Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un...

50

Transcript of Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un...

Page 1: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant
Page 2: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

NÉVROSE

Page 3: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant
Page 4: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

Jean-Marc Cerrone

NÉVROSE

Fayard

Page 5: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

© Librairie Arthème Fayard, 1982

Page 6: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

« ... Je pense à moi-même comme à un grand explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, n'en peut jamais revenir pour faire don au monde de son savoir: mais le nom de ce pays est enfer. »

Malcolm Lowry, Au-dessous du Volcan

Page 7: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant
Page 8: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

I

Le Pierrot triste

Page 9: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant
Page 10: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

Dès le début, tout fut étrange. Pas irréel : étrange. Pas au point d'éprouver le moindre sentiment d'irréalité,

à aucun moment. Simplement, certaines choses ne furent pas tout à fait ce qu'elles auraient dû être; et d'autres se produisirent, qui n'auraient probablement pas dû arriver.

Mais de sentiment d'irréalité, non. Aucun.

Parmi toutes ces choses étranges qui arrivèrent, il y eut la petite fille qui sautait à la corde.

Il y eut l'œuf de calcédoine. Et il y eut l'horloge. En vérité, ce fut assez pour donner à comprendre que

tout n'était pas rigoureusement normal, ce matin-là. Assez pour susciter comme un commencement de

malaise.

La petite fille qui sautait à la corde se trouvait assez exac- tement au centre du parc, au cœur de ce vaste espace vide ceinturé par les arbres, sous le soleil déjà haut — on était en juin.

Absolument seule. Solitaire, même: en dehors d'elle, le parc était désert. Elle se trouvait au point de rencontre de plusieurs allées asphaltées de rouge, tranchant sur le vert de la pelouse, très près du bord d'un bassin rond. Le bassin

Page 11: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

était aux trois quarts plein d'une eau verte, malsaine, qu'un jet d'eau aurait dû renouveler, mais ce jet ne fonctionnait pas. La petite fille sautait sans discontinuer avec une régula- rité mécanique impressionnante, pied droit, pied gauche, ses poignets exécutant un fouetté parfaitement synchrone pour relancer à chaque fois la corde.

Pied droit, pied gauche, les poignets effectuant ensemble un quart de tour identique, mais les traits impassibles et les yeux fixes, légèrement écarquillés, en quelque sorte tournés vers l'intérieur. Et le visage qui tantôt était celui d'une fillette de six à sept ans, tantôt paraissait plus âgé, beau- coup plus, comme celui d'une naine.

Pied droit, pied gauche, la corde fouettant l'air chaud, et cette solitude dans le parc immense, harmonieux et calme, sous le soleil haut et chaud de juin.

Lui, Vittorio, regardait la petite fille depuis le troisième étage. Ne lisait pas, quoiqu'il tînt un livre sur ses genoux. Avait glissé deux doigts de sa main droite, majeur et annu- laire, entre les pages. Ne lisait pas et n'avait pas lu depuis une heure au moins, en fait depuis l'instant où il avait pris place sur le balcon accoté à sa chambre, ses préparatifs de départ terminés. Titre du livre : Under The Volcano, de Lowry, en version anglaise dans une luxueuse édition de cuir rouge.

Il était entièrement vêtu, chaussé, cravaté, prêt à partir, à ceci près qu'il avait passé une veste d'intérieur en soie par- dessus un gilet également de soie. La quarantaine passée, mains fines et soignées, yeux pensifs ou bien perdus.

Deux à trois minutes s'écoulèrent ainsi dans le même silence que le battement venu de l'allée asphaltée renforçait et soulignait au lieu de le rompre, l'index de l'homme mar- quant la cadence du fouettement de la corde.

Quelque chose alors se manifesta depuis l'intérieur de la chambre, derrière lui.

Page 12: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

L'horloge. L'horloge se mit soudain à l'unisson du battement, le tic-

tac du balancier épousant le même synchronisme tout en gagnant en intensité, à la fois plus proche et plus fort. Du coup, l 'homme interrompit le tapotement de son index et se retourna brusquement, s'attendant presque à découvrir l'horloge dans son dos, tout près, silencieusement trans- portée là par quelqu un. Mais il n'y avait rien, évidemment.

Évidemment. Du calme. Ce n'est vraiment pas le moment. Pas aujour-

d'hui. Aujourd'hui est un grand jour. Il esquissa un geste pour se lever, hésita. Son regard

revint sur la petite qui continuait à sauter. En principe, la corde parvenait au bas de sa boucle sans toucher le sol. Mais il arrivait parfois qu'elle frappât l'asphalte, produi- sant alors ce petit claquement sec.

Un troisième bruit vint se mêler aux deux premiers. Ce bruit-là était familier, normal, rassurant: les pas de l'infir- mière dans le couloir. Cette fois il se leva, ses deux doigts toujours glissés à l'intérieur du livre. Il quitta le balcon et pénétra dans la chambre: l'horloge était bien à sa place habituelle, dans le coin le plus éloigné, là où elle se dressait depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant en propre à Lui Vittorio, transporté avec lui quand il avait emménagé, et il détonait dans cette chambre trop moderne.

L'infirmière frappa et, à son invite, entra. Elle tenait un plateau.

— Je vous ai apporté du thé, dit-elle de sa voix claire et agréable.

Elle posa le plateau sur la table, emplit la tasse et lui sou- rit avec gentillesse.

— J'espère que ce n'est pas trop chaud, vous n'avez plus que quelques minutes devant vous.

Elle suivit son regard quand il le dirigea vers la pendule qui marquait dix heures moins quatre minutes.

Page 13: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

— Merci, dit-il. Il hésita puis se décida enfin à ôter sa veste d'intérieur,

prit le veston posé sur le lit et l'enfila. Il marcha jusqu'au miroir fixé sur la porte de la salle de

bains, y vérifia machinalement l'arrangement de sa cravate, demanda :

— Qui est-ce ? Et, comme il croisait dans la glace le regard interrogateur

de la jeune femme, précisa: — La petite fille qui saute à la corde, dans le parc, qui est-

ce ? Deux secondes. — Une petite fille ? Deux à trois secondes encore. Il précisa de nouveau, cal-

mement : — Près du bassin. Elle alla jusqu'à la porte-fenêtre ouvrant sur le balcon et

s'immobilisa, silencieuse. Il s'écarta du miroir dans lequel il avait suivi des yeux la jeune femme, s'approcha de la table et du plateau, saisit et souleva la tasse de thé. Il but, le regard posé sur une reproduction d'une toile de Giorgio Di Chirico, et interrogea :

— Vous ne voyez pas ? Le Chirico était une nature morte. Il but encore un peu de thé. — Elle sera partie, dit l'infirmière. Elle sera allée jouer

sous les arbres. Les feuillages sont à ce point épais qu'on ne peut plus la voir.

Il reposa la tasse à demi pleine encore, ferma brièvement les yeux, les rouvrit sur le Chirico.

— Il est temps, dit l'infirmière revenue au centre de la chambre.

Il se retourna, sourit : — Merci. Merci pour tout. Elle pencha gentiment la tête de côté : — Vous nous regretterez un peu, au moins ?

