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  • Michel Zévaco

    L'Hôtel Saint-Pol

    Un texte du domaine public.

  • Une édition libre.

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  • D

    I – LA REINE

    ix heures du soir vontsonner…

    Dans la vaporeuseatmosphère de la nuitd’été, en ce coin de Parisqui s’étend de la rue

    Saint-Antoine à la Seine, c’était une

  • saisissante vision que celle de cetteformidable enceinte crénelée surlaquelle pèse un vaste silence…

    C’est une forteresse géante où dixmille hommes d’armes se peuventloger, une forêt de tours, de beffrois,de flèches, de clochetons, une citéfantastique où les musiques des fêteset les orgues de huit chapelleschantent tour à tour la gloire deSatan et celle de Dieu, tandis que lerugissement des lions, du fond descages, répond au cri de veille dessentinelles, une véritable villeféodale enfin, où dans six jardins etquatorze cours s’espacent à l’aise lepalais du roi, le palais de la reine,

  • l’hôtel des Archevêques, le logis dePont-Périn, l’hôtel de Saint-Maur, lepalais de Beautreillis, somptueuxédifices gothiques dominant de leurscampaniles vingt autres bâtimentsépars dans l’enceinte.

    Cet immense domaine porte un nomque partout on murmure parmi demystérieux récits, d’exorbitanteslégendes :

    Cela s’appelle L’HOTEL SAINT POL.

    Dix heures du soir vont sonner…

    Au palais de la reine, tout se tait…

    Au fond de la fastueuse chambre àcoucher, en costume d’apparat,

  • cotte-hardie lamée d’argent, voile dedentelle retombant du hennin, setiennent les trois filles d’honneur,immobiles.

    Devant un haut miroir d’acier, lespoignets encerclés d’émeraudes, lesmains scintillantes de bagues selonla mode qu’elle a importée, les yeuxd’un bleu noir, la chevelure blondardent, éblouissante dans l’éclat deses dix-huit printemps, Isabeau deBavière, la reine de France.

    Elle écoute, elle attend, elle écouteencore, elle est nerveuse, impatiente,elle soupire – et, tout entière, elletressaille lorsque sonnent dixheures… enfin ! Alors elle se

  • retourne :

    – Pour cette nuit, vous avez congé.Des escortes vous reconduiront aulogis Passavant, Laurence ; – àl’hôtel de Coucy, Blanche ; – et vous,Colette, à l’hôtel de Saveuse. Allez.

    En parlant ainsi, sa voix grelottecomme lorsqu’une rafale de folieravage un cerveau. Et son masqued’étrange beauté se convulse sousl’effort de quelque terrible émotion.

    Les demoiselles d’honneurs’inclinent en une lente révérence, etquand elles se redressent, l’uned’elles, cette fille, là près du lit, sibelle, si pure, si touchante, Laurence

  • d’Ambrun est devenue pâle comme lacire des flambeaux qui éclairent cettescène. Sûrement, c’est une âme endétresse. Il y a du désespoir dansl’attitude de cette jeune fille, et sesyeux reflètent quelque douleur sansremède… La reine pâlit à son tour. Etd’une voix altérée où vibre on ne saitquel menaçant soupçon :

    – Vous avez la mort sur le visage,d’Ambrun !… Pourquoi ?…Répondez !…

    – Un malaise, Majesté, répondLaurence avec effort. Si vous daignezle permettre, je resterai au palais.

    – Rentrez chez vous ! gronde la reine.

  • Rentrez et reposez-vous cettesemaine, reprend-elle plus calme.Allez, ma chère. Demain, je vousenverrai mon guérisseur au logisPassavant.

    Laurence bégaie un morneremerciement, et sort avec sescompagnes.

    – Oh ! songe-t-elle, éperdue, ellenous renvoie ! C’est le comte deNevers qu’elle attend ! Je le sais !J’en suis sûre… le malheur est surmoi ! Le malheur et… le châtiment !…Seigneur, Seigneur, ne punissez quemoi, et sauvez l’innocente !…

    Elles traversent la salle de

  • Mathebrune attenante àl’appartement privé : déserte ! – puisla salle de Théseus : déserte ! – puisla galerie monumentale à doublecolonnade : déserte ! On a fait le videdans le palais de la reine !…

    Et, tandis que Blanche de Coucy etColette, de Saveuse, obéissant àl’ordre, descendent le majestueuxescalier en granit d’Egypte,franchissent les cours et quittentl’Hôtel Saint-Pol, Laurenced’Ambrun demeure là, appuyée à unecolonne de la galerie, les mainsjointes, désespérée. Et d’un accentd’affolement, elle murmure :

    – Il va venir !… C’est fini !… Adieu

  • mon dernier espoir !… Il aime lareine !…

    Quelques minutes, Isabeau a écoutéles bruits qui s’éloignent,s’étouffent, s’éteignent. Alors, sûrede la solitude, elle s’élance ; de sonpas onduleux et souple, elle parcourtle même chemin que les fillesd’honneur ; mais, au bord du vaste etsuperbe escalier qui descend droit auvestibule, elle s’arrête comme aubord d’un lac d’ombre.

    Et soudain paraît celui qu’elleattend !

    C’est un jeune homme de vingt-cinqans, d’une âpre beauté, d’une

  • élégance rude, largement découplé,le front violent, la lèvre dédaigneuse,l’œil cruel chargé de défiance. Ilmonte jusqu’à Isabeau, met un genousur les dalles et murmure :

    – Jean sans Peur, comte de la marchede Nevers, attend les ordres de sareine !

    – Relevez-vous ! commande Isabeau.

    Et, quand il a obéi, elle hésite, elletremble, sa gorge s’oppresse, sonsein se soulève, ses lèvres brûlent, et,tout à coup :

    – Pourquoi, depuis huit jours quevous êtes à Paris, aux lices, à lachasse, aux fêtes données en votre

  • honneur, partout, est-ce moi,toujours moi que vous regardez ?

    La parole brève, Nevers répond :

    – Pourquoi aux fêtes et partout ettoujours, est-ce vous, vous seule quiprenez ma pensée, mon regard etmon âme ?

    Jean sans Peur, avidement, lacontemple, l’étudie. Son regard, auxlueurs d’acier, brille d’une ruseeffrayante. Et celui-là, aussi, est enpleine jeunesse ! Et si le délire de lareine est un de ces phénomènes quibouleversent toute psychologie, sapassion, à lui, est plus hideuse, carc’est l’amour de soi poussé à la

  • frénésie, car c’est l’ambitionbrûlante, dévorante ! Lui ! Lui ! Il n’ya que lui ! Il brisera, détruira, broieratout sur son chemin !…

    – Madame, murmure-t-il, ah !madame, vous ne me condamnezdonc pas ?…

    – Vous condamner ! moi !

    Le cri a fait explosion sur les lèvresde la reine, le cri qui la livre commeune ribaude du Champ-Flory, le criqui proclame la déchéance de sonhonneur de femme, de sa dignitéd’épouse. Et ces paroles sont lespremières qu’elle échange seule àseul avec cet homme ! Et il y a huit

  • jours que, pour la première fois, ellea vu Jean sans Peur, absent de Parisdepuis trois ans ! Et c’est leurpremier rendez-vous !…

    Ebloui, balbutiant des sermentsinformes, il a ouvert les bras, ets’avance… mais alors Isabeau sedérobe !

    Elle le couvre d’un regard sérieuxjusqu’à la menace, et gronde :

    – Je vous veux pour moi, pour moiseule, tout entier, force et pensée,esprit, âme et corps. Prenez garde,Nevers ! Prenez garde avant derépondre à la question suprême !Jurez que vous n’avez dans votre vie

  • aucune attache d’amour.

    – Aucune ! répond Jean sans Peur.

    – S’il y en avait une, jurez de latrancher… entendez-moi ! Ce n’estpas seulement une rupture quej’exige : entre vous et moi, je ne veuxrien de « vivant »… rien !…

    Nevers lève la main et jure !

    Dans les lointains de la galerie passeune plainte… si ténue qu’ils nel’entendent pas. Et c’est Laurenced’Ambrun qui râle :

    – Adieu ! Adieu à l’espérance !…

    Isabeau se rapproche de Jean sansPeur. Sans doute, ce qui lui reste à

  • dire est effroyable : dans un souffle,elle commence :

    – Les attaches d’amour ne sont pasles seules… Ma cousine Margueritede Hainaut est votre épouse… Votrecousin Charles sixième est monépoux…

    Elle s’arrête… elle n’achève pas…Une longue minute, penchés l’un surl’autre, les yeux dans les yeux,blêmes figures de crime, ilss’interrogent, ils se répondent parleurs regards… et c’est fini… ils seredressent… ils se sont entendusparler dans le silence, ils se sontcompris !… Alors, elle achève, d’unevoix lente et grave :

  • – Maintenant, Jean sans Peur, vouspouvez répondre. Prenez garde !…

    Et Nevers, sans hésiter :

    – Par le ciel, par cette nuit d’où jeveux dater ma vie, par cette âme queje vous donne, je jure que je vousaime !

    Dans cette seconde, tous deuxs’immobilisent, pétrifiés… Là, dansla galerie même, derrière unecolonne, il y a eu quelque chosecomme un cri étouffé… Il sembleque, là-bas, un pas se traîne…Isabeau s’éveille de sa stupeur…Audacieuse et flamboyante, ellebondit… et elle entrevoit une forme

  • indécise qui s’enfonce dans lecouloir réservé aux fillesd’honneur…

    Alors elle s’arrête. Un sourire crispeses lèvres : elle a reconnu cetteforme…

    De son allure silencieuse et rapide,elle revient sur Jean sans Peur,l’entraîne jusque dans sa chambre àcoucher, et là :

    – Nous avons été guettés : noussommes perdus, si vous ne tuezl’espionne.

    – Je suis prêt ! gronde Jean sansPeur en montrant son poignard.

  • – Pas dans le palais. Le cadavre nousaccuserait. Ni au poignard. Le sangreste !

    – Où et comme vous voudrez !

    Froidement, en quelques rapides etindistinctes paroles, le meurtre a étédécidé.

    « Trône et sceptre ! songe Nevers. Lagloire ! La puissance ! Et qui sait ?L’empire de Charlemagne restauré !Le monde sous mon talon !… Etquant à cette fille qui, depuis huitjours, me supplie du regard, quiprétend se prévaloir de ce capriced’antan… malheur à elle, si elle setrouve sur ma route ! »

  • Isabeau, d’un signe, ordonne à Jeansans Peur de l’attendre, et elle seglisse, empressée, funèbre, dansl’obscurité de la galerie, entre dans lecouloir, choisit d’un seul coup d’œil,entre dix autres, une porte devantlaquelle elle s’arrête. Brusquement,d’un mouvement furieux, elle l’ouvretoute grande…

    C’est la porte de la chambre où logeLaurence d’Ambrun…

    Il nous faut ici conter son histoire.Elle sera brève. Elle pourrait tenir ences trois mots : « c’était uneorpheline ».

    Sa naissance avait tué sa mère. Et

  • elle atteignait sa quinzième annéelorsque, en février 1387, mourut sonpère, le baron d’Ambrun, l’un desplus vigoureux partisans du duc deBerry dans sa lutte contre Philippeduc de Bourgogne, dont Jean sansPeur était le fils aîné. En partantpour l’éternel voyage, d’Ambrunconfia Laurence à la veuve de sonami et compagnon d’armes,

    Tancrède, chevalier de Passavant[1].

