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L’identité individuelle dans et par le travail : la recherche de sens ? Y. RACINE R. S AINSAULIEU J.-P.W ORMS développement & emploi Dév Dév eloppements eloppements Numéro 19 - juillet 1999 Sommaire L’identité au travail d’hier à aujourd’hui RENAUD SAINSAULIEU Identités professionnelles à France Télécom et changement de l’entreprise YVETTE RACINE La crise du lien social J EAN-PIERRE WORMS DÉVELOPPEMENT & EMPLOI JUILLET 1999

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L’identité individuelledans et par le travail :la recherche de sens ?Y. RACINE

R. SAINSAULIEU

J.-P.WORMS

développement & emploi

DévDéveloppementseloppementsNuméro 19 - juillet 1999

SommaireL’identité au travaild’hier à aujourd’huiRENAUD SAINSAULIEU

Identités professionnellesà France Télécomet changement de l’entrepriseYVETTE RACINE

La crise du lien socialJEAN-PIERRE WORMS

DÉVELOPPEMENT & EMPLOI

JUILLET 1999

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Numéro 19 - juillet 1999

n introduction de la très remarquable réunion d’échanges que Renaud SAINSAULIEU

a offerte aux adhérents de Développement & Emploi, le 5 mai 1999, sur lesIdentités au Travail, je me permettais d’indiquer que, selon mon analyse, derrière “laquestion de l’emploi” qui nous harcèle collectivement depuis près de 25 ans, il y avait enquelque sorte deux autres questions sous-jacentes : celle du développement – à dimensionéconomique dans un contexte post-industriel ; et celle de l’identité – à dimension à lafois psychologique et sociologique, dans, par ou hors le travail.Ce numéro de Développements n’a pas pour ambition de résumer en quelques pagesce thème essentiel et complexe, ni même de faire un “bilan de connaissances” exhaustif àpartir de tous les travaux de ceux qui l’ont approfondi. Nous avons sélectionné troisarticles pour situer une progression dans la problématique :• un article de synthèse de Renaud SAINSAULIEU de 1998 qui resitue, historiquement,l’évolution du concept d’identité et l’évolution des modèles de construction identitairedans l’entreprise ;• un article d’Yvette RACINE, issu de nos propres travaux pour le compte de l’Institutdes Métiers de France Télécom, qui présente un cas de “destruction/reconstruction” iden-titaire au sein d’une entreprise qui a connu de très profonds changements au cours desdernières années ;• une réflexion plus large de Jean-PierreWORMS sur les différentes formes de sociabilité,en particulier au travers du développement des associations et de l’implication bénévoledes personnes dans ce développement.

Il est tout à fait clair que les notions de socialisation, sociabilité et construction identitaire,tout en étant proches, ne se recouvrent pas. Mais au-delà des mots et des concepts, on nepeut faire, sur ce thème, que des constats paradoxaux :❖ comme Renaud SAINSAULIEU nous le rappelait le 5 mai 1999, lui même à découvertl’importance de l’identité par le travail au travers de l’expérience du travail non

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qualifié… c’est-à-dire de l’expérience de personnes dont l’identité professionnelle étaitinexistante ;❖ l’extraordinaire progression de l’emploi (et non du “travail”) féminin est bien le signed’un besoin de socialisation par une relation contractuelle à l’activité et à l’entreprise ;❖ les jeunes, qualifiés ou non, revendiquent du “boulot”, c’est-à-dire des formes tradi-tionnelles d’emploi, alors que celui-ci est éclaté, le plus souvent précaire et que les voiesde l’insertion relèvent du parcours du combattant ;❖ l’importance accrue accordée au contenu du travail est, de mon point de vue, une formede compensation à la baisse de la légitimité de l’Entreprise ;❖ le développement de nouvelles formes d’identité (activités bénévoles, associatives, poli-tiques…) comme contribution à la création d’autres formes d’activités et de liens sociauxn’implique pas une diminution des exigences à l’égard de l’emploi.

Nous pourrions continuer largement la liste des paradoxes et des interrogations.Formons seulement le vœu que ce numéro de Développements constituera une occasionde prendre un peu de recul et que sa lecture permettra un temps de réflexion sur ce thèmeessentiel, parce que c’est le thème du sens.

DOMINIQUE THIERRY

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La socialisation des individus par le travail a fait l’objet d’une découverte progressive de la recherche sociologique au cours des années de la croissance puis de la crise. Les expériences d’appartenance,de réalisation d’une œuvre, de trajectoire et d’opposition, ont constitué les voies privilégiées d’une affirmationidentitaire par le travail. Mais depuis le début de la société industrielle et la crise actuelle de la société salariale, ces processus de socialisation ont évolué et se trouvent de nos jours articulés à d’autres expériencesd’activités hors entreprise. Il faut y voir l’avènement d’une autre compréhension des dynamiques sociales d’entreprise.L’article que nous reproduisons ici est paru dans “L’orientation scolaire et professionnelle”* (n° 1, 1998).

L’identité au travail d’hier à aujourd’hui

ors de mes recherches surl’identité au travail des salariésde l’époque des années glo-rieuses de la croissance, je ne

savais pas que j’étais en train demettre le doigt sur un problèmemajeur de société pour cette fin desiècle. En effet, les figures de l’exclu,comme celles du sans papier - niemploi - ni domicile fixe, ne sont-elles pas en train de remplacer lesvaleurs fortes du travail qu’ont long-temps symbolisées les figures ducompagnon,du militant,du cadre et,encore toute proche de nous, celledu chef d’entreprise? En effet, lors-qu’une société ne fournit plus deplace reconnue par la collectivité àchacun de ses membres, elle perd lelien social fondateur de sa cohésion,elle est en manque de légitimité ins-titutionnelle et risque la crise d’inté-gration.Dans la crise des années 30 auxÉtats-Unis, les sociologues de l’écolede Chicago penchés sur les pro-blèmes de quartier, et les psycho-logues des relations humaines enentreprises, soutenus par les syn-thèses de MERTON et PARSONS, onten effet montré comment l’intégra-tion sociale se vit au cœur des fonc-tionnements habituels de touteinstitution. À notre époque dumarché mondialisé, du chômage

européen et de la performance cri-tique des institutions primaires(école, famille, religion, armée) dansla socialisation des jeunes, quellepeut être la responsabilité de l’entre-prise privée et publique dans unesocialisation secondaire d’individustoujours en quête de reconnaissancesocioprofessionnelle? La voie royalede l’identité par le travail n’a-t-elleété que l’apanage temporaire dessalariés du plein emploi? Commentmême concevoir une société démo-cratique reposant sur les seules pra-tiques sociales d’activités bénévoles,en remplacement de toute valeuraccordée au travail ? Telles sont lesquestions auxquelles il est urgent detrouver des réponses fondées sur lessciences sociales à l’instar des États-

Unis des années 30 qui ont, tout demême, su éviter les catastrophes dutotalitarisme!Observateur sociologue des formessociales de la vie au travail dans lesorganisations et entreprises depuis1963, je souhaite apporter ici desréponses à ces questions graves enreconstituant les modalités diversesde la reconnaissance des individuscomme acteurs sociaux dans et parle travail. En presque quaranteannées, que de changements pro-fonds, et parfois brusques, vécusintensément ! Un retour sur expé-rience fondé sur des milliers d’entre-tiens et de nombreuses séquencesd’observations peut nous aider àreconstituer une véritable histoire dela socialisation par le travail au coursde cette seconde moitié de siècle.

Classes sociales et identités au travailSociologue des organisations enpleine croissance des années ditesglorieuses, je participais activementaux travaux de la première équipedu CSO(1) sous la direction deMichel CROZIER, en y apportantune orientation particulière issuede ma formation antérieure dejuriste, de psychologue et d’ethno-logue(2). Dans une œuvre collective

* Publié par l’INETOP,41, rue Gay Lussac, 75005 Paris.(1). Cette première équipe du CSO (Centre desociologie des organisations du CNRS, créé en1964) a réuni autour de M. CROZIER

les sociologues J-P.WORMS, J. LAUTMAN,P. GREMION, R. SAINSAULIEU, J.C. THOENIG,C. GREMION, comme membres fondateurs duLaboratoire, eux-mêmes issus du Centre de sociologie européenne fondé par R.ARON.(2). Formé en psychologie sociale et industrielle,en Sorbonne, après une licence en Droit à Paris,je découvre l’approche expérimentale à Cornellaux USA, et j’effectue des enquêtes d’ethnologiesociale sur les jeunes algériens du contingent pendant la guerre, de 1960 à 1962.

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d’analyse des jeux d’acteurs por-teurs de la croissance organisation-nelle, il m’avait en effet été attribuépour mission d’explorer les capa-cités relationnelles susceptibles defonder l’expérience des jeux straté-giques de l’acteur dans les rapportsde pouvoir découverts par MichelCROZIER au cœur du fonctionne-ment social des bureaucraties. J’en-gageais alors une longue recherche,inspirée de l’école des relationshumaines américaine, dont j’avaisperçu l’ampleur des propos en tra-duisant le manuel de TIFFIN et MC

CORNICK(3), sur le rôle des motiva-tions et formes d’autorité dans ledéveloppement des organisations.Par observation participante enusine, entretiens auprès d’ouvrierset employés, et questionnaires sur lamanière de vivre les relations de tra-vail entre collègues, chefs, et subor-donnés j’aboutis à la découverte,progressivement vérifiée dans unecinquantaine d’ateliers et servicesde sept entreprises(4), de l’existencede plusieurs façons de vivre les rela-tions de travail dans les milieuxd’usines, de bureaux, de technicienset de cadres. La fusion collective,l’expérience stratégique de la négo-ciation de groupe, la dynamique des affinités psycho-affectives et,enfin, le choix du retrait des rela-tions interpersonnelles et de la soumission aux règles formelles del’organisation(5) exprimaient desmanières d’être avec les autres radi-calement différentes au sein dechacun de ces groupes socioprofes-sionnels. Plusieurs façons de sedéfinir et surtout de se différencier,ou de s’identifier, aux chefs, auxcollègues et aux leaders, dessinaientclairement les contours d’une véri-table pluralité identitaire venant

contredire toute prétendue homo-généité culturelle des groupessociaux dans la vie de travail.Ce constat empirique remettait enquestion l’analyse marxiste de ladivision sociale du travail défenduealors par P. NAVILLE, P. ROLLE,C. DURAND, G. BENGUIGUI… Mesrecherches prouvaient que l’aliéna-tion des personnels ouvriers etemployés, due à la domination capi-taliste relayée par les contraintes del’organisation taylorienne destâches, ne pouvait conduire à unerévolte commune de classes domi-nées, puisque une telle variété decomportements relationnels et demotivations mettait en cause toutehypothèse de mobilisations collec-tives fondée sur le seul critère d’ex-ploitation capitaliste des travailleursde tout grade.Dix années après les travaux deG. FRIEDMAN, d’ANDRIEUX etLIGNON, de A. TOURAINE(6), mesenquêtes empiriques, proches de lapsychologie industrielle, montraient

ainsi que la conscience ouvrière –celle des salariés, dirait-on en 1990,pour reprendre la formule de lasociété salariale de R. CASTEL –n’était en fait portée que par uneculture minoritaire de l’action col-lective. Une grande majorité d’indi-vidus au travail était en réalitéportée par des motivations et descapacités relationnelles les rendanttrès difficilement mobilisables pourtoute intervention collective sur lasituation de travail. Du même coup,la thèse de l’élite ouvrière idéologi-quement consciente de la nécessitéhistorique de renverser l’exploita-tion capitaliste, que R. LINHART

reprenait à son compte dans“l’établi”, achoppait sur une plura-lité d’expériences identitaires dessalariés. La dénonciation justifiéedes contraintes pesant sur les tra-vailleurs mal payés et soumis aux“cadences infernales” de la produc-tion ne suffisait pas à produire lesmobilisations collectives espéréespour changer le cours de l’histoire.Les Trente Glorieuses de la crois-sance avaient ainsi eu raison desidentités de classe issues des analysesantérieures sur le monde ouvrier dela première révolution industrielle,renouvelées par les luttes politiquesde la guerre froide d’après guerre.Mais un tel morcellement desmodalités de définition dans les rap-ports de travail signifiait-il pourautant l’avènement d’une vasteclasse moyenne nécessairementintégrée à l’entreprise pour en tirerles bénéfices salariaux indispensablesà l’entrée dans la société deconsommation de Welfare etd’abondance comme le percevaientles sociologues S. MALLET et P. BEL-LEVILLE en France, GOLDTHOYE etLOCKWOOD en Angleterre(7) dans

(3). TIFFIN et MC CORNICK,“La psychologie industrielle”.Traduction et adaptation R. SAINSAULIEU, PUF, 1964.(4). SNCF, Merlin Gérin (électromécanique),EDF-distribution, Gauthier (peinture et bâti-ment), Phénix assurances, UNCAF (assurancefamiliale).(5). Les enquêtes effectuées sur plus de 8000personnes (ouvriers, employés, techniciens etcadres) au cours des années 1964 à 1973, ontété présentées dans deux ouvrages : “Les relationsde travail à l’usine”, édit. Organisations, 1973;“L’identité au travail”, Presses de Sciences Po,1977 (1ère édition).(6). G. FRIEDMAN, “Le travail en miette”,Gallimard ; A. TOURAINE, “La conscienceouvrière”, Le Seuil, 1965;ANDRIEUX etLIGNON, “L’ouvrier français” ; R. LINHART,“L’établi”.(7). P. BELLEVILLE, “Une nouvelle classeouvrière” ; S. MALLET, “La nouvelle classeouvrière”.

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leurs enquêtes au milieu des années60 ? L’émiettement identitaire desclasses sociales antérieures annon-çait-il la naissance même d’unevaste classe moyenne, plus indivi-dualiste que collective dontH. MENDRAS(8) ferait plus tard lediagnostic dans “La seconde révolu-tion française” ?

