au moins trois visages :
ordinaire, médicamenteuse, extrême.
II.1. La quête ordinaire de la minceur : le corps performant
Où passe la frontière entre le normal et le pathologique, entre le désir légitime de se sentir « en
forme », « bien dans son corps » Ŕselon la terminologie consacrée- et la soumission au diktat de la
mode ? Quid du corset mental imposé principalement aux femmes par la communication-
propagande, par le matraquage publicitaire ? Pour justifier la pénalisation de l‟apologie de la
maigreur et le dépôt de ses deux « amendements anti-anorexie », le rapporteur du projet de loi
sur la santé, Olivier Véran, expliquera ainsi : « Il faut donner un coup d‟arrêt à l‟idée que pour être
belle une femme doit quasiment disparaître (16) ».
Pour maigrir, les individus mettent en place plusieurs stratégies et en raison de certaines
conduites extrêmes (sous-alimentation pour atteindre le thigh gap), on pourrait presque dire que
l‟on passe de la folie des régimes au régime de la folie, si ce terme n‟était impropre à désigner
l‟anorexie mentale.
115
Une étude réalisée par des médecins de l‟INSERM révèle que deux femmes sur trois et un homme
sur deux en France voudraient maigrir (17). Un constat jugé alarmant par Serge Hercberg,
coordonnateur de l'étude : « La pression d'une certaine image du corps dans notre société fait que
même des sujets de poids normal, ni obèses, ni même en surpoids, font des régimes […]. Il y a
vraiment un problème de perception du corps, de modèles véhiculés par la mode, les médias. » En
France, 67% des femmes et 39% des hommes interrogés ont ainsi fait au moins un régime dans
leur vie. 30% des femmes en ont fait au moins cinq. « Elles commencent plus tôt puisque 36%
d'entre elles ont commencé entre 15 et 25 ans, contre 18% des hommes. »
Après avoir été suspendu huit jours pour avoir prescrit du Médiator a un patient voulant maigrir, le
célébrissime Pierre Dukan a définitivement été radié de l‟Ordre des médecins en 2014 pour avoir
confondu commerce et médecine et s‟être engagé à la légère sur le terrain glissant des conduites
alimentaires des adolescents. Dans un livre adressé au futur président de la République, il ne
proposait rien de moins que d‟ouvrir une option « poids d‟équilibre» au baccalauréat. Son principe
étant que les lycéens gagneraient des points en restant dans une fourchette de poids « normal »
entre la classe de première et la terminale. Heureusement cette idée « géniale » fit un flop
retentissant, auprès des pouvoirs publics, des milieux associatifs, scientifiques et médicaux. « On
fait de l‟embonpoint le symptôme de l‟inefficacité sociale et même de la maladie, puisque l‟on
cherche à médicaliser l‟esthétique. C‟est une représentation caricaturale de la prise de poids,
forcément mauvaise en soi (18). »
Cette quête ordinaire de la minceur touchant principalement les femmes mais aussi l‟ensemble
d‟une population assujettie au modèle du corps socialement performant, diffusé par l‟appareil de
communication du système technocapitaliste, se fait aussi parfois par la voie médicamenteuse,
avec la complicité des différents acteurs de la santé publique.
II.2/Quand le médicament remplace le régime (le Médiator)
Nos propres travaux nous ont un jour conduit à nous pencher sur un scandale sanitaire
généralement analysé à travers le seul prisme des conflits d‟intérêts. Mais si nous avions voulu
pour notre part attirer l‟attention sur une dimension trop négligée par les différents observateurs
de la plus grosse affaire de santé publique que la France ait connue depuis l‟affaire du sang
contaminé, à savoir l‟expression emblématique de l‟emprise technicienne sur les processus de
prise de décision politique, il ne faudrait pas oublier pour autant qu‟à l‟origine de cette affaire on
trouve un accord tacite entre un laboratoire désireux de s‟enrichir et des millions de personnes
désireuses de perdre du poids (19).
En effet, ce célèbre médicament antidiabétique (benfluorex) vendu en France de 1976 à 2009 qui
était à l‟origine -et officiellement toujours- destiné aux seuls diabétiques en surcharge pondérale
a été détourné sciemment de son usage. Avec la complicité active et criminelle du fabricant, le
laboratoire Servier, avec celle des médecins prescripteurs, et avec la complicité passive des
patients. Car en réalité, le Médiator était prescrit comme coupe-faim dans un cas sur trois et ses
ventes avaient rapidement doublé après l‟interdiction d‟un autre médicament Servier, l‟Isoméride,
appartenant à la même famille des fenfluramines, lui aussi anorexigène et aux effets secondaires
gravissimes. Parmi ces derniers se trouvait une maladie rare et mortelle : l‟hypertension artérielle
pulmonaire. En avril 2013, un rapport d‟experts indépendants mandatés par le Parquet de Paris a
estimé que cette molécule était responsable, en France, de 220 à 300 morts à court terme, de
116
1300 à 1800 morts à long terme et de 3100 à 4200 hospitalisations. Prescrit comme coupe-faim à
des centaines de milliers d‟obèses aux USA et au Canada, le laboratoire américain qui
commercialisait l‟Isoméride et le Pondéral sous licence Servier a été condamné en 2001 à verser
14 milliards de $ aux victimes.
En 2004, le Médiator était le 36ème médicament le plus vendu en France. Selon les estimations, de
5 à plus de 7 millions d‟utilisateurs en France. Comment ne pas interpréter ces millions de
prescriptions hors AMM (autorisation de mise sur le marché) comme celle délivré par le célèbre
nutritionniste évoqué plus haut, comme autant de demandes, d‟un corps plus mince. Plus mince
pour être plus « beau » certes, mais surtout plus performant, comme un puissant véhicule, plus
efficace selon le standard dominant de la société techno capitaliste. Un peu à la manière de ce
corps réifié sous forme de « cuirasse mécanique » que l‟on retrouve dans le Modulor de Le
Corbusier (20). Rappelons du reste que la recherche de l‟efficacité est au cœur même de la
définition de la technique adoptée par l‟un de ses plus éminents spécialistes (21).
II.3 La quête extrême de la minceur : le thigh gap
Non seulement de jeunes femmes, en majorité des adolescentes, prennent pour référence une
petite partie de l‟élite des top model mais c‟est une seule partie de leur corps qu‟elles érigent en
modèle absolu. Depuis février 2013 aux USA et juin de la même année en France, la communauté
virtuelle enregistre un véritable déferlement de photographies, mettant en scène une partie
précise du corps des propriétaires, les cuisses, souvent accompagnées de commentaires laissant
transparaitre une volonté quasi mystique d‟atteindre le Magic Gap. Pour être sans doute
anecdotique au plan statistique (22), ce phénomène est lui aussi symptomatique de la folle course
à la minceur dans un monde qui ne cesse de grossir. Cette mode du « thigh gap » -littéralement
trou entre les cuisses- consiste à obtenir le plus grand écart possible entre les deux cuisses,
debout les pieds liés, le but étant que les cuisses ne se touchent jamais, à l‟image des grands
mannequins idolâtrés sur la toile : Kate Moss, Victoria Beckham, Miley Cyrus.
Mais si le thigh gap s'affiche sans complexe sur les podiums, cette morphologie à la mode prend
une tournure résolument pathologique chez un certain nombre d‟adolescentes. Nourries d'images
idéales de magazines, souvent retouchées, certaines d‟entre elles enchaînent les régimes les plus
radicaux pour atteindre ce saint Graal. Comme le signale un site médical en ligne, certaines
adolescentes réduisent leur apport calorique à 600 calories par jour, alors qu‟il leur en faudrait au
moins quatre fois plus. « Cette obsession de la minceur pousse à de grandes privations,
déclenchant très vite des troubles du comportement alimentaire, qui peuvent engendrer de graves
carences, et dans les cas extrêmes, mener à de l'anorexie et à la dépression (23). » Même si de
l‟avis de spécialistes comme le Pr. Xavier Pommereau, « l‟anorexie ne s‟attrape pas sur
internet, pas plus qu‟en regardant les mannequins sur les podiums», le législateur français a voulu
sanctionner l‟incitation à la maigreur excessive telle qu‟elle est pratiquée à la fois sur la Toile, via
les sites pro ana, et dans les milieux de la mode. Cette question peut donc s‟analyser comme un
problème de santé publique qui participe des troubles du comportement alimentaire chez les
adolescents à savoir conduite anorexigènes pour les uns, généralement les filles, comportements
boulimiques ou compulsifs (de nourritures riches en sucre et en mauvaise graisse pour les autres).
On peut aussi la considérer comme le dernier avatar de la société technocapitaliste faisant
notamment ressortir les conséquences directes d‟une publicité commerciale toujours plus
totalisante (il n‟existe plus un seul espace libre de publicité y compris dans les airs ; quant à la
117
Toile, la publicité lui est consubstantielle) et qui prend la forme insidieuse d‟une véritable
propagande sociologique, selon l‟acception du penseur français Jacques Ellul. En l‟espèce, la
nature même des usages adolescents des réseaux sociaux, de l‟internet et de la téléphonie mobile,
le transfert rapide de photos et de vidéos, contribue à l‟effet d‟entrainement du phénomène.