Page 14: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

Il acquiesça avec gravité : — Oui, certainement. — Mais pas trop, tout de même... Le balancier de l'horloge allait et venait, hachant menu le

temps. — Promis, dit-il. Leurs yeux se rencontrèrent et il ajouta : — Je continuerai à me reposer, là où je vais. Elle esquissa un mouvement vers la porte. Il dit avec un

peu de précipitation : — Attendez. Il sortit son portefeuille de la poche de son veston. Aussi-

tôt elle comprit, secoua la tête : — Oh non, non, je vous assure, ce n'est pas la peine. Ce fut alors qu'il lui offrit Lowry. Elle refusa d'abord,

disant qu'elle ne savait pas suffisamment l'anglais pour le lire. Il insista :

— Ça ne fait rien. C'est simplement pour vous donner quelque chose en souvenir de moi, vous comprenez?

Elle comprenait. Elle prit le livre et le garda entre ses deux mains.

Il marcha encore quelques instants dans la chambre comme s'il ne pouvait se résoudre à la quitter, ouvrant cha- cun des tiroirs de la commode, qui tous étaient vides. Enfin il se décida: il s 'empara d'une petite mallette, puis d'un manteau de cuir. Sur le seuil, il se retourna une dernière fois :

— On viendra chercher mes valises et l'horloge. — Je m'en occuperai, répondit-elle.

Au bout d'un moment, elle gagna le balcon. Considéra le parc désert centré sur le petit bassin rond. La grande espla- nade verdoyante avec ses allées rouge sang.

Elle revint dans la chambre et machinalement, profes- sionnellement, y jeta un coup d'œil circulaire. Le livre ne se trouvait plus entre ses mains, mais posé sur le lit. Tournant

Page 15: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

à demi le dos à la commode, elle en rouvrit le second tiroir et y prit l'œuf de calcédoine qui roulait encore. Aussitôt, le rythme de ses mouvements s'accéléra, elle sortit avec viva- cité dans le couloir et se mit à courir.

Tandis que, dans la chambre à la porte demeurée ouverte, l'horloge, dont le balancier brillant continuait d'al- ler et venir, marquait tout au plus dix heures moins trois minutes.

Elle surgit essoufflée à la seconde même où il allait refer- mer sur lui la portière du taxi.

— Vous avez oublié votre œuf, monsieur Di Muro ! Il prit l 'œuf qu'elle lui tendait: — Je suis navré de vous avoir obligée à courir. — Ça ne fait rien. Il croisa les amicaux yeux bleus de la jeune infirmière,

porta son regard sur le petit groupe assemblé sur le perron pour saluer son départ. Il sourit, sans que ce sourire s'a- dressât à personne en particulier, puis il referma la portière, s'y prenant à deux fois pour ne l'avoir pas d'abord tirée assez fort. Le taxi démarra et se mit à rou- ler, suivant une allée qui, très vite, s'enfonça sous les arbres. Plus loin, entre les troncs et les massifs, la pelouse apparut.

Ainsi que la petite fille qui sautait à la corde. Le taxi prenait de la vitesse. — Arrêtez. Le chauffeur ralentit, stoppa. Comme si elle n'avait

attendu que cet instant, la petite fille interrompit aussitôt ses moulinets. Elle se figea, ses yeux toujours écarquillés semblant fixer un point indistinct, quelque part parmi les frondaisons au-dessus du taxi. Puis elle bougea. Ne tenant plus la corde à sauter que par l'une des poignées, elle s'ap- procha du bassin rond, s'agenouilla. Sa petite main dispa- rut, comme coupée net par l'eau verte.

Bientôt la main réapparut, tenant entre ses doigts, par

Page 16: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

l 'une des pat tes arrière, une grenouil le qui gigotait désespé- rément.

Vittorio se pencha, ses p ropres doigts accrochés au rebord de la vitre à demi baissée. Il entrouvri t les lèvres,

puis ouvri t g rande la bouche, comme si l 'a ir soudain lui manquai t .

La petite fille leva la main qui tenait la grenouille, la por ta bien au-dessus de sa tête, à la verticale de son visage, si bien que deux ou trois gouttelet tes y tombèrent . Puis elle introduisi t dél icatement la grenouil le gest iculante dans sa bouche et croqua.

Vittorio fe rma les yeux, f r i ssonna malgré la touffeur de cette mat inée de juin. Il d e m a n d a :

— Vous avez vu ?

— Vu quoi ? dit le chauffeur . Vittorio rouvri t les yeux: la petite fille s 'en allait, s'éloi-

gnait du bassin en suivant sagement une allée, socquet tes blanches, escarpins noirs et robe courte, l 'a ir de sort ir d ' une boîte à poupée. Elle s ' enfonça sous les arbres , droit vers un dense mass i f de hêtres.

Vittorio reposa sa nuque et ses épaules contre le doss ier du siège :

— Repartez.

Page 17: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant
Page 18: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

Ils avaient roulé assez longtemps au travers d'une forêt, puis la vue s'était élargie, dégagée entièrement, et la mer était apparue, étincelante. La route en corniche était à pré- sent beaucoup plus étroite, crevée de nids-de-poule, dange- reusement sinueuse. Parfois même, elle s'étranglait entre la mer, au bas d'un à-pic de cent mètres, et un mur de rochers saillants sur leur gauche.

Ils roulèrent encore et la route, coupant l'arrière-pays, se fit encore plus escarpée, plus déserte. Depuis longtemps ils n'avaient pas croisé d'autre voiture ni même aperçu la moindre silhouette humaine, la moindre maison. Par inter- valles, avant même qu'une bifurcation fût visible, Vittorio annonçait :

— Vous prendrez la route de droite. Et, inévitablement, la route annoncée se présentait. La

chaleur se faisait plus lourde, le soleil dans le ciel paraissait immobile, encore très haut, bien que le jour eût dû normale- ment décliner à cette heure.

— A droite, dit Vittorio. Il se pencha, les yeux mi-clos, humant l'air brûlant par-

fumé de thym, de cytise, d'arbousiers à la senteur huileuse. — A droite encore. On suivait exactement la mer. La voiture se rapprocha

d'une sorte de promontoire à peu près partout rocheux,

Page 19: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

d'une blancheur crue, acide. Mais, passé cette hauteur, des arbres se regroupèrent.

— A droite et ralentissez, ordonna Vittorio. La vitesse du taxi, déjà faible, tomba encore, presque au

pas. Les arbres se rapprochaient. La route devint piste, lon- gea toute une série de criques étriquées, nappées de sable blême.

— Ralentissez encore, je veux arriver avec le coucher du soleil, à la seconde près.

Tout se passa alors comme si le soleil n'avait attendu que cette invitation. Il plongea soudain dans la mer et une lumière rougeoyante incendia les crêtes des rochers blancs.

— Doucement, s'il vous plaît. Plus doucement... Le ronronnement du moteur devint imperceptible. On

franchit un large portail dont les vantaux de bois brun capu- cin étaient sortis de leurs gonds et disparaissaient à demi parmi de hautes herbes jaunes. On suivit une allée.

La maison, dissimulée jusqu'au dernier mètre, surgit soudain, massive. Quelques volets étaient clos mais, la plu- part étant restés ouverts, les vitres reflétaient le ciel ensan- glanté du côté du couchant.

Le taxi stoppa. Vittorio en descendit. Il déposa la mallette à même le sol, puis son manteau de cuir sur la mallette. Il se tint immobile tout le temps qu'il fallut à la voiture pour repartir et s'éloigner. Le bruit du moteur décrût et s'étei- gnit. Un silence de commencement du monde s'installa.