    La veuve, Alice de Passavant,recueillit la demoiselle d’Ambrun etlui fit place en son hôtel de la rueSaint-Martin. Mais, aucommencement de 1389, cette noblefemme, rongée par le chagrin, s’en

  • fut elle-même rejoindre son bien-aimé Tancrède… Elle laissait un filsdont on venait de célébrer le sixièmeanniversaire.

    Cet enfant se nommait Hardy, et nulautre nom n’eût pu lui convenir.

    Les deux orphelins, donc, Laurenced’Ambrun et Hardy de Passavant, setinrent lieu de toute famille : ilsfurent frère et sœur, elle a l’âge despremiers émois du cœur, luigrandissant de façon plusqu’étrange, en force physique etcourage d’âme.

    Tout à coup, à la fin de cette mêmeannée 1389, Laurence devint

  • inquiète, agitée, quitta souvent seulele logis, parut souvent les yeuxrouges, et pâlit de jour en jour.

    Un soir, elle embrassa Hardy ensanglotant. Puis elle sortit… et nerevint plus !… Ce qui s’était passé, àquel vertige avait succombé lapauvre fille sans mère, sans guide,sans expérience de la vie, on va lesavoir.

    Hardy pleura longtemps sa sœur.Puis, l’équitation, l’escrime, lanatation, la manœuvre de la lance, del’arbalète occupèrent sa vie.

    Le temps s’écoula.

    Hardy accomplit sa dixième année.

  • Un jour d’hiver, aussi subitementqu’elle était partie, Laurence reparutau logis, mais combien triste etmaigrie, pauvre oiseau blessé quiregagnait péniblement l’ancien nid !… Elle était vêtue de noir. Elleportait dans ses bras une petite fillefraîche, rose et souriante. Pour elle-même, et non pour Hardy quin’entendit pas, elle murmura :

    – Seule, je fusse morte plutôt que desouiller ce cher foyer de ma présence.Mais cet ange, mon Dieu ! Ah ! toutela honte pour moi plutôt que lamisère pour elle !…

    Et, arrêtant d’un geste timide leseffusions de Hardy, elle demanda en

  • tremblant s’il y avait encore placepour elle au logis Passavant. Pourtoute réponse, le petit chevalierassembla ses gens et leur ordonnad’obéir à Laurence comme à lui-même. La gouvernante ayant assuréqu’elle n’obéirait pas fut chasséeincontinent. Le gouverneur vouluthasarder une observation. MaisHardy tira sa dague et le menaça dela lui passer aussitôt tout au traversdu corps. La maison trembla, et lechevalier, ayant fait sortir ses genssans avoir rien compris à leurs minesindignées, essuya les larmes de lapauvre fille.

    Puis il jeta un regard curieux sur

  • l’enfant qu’elle serrait sur son seinavec une sorte de passion farouche.

    – C’est votre fille ? dit-il.

    Laurence, avec une expressiond’indicible émotion, leva les yeux auciel, et, sans répondre, présenta lafillette à Hardy :

    – Elle s’appelle Roselys, murmura-t-elle.

    Hardy demeura les yeux écarquillés,béant d’admiration, et, enfin,joignant les mains :

    – Qu’elle est belle ! soupira-t-il.

    Une flamme d’orgueil et de joiefugitive éclaira le visage de Laurence.

  • Six mois passèrent, au bout desquelsLaurence d’Ambrun était redevenuela belle jeune fille qu’elle avait été,mais avec on ne sait quelle profondemélancolie qui la rendait plustouchante. Elle ne vivait que pourRoselys : avec une intense, uneeffrayante transfiguration de tousses sentiments, Laurence s’absorbaiten Roselys. Il n’y avait rien dansl’univers : il y avait Roselys !

    Ce fut à ce moment que le hasard, cetanonyme endosseur de la Fatalité,mit la fille du baron d’Ambrun enprésence de la duchesse de Berry – lamême qui, au fameux bal où lecostume du roi fut enflammé par une

  • torche… maladroite, sauvaCharles VI en l’enveloppant de sonmanteau. Par malheur, la duchessen’avait pas oublié les services rendusà sa maison par le père, mort pauvre– et trop fier pour avouer sadétresse : elle s’inquiéta, questionna,fut sympathique, et promit un postede fille d’honneur, en même tempsqu’une généreuse dot de deux centsécus d’or à la rose, pour letrousseau. Laurence trembla : refuserce titre que se disputaient les pluspuissantes familles, c’étaitprovoquer le scandale et l’enquête ;l’accepter, c’était courir au-devantd’une horrible catastrophe si jamais

  • on découvrait que… Quinze joursaprès, elle recevait son brevet !

    Bientôt, elle entrait en fonctions.

    Le service – qu’elle partageait avecquinze autres demoiselles de hautenoblesse – consistait à habiter prèsde la reine quinze jours chaquemois : une semaine de jour et unesemaine de nuit.

    Laurence d’Ambrun, donc, étaitdemoiselle d’honneur depuis environdix-huit mois et presque entièrementrassurée sur les dangers qu’elle avaitredoutés. Roselys allait sur la fin desa cinquième année, Hardy achevaitses douze ans, et il en paraissait tout

  • près de quinze.

    Un jour, rentrant de l’Hôtel Saint-Pol, Laurence trouva le logis enémoi ; dans l’après-midi, faisant leurquotidienne promenade, Roselys etHardy s’étaient approchés du bordde l’eau. La berge était là, trèsélevée. Un faux pas précipita Roselysdans la Seine. La gouvernanteappelait au secours lorsqu’elleaperçut Hardy qui s’était jeté à l’eau,saisissait l’enfant près de couler et laramenait évanouie sur les bords. Ladigne matrone raconta par la suiteque jamais elle n’avait vu figure plusterrible que celle de Hardy luttantpour sauver sa petite amie.

  • Voilà ce que, ce soir-là, appritLaurence. Elle serra convulsivementdans ses bras Hardy de Passavant,et, dans un mouvement de terreurfolle, murmura :

    – Si elle était morte !…

    – Si elle était morte, je serais mort…

    Ceci fut dit d’une telle voix queLaurence tressaillit et jeta un regardprofond sur le petit chevalier. Etalors, la vérité lui apparut :l’affection de Hardy pour Roselysavait grandi avec, une vigueur qui lastupéfia et la désespéra. C’était unepassion, une de ces fleursmystérieuses, charmantes et

  • troublantes, que, sans le savoir, lesenfants portent quelquefois dansleur cœur comme en une serreimpénétrable, inconnue d’eux-mêmes. Laurence fut bouleversée :l’effrayant problème de l’avenir deRoselys pour la première fois, sedressa devant elle.

    Oh ! c’est qu’elle évoquait l’avenir !l’effroyable moment où cetteenfantine affection s’affirmerait enamour, où Hardy voudrait toutconnaître de la vie de Roselys, où ilquestionnerait, où il interrogeraitLaurence !… Et où elle serait forcéed’avouer la lamentable vérité :

    Roselys ?… Une fille sans nom !…

  • Fille sans nom !… Aujourd’hui, celase pardonne, oui, peut-être… maisalors !…

    Fille sans nom !… C’était, en cessiècles barbares, l’infamie que nul nepardonnait ! C’était l’ignominie !

    – Dans trois ans, dans deux ans,songeait Laurence, dans quelquesmois, il sera trop tard. Il faut fuir…fuir avant que Hardy ne comprenne…ne demande… Seigneur, sanglotait-elle, « prenez ma vie ! ». Et enéchange, « donnez un nom à cetteinnocente !… ».

    Soudain, au mois de juin de l’an1395, Laurence d’Ambrun se reprit à

  • vivre.

    Une joie fiévreuse éclata dans sesbeaux yeux… Un bruit s’étaitrépandu dans Paris… et en mêmetemps une pensée d’espoir, sansdoute, s’était levée dans l’âme deLaurence, et s’y fortifiait.

    Un soir, une fanfare de trompettespassa au coin de la rue Saint-Martinet se perdit au loin vers l’Hôtel Saint-Pol. Laurence d’Ambrun jeta surRoselys un regard brûlant, et soncœur, éperdûment, cria :

    – Tu es sauvée ! Tu ne mourras pasde honte ! « Hardy ne te chasserapas ! » Car ton infamie de fille sans

  • nom, JE VAIS LA RACHETER AUPRIX DE MA PAUVRE VIE INUTILEET BRISEE !

    Le dimanche, commença au palais sasemaine de nuit.

    Le mercredi, toutes ses dispositionsétaient prises, sans doute : dans lajournée, elle habilla Roselys avec unecoquetterie exquise, et l’emmenaavec elle… « à l’Hôtel Saint-Pol ! ».

    Nous ne dirons pas ses précautionspour l’introduire secrètement.

    C’est le soir de ce mercredi que Jeansans Peur entra au palais de la reine !Ce fut ce soir-là que, dans lesprofondeurs de la galerie silencieuse,

  • un sanglot répondit au serment ducomte de Nevers ! Ce fut ce soir-là,vers onze heures, que la reineIsabeau pénétra dans le couloirréservé aux chambres des fillesd’honneur. C’est à cette heure-là que,d’un geste frénétique, elle ouvrittoute grande la porte de l’une de ceschambres… celle de Laurenced’Ambrun !…

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  • L

    II – LA MERE DEROSELYS

    aurence, frissonnante et fébrile,avait réveillé Roselys, endormie dansun fauteuil où elle l’avait couchée

  • presque entièrement vêtue, pourqu’elle fût prête le lendemain matinau moment voulu. En un tour demain, elle eut rajusté les vêtementsde l’enfant. D’une voix morne, ellerépétait : « Fuir ! Il faut fuir ! Cela aété horrible ! Allons ! Dépêchons ! Ilfaut fuir !… » A ce moment, etcomme elle attachait le manteau deRoselys, le bruit de la portes’ouvrant frappa son cerveau commeun fracas de tonnerre. Dans la mêmeseconde, elle fut debout, face à laporte, les lèvres entre les dentsjusqu’au sang pour ne pas crier, et,couvrant de son corps, cachant lefauteuil au fond duquel elle avait

  • rejeté l’enfant…

    Isabeau semblait calme. Ce futdistraitement qu’elle dit :

    – Je vous avais ordonné de rentrerau logis Passavant…

    – Ce malaise, Majesté, murmuraLaurence, avec une volubilitéconfuse. C’est passé. Tout à fait.Majesté… je…

    – Restez !…

    Laurence s’immobilisa. Et, presqueaussitôt, la reine ajouta :

    – Qui est cette enfant ?… Cetteenfant que vous cachez ?…

    C’était l’attaque. Laurence vacilla.

  • La reine se mit à rire, montrant unedouble rangée de petites dentsaiguës.

    – Une idée folle, ma chère… j’ai cruune seconde… j’ai cru que vous étiezla mère !

    Laurence ne broncha pas. Dans satête, il n’y avait plus que des remousd’horreur.

    – Mais riez donc ! Etait-ce fou ! Unedemoiselle d’honneur fille-mère etintroduisant l’enfant d’ignominie aufoyer de la reine ! Voyez-vous labelle, la sage, la sévère d’Ambrunattachée au pilori des Halles pourcrime d’infamie et de lèse majesté !…

  • Laurence grelotta. La reine marchasur elle et, tout près, la voixchangée :

    – Vous ne dites rien ?… C’est votrefille, n’est-ce pas ?… Non ?… C’estnon ?… Soit ! Comment s’appelle-t-elle ?

    – Roselys, bégaya Laurence touteraide.

    – Charmant. Mais Roselys qui ?Roselys quoi ? De quelle famille ?Parlez !…

    – Je ne veux pas ! râla Laurence.

    – Vous ne voulez pas ?… Non ?…Allons ! Vous avez introduit chez

  • mois une bâtarde !