Comme le signalait une enquête parue dans un magazine en ligne sur les réseaux en vogue chez
les ados, le hashtag #thinspiration réunit des photos de mannequins connues pour leur beauté
mais surtout pour leurs silhouettes chétives comme Kate Moss, surnommée la Brindille. Il en
ressort que si officiellement, la liste de recommandations la plus populaire est How to Get a Thigh
Gap, qui insiste sur le sport et rappelle qu'il ne faut pas s'affamer, la réalité est moins rassurante.
« En fait, les filles s'échangent des préconisations bien plus drastiques : «ne mange jamais rien de
plus gros qu'une tasse», «bois de l'eau glacée pour brûler des calories plus rapidement», «Avale
des boules de coton pour ne plus avoir de sensation de faim», peut-on lire sur un autre. «Je ne
serai heureuse que quand j'aurai mon thigh gap. On me trouvera belle, mince et intéressante. Tout
commencera enfin», peut-on lire sur un forum (24). »
Nul besoin d‟être un spécialiste de l‟univers de la mode pour s‟apercevoir que les mannequins y
sont toujours de plus en plus jeunes et de plus en plus minces, et que l‟anorexie lui est
consubstantielle. Parmi d‟autres, le témoignage de Georgina Wilkin (25), peut nous le confirmer :
« Mon agent me disait que j'étais superbe quand je n'avais pas mangé pendant deux jours. À un
moment donné, je suis arrivée à un tel stade que j'ai été hospitalisée, et quelques semaines plus
tard, j'étais embauchée pour une publicité Prada. » Et il ne s‟agit en aucune façon d‟un cas
aberrant. Si l‟on souhaite invoquer un cas extrême, celui d‟Isabelle Caro est tout indiqué. Cet
ancien mannequin et comédienne française pesait 25 kg pour 1,65 cm. La photo montrant son
corps nu décharné, dans le cadre d'une campagne contre l'anorexie, avait créé la polémique en
2007. Trois ans plus tard, la maladie qui l‟habitait déjà depuis l‟âge de treize ans l‟emportait. Elle
n‟avait alors que 28 ans. Etre obligé de mobiliser ce mannequin nu, au corps proprement
squelettique, pour moraliser le secteur de la mode et détourner les jeunes filles du culte de la
maigreur en dit long sur la gravité du phénomène. La charte d‟engagement volontaire sur l‟image
du corps et contre l‟anorexie d‟avril 2008 n‟ayant pas donné les résultats escomptés ; en avril
2015 le législateur a voulu franchir une étape supplémentaire en punissant l‟emploi par une
agence d‟un mannequin trop maigre d‟une peine d‟emprisonnement de six mois et d'une amende
de 75. 000 euros. En réalité, il ne s‟agit pas tant de protéger les mannequins que leurs supposés
émules. L‟exposé des motifs stipule ainsi : « Les images du corps valorisant de façon excessive la
minceur ou la maigreur et stigmatisant les rondeurs contribuent indéniablement au mal-être, en
particulier chez de nombreuses jeunes filles. Or l'apparence de certains mannequins contribue à
diffuser des stéréotypes potentiellement dangereux pour les populations fragiles. » Si l‟on
comprend sans peine que les représentants d‟une société qui n‟ignorent rien du caractère artificiel
du monde de la mode, ni de la dangerosité des conduites anorexiques qu‟il encourage, ne
veuillent pas être accusés d‟étendre ses critères exorbitants à l‟ensemble de la population
française, l‟instituant garant et dépositaire des canons de la beauté féminine, on ne pourra que
s‟interroger sur la pertinence de la répression.
De leur côté, les spécialistes travaillant sur les TCA ont tranché. Ils étaient hostiles à la création
d‟un nouveau délit dans le code pénal et le législateur est passé outre. A la suite d‟une vaste étude
portant sur l‟impact des réseaux sociaux sur les personnes victimes de TCA, réalisée de 2010 à
118
2014 par une équipe interdisciplinaire, chercheurs et patriciens avaient tenté en vain de se faire
entendre du Ministère de la santé. Selon leurs propres mots, la répression est non « seulement
inefficace (car elle n‟arrive pas à freiner la prolifération de contenus controversés) mais aussi
nuisible (car les auteurs et utilisateurs de ces contenus tendent de plus en plus à se cacher -
échappant à tout effort des professionnels de santé de les joindre, de faire passer des campagnes
d‟information, de leur offrir du soutien (26). »
Au regard des autres pays, la France qui, comme on l‟a vu, n‟échappe pas pour autant à la montée
de l‟obésité dans certaine franges de la population, semble atteinte d‟une véritable lipophobie
poussant les femmes, déjà les plus minces des pays de l‟UE, à vouloir le devenir davantage. Le
constater n‟est qu‟un préalable, reste désormais à tenter de comprendre toutes les raisons de
cette autre exception française, sachant ce qu‟a d‟univoque notre explication par l‟organisation
technocapitaliste de la société.
Notes
(1) Patrick Baudry, Le corps extrême. Approche sociologique des conduites à risque, Paris,
L‟Harmattan, coll. Nouvelles Etudes Anthropologiques, 1991, pp. 30-36.
(2) Catherine Mallaval, Emmanuèle Peyret et Virginie Ballet, « L‟anorexie, maladie au cœur d‟un
délit ? », Libération, 2 avril 2015.
(3) Le théoricien politique Benjamin Barber utilise ce concept ainsi dans le n° 95 de décembre 2010
de la revue En Question traduit en français sous le titre « Comment le capitalisme
consumériste dévore l‟Amérique » in Développement et civilisations, n°391, février 2011.
(4) Ce célèbre slogan publicitaire, destiné à vanter les mérites d‟un fromage allégé, rejoint les
différents messages que l‟on peut lire à la vitrine des pharmacies nous enjoignant de
« pulvériser » nos rondeurs et anticipe de plusieurs années le fameux « A fond la forme » du
cabinet de Jacques Séguéla pour Décathlon.
(5) Jacques Ellul, Propagandes, Paris, Economica, 1990, p. 76 et s. [1962].
(6) Thibault de Saint Pol, « Comment mesurer la corpulence et le poids idéal ? », Histoire, intérêts
et limites de l‟indice de masse corporelle », Notes & Documents, 2007-01, Paris, Sciences Po-
CNRS.
(7) Sources : Étude Obépi 2012, Le Parisien, Le Figaro, 16 octobre 2012. Le Monde,
www.lemonde.fr/2012/10/16/les-donnees-sur-l-obesite-et-le-surpoids-en-france.html
(8) www.oecd.org/france/Obesity-Update-2014-FRANCE_FR.pdf
(9) L‟idéal pondéral s‟établirait à 19,8 pour les femmes de l‟ensemble des pays de l‟UE in Thibaut
de Saint Pol, « Surpoids, normes et jugements en matière de poids : comparaisons
européennes », Population & sociétés, n°455, avril 2009.
(10) Jean-Paul Gavard-Perret, « L'idée du corps, l'image du moins » in Communication et langages,
n°113, 3ème trimestre 1997. pp. 57-66.
(11) OMS, « Obésité et surpoids », Aide-mémoire N°311, Janvier 2015.
(12) The Overseas Development Institute www.odi.org/future-diets
(13) Publiée dans la revue médicale britannique The Lancet.
(14) Tracy Miller, “Mexico surpasses U.S. as world‟s fattest nation: report”, NY Daily News, 9 juillet
2013.
(15) Sondage réalisé pour le magazine Top Santé du 12 au 18 Juin 2009 auprès d‟un échantillon
représentatif de la population française. Les répondants ont été sélectionnés et gérés par
quotas et redressements sur les critères d‟âge, de région, et de catégorie
119
socioprofessionnelle. « Les femmes et les régimes : Les Françaises accros ! »
(16) Le Monde, 16/03/2015
(17) www.terrafemina.com/forme/articles/regime-deux-femmes-sur-trois-veulent-maigrir.html
(18) Jean-Pierre Corbeau, Libération, 4 Janvier 2012.
(19) Patrick Troude-Chastenet, « From the „Contaminated Blood Affair‟ to the Mediator Scandal:
Public Health, Political Responsibility, and Democracy » in H.M. Jeronimo, José Luis Garcia,
Carl Mitcham. (eds.), Jacques Ellul and the Technological Society in the 21st Century,
Philosophy of Engineering and Technology 13, Springer Science, 2013, pp. 145-158.
(20) Sur ce sujet cf. Marc Perelman, Le Corbusier. Une froide vision du monde, Paris, Michalon,
coll. Document, 2015 et « Les conceptions du corps et du sport chez Le Corbusier » in Quel
Corps ?, Paris, n°26/27, mai 1985.
(21) « Le phénomène technique est donc la préoccupation de l‟immense majorité des hommes de
notre temps, de rechercher en toutes choses, la méthode absolument la plus efficace. » in
Jacques ELLUL, La technique ou l‟enjeu du siècle, Paris, Armand Colin, « coll. Sciences
politiques », 1954, p. 19.
(22) S‟il semble difficile de vouloir prétendre chiffrer avec exactitude les adeptes du thigh gap de
par le vaste monde, on signalera que l‟exposé des motifs de l‟amendement visant
l‟interdiction des sites « pro-ana » et de celui visant directement les milieux du mannequinat
stipule que la France compte 30 000 à 40 000 personnes souffrant d'anorexie mentale et
qu‟en 2008 elle concernait 0,5 % des jeunes filles. Environ 20 % des jeunes filles adopteraient
des conduites de restriction et de jeûne à un moment de leur vie. Chiffres contestés par les
chercheurs travaillant sur les TCA (troubles des comportements alimentaires dont l‟anorexie
mais aussi la boulimie et l‟hyperphagie) qui avancent un total de près de 600 000 cas.