Lentement, conservant les paupières baissées, un air d'appréhension sur le visage, Vittorio s'approcha de la façade et leva enfin les yeux. Son regard erra successive- ment sur chaque fenêtre puis, à droite, sur le soleil en train de disparaître ou de se dissoudre dans la mer, au bas du promontoire.

Il fit deux pas qui l'amenèrent devant la porte principale, poussa le battant. N'entra pourtant pas. Héla dans la mai- son silencieuse :

Page 20: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

— Aldo ? Il lança cet appel tête baissée, contemplant à ses pieds le

dallage noir et blanc du hall. Rien ni personne ne répondit.

Il revint sur ses pas, cueillit manteau et mallette, et, cette fois, pénétra dans la maison.

— Aldo ! appela-t-il pour la seconde fois en franchissant le seuil.

Son attitude avait changé, son pas était maintenant déter- miné, plus vif. Avançant de trois ou quatre mètres, il déposa sa charge au centre du hall spacieux, aux murs blancs ouverts de lourdes portes sculptées, d'où partait sur la droite un large escalier de pierre à la rampe du même bois que les portes et pareillement sculptée. Une lumière verte y était dispensée par une sorte de vitrail surmontant la porte d'entrée principale; dans le jour finissant, elle don- nait au hall des allures d'aquarium.

Vittorio ouvrit la première porte sur sa droite, au pied de l'escalier, et entra dans ce qui était à l'évidence une salle à manger.

— Aldo ? C'était ce qu'il y avait de plus curieux dans ses appels

successifs: il élevait à peine la voix. Dans le prolongement de la salle à manger, un salon. — Aldo...

Il passa. Sa façon de prononcer le nom d'Aldo suggérait à présent une sorte de jeu de cache-cache enfantin. Il souriait à demi dans le vide.

Au-delà du salon, une galerie. Vittorio n'y jeta qu'un coup d'œil, revint sur ses pas et, depuis la salle à manger, péné- tra dans une pièce plongée dans l'obscurité. Il actionna un commutateur. La lumière, d'une violence presque insoute- nable après la semi-pénombre traversée jusque-là, éclaira une cuisine admirablement équipée, dans un état de pro- preté non moins remarquable. Sur les divers niveaux d'une

Page 21: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

grande desserte métallique, on avait disposé avec le plus grand soin des assiettes immaculées et des couverts en argent.

Au moins est-ce propre. Il s'est quand même occupé de quelque chose.

Retour sur le dallage noir et blanc du hall, où l'œil se per- dait.

— Aldo ! Le ton, cette fois, fut celui de la colère. Vittorio leva la tête et haussa la voix : — Aldo, ça suffit! Ce n'est vraiment pas le moment de

jouer à cache-cache ! Il gravit les marches de marbre de l'escalier. En haut, il

parcourut une galerie en forme de U, ceinturant l'espace du hall, face au vitrail, et ouvrit une à une les portes des chambres.

Trouva chaque pièce déserte: — Je vais te découvrir, où que tu sois ! Puis sa colère tomba aussi soudainement qu'elle lui était

venue. Il ralentit le pas, marqua un temps d'arrêt, tête basse. Et, avec dans la voix quelque chose de suppliant, voire une pointe de veulerie, il dit :

— Aldino, je t'en prie... Il se tenait à présent devant une porte faisant face exac-

tement à la montée de l'escalier, la première qu'il aurait dû normalement ouvrir, la seule dont il ne s'était pas encore approché.

— Aldino, ton papa est fatigué, très fatigué... Je suis resté des heures à rouler dans cette voiture. Tu ne vas quand même pas m'obliger à me fâcher ?

Un temps, puis : — Ne sois pas méchant avec ton pauvre vieux papa,

Aldino... Il avait, face à la porte, la même expression intimi-

dée, anxieuse, qu'il avait eue devant la maison avant d'y entrer.

Page 22: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

Mais, de la même façon, il sembla se reprendre, se redressa et sourit :

— Mais tu ne réussiras pas à me mettre en colère, Aldo. Si tu crois que je vais me mettre en colère le jour où je rentre après cette longue absence, tu te trompes, mon petit bonhomme... Il faudrait bien autre chose pour me mettre en colère...

Sur une ultime hésitation, il s'avança sans le moindre bruit vers la dernière porte, en saisit la poignée, la tourna doucement. Rien ne bougea. Il sourit :

— Ahhhhhh... Je t'ai trouvé! Exactement sur le ton de quelque adulte jouant à cache-

cache avec un enfant. Il actionna de nouveau la poignée, sans plus de résultat.

Très calmement: — Ouvre-moi, Aldo. S'il te plaît. Il relâcha la poignée qui revint à sa position initiale. Au

bout de quelques secondes, il y eut un petit claquement sec, bruit de pène ou de verrou tiré. La porte, quant à elle, ne bougea pas. Vittorio hocha la tête, comme se refusant à céder de nouveau à l'irritation. Toujours souriant, il avança une nouvelle fois la main, tourna la poignée, poussa.

La porte s'ouvrit...

... sur une pièce sombre, silencieuse, où l'on sentait pourtant une présence. Mais les rideaux épais tirés devant la fenêtre interceptaient les toutes dernières lueurs du jour. C'est à peine si l'on discernait quelques formes plus sombres ou plus claires, celles d'un lit, d'une armoire, d'une petite table. Dans le rectangle de lumière assez faible en provenance du hall et du vitrail apparaissaient également une quille de bois et divers jouets épars sur la moquette.

Vittorio abaissa l'interrupteur, mais aucune lampe ne s'alluma.

— Tu as ôté les ampoules, Aldo? Silence. Puis une voix émergeant de l'ombre:

Page 23: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

— L'ampoule est grillée, papa. Elle était t rop vieille, depuis le temps. . .

La voix d ' en fan t venait de l 'angle droi t de la chambre , le plus éloigné du seuil et, de surcroît , de cette part ie de la pièce que le ba t tan t à demi ouvert eût de toute façon diss imulée aux regards.

Vittorio s ' avança j u s q u ' à la limite du rectangle de lumière :

— Et aucune autre lampe n ' éc la i re? Silence.

— Tu ne devrais pas res ter ainsi dans l 'obscuri té , Aldo. Ce n 'es t pas sain. Pourquoi ne tires-tu pas les rideaux ?

— Il fait nuit.

— Il y a la lune. Silence.

— Tu ne veux pas venir e m b r a s s e r papa ? Vittorio venait de faire encore un pas tout en amorçan t le

geste de s 'agenouil ler . Il d i sparu t dans l 'ombre . — Aldo, je t 'en prie, cesse de bouder et viens embras se r

ton pauvre vieux papa si fatigué... Silence, hormis des frôlements . — Oh, m o n Dieu, tu m ' a s manqué , tu sais... Silence.

— ... Mais je ne pouvais vra iment venir plus tôt. Et moi, je t 'ai m a n q u é ?

— Tu m ' a s m a n q u é aussi. — Beaucoup ? — Oui, beaucoup. La voix était impercept ib lement réticente. Silence à nouveau.

— Je t 'ai appor té quelque chose. Un temps. Puis Vittorio éclata d ' u n rire joyeux: — Non, c 'est inuti le: je ne l'ai pas sur moi... Plus gaiement encore, avec un petit rire aigu : — Aldo, arrête ! Puisque je te dis que je ne l'ai pas sur

moi.. .