    Laurence, péniblement, tourna la têtevers sa fille. Et il y avait uneépouvantable tristesse sur son visageoù coulaient des larmes lentes. Elleparvint à murmurer :

    – Pitié, madame, pitié, oh ! pitié pourcette toute petite innocente… queje…

    – Que vous avez recueillie, n’est-cepas ? N’ayez pas peur… C’est cela ?…dites ?…

    – Oui, Majesté, oui ! C’est cela ! criaLaurence en se raccrochant àl’espoir.

  • – Pauvre petite !… Recueillie,soigneusement cachée par vous aulogis Passavant… pas de nom ?…dites !…

    – Sans nom, oui ! répéta Laurence.

    – Eh bien, dit tranquillement la reine,« il faut qu’elle ait un nom !… ».

    Laurence, violemment, redressa latête. Ses yeux furent deux abîmes deterreur. A ce moment, Isabeau luiasséna le coup décisif :

    – Pour qu’elle ait un nom, il fautqu’elle soit réclamée, adoptée devantl’official…

    Un gémissement de bête qu’on tue –

  • et la reine acheva :

    – Pour cela, il faut que trois joursdurant, sous le porche de l’églisecathédrale… l’enfant soit exposée !…

    Il y eut alors le geste furieux deLaurence empoignant Roselys àpleins bras, et ce hurlement :

    – MA FILLE !…

    Et ce cri féroce :

    – Ah ! je savais bien que jet’arracherais la vérité ! Je l’ai vu toutde suite que c’est ta fille ! Je l’ai sudès mon premier coup d’œil, commeje sais !… comme je devine le nom deson père ! Le nom de ton amant !…

  • Ta pâleur, tes larmes, tes joiessoudaines, tes mystères depuis huitjours qu’il est à Paris, tes regardsmême, rien ne m’a échappé !… C’estlui ! C’est lui ! Parle ! Avoue ! Crieque c’est lui ! Ou, de par Dieu, jeréveille tout l’Hôtel Saint-Pol et je tefais fouetter nue dans la grande courpar les valets de chiens !…

    Et Laurence, d’un accent à fairepleurer :

    – C’est lui !…

    – Jean sans Peur ?

    – JEAN SANS PEUR !…

    De nouveau, ce fut le silence. Toute

  • droite, les bras croisés sur son seinsoulevé par des spasmes, pareille àune impératrice des temps néroniens,Isabeau contempla Laurence écraséeà ses pieds.

    Longtemps, elle demeura ainsi.

    Par degrés, comme s’affaissent leshoules de l’Océan, le visaged’Isabeau se calma :

    – Pourquoi sous mon toit avez-vousamené la fille de Jean sans Peur ?demanda-t-elle, impassible.

    Laurence avait en elle une penséevivante encore : Sauver sa fille !

    Alors, sans lever la tête, en quelques

  • paroles, elle évoqua son malheur :comment « il » était venu et avaitrôdé autour d’elle, et quellespromesses il avait faites… lesquelques mois d’enivrement où elleavait cru au bonheur sur terre…l’irrésistible amour qui s’étaitemparé d’elle… puis, la naissance deRoselys – et l’abandon ! Et elle ditson incurable désespoir devantl’affreux avenir de sa fille méprisée,honnie, chassée par Hardy, montréeau doigt… Quand Laurence eut ainsiporté sa croix à toutes les étapes deson calvaire, Isabeau, froidement,répéta :

    – Pourquoi au logis de la reine avez-

  • vous introduit la fille de Jean sansPeur ?

    – Pour la sauver ! cria la mère dansune explosion d’amour et desanglots. Pour lui donner un nom ! Jesavais que demain matin, à lapremière heure, « il » serait à l’HôtelSaint-Pol… Je voulais le supplier…l’entraîner ici… je pensais que la vuede ma fille, si belle, si pure… sa fille !sa fille, madame !… j’espérais qu’unmariage… fût-il secret ! donnerait àRoselys un nom… et droit de cité…droit de vie !… Hélas ! Ce que j’ai vudans la galerie… c’est la mort de mafille !…

    Isabeau avait tressailli de stupeur.

  • Laurence ne l’entendit pasmurmurer :

    – Un mariage ! Cette fille est folle…ou bien ignore-t-elle donc…

    Oui ! Elle ignorait, la malheureuse !Elle ignorait que, dès l’an 1385, laraison d’Etat avait donné à Jean sansPeur une épouse qui, d’ailleurs, nequittait pas Dijon et tenait peu deplace dans l’existence de son mari.

    Isabeau songea à foudroyer Laurenced’un seul mot. A ce moment, commesi une dernière espérance eût palpitédans son cœur, la mère de Roselysleva ses bras tremblants et montraun visage éclairé par la plus pure

  • clarté du dévouement maternel.

    – Majesté, râla-t-elle, si vousvouliez… vous !… si ce miraclepouvait se faire… que vous preniezma fille en pitié… si vous le vouliez…ce mariage…

    – Elle est folle ! se dit tout haut lareine.

    – Non, ma reine, non ! cria Laurence.Je vous comprends. Je sais l’abîmequi me sépare de l’héritier de lacouronne de Bourgogne ! Je ne suispas folle : Je ne songe pas à entrerdans sa vie, sur mon âme, je le jure,oh ! tenez… je jure sur ma fille… S’illui donne un nom ! Eh bien ! Par les

  • saints ! Par la Vierge ! Je jure quedans l’heure même qui suivra lemariage, je disparaîtrai, et Jean sansPeur sera libre !…

    – Vous disparaîtrez !… Comment ?

    Et avec l’inexprimable, l’augustesimplicité de son sacrifice, la mèrerépondit :

    – JE ME TUERAI !…

    Isabeau se sentit soudain misérableet toute petite, comme il arrive àl’homme placé devant quelquegrandiose spectacle de la nature. Lamère acheva :

    – Je demande un nom pour ma fille.

  • En échange, j’offre ma vie. Voilà.C’est tout. Décidez, Majesté !

    Alors la jalousie, la rage, la terreurmême d’une dénonciation jetèrentdans l’esprit d’Isabeau leurs poisonscorrosifs. Et tout à coup son regards’éclaira d’une lueur funeste. Depuisplus d’une heure, elle cherchait lemoyen sûr de tuer Laurence enévitant le scandale d’un meurtre enplein palais. Et voilà que ce moyen,Laurence elle-même l’avait trouvé !Un sourire glissa sur ses lèvreslivides, pareil à ces lueurs des nuagesporteurs de foudre. La reine,brusquement, se pencha surLaurence :

  • – Vous m’avez vaincue, dit-elle. Vousavez fait naître la pitié en moi. Jevous pardonne. Je vous sauve, vouset votre enfant…

    – Majesté ! Majesté ! Que dites-vous !…

    – Eh bien ! oui, votre fille aura lenom auquel elle a droit ! Ce mariage,dès cette nuit, se fera, mais secret !Et vous vivrez !

    – Grâce ! délira l’infortunée. Ne vousjouez pas de moi !…

    – Vous vivrez. Allez. Soyez forte.Retirez-vous au logis Passavant.Dans une heure, je vous y rejoins !

  • – Seigneur ! écoutez mon ardenteprière ! Seigneur, protégez la reine !Seigneur, bénissez la reine !…

    Isabeau, déjà, était partie. La mèrede Roselys demeura prosternée, àpeine respirante, bien près desuccomber sous le poids énorme decette joie, Roselys entoura son coude ses deux bras et murmura :

    – Vite, allons retrouver Hardy quinous défendra, lui !

    – Oui, oui ! fit la mère toutepantelante.

    Et, transfigurée, légère, enivrée, safille dans ses bras, elle s’élança…

  • Isabeau s’était arrêtée dans la sallede Mathebrune. Là, écumante, ellefrappa d’un violent coup de marteauun large timbre, qui rendit un sonlugubre et prolongé. A cet appel, lepalais tressaille, son apparentesolitude s’anime, des pas précipitéssecouent le silence de sesprofondeurs, des flambeaux éclairentautour de la reine la robe de drapnoir d’un prêtre, la robe de bure d’unsecrétaire muni d’un écritoire à laceinture, la robe d’acier du capitainedes gardes, d’autres encore. Achacun pris à part, Isabeau donnedes instructions précises. Et chacuns’éloigne en hâte… Demeurée seule,

  • la reine murmura, ou plutôt haleta :

    – A lui, maintenant ! Malheur,malheur, s’il hésite ! Bois-Redon estlà !…

    Et rude, agressive, elle entra dans sachambre, où Nevers attendait cetteamante de dix-huit ans.

    Que dit-elle ? Qu’exigea-t-elle ?Qu’imposa-t-elle ?… Jean sans Peurétait l’homme de la force et de lacruauté froide. Jean sans Peur nereculait ni devant le meurtre violent,ni devant le crime lâche. Maislorsqu’il sortit et que, à son tour, ileut franchi l’enceinte de l’HôtelSaint-Pol, il tremblait…

  • Lui parti, la reine s’enveloppa d’unmanteau à capuche, et, dans la ruellede son lit, ouvrit une petite portesecrète. Apparut une cellule carrée,où, sur l’unique siège, était assis unhomme tout jeune, une façon decolosse à figure très douce. C’était lefameux Bois-Redon, futur capitainedu palais, futur… mais alors gardedu corps, chien de la reine, prêt, surun signe, à ramper, à mordre, àcaresser, à éventrer…

    – Bois-Redon tu vas marcher près demoi. Tu ne me quitteras pas de lalongueur du bras. Tu n’entendras, tune verras rien de ce qui se dira ou sefera…

  • – Bon. Je serai muet, et sourd, etaveugle. Où va la reine ?

    – Au logis Passavant, rue Saint-Martin ; mais d’abord dans la Cité,rue aux Fèves. (Bois-Redon pâlit unpeu.) Maintenant, retiens ceci : quique ce soit, manant ou prince, si je tedis : frappe…

    Bois-Redon sourit. D’un gesteredoutable, il assura sa dague, et,hors l’Hôtel Saint-Pol, se mit àmarcher près de la reine, faisantcraquer ses muscles puissants etsondant la nuit de son mufle tendu.Près des moulins Notre-Dame, ilsdescendirent sur la Berge. Bois-Redon détacha un esquif et, en

  • quelques coups d’aviron, porta lareine dans la Cité. Evitant le Vald’Amour et ses bruyants cabaretsnocturnes, ils s’arrêtèrent dans larue aux Fèves devant une maisonbasse. Peut-être étaient-ils attendus :la porte s’ouvrit ; ils entrèrent…Bois-Redon fit un signe de croix.

    L’homme qui avait ouvert à la reinelui fit traverser une première salle.Dans une seconde, il l’arrêta :

    – Je suis prêt, dit-il. J’ai les trois« vivants », madame. M’apportez-vous le « mort » ?

    – Les trois vivants ! balbutia la reine.

    – Indispensables pour ce que vous

  • m’avez commandé. Je les ai eusaujourd’hui, non sans peine… A vousde me fournir l’enfant mort – « demort violente », n’oubliez pas !

    – De mort violente, oui ! répétaIsabeau.

    – Mais « sans effusion de sang »,n’oubliez pas !… Hâtez-vous,madame. Les trois vivantsattendent… Regardez…

    Il tira un rideau. Bois-Redon fermales yeux… Isabeau regarda :

    Il y avait simplement trois escabeaux– des escabeaux cloués au plancher,impossibles à bouger. C’étaitsimplement trois escabeaux en

  • chêne. Mais chacun d’eux, supportaitune effigie de la peur – trois vivanteseffigies, secouées d’instant eninstant de spasmes terriblementréguliers – trois représentations dece qu’il peut y avoir d’anormal, demonstrueux, d’extra-humain dans lapeur – les silhouettes convulsées detrois adolescents solidementbâillonnés, solidement attachés. Lepremier paraissait quatorze ans, ledeuxième quinze, le troisième seize.