(23) www.allodocteurs.fr/actualite-sante-thigh-gap-phenomene-de-mode-ou-derive-anorexique
(24) Slate.fr, 28/06/13
(25) Article publié sur le site Huffington Post par Emeline Ametis « Anorexie : Une ex mannequin,
Georgina Wilkin, se confie sur son combat sur la maladie », octobre 2013.
www.huffingtonpost.fr/2013/10/04/anorexie-georgina-wilkin-combat-maladie.html
(26) Paola Tubaro, Fred Pailler, Lise Mounier, Pierre-Antoine Chardel, Antonio A. Casilli, « Un
amendement qui met en danger les malades », Libération, 2/04/ 2015. Cf. également,
Antonio A. Casilli, Fred Pailler et Paola Tubaro, « Le phénomène pro-ana : panique morale et
effets paradoxaux de la censure », Le Monde, 16/11/2012.
120
MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015
Débats
Pourquoi un droit du travail ?*
Par Alain Supiot, Professeur à l'université de Nantes
(*) Rapport introductif du colloque organisé par l'Ecole nationale de la magistrature et l'Association
française de droit du travail et de la Sécurité sociale, (Paris,2 février 1990) et intitulé « Le droit du
travail, un droit à part ? » ; la forme orale lui a été conservée.
Pourquoi un droit du travail ? Voilà une interrogation qu'il est tentant de retourner : pourquoi cette
question ? Les magistrats n'ont-ils pas déjà assez à faire de s'informer du contenu du droit du
travail, qu'il faille les assommer avec des questions dernières qu'on ne peut poser sans emphase :
qu'est-ce que le droit du travail ? d'où vient-il ? où va-t-il ? Monsieur le président Verdier,
organisateur de ce colloque, a su dissiper ce doute initial en faisant observer qu'on ne peut
appliquer et interpréter le droit du travail sans avoir en vue sa raison d'être. Ainsi convaincu de
l'intérêt de la question, on se trouve placé pour l'aborder devant deux difficultés liminaires.
Première difficulté : c'est une question rebattue. Elle a surgi dès les premières lois ouvrières, et n'a
cessé depuis de susciter des réflexions politiques et doctrinales. Ces dernières années lui ont
donné, il est vrai, avec les débats relatifs à la déréglementation, un nouvel air de jeunesse. « Faut-
il brûler le Code du travail ? » demandait le titre d'un colloque organisé à Montpellier en 1986 (1).
« Le droit du travail, un droit vivant » ! répondit en écho un autre colloque organisé à Lyon deux
ans plus tard (2). Mais le dossier des raisons dernières du droit du travail reste ouvert à en juger
entre autres par le dernier colloque de « Droit social », qui soulignait de points de suspension, la
difficulté de ces questions générales « Liberté, égalité, fraternité... et droit du travail » (3).
Il est bien difficile de s'engager sur ce terrain sans s'exposer au rabâchage. Qu'il suffise donc ici de
tracer à grands traits la carte de ces explications dernières du droit du travail. Sur cette carte,
deux cités. Non pas une à droite et une à gauche, mais celle de l'Economisme et celle de
l‟Humanisme.
La Cité de l'Économisme se situerait sur le bas de cette carte, car ceux qui y campent s'accordent à
voir dans le droit du travail un vassal des rapports économiques, une expression des conflits
d'intérêt (3 bis). Elle a son parti de droite (qui défend l'ordre établi) et son parti de gauche (qui
veut le bouleverser), mais ils admettent tous deux cette primauté de l'économie. Ce que résume
bien cette formule du Pr. Teyssie citant A. Roudil : « N'ayons garde d'oublier, en tout état de cause
que : « Le droit du travail ne commande pas à l'économie ». L'inverse en revanche est vrai » (4).
La Cité de l‟Humanisme se situerait en haut de la carte, près du Ciel puisqu'on y voit au contraire
dans le droit du travail un instrument de soumission des rap ports économiques à des valeurs
morales. « La signification essentielle du droit du travail, écrit ainsi Paul Durand, est d'ordre moral.
La société moderne n'admet pas que le travail soit traité comme un bien matériel, soumis à la loi
du marché. Les rapports de travail sont soumis à un droit spécial parce qu'ils engagent la per
sonne du travailleur. Du fait même, - et que l'on en ait plus ou moins conscience - le droit du
travail se présente comme une réaction contre une philosophie matérialiste » (5). Cette
121
interprétation morale du droit du travail est partagée par les deux partis qui, selon les moments,
s'y affrontent ou s'y allient : le parti chrétien (6), qui prend racine dans la doctrine sociale de
l'Église, et le parti laïc, héritier du socialisme utopiste ou du solidarisme (7).
Cette carte paraîtra bien grossière. Mais sa seule raison d'être est de ne pas se perdre dans ces
débats mille fois repris, autrement dit de ne pas s'y engager une milleet-unième fois.
Reste une seconde difficulté liminaire, qui résulte de l'ambiguïté de la question « Pourquoi un droit
du travail ? ». Car cette interrogation peut s'entendre d'au moins trois manières. Dans « Pourquoi ?
» on peut entendre « dans quel but ? » ; et se posera alors la question de la finalité du droit du
travail, des objectifs poursuivis à travers lui. Mais on peut aussi entendre « à quoi ça sert ? », et se
trouvera alors posée la question des fonctions du droit du travail, de son rôle effectif dans la
société. Et on peut entendre enfin « à quoi bon ? » et se trouvera alors posée la question de
l'inutilité du droit du travail : ne pourrait-on s'en passer ?
Or ce qui frappe depuis la consolidation du droit du travail comme branche autonome du droit,
c'est le glissement progressif de l'une à l'autre de ces trois questions. Jusqu'à la fin des années
soixante, la question posée en doctrine est celle du but du droit du travail, et la réponse unanime
se laisse résumer en un mot : celui de protection du salarié. (8) Dans les années soixante-dix, le
débat se déplace et c'est la question « à quoi ça sert ? » qui agite les esprits. Est alors mis en doute
le caractère purement protecteur du droit du travail, et l'analyse de ses « fonctions » conduit à
souligner l'intérêt qu'il offre aussi pour le patronat (9)). Ces débats aboutirent à affirmer
l'ambivalence du droit du travail : il sert les salariés, mais aussi les employeurs (10). Enfin les
années quatre-vingts ont vu éclater la question « à quoi bon ? », question qui court dans tous les
débats relatifs à la déréglementation ou à la flexibilité, et que résumait excellemment le titre déjà
cité du colloque de Montpellier « Faut-il brûler le Code du travail ? ». En réalité, personne n'a
jamais sérieusement songé à le brûler, et surtout pas les juristes dont il est le gagne-pain. Mais
ces débats ont fait surgir une nouvelle notion consensuelle : celle d'équilibre (11), qui se laisse
décliner dans l'invocation du nécessaire (toujours nécessaire !) équilibre entre l'économique et le
social, la sécurité et la liberté, l'efficacité et l'équité, l'individuel et le collectif etc.
Protection, ambivalence, équilibre : notions bien utiles. Surtout la première qui est en vérité la
seule à avoir une valeur distinctive pour le droit du travail, puisque les deux autres - ambivalence
et équilibre - peuvent s'appliquer à n'importe quelle branche du droit, et nous apprennent donc
seulement que le droit du travail est bien partie intégrante du droit.
Mais le plus remarquable est ailleurs : dans le fait que la raison d'être du droit du travail ait
toujours été recherchée en dehors de l'ordre juridique lui-même : dans la morale, ou l'économie.
Non pas qu'il soit inconvenant de se tourner de ce côté, mais ne pourrait-on d'abord se tourner
vers le système juridique lui-même ? De même qu'un mot n'a de sens que relativement aux autres
mots de la langue, de même le droit du travail - n'a de sens juridique que relativement aux autres
branches du droit. La première question à se poser serait alors « Pourquoi le droit du travail, et
pas le droit civil ? » ; en bref : « Pourquoi pas le droit civil ? ». C'est seulement après avoir évoqué
ce problème de toujours qu'il sera possible de rouvrir la porte aux sciences sociales pour aborder
les problèmes du jour. Autrement dit les raisons structurelles du droit du travail (I) seront
examinées avant ses raisons conjoncturelles (II).
122
I. Raisons structurelles : pourquoi pas le droit civil ?
La question des rapports entre le droit civil et le droit du travail a pendant longtemps été
empoisonnée par un procès en suspicion. Du côté civiliste, le droit du travail a été soupçonné
d'être un droit de classe (12) - celui de la classe ouvrière - qui minerait l'unité du droit civil, et
donc de la société civile elle-même : tandis que du côté « travailliste » était nourri le soupçon
inverse, selon lequel c'est le droit civil qui serait un droit de classe : le droit de la classe capitaliste
et salariante (13). Quelques travaux décisifs ont permis, sinon de clôre, du moins de faire taire
cette discussion, en apportant la démonstration que le droit civil n'était pas, par nature,
défavorable aux salariés (14). Mais alors, la question n'en est que plus pressante : pourquoi n'est-
ce pas le droit civil qui régit les relations de travail ?