Page 24: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

Un temps, sans mots ni rires. — Je vais aller le chercher, c'est en bas dans ma mal-

lette... — Et pour Youri ? Faisant manifestement semblant d'avoir oublié qui était

Youri : — Youri? Il y eut alors un petit jappement et un caniche noir et

blanc jaillit de l'ombre, se mit à gambader sur le seuil, jap- pant et sautillant, avec des attitudes de chien cherchant à entraîner son maître dans quelque jeu familier.

— Youri, dit la voix d'enfant, presque trop calme. Nouveau rire de Vittorio: — Non, je n'ai pas oublié Youri. Pour lui aussi j'ai

quelque chose. Un temps. — Embrasse-moi encore... Un temps. — Serre-moi très fort, Aldino. Pour me montrer combien

tu m'aimes... Un temps. — Je t'aime tant, je t'aime tant... Il réapparut, dos tourné à la porte, ressortit de la

chambre, descendit puis remonta l'escalier, tenant une boîte cachée derrière son dos.

— Tu devines ce que c'est, Aldo ? Tu devines d'abord et je te le donne...

— J'aime pas deviner. Vittorio ouvrit la boîte, dressant le couvercle entre l'inté-

rieur de la chambre et lui-même pour dissimuler jusqu'au dernier moment la nature de son cadeau. Il plongea une main dans la boîte, il y eut un froissement de papier. Après quoi, ayant reposé la boîte sur le sol, ses deux mains se levèrent, tenant de petites croix de bois prolongées de fils quasi invisibles.

La marionnette se dressa lentement, centimètre après

Page 25: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

centimètre, prenant une vie saisissante dans son costume de Pierrot triste dont la blancheur captait le moindre éclat de lumière. Le visage de bois était celui d'un petit garçon aux yeux immenses, émouvants.

— Regarde, Aldo. Ça n'est pas formidable ? — Si, répondit la voix d'enfant, toujours empreinte du

même calme. C'est vraiment formidable.

Le coup de klaxon retentit dans la seconde suivante, simple avertissement d'abord, presque immédiatement suivi par le timbre tonitruant, insupportable dans ce silence, d 'un second klaxon de fantaisie égrenant les pre- mières notes du Pont de la Rivière Kwaï.

Vittorio ne parut pas entendre. Il manipulait en tous sens la marionnette, le visage émerveillé, à l'évidence lui-même enchanté par le jouet.

— Ça te plaît ? Ça te plaît vraiment ? — Il y a quelqu'un dehors. Vittorio continuait de sourire. — J'ai entendu, Aldo. Mais tu ne m'as pas répondu : ça te

plaît, n'est-ce pas ? — Oui. — C'est bien celle que tu voulais ? — Oui. — J'ai eu du mal à la trouver... Le klaxon, une fois encore. Vittorio reposa délicatement le Pierrot triste sur la

boîte ouverte, prenant grand soin de gonfler le papier de soie pour qu'il soutînt mieux sa légère charge, la pro- tégeât.

— Tu peux le prendre, Aldo. Il est à toi. A toi seul. Puis il se détourna, s'engagea dans l'escalier, se retourna

une première fois après avoir descendu trois ou quatre marches. L'avertisseur fantaisie ne cessait plus de retentir, exaspérant.

— Vas-y, Aldo, prends-le donc ! Qu'est-ce que tu attends ?

Page 26: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

Elle fit encore quelques dizaines de pas : devant elle, l'allée s'étirait, le mur se dressait encore à l'infini, sans la moindre porte ni aucune trace d'ouverture.

Elle se retourna et, par une trouée entre les arbres et les massifs, découvrit le banc où Aldo se trouvait assis un peu plus tôt. Aldo n'y était plus. La maison même avait disparu — vraisemblablement dissimulée par les frondaisons épaisses.

« Je ne saurais même pas dire en quelle direction elle se trouve. Je me suis perdue, avec toutes ces allées... »

Elle recommença à marcher. Ce parc était décidément immense, on n'en voyait plus la fin. La seule chose raison- nable à faire était de continuer à longer ce mur, elle finirait bien par arriver quelque part.

Les minutes passèrent sans apporter le moindre change- ment. Le mur, toujours le mur, identique et angoissant. Enfin, il ne fallait rien exagérer. Mais c'était vrai qu'elle finissait presque par ressentir une sourde angoisse dans ce silence meublé du seul écho de ses pas. De sorte qu'elle fit ce que font les enfants qui ont peur du noir : se mit à chan- ter. Scandant sa marche, pied droit, pied gauche : « Une poule sur un mur... Qui picote du pain dur... »

Elle s'immobilisa : un autre son venait de se faire entendre. Sourd et régulier comme une respiration de géant.

Cela provenait incontestablement de l'autre côté du mur, juste derrière.

« Picoti, picota... Lèv' la queue et puis s'en va... » Soudain, elle identifia le bruit : celui d'un trafic d'auto-

mobiles avançant par rangs serrés en un flot continu et sourd, un bref coup de klaxon émergeant parfois de leur grondement confus.

Comme si, de l'autre côté du mur, se fût étendue une grande ville.

Page 27: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant
Page 28: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

Le couteau trancha le premier nœud de la corde aux abords des pales des hélices, à la seconde même où quel- que chose effleurait le dos de Jean.

Il eut un spasme de terreur, pivota vivement, le cœur entre les dents, pensant à une murène géante, vivante ou morte. Mais il se calma aussitôt, ayant reconnu le cadavre de Philippe qui flottait entre deux eaux.

Le corps bleui se pressait contre lui à la façon d'un ani- mal familier quémandant du mufle affection et nourriture. Jean n'en fut pas affolé pour autant. Au contraire, il eut un geste doucement impatienté, l'air de signifier :

« Enfin, Philippe, fichez-moi la paix, vous voyez bien que je suis occupé... »

Il se remit à trancher dans les nœuds du cordage. Mais c'était autour de l'axe des deux hélices que l'enchevêtre- ment était décidément le plus dense. A croire que quelqu'un avait pris un malin plaisir à multiplier les nœuds.

Il hésita à peine et engagea sa tête et une partie de son torse entre les énormes pales.

Sur le pont, une zone du cerveau de Louis venait enfin de se remettre en marche. Et cette partie-là de son entende- ment criait au secours, le harcelait, l'incitait à agir, s'irritait de le découvrir si amorphe :

Page 29: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

« Louis, Jean est en danger de mor t ! Tu dois interve- nir! »

Il se leva, encore hésitant, se pencha par-dessus le bastin- gage et aperçut le corps blanc de Jean sous l 'eau, profondé- ment engagé dans les pales menaçan tes des deux hélices. « Danger de mort, danger de mort », émettai t sans désempa- rer sa propre intelligence. Il se re tourna enfin :

— Vittorio ?

Il a rpen ta la longue plage ar r ière qu 'une bâche rouge et b lanche protégeait du soleil sur une moitié de sa sur- face. Faillit descendre dans la cabine où Vittorio avait été

a t t a ché , l igoté, c l a m a n t q u ' A l d o al la i t ven i r les tue r tous.. .

En un éclair, il vit alors ce qui allait se passer . . . Images de pales tournoyantes hachan t et déchiquetant un corps.. . Il se rua.

— Vittorio !

Dans son affolement il s ' emmêla les pieds dans un cor- dage lové, tomba.