La socialisation par l’organisationUne seconde lecture de mesenquêtes orientait alors la réflexionsur une toute autre compréhensionde ces résultats : celle d’une véri-table socialisation secondaire liée àl’expérience des relations de pou-voir dans les organisations de lacroissance. Ces modèles identitaires,impliquant différentes manières devivre le rapport aux autres, appa-raissaient comme la conséquencede situations concrètes decontraintes sur les libertés et lescapacités d’initiatives et de coopé-rations dans les interactions de tra-vail. Le modèle de fusion était lepropre des OS et surtout des sala-riés sans pouvoir sur leur situation ;à l’inverse, le modèle de la négociation,riche en capacité d’affirmationscognitives et affectives dans les rela-tions interpersonnelles et collec-tives entre collègues, était le propredes professionnels et des cadresdétenant beaucoup de pouvoir stra-tégique dans le développement desorganisations. Le modèle des affinitéspropres aux techniciens et salariésen promotion sociale, correspondaitaux individus engagés dans une tra-jectoire d’évolution professionnelleet hiérarchique progressivementrendue possible du fait même duchangement technique et de la

croissance des organisations. Enfin,le modèle du retrait caractéristiquedes jeunes, des femmes, des étran-gers et des ouvriers ruraux, signi-fiait bien autre chose qu’une puresoumission aux contraintes du tra-vail, car ces catégories refusaientstratégiquement l’investissementdans les relations interpersonnellesd’atelier et de bureau, pour pré-server leurs capacités d’engagementdans la vie domestique, de famille etde loisirs.En définitive, je découvrais que lesmanières de s’affirmer dans les rela-tions de travail traduisaient en faitl’expérience de pouvoir être acteurdans les contraintes de la situation.Le modèle fusionnel conduisait àun acteur de masse dans les situa-tions de chaîne et de tâches répéti-tives, où seule l’identificationgrégaire et affective à l’ensembled’une catégorie d’égaux permettaitd’affirmer de temps à autre unpoint de vue collectif de résistance,guidé par un leader charismatiquenécessaire à l’orientation de la lutte.

Le modèle nommé négociationfondait l’identité collective de cessalariés sur leurs capacités d’actionsstratégiques dans l’ordre profes-sionnel et organisationnel. Leurforce identitaire trouvait sa racinedans le pouvoir de peser sur lesproches pour réaliser une œuvreindividuelle de métier ou collectivede service. L’acteur stratégique dontparlait M. CROZIER(9) dans son

étude initiale des dysfonctionsbureaucratiques trouvait avec lemodèle de la négociation, la basemême de ses capacités de jeux dansles interactions déclenchées par lecontrôle des incertitudes de l’orga-nisation formelle. L’expérience deces rapports de pouvoir entraînaitune reconnaissance de l’individucomme détenteur d’une influencesur ses partenaires de travail, ce quipermettait à terme un véritableapprentissage de relations com-plexes cognitives et affectivesconstruisant une identité riche enréalisations personnelles et degroupes.Le modèle des affinités fondait l’ex-périence identitaire non plus sur lepouvoir mais sur la trajectoire évo-lutive passée et à venir, puisque detelles mobilités obligent les indi-vidus à perdre leurs groupes pours’attacher aux relations interperson-nelles, source de soutien et de réus-site dans la voie ascensionnelle. Ilfallait alors ici parler d’un véritableacteur de soi, centré sur la quêteperpétuelle d’une reconnaissancedes autres en situation de change-ments permanents.Le modèle du retrait amorçait, poursa part, la découverte d’une problé-matique identitaire d’un sujet étiréentre ses appartenances profession-nelles et celles de la vie domestique.À une époque où les 48 heures detravail hebdomadaire étaient encorela situation majoritaire, l’identité deretrait ne pouvait être que celled’un “acteur ailleurs” en échanged’une soumission acceptée au tra-vail. Situation qui devait radicale-ment évoluer plus tard avec lechômage, la fin du plein emploi, laprécarité et les 35 heures desdécennies postérieures.

(8). H. MENDRAS, “La seconde révolution française”.(9). M. CROZIER, “Le phénomène bureaucratique”, le Seuil, 1964.M. CROZIER et E. FRIEDBERG, “L’acteur et le système”, Le Seuil, 1976.

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Acteur de soi, acteur de masse,acteur stratège et acteur ailleurs,telles étaient en fin de compte lesexpériences de l’action produisantune reconnaissance sociale sourcedes identités collectives accessiblesen cette période du travail offertpar de grandes organisations enpleine croissance. D’une certainefaçon, on retrouvait ainsi les basesde la sociologie de l’action tourai-nienne : identité, opposition, tota-lité, où l’expérience du combat, dela lutte et de la résistance conféraittout à la fois le sentiment d’identité,c’est-à-dire de permanence dans lesexpériences du passé et du présent,mais aussi la vision de la totalitéc’est-à-dire de la société à venir et àfaire par son action. Mais cetteredécouverte du modèle sociolo-gique de l’identité, fondé sur untype de rapport social, trouvaitd’autres modalités sociales fonda-trices : celle des jeux de pouvoir,celle de la maîtrise d’une trajec-toire, celle enfin de l’affirmationd’un attachement au milieu d’ap-partenance au sein même desentreprises.Même pour les ouvriers, la lutten’était plus la seule façon d’accéderà l’identité sociale. Avec la dyna-mique des organisations en pleinecroissance s’affirmait progressive-ment l’idée que par le travail lesindividus cherchaient autre choseque la réussite économique conver-tible en biens matériels pourdevenir cet homme unidimen-sionnel de la société de consomma-tion si fort critiqué parH. MARCUSE inspirateur des événe-

ments de mai 1968. Être identifiépar ses œuvres, son milieu, son par-cours, sa résistance devenait unobjectif primordial de l’expériencedu travail, assimilée non pas seule-ment à un milieu technique et éco-nomique, mais plus profondémentvécue par les individus comme unevéritable source de socialisation, deconstitution du sujet individuel enacteur social d’une réalité collec-tive : celle de l’organisation produc-tive, et non plus seulement celle del’action politique à visée révolu-tionnaire.

Cette découverte d’une socialisa-tion secondaire par le travail, carpostérieure aux modalités classiquesde la socialisation primaire parl’école, la famille et la religion, dontparlait PARSONS à la suite des cultu-ralistes américains, remettait égale-ment en cause les canonsmotivationnels de la psychologieindustrielle. Les échelles de MAS-SELOW sur les besoins primaires etsecondaires sources de motivationau travail, de même que les listes debesoins matériels et spirituels deD. HERTZBERG à la source del’école américaine d’enrichissementdes tâches et d’organisation dudéveloppement(10) devaient êtrerevues à la lumière de mes travauxsociologiques. Non seulement lesmotivations pouvaient varier enfonction de modèles identitairesexprimant des attentes de relationset d’implications différentes selonles contextes organisationnels, mais,surtout, l’objectif de socialisationdevenait la conséquence même del’expérience sociale d’accès à lareconnaissance par le travail. Loind’être le seul réceptacle de systèmesde valeurs issus de la socialisation

primaire, les organisation au tempsde la grande croissance étaientdevenues elles-mêmes sources desocialisation par la variété des posi-tions d’acteurs qu’elles engen-draient dans leurs propresfonctionnements habituels. Lesfameuses relations humaines despsychologues n’étaient pas qu’unsimple facteur d’ajustement auxcontraintes économiques et tech-niques de la production. Au cœurde l’espace évolutif et jamais achevéde la rationalité organisationnelles’exprimait une dimension nou-velle de la socialisation par la capa-cité d’être acteur d’une sociétésalariale. Une autre conception dela dignité humaine que celle de lasatisfaction de besoins, issus de lasocialisation primaire, renforcée partous les mécanismes d’influencecomportementale de la publicité,ressortait des travaux de sociologieconfrontés à l’omniprésence duphénomène organisationnel. Êtreacteur de la situation par “l’apparte-nance” choisie et affirmée pour labureaucratie et ses règles formelles,par le pouvoir de réaliser une“œuvre” personnelle et collectivedans le travail, par la maîtrise d’unetrajectoire évolutive dans les respon-sabilités, et enfin par la possibilitéd’opposition et de résistance à lavolonté dominatrice d’acteurs troppuissants, constituait les voies nou-velles des identités par le travail.Cette lecture organisationnelle dela production sociale des identitéspar l’œuvre, l’appartenance, la trajec-toire et l’opposition, permettait alorsde revisiter autrement les figuressymboliques de la valeur travailhéritées des périodes antérieures dela première révolution industrielle.Au temps des grandes concentra-

(10). P. MORIN, “Le développement des organisations et la gestion des ressourceshumaines”, Dunod.

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tions industrielles du textile, ducharbon, de la sidérurgie et de l’au-tomobile, typiques de Billancourt,du Creusot, Longwy, Metz, Pont-à-Mousson, du Nord, etc., l’identitéacquise par le travail renvoie, certes,déjà à nos quatre catégories dereconnaissance sociale : par l’appar-tenance maison dont le Patron est lafigure symbolique du paternalisme ;par le métier producteur de l’œuvreprofessionnelle dont le Compagnonest l’illustration emblématique ; parla trajectoire du parcours d’appren-tissage professionnel sur le tas dontl’apprenti et l’arpète ont été lesimages bien connues ; enfin, par lalutte ouvrière de libération contrel’exploitation capitaliste et la ges-tion paternaliste et souveraine desœuvres sociales dont la figure dumilitant reste gravée dans lamémoire du socialisme.Mais toute cette histoire identitaire,véritablement fondatrice d’unepremière culture industrielle, neconfère la reconnaissance socialequ’aux détenteurs de pouvoirsexceptionnels, ceux du capitalacquis par l’exploitation, ceux dumétier acquis à la longue et auterme de beaucoup d’efforts, etenfin ceux de la capacité militanteacquise au prix de risques et devolonté exceptionnelle. En d’autrestermes, l’identité au travail des pre-miers temps de l’industrie demeu-rait quasiment une affaire deconfrontation entre les différentesaristocraties du travail dont l’en-semble des manœuvres et grosbataillons d’immigrants de la cam-pagne et de l’étranger était exclu.Avec l’émergence de la grandeorganisation en perpétuelle trans-formation pour cause de croissance,les possibilités d’être acteur se sont

diversifiées dans un réseau com-plexe de relations de pouvoir et delutte autour du contrôle de la ratio-nalité. Quatre nouvelles figures del’identité ont traduit alors cetaccroissement des richesses de l’ex-périence sociale du travail. La figurede l’expert technicien et ingénieur, maisaussi professionnel ouvrier de l’en-tretien et du dépannage, remplacel’aristocratie du métier dans l’affir-mation d’une œuvre, cette fois pluscollective, celle du bon fonctionne-ment des organisations. La figure ducadre, tant valorisée en cette périodede double promotion sociale, par lamontée dans l’échelle hiérarchiqueen interne et par l’accès aux étudesdes enfants des classes populaires,exprime, d’une part, la reconnais-sance des efforts consacrés à l’étudeet à la formation d’adulte et, d’autrepart, la reconnaissance des responsa-bilités assumées dans l’effort d’en-cadrement de personnels deproduction. La figure du militant,antérieurement symbolique del’opposition, se mue progressive-ment en celle du syndicaliste parte-naire social d’une sorte de contrepouvoir dans la gestion des person-nels. Défenseurs des salariésmenacés, des conditions de travailet de rémunération des personnels,les syndicalistes risquent leur avenirprofessionnel mais gagnent lareconnaissance sociale d’une capa-cité à remplacer la dominationtechnocratique sur les grandesorganisations, par une véritablerégulation conjointe(11) articulantl’autonomie des travailleurs et laproduction formelle des règles ducontrôle de la production et de la

gestion des personnels. Enfin, lafigure du responsable intégrant lesstructures de la bureaucratie enéchange d’avantages sociaux et éco-nomiques permettant de participerà la société de consommation, tra-duit en fait un désir de reconnais-sance par l’appartenance à degrandes organisations source debénéfices en croissance, de salaires,de plein emploi, et de welfareconstitutif d’une nouvelle classemoyenne.

C’est ainsi que l’identité au travaildes Trente Glorieuses a largementdébordé les références élitistes de lapériode industrielle antérieure.Dans un développement continuque l’on croyait garanti par la crois-sance, l’organisation de la produc-tion, tirant la société vers un mieuxêtre économique et social, offraitaux salariés des voies nombreuses,évolutives et différenciées, d’unenrichissement identitaire par letravail. Il restait certes de considé-rables inégalités en la matière car letaylorisme continuait de bloquerdes masses de travailleurs dans lescontraintes d’une identité fusion-nelle encore proche des luttessociales antérieures. Mais l’ouver-ture de négociations collectives, lareconnaissance officielle du parte-naire syndical conquise enmai 1968, le développement desétudes et de l’université de masse,les programmes d’enrichissementdes tâches sur les exemples califor-niens et scandinaves, permettentd’envisager un avenir de sociétésalariale contribuant au développe-ment personnel de l’ensemble dessalariés. Travail, carrière, formationd’adulte et développement desorganisations, y compris par davan-(11). J. D. REYNAUD, G. de TERSSAC.

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Développements

tage d’expérimentations participa-tives, tracent alors les chemins plau-sibles vers une socialisationvéritablement partagée dans la viede travail en organisation.

Les aventures identitairesde la modernisationComme il est fréquent en socio-logie, l’avenir de société n’a pasconfirmé les extrapolations issuesdes analyses antérieures. La questionsociale de l’identité collective liée àl’expérience du travail trouve certesune confirmation dans l’analyse parD. SEGRESTIN(12) des ressorts cachésdes luttes apparemment corpora-tistes de métiers menacés : dansl’imprimerie, la sidérurgie, lesmines, l’aviation. Pour cet auteur lesouvriers du Parisien libéré, toutcomme les pilotes de ligne ou leshôtesses d’Air France, et plus tardles coordinations d’infirmières maisaussi de LIPS à BESANÇON, luttentbien tous pour défendre plus qu’unboulot et un salaire, ils veulentconserver les moyens organisation-nels d’une identité professionnellequi leur confère une dignité socialeet citoyenne dans leur famille etleur bassin d’emploi.De même, les travaux comparatifsde Ph. d’IRIBARNE, poursuivantceux d’HOFSTEDE(13), et annonçantceux de D. MERCURE sur l’entre-prise algérienne, démontrent com-bien les cultures nationales trouventdans la vie de travail en entreprisel’une de ses principales sourcesd’expression et de revitalisation.L’organisation contribue, de fait, àsocialiser une seconde fois lesmembres d’une société en leurapportant une expérience de rela-tions et d’interactions de pouvoirs

riche en dynamiques sociales et enaffirmations identitaires.Mais la croissance n’était pas aurendez-vous de l’avenir pour nossociétés occidentales. Le phéno-mène organisationnel ne suffit plusà garantir l’avenir du travail et del’emploi, dans un contexte de criseéconomique et de concurrenceinternationale de plus en plus pres-sante en Europe, en Amérique et enprovenance de l’Asie.