Soucieux de pédagogie, j'aborderai ce problème par une image et comparerai les relations entre
droit civil, ou plus exactement entre droit des obligations et droit 'du travail, à celles qui existent
entre une voiture et un navire. Leur raison d'être est finalement la même (se déplacer), mais ils
répondent à des impératifs différents (s'adapter à une surface solide dans un cas, et liquide dans
l'autre), si bien qu'on observe entre eux à la fois certaines similitudes et d'énormes différences. De
même, le droit civil et le droit du travail ont finalement la même raison d'être, qui est de « civiliser
» les relations sociales (15) c'est-à-dire d'y substituer des rapports de droit aux rapports de force.
Mais tandis que le droit civil des obligations évolue sur un terrain solide - celui du sujet de droit,
maître de son corps et de sa volonté - celui-ci fait défaut en matière de travail salarié. Ce dernier
en effet comporte deux impératifs structuraux que le droit des obligations est incapable de
satisfaire et qui l'y rendent inopératoire : l'objectivation du corps humain et la surbordination de la
volonté (16). Le droit du travail procède justement de ces deux questions difficiles :
- assurer la sécurité physique d'individus assujettis aux contraintes de la production ?
- comment conférer des droits à des individus soumis à la volonté d'autrui ?
A Ŕ La contrainte physique
S'il est un principe fondamental de l'État de droit - i.e. d'une société « civilisée » - c'est bien celui
de la sécurité des personnes, entendez de la sécurité physique. Or, les concepts du droit civil se
sont avérés incapables d'assurer cette sécurité dans l'entreprise, parce que le droit civil des
obligations ne peut gérer une situation où les individus n'ont plus la maîtrise de leur corps, où
celui-ci devient une source d'énergie s'insérant dans une organisation matérielle conçue par
autrui. « Il faut dire, écrivait Ripert (17), que le travail c'est l'homme même, dans son corps et dans
son esprit, et qu'il n'y a pas là l'objet possible d'un contrat de droit privé ». Le droit du travail a eu
pour premier objet de suppléer cette défaillance du droit civil des contrats, et d'étendre à
l'intérieur des entreprises le principe de la sécurité des personnes. Faut-il rappeler ici l'ampleur
des dispositions élaborées à cette fin ? On pense bien sûr en premier lieu aux dispositions qui
assurent une protection technique des travailleurs, telles les règles relatives à l'hygiène et à la
sécurité, à la médecine du travail, aux accidents du travail et aux maladies professionnelles. Mais
la portée de· cette idée de sécurité physique est en réalité infiniment plus vaste, et s'étend à
toutes les règles qui concernent la santé (par exemple celles relatives à la limitation et à
l'aménagement du temps de travail, ou à la maladie), la reproduction (protection de la maternité),
le vieillisse ment (discriminations par l'âge, retraites, etc.), l'entre tien du corps (problèmes du
minimum et de la continuité des moyens de subsistance, qui ont dominé le régime juridique des
123
salaires) (18), ou son intimité (règles relatives aux fouilles, à l'alcootest, ou la jurisprudence
relative aux normes vestimentaires dans l'entreprise) (19).
Cette idée de sécurité physique a été, et demeure, au cœur du droit du travail. C'est elle qui
apparaît à l'origine historique de tous les droits du travail européens ; c'est elle qui, dans les
systèmes les plus dominés par l'abstentionnisme étatique en matière de relations de travail,
constitue la part irréductible d'un droit du travail imposé par l'État ; c'est elle enfin qui se retrouve
au centre de l'édification du droit social européen, telle qu'on l'observe par exemple dans I'Acte
unique (20). Idée centrale donc, mais dont l'importance reste souvent méconnue, si l'on en juge
par exemple à la faible place occupée par la référence aux contraintes chronobiologiques dans les
derniers débats sur l'aménagement du temps de travail en France.
B Ŕ La subordination de la volonté
Le droit du travail procède également de l'incapacité du droit civil des obligations à appréhender
une relation dominée par l'idée de subordination d'une personne à une autre. Alors que dans le
contrat civil la volonté s'engage, dans la relation de travail elle se soumet. L'engagement manifeste
la liberté, la soumission la nie. Cette contradiction entre autonomie de la volonté et subordination
de la volonté aboutit à ce que le salarié, en tant que sujet de droit, disparaît de l'horizon du droit
civil lorsqu'il rentre dans l'entreprise, pour laisser place à un sujet tout court, soumis au pouvoir
de normalisation du chef d'entreprise (20 bis). Le droit du travail a eu et a toujours pour première
raison d'être, de pallier ce manque, c'est-à-dire de « civiliser » le pouvoir patronal, en le dotant
d'un cadre juridique d'exercice. Cet encadrement a signifié dans le même temps - irréductible
ambivalence du droit - une légalisation et une limitation de ce pouvoir.
Puisqu'il s'agit de civiliser les relations de travail, c'est sans surprise qu'on retrouvera ici des
techniques venues du droit civil, mais adaptées aux exigences de la subordination. De même que
sur un bateau on retrouve un gouvernail, qui rappelle le volant, ou une hélice, qui rappelle la roue
motrice, de même le droit du travail adapte aux impératifs de la relation de travail certains
concepts venus du droit civil, tels ceux de contrat ou de convention, de personne morale, de
représentation etc. Mais il emprunte aussi aux branches du droit qui comme lui ont affaire à des
relations de pouvoir : au droit public (21) (détournement de pouvoir), au droit pénal ou au droit
processuel (droits de la défense) (22).
La principale clé de cette adaptation a été d'accorder une place au collectif dans la définition des
droits. Cette référence au collectif fera immédiatement penser aux concepts juridiques propres au
droit du travail, tels celui d'entreprise (et dans sa gravitation, ceux d'établissement, de groupe,
d'unité économique et sociale etc.) ou de branche, de négociation ou de représentation collective,
de grève ou de syndicat. Mais en réalité, le collectif est presque toujours présent en filigrane,
même dans la définition des droits individuels conférés aux salariés. S'agit-il de présenter des
réclamations individuelles, ou de comparaître à l'entretien individuel préalable au licenciement ? Le
salarié peut se faire assister de son délégué. S'agit-il de savoir à quel salaire minimum il peut
prétendre, ou quelle durée maximum de travail peut lui être imposée ? Le salarié pourra exciper de
règles collectives, légales ou conventionnelles. S'agit-il d'exercer une action individuelle en justice
? Le salarié pourra s'y faire assister et représenter par le syndicat qui même, dans un nombre de
plus en plus grand de cas, est habilité à agir à sa place. Et cette ombre du collectif s'étend jusque
124
sur la juridiction compétente pour les litiges individuels, puisque l'institution prud'homale est
élective et paritaire.
La constitution du droit du travail comme branche autonome du droit s'est ainsi opérée par un
double mouvement de déclin de contrat individuel comme cadre juridique exclusif de la relation
de travail, et de reconnaissance de droits définis collectivement (droits collectifs, ou
réglementation collective) qui fondent ou confortent des droits individuels, c'est-à-dire des droits
que chaque salarié peut opposer à son employeur. De ce point de vue, l'une des notions les plus
originales du droit du travail est celle de droit individuel s'exerçant collective ment, notion qui se
trouve au cœur de la conception française du droit de grève, du droit syndical ou du droit à la
négociation collective. Se trouve ainsi posé, non seulement le problème de la protection de
l'individu par le groupe, mais aussi celui de la protection de l'individu contre le groupe, question
qui occupe une place majeure dans le droit anglais ou américain, et qui en France même, vient
d'avoir les honneurs de l'actualité constitutionnelle (23).
Tout cela est évidemment compliqué, difficile à manier, et ce balancement perpétuel entre
l'individuel et le collectif, la subordination et la liberté, le contrat et le statut, est bien propre à
donner le mal de mer au civiliste. Le danger est là d'ailleurs pour le juriste. Vous savez que
contrairement aux vrais marins, qui la redoutent, les marins d'eau douce aiment la vue de la terre,
et s'y précipitent avec l'instinct infaillible qui fait les grands naufrages. C'est le même risque
qu'encourt le juriste tenté de revenir, pour traiter des relations de travail, sur la terre ferme du
droit civil. Cela ne veut pas dire que les emprunts au droit civil lui soient interdits. Mais qu'il ne
peut jamais se borner à installer purement et simple ment une disposition du droit civil dans
l'appareillage du droit du travail, sans avoir préalablement vérifié que cette disposition répondait
aux exigences propres de ce dernier (24).
Il faut en effet se résoudre à ce constat que le droit du travail est devenu le droit commun des
rapports de dépendance économique, dans la mesure où il possède une logique propre, qui
rayonne dans les autres branches du droit. Les concepts forgés en son sein ont essaimé dans
toutes les situations juridiques où se retrouve cette idée de dépendance. La Sécurité sociale (25),
la fonction publique (26), le droit rural (27), le droit des transports (28), le droit commercial (29) et le
droit civil lui-même dès qu'il doit régir des rapports inégalitaires (30), ont repris à leur compte pour
les adapter à leurs exigences propres, tel ou tel de ces concepts. Et l'actualité (31) montre le
dynamisme que les idées de droit syndical de droit de grève, de négociation collective, voire même de
revenu minimal ou garanti, peuvent acquérir au sein de professions libérales - comme les médecins
ou les avocats - aujourd'hui déchirées entre l'affirmation de leur indépendance juridique, et le constat
de leur dépendance économique et financière vis-à-vis de l'État ou de la Sécurité sociale.