— Vittorio, ne faites pas ça! Se jeta vers le poste de pilotage. — Arrêtez, Vittorio ! Non!

Première quinte du démar reu r . Il se hissa sur le toit des cabines, bondi t sur une porte

vitrée dont il ne se souvenait pas. En secoua la poignée. En vain. Le démar reu r , pour la seconde fois.

— Ouvrez ou je vous tue ! A t ravers la vitre, il voyait Vittorio de dos, penché sur le

tableau de bord, ac t ionnant le démar reu r .

Il s ' a cha rna sur la poignée, la secoua de toutes ses forces sans parvenir à la faire tourner .

Il par t i t en courant au tour de la petite cabine vitrée, f rappa contre les vitres dans l 'espoir de les briser.

— Je vous jure que je vais... Le grondement des moteurs couvrit le reste de sa phrase.

Aussitôt après, la si lhouette penchée sur le tableau de bord

Page 30: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

se retourna. Le visage qui apparut alors n'était pas celui de Vittorio, mais celui d'un enfant de dix ou douze ans, fixant Louis de ses immenses yeux tristes.

La stupeur figea Louis. Pas longtemps. Il s'écarta du poste de pilotage, sauta en bas sur le pont, courut à perdre haleine, déboula vers la poupe, s'y pencha, immédiatement glacé d'horreur : l'énorme bouillonnement se teintait de nuances rouges et rosées, des débris ensanglantés apparu- rent dans le remous, là un bras, ici un indéfinissable moi- gnon de chair. Puis le pire, l'irrémédiable : une tête on aurait dit celle de François, tranchée à ras du menton, pro- fondément ouverte derrière la nuque par une épouvantable plaie qui laissait le cerveau à nu. La tête coupée flotta quelques courtes secondes puis fut engloutie.

Hurlant de rage à s'en déchirer la gorge, Louis se redressa, prêt à tuer maintenant.

Il n'eut pas le temps d'esquisser le moindre geste : Vitto- rio surgit, hache dressée haut dans le soleil, avec le visage impassible des bourreaux. Le tranchant siffla et atteignit Louis en plein visage.

Les mocassins noirs irréprochablement cirés glissèrent sur le pont, vinrent s'arrêter à quelques centimètres des pieds nus de Nicole et l'un d'eux vint même s'insinuer entre les jambes écartées de la jeune femme allongée sur le ventre, en train de lire.

Le regard parcourut lentement le corps dévêtu et se fixa sur le cou et la nuque où la transpiration collait des mèches de cheveux.

— Je vois que vous aimez Malcom Lowry, vous aussi, dit Vittorio Di Muro.

Nicole acquiesça distraitement, autant que le lui permet- tait sa position : le menton appuyé sur ses mains, celles-ci posées à plat sur le bois brûlant du pont...

— Ils sont tous morts, reprit Vittorio : Philippe, Fran- çois, Jean et Louis. Tous.

Page 31: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

Elle poursuivai t sa lecture comme si elle n 'avai t rien entendu. Il a jouta :

— Je les avais pour tan t mis en garde, mais ils n 'ont pas pris soin de m'écouter .

Les yeux de Nicole s ' écar tè ren t enfin du livre, se por- tèrent un instant sur la mer qui n 'é tai t plus tout à fait aussi plate. Un très léger roulis animai t m ê m e le bateau dont les moteurs étaient à nouveau coupés. Et, pour la première fois depuis des heures, depuis plus longtemps peut-être, l 'air bougeait aussi , agité d ' une brise encore à peine perceptible. Il y avait m ê m e quelques mouet tes dans le ciel.

Nicole r e fe rma son livre avec un soupir, le posa sur le pont et, p renan t entre ses doigts les angles de la serviette de bain sur laquelle elle était allongée, s 'en servit pour dissi- mule r sa nudité avant de se re tourner . Puis dit ca lmement :

— Vous êtes fou, Vittorio. Vous êtes un malade mental . — Je le sais.

— Il est capital que vous vous en rendiez compte. Il baissa la tête :

— Cela aussi, je le comprends . Repliant ses j ambes sous elle, elle s 'assit , se protégeant

avec la serviette du mieux qu'el le pouvait, l 'avant-bras gauche à hau teu r des seins.

Mais ses prunel les bleu-vert guettaient cette main de Vit- torio qu 'el le ne pouvait pas voir, qu' i l tenait cachée derr ière son dos. Elle d e m a n d a :

— Avez-vous tué Aldo, Vittorio ?

— Je... Je ne sais pas. — Vous l 'avez tué quand il n 'étai t qu 'un tout jeune

enfant, à votre merci, pour cette seule ra ison qu ' en naissant il avait fait mour i r sa mère. Sa mère qui était Isa, la seule femme que vous ayez jamais connue et aimée. C'est bien cela ?

Un temps. — Vittorio ?

— Je ne sais pas.

Page 32: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

Son ton était désespéré. Sa seule main qui fût visible, la droite, griffait convulsivement le gilet de soie qu'il portait sous son veston. Un bouton de ce gilet finit par céder sous les doigts qui le tournaient sans cesse. Puis un autre qui, comme le premier, roula sur le pont et vint buter contre les jambes de Nicole.

— Admettons que vous l'ayez fait, dit Nicole. Ce n'est qu'une supposition, bien entendu. Comment avez-vous pro- cédé ?

Un instant, il parut réfléchir. Puis proposa, comme on répond à un jeu :

— Noyé ? Elle secoua la tête, l'air d'un professeur qui ne reçoit pas

la réponse escomptée mais ne s'impatiente pas ni ne déses- père de l'obtenir.

— Non. — Alors étranglé, dit-il. — Je ne crois pas non plus. Elle guettait l'invisible main gauche. — Par contre, vous auriez pu le laisser mourir de faim.

Sans jamais oser le toucher. — Oui, dit Vittorio, j 'aurais pu faire ça. Nicole ramassa les deux boutons tombés du gilet et les

enferma dans sa paume. — Ou bien alors, dit-elle, il serait mort par accident, ou

de simple maladie. Mais, dans l'un ou l'autre cas, ça ne changerait rien, puisque vous étiez responsable de lui. Cela aurait très bien pu se passer ainsi, n'est-ce pas, Vit- torio ?

— Oui. La serviette avait glissé, dévoilant la pointe brune d'un

sein. Elle la rajusta. — Seulement, quelque chose ne va pas... Je ne parle pas

de cette étonnante absence de souvenirs, s'agissant des cir- constances de la mort d'Aldo. Il s'agit d'autre chose... Con- tinuons de supposer que vous avez tué Aldo...

Page 33: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

Il se tenait très droit, impeccable dans son costume trois- pièces, ne transpirant aucunement en dépit de la fournaise qui régnait à bord de ce bateau arrêté en pleine mer sous un soleil vertical.

— Vous auriez tué Aldo et personne ne s'en serait jamais préoccupé ? N'en aurait jamais parlé ?

Un temps. — Cela ne tient pas debout, Vittorio. C'est illogique, et

vous le savez. Vous êtes trop intelligent pour ne pas le com- prendre...

La main gauche de Vittorio bougea, mais le mouvement ne fut qu'esquissé : elle demeura cachée. Nicole l'épiait intensément.

Elle voulut se relever, mais la main droite de Vittorio, posée sur son front, l'en empêcha et la contraignit à se ras- seoir.