Au tournant des années 70-80, c’esten fait la question de l’entreprisequi prend le pas sur celle de l’orga-nisation pour assurer la continuitéde l’effort de développement éco-nomique et social. Il s’agit plus demobiliser les capacités de coopéra-tion et d’initiative des travailleurspour assurer la qualité et la perfor-mance, que de croire en la perfec-tion de l’organisation du travail. Lagestion des ressources humaines, dela culture d’entreprise et de ses pro-jets deviennent les maîtres mots dumanagement, tandis que le discourset les efforts de modernisation desstructures, des technologies, desmodalités d’organisation et de ges-tion constituent la parade des entre-prises pour sauver l’emploi. Le salutse trouve dans une sorte de bond enavant de la modernisation et tant pispour les canards boiteux des indus-tries vieillissantes, il faudra lesfermer ou les reconvertir.

Dans un tel contexte de mobilisa-tion d’urgence, que sont devenuesles identités liées au travail ? Nosquatre souches identitaires ont faitl’objet d’analyses complémentairespermettant de constater de signifi-catives transformations par rapportà la période de croissance.Du côté de l’œuvre, tout d’abord,N. ALTER(14) analysant les effetsidentitaires de l’immense dévelop-pement des nouvelles technologiesde l’informatique et de la commu-nication, montre à quel point lesnécessités d’innovation dans tous lesdomaines de la production indus-trielle, administrative et des ser-vices, a produit une catégorie depionniers du changement profon-dément soucieux de reconnaissanceprofessionnelle, tout en sécrétant dumême coup le sentiment d’exclu-sion de l’avenir pour les fonctions etprofessions menacées. La dyna-mique identitaire de l’innovation seconcrétise en des interactionssociales d’un nouveau genre entreprofessions d’avenir, professionsmenacées et gestionnaires légalistesd’un véritable désordre dans lesanciens repères de l’organisation.Au bout de la croissance ressurgitainsi le désir professionnel commebase fondatrice de l’identité, dans ledroit fil de l’appel à la créativitéconstamment relancé par les vaguessuccessives et quasi ininterrompuesde l’innovation technologique.Mais cette dynamique de moderni-sation doit également prendre appuisur une nouvelle expérience demobilité qui ne peut plus êtrelimitée aux seules voies de la pro-motion hiérarchique. C’est ici queClaude DUBAR(15) apporte unecontribution explicite et novatriceau problème de la production

(12). D. SEGRESTIN,“Le Phénomène corporatiste”(13). Ph. d’IRIBARNE, «La logique de l’honneur”et “Vous serez tous des maîtres”.G. HOFSTEDE, “Conséquences culturelles”.(14). N.ALTER, “La gestion du désordre”.(15). C. DUBAR, “La socialisation. Constructiondes identités sociales et professionnelles”.

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sociale de l’identité en étudiant lesparcours de formation d’adultes. Ilen tire une formulation originalede l’expérience identitaire mon-trant combien les salariés de toutgrade réagissent fortement auxperspectives de parcours évolutifs :les exclus et bloqués dans les profes-sions menacées vivent leur situationdans un malaise identitaire lesconduisant au repli défensif.Les mobiles et promotionnels enentreprise y trouvent des raisonsinsoupçonnées antérieurementd’attachement aux entreprises quileur assurent tout à la fois métier etmouvement. Enfin, de jeunes caté-gories de diplômés vivent enquelque sorte “à l’américaine” uneexpérience d’autonomie et d’indé-pendance appuyée sur des capacitésprofessionnelles facilement transfé-rables d’une entreprise à l’autre. Deces constats d’une socialisation for-tement tributaire de la mobilitéprofessionnelle, Claude DUBAR

déduit une lecture conceptuelle del’identité comme processus de tran-saction avec les autres attributairesd’une image sociale dans les inter-actions au travail, et avec soi-mêmedans l’expérience passée et futurede son parcours ; la socialisationréussie est alors le résultat de cettedouble transaction. Aux dyna-miques sociales de système organi-sationnel et d’appartenance declasse, Claude DUBAR introduit laconsidération d’un parcours desujet d’une histoire évolutive plusou moins favorisée par le travail. Lamaîtrise d’une trajectoire profes-sionnelle devient ainsi un facteurpuissant de socialisation par le tra-vail et du sentiment d’appartenanceà l’entreprise.Parallèlement à ces deux phéno-

mènes identitaires, faiblement actifsauparavant, les années quatre-vingtde la modernisation ont aussi déve-loppé l’expérimentation participa-tive pour réussir la qualité,l’expression et la communicationautour de projets de services oumême d’entreprise. Des millionsd’heures et d’individus ont étéconcernés par la mise en groupepour réfléchir, créer, évaluer, seformer, bref pour participer à l’ef-fort de la modernisation. Or,Dominique MARTIN(16), reprenantles travaux évaluatifs de toutes cesactions participatives effectuées parlui et par d’autres sociologues (J.GAUTRAT, D. LINHART, A. BOR-ZEIX, W. IZIAKOFF...) fait le constatd’un mouvement identitaireinachevé. À l’engagement de s’inté-grer activement dans une dyna-mique culturelle d’analyse et decréativité en groupe et sanscontrainte hiérarchique, très géné-ralement observée dans de trèsnombreuses expériences participa-tives, succède le plus souvent lesdésillusions du retour à la chaîne ouaux activités sous contrôle et sansinitiative. L’identité des individusrésiste mal à cette expérience dedouble jeu, voire de double langageou de double injonction contradic-toire dont on connaît les consé-quences pathologiques. Toutes cesactions expérimentales et intermit-tentes ont probablement révélé lepotentiel d’argumentation, d’ana-lyse et de cognitivité des salariés degénérations nouvelles formés par lascolarisation de la croissance. Maisces groupes de paroles ne débou-chent pas sur des capacités d’actioncollective durable.A terme, ce seraitplutôt une méfiance envers les ini-tiatives managériales qui en est

résultée et le sentiment collectifd’avoir moins de risque à sedéfendre qu’à participer.

Une recherche sociologique sur lesmondes sociaux de l’entreprisefrançaise(17) achevée en 1993 surune population de 4000 salariés, detous grades, entendus en entretiendans 81 établissements, donne fina-lement le résultat de toute cettedynamique identitaire de la périodede modernisation. On retrouvebien nos quatre souches : l’œuvre,l’appartenance, la trajectoire et la résis-tance, mais elles ont largementbougé depuis la période de crois-sance.Vingt années après mes résul-tats d’enquêtes ayant fondél’hypothèse de l’identité au travail,les figures symboliques d’affirma-tion ont beaucoup changé. Du côtéde l’appartenance, c’est l’adhésion àl’entreprise qui devient une réalitéforte mais non plus comme l’appar-tenance maison du paternalisme, nicomme l’esprit fonctionnaire desbureaucraties.On découvre en fait une mentalitéentrepreneuriale centrée sur l’atta-chement à l’entreprise comme lieude réalisation collective mais ausside gestion et de contrôle des résul-tats commerciaux. En partie laconséquence du travail sur la qualitéet la communication, et la protec-tion de l’emploi, cet esprit entre-preneurial s’illustre pour les années80 dans la figure emblématique et

(16). D. MARTIN, Directeur, “Participation etchangement social” (J. GAUTRAT, D. LINHART,A. BORZEIX,W. IAZYKOFF, D. SEGRESTIN,RUFFIE, F. PIOTET).(17). I. FRANCFORT, F. OSTY,R. SAINSAULIEU, M. UHALDE, “Les mondessociaux de l’entreprise”, DDB, 1995.

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Développements

médiatisée du chef d’entreprise.Avec l’innovation technologique,c’est le retour du professionnel quiremplace la figure triomphante del’expert de la croissance organisa-tionnelle. Il est probable que la pré-carité de l’emploi renforce ce désirde maîtrise d’un métier. On peutaussi penser que la relative perted’influence de l’œuvre organisa-tionnelle renforce, par ailleurs, lesouci d’une professionnalisationégalement plus en rapport avecl’élévation de la durée des études.D’une certaine façon, la logique del’honneur fondée sur la maîtrised’un métier se renforce(18).La dynamique sociale de la trajec-toire verticale mais surtout sous laforme de mobilité prend une forcenouvelle avec la figure devenue glo-

rieuse de l’expatrié, moins perçucomme un transfuge qu’appréciécomme l’ambassadeur de ses expé-riences d’origine ou de voyagesnécessairement liés à la mobilité.

Enfin, la dynamique identitaire del’opposition est devenue surtoutdéfensive face aux risques de chô-mage et aux efforts de mobilisationautour de la modernisation.Ce sonten fait les catégories profession-nelles menacées par le changementqui construisent des collectifs dedéfense pour conserver leur emploiet leur profession.L’expérience identitaire des années80, que nous avons choisi d’appeler

“modernisation”, est égalementrésumée dans le tableau ci-dessus.On y lit la conjonction d’unedouble expérience socialisatrice,celle des parcours professionnels etcelle des implications dans l’entre-prise, au détriment de l’action col-lective d’opposition qui se trouvedoublement maîtriser un avenirsans cesse menacé en contrôlanttout à la fois les chemins du par-cours professionnel et les voies duprojet d’entreprise. Telle est, mesemble-t-il, l’ambition de recon-naissance qui ressort des années dela modernisation. Claude DUBAR aeu raison de fonder son conceptd’identité en cette période sur uneperpétuelle transaction entre lesimages du passé et celles de l’avenirque renvoient les collègues.

(18). Ph. d’IRIBARNE, “Vous serez tous desmaîtres”, Le Seuil.

CONSTRUCTIONS DES IDENTITÉS AU TRAVAIL :MODALITÉS SOCIALES D’ACCÈS À LA RECONNAISSANCE

CONTEXTE APPARTENANCE OEUVRE TRAJECTOIRE RESISTANCE CULTURE

Epoque Maison Métier Apprentissage Lutte sociale Les Aristocraties industrielle (Le Patron) (Le Compagnon) (L’Apprenti) (Le Militant) du travail

Croissance L’organisation Expertise Promotion Action collective La Sociale forte (Le Responsable) (L’Expert) (Le Cadre) (Le Partenaire social) Démocratie

Modernisation et Entreprise Profession Mobilités Communauté défensive La Communauté contingences (L’entrepreneur) (L’Innovateur) (L’Expatrié) (Les Collectifs) d’entreprise

Crise et menaces Plans sociaux Le Stress Employabilité Le chômage La Crisesur l’emploi (L’Exclu) (Le burn out) (Le Précaire) (L’individu en friche)

Mondialisation Société locale Compétences Projets dans et hors Confrontation de logiques Le Développement et aménagement (Le Pays) critiques du temps de travail (Le Débat) social d’entreprisedu temps de travail (Le Bénévole) (Le Sujet)

L’Appartenance L’Oeuvre devient L’expérience Les dynamiques de résistanceMaison restreint un principe du Trajet s’intériorisent dans l’entreprise son emprise sur identitaire s’accroît et autour de ses orientationsla vie du salarié alternatif se diversifie

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L’aventure identitaire de la moder-nisation a donc bien existé commel’annonçait à sa façon l’ouvragecollectif, “Modernisation, moded’emploi”, ainsi que le commen-taire critique de D. LINHART(19)

sur le problème de l’identité aucœur de la modernisation de l’en-treprise.

On ne peut, en effet, engager unprocessus de transformation desstructures matérielles de l’entre-prise sans engager un réel mouve-ment identitaire. Le type del’entreprise modernisée analysédans “Les mondes sociaux de l’en-treprise” fait en effet reposer l’équi-libre de sa dynamique sociale surdes jeux d’acteurs complexes, voiredésordonnés, comme les repéraitdéjà N. ALTER, orientés vers deuxfinalités : la recomposition des pro-fessions et la gestion des ressourceshumaines. Un monde en voie demodernisation s’affirme certes parune tension vers plus de rationalité,mais il s’appuie concrètement surl’attention aux individus, à leursressources humaines individuelleset collectives, et peut-être plus pro-fondément sur une quête de recon-naissance professionnelle.L’aventure identitaire se développebien au cœur de la modernisation,bien au-delà des seuls jeux de pou-voir porteurs de la croissance orga-nisationnelle.

Au cœur de la crise,un échec de la socialisation par le travailEt puis voilà que ce bel édificeidentaire se trouve ébranlé par lechoc des plans sociaux. “Peut-onmoderniser sans exclure” ? Telleétait la question inquiète d’étu-diants en ressources humainescontemplant avec effarement “lessales boulots” de la gestion de l’em-ploi réduite à la conduite de licen-ciements sans bavure. Dans cecontexte, l’expérience identitairedu travail paraît réduite à une peaude chagrin. On ne croit plus à l’en-treprise, les précaires ont trop peurde perdre l’emploi pour s’affirmer,les statutaires et protégés souffrentde honte du privilège indu de l’em-ploi garanti. Comme le souligneChristophe DEJOURS(20), les chô-meurs se découvrent stupéfaits dene plus savoir comment s’identifierà une position sociale qui ne soitplus celle d’un emploi, désormaisinatteignable. Les syndicats n’ontplus le pouvoir de s’opposer auxlicenciements secs ; les trajectoiresse transforment en mobilités erra-tiques dépendantes des politiquesde flexibilité. La mondialisationfinancière règne en dieu vengeur etdévoreur de ses propres enfants !La figure sociale annoncée devientcelle de l’exclu de l’emploi, de l’in-novation, de la mobilité, du travailcréateur. La fracture sociale l’em-porte sur la cohésion sociale et lespenseurs de l’avenir s’en viennent àimaginer la fin du travail et sonremplacement par une série d’acti-vités bénévoles et associativescomme future source de l’identitésocioprofessionnelle.On ne demanderait plus : que

faites-vous dans la vie, mais : quefaites vous de votre vie ?Et la révolte des chômeurs, exclusd’un avenir promis et qu’ils pen-saient avoir gagné par leurs effortspassés ne se fait pas encore sentir.Encore que des collectifs de défensedes professions menacées s’annon-cent, dans toute situation critique.La grève de 95, après d’autresrévoltes de bassins d’emploi, et enattendant les collectifs de chômeursde décembre 1997, exprime la dif-ficulté à vivre le monde social del’entreprise en crise(21) où lamenace sur l’emploi tient lieu derégulateur social en plongeant l’en-semble des acteurs dans un profondsentiment de perte d’identité pro-fessionnelle sociale et psycholo-gique. L’entreprise y perd salégitimité comme l’exprime, à justetitre, Dominique THIERRY(22).Prise en écharpe par la crise del’emploi, l’entreprise qui a perdu lemoteur identitaire de la croissanceorganisationnelle, n’arrive plus àrépondre aux attentes développéespar l’aventure modernisatrice. Pourbeaucoup de salariés, cadres, jeunes,professionnels, l’entreprise perd savaleur de socialisation par le travail.Une véritable catastrophe identi-taire s’abat, comme dans lessombres périodes de guerre, sur lesindividus au travail autant que surleur collectif !