La place ainsi acquise par le droit du travail dans notre système juridique l'expose évidemment plus
qu'un autre aux changements (32). De ce point de vue, la question « Pourquoi un droit du travail ? »
se pose dans des termes différents, comme un problème d'actualité : au-delà de ses raisons
structurelles, quelles sont les raisons conjoncturelles de ce droit ?
II Ŕ Raisons conjoncturelles : le droit du travail face au changement
Pour aborder les problèmes du jour, je distinguerai les deux sens de la notion de droit du travail :
d'une part, le droit du travail comme ensemble de textes régissant les relations de travail, et d'autre
125
part, le droit du travail comme science de ces textes. La question « Pourquoi un droit du travail ? »
alors se dédouble, et conduit à se demander, non seulement à quoi peuvent servir ces textes, mais
aussi à quoi peut bien servir cette science des textes. Il est difficile de ne pas prendre parti sur de
telles questions, c'est-à-dire à tout le moins, de ne pas privilégier certaines des réponses possibles.
Prenant parti assez clairement pour faciliter les réfutations éventuelles, j'avancerai que si le droit du
travail - comme « science >> des textes - peut servir à analyser le changement, le droit du travail -
comme pratique des textes, et singulièrement comme pratique judiciaire - doit servir à le maîtriser.
A Ŕ Science des textes et analyse du changement
D'excellents écrits ont analysé ce qu'étaient les « tâches » ou les « fonctions » de la doctrine,
spécialement en droit du travail (33) Allant à l'essentiel, ces analyses portent sur les diverses facettes
de la connaissance du phénomène juridique, et mettent naturellement l'accent sur le rôle joué par la
doctrine à l'intérieur de l'ordre juridique (34). Aussi n'est-il pas utile d'y revenir ici, et je voudrais
plutôt mettre en lumière un intérêt marginal de la science des textes, qui est de contribuer à la
compréhension de ce dont ces textes nous parlent ; autrement dit, de nous donner une vue
imprenable sur le changement économique et social. Marginale sans doute, cette perspective, qui
restitue au droit sa dimension culturelle, peut se réclamer de précédents illustres dans la doctrine
française (35).
Parler de « changement » - notion passe-partout s'il en est - revient à dire en termes moins choisis
que ne le faisait Montaigne, que « le monde est une branloire pérenne ». Reste à caractériser, à
définir, les ébranlements d'aujourd'hui. C'est ce problème que le droit du travail, comme science des
textes, peut contribuer à poser convenablement. Par la position structurale qu'il occupe, au
croisement de l'individuel et du collectif, du physique et du mental, de l'économique et du social, le
droit du travail donne du changement une vue qu'il serait dommage de négliger.
Si nous y jetons un coup d'œil aujourd'hui, nous y observerons avec un peu d'attention trois choses
essentielles, trois « tendances lourdes » de notre société : tendances à l'individualisation, à la
déconcentration et à la dualisation. (36)
Au dossier de l'individualisation (37), versons : la diversification des formes juridiques d'emploi, la
revalorisation du contrat individuel de travail, le principe de non discrimination sexuelle, la
flexibilisation de l'organisation du temps de travail (y compris de la vie de travail : prohibition des
clauses-guillotines en matière de retraite), le droit d'expression, les droits à congé individuel (congés
sabbatiques, pour création d'entreprise, parental d'éducation, de formation etc.), le droit à
conversion, le droit de retrait etc.
Au dossier de la déconcentration versons : d'une part, les signes d'une tendance à la décentralisation
(développement du droit conventionnel et des accords d'entreprise, remise en cause de la notion
d'ordre public social) et, d'autre part, ceux d'une tendance inverse, à l'internationalisation (38)
(émergence du droit social européen (39), du droit des groupes).
Enfin au dossier de la dualisation, nous trouvons les morceaux d'un droit du travail du «deuxième
type » qui prospère à l'ombre de l'ancien : contrats à durée déterminée, travail temporaire, travail à
temps partiel, intermittent, formes juridique s de mise au travail (nuée des stages et des contrats de
type « emploi-formation), prestation de main d'œuvre etc. Du deuxième type parce que la plupart des
126
notions fondamentales du droit du travail (employeur, entreprise, représentation, grève, voire même
la notion de salarié) s'y trouvent prises en défaut.
Tout cela ne s'observe d'ailleurs pas seulement en droit du travail, et par exemple, l'individualisation
peut se lire également en droit de la famille (40), la déconcentration en droit public (41), et la
dualisation en droit de la sécurité ou de l'aide sociale (42).
Sans doute ces tendances ont-elles aussi été observées ailleurs, en économie ou en sociologie (43).
Mais l'analyse juridique peut permettre d'en préciser le sens et la portée. En montrant par exemple
comment, derrière les discours magnifiant l'émancipation de l'individu par le contrat, le lien juridique
se transforme et tisse de nouvelles formes de regroupement et de contraintes sociales (44). Le droit
du travail permet donc de mieux saisir et de mieux comprendre les changements qu'à la fois il
exprime et il imprime. Aux yeux du simple observateur, cela suffirait à en justifier l'intérêt. Mais ceux
qui pratiquent le droit du travail risquent de ne pas se satis faire d'un intérêt aussi spéculatif. Les
magistrats, en particulier, ne peuvent se contenter d'observer, car ils ont le pouvoir et la charge de
décider. Pour eux la question essentielle est de savoir si la pratique des textes permet de maîtriser les
changements ainsi observés.
B Ŕ Pratique des textes et maîtrise du changement
Chacune des grandes tendances révélées par l'étude des textes est porteuse à la fois du meilleur et
du pire, et peut être aussi bien saisie comme une chance que comme un risque (45).
La tendance à l'individualisation, par exemple, peut être analysée comme la chance d'un
desserrement des contraintes que le groupe exerce sur l'individu, autre ment dit comme un facteur
de libération et de responsabilisation. Au lieu que l'organisation de son temps (46) ses espérances de
gain, l'expression de ses opinions, soient prises en charge ou définies de manière collective (par
l'Etat, l'employeur ou le syndicat), c'est le salarié lui même qui deviendrait l'artisan de ces différents
aspects de sa vie professionnelle.
Mais on peut à rebours voir dans l'individualisation le risque d'une réduction de la protection de
l'individu par le groupe, autrement dit comme un facteur d'anomie. Tandis que la définition collective
des règles régissant la relation de travail donnait à chaque salarié des titres juridiques opposables au
pouvoir patronal, l'individualisation se réduirait à un démantèlement de ces droits enracinés dans le
collectif. La Terre promise de l'individu maître de sa destinée, ne sera accessible en effet qu'au petit
nombre de salariés capables de donner un contenu concret à ces droits individuels. Pour tous les
autres, le reflux des protections collectives laissera la place nette à de nouvelles formes de
normalisation et d'exploitation (dans et hors de l'entreprise) (47). Plus généralement, on peut
conjecturer que la fonction d'intégration économique et sociale qu'a toujours remplie le droit du
travail, tend à ne plus jouer qu'au bénéfice d'une partie des salariés, tandis que pour l'autre partie ce
droit est devenu un facteur supplémentaire d'exclusion.
Or ici, le juge a un rôle capital à jouer.
En vérité, il a toujours joué un rôle capital dans l'édification du droit du travail, tantôt comme moteur,
tan tôt comme ancre flottante, le faisant avancer et limitant ses dérives. C'est ainsi qu'on lui doit,
pêle-mêle, le principe de la responsabilité du chef d'entreprise en matière d'hygiène et de sécurité
127
(48), la technique de la suspension du contrat de travail (49), la notion d'unité économique et sociale
(50), la technique de la requalification des contrats précaires successifs (51), etc.
Il va jouer un rôle décisif dans les évolutions à venir, et de lui aussi on peut attendre le meilleur et le
pire.
Bien sûr, dans la jurisprudence française, le pire est exceptionnel ! Mais tout de même, en voici un
exemple. Il s'agit de ces salariés du deuxième type, qui travaillent dans des entreprises de prestations
de service (restauration, gardiennage, nettoyage etc.), de ces salariés pour qui les droits collectifs
sont à peu près vides de sens parce qu'il travaillent de facto pour un employeur qui n'est pas le leur
de j ure, de ces salariés enfin qui constituent le type même de la main d'œuvre extériorisée et bon
marché, et qui ne connaissent de l'individualisation et la dualisation du salariat que leur mauvais côté.
Ces salariés avaient une protection et une seule : la jurisprudence dite « Laving-glace » (52), qui
évitait que la concurrence entre entreprises prestataires de services ne se joue principalement sur les
bas salaires et l'exploitation de la main d'œuvre (53). Cette unique protection la Cour de cassation
leur a ôtée (jurisprudence « Nettoitout » (54)) sous la pression d'une argumentation économique dont
la suite allait montrer le caractère pour le moins approximatif. Le démenti apporté à cette
argumentation par les partenaires sociaux eux-mêmes (55), puis la position adoptée par la Cour de
Justice des Communautés européennes (56) permettent d'espérer que la Cour de cassation réformera
bientôt cette jurisprudence « Nettoitout » (56 bis), qui s'apparente à ce que J.-J. Dupeyroux a appelé «
l'effet Matthieu » en droit de la Sécurité sociale (57) : à ceux qui n'ont rien, on ôte même ce qu'ils
ont...