— Ne bougez pas, lui dit-il avec douceur. Je ne veux pas vous faire de mal. Pas à vous. Restez là où vous êtes, je vous en prie.

— Je n'ai pas peur de vous. Jamais je n'aurai peur de vous. Je ne veux que vous aider.

Il secoua la tête, les traits crispés, terreux : ceux d'un homme ayant atteint le fond du désespoir.

— Personne ne peut m'aider. — Je le peux. — Taisez-vous, je vous en supplie. Elle essuya sa transpiration ruisselante. — Imaginons maintenant... — Taisez-vous ! Il implorait, mais elle poursuivit : — Imaginons que vous n'ayez pas vraiment tué votre

fils...

— Non, je vous en supplie, taisez-vous ! — Imaginons qu'il soit vivant... — Non ! Il se mit à haleter, les yeux clos, livide.

Page 34: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

— ... et qu'il apparaisse devant vous, Vittorio. Qu'il sur- gisse là, vivant...

— Non ! Cette fois, il hurla. Mais elle, impitoyable : — Vous ne l'avez pas tué. Il s'apaisa d'un seul coup. La regarda et, dans ses beaux

veux noirs, la dureté, l'incroyable fureur firent place à une pitié attristée :

— Vous n'auriez pas dû... Sa main gauche alors apparut, tenant un nœud coulant

fait de fil de pêche méticuleusement tressé. Nicole ne bougea pas, sauf pour remonter sa serviette de

bain qui glissait à nouveau. — Vous n'avez jamais tué Aldo, Vittorio. Aldo est vivant. Elle se retrouva avec le nœud coulant autour du cou. Il

serra un peu et, aussitôt, le garrot pénétra dans la chair, mais les prunelles bleu-vert ne changèrent pas d'expres- sion :

— Aldo est vivant, Vittorio. Vivant. Il serra encore. Elle eut un petit cri rauque. La serviette

tomba. Elle porta les mains à sa gorge, ses doigts griffant la chair sans parvenir à saisir la tresse de fil de pêche presque invisible sur sa peau brûlée par le soleil.

— Vivant... Vittorio... Vi... vant.... Vi... Il tira d'un coup sec, à deux mains. Elle se tut. Sur quoi il tira de nouveau et le cadavre nu suivit, sans

plus de résistance, glissant sur le pont tandis que Vittorio revenait à reculons vers le centre du bateau.

Nicole ne bougeait plus, les yeux exorbités comme ceux d'un poisson mort.

Le soleil était toujours à la verticale, parfaitement immo- bile.

Page 35: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant
Page 36: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

Agnès et Nadine pénétrèrent dans la chambre aux jouets et, à la seconde même, comme si l'on n'avait attendu que leur entrée, le premier coup retentit, faisant entendre l'exacte résonance d'un coup de masse assené contre une maçonnerie. Toute la maison trembla. Au premier coup succéda un second, puis un autre. Dès lors, la masse ne s'arrêta plus.

Le bruit avait une origine tout à fait précise : ce mur de la chambre où venaient de pénétrer les deux jeunes femmes, contre lequel était amoncelé le capharnaüm de jouets et où François avait prétendu trouver une porte, lors de sa remontée du cachot. On y frappait régulièrement, avec une prodigieuse puissance, dans l'intention évidente de s'y ouvrir un passage.

Nadine se mit à crier et son affolement panique faillit gagner Agnès. La gagna en vérité, dans une certaine mesure, puisqu'elle fit précisément ce qu'elle eût dû éviter à tout prix : au lieu de ressortir sur la galerie, de dévaler l'es- calier vers le hall, le jardin et l'air libre, elle poussa sa com- pagne et se précipita elle-même dans la petite salle de bains, sur la gauche, dont elle rabattit la porte et tira la targette en dérisoire défense.

Malgré ce premier obstacle, la masse qui s'abattait restait distincte et proche. Ses percussions vibraient dans chaque

Page 37: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

mur. Bientôt leur tonalité changea et il devint clair que la maçonnerie était sur le point de céder.

Dans un éboulement de gravats, des débris de pierre et de plâtre vinrent heurter le battant.

- Vite!

Elles coururent à la chambre suivante, s'y barricadèrent en tournant par deux fois la clé dans la serrure. Entre- temps, durant un court silence, Agnès crut deviner ce qui se passait : le mur de la chambre aux jouets ayant finalement cédé, la créature qui maniait la masse s'accordait un bref répit...

Très court, vraiment : l'avancée tonitruante recommença. Cette fois, c'est à la porte de la petite salle de bains qu'on s'en prenait. Aucun doute, désormais : c'est elles que l'on voulait atteindre, pensa Agnès épouvantée.

A ses côtés, Nadine ne cessait plus de hurler, en proie à une panique indescriptible. Agnès dut presque la porter. La pièce attenante était une autre salle de bains, carrelée de blanc. Elles s'y jetèrent. On y voyait à peine tant la vapeur y était épaisse, voilant vitres et miroirs, déroulant un brouil- lard opaque dans une insoutenable touffeur d'étuve. Ce fut par une trouée subite dans ce brouillard qu'Agnès entrevit un instant la baignoire : l'eau inondant la maison venait de là, elle était bouillante, plus très loin de son point d'ébulli- tion, crachée avec fureur par un robinet de proportions incongrues.

Agnès tressaillit en découvrant le cadavre. Ou ce qu'elle prit d'abord pour un cadavre. Car le corps — oh mon Dieu —, le corps bougeait !

Non pas agité par de simples remous : il bougeait de lui- même. A preuve, ce mouvement alangui qu'il fit pour se redresser, et l 'horreur atteignit son comble quand une main agrippa le bord de la baignoire, y prit appui, et qu'un visage apparut, de cette blancheur livide, malsaine, des viandes trop longuement bouillies.

Vision dont la durée ne dépassa pas une fraction de

Page 38: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

seconde, mais qui précipita Agnès dans un nouvel accès de terreur. Traînant et portant Nadine, elle se rua dans la der- nière des quatre pièces en enfilade : la chambre de Vittorio. Elle en claqua la porte, donna deux tours de clé, s'adossa au lourd battant de chêne, luttant pour recouvrer ne fût-ce qu'un semblant de calme.

Elle se disait : « C'est impossible, j'ai rêvé, je rêve, rien de tout cela n'est réel... » et, dans le même temps, enregistrait les coups sourds de la masse qui se rapprochaient avec une inexorable régularité, fracassant l'un après l'autre les pan- neaux derrière lesquels elle avait si follement espéré trou- ver abri.

Nadine gisait sur le sol à ses pieds. Agnès l'enjamba et courut à l'autre porte de la chambre, celle donnant sur la galerie.

Le battant en était fermé, Dieu soit loué, mais la clé se trouvait encore dans la serrure. Elle l'actionna, de son autre main tourna la poignée et tira.

Rien. Avec un hoquet d'épouvante, elle répéta les mêmes

gestes. Elle vit très distinctement le pène se retirer : norma- lement, la porte eût dû s'ouvrir.

Mais elle ne s'ouvrit pas. Elle essaya une troisième fois, mais déjà vaincue et le

sachant, écrasée. « C'est fini. » Un sentiment d'irrémédiable l'envahit. Lutter et fuir étaient désormais inutiles. Elle se calma. Écouta : l'avant-dernière porte venait de voler en éclats.