Une société en quête de sujetTant de drames personnels et col-lectifs révèlent la fragilité identitaired’une société salariale entièrementconstruite sur les dynamiquessociales du travail. Cadres, diri-geants, professionnels et simples

(19). RIBOUD, “Modernisation, mode d’emploi”,D. LINHART, “Sociologie de la modernité”.(20). Ch. DEJOURS, “Psychopathologie du travail”.(21). “Les mondes sociaux de l’entreprise”,op. cit.(22). D.THIERRY, “L’entreprise face à la question de l’emploi”, L’Harmattan, 1996.

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Développements

salariés découvrent avec stupeur cetindividu en friche dont parle si bienP. BOULTE(23). Comment obtenirune reconnaissance sociale si lepouvoir, le parcours et l’apparte-nance à l’entreprise font défaut,ainsi que l’action collective défen-sive ?De ce drame contemporain, assezbien désigné par le terme de frac-ture sociale pour signifier l’ampleurd’une véritable nouvelle questionsociale, il ressort le constat que l’en-treprise devient “une affaire desociété”(24) comme l’ont assez tôtdécouvert un groupe de socio-logues analystes du travail, de l’or-ganisation et de l’entreprise.Contribuant depuis un siècle à ladéfinition sociale des individus,l’entreprise, confrontée auxcontraintes nouvelles de la mondia-lisation, ne pourrait plus prétendreen assurer la responsabilité à elletoute seule comme au temps dupaternalisme ou de la croissance.Telserait formulé notre diagnostic defin de siècle !Dans toute période de mutationsprofondes, il faut savoir se penchersur la réalité vécue pour saisirl’émergence de nouvelles modalitéssociales de la production d’identité.Des analyses sociologiques récentes,et encore parcellaires, permettentalors d’entrevoir l’apparition d’unerecherche identitaire fondée sur ladouble implication des individusdans les activités de travail et de vieprofessionnelle, dès lors qu’ils sontconduits à vivre les conséquencesde trois phénomènes majeurs : laprivatisation généralisée de l’éco-nomie libérale, suite à l’effondre-ment du système soviétique, lamondialisation de la concurrenceavec son lot d’opportunités aléa-

toires, la réduction du temps de tra-vail salarié sur la semaine, dansl’année et sur une vie entière.Héritiers d’une société salariale deplein emploi sur deux ou troisgénérations, les travailleurs de toutgrade n’arrivent cependant pas àimaginer une totale substitution desrepères identitaires du travail parceux de simples activités volon-taires. Ils s’efforcent, en revanche, defonder leurs dynamiques de recon-naissance sociale sur de nouveauxinvestissements diversifiés.“L’œuvre” s’apparente alors à larecherche de compétences mul-tiples transférables de la sphère dutravail à celle des activités parallèlesassociatives et bénévoles(25). C’estainsi que la gestion des compé-tences remplace celle de l’emploi etde l’avenir professionnel. Du côtéde “la trajectoire”, on trouve surtoutla gestion de projets évolutifs danset hors le travail, tout particulière-ment appuyée sur une généralisa-tion du recours à la formationd’adulte comme moment cléd’orientation et de redéfinition deprojets de vie ; à l’extrême, chaqueindividu se sent concerné par lesproblèmes d’insertion de sesproches autant que de luimême(26).“L’appartenance” ne se décline pluscomme l’adhésion au seul destin de

l’entreprise de marché, mais par ladéfinition d’un type d’économiesolidaire(27) permettant l’hybrida-tion de ressources marchandes, éta-tiques et bénévoles sur la base d’uneouverture des entreprises à leursdivers environnements locaux etinstitutionnels. Enfin, la dynamiqueidentitaire de “l’opposition”, enattendant la possible révolte collec-tive des secteurs du chômage, peuts’exprimer dans le débat interne àl’entreprise, entre logiques duprojet, de la profession, du marchéet de la défense communautaire,autour de la définition d’objectifsde développement légitime par desprocessus d’élaboration collectivedes politiques de l’entreprise.Ces évocations, illustrées par la dernière ligne du tableau des dyna-miques sociales de la reconnais-sance, demeurent encore largementhypothétiques. Elles traduisent toutde même un profond changementdans la société salariale, en quêted’un second souffle, et sans que l’onpuisse encore distinguer de figuresemblématiques d’une telle transfor-mation, tant est brutale la rapiditéde ces changements de mode desocialisation touchant le secteurprivé et à présent un secteur publicayant perdu les fondements idéolo-giques de ses protections statutaires.Le monde du travail a certainementperdu son caractère central deconstitution identitaire puisqu’iln’empêche pas l’exclusion de sala-riés qualifiés, dans des entreprisesmême réorganisées, modernisées etperformantes. L’entreprise découvrequ’elle ne remplace pas la société,mais qu’elle la façonne et en estpartie prenante dans la mesure oùles individus peuvent s’y constituercomme sujet d’investissements

(23). P. BOULTE, “L’individu en friche”.(24). R. SAINSAULIEU, “L’entreprise, une affairede société”, Presses de Sciences Po, 1990(25). J. L. LAVILLE et R. SAINSAULIEU (Direc-teur), “Sociologie de l’association”, DDB, 1997(26). B. EME, “Cohésion soiciale et emploi”,DDB.(27). ROUSTANG, LAVILLE, EME, PERRET,MATHE, “Pour un nouveau contrat social”,DDB, 1997.

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multiples dans et hors le travail.Blaise OLLIVIER, sociologue et psy-chanalyste(28), dévoile à sa manière,et avec Christophe DEJOURS, com-ment l’avenir de l’entreprisedépend de la capacité subjective deses membres à se construire unehistoire personnelle au carrefourd’engagements multiples et diversi-fiés.Tiraillées entre les exigences dela finance internationale et lesattentes individuelles de pouvoiracquérir quelque part une expé-rience d’acteur social, les entre-prises hésitent sur leurs finalitéséconomiques et sociales. Concilierdes points de vue contradictoiresautour d’objectifs légitimesconstitue le défi nouveau du mana-gement. Aider les individus àtrouver du sens personnel dans laréalisation d’œuvres économiquesincertaines devient l’impératifmobilisateur d’une société en quêted’acteurs pour construire autre-ment la démocratie. Faire de l’indi-vidu un sujet d’actions collectives àfinalité économique et socialedevient une exigence majeure pourl’entreprise, sous peine de la voirdissoudre sa valeur de performancedans une permanente gestion decrises individuelles.

En guise de conclusionDeux commentaires s’imposent auterme de cette histoire sociale del’identité au travail. Tout d’abord,l’entreprise est bien partie prenanted’une histoire sociale qui ne selimite pas aux seuls conflits du tra-vail. On peut même affirmerqu’une entreprise sans grève nemanque pas d’histoire sociale : celledes voies et moyens de la reconnais-

sance sociale des individus commeacteurs du travail conduisant à laperformance économique.“L’œuvre”, “l’appartenance”, “latrajectoire”, “l’opposition” consti-tuent les ressorts majeurs de cetteconstruction de l’identité. Les per-sonnages emblématiques et lesscènes caractéristiques de cetteconstruction identitaire ont pubouger d’un chapitre à l’autre decette histoire. De l’industrie à lasociété locale, en passant par l’orga-nisation et l’entreprise, le décor apu changer mais la question restecentrale, celle de l’effet identitairedu salariat. La fin du plein emploigaranti à vie, dans une rapideouverture à la concurrence mon-diale, ouvre incontestablement unnouveau chapitre de cette histoireidentitaire. L’entreprise s’ydécouvre poreuse à ses divers envi-ronnements. Les temps sociaux dutravail et de l’activité bénévole serééquilibrent, l’identité par le travaildoit composer avec celle d’autresactivités associatives, culturelles oupolitiques. La socialisation secon-daire des adultes tend à reposer surplusieurs dynamiques sociales adja-centes : l’entreprise, l’association, laformation permanente. C’est ainsique l’entreprise doit s’intégrerdavantage à la société pour bénéfi-cier de l’autonomie créative et del’identité enrichie de ses salariés àtemps complet ou partiel. Sérieusequestion pour les politiques deGRH!L’autre commentaire de cette his-toire sociologique de l’entrepriseconcerne les transformationsconceptuelles qui lui sont associées.

La question de l’identité pour lesociologue est, en fin de compte,celle de la constitution sociale dusujet de l’action. Sans repèressociaux clairement définis, l’indi-vidu perd le sentiment de sa per-manence et de sa cohérence, il perdl’identité et bascule dans unepathologie sans capacité d’êtreacteur en société. Mais les repèressociaux, les catégories porteuses dejugement et d’attention, ne peuventdépendre seulement des enseigne-ments socialisateurs des institutionsprimaires (famille, école, religion,armée) quand trop de changementsdiminuent la pertinence de cesmessages éducatifs.A côté de la jus-tice, de la santé et de la politique,l’entreprise prend désormais icirang dans les institutions secondai-rement chargées d’une socialisationdes adultes. Longtemps cantonnéedans une lecture de classe, cettesocialisation par l’entreprise aconnu une première forme dediversification par l’expérience dupouvoir menant à l’œuvre orga-nisée, à une trajectoire de carrièreou à une réglementation decontrôle. Ce fut là une phaseimportante de cette histoireconceptuelle de l’identité par le tra-vail en pleine période de croissancedes organisations.Avec la crise et la modernisation,une autre conceptualisation résultedavantage de l’ampleur des phéno-mènes de mobilité et de transac-tions entre un passé et un avenirdans le contexte des interactions etrapports sociaux de la production.L’acteur ne trouve plus ici les per-pétuelles ressources de reconnais-sance que lui offraient lesperspectives de croissance et de jeude pouvoir dans les organisations.(28). B. OLLIVIER, “L’acteur et le sujet”.

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Une étonnante dynamique decapacité transactionnelle fondée surl’expérience de parcours profes-sionnalisant tend à s’ajouter à l’an-cienne synthèse de l’acteurstratégique en système organisé.L’entreprise doit ainsi compter avecune double socialisation organisa-tionnelle et professionnelle !Avec la crise sociale liée auxmenaces sur l’emploi, l’affirmationidentitaire par le travail ouvre

encore d’autres perspectives sur laconstruction de l’acteur commesujet de ses multiples investisse-ments en activités professionnelleset personnelles.Telles sont les péripéties d’une his-toire sociologique de l’identité parle travail qui n’a probablement pasfini de surprendre par la vitalité deses multiples rebondissements.La sociologie de l’entreprise y trou-vera certainement l’enrichissement

empirique et théorique de sesobjets d’investigation.

RENAUD SAINSAULIEU

Renaud Sainsaulieu est professeur àl’IEP de Paris. Il a notamment publié :– L’identité au travail, Presses de laFondation nationale des sciences poli-tiques, 1977.– Les mondes sociaux de l’entreprise,Desclée et Brouwer, 1995.

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‘étude sociologique menéepar Développement & Emploi,pendant une durée d’un an, en1997, à la demande de l’Ins-

titut des Métiers de FranceTélécom (instance paritaire d’ob-servation et de veille sur l’évolutiondes emplois), a permis d’identifieret d’analyser les enjeux spécifiquesdu changement de métier pour lesagents de France Télécom. Pourcette étude, nous avons postulé, ennous appuyant sur les travaux deRenaud SAINSAULIEU et de ClaudeDUBAR, que l’entreprise était unlieu de socialisation et nous avonsdéfini le concept d’identité au tra-vail comme “la façon qu’a l’indi-vidu d’élaborer un sens pour soidans la multiplicité des rapportssociaux et de le faire reconnaîtrepar les partenaires de travail”. Cettedéfinition reprend l’idée déve-loppée par Claude DUBAR dedouble transaction provoquée parl’expérience des rapports de travail :transaction avec soi même (identitépour soi) et transaction avec lesautres (identité attribuée).Dès lors, cette étude avait pour butde mettre en lumière les conditionsde l’acceptation individuelle et col-lective du changement de métier.C’est-à-dire l’expression, par lessalariés, de la compréhension duchangement et la manifestationd’un comportement plus ou moins

subi face à celui-ci. Le registre del’acceptation individuelle du chan-gement de métier a trait auxnotions d’identités sociale et profes-sionnelle, détruites et reconstruitestout au long du processus de chan-gement. Alors que le registre del’acceptation collective se fonde surles transformations vécues par lecorps social de France Télécom :mutation des dominantes cultu-relles des métiers de FranceTélécom (en particulier le passaged’un défi strictement technolo-gique, autour des années 1970 /1980, à des défis beaucoup plusmultiformes articulés en vue de latransition de l’entreprise vers uneactivité de service en secteur forte-ment concurrentiel).Notre hypothèse est que l’accepta-tion du changement est d’autantplus aisée que le passé, de l’entre-prise et de l’individu, est structuréet reconnu collectivement. En effet,pour sécuriser les salariés et leurpermettre de bien vivre ce passage,nous pensons que l’affirmationd’un attachement aux “racines”,qu’elles soient réelles ou mythifiées,est d’autant plus utile que le chan-gement est perçu comme pertur-bant. D’une part, la recherche decontinuité dans l’évolution desvaleurs de l’entreprise, et d’autrepart, la mise en œuvre d’une poli-tique d’accompagnement des pro-

cessus de destruction / reconstruc-tion identitaires provoqués par lechangement, nous semblent essen-tiels pour mener à bien la transfor-mation fondamentale engagée parFrance Télécom sans que celle-cisuscite un blocage paralysant lecorps social.

Du 22 à ASNIERES à l’offre de services...L’entreprise France Télécom, hiertournée vers la technologie et l’ins-tallation de lignes mue en uneentreprise dont l’activité est devendre du service de télécommuni-cation. La culture ancienne de service public en situation mono-polistique évolue désormais verscelle d’entreprise commerciale dansun marché en pleine croissanceconcurrentielle.Cette transfiguration fondamentale,qui s’accompagne d’un importanteffort de déploiement des person-nels de l’entreprise (en majorité despersonnels techniques) vers lesmétiers en émergence (essentielle-ment liés à la fonction commercialeet aux nouvelles technologies del’information et de la communica-tion), percute inévitablement lesvaleurs partagées dans l’entrepriseet constitutives de l’identité dessalariés. Ces valeurs portées par lesagents de France Télécom reposentsur le socle culturel de la fonctionpublique. Cette notion véhiculedeux concepts forts, “l’intérêtgénéral” et “le service public”, quiapparaissent, pour la plupart,comme antinomiques avec l’idéemême d’une relation marchande.“Le service public, souligne une des

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En 1997, alors que l’entreprise entame une véritable révolution culturelle et mène une vaste opération de redéploiement interne,Développement et Emploi a mené une étude auprès de 100 agents pour identifier les conditions de leur adaptation au changement de métier. Sept identités professionnelles ont été repérées et décrites dans une typologie sociologique analysant leur comportement face au changement.