    La vision disparut : l’homme venaitde pousser le rideau. La reine essuyala sueur froide qui perlait à sonfront. Elle raffermit ses nerfs, et elledit :

  • – Saïtano, ce n’est pas pour « cela »que je suis venue ce soir.

    L’homme de l’horreur parut étonné.Du regard, il interrogea la sombrevisiteuse. Elle se pencha, murmuraquelques mots. Celui qu’elle avaitappelé Saïtano sourit, hocha la tête,ouvrit une armoire de fer, promenason doigt parmi les quantités deflacons d’une étagère, en choisit unet le tendit à la reine :

    – Prenez, c’est la foudre.

    Isabeau saisit le flacon, le cacha sousson manteau – et Saïtano l’escortajusqu’à la rue, en répétant :…

    – Au plus tôt l’enfant mort ! Ou je ne

  • réponds pas des trois vivants…

    La reine frissonna longuement, etenfin répondit :

    – Eh bien ! cette nuit… oui, dès cettenuit, peut-être !

    Et elle s’en alla, songe mortelqu’engloutit la nuit complice… elles’en alla vers la maison où attendaitla mère de Roselys… où habitaitHardy… un enfant !… et elle songeait« à ces trois vivants quiATTENDAIENT l’enfant mort !… ».

    Un silence d’angoisse pesait sur lelogis Passavant.

    Sur le coup d’une heure du matin, il y

  • eut la brusque invasion du logis ; il yeut quelques cris, et tout fut fini : lapetite garnison de dix mercenairesétait prisonnière, les gens du servicegardés à vue, les salles occupées.

    Le capitaine des gardes attendaitIsabeau près de la porte d’entrée. Enpeu de mots, il raconta l’exploit, ettermina :

    – Tout s’est passé en douceur, saufpour le petit chevalier. Quel démon,madame ! A preuve Claude le Borgne,qui gît là quelque part, le ventreouvert… quel enragé démon !…

    – Le jeune Passavant n’est pasblessé ?

  • – Pas une égratignure ! fit lecapitaine.

    – Bien. Très bien !

    Puis, ce rapide colloque :

    – La chapelle ? – Eclairée, disposée.– Le scribe ? – Dans la chapelle,madame, avec ses écritoires etgrimoires. – Le prêtre ? – A l’autel,tout prêt aux oremus. – Et elle ? – Aupied de l’autel, en prières. – Et… lui ?– Le comte de Nevers attend devantla porte de l’oratoire. – Bien !Conduisez-moi. Ici, Bois-Redon ! etattention !

    Le colosse à figure de poupée eut unmouvement d’épaules sous la cotte

  • de mailles, et un mouvement de lamain vers la poignée de sa dague.C’était éloquent. Cela suffit àIsabeau. Elle arriva devant l’oratoire,et vit Jean sans Peur figé. Le cœur dela reine battit à grands coups. Mais,refoulant donc cette émotiond’amour :

    – Etes-vous prêt ? dit-elle. –Madame, c’est horrible !… – « Etes-vous prêt ? » – Madame, si cela sedécouvre, c’est pour moi la mortinfamante… – ETES-VOUS PRET ?…

    Et la reine, oui, cette femme quiadorait sûrement Jean sans Peur, duregard, cria à Bois-Redon :Attention !

  • Jean sans Peur saisit le sinistre coupd’œil et, cette fois, répondit : « Jesuis prêt ! »

    Ils entrèrent tous quatre dansl’oratoire.

    La reine marcha tout droit àLaurence d’Ambrun agenouillée, lafigure dans les mains, et la toucha àl’épaule. Laurence frissonna…Penchée comme le mauvais ange,Isabeau, dans un murmure :

    – J’ai simulé une perquisition ; lesgens de ce logis sont gardés et nesauront rien…

    – Oui, Majesté, oui… soyez rassurée,ma bonne, ma généreuse Majesté !

  • Plutôt m’arracher la langue… oh !dire que, tout à l’heure, je vous aihaïe !… Dire que vous donnez unnom à ma fille !… Et que vous melaissez vivre !…

    – Allons, calmez-vous, levez-vous…

    Laurence d’Ambrun, secouée desanglots, se met debout… et alorselle frémit ! Son sein palpite ! Pourun instant, Laurence est redevenuel’amante !… En foule, les souvenirsd’amour, de son premier, de sonunique amour, se sont levés en elle…et son front s’empourpre : le regardde Laurence vient de tomber sur Jeansans Peur !…

  • La reine voit Laurence qui recule etse courbe devant Nevers, vaincue – etalors elle donne l’ordre au prêtre :

    – Voici les actes, là, sur cette table…Voici les témoins : ce gentilhomme,mon scribe, mon capitaine, – et moi !… Voici les fiancés : nobledemoiselle Laurence d’Ambrun ; trèshaut et puissant seigneur Jean deBourgogne, comte de la marche deNevers… Remplissez votre office,messire !

    – Vous savez, murmure sourdementle prêtre, vous savez que ce sera unsacrilège !

    – Et vous savez, vous, que, si vous

  • ajoutez un mot, je vous fais jeterdans les fosses de la tourHuidelonne !

    Le prêtre blêmit, soupire, et l’officecommence ! L’office qui unit àLaurence d’Ambrun Jean sans Peur,l’époux de Marguerite de Hainaut !…Quinze minutes plus tard, tout estterminé ; il n’y a plus qu’à signer lesactes déposés là-bas, à l’entrée del’oratoire, sur la table… une petitetable sur laquelle attend aussi unecoupe… Pourquoi ? Pour qui cettecoupe dont le métal scintillefaiblement là-bas ?…

    Le premier, d’une main agitée, leprêtre signe : et il s’en va.

  • Le capitaine trace une croix : et ils’en va.

    Le scribe signe : et il s’en va.

    Bois-Redon signe… et il reste, lui !

    La reine, alors, dans un violentparafe, appose son nom sur l’acte demariage, comme sur un acte decondamnation à mort. Et c’est le tourde Jean sans Peur. Il prend uneplume, la dépose, la reprend, et enfin,le front ruisselant de sueur,lentement, il écrit… il signe… il asigné !

    – A vous ! prononce la reine.

    D’un geste d’emportement sublime,

  • tandis que la rosée de ses larmes serépand plus tiède, plus précipitée,Laurence a saisi la plume… La reines’est glissée vers la coupe de métal !… Laurence écrit, signe de son nom,signe de ses larmes… La reine emplitla coupe ! Elle l’emplit de ce quecontient le flacon ! Elle l’emplit dupoison de Saïtano !…

    Enivrée, balbutiante, extasiée,Laurence d’Ambrun se redresse… etalors, soudain, l’horreur la saisit à lagorge, son cœur se brise, ses jambesfléchissent, elle comprend… elle acompris !… La reine, terrible,implacable, lui tend la coupe !… Lamère s’écrase à genoux, se traîne,

  • lève les mains, et, dans unedéchirante clameur :

    – Grâce ! Grâce ! Laissez-moi revoirma fille une dernière fois !…

    Et la reine, rudement, violemment :

    – BUVEZ !

    Laurence, d’un bond, se releva,recula, affolée, criant : – Je ne veuxpas m’en aller sans revoir ma fille ! –Buvez ! répéta Isabeau en marchantsur elle. Laurence grelotta : –Laissez-moi revoir ma fille, et puis jeveux bien mourir…

    Ce mot, soudain, déchaîna en ellel’instinct de vivre. Elle hurla :

  • « Non ! non, je ne veux pas mourir ! »Sa fille Roselys, le chevalier Hardy,le mariage, la promesse dedisparaître, tout cela s’effondra ; ellene fut plus qu’une pauvre chairpantelante au contact de la mort,condamné s’arc-boutant pour serefuser à l’échafaud, cerf pleurantdevant la meute, agonisant quis’accroche furieusement aux tenturesdu lit… formes diverses du mêmesentiment chez toute créaturepoussée au bord du néant.

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    III – LE POISON DESAITANO

    ’homme de la Cité qu’onappelait Saïtano, aprèsavoir escorté la reine etBois-Redon jusqu’à la rue,était rentré chez lui. Ilavait couru jusqu’à

    l’armoire de fer et passé en revue sesflacons alignés.

  • – Très bien, murmura-t-il enrefermant. Toute la question est desavoir si l’être quelconque à qui mon« poison » est destiné sera oui ounon frappé… Ce serait une décisiveexpérience… Sachons d’abord où vase passer la chose…

    Il sortit de chez lui. Il avait remarquéla direction prise par ses deuxvisiteurs. Il se jeta sur leurs traces,se glissa à leur suite et arriva àtemps pour les voir entrer dans unlogis de noble structure : l’hôtelPassavant.

    Alors, sous un auvent d’auberge, ilalla s’adosser à la maison d’en face,et attendit – l’oreille tendue à ces

  • cris funèbres qui jaillissaient del’oratoire… les cris de Laurenced’Ambrun.

    C’était affreux…

    Elle ne voulait pas mourir ! Si jeune,si belle, si vivante, elle éprouvait cequ’il y a d’horreur à regarder la mortface à face, en pleine connaissance desoi-même, en pleine force de vieardente… Elle jeta autour d’elle desregards de feu, vit Jean sans Peur etil n’eut le temps ni de reculer ni de larepousser, déjà elle l’enlaçait :

    – Je t’ai aimé, souviens-toi !

    Il se débattit. Plus étroitement, elles’attachait à lui et criait :

  • – Toi aussi, tu m’as aimée, souviens-toi !

    D’une secousse, il se libéra del’étreinte ; elle trébucha jusqu’aumur… Bois-Redon était là :

    – Monsieur, supplia-t-elle, ah !monsieur…

    – Ceci ne me regarde pas, dit Bois-Redon.

    Alors elle s’appuya au mur, baissa latête et pleura : elle était vaincue ; sesyeux atones se fixèrent sur la coupeque lui tendait la reine. Elle la prit endisant :

    – Oh ! que cela va me faire mal !…

  • – Non, dit la reine. Vous nesouffrirez pas.

    Et elle répéta la parole de Saïtano :

    – C’est la foudre !

    Un instant après, Laurence tint lacoupe entre ses doigts crispés. Ettout à coup elle, la porta à ses lèvres.Soutenue par cet espoir qu’elle allaitêtre « foudroyée », elle la vida d’untrait, et puis la laissa tomber à sespieds.

    La minute qui suivit fut étrange.Figés, la reine, Bois-Redon et Neversregardaient. Ils éprouvaient à sonmaximum d’intensité ce malaisenerveux des gens qui attendent la

  • détonation de la mine alors que lamèche brûle. Et la détonation ne seproduisait pas…

    Quoi ? Qu’y avait-il ?

    Laurence avait bu le poison – lafoudre – la mort instantanée, etLaurence était debout ! Loin de sedécomposer, son visage perdait sateinte livide pour se colorer de rose,et dans ses yeux qui avaient contenutoute la terreur se levait une aubesouriante !…

    Elle vivait ! Non seulement elle sesentait vivre, mais c’était encored’une vie plus ardente, plusgénéreuse, comme si ses veines

  • eussent roulé les flots d’un sang plusjeune.