Les exemples du meilleur sont évidemment beaucoup plus faciles à trouver, car ils sont beaucoup
plus nombreux. Je me limiterai à deux d'entre eux, qui, tous deux, concernent le processus
d'individualisation.
Le premier est relatif à la qualification du contrat de travail. On sait que l'une des formes pratiques de
l'individualisation consiste pour certaines entreprises à transformer leurs propres salariés en
entrepreneurs sous traitants ; l'intérêt de l'opération est bien sûr d'exclure · du champ d'application
du droit du travail les salariés ainsi « mis à leur compte ». Tant la Chambre sociale que la Chambre
criminelle de la Cour de cassation se montrent en pareille hypothèse d'une extrême fermeté. Leur
jurisprudence s'en tient en effet au principe récemment réaffirmé par l'Assemblée plénière, selon
lequel « la seule volonté des parties (est) impuissante à soustraire l'intéressé au statut social qui
provient nécessairement des conditions d'accomplissement de son travail » (58). On ne soulignera
jamais assez l'importance de cette jurisprudence : la qualification du contrat de travail est un verrou
que le juge ne pourrait ouvrir sans risquer de précipiter hors de toute protection des milliers de
travailleurs.
Le second exemple est celui de la jurisprudence Raquin relative à la modification du contrat de travail
(59). Ici encore on a affaire au processus d'individualisation puisqu'il s'agit de redonner vigueur aux
stipulations du contrat individuel. Une partie des travaux de ce colloque doit être consacrée aux
développements de cette nouvelle jurisprudence, et je ne doute pas qu'ils mettront en lumière les
difficultés techniques qu'elle peut soulever (60). Aussi n',est-il pas inutile de rappeler ici que l'arrêt
Raquin est venu consacrér une solution de bon sens, que la doctrine appelait de ses vœux depuis
longtemps. Cette solution n'interdit pas le changement dans l'entreprise, puisqu'elle laisse
128
l'employeur libre de décider des modifications substantielles du contrat. Mais elle l'oblige à traiter le
salarié comme un véritable sujet de droit, en le consultant sur cette modification pour recueillir son
assentiment exprès, ou bien un refus qui conduira à engager une procédure de licenciement, ou bien
encore pour négocier avec lui les conditions de cette modification.
L'équilibre ainsi réalisé par l'arrêt Raquin entre les contraintes collectives inhérentes à la vie de
l'entreprise et le respect dû aux individus, n'est pas sensiblement différent de celui que le Conseil
constitutionnel vient de définir à propos de l'exercice syndical des actions individuelles en justice en
exigeant que soit recueilli l'accord exprès des salariés concernés (61). Dans les deux cas, il s'agit bien
de traiter le salarié comme un véritable sujet de droit, mais dans des conditions qui préservent les
nécessaires prérogatives du chef d'entreprise ou du syndicat.
Les problèmes du jour rejoignent ainsi les problèmes de toujours, et c'est là-dessus que je voudrais
conclure. Le rôle du juge n'est pas d'appliquer les lois réelles ou supposées de l'économie, il est
d'appliquer les lois tout court. Et s'il lui faut accompagner et favoriser les changements de la société
dans laquelle il vit, c'est en veillant à ce que les relations de travail restent sous l'emprise du droit,
c'est-à-dire, pour parler bref, qu'elles restent des relations civilisées.
Notes
(1) Actes parus in Droit social, n° spéc. juil-août 1986, pp. 559-604.
(2) Actes parus in Droit social, n° spéc. juil.-août 1988, pp. 537-597.
(3) Droit social, n° spéc. janv. 1990, 146 p.
(3 bis) Cette opinion, Georges Scelle la résumait parfaitement lorsqu'il écrivait : « On ne saurait se
dissimuler (...) que ni le sentiment de la justice sociale, ni les incitations de la science économique,
ni même la poursuite du progrès et de l'intérêt national, ne sauraient être des facteurs décisifs et
permanents de législation sociale, à l'encontre des intérêts de classe. Tout cela n'aurait pas amené
la classe bourgeoise, capitaliste et salariante à donner à la classe ouvrière et salariée des armes
juridiques et suffisantes, si elle fût demeurée l'exclusive détentrice du pouvoir politique. Il n'y a
point de bon tyran, quoiqu'en aient dit les physiocrates, surtout en démocratie. Une classe légifère
dans son intérêt propre avec un instinct si fatal qu'il confine à la bonne foi » (in Le Droit Ouvrier
Paris A. Colin, 2° éd. 1928, pp. 12-13).
(4) B. Teyssié, « Propos autour d'un projet d'autodafé », Dr. soc. 1986, n° 17, p. 561, citant P. Roudil,
«Flexibilité de l'emploi et droit du travail, "la beauté du diable" » Dr. soc. 1986, 94.
(5) P. Durand, « Traité de droit du travail », Paris, Dalloz, t.1, n° 94, p. 113 ; sur cette référence
personnaliste, v. F. Perroux, « La personne ouvrière et le droit du travail», Esprit, fasc. 42, 1°' mars
1936, pp. 866-897 et du même auteur « Le sens du nouveau droit du travail », Paris, Domat-
Montchrestien, 1943 ; V. dans le même sens la déclaration qui ouvre la 2nde édition du Traité du
droit du travail d'A. Brun et H. Galland : « En droit du travail plus sans doute qu'en aucune autre
branche du droit, le « spirituel » doit l'emporter sur le « matériel », l'inspiration humanitaire doit
primer la réglementation étroite et technique, car la finalité de ce droit réside dans l'homme »
(Paris, Sirey, 1978, t.1., n° 1, p. IX).
(6) V. par ex. (se référant explicitement à la doctrine sociale de l'Eglise catholique pour asseoir son
analyse institutionnelle de l'entreprise) les travaux de J. Brethe de la Gressaye, « Le syndicalisme,
l'organisation professionnelle et l'Etat », (Paris, Sirey, 1931, 362 p. ; « Les transformations
juridiques de l'entreprise patronale », Dr. soc. 1939, pp. 2--6 ;« Les bases de l'organisation
professionnelle », Dr. soc. 1941, p. 2.
129
(7) V. la citation de Léon Bourgeois placée en exergue du premier traité de législation industrielle de
Paul PIC, (« Traité élémentaire de législation industrielle. Les lois ouvrières », Paris, Rousseau,
1ère éd. 1904, 6ième éd. 1931) en 1904 : « Je crois qu'il y a au-dessus de nous, nous enserrant
de toutes manières, une solidarité naturelle dont nous ne pouvons nous dégager. Nous naissons
tous débiteurs les uns des autres ».
(8) V. P. Durand, op. cit., t.1, n° 206, p. 261 ; et dans le même sens J.-C. JAVILLIER, Droit du travail,
1ère éd. 1978, p. 39.
(9) V. B. Edelman, « La légalisation de la classe ouvrière »,Paris, C. Bourgois, 1978 254 p.
(10) V. La contribution d'A. Jeammaud à l'ouvrage collectif le droit capitaliste du travail (Grenoble,
PUG, 1980, 3ème partie : « Les fonctions du droit du travail>>, pp. 149-254) : « Le rôle éminent
que (le droit du travail) joue dans la constitution et la sauvegarde des intérêts capitalistes de
production commande de relativiser son intérêt pour les travailleurs, mais il n'autorise pas à le
nier » (op. cit. p. 254).
(11) Sur cette problématique de l'équilibre et de la transaction (déjà présente chez G. SCELLE, op.
préc. p. 13). v. F. Ewald, « Le droit du travail : une légal té sans droit », Dr. soc. 1985, pp. 723-
728. Add. J. Courdouan et B. Doerflinger, « Avant-propos », aux Actes préc. du colloque « Le
droit du travail, un droit vivant », Dr. soc. 1988, p. 539.
(12) L. Josserand, « Sur la reconstitution d'un droit de classe », D. H. 1937, chr. 1.
(13) Cf. G. Scelle, op. cit., loc. cit.; G. Lyon-Caen, « Du rôle des principes généraux du droit civil en
droit du travail », Rev. trim. dr. civ. 1974, pp. 229-248 ; A.-J. ARNAUD, « Essai d'analyse
structurale du Code civil français. La règle du jeu dans la paix bourgeoise », Paris, LGDJ , 1973,
182 p.
(14) G. Couturier , « Les techniques civilistes et le droit du travail», D. 1975, Chr. 151-158 et 222-
228. Add : Dr. soc. « Droit civil et droit du travail», n° spécial mai 1988.
(15) C'est P. Legendre qui nous rappelle qu'« au sens historique et le plus méconnu de ce terme, la
civilisation n'est rien d'autre que l'empire du droit civil » (in L'Empire de la vérité Paris, Fayard,
1983, p. 171). Le sens échappe par exemple à Norbert Elis in « La civilisation des mœurs », trad.
fr. Paris, Calmann Lévy, 1973, 342 p.
(16) Pour une présentation d'ensemble, v. « Le juge et le droit du travail», Th. Bordeaux-[, 1979, pp.
35-272.
(17) in « Les forces créatrices du droit », Paris, LGDJ , 1955, n° 109, p. 275.
(18) V. Y. Saint-Jours, « Du salaire au revenu salarial » in Les transformations du droit du travail,
Mélanges G. Lyon-Caen, Paris, Dalloz, 1989, pp. 317-330.