Identités professionnelles à France Télécom et changement de l’entreprise

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personnes interviewées, c’est l’égalitéde traitement pour tous, aussi bien pour« l’usager », que pour l’agent lui-même”. En effet, le changement demétier du technique vers le com-mercial représente, pour beaucoup,une perte des facteurs de confortinhérents au statut spécifique deFrance Télécom. Et par ailleurs, faitdisparaître l’image fortement valo-risée depuis les années 70 desmétiers techniques ayant participé àl’installation du réseau en France auprofit d’une image commerciale,réduite spontanément dans l’imagi-naire collectif à “la vente” et vécueau sein du corps social comme illé-gitime.Les agents restent attachés, en trèsgrande majorité, à l’histoire deFrance Télécom. Le changement del’entreprise entraîne alors une cer-taine nostalgie : “Avant c’étaitmieux !”. Impliqués dans laconstruction du prestige techniquede France Télécom, les agents onttoujours perçu comme légitimes lesprécédents changements justifiéspar les innovations technologiques.Par contre, ils n’admettent pas cechangement qui n’est motivé quepar la mutation de l’univers écono-mique et par les lois de la concur-rence. “Le changement actuel perturbetout particulièrement les salariés car ilsn’en comprennent pas les enjeux” nousexplique une responsable des res-sources humaines.Le changement actuel est effective-ment bien différent de ceux qui ontjalonné la vie de France Télécom. Ilfait naître des valeurs nouvelles etimpose aux agents une conversionde leurs propres identités profes-sionnelles. Les références mises pro-gressivement en place achoppentavec l’ancienne culture, dont les

piliers fondateurs s’appuient surquatre notions formant un systèmeconceptuel cohérent et légitimé parl’histoire de l’entreprise : la notionde service public, celle d’usager, lavalorisation de la technique et dudéveloppement par le progrès tech-nique et enfin la notion de statutrégissant tous les aspects de la vieprofessionnelle des agents.Les références culturelles naissantesprônent, au contraire, la notion declient (versus celle d’usager) et ledéveloppement de la notion de ser-vice. Et, ceci dans un contexte for-tement concurrentiel appelant ausouci d’efficacité, voire de rentabi-lité économique. Les notions deservice et de client battent enbrèche une approche purementtechnicienne du produit “télé-phone”, désormais limitée. FranceTélécom souhaite développer desprestations et des facilités de serviceintégrées à la téléphonie et ne pas

réduire celle-ci aux seules caracté-ristiques technologiques du réseau.Cette révolution culturelle ne trou-vera sa cohérence que si le systèmede gestion lui-même évolue. Rom-pant avec la logique de statut,France Télécom doit solidifier leprocessus de changement et gagneren souplesse grâce à un système degestion par les compétences, véri-table colonne vertébrale de l’entre-prise de demain.

Un attachement aux valeurs du passéÀ l’heure actuelle, phase de chemi-nement vers la nouvelle identitécollective, l’ensemble des valeursanciennes et nouvelles coexistent.Cela contribue à renforcer le senti-ment de désordre et de déstabilisa-tion collective à la source denombreux freins psychologiques.Dans le cadre de notre analyse, nous

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Développements

Efficacité économique

Prestation de services

CompétencesClient

Service Public

Usager Statut

Technique

NOUVELLE IDENTITÉ ET ÉVOLUTION DES VALEURS

DE FRANCE TÉLÉCOM

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avons identifié plusieurs groupes desalariés présentant des similitudesidentitaires. Cette typologie met enrelation l’identité professionnelledes agents, leur attachement à cer-taines valeurs et leur comporte-ment face au changement. Ainsi,nous avons pu distinguer trois typesd’identités heurtées par les change-ments, qui résistent en invoquantl’attachement à une ou plusieursdes valeurs historiques de FranceTélécom comme cause d’un refusd’évoluer.La catégorie identitaire intitulée“les corporatistes” représente, parexemple, des agents attachés à l’idéede service public pour ce que cettenotion procure aux salariés (sécu-rité du statut, équité de traitement,gestion par le grade,...). Ils refusentla nouvelle identité de FranceTélécom car elle remet en causecette gestion des hommes par lestatut et par l’ancienneté. Le sys-tème de gestion par les compé-tences détruit la vision qu’ils ont deleur carrière et de leur trajectoireprofessionnelle. Entrés à FranceTélécom pour avoir le statut defonctionnaire, ils n’acceptent pasque cela puisse changer.Les “partisans du service public” seréclament, eux aussi, du servicepublic mais pour ce qu’il apporteaux usagers. Le service public c’est“le téléphone pour tout le monde,partout en France, au même prix.”Ils sont attachés à l’idée d’équitédans le traitement des demandes desusagers et désapprouvent la politiquede rentabilité commerciale qui, seloneux, défavorise certaines parties de lapopulation française. Ils ont peurque cette logique d’efficacité écono-mique nuise à la stratégie d’investis-sements et donc de qualité du réseau

téléphonique. Ils n’acceptent pas queles équipes commerciales soient éva-luées en fonction d’objectifs quanti-tatifs de vente. Vendre, c’est tuer larelation de service public privilégiéeque France Télécom a instaurée avecles Français.Les “défenseurs de la technique”regroupent toutes les personnesdont le métier est technique (desmétiers techniques à proprementparler jusqu’aux ingénieurs et auxexperts très spécialisés) et qui, parailleurs, développent une approchetechnicienne du produit, en déca-lage avec la logique de service auclient. Les “défenseurs de la tech-nique” se retrouvent généralementau sein des personnels qui ont eupour mission de construire, déve-lopper, entretenir le réseau. Toute-fois, cette identité, très ancrée dansl’esprit collectif, est présente aussichez des responsables des ressourceshumaines, notamment, qui neconçoivent leur rôle qu’au traversde la construction d’outils sans sepréoccuper de la prestation de ser-vice qu’ils pourraient fournir sur leterrain et de l’utilisation de cesoutils par le management.Les différents registres de résistancede ces groupes identitaires face auchangement ont été identifiés aucours de l’étude. Les principauxsont liés à l’incompréhension duchangement (due, selon les per-sonnes interrogées, à un manque decommunication et d’informationsclaires sur la stratégie générale àmoyen terme), au refus catégoriqued’adhérer au changement (ce quirelève du conflit de logiques et desfreins “idéologiques”) et enfin aucontexte même du changement (enparticulier le contexte local, les pra-tiques managériales réelles, l’envi-

ronnement psychosociologique dutravail).Ces résistances sont renforcées parla peur de ne pas être suffisammentaccompagnés dans le changementde métier à vivre. Peur de ne pasêtre suffisamment formés, avant lechangement de métier, et de ne pasêtre prêts pour le nouveau poste.Peur aussi d’être mal accueillis dansle nouveau service et de ne pas êtrereconnus dans le métier où ilsseront à nouveau des débutants. Lechangement de métier leur faitperdre leur précédente identitéprofessionnelle ainsi que la recon-naissance sociale, les collègues et lacompétence qui lui étaient liés.Le changement de métier est doncvécu (pour une catégorie de salariéscorrespondant globalement auxtechniciens et aux métiers deslignes) comme une perte de leuridentité, et une perte de la recon-naissance à laquelle ils ont eu droitdepuis les années 1970. Dans lamesure où il n’y a pas de prépara-tion et d’accompagnement suffi-sants leur permettant de sereconstruire une image valorisanteprofessionnellement et d’acquérirde nouvelles compétences recon-nues par l’entreprise, ils ne se por-tent pas volontaires dans l’opérationde déploiement et de changementde métier.Certains cadres supérieurs (ingé-nieurs et experts) résistent aussi auchangement de métier parce que lesystème de rémunération, de valo-risation des compétences, de pro-motion et de reconnaissancemanagériale n’a pas encore évolué.Certains principes de gestion statu-taire, n’ayant pas été abolis, blo-quent le changement de métier :“On perd moins, constate un cadre,

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en restant au même endroit qu’en sebougeant pour changer souvent.”

L’accompagnement du changement et l’implication des salariésPsychologiquement, tout change-ment subi entraîne une perte et parconséquent une réaction quasispontanée de résistance. Afin depermettre l’implication positive dessalariés, il nous paraît crucial d’as-surer un sentiment de continuitéentre l’identité ancienne et la nou-velle en expliquant clairement lacohérence de l’évolution. En effet,la rupture culturelle ne peut êtreévitée que si les agents sont bienaccompagnés dans leur transforma-tion identitaire. Seul un importanteffort de communication et d’ex-plication, relayé par les hiérarchieslocales, peut faire comprendre lesenjeux, les raisons et la légitimitédu changement, sans que ce pro-cessus n’apparaisse comme unecondamnation du passé, ni commela négation des racines profondes deFrance Télécom.Les conditions d’acceptation duchangement de métier, étudiéesparmi certains agents de FranceTélécom, s’organisent autour deplusieurs axes :

1) L’axe de la visibilité à moyenterme et de la crédibilité du changement.La première condition est que lastratégie générale ayant impulsé lechangement soit lisible par l’en-semble des acteurs concernés. Ilsdoivent comprendre les enjeux duchangement à vivre. D’où l’impor-tance de la communication dansl’accompagnement et la conduite

du changement. Cette communica-tion doit apparaître comme parfai-tement transparente afin de créer dela confiance et de la sécurité. “Eneffet, nous explique un directeurd’unité, les salariés acceptent dans l’en-semble qu’on leur dise : « les informa-tions que vous demandez surl’évolution de votre métier, nous ne pou-vons pas vous les dire car nous ne lesconnaissons pas », mais ils ne veulentpas avoir le sentiment qu’on leur cachequelque chose.” Cet effort de transpa-rence ne suffit pas en tant que telpour créer un climat de confianceet un sentiment de sécurité. Il fautégalement que le changement soitcrédible en regard des politiques etdes règles de gestion qui continuentd’être appliquées. La crédibilité duchangement c’est la cohérence res-sentie entre le discours et l’actionmenée réellement. La stratégie dechangement, lisible et crédible, sedoit ensuite d’être correctementdéclinée au niveau des entitéslocales. Les salariés doivent pouvoircomprendre concrètement et indi-viduellement ce que cela vachanger pour leur emploi, leurmétier, leur carrière.Cet effort de communication quifournit à la fois une explicitationpermanente de l’ambition et de lastratégie de l’entreprise, une trans-parence sur la réalité et sur les pers-pectives d’évolution économiqueainsi qu’un sentiment de sécuritéminimum, permet aux salariés des’impliquer dans les changements etde faire face positivement à unavenir incertain. Il participe aubesoin fortement ressenti dedonner une dimension supplémen-taire aux décisions stratégiques del’entreprise. Il ne suffit plus, selonles salariés, d’avancer la rationalité

économique des choix qui s’impo-sent, il devient de plus en plusnécessaire de donner ou deredonner du sens à la politiquemenée, de mettre en évidence unprojet économique pérenne quipuisse entraîner un minimum deconviction de la part des salariés.C’est pourquoi, il nous sembleimportant que les politiques d’em-ploi comportent des dimensionsaffirmées de développement et derenouvellement des compétencesinternes, en écho au projet écono-mique, pour apporter la crédibilitéqui fait parfois défaut. L’imbricationstratégie économique et politiqued’emploi doit être de plus en plusmanifeste.Nous remarquons à travers cet axela nécessité de redonner un sens à lanotion de sécurité de l’emploi, quine peut plus être de nature statu-taire, ni définitivement acquise.Cette “nouvelle sécurité de l’em-ploi” ne peut se construire qu’encontinu et dans la durée au travers,d’une part, d’une responsabilitédirecte de l’entreprise (démarchesd’anticipation, communication,mise en œuvre de moyens d’adapta-tion des salariés) et d’autre part,d’une responsabilité partagée del’entreprise et de ses salariés (déve-loppement des compétences, par-cours professionnels).Participant d’un effort de crédibi-lité du changement et d’un effortde renforcement de l’employabilitédes agents, la clarification des règlesde gestion notamment sur le pas-sage d’une logique de poste à unelogique de compétences est essen-tielle dans le contexte de FranceTélécom. L’opacité des règles degestion des ressources humaines estcausée par la confrontation d’une

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Développements

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approche par les grades à uneapproche par les compétences semettant progressivement en place.Ce contraste génère des incompré-hensions, des sentiments d’injustice,des comportements attentistescherchant à optimiser les conditionsfinancières et promotionnelles duchangement de métier. À défautd’un affichage clair des nouvellesrègles de gestion des ressourceshumaines, le principe d’égalité detraitement des agents, bien ancrédans la culture commune, semblebafoué sans raison valable. Les sala-riés, comme les managers, disentmanquer d’informations élémen-taires sur les règles à adopter.