    Bois-Redon demeurait hébété. Lastupeur de Nevers touchait à l’effroi.La rage d’Isabeau était auparoxysme. Brusquement, la véritéfit irruption en eux ; Laurence n’étaitpas empoisonnée !…

    Non. Elle ne l’était pas. Soit hasard,soit calcul en vue de quelquemystérieuse expérience, l’homme dela Cité, au lieu d’un liquide mortel,avait remis à la reine unebienfaisante liqueur – oui,bienfaisante à coup sûr,indiciblement bienfaisante, carLaurence, de seconde en seconde,

  • sentait des forces inconnues sedévelopper en elle et régénérer sonêtre entier.

    Elle tendit les mains à la reine etmurmura :

    – C’était une épreuve… Mon Dieu,mon Dieu… ce n’était qu’uneépreuve !

    Les regards de Nevers et d’Isabeau seheurtèrent : – Si elle vit, c’est pourmoi la mort infamante, dit l’œilsanglant de Jean sans Peur. –Qu’attendez-vous, alors ? répondit leregard de la reine.

    Et Laurence, d’un accent toutmouillé de reconnaissance éperdue,

  • balbutiait :

    – Soyez rassuré, monseigneur, vousaussi, ma reine ; vous me donnez lavie, mais…

    Un soupir bref coupa sa parole – etelle s’affaissa le long du mur,derrière la table ; la figure contre lesdalles… la foudre ! cette fois, c’étaitbien la foudre qui s’était abattue surelle : le poignard de Nevers !

    A ce moment, une femme vêtue denoir, impassible figure de bravofemelle, entra dans l’oratoire endisant : « Le scribe m’a avertie,madame, et me voici… » Sans douteelle avait un rôle à jouer. Et la reine

  • la connaissait, car elle lui dit : – Tusais ce que tu auras à faire,Gérande ? – Le scribe m’a tout dit. –Tu es prête ? – Toujours ! – C’estbien. Une litière attend au coin de larue Saint-Martin. Elle est là pour toi.

    Jean sans Peur s’était penché surLaurence. Un dernier soubresaut lamit sur le dos. Elle porta la main à lablessure qui trouait le sein. D’ungeste inconscient, elle agita cettemain pleine de sang – et ne bougeaplus. Nevers se redressa, recula,essuya la sueur de son visage ; etalors il vit que ses doigts étaientrouges : cette sueur, c’était le sang dela victime.

  • A son tour, Bois-Redon se pencha,examina la plaie d’un œil expert,posa sa main sur le cœur, attenditune minute, et enfin se releva endisant :

    – Morte !

    On pouvait se fier à lui. Il s’yconnaissait.

    La reine, de nouveau, se tourna versla femme qu’elle appelait Gérande…une violente rumeur, tout à coup,éclata dans l’intérieur de la maison,un tumulte de pas précipités, desinsultes, des voix qui criaient : –Arrête ! Arrête ! – La porte del’oratoire battit avec fracas, et le

  • chevalier Hardy de Passavants’avança, les vêtements en désordre,la dague au poing. D’un gesteimpérieux, Isabeau arrêta sur le seuilles gens d’armes auxquels il venaitd’échapper et qui le poursuivaient.

    – Mort de tous les diables, cria deloin le capitaine des gardes. ClaudeLe Borgne et Lancelot Tête de Fer, çaen fait deux les tripes au vent ! Queldémoli ! Quelle griffe !

    – Madame, gronda Jean sans Peur,c’est un témoin : il faut…

    – Il ira loin ! fit Bois-Redon qui eutun sifflement d’admiration.

    – Silence ! dit Isabeau à Nevers. – Il

  • ira jusqu’à la Cité, souffla-t-elle àBois-Redon. Jusqu’à la rue auxFèves ! Jusque-là d’où nous sortons !A toi, Bois-Redon !

    Hardy trépignait, en proie à un accèsde fureur blanche qui, deux minutes,étrangla sa voix. Enfin :

    – Que faites-vous ici ? Qui êtes-vous ? Des truands ? Parlez, pillardsde nuit ! Où est Roselys ? Qu’avez-vous fait de Roselys ? Par mon père,par le ciel, vous allez voir ! Hardy !Hardy !-Passavant-le-Hardy !

    La reine, déjà, avait donné à Bois-Redon des instructions complètesque termina ce mot réédité de

  • Saïtano : – Surtout, sans effusion desang, n’oublie pas !

    D’un bond, Hardy fut à la table. Auchoc, elle se renversa. Les trois actesde mariage voltigèrent çà et là.Frémissant, Jean sans Peur ramassades parchemins…

    – Hors d’ici, truands, hors d’ici !criait Hardy.

    Sa griffe de lionceau se leva… Aumême moment, il fut entouré,enveloppé, repoussé hors del’oratoire, dans la salle des pèlerins,de là dans la salle d’honneur, de làdans la cour, de là dans la rue…

    Isabeau jeta un coup d’œil à la

  • femme entrée tout à l’heure :

    – Va, Gérande. Et dépêche !

    Le bravo femelle, à rude poigne,s’éloigna. Quatre des gardes sedétachèrent pour l’escorter. Bientôt,au fond du logis Passavant s’éleva laplainte terrifiée d’une voix de petitefille.

    Et des appels :

    – Hardy ! A moi, Hardy !…

    C’était Roselys qu’on emportait…

    Quelques secondes, la reine écoutaces cris d’enfant. Puis le silenceplana. Elle se tourna vers Jean sansPeur et le vit qui, à la flamme d’une

  • cire, brûlait des parchemins roulésen boule… les actes de mariage !

    – C’est fini ! dit-il. Plus rien àcraindre.

    – Allons, dit la reine.

    Escortés par le capitaine des gardeset ses hommes, dont deux allumèrentdes torches, Isabeau et Neverssortirent, évitant de regarder du côtéde la flaque pourpre qui s’élargissaitsur les dalles.

    Sous son auvent, Saïtano guettait.Lorsqu’il vit paraître la reine, ils’avança. Son premier coup d’œil futpour les mains du capitaine desgardes ; son deuxième pour celles de

  • Jean sans Peur. Il les vit rouges, et ilsourit.

    – Madame, dit-il, une « erreur… »oh ! réparable, certes…

    – Elle est réparée ! fit Isabeau,hautaine.

    – Est-ce que la personne… a bu toutde même ? demanda-t-il avidement.

    – Oui. Attention, reprit la reine avecrudesse. L’erreur, je vous lapardonne. Mais ce que vous avezpromis…

    – L’enfant mort, madame ! Donnez-moi l’enfant mort ! Le reste meregarde !

  • – On vous l’apporte ! dit sourdementla reine.

    Elle s’éloigna, suivie de toute labande, dans la lueur des torches,fatale, terrible – inconsciente peut-être.

    – L’enfant qui vient de passer,poursuivi ! Je m’en doutais, songeaSaïtano. Bien. J’ai quelquesminutes…

    Et il entra dans le logis, se dirigea aujugé vers la pièce dont, du dehors, ilavait vu les baies teintées delumière : l’oratoire. Il l’atteignit, s’yglissa, et tout de suite vit le cadavre.Rapide, silencieux, il courut

  • s’agenouiller, souleva le corps,l’adossa au mur, posa sa main sur lecœur, comme avait fait Bois-Redon.

    Alors un sourire d’inexprimabletriomphe détendit ses lèvres. Ilhaleta :

    – L’expérience est concluante. Voiciune femme laissée pour morte. Lecoup a atteint les sources de la vie.Elle devrait être morte. On a dûsûrement s’assurer qu’elle étaitmorte… oui… mais elle a bu ! Elle abu ma liqueur qui a arrêté la mort auseuil de cette blessure !… C’est doncbien vrai ! Je suis donc vraiment surla trace de la grande découverte !…Et tout à l’heure, avec le sang de

  • l’enfant mort mêlé au sang des troisvivants…

    Il s’arrêta, flamboyant d’orgueil…

    Puis, sans plus s’occuper deLaurence, morte ou vivante, d’unglissement de spectre, il se retira…

    Elle demeura là, adossée au mur,comme Saïtano l’avait placée. Et sonsein, d’un mouvement rythmique, sesoulevait et s’abaissait. Le sang necoulait plus de la blessure. Le cœurbattait… ce cœur dont Bois-Redonavait constaté l’immobilité !…

    La morte vivait…

    Cependant, Hardy de Passavant

  • bataillait dans la rue, reculait,revenait à la charge, attaquait,donnait un coup de griffe, reculaitencore, refoulé par ces ombres qui lepressaient de toutes parts, refoulévers la Seine, vers la Cité… vers lelogis d’horreur où les trois vivantsattachés sur des escabeaux« attendaient » l’enfant mort !… Iln’avait pas une blessure, pas uneégratignure. Il se rendait comptequ’on le ménageait. Pourquoi ?Pourquoi ? Alors que lui en avaitdéjà blessé cinq ou six ! Quevoulaient-ils ? A quoi cherchaient-ilsà l’acculer ? Il s’affaiblissait. Ilhaletait. Des pensées d’épouvante

  • l’assaillaient. Il avait la sensationqu’un danger pire que la mort lemenaçait. Quoi ? Quel danger ?

    – Plutôt mourir ! cria-t-il en se jetantune dernière fois sur les silencieuxfantômes.

    Plutôt que quoi ? Il ne savait pas.Mais il se rua pour mourir – pouréchapper à la « chose inconnue », etdans le même moment, il s’affaissa,assommé par un coup sur le crâne.

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  • L

    IV – HARDY DEPASSAVANT

    ’évanouissement de Hardy futbref. Lorsqu’il revint au sentimentdes choses, il se vit étendu sur un

  • plancher rugueux qui se balançaitmollement, et il entendit lefroissement soyeux de l’eau déchiréeà intervalles réguliers ; il ne fitqu’ouvrir et fermer les yeux ; lavision lui resta, très nette, de deuxformes noires, assises côte à côte surun banc, et d’une tête penchée surlui… ce fut un éclair : il était dansune barque, poussée par deuxrameurs, et quelqu’un veillait sur lui.

    Pourquoi dans une barque ? Où leconduisait-on ?…

    De nouveau, il rouvrit et ferma lesyeux. Cette fois, toute son attentions’était concentrée sur cette têtepenchée. Hardy frémit. Sur ce visage

  • de colosse, en toutes lettres, il venaitde lire la volonté de le tuer.

    Mais pourquoi ne le tuait-on pas ?…

    Le colosse, l’homme qui l’examinait,c’était Bois-Redon.

    Et Bois-Redon songeait :

    – Pourquoi sans effusion de sang ?D’un seul coup de dague, ce seraitfait. Et puis, le corps à l’eau, ni vu niconnu. Au diable le Saïtano et sesœuvres de maléfice ! Mort violentesans effusion de sang !… Que faire ?Un nouveau coup sur la tête ? Luiserrer les doigts à la gorge ?…

    Traduction claire mais longue d’une

  • pensée confuse qui ne fut qu’unebouffée… à peine le tempsd’atteindre le milieu du fleuve. SiBois-Redon, à cet instant, avaitregardé de près l’enfant, il eût eu unenotion exacte des formes que prendl’horreur sur un visage humain. MaisBois-Redon s’était redressé. Il venaitde choisir. Un coup d’assommoir surla tête, c’est plus vite fait. Avec uneeffroyable tranquillité, Bois-Redonretroussait la manche de son brasdroit.

    Hardy, sur cette figure de poupée, vitla bouffée de pensée mortelle ; il vitle hideux préparatif ; il se raidit ;toutes les forces vives de son esprit,

  • de son imagination, de son corps, deses nerfs, il les appela, les condensa,pour ainsi dire.

    – Il faut que je le tue, ainsi ! grognaBois-Redon.