Suivirent quelques secondes de silence. « Il traverse la salle de bains carrelée de blanc... » Silence, toujours. Elle revint près du lit à baldaquin, manquant de trébu-

cher au passage contre les deux grosses valises posées au centre de la pièce, qu'elle n'avait pas remarquées jusque-là. Elle s'assit face à la pendule à balancier.

Le silence encore, rythmé par ce simple tic-tac.

Page 39: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

Dont l'intensité devint plus forte de seconde en seconde. Le battement se fit bientôt assourdissant, jusqu 'à

se confondre avec les coups de masse qui venaient de repren- dre.

Page 40: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

Un coup sourd, d'une puissance inouïe, puis un autre, qu'on eût dit assenés par une masse. Tout tremblait. Plus que la force de ces chocs, ce fut leur régularité qui frappa la conscience de Louis. D'un geste machinal, il passa ses mains sur son visage, se massa les globes oculaires, puis la nuque. Il se redressa.

Vit l'ombre oscillante à ses pieds sur le pont. Il leva la tête et découvrit Nicole, nue, pendue au mât,

comme une grande marionnette désarticulée, livide, aux yeux bleu-vert exorbités.

— Vittorio ! Vittorio! Lui, ordinairement si peu porté aux émotions extrêmes,

se sentit envahi d'une rage de dément. Il chercha une arme, n'importe quoi pouvant servir à

cogner, à assommer. Très vite, il trouva ce qu'il recher- chait : un extincteur rouge vif. Le soupesa. Parfait. S'orienta. Les coups provenaient de quelque fond de cale sous ses pieds. Découvrit la trappe d'accès, finit par l'ouvrir et s'y engager par une courte échelle métallique.

Quatre pas : il aperçut Vittorio qui, de dos, abattait une hache avec des grognements rauques.

Déjà l'eau suintait, la brèche s'élargissait et un premier jet jaillit, forçant le passage, qui se mua en cataracte.

Louis alors n'hésita plus. Il frappa en espérant ne pas

Page 41: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

tuer. Vittorio s'effondra aussitôt, la hache lui échappa des mains.

Le tumulte s'éteignit progressivement. Tout demeura d'un blanc aveuglant pendant un instant, puis, dans l'éblouissement de l'éclairage violent, des formes vagues commencèrent à pouvoir être distinguées.

Des mains défirent les sangles, ôtèrent les électrodes. Hébété, le crâne rasé, Vittorio fut déposé sur son lit. Il se

recroquevilla, geignant sourdement, réduit à l'état d'épave, bavant presque.

Une infirmière s'approcha : — On ne le met pas en chambre de sécurité ? Un médecin :

— Non. Dans l'état où il est, il ne ferait pas de mal à une mouche. C'est terminé pour cette fois. Mais restez pour l'instant à ses côtés.

Nicole, dans sa blouse blanche, acquiesça : — Bien, docteur. Le médecin quitta la chambre, referma la porte derrière

lui. Restée seule avec lui dans la chambre, Nicole s'affaira à

préparer des tranquillisants multicolores sur la table, tout comme elle avait fait nagère à la Villa à l'intention de Nadine.

Vittorio, prostré, chuchotait : — Cette fois je les ai tous tués. Vous avez eu tort de me

laisser sortir. On ne peut pas laisser sortir un homme qui a tué son fils. Un homme pareil est un monstre. Si on le laisse sortir, il recommence. C'est forcé.

Nicole lui apporta ses tranquillisants et un verre d'eau. — Avalez ça. Avalez ça ! Après qu'il eut avalé avec docilité, le regard égaré de Vit-

torio se fixa sur le visage de Nicole. — Qui êtes-vous ? — Je suis Nicole, Vittorio.

Page 42: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

Vittorio eut un sourire d'incrédulité tranquille. — Non, non. Et il ferma les yeux.

La silhouette en blouse blanche de Louis s'éloigna dans le corridor qui ne se différenciait en rien de la galerie du pre- mier étage de la Villa. Il accéda au grand escalier donnant sur le hall, identique à ceux de la demeure de Vittorio, sauf par l'éclairage qui y régnait.

Dans l'escalier, Philippe chuchotait à l'oreille d'Agnès, l'un et l'autre en blouses blanches, un stéthoscope dépas- sant de leur poche.

— Il est calmé? demanda Philippe à Louis. — Je crois qu'il va falloir augmenter les doses, il est très

agité. Louis poursuivit son chemin, tourna dans la salle à man-

ger où des femmes en robe de chambre erraient et où d'autres, à demi prostrées, faisaient du modelage. Nadine, le poignet bandé, pétrissait aussi sa pâte, l'air absent.

Louis lui lança : — Faudra pas nous refaire des bêtises pareilles, hein? Louis traversa la cuisine, qui était en fait une sorte de

laboratoire immaculé. La table métallique roulante, chargée de bacs et d'instruments chirurgicaux, était toujours là, à proximité du réfrigérateur qu'une infirmière ouvrait préci- sément à ce moment pour y prendre un flacon de sérum. Le meuble était rempli de bouteilles, tout comme l'avait découvert François, naguère, en quête d'un verre de lait.

Encore hébété par l'électrochoc et les neuroleptiques, recroquevillé sur son lit, Vittorio haletait légèrement. Nicole, assise à quelques pas de lui, l'écoutait :

— Quelquefois, je pense que je ne les ai pas tués, vous savez. Quelquefois, je pense que je ne suis même pas sorti d'ici, je pense que ça n'est qu'un rêve, seulement une de

Page 43: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

mes crises. Comment savoir ? Tout ce que je sais, c 'est que je suis un pauvre dingue, un fou pas tout à fait assez fou pour oubl ier qu' i l est malade. Je serais plus t ranquil le si j 'oubliais . Je serais tranquil le, j ' au ra i s au moins une certi- tude. Que je les aie tués ou non, là n 'es t pas l ' important . Ce qui me tue, c 'es t de ne pas savoir, vous c o m p r e n e z ? Quel- quefois, je suis prêt à vous croire quand vous me dites que je ne les ai pas tués, que je ne suis pas sorti d ' ici depuis dix ans.

Il s 'ass i t avec difficulté et cons idéra Nicole d ' un air

grave, puis, d ' une voix faible mais autor i ta i re : — Infirmière !

Elle le regarda, pat iente et compréhensive . — Est-ce que je suis sorti d'ici ? — Non.

— Depuis quand ? — Vous n 'avez pas bougé d'ici depuis dix ans. — Je ne viens pas de m a s s a c r e r une demi-douzaine de

personnes ? — Non.

— Je pour ra i s p resque vous croire, mais je sais ce que vous allez dire ensuite.

— Qu'est-ce que je vais dire ? Vittorio se dé tourna et se recroquevil la de nouveau. Puis,

souda inement :

— A propos de ce qui s 'est passé il y a dix ans. — Que s'est-il passé il y a dix a n s ? d e m a n d a Nicole. — J 'a i tué m o n fils Aldo à coups de hache. Elle ba issa les yeux. Avant qu'el le ait pu t rouver à lui

répondre , le té léphone bourdonna .

François se tenait à son bu reau dans un local cossu et parlai t au téléphone. Le visi teur — un jeune h o m m e — atten- dait debout devant lui ; François lui je ta un regard dubitatif .

— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée », répon- dit François au téléphone, puis il posa le combiné sur une

Page 44: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

sorte de gadget permettant de poursuivre la conversation tout en allant et venant dans la pièce.