2) L’axe de clarification des rôlesentre les managers et la fonctionRH au niveau local.Les méthodes de managementjouent un rôle considérable dans latransformation des représentations.Toutefois, les hiérarchiques ontbien souvent besoin d’aide pourmener l’accompagnement du chan-gement de façon efficace. La qualitéd’une politique d’emploi au planlocal suppose à la fois un manage-ment convaincu sur le terrain et unappui suffisant de la part des ins-tances dirigeantes de l’entreprise.Dans les expériences de décentrali-sation des politiques d’emploi, lasolidité des échelons centraux etlocaux de management est unecondition à remplir simultanémentpour préserver la pérennité desorientations.Les hiérarchies de proximité ne dis-posent pas toujours de l’informa-tion et de l’explication nécessairepour mettre en œuvre la stratégieéconomique et anticiper l’évolu-tion de l’entité. Par ailleurs, ils ne

sont pas, pour la plupart, préparés àanticiper et à conduire un change-ment de cette envergure dans leurentité. Ils ont besoin d’apprendre àredéployer les compétences dispo-nibles, à suivre l’apprentissage dumétier des nouveaux arrivants et àréorganiser leur service en fonctiondu contexte. Ces responsabilitéssont neuves pour eux aussi. Parailleurs, les responsables des entitésoù il y a de nombreux départs crai-gnent que la réduction des effectifsde leur service nuise à leur impor-tance hiérarchique. Cette peuramène, chez eux également, desrésistances “identitaires” au change-ment, néfastes pour les salariés sou-haitant évoluer et pour l’entreprisedans l’atteinte de ses objectifs stra-tégiques. Pour cela, les managersmanquent de culture RH et desoutien méthodologique de la partde la fonction RH. Ce qui rend dif-ficile l’accompagnement individueldes salariés et la gestion des compé-tences dans une entité locale. Denotre point de vue, la fonction RHdevrait davantage se positionnerdans une relation d’accompagne-ment de la ligne managériale en luiprocurant “dans une logique client”une prestation de soutien métho-dologique et informationnel.La démarche d’accompagnementdu changement doit être structuréeet articulée autour d’un partage desrôles clair, lisible et accepté partous. Les responsabilités décision-nelles incombent aux managers etles responsabilités d’expertise et desoutien sont celles des gestionnairesRH, relayés eux mêmes par lesréseaux d’orientation profession-nelle (du type des Conseillersd’Orientation Professionnelle quisont chargés sur le terrain de sus-

citer et suivre les changements demétier). Séparer la fonction supportet la fonction gestionnaire de laGRH permet d’ailleurs, à FranceTélécom, de décharger les gestion-naires RH de tous les aspects, assezlourds, de gestion individuelle.Dans ce cadre, les modalités de l’ac-compagnement du salarié peuventêtre contractualisées. FranceTélécom ne peut évidemment pascontractualiser avec les agentsl’évolution de leur métier car il estdifficile de la connaître précisé-ment. Toutefois, les différentsacteurs concernés, une fois leursrôles respectifs clarifiés, peuventcontractualiser les moyens quiseront mis en place pour accompa-gner le salarié dans le changementqu’il vit et dans l’évolution de sonmétier. La contractualisation se faitnon pas sur les buts à atteindre maissur les moyens qui seront mis enœuvre pour les atteindre (forma-tion, rémunération, modalités d’ac-compagnement,...).

La nouvelle vagueidentitaireCette démarche d’accompagne-ment a favorisé l’émergenced’identités professionnelles nou-velles provoquées par les change-ments en cours.Tout d’abord, celle que nous avonsappelée de façon quelque peuréductrice “les libéraux de FranceTélécom” est composée essentielle-ment de jeunes embauchés souscontrat privé ayant eu parfoisd’autres expériences profession-nelles. Ces salariés voient en FranceTélécom une entreprise comme lesautres. Ils n’ont aucun problèmepour accepter la nouvelle stratégie

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économique dirigée vers le client etmotivée par un objectif d’efficacitééconomique. Ils ont d’ailleurs étérecrutés pour accomplir ce change-ment et occuper les nouveauxmétiers (surtout dans les servicesinformatiques et les agences com-merciales).Les “nouveaux professionnels”, parcontre, sont des salariés ayant vrai-ment opéré une reconversion iden-titaire. Ils représentent ceux quientrent le mieux dans une logiquede compétences nouvelles faite à lafois de savoir faire technique solides,de polyvalence, d’esprit de servicetourné vers une solution personna-lisée pour le client et de maîtrised’organisations complexes. Orientésvers une démarche de service auclient personnalisée et donc seg-mentée, ils développent une logiquecommerciale en termes de proposi-tion globale plutôt que de ventestricte d’un produit (logique propreaux libéraux cités ci-dessus).Ils se rapprochent du “modèle pro-fessionnel de service public” déve-loppé dans “Les mondes sociaux del’entreprise” de Renaud SAINSAU-LIEU. Ce modèle théorique décritune identité professionnelle nais-sante dans certaines entreprises deservice public du fait d’un contextede travail qui évolue (augmentationde la charge de travail, complexifi-cation du travail liée à une fortehétérogénéité des demandes, agres-sivité des usagers et remise en ques-tion des compétences de l’agent).Cette construction identitaire s’en-richit en tenant compte d’une cul-ture traditionnelle nourrie desquestions d’éthique et de morale dutravail mais aussi d’une revalorisa-tion par un contenu du travail pluscomplexe, plus varié et plus valorisé.

Cette identité de “nouveaux pro-fessionnels” à France Télécom secaractérise par un attachement pro-fond à l’idée de service et auxvaleurs du service public (équité duservice rendu, bien collectif, rela-tion avec le client) mais aussi par uninvestissement professionnel plusimportant (la relation avec le clientest redéfinie comme un conseilfourni par l’agent où il met envaleur l’accumulation d’expé-riences constitutives de compé-tences et l’enrichissement procurépar le contact avec l’extérieur).L’interaction avec le client est à lafois redoutée car jugée très difficileet valorisée puisqu’elle est le vec-teur de la construction identitaire.

Une attention particulière pour les populations fragilesLa qualité de l’accompagnement duchangement permet égalementd’éviter les souffrances identitairesvécues par des populations fragili-sées et mises à l’écart.Ce que nous avons nommé les“torturés” représentent l’ensembledes individus qui vivent très mal lescontradictions nées de la coexis-tence de deux identités différentesvoire contradictoires, et qui au seinde ces transformations ne savent passe positionner. Les valeurs d’entre-prise, lorsqu’elles ne sont pas suffi-samment précises, contribuent àperpétuer une confusion et undéséquilibre chez certains salariésen mal de repères. La notion de ser-vice, par exemple, est assez sympto-matique de ce problème depositionnement. En effet, elle estsuffisamment ambiguë et vaste(chacun y entend ce qu’il veut)

pour englober l’ensemble des autreséléments constitutifs de l’identitéde France Télécom et peut, en cesens, engendrer ce sentiment decontradictions et d’indécisionspropre au modèle du “torturé”.L’entreprise doit également avoirune attention particulière vis à visdes personnes en voie, en risque ouen situation d’exclusion dans unedimension “curative” et “préven-tive” afin que les causes en soientsupprimées à leur source.

De fait, une identité à part entièrecommence à apparaître pour lespersonnes en situation d’exclusion.N’ayant pas été suivis, ni pris encompte, ils deviennent des per-sonnes désocialisées, en grande fra-gilité, n’ayant plus l’habitude detravailler. Leur rapport au travail estdétruit du fait d’une inactivité pro-longée dans un poste où ils se sen-tent inutiles, où aucune missionclaire ne leur a été proposée et oùon ne leur demande jamais rien. Cemodèle identitaire s’inspire de laconfiguration de “l’exécutant stablemenacé” décrite par ClaudeDUBAR, dans “La socialisation”.L’adoption progressive par lesentreprises du modèle de la compé-tence rend de plus en plus risqués lemaintien et l’extériorisation d’atti-tudes de retrait au travail. Celles-cirisquent de constituer rapidementdes signaux enclenchant des pro-cessus d’exclusion. Ce risque d’ex-clusion de l’emploi provient,comme le souligne Claude DUBAR,de la substitution d’une positionprofessionnelle et sociale antérieu-rement organisée autour de la stabi-lité de l’emploi, d’un travailinstrumental et d’une dépendancehiérarchique par une identité vir-

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Développements

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tuelle d’incompétent, inapte às’adapter aux évolutions en cours.Parallèlement, l’acte d’appartenanceà un statut d’exécutant stable,manuel et expérimenté, maîtrisantdes savoirs pratiques et refusant laformation sous forme scolaire estdéstabilisé par l’hypervalorisationdu changement, la priorité

accordée aux savoirs théoriques etl’appel à la formation générale.Les changements organisationnelsinduisent par conséquent l’émer-gence d’une autre culture mais éga-lement d’un autre modèle social etmanagérial. Si les agents déployés sesentent bien dans leur nouveaumétier et motivés pour réussir, les

résultats de la politique de change-ment se mesurera concrètement parles performances obtenues (qualitéde service, chiffre d’affaire…).

YVETTE RACINE

Yvette Racine est Chargée de Mission àDéveloppement et Emploi.

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• Usager

• Service Public

Produit technique

LES DÉFENSEURS

DE LA TECHNIQUE

Logique de statut

LES CORPORATISTES

LES NOUVEAUX

PROFESSIONELS

• Service

• Logique de compétences • Efficacité

économique

• Client

LES LIBÉRAUX

Nouvelle identité de FT

Racines

Nous rappelons que deux modèles identitaires (les torturés et les personnes en voie d’exclusion) ont été repérés et analysésbien qu’ils ne figurent pas sur ce schéma parcequ’ils ne se rattachent à aucune valeur particulière.

LES IDENTITÉS PROFESSIONNELLES À FRANCE TÉLÉCOM

LES PARTISANS

DU SERVICE PUBLIC

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e diagnostic de crise a acquis,au fil du temps, une ampleurimpressionnante. On ne parlaitd’abord que d’une crise éco-

nomique, une phase nécessaire dansun processus de transformation du système de production etd’échange, un simple moment d’un“cycle”, certes dur à vivre mais pardéfinition transitoire. De là, on estpassé au discours sur la crise du tra-vail, annonciatrice d’un ébranle-ment durable, voire définitif, dusocle sur lequel repose tout l’édificede nos sociétés : les identités indivi-duelles et collectives, les revenus, lesintérêts et les idéologies, la repré-sentation des “partenaires sociaux”et le contrat social de base, le finan-cement et la régulation de l’Étatprovidence… Il n’est question désormais que de laperte du sens, de la crise du liencivique et social, de l’effondrementde la volonté et de la capacité de nosconcitoyens de vivre ensemble, de“faire société”. C’est le “fait socialglobal” en tant que tel qui serait encause à tous les niveaux, dans toutesses dimensions. La famille, la socia-bilité de voisinage, les associations, lasocialisation par le travail, la reli-gion, la régulation politique… rienne serait épargné.

Quelle crise du lien social ?

À y regarder de plus près, la situa-tion apparaît à la fois beaucoupmoins dramatique, mais bien pluscomplexe qu’un tel diagnosticcatastrophique ne le laisseraitentendre. Partout, en fait, se mani-festent simultanément des processusde décomposition et de recomposi-tion.La tonalité dominante est bien celled’un lien social et d’un lien civiquequi se délitent simultanément etconjointement : perte d’audience etde capacité des organisations syndi-cales et développement des mouve-ments sociaux “sauvages” ; perted’influence et de fréquentation deséglises et montée de l’irrationnel,des superstitions et des sectes ; écla-tement de la famille et augmenta-tion des naissances hors mariage, desdivorces et des familles monoparen-tales ; perte de confiance en la jus-tice et montée de l’insécurité et desincivilités ; discrédit aggravé despartis et du personnel politiques etaugmentation des comportementsélectoraux volatiles, voire erra-tiques, des votes protestataires et del’audience du Front National… Ettout cela, bien évidemment, surfond d’aggravation de la fracturesociale, de la précarité de l’emploi etdu chômage, de la grande pauvretéet de l’exclusion sociale et civique.D’abord quelques faits significatifs :

depuis 1974, année habituellementdésignée comme celle du démar-rage de “la crise”, la richesse natio-nale, le pouvoir d’achat moyen desFrançais et le nombre total d’em-plois se sont tous accrus, certesmoins vite et moins régulièrementqu’auparavant, mais néanmoins sen-siblement. Ce constat ne préjuge enrien d’une distribution et d’un par-tage satisfaisants de ces biens ni del’adéquation de l’offre et de lademande à leur égard. Cette der-nière remarque vaut évidemmentd’abord pour l’emploi. C’est néan-moins le constat d’une société quicontinue de produire et de se déve-lopper.Ensuite, quelques opinions moinspessimistes qu’on ne le dit générale-ment. Malgré “la crise”, une trèslarge majorité de Français se disent“heureux” et “satisfaits de la vie(qu’ils) mènent” et, s’ils ont globale-ment une perception négative del’évolution du niveau de vie, cetteopinion vise beaucoup plus leniveau de vie des autres que le sienpropre et le nombre de ceux quiestiment s’en sortir mieux que l’en-semble des Français s’est accru dansla décennie 80. Un troisième coupde projecteur vient encore renforcerces zones de clarté du tableau : ana-lysant les valeurs des Français entre1981 et 1990 à partir des résultats de“l’enquête européenne sur lesvaleurs”, une équipe de sociologuesréunis par Hélène RIFFAULT relèveque ces mêmes années de crise ontvu se stabiliser, se renforcer et segénéraliser un ensemble cohérentde valeurs individuelles (liberté, res-pect, tolérance, responsabilité…) etcollectives (droits de l’homme,

Passant en revue les différentes formes de sociabilité (famille, voisinage,vie associative et travail), Jean-Pierre Worms brosse un tableau moinssombre que celui habituellement dépeint. Mais le décalage entre les aspirations des individus et les institutions se creuse.

La crise du lien social(1)

Développements

L

(1). Ce texte est extrait d’un article plus completet plus long publié sous le titre “La crise du liensocial, le problème du chaînon manquant” (RevueEMPAN, décembre 1998).

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démocratie pluraliste, respect de lanature…) qu’INGLEHART qualifie de“post matérialistes” et qui consti-tuent, selon ces chercheurs “laforme dominante des repèressociaux communs à la très grandemajorité des Français”. Concernantle lien social lui-même, l’immensemajorité des Français a maintenu,voire accru pendant ces années decrise la valeur accordée aux princi-pales instances où se forgent les lienssociaux les plus solides : la famille, letravail, les amis.Même les attitudes à l’égard del’immigration sont moins crispéesqu’on ne le dit : les derniers son-dages commandés par la commis-sion nationale consultative desdroits de l’homme dénotent, depuistrois ans, une plus grande accepta-tion de la différence ethnique danssa proximité immédiate et del’éventualité d’un mariage mixte deses enfants.Quant aux comportements, je neciterai ici qu’une seule donnée par-ticulièrement significative : la créa-tion de nouvelles associations aconnu une croissance exponentielledepuis 20 ans, densifiant le maillagede la société civile et marquant uninvestissement croissant de la viepublique par les citoyens.En matière d’opinions, de compor-tements ou de données “objec-tives”, on pourrait relever encorebien d’autres indications d’unesituation moins sombre que celleque l’on dépeint le plus souvent.Elle n’est évidemment pas rose pourautant car les mêmes sondages four-nissent d’autres éléments qui assom-brissent le tableau : croissancesignificative des inquiétudes – lesFrançais seraient donc heureux maisinquiets ? – persistance d’une

méfiance vis-à-vis des “autres” etmontée globale depuis 1974 de laxénophobie et du racisme engénéral – une tolérance qui se ren-force localement mais par l’exclu-sion des autres nationalement? – etsurtout une perte de confiance, unedistance critique, voire une certainedisqualification des institutions etdes mécanismes de la régulationpolitique et sociale : les syndicats, lespartis, les églises, la justice on l’a dit,mais aussi le parlement, l’adminis-tration, la presse – une vie civiqueplus active compensant une perte de légitimité des institutionspubliques ?…

Ainsi se dégage une imagecontrastée de bonheur privé et demalheur public, mais aussi decivisme privé et d’incivisme publiccroissant simultanément chez lamajorité des Français.Essayons de décomposer cetteimage, d’en démêler un peu les filspour que la trame d’une mutationsociale de cette importancedevienne un peu plus lisible. Pource faire, passons rapidement enrevue les différents domaines de lavie collective que nous avons cités,en partant de la proximité la plusimmédiate pour aller vers le niveaude la plus grande généralité, etdemandons-nous si les changementsrepérés n’obéiraient pas à certainesgrandes tendances d’évolutioncommunes qui permettraient demieux en comprendre la significa-tion générale.