    Il leva son poing, – masse deboucher.

    Dans ce moment, la barque oscillacomme une balance affolée : lesrameurs eurent à peine le temps decrier : Ho ! ho ! Nous chavirons !…Bois-Redon eut à peine le temps delever le bras… D’une ruée frénétique,Hardy soudain debout, ses forcesdécuplées, repoussait violemment lecolosse ; il y eut un juron furieux ;

  • puis le bruit mou d’un corps dansl’eau… Hardy venait de sauter.

    L’instant d’après, parmi ces lueursvagues qui jaillissent des sillonsliquides, les gens de la barque levirent qui émergeait. L’un d’eux levasa rame. Bois-Redon, à temps, arrêtale coup, et hurla :

    – Sans effusion de sang, qu’on t’adit, triple brute !…

    Et lui aussi, sauta.

    La barque, doucement, se mit àdescendre le courant, entre la doublehaie de maisons qui baignaient leurspieds dans le fleuve, se maintenantde conserve avec les deux nageurs,

  • impassible spectatrice du drame.Mais Bois-Redon vociféra :

    – Voulez-vous bien déguerpir,truandaille !

    La barque fit demi-tour. Bois-Redonse coupait ainsi tout secourspossible. Mais il lui avait étéordonné de n’être vu de personne enentrant dans la rue aux Fèves.

    Hardy était bon nageur ; il plongea,puis revint à fleur d’eau, puis, d’uneffort méthodique, se mit àdescendre le fleuve bordé demaisons, sans quais, sans berges.Avec la rapidité du souvenir et del’imagination, il se dit qu’il ne

  • retrouverait de berges pour aborderque soit devant le château du Louvre,soit devant la tour de Nesle. Toutaffaibli qu’il était par la lutte et lecoup reçu sur la tête, il nageait avecvigueur.

    Il entendit derrière lui unclapotement ; une seconde il tournala tête et il vit…

    Une énorme silhouette de ténèbreplaquée sur ténèbre se dressait surlui…

    Le colosse, d’un effort, se soulevaithors de l’eau pour se laisserretomber de tout son poids surHardy. Dans la nuit, il y eut un

  • ricanement, un rauque : « Je te tiens !… » puis plus rien : Hardy éperduavait plongé. Bois-Redon, entraînépar l’élan, disparut sous l’eau…

    Là, il y eût alors de terriblesremous…

    Tout de suite, Hardy chercha àremonter à la surface et, à chaquetentative, il se heurtait à un bras prêtà le happer, à ce grand corps qui sedébattait, à cet ennemi qui,frénétiquement, le cherchait… Hardyétouffait, il râlait, il était au bout deses forces… Une seconde, ils furentcorps contre corps… D’un dernierrecul de tout son être, Hardy selibéra… revint à l’air et se laissa aller

  • à la dérive. Il ne voyait plus l’ennemi.L’instinct seul le soutenait encore etle guidait… Non loin de lui, sur sagauche, une ombre se dressait,gigantesque fantôme qui semblaits’intéresser à ce drame.

    Hardy reconnut ce fantôme : c’étaitla tour de Nesle… Le souffle court,les yeux agrandis, il put donner lesuprême effort, il sentit qu’iltouchait et se traîna vers la berge… Iln’en pouvait plus et dans cet instantil entendit que derrière lui quelqu’uns’avançait, le suivait pas à pas,sortait de l’eau en même temps quelui… Tout à coup, dans le lourdsilence, la grosse cloche du Louvre,

  • derrière, tinta fortement, sonna unedemie. Hardy fut secoué de la têteaux pieds d’un tressaillement tel queson impression très nette – sadernière impression ! – fut que lebattant de la grosse cloche venait dele frapper à la nuque. Dans la mêmeseconde, son être entier parut sepétrifier ; il tomba tout d’une pièceet demeura sur le sable, sansmouvement, sans respiration, sansvie…

    Bois-Redon s’arrêta, soufflant,grognant, se secouant. Il se mit àgenoux sur le sable en grommelanton ne sait quoi contre la nécessité detuer les gens sans verser le sang :

  • – Tiens ! fit-il brusquement, il estmort !…

    La besogne était toute faite. Bois-Redon cessa de grogner.Longuement, minutieusement, lamain, puis l’oreille sur le cœur, ilexamina Hardy.

    – Mort de noyade, fit-il enfin. Et pasune égratignure. Tout va bien.Allons !

    Il prit le cadavre dans ses bras ets’aperçut alors qu’il était d’uneinconcevable raideur. Il eût étéimpossible de plier un bras ou unejambe de ce cadavre.

    – Oh ! frissonna Bois-Redon, est-ce

  • donc que déjà la mort accomplit sonœuvre ?… déjà ?… si vite ?…

    Mais ennuyé d’en avoir pensé si longen une seule fois, il secoua la tête et,jetant le corps sur son épaule commeune planche, se mit en route, entradans la Cité, parcourut la rue auxFèves, étroite, noire, sinistre,s’arrêta devant la maison bancale etbossue qui ne tenait debout qu’enemployant ses deux voisines commebéquilles. Au coup de marteau,Saïtano parut. Bois-Redon entradans la première salle encombréed’herbes qui séchaient en paquets,pendus aux poutres et aux murs…

    – Passez, dit Saïtano.

  • Bois-Redon fit un rapide signe decroix et entra dans la deuxième salle.Le rideau était ouvert. Les trois« vivants » étaient là, sur leursescabeaux, les veines de leurs tempesenflées par l’épouvantable efforttenté pour crier, les yeux fous, lescheveux hérissés. Et ils virent !… ilsvirent passer Bois-Redon avec, surl’épaule, ce cadavre raide comme uneplanche…

    – Passez, dit Saïtano.

    Bois-Redon, blême, entra dans unetroisième salle. Elle était dallée. Ellen’avait pour tout meuble qu’unegrande table de marbre légèrementinclinée, et dans un coin, un seau en

  • bois, dans ce seau une grandeéponge. Bois-Redon comprit etdéposa sur la table de marbre lecorps de Hardy.

    – Aidez-moi, dit Saïtano.

    Il commençait à dévisser les fortesvis qui maintenaient au plancher lespieds des escabeaux. Bois-Redonobéit en grelottant. Bientôt les troisescabeaux furent transportés dans lasalle dallée, près de la table demarbre, et les yeux fous des trois« vivants » se fixèrent sur le« mort »…

    Bois-Redon partit. Une fois dans larue, il se mit à courir comme un

  • insensé… il avait peur !

    Saïtano demeura seul – en présencedu mort et des trois vivants.

    C’était un homme sans âge, d’uneextravagante maigreur, non sansbeauté dans ses attitudes, avec unvisage d’un sérieux angoissant où,sur des yeux qui perçaient jusqu’àl’âme, des yeux incandescents, on nevoyait que le front majestueux etterrible. On l’avait vu à Palerme, àNaples, à Venise, à Florence, patriesde stryges et de sorciers. Il venait deRome, et son regard, qui avait sansdoute interrogé les descendantes dessibylles, gardait le reflet du mystèreque les siècles ont fait peser sur la

  • Ville Eternelle.

    Saïtano songea tout haut :

    – Encore un effort, et j’y suis ! Ceque j’ai vu de cette femme au logis dela rue Saint-Martin me prouve que jesuis dans la bonne voie…

    Ses yeux se heurtèrent aux regardsde malédiction et d’horreur des troisenchaînés.

    – Passavant ? reprit-il. Hardy dePassavant ? Ce doit être du beausang très pur… Silence, vous autres,silence !…

    Il disait cela aux trois bâillonnésdont les regards hurlaient. Ils

  • entendaient ! Ils écoutaient cesparoles qui tombaient brûlantescomme du plomb fondu dans leurspauvres cervelles affolées et s’ygravaient à tout jamais…

    – Ne criez pas ainsi, leur dit-il. Vousne pouvez me faire ni pitié ni peur.J’ai un nom qui exclut tout sentimenthumain. Je m’appelle Science. Or lascience possède une logiqueimplacable. Qu’est-ce que lascience ? La conquête de la vie. Lavie sans fin ! L’éternité !… Cela doitarriver. Dans dix mille ans peut-être.Mais pourquoi pas aujourd’hui ? Ils’en faut d’un rien. Vie éternelle !Quel rêve ! quel rêve !… Cette reine

  • stupide s’imagine que je cherche lemoyen de satisfaire ses pauvres, sesbasses passions, et de supprimer lefou de l’Hôtel Saint-Pol !… Sacrifier ;cela ces trois vies humaines… ceserait horrible ! Les sacrifier pourdompter la mort et me faire l’égal deDieu, c’est autre chose ! Taisez-vous ! Que sont vos trois vies, cent,mille, un millions de vies, si j’arrive àrésoudre le grand problème !

    Leurs têtes vacillaient. Ils étaientaux limites de la terreur. La folieflambait dans leurs yeux immensesremplis de plaintes etd’imprécations.

    – Je vais, dit Saïtano d’une voix

  • étrange et tremblante, je vais mêlervotre sang vivants goutte à goutte,au sang de ce mort, Assez !… Allons !… Au travail !… Commençons parouvrir le cœur de l’enfant mort !…

    Il mit à nu la poitrine de Hardy, etposa un flambeau près de sa tête.

    De l’armoire de fer, il sortit troisflacons pareils à celui qu’il avaitdonné à la reine, et il les plaça sur latable de marbre. Puis, dans uneboîte, il saisit un outil d’acier trèsmince, très affilé. Un instant, ilconsidéra cette peau blanche, fine,délicate…

    Et tout à coup, il appuya la pointe du

  • scalpel sur la poitrine.

    q

  • N

    V – REVES ETREALITES

    ous devons prendre cechapitre de son débutmême, c’est-à-dire dumoment où Hardy dePassavant sortait del’eau. A ce moment, ses

    nerfs étaient exaspérés. Les quelquesheures qui venaient de s’écoulern’avaient été pour lui qu’une

  • succession d’émotions violentes.

    Un enfant de douze ans ! Bien qu’ileût la vaillance d’un homme et laforce d’un adolescent de quinze ans,Hardy n’avait encore achevé que sondouzième anniversaire. Un enfant,donc. Oui. Mais de quelle époque !

    Hardy, donc, d’émotion en émotion,de lutte en lutte, parvenu à lasuprême surexcitation nerveuse,s’abattit tout d’une pièce, tout raide,sur le rivage, à l’instant même où,derrière lui, dans le vaste silence,retentissait la cloche de la grossetour du Louvre.

    Sa dernière sensation fut que le

  • battant de la cloche l’avait frappé àla nuque.

    Comme Bois-Redon s’en assura,Hardy n’était plus qu’un cadavre,semblable à tous les cadavres, saufcet inconcevable et trop rapideraidissement du corps. Le cœur nebattait pas. La peau était livide ; lesyeux révulsés. Hardy était mort…

    Les morts ont-ils une pensée ?…

    Hardy était mort.

    Et Hardy pensait.

    C’était affreux, du reste.

    Les pensées se produisirent en luipar afflux non successifs, mais

  • simultanés ; elles accouraient desdivers horizons de la conception, seheurtaient et retombaient avecfracas ; il n’y avait plus de fil,conducteur ; la logique sedisloquait ; l’ordre inévitable quirègne même sur le monde idéal desfous était aboli ; c’étaient des coupsde pensée comme il y a des coups detonnerre ; c’étaient, dans la chambrenoire de ce cerveau, des portes oudes fenêtres qui s’ouvraient dudehors et se refermaient en claquantpar une volonté qui n’était pas lasienne.

    Cette destruction totale de directioncréa en lui d’intraduisibles horreurs.