(19) V. B. Teyssié, « Personnes, entreprises et relations de tra vail», Dr. soc. Droit civil et droit du
travail, n° spécial précité, 374-383 ; O. Kuhnmunch, « Personnes, entreprises et rela tions de
travail, éléments de jurisprudence », idem, 1988, 384-386 ; J. Savatier, « La liberté dans le
travail». Dr. soc., « Liberté, égalité, fraternité et Droit du travail», n° spécial pré cité, 49-58.
(20) Art. 118A ; V.I. Vacarie, « Travail et santé : un tournant in « Les transformations du droit du
travail », Mélanges G. Lyon-Caen préc., pp. 331-348.
(20 bis) Sur cette notion, v. « Délégalisation, normalisation et droit du travail», Dr. Soc. 1984, 296.
L'analyse juridique est nécessaire et suffisante pour caractériser cette altération de la qualité de
sujet de droit, qui n'est pas - en l'occurrence - une simple question de fait (Contra : v. J.
Carbonnier « sur les traces du non-sujet de droit », Arch., t. 34, Paris, Sirey, 1989, 197-207,
spéc. pp. 201-202).
(21) J.-L. Crozafon, « L'emprunt de techniques de droit adminstratif par le droit du travail», Th. Paris-
1, 1984.
130
(22) V. Les actes du colloque, « Les droits de la défense et le droit du travail » reproduits in « La
Gazette du Palais » et in « La Semaine sociale » du 24 mai 1988, supplément au n° 410 ; cf. spéc.
le rapport J.-M. Verdier relatif aux droits de la défense à l'intérêt de l'entreprise.
(23) Question de la constitutionnalité des actions de substitution : C. consti. .25 juillet 1989, Dr. soc.
1989, 62.7, décision commentée pllf X. PRÉTOT in Dr. soc. 1989, p. 702 s.
(24) Rapp. en ce sens J. Laroque, « Réflexions sur la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour
de cassation » in Mélanges G.-H. Camerlynck, Paris, Dalloz, 1978, spéc. p. 28.
(25) Cf. J.-J. Dupeyroux, « Droit de la Sécurité sociale » Paris, Dalloz, 11° éd., n° 56 et 14-0-141.
(26) Cf. La reconnaissance par le Conseil d'État de principes généraux, dont « s'inspire » le droit du
travail, tel celui de la protection de la maternité (C.E. Ass. 8 juin 1973, Peynet, AJDA 1973, 608,
concl. Grevisse) ou du salaire minimum (C.E. 23 avril 1982, Ville de Toulouse Rec. 152, concl.
Lateboulle).
(27) Cf. « L'élevage industriel face au droit du travail », Rev. dr. rural, n° spécial octobre-novembre
1983, pp. 325-331.
(28) Cf. F. Ewald, « L'accident nous attend au coin de la rue » Paris, La Doc. fr., 1982, et du même
auteur, « L'État providence » Par s, Grasset 1986, spéc. p. 437 s.
(29) V. par ex. le statut des VRP, ou la place décisive du droit du travail dans la constitution d'un droit
des groupes.
(30) Cf. J. Mestre, « L'influence des relations de travail sur le droit commun des contrats » intervention
au colloque « Droit civil et droit du travail », Dr. soc. 1988, 405 ; on se reportera toujours avec
profit aux thèses de G. Berlioz sur, « Le contrat d'adhésion » ILGDJ, 2e éd. 1976) et de G.
Virassamy, « Sur les contrats de dépendance en droit privé » ILGDJ, 1986).
(31) Grève de l'aide judiciaire chez les avocats, grève des médecins dans le cadre de la négociation de
la nouvelle convention avec la Caisse Nationale d'Assurance Maladie. Add., pour une vue générale
: G. Lyon-Caen « Le droit du travail non salarié », Paris, Sirey, 1990, 208 p.
(32) V. Antoine Lyon-Caen, « Changement politique et changement du droit du travail» in Mélanges
G. Lyon-Caen préc. pp. 1-10 et J.-E. Ray, « Mutation économique et droit du travail » éod. loc.
pp. 11-31.
(33) P. Durand, « La connaissance du phénomène juridique et les tâches de la doctrine moderne du
droit privé » D. 1956, Chr. 73 ; Ch. Atias, « Progrès du droit et progrès de la science du. droit »
Rev. trim. dr. civ. 1983, 696 . J.-C. Javillier et Ph. Auvergnon, « Eléments pour un bilan sur la
recherche en droit du travail », Dr. soc. 1985, 211 ; G. Couturier, (Pour) la doctrine in « Les
transformations du droit du travail», Mélanges G. Lyon-Caen préc., pp. 221-242.
(34) V. par ex. G. Couturier (art. préc. n° 7 s., p. 226 s.) qui distingue les fonctions de connaissance
des règles, de réception des règles,, et enfin de controverse, i.e. d'argumentation et de
raisonnement.
(35) Sans remonter à Montesquieu ou Portalis, qu'il suffise d'évoquer ici le nom de Ripert, ou celui de
M. le doyen Carbonnier, dont les œuvres donnent à voir, au-delà du phénomène juridique, les
sociétés où ce phénomène s'insère.
(36) Ce développement reprend les grandes lignes d‟un travail comparatif actuellement mené en
commun avec les professeurs U. Muckenberger (HWP, Hambourg) et B. Bercusson (IUE, Florence).
(37) Sous un sens juridique l'individualisation peut s'entendre de l'allocation de droits individuels
indépendamment de l'appartenance à une collectivité ou à une institution déterminée. De ce
point de vue elle devrait être distinguée de la « subjectivation » qui consiste à reconnaître des
droits individuels dans le cadre d'une collectivité ou d'une institution i.e. appréhender le salarié
comme un sujet de droit dans l'entreprise). Notion elle-même différente de I'« objectivation » qui
131
consiste à traiter l'individu comme simple objet de droit, comme pièce entièrement subordonnée
à un montage institutionnel.
(38) V. X. Blanc-Jouvan, « L'internationalisation des rapports de travail » Mélanges G. Lyon-Caen préc.
pp. 67-82 ; J.-M. Verdier, « L'apport des normes de l'OIT au droit du travail français » éod. loc.
pp. 51-65.
(39) V. P. Rodière, « Construction européenne et droit du travail », Mélanges G. Lyon-Caen préc. pp.
33-49.
(40) Par ex. dans la libéralisation du divorce, dans l'égalisation des droits patrimoniaux des époux,
dans l'évolution qui va de la puissance paternelle à l'autorité parentale, dans la libéralisation du
droit de la filiation, dans les droits reconnus aux concubins, etc. Toutes ces dispositions
juridiques tendent à émanciper l'individu de l'institution familiale entendue comme cadre
juridique indérogeable.
(41) Lois de décentralisation d'un côté, intégration européenne de l'autre.
(42) V. Actes du colloque de Nantes, « Les sans-emploi et la loi», Quimper, Calligrammes, 1987, 22B
p ; J.-J. Dupeyroux, « Droit de la Sécurité sociale » Paris, Dalloz, 11è éd. 1988, n° 89-5s. ; E.
Alphandari (dir.). « L'insertion » Rev. de dr. sanit. et soc., n° spécial, Paris, Sirey, 1989.
(43) V. par exemple les analyses magistrales de M. VERRET, « La culture ouvrière », Saint-Sébastien,
éd. ACL, 1988, 296 p.; et du même auteur, « Où en est la culture ouvrière aujourd'hui? »,
Sociologie du travail, 1989, n° 1, pp. 125 s.
(44) Cf. « Déréglementation des relations de travail et autoréglementation de l'entreprise », Dr. soc.
1989, 195-205, spéc. p. 203.
(45) V.-U. Muckenberger & S. Deakin, « From deregulation to an European floor of rights : Labour law.
flexibilisation and the European single Market », Zeitschrift für auslandisches und internationales
Arbeits - und Sozialrecht, Heidelberg, Müller, jui l./sept. 1989, pp. 153-256. Rapp. ce que J.
Habermas appelle l'état de « nouvelle incertitude »in Die Neue Unübersichtichkeit Francfort,
Suhrkamp. 1985.
(46) Temps de travail, mais aussi temps de la formation, de la retraite, de l'éducation des enfants etc.
(47) L'individualisation va en effet de pair avec une tendance à la standardisation des modèles
culturels, favorisée notamment par les médias. La décomposition des groupes intermédiaires
laisse la place nette à des valeurs et des représentations (essentiellement celles de la sphère
marchande, puisque le marché devient la seule référence commune) qui prétendent à
l'universalité, et s'imposent d'autant plus facilement aux individus que ces derniers ne peuvent
plus leur opposer des valeurs propres à leur groupe de socialisation. Ce phénomène est
perceptible par exemple dans la crise des relatons de travail dans le secteur public (v. « La crise
de l'esprit de service public », Dr. soc. 1989, 777).
(48) Crim. 26 août 1859, S. 1859, 1, 973.
(49) V. J.-M. Beraud, « La suspension du contrat de travail », Th. Lyon, 1979, Paris, Sirey, 1980.
(50) V. R. de Lestang, « La notion d'unité économique et sociale d'entreprises juridiquement distinctes
», Dr. soc. 1979, 5.
(51) V. G.H. Camerlynck, « Le contrat de travail», in Traité de droit du travail, Paris, Dalloz t.1, 2e éd.