La sociabilité familiale

Elle paraît certes ébranlée fortementpar le non respect croissant des pres-criptions qui définissent tradition-

nellement “la famille” : on se mariede moins en moins souvent pourvivre en couple, on divorce ou on sesépare plus fréquemment, on amoins d’enfants et plus souvent horsdu mariage, et il est plus fréquent deles élever seul, par nécessité ou parchoix, les couples homosexuels sontplus nombreux et plus publics, lescomportements sexuels sont pluslibres et leur diversité mieuxacceptée.L’opinion suit et même précède cesévolutions : elle approuve le droit àces comportements déviants parrapport aux prescriptions de la tra-dition plus largement qu’ils ne sonteffectivement pratiqués. Nous assis-tons à une diversification croissancedes modèles familiaux et des opi-nions à leur égard, mais avec unetendance nette à ce que cette diver-sité de comportements et d’opi-nions devienne elle-même lanorme : le principe de liberté et deresponsabilité personnelle dans lechoix de son modèle familial feraitdésormais l’objet d’un consensusassez largement partagé. Cetteliberté, toutefois, n’est pas licencecar il apparaît que remplacer desinterdits institutionnels par un prin-cipe de responsabilité personnelleimplique en réalité un accroisse-ment de la pression morale sur lescomportements. Ce fait estconfirmé par l’évolution des atti-tudes des jeunes entre 1981 et1990 : ils délaissent beaucoup plussouvent le mariage pour se mettreen ménage, mais n’en respectent pasmoins, au contraire, le principe etles préceptes moraux.D’une façon générale, le prix quel’on attache à sa famille ne cessed’augmenter dans ces années decrise.Quand on demande aux Fran-

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Développements

çais – comme aux autres Européensd’ailleurs – ce à quoi ils attachent leplus de prix, la famille vient en tête,suivie du travail et des amis.Non seulement les formes de cettefamille tant aimée se diversifient augré des choix individuels, mais lesrôles familiaux eux-mêmes sont enpleine mutation.Au sein d’un couple tout d’abord –certes la femme y conserve souventla quasi exclusivité de la charge del’entretien de la maison et de l’édu-cation des enfants, voire de l’accom-pagnement d’une personne âgéedépendante – elle y a néanmoinsconquis beaucoup d’autonomie etd’égalité statutaire grâce à sa pré-sence accrue sur le marché du tra-vail, quasiment à égalité avec celledes hommes (en nombre mais certespas encore en rémunération !) :entre 25 et 50 ans, une femme surdeux travaillait ou cherchait du tra-vail en 1973 ; elles sont quatre surcinq aujourd’hui, et même neuf surdix quand elles sont célibataires. En1973, la majorité des femmes arrê-tait de travailler après le premierenfant ; aujourd’hui la majorité decelles qui arrêtent le fait après letroisième enfant. Ce sont là deschangements de comportementsaux effets culturels considérables –les attitudes d’ailleurs ont com-mencé de bouger : d’après laSOFRES, en 1978, les Françaisfavorables à un même niveau d’en-gagement professionnel et à un par-tage égal des tâches ménagères etd’éducation étaient nettementminoritaires (31 %) ; en 1994, ilsétaient devenus clairement majori-taires (54 %).Ces changements de rôles concer-nent aussi les autres membres de lafamille. Les enfants eux aussi ont

développé considérablement leurmarge d’autonomie ; cela s’observejusque dans le moment et la com-position des repas. Les adolescents etles jeunes adultes aussi, mais ils res-tent plus longtemps chez leursparents, prolongeant leurs étudesquand ils le peuvent et cherchantdans le cocon familial et dans l’uni-versité, chez les copains du quartierou de la fac, la chaleur, le statut et lasolidarité qui leur sont refusésailleurs, compte tenu de la difficultéd’accès au monde du travail où lejeune adulte construit traditionnel-lement son statut et ses lienssociaux. Les grands-parents enfinont vu se renforcer considérable-ment leur rôle au sein de la famille.En meilleure santé physique, intel-lectuelle et financière qu’aupara-vant, ils sont fréquemment ceux quilui garantissent un minimum desécurité et de stabilité, lui apportant,outre de multiples aides matérielleset morales, des repères identitairesparticulièrement précieux pourcette quête de racines apparemmentsi nécessaires pour entrer dans uneère de mobilité accrue et dans unespace-temps désormais planétaire.

Au terme de cette rapide visite desmembres de la famille, une image seforme d’une famille où les rôles etles statuts des uns et des autres ontconsidérablement évolué. Lesfemmes, au sein du couple, lesenfants, les adolescents, les grands-parents ont acquis, volontairementou non,de nouvelles marges d’indé-pendance ; les espaces et les tempspersonnels de chacun s’autonomi-sent et se dispersent, la cohabitationdes uns se prolonge, celle des autresse raréfie. Famille éclatée, maisfamille renforcée. Rarement, appa-

remment, l’attachement à la famillea été aussi fort. Elle demeure plusque jamais un havre de protectiondes liens affectifs et une référenceidentitaire irremplaçable. Elle estredevenue, en outre, le lieu parexcellence des solidarités d’urgence.

Mais ce n’est plus la même famille,c’est autant une famille que l’onchoisit qu’une famille dont onhérite. Les liens qui constituent son“capital social” sont des liens électifsplus encore que des liens imposéspar le sang et la tradition. C’est uncapital social recréé et réinvestiplutôt qu’un capital social offert etthésaurisé. Pour une élite privilé-giée, c’était autrefois un capitalsocial disponible pour conforter despositions dominantes dans lasociété ; pour beaucoup, c’était uncapital social utile dans une stratégiede mobilité sociale ascendante. Pourla grande majorité, aujourd’hui,c’est un capital de plus en plus uti-lisé comme une valeur refuge, uneressource privée qui protège contreles menaces du monde extérieurplutôt qu’une ressource que l’on serisque à investir sur la placepublique.

La sociabilité de voisinageC’est dans les comportements quo-tidiens de la vie sociale de proximitéque l’opinion croit déceler les signesles plus évidents d’une dégradationdu lien social. Et d’abord à travers lamontée des comportements délic-tueux.Dans un pays comme la France oùla criminalité est relativement stableet contenue dans des limites qui nemettent pas en cause la paix civile

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(environ 65 infractions cons-tatées pour 1000 habitants chaqueannée), ce n’est pas la grande crimi-nalité qui pose les problèmes les plusgraves pour le lien social.Très mino-ritaire dans l’ensemble des crimes etdélits, elle frappe fortement lesesprits, certes, et occupe les pre-mières pages des journaux, mais elledemeure toutefois extérieure à lavie quotidienne. Il n’en est pas demême de la petite délinquance etdes incivilités. Ce sont elles quicréent un sentiment d’insécuritéapte à saper la confiance en autrui,premier vecteur du lien social.L’immense majorité des infractionsde “petite délinquance” sont desatteintes aux biens et ce sont ellesqui ont crû le plus considérable-ment depuis 15 ans. Elles se com-mettent parfois avec violence, plusfréquemment dernièrement, maisles atteintes ou menaces à l’intégritéphysique demeurent néanmoinsune infime minorité des infractions.Ainsi, si la violence polarise lespeurs, ce sont les atteintes aux biens,le plus souvent sans violence, quicréent le sentiment d’insécurité.Celui-ci ne dépend, en fait, ni del’expérience personnelle d’avoir étévictime d’une infraction, ni durisque de l’être. Il dépend enrevanche fortement de la qualité desa propre insertion dans la société. Ilcroît statistiquement avec la désaffi-liation sociale. Il reflète moins lagravité d’une menace que la dégra-dation du lien social de celui quil’éprouve.La nature des infractions reflète éga-lement cette dégradation du liensocial chez leurs auteurs. Ce sont eneffet les désordres ou “incivilités”commis sur la voie publique par desjeunes cumulant les différentes

formes d’exclusion qui ont littérale-ment explosé depuis la crise : dégra-dation de boîtes aux lettres, tags,déchets et saletés dans les lieuxpublics, bruits excessifs, comporte-ments agressifs et volontairementdiscourtois. Ce sont des atteintes àtout ce qui symbolise l’ordre civil etsocial, précisément ciblées sur le liensocial lui-même. mais ce sont descomportements ambivalents : à lafois révolte destructrice des supportsd’une sociabilité dont on se sentexclu et affirmation provocatriced’une demande d’inclusion. Beau-coup de maires et de responsableslocaux l’interprètent à juste titrecomme un appel à une interventionsociale, voire policière, dans la cité.Il est significatif que ce soit parmiles mêmes groupes sociaux défavo-risés et fragilisés que l’on voitmonter fortement chez les plus âgésles sentiments d’insécurité et chezles plus jeunes les comportementsd’incivilités. Un désordre civil qui seretourne d’abord contre les siens.Ce sont bien là les deux faces d’unmême symptôme de dégradation dulien social.C’est en effet dans les “cités” de nosbanlieues que cette dégradation dulien social semble se polariser.Produits symptomatiques de lacroissance économique et démogra-

phique des années d’après-guerre(2),elles sont devenues le symbole desdifficultés actuelles. Ségrégationssociale, spatiale, ethnique s’y super-posent ; elles concentrent les pro-blèmes les plus aigus d’uneexclusion aux multiples facettes etpolarisent la majorité des peurs etdes fantasmes xénophobes et racistesde nos concitoyens. Mais sont-ellesréellement ces lieux d’anomie quel’on imagine si volontiers ? Certesl’intégration sociale s’y avère parti-culièrement difficile ; l’habitat y estaussi dégradé que la situation socialedes habitants ; les équipements etservices d’accompagnement de lavie locale, publics et privés, y sontde plus en plus rares ; l’emploi y estpratiquement inexistant ; les réseauxde déplacement (vers l’école, laposte, la sécurité sociale, le travail,l’épicier, le cinéma ou le stade…) nese croisent plus ; on ne rencontreplus les mêmes personnes ; on neforme pas vraiment une “sociétélocale”. On ne forme pas non plusune “communauté politique”, carces “cités” n’en sont pas vraiment ;simples quartiers de villes, leur gou-vernement est ailleurs, assuré pard’autres. Ce ne sont pas des condi-tions qui facilitent l’intégration à lasociété globale. Pourtant, une obser-vation fine de ces quartiers popu-laires y découvre une sociabilitédiscrète mais omniprésente. Unecertaine intégration sociale s’y pro-duit, mais dans des sous-ensembles,par différenciation, d’un grouped’immeubles à l’autre, parfois mêmeà une échelle plus restreinte, tou-jours sur une base de proximitégéographique, très rarement seule-ment sur une base ethnique.Les solidarités s’y construisent enréseaux d’entraide, de proximité

(2). Après un demi-siècle de quasi stagnationdémographique, les bouleversements du demisiècle suivant sont considérables : en 1946, nousétions quarante millions, dont la moitié habitaitencore en zone rurale ; cinquante ans plus tard,nous sommes soixante millions (50 % de crois-sance démographique en un demi siècle), dont80 % habitent en zone urbaine, un quart de cesurplus de population provenant de l’immigrationde main d’œuvre, nécessitée par la croissance des" trente glorieuses ".Telle est l’origine de lacroissance démesurée de nos banlieues.

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immédiate pour gérer les problèmespratiques communs (des voisins quiéchangent des activités de brico-lages) pour se défendre ensemblecontre certaines menaces de l’envi-ronnement (les habitants d’une tourqui se mobilisent pour empêcherune expulsion), pour organiserdiverses activités de loisir (ran-donnée de motards, “sorties” dejeunes, activités musicales ou spor-tives…). Petites communautés derepli, ces groupes où se tissent devéritables liens sociaux peuvent,dans certaines circonstances, être unpoint d’appui pour entrer en rela-tion constructive avec l’environne-ment et tisser des liens sociaux plusouverts. Un exemple intéressant estfourni par ces mères de familles quise groupent pour accompagner àtour de rôle les jeunes enfants àl’école et les protéger des réseaux deracket ou de drogue. Dès lorsqu’elles sont reconnues dans cettefonction d’utilité sociale et associéesau fonctionnement de l’école, ellesjouent un rôle de passerelle entreune petite communauté referméesur elle-même et ce sas vers l’espacepublic que représente l’école.

Mais de tels faits restent l’exceptionet ces cités de banlieue demeurentpour l’essentiel des lieux de reléga-tion sociale où les liens de sociabi-lité qui s’y forgent, aussi fortssoient-ils, sont fragmentés et auto-centrés, sans interconnexion, nientre eux, ni avec le reste de lasociété. Un fort potentiel de liensocial y est comme repoussé dans lasphère privée d’une multiplicité depetits réseaux de relations inter-individuelles sans pouvoir débou-cher dans l’espace public desrelations véritablement collectives.

La sociabilité associative

La participation à des associations,au-delà des relations amicales avecses voisins et des liens de solidaritécommunautaire, organise de façonplus institutionnelle cette sociabilitélocale privée.

On insiste souvent, avec raison, surla faiblesse relative du phénomèneassociatif français par rapport à celuiqui existe dans la grande majoritédes autres pays européens et auxÉtats-Unis et on s’accorde pourexpliquer cette spécificité françaisepar l’influence prépondérante ducatholicisme et du centralisme éta-tique par rapport à des pays où laculture civique est imprégnéed’éthique protestante et où l’État estmoins omniprésent.

Le diagnostic est exact ; pour l’es-sentiel, l’explication l’est aussi. L’É-glise catholique et l’État se sontdisputé au cours des siècles lemonopole de l’organisation et ducontrôle de la société civile, lui lais-sant peu d’espace et de liberté pours’organiser elle-même. L’État poursa part a mené un combat constantcontre toute forme d’organisationcollective susceptible de fragmenterla société et de s’interposer entre luiet les citoyens. En outre, contraire-ment à nombre de pays et notam-ment à l’Italie et à l’Allemagne, lessyndicats et les partis français n’ontpas cru utile de se doter de prolon-gements associatifs pour accroîtreleur rayonnement dans la sociétécivile.