  • L’horreur le pénétra par tous lespores. Il ne respirait pas. Mais ilavait conscience d’être plongé dansune atmosphère d’horreur. La notiond’espace n’existait plus, car il sesentait seulement tomber sans findans il ne savait quoi. Détruite aussila notion de temps, car il n’y avaitdans cette chute aucun point derepère. Donc ces poutres maîtressesqui étayent la charpente du mondeidéal, et qui nous rassurent, nousfont à chaque seconde constater quenous « sommes », s’étaientécroulées ; il vivait en rien ; le sensde « rien » se fortifiait en lui ; sur cesinsaisissables pensées qui

  • l’effleuraient de leurs ailescotonneuses, il y avait uneaffirmation persistante qui lesdominait, qui crépitait, roulaitcomme un lointain et ininterrompugrondement de tambour :

    – Mort ! Mort ! Je suis mort ! Je suisdans la mort !…

    Tel fut l’état où se trouva soudainplacé Hardy.

    Il était mort. Et il pensait.

    Autour de lui, cependant, les chosescontinuaient d’être. Avec ces chosesambiantes, peu à peu, il repritcontact. Nous disons peu à peu. Celan’implique pas une longue durée de

  • temps. Ce peu à peu fut peut-êtrefranchi en quelques minutes. Mais dumoment où, par le toucher, l’ouïe, lavue, il eut repris contact avec lemonde naturel, il put épeler auhasard, dans l’ordre où elles seprésentaient d’elles-mêmes, dessensations fantastiques, horsd’humanité, mais déjà revêtues deformes ayant quelque apparence deprécision. Il épelait :

    – Tout est vertige. Une chose

    m’emporte[2]. Quelle chose ? Où meporte-t-elle ? Dieu ! Dieu ! C’est lamort qui m’emporte dans le vertige,et ce balancement sera éternel. Oh !si la chose pouvait seulement ne plus

  • me balancer !… Dieu ! Dieu ! Voicil’homme rouge qui va me guider dans

    le vertige éternel ! A moi ! A moi !…[3]

    Hardy crut pousser une forteclameur, mais ses lèvres nelaissèrent passer aucun son. Tout àcoup, il eut la sensation que la chosecessait de le balancer ; l’hommerouge, le guide de la mort désignaitson cercueil, et on le plaçait dans cecercueil dur et froid, un lit de pierre[4]…

    Puis, l’unique sensation qui absorbatoute sa curiosité fut celle d’unbrasier effrayant allumé près de ses

    yeux[5]. Il se cria qu’il était damné. Il

  • voulut ne plus voir la flamme, etl’effort vain qu’il fit pour fermer lesyeux fut effroyable. Il sentit haleteret se débattre en une lutte terriblenon pas son corps qui demeuraitrigide, mais sa pensée affolée par lasouveraine injustice de sadamnation. Il se sentit crier, hurlerd’épouvante. Il eut l’odieuseimpression que l’homme rougel’avait enchaîné sur le lit de pierre,muscle à muscle, fibre par fibre ; iléprouva cette atroce et indescriptiblecertitude qu’il se débattait contrel’impossible, que, dans les sièclesdes siècles, il se débattrait ainsi…

    Brusquement, l’impression qu’il était

  • damné, de vague et diffuse, se fitinexprimablement précise et secorrobora de détails : L’hommerouge était un démon armé d’une

    griffe aiguë[6] ; le démon se penchaitsur lui, et de sa griffe, allait se mettreà labourer sa poitrine…

    Enchaîné sur un lit de pierre, livré àun démon chargé de lui fouiller lecœur avec sa griffe luisante, voilàdonc la forme qu’avait prise alors lapensée de Hardy – pensée de plus enplus coordonnée, de plus en pluspossible à formuler. Mais en mêmetemps que se précisaient les imagesde son rêve de mort, l’effroiatteignait au paroxysme. La lutte

  • contre les chaînes devint furieuse. Ily eut l’incomparable effort d’uneconscience essayant de se libérer. Ettout à coup, il comprit que du fondde son être, à son appel désespéré,accouraient toutes les forces de vie…et, avec une soudaineté de coup defoudre, il éprouva qu’il s’était délié !…

    Et, à cette seconde, à la poitrine, ilressentit une souffrance rapide… lagriffe ! c’était la griffe du démon quientrait dans sa chair !… D’un derniereffort délirant, il acheva « de sedélier », et un cri terrible retentitdans la salle…

    A l’instant même où la pointe du

  • scalpel commença à pénétrer, stridale cri du cadavre, – et Saïtano,reculant d’un pas, frappé de stupeur,demeura immobile, l’outil en l’air.Une goutte de sang vermeil mettaitsur la poitrine blanche la note d’unbeau rubis tremblotant.

    Effaré, il regardait cela…

    Les trois vivants regardaient aussi…

    – Qui a crié ?…

    D’un œil soupçonneux, il inspecta lestrois. Mais les bâillons solidesn’avaient pas bougé. Saïtano ramenason regard sur le cadavre, etprécipitamment recula encore d’unpas en disant :

  • – Par le Christ, c’est lui qui… oh ! levoici qui me regarde !

    Le cadavre le regardait, oui. Etpresque aussitôt, il se souleva, tenditvers lui une main crispée commepour conjurer une apparition… il selevait… il descendait de la table demarbre !…

    – Vivant ! gronda Saïtano, avecdésespoir.

    – Vivant ! répéta Hardy, avec doute.

    Quelques secondes, ils demeurèrentface à face, en silence, pétrifiés. Si lasoudaine souffrance du coup descalpel avait suffi pour arracherHardy à l’état où, dans la mort, il

  • avait vécu de si effrayantes minutes,son esprit désemparé flottait encoreentre le rêve et la réalité.Brusquement, comme un déclic, lesforces d’âme et de corpss’éveillèrent. Sur la table, il aperçutla boîte à outils du savant. Il yplongea la main et saisit une lameforte et large comme un poignard.Saïtano ne parut pas avoir remarquéce geste. Ses yeux demeuraient rivéssur la mince blessure qu’avait faite lescalpel et d’où le sang coulait,traçant une légère ligne serpentine. Iln’éprouvait nul effroi de cetterésurrection, étant habitué à joueravec les morts ; il ne se demandait

  • même pas comment son scalpel avaittouché un vivant, croyant s’attaquerà un cadavre. Mais il regardait cesang qui coulait et frissonnait derage : sa tentative avortait. Quelletentative ?… Il n’était plus le savantimplacable, mais sans haine ; il étaitun avare ruiné devant celui qui l’adépouillé, il était le chercheurd’impossible qui, avec fureur, avechaine, contemple l’obstacle imprévu.

    Hardy et Saïtano n’avaient pasbougé de leurs places et se fixaient,les yeux dans les yeux. Les troisenchaînés, livides, regardaient, etleurs yeux tournés vers Hardycontenaient maintenant une

  • frénétique espérance.

    Soudain, Hardy les vit. Il tressaillit.Son premier mouvement fut des’écarter, de fuir l’exorbitante vision.Puis, presque aussitôt, dans cettegénéreuse nature, le courage et lapitié l’emportèrent. Il « vit » cesappels forcenés, cet espoir qui lestordait… Et il cria :

    – Oui ! oui, je vais vous délivrer !…

    Saïtano saisit un poignard à saceinture, bondit, et hurla :

    – Que vous m’échappiez, vous, c’estdéjà terrible pour moi ! mais quant àces trois-là, par l’enfer, si tu ytouches…

  • Hardy ne comprit pas, n’entenditpas, peut-être. Il jeta son cri deguerre :

    – Hardy ! Hardy ! Passavant-le-Hardy !…

    Dans le même instant, il trancha lesliens du condamné qui se trouvait leplus près de lui. Le poignard deSaïtano s’abattit dans le vide : Hardys’était jeté à plat sur les dalles, etdéjà, sous la table, il allait aux deuxautres condamnés ; quand il seredressa, ils étaient libérés :manœuvre admirable, certes, par sapromptitude. Mais n’était-il pas plusadmirable encore qu’en un telmoment l’enfant songeât à la sûreté

  • de ces inconnus ?…

    Saïtano fut hébété par la prestesse,l’agilité, la décision de cet adversaireimprévu.

    Sombre comme un archange d’enfer,inexorable comme la science, ilconsidérait les trois délivrés qui,massés dans un angle de la salle,frottaient énergiquement leurspoignets et leurs chevilles tuméfiés.Débâillonnés, ils ne songeaient pas àcrier. Leurs yeux seuls avaient gémi,imploré, jeté des imprécations.Maintenant, ils se taisaient, et leursmâchoires convulsivement serréesn’eussent pu laisser passer aucunson.

  • – Ceux-là ne diront rien, songeaSaïtano. La terreur a aboli chez euxla mémoire. Demain, ils serontincapables de retrouver cette rue, celogis pour me dénoncer. Il y a mêmequelque chance pour qu’ils nereviennent pas de la peur et qu’elleles tue sous quelques jours. Oui,ceux-là se tairont !…

    Mais alors, son regard farouches’arrêtait sur Hardy qui, campédevant les trois, son couteau à lamain, semblait les protéger encore etdéfier Saïtano.

    – Celui-ci parlera ! Celui-ci al’intrépidité d’âme qui terrasse laterreur. La reine ne me

  • « reconnaîtra » pas. Son intérêt,même, est de hâter mon supplice.Damnation ! Que cet enfant dise mestravaux, dénonce mon scalpel, et jeserai pendu, à moins que l’ignorantepopulace de la Cité n’allume un feude joie pour y brûler un sorcier !… Lesorcier !… Ah !

    Ah !… Jean de Folleville[7] est unchien de chasse qui devient enragéquand on lui montre un sorcier… Ilfaut que l’enfant se taise !… Sij’attaque, il y aura bataille, clameurs,vociférations… le voisinage me tientà l’œil… non, non, il faut ici user deruse, les séparer, et j’attaquerai lepetit chevalier tout seul…

  • – Maudit, que voulais-tu faire denous ? cria à ce moment Hardy.

    – Maudit ! Maudit ! Maudit !hurlèrent les trois.

    On eût dit que la voix de Hardy leuravait rendu la parole.

    – Allez ! dit Saïtano, vous êteslibres…

    – Libres ? firent-ils ; haletants.

    – Venez !…

    Ils le suivirent clopin-clopant, tassésl’un sur l’autre, roulant des yeuxénormes, suant encore de la peur, etfaisant des grimaces de douleur àchaque pas ; ils avaient été

  • admirablement garrottés. Hardyfermait la marche.

    Saïtano déverrouilla la porte de larue.

    A peine fut-elle ouverte, il y eut dansla Cité le bruit de la course affoléedes trois délivrés qui fuyaient ;oubliant de jeter un seul merci à leursauveur, emportés par la rafaled’épouvante, ils fuyaient comme s’ilseussent cherché le bout du mondepour s’y cacher…

    Saïtano sourit. C’est cela qu’ilattendait. Hardy prononça :

    – Adieu, maudit ! Et prie ton Satanqu’il me fasse oublier ton repaire !

  • Et à son tour il s’en alla, mais avec latranquillité qu’il crut convenablepour sa dignité.

    Le chercheur d’impossible, lescrutateur de cadavres, Saïtano, semit en route derrière lui, le suivantdans l’ombre, à quelques pas,guettant l’occasion pour s’élancer etl’abattre.