— Oui ? fit Nicole à l'autre bout du fil. — Dans quel état est-il ? — Plus calme. — Vous savez qui est dans mon bureau ? — Oui. — J'ai expliqué qu'il est tout à fait exclu d'arranger une

visite. Mais... est-ce que vous pensez qu'il est suffisam- ment... pour parler au téléphone et... et surtout pour entendre ?

Puis, sans attendre la réponse de Nicole, François s'adressa au jeune homme :

— Aldo Di Muro ? Le jeune homme, debout devant la fenêtre, se retourna. Il

avait une vingtaine d'années, les mêmes admirables yeux noirs que son père. « La tristesse en moins », songea Fran- çois.

— Je crains de vous avoir fait venir pour rien, lui dit-il. Je suis désolé.

Il lui sourit à nouveau. « Ça ne fait rien », dirent les yeux d'Aldo. François le rejoignit devant la fenêtre et ils contem-

plèrent côte à côte le grand parc de la clinique, le long mur, au fond, qui le séparait de la ville, ses arbres et ses pelouses. Au centre de ces mêmes pelouses, au cœur d'un entrelacs d'allées asphaltées de rouge, un petit bassin rond sur le rebord duquel une jeune fille se tenait assise.

— Votre amie est charmante. — Elle s'appelle Ève. — Je vous ai fait venir pour rien. Disons que l'expérience

que nous avons tentée n'a pas eu le résultat escompté. Nous pensions que le moment était venu de vous mettre face à face, lui et vous, père et fils. Je ne vais pas vous ensevelir sous les termes techniques : votre père souffre, depuis bien- tôt dix-neuf ans, d'une névrose obsessionnelle d'un type

Page 45: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

assez classique. La réalité est que voici une vingtaine d'années, votre père a connu une femme, Isa, votre mère, ils se sont follement aimés, mais, à votre naissance...

— Je sais. Elle est morte. La jeune fille, assise sur le rebord du bassin, y trempa sa

main en souriant, on aurait dit qu'elle parlait aux gre- nouilles.

— Votre père a alors tenté de se suicider et y est presque parvenu. On l'a alors interné une première fois. A tort ou à raison, les médecins de l'époque l'ont estimé guéri au bout de quatre ans. Il a exigé qu'on lui rende son fils, ou du moins qu'on lui en accorde la garde à certains moments. On a dû accepter. Mais on s'est bien vite rendu compte que son déséquilibre s'aggravait, au point de mettre votre vie en danger. Après qu'il eut failli vous tuer, on a de nouveau interné votre père. Ici. Il n'en est plus jamais ressorti.

— Il croit donc toujours m'avoir tué alors que j'étais enfant ?

— Peut-être. C'est difficile à dire. Pour lui, renoncer à croire en l'amour qu'Isa avait pour lui... Vous me compre- nez ? S'il ne vous a pas tué, c'est que l'accouchement n'a pas eu lieu, c'est donc qu'Isa l'a quitté. Voilà la vérité qu'il refuse.

La grenouille posée sur la main de la jeune fille, tout à fait rassurée, ne bougeait pas. Ève paraissait rire aux éclats.

— Ces derniers temps, à force de parler avec lui, j'ai eu l'impression qu'il était enfin prêt à abandonner sa vérité pour la nôtre. Je vous ai demandé de venir plutôt un matin, parce que c'est aux premières heures du jour qu'il est ordi- nairement plus calme. Il y a un quart d'heure de cela, il m'a paru prêt, et je lui ai finalement dit que vous étiez vivant... Ce fut une explosion. Il a essayé de m'étrangler, puis il s'est enfui dans les couloirs de la clinique. Puis-je vous poser une question ?

— Je vous en prie. — Avez-vous lu Malcom Lowry ?

Page 46: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

- Qui ? Il souriait sans comprendre. — Vous m'avez répondu, dit François. Au revoir. Au même moment, l'appareil diffusa dans la pièce un

abominable hurlement qui se prolongea de manière insup- portable.

Le médecin chef, avec une grimace désolée, coupa l'am- plificateur. Aldo eut un mouvement comme pour l'en empê- cher, puis il se dirigea droit vers la fenêtre qu'il ouvrit.

On entendit au loin, en provenance des bâtiments de l'autre aile, sans qu'on pût le situer avec précision, le hurle- ment étouffé de Vittorio, très affaibli par la distance et l'épaisseur des murs, mais néanmoins perceptible.

Le visage d'Aldo était un masque de souffrance. Le jeune homme sortit de la clinique, accompagné du

médecin-chef qui semblait lui prodiguer des paroles de réconfort.

Il regagna Sa voiture, s'installa au volant, claqua la por- tière, les traits décomposés.

Ève le rejoignit et lui demanda : — Tu l'as vu ? Aldo secoua la tête en silence, la gorge nouée. — Il n'est pas bien, tu sais, il n'est pas bien du tout. — Il croit toujours t'avoir tué ? — Oui... Il croit toujours m'avoir tué il y a dix ans. — Tu crois que je pourrai le rencontrer un jour ? Aldo haussa les épaules et démarra. — Un jour ou l'autre, nous finirons tous par nous rencon-

trer quelque part.

Page 47: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant
Page 48: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

Les yeux de Vittorio restaient ouverts, immenses et noirs, pleins d'une tristesse sans remède.

— Que s'est-il passé, Vittorio ? Les yeux noirs n'exprimaient plus rien, le mur était

retombé. — Que s'est-il passé dans votre tête, au cours de ces dix

ou douze minutes, Vittorio ? Il n'y eut pas d'autre réponse que le tic-tac incessant,

obsédant, de la pendule à balancier de cuivre qui marquait à présent dix heures et dix-neuf minutes du matin.

Page 49: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

L'impression de ce livre a été réalisée sur les presses

des Imprimeries Aubin à Poitiers/Ligugé

pour le compte de la librairie Arthème Fayard 75, rue des Saints-Pères à Paris

ISBN 2-213-01191-5

N° d'édition, 6417. — N° d'impression, L 14615 Dépôt légal, juin 1982

H/35-6968-8

Page 50: Névroseexcerpts.numilog.com/books/9782213011912.pdf · explorateur qui, ayant découvert un extraor- dinaire pays, ... depuis le premier jour. C'était le seul meuble appartenant

JEAN-MARC CERRONE

type="BWD"NEVROSE

Vittorio Di Muro quitte la clinique et part se reposer dans sa somptueuse villa familiale en bordure de mer, ou l'attend son jeune fils — mais où se cache l'enfant? existe-t-il vraiment? et la mere, Isa. ce grand amour?

Un groupe d'invités se présentent a la villa, qu on n'y attendait manifeste- ment pas, mais qui sont reçus avec courtoisie, traités princièrement. Ils s'ébattent, jouissent du soleil, de la mer, ne se laissent guère impressionner par d'inquiétantes rumeurs touchant le passe de la vieille demeure, ni par le comportement à la fois chaleureux et glace de leur hôte, ni par cette atmo- sphère qui hésite de plus en plus entre le faux-semblant et le fantastique, le suspense et la folie...

Il est vrai que l'épaisseur d un fil seulement sépare parfois une réalité banale de l'étrange, et une réalité étrange de la plus insoutenable horreur.

C'est de ce fil qu'est tissé Névrose, extraordinaire premier roman de Jean-Marc Cerrone.