1982, n° 624, p. 642. V. récemment dans la ligne de cette jurisprudence : Soc. 20 déc. 1988, Dr.
soc.1989, 300 ss. art. G. Poulain « Le travail intermittent par conclusion de contrats à durée
déterminée ».
(52) Parmi de nombreux arrêts, v. Soc. 5 déc. 1974, B. Civ. V, n° 592, p. 553 ; Soc. 24 nov. 1976, B.
civ. V, n° 616, p. 500 ; Soc. 8 et 30 nov. 1978, D. 1979, J. 2n, note critique J. Pélissier.
(53) Cf. « Groupes de sociétés et paradigme de l'entreprise » Rev. trim. dr. com., 1985, spéc. note 67,
132
p. 632.
(54) Cass. Ass. plén. 15 nov. 1985, 2 arrêts : « Nettoitout » Gaz. Pal. 1986. 1, 38, note M. Rayroux et
« Nova », Dr. soc. 1986, 1, concl. G. Picca et note G. Couturier ; Soc. 12 juin 1986 « Desquenne
et Giral », Dr. soc. 1986, 605 ss. Concl. G. PICCA ; sur ce revirement v. G.H. Camerlynck et M.A.
Moreau-Bourles, « Le contrat de travail», in traité préc. mise à jour 1988 n°104, p. 46 s. ; H.
Blaise, « Les modifications dans la personne de l'employeur ; l'article 1. 122-12 dans la
tourmente » Dr. soc. 1986, 83) ; Arnaud Lyon-Caen, « A propos de l'arrêt Desquenne et Giral »
Dr. soc. 1986, 848.
(55) V. les avenants conventionnels adoptés dans la restauration des collectivités locales (accord du
28 fév. 1986, arrêté d'extension du 6 juin 1986 publié au JO du 7), dans la manutention
ferroviaire (accord du 24 fév. 1986, arrêté d'extension du 13 mai 1986, publié au JO du 23) et
dans le nettoyage de locaux (accord du 4 avr. 1986, arrêté d'extension du 17 juin 1986, publié
au JO du 22) ; sur ces différents accords, v. J. Blaise, art. préc. Dr. soc. 1986, p. 842 s.
(56) CJCE 10 fév. 1988 (Fédération danoise des contremaîtres) Dr. soc. 1988, 455, concl. M. Darmon
note G. Couturier ; CJCE 15 juin 1988 (Borie) aff. n° 101/87 ; sur l'incidence de cette
jurisprudence européenne, v. G. Couturier, « Le maintien des droits des travailleurs en cas de
transfert d'entreprise », Dr. soc. 1989, 557.
(56 bis) Cet espoir vient d'être comblé par le dernier revirement de jurisprudence : Cass. Ass. Plein.,
16 mars 1990, publié dans le numéro de mai de cette Revue.
(57) « Droit de la Sécurité sociale », op. préc. n° 84, 117 s. 173-1, 315.
(58) Ass. plén. 4 mars 1983, D. 1983, J. 381, concl. Cabannes ; v. dans le même sens Crim. 29 oct.
1985, juri-social 1986, F2 ; Soc. 19 juil. 1988, B. civ. V, n° 478 ; pour une vue d'ensemble de la
question, v. la thèse de Mme Th. AubertMontpeyssen, « Subordination juridique et relation de
travail», Toulouse, éd. du CNRS, 1988 ; add. A. Jeammaud, « Les polyvalences du contrat de
travail », in Mélanges G. Lyon-Caen préc. p. 299 s.
(59) Soc. 8 oct. 1987, Dr. soc. 1988, 138, note J. Savatier ; D. 1988, J ; 58, note Y. Saint-Jours ; Juri-
social déc. 1987, 41 obs. A. Lyon-Caen.
(60) Une bonne part de ces difficultés résulte de l'effet rétroactif de tout revirement jurisprudentiel,
problème qui excède évidemment la seule jurisprudence Raquin et ne peut donc constituer un
bon argument à son encontre !
(61) C. const. 25 juillet 1989 préc.
133
MONTESQUIEU LAW REVIEW Issue No.3 Octobre 2015
Débats
Présentation de l‟article d‟Alain Supiot, « Pourquoi un droit du travail ? » (1)
Il n‟est sans doute pas de question plus essentielle que celle que pose Alain Supiot dans cette
étude publiée dans la revue Droit social en 1990, pour qui cherche à comprendre comment est né
le droit du travail moderne, au dix-neuvième siècle, et pourquoi il est nécessaire de se battre pour
que subsiste aujourd‟hui un droit du travail qui assume ses propres objectifs, et traduise à la fois
les aspirations, et les tensions, inhérentes à la relation de travail et aux rapports sociaux.
Cette réflexion, rassemblée avec d‟autres tout aussi fondamentales dans la remarquable Critique
du droit du travail publiée par l‟auteur en 1994 aux Presses universitaires de France, intervient
dans un contexte bien précis. La seconde moitié des années 1980 est le théâtre d‟une violente
remise en cause du droit du travail accusé de favoriser, voire de créer, les conditions de la crise
économique, et promis au bûcher. Trop couteux, trop contraignant, le Code du travail étoufferait
l‟initiative économique et devrait disparaître pour laisser les acteurs décider librement, au plus
près des réalités du terrain, du cadre juridique applicable aux entreprises. Après quelques années
où la Cour de cassation avait semblé sensible aux sirènes du néolibéralisme ambiant, sa chambre
sociale vient d‟engager, depuis le très emblématique arrêt Raquin rendu en 1987, une vaste
entreprise de rééquilibrage des relations entre salariés et employeurs et, au grand étonnement
(feint ou réel) de ceux qui pensaient que le droit civil ne pouvait être ici d‟aucun secours, ce sont
les règles issues du Code Napoléon, et singulièrement le principe de l‟intangibilité du contrat, qui
fournit au salarié le moyen de résister au pouvoir de direction de l‟employeur.
Aujourd‟hui, en 2015, la question de l‟utilité d‟un droit du travail fortement charpenté, et codifié,
se pose toujours, même si le contexte a sensiblement changé depuis 1990. Les réformes
successives de la négociation collective, en 2004, et de la représentativité syndicale, intervenue en
2008 pour les organisations de salariés et 2014 pour les organisations patronales, font planer sur
le droit légal du travail de nouvelles menaces, l‟accord collectif de travail bénéficiant désormais
d‟une légitimité renforcée venant concurrencer, voire menacer, celle de la loi accusée de ne
proposer que du prêt-à-porter, là où les entreprises auraient besoin de sur-mesure.
C‟est alors dans la mémoire du droit du travail qu‟il convient de rechercher les raisons profondes
qui ont conduit à sa naissance, et qui le rendent, aujourd‟hui plus encore, indispensable au
respect d‟un équilibre des forces et des intérêts.
Christophe Radé
Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux
Note :
(1) Docteur en droit de l‟Université de Bordeaux en 1979, agrégé de droit privé et sciences
criminelles en 1980, Alain Supiot a été pendant 20 ans Professeur à la Faculté de droit de
Nantes, et depuis 2012 au Collège de France. Il a publié de très nombreux ouvrages, parmi
lesquels Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du Droit, Paris, Seuil, 1re éd.
2005, 324 p. (coll. La couleur des idées); 2e éd. 2009, 334 p. (coll. Points-Essais) ; L‟esprit de
134
Philadelphie. La justice sociale face au Marché total, Paris: Seuil, 2010, 182 p. ; La gouvernance
par les nombres, Fayard, 2015.
135
MONTESQUIEU LAW REVIEW
Honorary Board:
Stephen G. Breyer
Olivier Dutheillet de Lamothe
Guy Canivet
Michel Fromont
Hélène Gaudemet-Tallon
Françoise Tulkens
J. H. H. Weiler
Scientific Board
Chairs:
Jean-Bernard Auby & Mireille Delmas-Marty
Editorial Board:
Aurélie Bergeaud-Wetterwald
Laurent Bloch
Jean-François Brisson
Pascal Combeau
Florence Deboissy
Sophie Delbrel
Amane Gogorza
Adeline Gouttenoire
Jean Hauser
Marie Lamarche
Leïla Lankarani
Florence Lerique
Valérie Malabat
Sébastien Martin
Philippe Mozas
Alain Pariente
Gaël Piette
Sébastien Platon
Jérôme Porta
Christophe Radé
Aude Rouyère
Frédérique Rueda
Jean Sagot-Duvauroux
Jean-Christophe Saint-Pau
Sandrine Sana Chaille de Néré
Sébastien Saunier
Laura Sautonie-Laguionie
Florian Savonitto
Stéphane Schott
David Szymczak
Anne-Marie Tournepiche
Patrick Troude-Chastenet
Guillaume Wicker
Alexandre Zabalza
Gordon Anthony
Michel Bouvier
Pierre Brunet
Giacinto della Cananea
Vlad Constantinesco
James Crawford
Joachim Englisch
Frédérique Ferrand
Jean-François Gaudreault-DesBiens
Jean-Louis Halpérin
Herwig Hofmann
Pascale Idoux
Jean-Pierre Laborde
Li Bin
Kathia Martin-Chenut
Laurent Pech
Marie-Claire Ponthoreau
Nikos Scandamis
Jean-Michel Servais
Denys Simon
Giovanni Tuzet
Pierre-Yves Verkindt
Zhang Li
Jacques Ziller
Managing Editor:
Olivier Dubos
Editor in Chief:
Rachael Singh
Design:
Jan Gosrki-Mescir