    Hardy, lorsqu’il se crut seul, s’arrêtaet s’appuya à un mur, à un angle ducarrefour que formaient la rue de laDraperie, la rue des Marmousets et larue de la Juiverie. Il tremblait de latête aux pieds. C’était le choc enretour, la réaction. Ses vêtementsétaient trempés. Il avait froid. Il se

  • sentit seul dans ces ténèbres, seuldans la vie, sans père, sans mère,sans parents, sans amis – et il pleura.

    Et comme il pleurait ainsi à chaudeslarmes amères, un nom qu’ilprononça tout bas, dans la candeurde son âme pure, fut comme unelueur illuminant la nuit où il sedébattait : Roselys…

    Et Roselys !… Qu’avaient-ils fait deRoselys ?…

    D’un coin d’ombre épaisse le guettaitSaïtano… Sans doute il crut lemoment favorable. Assurant sonpoignard dans sa main, il marcha àl’enfant… A ce moment, il y eut un

  • bruit d’armures entrechoquées, deslueurs de torches éclairèrent lecarrefour, et une voix cria :

    – Holà ! Halte ! Ici !…

    Saïtano, froid et calme, maître de lui,obtempéra à l’ordre et, de la rue desMarmousets, vit déboucher une fortepatrouille qui venait de faire unerafle dans le Val d’Amour.

    – Que fais-tu dehors à pareilleheure ? interrogea rudement la voix.

    Saïtano jeta un coup d’œil sur Hardyarrêté à dix pas de là et songea : Ilfaut qu’il se taise !… Un éclair,soudain, brilla dans ses yeux, pours’éteindre aussitôt. Il allongea la

  • main, et du bout du doigt toucha lapoitrine du chef de patrouille.

    – Mort de Satan ! grogna l’hommed’armes en se reculant. Est-ce làrépondre ? Que veut dire ce suppôtdu diable ? Parleras-tu ?

    – Vous portez la croix de Saint-André, fit Saïtano.

    – Oui bien ! Et après ?

    – C’est l’insigne de la maison deBourgogne, reprit Saïtano.

    – Bourgogne est mon maître !…

    – Et Nevers est fils de Bourgogne,continua Saïtano.

    – Ca, truand fieffé, te moques-tu ?…

  • – Non. Si vous voulez rendre serviceau noble comte de Nevers,conduisez-lui cet enfant… Si vousvoulez être pendu, laissez-le s’enaller.

    Le chef de la patrouille fit un signe.En un clin d’œil, Hardy fut entouré,saisi malgré sa résistance, placéentre deux soldats qui le tenaientchacun par un bras.

    – Je vais faire ce que tu dis, grognal’homme d’armes. Mais, nombril dupape ! si tu m’as trompé… en route !A l’hôtel de Bourgogne ! Et toi, suis-nous.

    – Je vous suis, dit Saïtano. Mais si

  • vous voulez m’en croire, ce n’est pasà l’hôtel de Bourgogne qu’il fautchercher Mgr de Nevers.

    – Et où, damné ruffian ?

    – A l’Hôtel Saint-Pol !

    On se mit en route. Saïtano, encadrépar deux des gens d’armes, marchaiten méditant : l’enfant se taira, Jeansans Peur le fera taire… Hardys’avançait au milieu de la troupeavec cette sorte de bonne volonté dudésespéré qui a reconnu inutile salutte contre le destin.

    On s’arrêta devant un pont-levis.

    Hardy leva les yeux, vit deux grosses

  • tours massives, gardiennesimmuables d’une porte hérissée depointes de fer ; il reconnut l’une desentrées de l’Hôtel Saint-Pol, et serappelant alors tout ce qu’il avaitentendu murmurer lorsqu’onprononçait ce nom, il frissonna…Pourquoi, ah ! pourquoi leconduisait-on à l’Hôtel Saint-Pol ?…Le chef de patrouille appela, senomma, cria un mot de passe, etbientôt toute la troupe s’engouffrasous une voûte dont une torcheéclairait faiblement les profondeurs.Hardy eut l’impression d’entrer dansune tombe, et que jamais plus ne serouvrirait pour lui l’énorme porte

  • qui venait de se fermer en grinçant.Alors il sentit tomber sur ses épaulesle froid de la peur, il voulut résister,se débattre… Il fut violemmententraîné.

    q

  • J

    VI – ENTREE ENSCENE D’IMPERIA

    ean sans Peur avait escortéla reine Isabeau jusqu’àl’Hôtel Saint-Pol et traverséavec elle cours et jardins,jusqu’à son palais. Dans lagrande galerie à double

    colonnade, elle marchait devant lui,onduleuse et souple, et de sa capucheretombée sur les épaules émergeait

  • la masse d’or de ses cheveux. Commeelle allait atteindre sa chambre àcoucher, elle se retourna tout à coup,ses yeux resplendissants jetaient leseffluves qui d’un fauve font une bêtesoumise… Nevers frémit.

    – Donc, fit-elle, il n’y a « presque »plus rien de vivant entre nous.Laurence d’Ambrun est morte. Etquant à sa fille… votre fille !…Gérande s’en est chargée…

    – Plus rien, dit Jean sans Peur. Rien.Je le jure. Laissez-moi donc,maintenant, vous parler de moncœur. Vous ne savez pas, vous nepouvez savoir… Je croyais vousaimer… Lorsque je vous ai vue dans

  • cette galerie, lorsque je vous aientendue, j’ai cru vous comprendre,j’ai cru que d’un coup d’aile vousm’aviez porté aux sommets de lapassion. Je me mentais, reine ! C’estdepuis l’oratoire seulement que j’aisenti la frénésie de l’amour se glisserdans mes veines. C’est en vousvoyant étincelante et terrible que jeme suis mis à vous adorer comme onadore l’éclair que Dieu met à sesnuées… et maintenant…

    Il râlait. Les paroles de flammen’étaient sur ses lèvres sèches quedes lambeaux informes à peinebalbutiés, mais dont Isabeaurétablissait le sens. Elle se mit

  • devant une porte latérale et s’yappuya.

    – Vous êtes tel que je vous voulais.Quand vous serez duc deBourgogne…

    Un affreux tressaut le secoua. Mais,paisible, jouant avec ses bracelets,elle poursuivit :

    – Quand votre père sera mort, quandvotre femme Marguerite de Hainautsera morte, quand mon mari Charlessixième sera mort…

    Elle suspendit cette effroyableénumération d’hécatombe. Et lui,livide, buvait ses paroles, pantelaitsous la flamme de son regard. Et elle

  • acheva :

    – Alors nous unirons le duché deBourgogne au royaume de France, etavec nos armées nous rétablironsl’empire d’Occident…

    Alors, en même temps que l’amour,l’ambition forcenée se réveilla chezNevers. Empereur ! Maître du mondechrétien !

    Et dans cet instant Isabeau se révélatout entière. L’œil en dessous, lesourire aux lèvres, elle acheva :

    – Alors, Nevers, alors je serai àvous !…

    – Alors ?… interrogea Jean sans Peur

  • avec un rire sinistre.

    – Alors seulement ! dit-elle.

    – Tout de suite, gronda Nevers d’unevoix rauque de folie passionnée. Tues à moi !… Je te prends !…

    Ses deux mains violentes,frénétiques, s’abattirent sur lesépaules d’Isabeau. Elle n’eut aucunmouvement de résistance. Seulement,d’un geste rapide, elle ouvrit la porteà laquelle elle s’appuyait, et appeladoucement :

    – Impéria !… Ma belle Impéria !…

    Dans une chambre faiblementéclairée, Nevers, pétrifié

  • d’épouvante, vit le fauve élégant etterrible qui, sur un tapis, étirad’abord ses pattes de devant, puis salongue échine robuste et souple, puisse ramassa pour bondir, la gueuleouverte, les griffes au vent…Impéria !… la tigresse favorited’Isabeau de Bavière !…

    Le magnifique félin, brusquement, sedétendit, et d’un seul bond vinttomber aux pieds d’Isabeau. Jeansans Peur tira sa dague… Il étaitlivide. Mais il se criait : « Si jefaiblis, si je recule d’un pas, elle vame tuer de son mépris d’abord, et melivrer ensuite à ce fauve… »

    Isabeau, un instant, le considéra en

  • dessous, et elle sourit.

    Près d’elle la tigresse attendait, lemufle levé vers Jean sans Peur, etson souffle chaud, jetait dans l’airune légère buée grise.

    – Tu vois ? dit Isabeau avec uneétrange douceur. C’est un ami.Allons, fais-lui une caresse…

    Alors, la tigresse la regarda quelquessecondes – et elle s’aplatit… ellerampa… gronda… s’approcha deJean sans Peur et, lentement, d’unmouvement de souplesse exquise eteffroyable, se frotta à lui…

    – Bien… très bien, ma belleImpéria… vous êtes vraiment belle et

  • je vous aime !

    Isabeau, rapidement, se baissa, et surle mufle tiède du grand fauve mit unbaiser violent. Puis elle se redressa etprononça :

    – Allez, maintenant, allez, ma jolieImpéria…

    Un instant après, la porte étaitrefermée, la vision avait disparu, etJean sans Peur, les oreillesbourdonnantes, le cœur à la gorge,vaincu, dompté, se courbait devantIsabeau plus encore sans doute pourcacher sa terreur que pour faire acted’obéissance. Et Isabeau alors, d’unevoix rude :

  • – Un appartement vous a été préparéau palais de Beautreillis. Pour cettenuit, Nevers, vous êtes l’hôte deCharles Sixième et d’Isabeau. Allez…allez, vous aussi. Demain matin, vousme donnerez votre réponse. Si vousm’avez comprise, si vous êtes dignede moi, si vous êtes l’empereur querêve l’impératrice Isabeau, demainvous partez pour Dijon. Le jour oùj’apprendrai la mort de Margueritede Hainaut, Charles VI tombera…Allez, Nevers, songez à ce qu’il y ad’amour, de grandeur et de majestédans la femme qui vous a appelépour vous dire : « Je t’aime !… »

    Ce dernier mot, elle le prononça avec

  • une si suave douceur que Jean sansPeur sentit son cœur se remettre àbattre avec violence. Mais quand il seredressa la reine avait disparu…

    Alors un long soupir, où s’exhalaientla peur, l’amour et l’ambition, gonflasa poitrine, et il sortit du palais de lareine ; mais ses jambes tremblaientet sa main s’accrochaitconvulsivement à la poignée de sadague.

    Parvenu au palais de Beautreillis, quiétait situé dans, la partieméridionale de l’Hôtel Saint-Pol, ilput se demander si la reine avaitvoulu lui montrer le faste de sonhospitalité ou bien lui faire

  • comprendre que pour cette nuit-là dumoins il était son prisonnier : lepalais de Beautreillis était rempli degardes harnachés de pesantesarmures qui firent la haie sur sonpassage, tandis que six valetsporteurs de flambeaux marchaientdevant lui pour l’éclairer.

    Jean sans Peur s’arrêta dans lagrande salle des armes et, renvoyantl’escorte, se laissa tomber dans un deces vastes et profonds fauteuils dutemps, aux dossiers tout fouillés parla prodigieuse imagination de l’artgothique.

    Les gardes se retirèrent, – maiss’arrêtèrent dans la salle voisine.

  • Le front dans la main, Jean sans Peurméditait :

    – Le duc de Bourgogne… mon père !– Marguerite de Hainaut… mafemme ! – Charles sixième… moncousin !

    C’est autour de ces trois nomsqu’évolua sa méditation… c’est surdes rêves rouges qu’il échafaudait lerêve radieux de la passion qu’ilportait maintenant dans sa chair… etle rêve resplendissant au fond duquelétincelait la couronne de l’Empire deCharlemagne restauré !… Cela duralongtemps sans doute, jusqu’àl’heure où un page en