Malgré tous ces freins et contraire-ment à une idée généralementrépandue, un secteur associatif

limité en extension mais particuliè-rement dynamique, a toujours existéen France. Il constituait un contre-poids, plus ou moins toléré, indis-pensable à l’équilibre social del’État-Nation, et souvent aussi uneexcroissance, voire un démembre-ment de l’Église catholique ou del’État, notamment pour l’exercicede responsabilités caritatives, sani-taires ou éducatives.

À partir des années 60, on assiste àun véritable boom de la création denouvelles associations : depuis la loide 1901, le rythme de croissance dunombre de nouvelles associationsenregistrées chaque année avait étérelativement modéré, représentantun taux moyen de croissanceannuelle de l’ordre de 1,8 %. Àpartir de 1960, ce taux explose litté-ralement et augmente de plus enplus rapidement au fil des années :on enregistre un taux moyen decroissance annuelle de 4 % entre 60et 70, de 5 % entre 70 et 80 et de5,5 % depuis. On a créé en 1994,5 fois plus d’associations qu’en 1960 :12633 en 1960, 65056 en 1994.

Cette croissance associative relèvede trois explications principales :• de nouvelles pratiques institution-nelles des pouvoirs publics ;• de nouveaux enjeux de vie collec-tive ;• de nouvelles aspirations descitoyens.

La première cause du développe-ment associatif est en effet l’exten-sion du champ de compétence etd’intervention de la puissancepublique. L’analyse fine de la courbede croissance associative ne laisseaucun doute à cet égard : chaque

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fois que l’État se voit attribuer unenouvelle responsabilité ou que lescitoyens bénéficient de nouveauxdroits, de nouvelles associations secréent : les citoyens s’associent face àla puissance publique pour mieuxfaire prendre en charge leurs intérêtsou faire valoir leurs droits. Ce qui sepasse en réalité est exactement l’in-verse de ce que prédit la théorie desvases communicants qui voudraitque l’extension de l’État-provi-dence se fasse aux dépens de la vieassociative. Elle en est, au contraire,un exceptionnel stimulant. Celan’est d’ailleurs pas sans poser desproblèmes aux associations.

Pour partager la charge de nouvellesresponsabilités et faciliter l’ajuste-ment local de l’offre publique à ladiversité de la demande sociale, maisaussi pour échapper aux contraintesadministratives et comptables del’Administration, l’État confie deplus en plus volontiers par contrat lamise en œuvre partielle des poli-tiques publiques à des associations. Ilva même jusqu’à en créer de toutespièces pour la circonstance. Depuisla décentralisation, les collectivitésterritoriales ont pris le relais de cemode de relation avec les associa-tions. Bien entendu, une telle “ins-trumentalisation” par les pouvoirspublics de la formule associative sefait au détriment de la qualitédémocratique interne et de lamobilisation des énergies civiquesqui sont l’essentiel de l’apport asso-ciatif. L’importance des finance-ments publics était déjà une descaractéristiques du mouvementassociatif français (plus de 50 % desressources, tous secteurs associatifsconfondus). Cette dépendancefinancière et cette perte d’auto-

nomie civique ne cessent de croîtreavec le développement de lacontractualisation.On ne peut toutefois limiter l’ana-lyse des évolutions du mouvementassociatif français à ces effets induitsd’ordre quantitatif et quasi méca-nique. Les changements les plusimportants sont en effet d’ordrequalitatif. Ils sont liés aux nouveauxenjeux qui mobilisent les citoyens etles poussent à s’associer et aux nou-velles motivations qui les animentpour le faire. Les questions socialesles plus brûlantes d’aujourd’hui tou-chent au fondement même de lacohésion sociale, à notre capacité àvivre ensemble ; leur solution nepeut relever seulement de l’exten-sion du champ et des procédures del’État-providence ; elle exige aussil’intervention de citoyens associés.S’agissant de la lutte contre de nou-veaux fléaux sociaux comme latoxicomanie, le sida ou la montéede la violence – notamment celledes jeunes, voire des enfants – de lagestion locale et quotidienne desrelations intercommunautairesd’une société de plus en plus multi-culturelle, de la solidarité entre lesgénérations et notamment de l’ac-compagnement de la grande dépen-dance, des initiatives locales dedéveloppement de l’emploi et deréinsertion des exclus… dans tousces domaines, l’action des intéresséseux-mêmes, de leurs proches et descitoyens concernés est un facteur decohésion sociale et de maîtrise col-lective du changement qu’aucunepolitique publique, si nécessaire soitelle, ne saurait remplacer. Il y a dansla nature même des changements encours, une formidable incitation àl’action collective de proximité,mobilisant directement les citoyens.

Mais il est d’autres questions desociété moins dramatiques mais quiont un impact tout aussi évident surle développement de la vie associa-tive. L’importance croissante dutemps hors travail libéré pour lesloisirs, notamment celui d’unnombre de plus en plus importantde retraités parfaitement validesintellectuellement et physiquement,pose avec force la question du degréet de la forme que peut prendrel’organisation collective (associative)de ce temps de loisir, en mêmetemps qu’elle libère du temps pourl’engagement associatif.

En outre, différentes études demotivations et de valeurs montrentque, si la recherche d’un statut socialà travers l’engagement associatifexiste toujours, elle s’est déplacéesocialement et n’est plus, loin s’enfaut, dominante. Elle s’est déplacéedans la mesure où, à côté d’unepetite élite bourgeoise, plus souventaujourd’hui de la petite bourgeoisieque de la grande, pour qui elleconserve son intérêt ancien destructurer et positionner un groupede dirigeants en lui donnant visibi-lité et légitimité civique, cetterecherche de statut se repère surtoutchez certains retraités, chez certainesfemmes, voire chez certains chô-meurs pour qui l’engagement béné-vole est comme un substitut dutravail comme support d’identitésociale. Ce n’est pas du tout, on levoit, la même fonction sociale…

Cette recherche de statut n’est plusdominante dans la mesure où préva-lent massivement des motivationsd’un tout autre ordre : développerson propre champ d’intérêt et derelations sociales et participer à la

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reconstruction du lien social deceux qui en sont le plus dépourvus.Les préoccupations de développe-ment personnel et de solidarité avecautrui se recoupent et s’articulentl’une sur l’autre.

Les nouvelles motivations de l’enga-gement associatif sont reflétées dansles évolutions contrastées des diffé-rents types d’associations. Certainessont en perte de vitesse alors qued’autres font preuve d’une grandevitalité. Nombre d’anciennes asso-ciations, qui représentaient les grosbataillons du mouvement associatiffrançais et monopolisaient l’essentielde ses moyens financiers ethumains, connaissent des difficultéscroissantes de recrutement militantet semblent en perte relative d’au-dience et d’attractivité. Sont notam-ment concernés les grands réseauxde l’éducation populaire et du tou-risme social hérités des mouve-ments sociaux du Front Populaire etde la Libération, les grandes fédéra-tions associatives du secteur social etmédico-social, dont beaucoup sontissues du christianisme social, voireles grandes associations de rassem-blement et de défense d’intérêtscatégoriels. Mais de nouvelles asso-ciations font preuve d’un dyna-misme exceptionnel. Beaucoupmoins puissantes et beaucoup moinsstructurées, elles canalisent néan-moins une bonne partie de l’énergiecivique disponible aujourd’hui. Lacroissance du nombre et de la diver-sité des associations culturelles, d’ex-pression artistique et notammentmusicale, des mouvementsd’échange d’idées et de savoirs, desclubs de loisirs de toute sorte etnotamment des associations spor-tives, exprime clairement ce besoin

d’épanouissement, d’expression etde reconnaissance de la richessepersonnelle des individus. Parallèle-ment et complémentairement, lamultiplication des associations dedéveloppement économique etsocial, d’insertion et de lutte contretoutes les formes d’exclusion, desolidarité internationale, de défensedes droits civiques et sociaux, departicipation à la vie locale, dedéfense de l’environnement, repré-sente non moins clairement l’affir-mation d’une forte volonté deprésence dans l’espace public etd’intervention directe sur les princi-paux enjeux collectifs.

L’attitude des jeunes à l’égard dumonde associatif est un excep-tionnel révélateur de ces évolutionset jette sur elles une lumière crue.Les jeunes semblent avoir déserté lesassociations. Les responsables desgrands réseaux associatifs s’en plai-gnent et blâment leur abandon desvaleurs de solidarité et de responsa-bilité civique et leur repli sur lesvaleurs individualistes d’un hédo-nisme égoïste à courte vue. Lesenquêtes d’opinion et surtout lesétudes et témoignages de terrainmontrent que la réalité est touteautre.

D’abord une donnée statistique : lepourcentage de ceux qui déclarentêtre membre d’au moins une asso-ciation a augmenté ces dernièresannées beaucoup plus fortementchez les moins de 25 ans (+ 13 %entre 1983 et 1996 d’aprèsl’INSEE) que chez toute autreclasse d’âge. Mais leur engagementassociatif n’est pas de même nature,ni dans les mêmes associations quecelui des générations précédentes.

Tout autant que les générations pré-cédentes, les jeunes d’aujourd’huisont travaillés par des interrogationset des exigences éthiques relatives àleur destin et responsabilité person-nelle, à leur relation à autrui, à leurresponsabilité collective. Mais larapidité avec laquelle s’accroîtaujourd’hui le décalage culturelentre les générations, leur difficultéd’insertion professionnelle et socialeet surtout la surdité de toutes lesinstitutions à leur égard, les condui-sent à des modes de socialisationrelativement déconnectés de ceuxdu monde adulte dont nombre d’as-sociations font notoirement partie.Leur relatif désintérêt, pour lesmieux établies d’entre elles dans lepaysage institutionnel des adultes, nesignifie, toutefois, nullement unesorte “d’incompétence associative”congénitale de la jeunesse actuelle.

Deux faits méritent à cet égardd’être relevés :• l’importance de la sociabilité de proxi-mité des jeunes. Le groupe, lescopains, la bande occupent uneplace considérable dans la vie desjeunes. Ils font tout, ou presque, col-lectivement. Circulent ainsi entreeux beaucoup de valeurs d’échange,de solidarité, de réciprocité. Sansdoute s’agit-il le plus souvent d’unrepli sur le groupe restreint, d’uneforme de retrait dans un cocon pro-tecteur ; mais c’est aussi une façonde se poser face au monde adulte etdonc d’entrer en contact avec lui.

• l’engagement significatif de nombreuxjeunes dans des actions collectives deforme associative altruistes. Face auxmenaces auxquelles ils sont les plussensibles, souvent parce qu’elles lesconcernent au premier chef, ils

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s’engagent et agissent collective-ment : actions contre la drogue, lesida, la violence, le racisme, maisaussi engagement pour des grandescauses “humanistes”. Grands mou-vements de solidarité, droits del’homme, droits civiques et sociaux,aide au développement…

Mais ces groupes, ces “collectifs”,prennent rarement la forme d’asso-ciations déclarées, sauf lorsque lesrelations avec les autorités locales ledemandent. Ils restent de petitesstructures de proximité où les exi-gences de la sociabilité remplacentles contraintes des règles formelles.Actifs dans des lieux, auprès dupublic, voire sur des enjeux quiéchappent en partie aux associationsplus institutionnelles, ils révèlent destensions que connaît l’ensemble dumonde associatif pour s’adapter auxformes de sociabilité et aux aspira-tions nouvelles de la sociétécontemporaine.Comme les syndicats et les partispolitiques, les associations proposentune forme de participation à la viecollective qui ne correspond plus engrande partie à ce que souhaitentnombre de nos contemporains.Réellement avides de sociabilité etsoucieux de contribuer à la solida-rité, ils souhaitent en même tempsconserver à tout moment la maîtrisede leurs choix et de leurs engage-ments personnels ; ils sont particu-lièrement rétifs face à tout ce qu’ilsressentent comme un embrigade-ment. Cette extrême personnalisa-tion de l’engagement collectifperturbe autant les associations queles autres formes organisées de la viesociale.Une autre manifestation de cetteinadéquation entre la forme institu-

tionnelle des associations et les atti-tudes des citoyens, s’exprime dansce que les responsables associatifsnomment le “zapping” associatif,l’extrême mobilité, voire la volatilitédes engagements associatifs. Leprincipe associatif traditionnel estl’adhésion sur un projet global àréaliser sur une longue durée parune suite indéterminée d’actionsponctuelles. Les citoyens d’aujour-d’hui s’engagent souvent dans uneassociation pour une action précise,clairement délimitée dans le tempset dans l’espace ; s’ils sont satisfaitsdu résultat et si l’action suivante lesintéresse autant, ils renouvellent leuradhésion, sinon ils vont ailleurs. Lemonde associatif perçoit ce zappingcomme incohérent ; les intéressés levivent comme la garantie de leurcohérence personnelle.

L’analyse de dynamiques associativescontemporaines montre à quelpoint la préservation de son inté-grité personnelle et la recherched’opportunités de développementde ses propres potentialités sontdevenues les moteurs de l’engage-ment des individus dans l’actioncollective. Cela peut donner nais-sance à une simple juxtaposition demorceaux de lien social difficiles àrattacher les uns aux autres et àrelier aux institutions de la régula-tion sociale globale. La volatilité desengagements associatifs précédem-ment signalée et l’extrême mobilitéinter-associative, accroissent encorela difficulté, particulièrement pourune culture et des mécanismes institutionnels français traditionnel-lement peu ouverts à la reconnais-sance et à la valorisation de ladiversité et de l’autonomie desforces vives de la société civile.

La socialisation par le travail

Sans entrer dans le débat sur “la findu travail”, notons en tout cas quece n’est pas la fin de la valeur du tra-vail, du moins telle qu’elle estperçue par nos contemporains.Toutes les enquêtes d’opinion l’at-testent, plus le travail se fait rare etplus on est menacé de le perdre, plusest élevé le prix qu’on lui attache.Ladégradation de l’offre de travailn’entraîne pas la dégradation de savaleur, bien au contraire. Depuisdeux siècles, c’est un des lieuxessentiels où se construisent et setransmettent les identités sociales,où se négocient et se structurent lesrapports sociaux. C’est à ce niveauqu’apparaît, avec le plus de clarté etde brutalité, la décomposition delien social ; c’est à ce niveau aussiqu’on a le plus de mal à discerner lesdynamiques porteuses de sa recom-position. C’est par excellence le lieude la “crise”.Il est significatif, à cet égard, queviennent en tête de toutes les caté-gories socio-professionnelles pourl’importance accordée au travail, lesouvriers non qualifiés ; on connaît lepoids des menaces qui pèsent surleur emploi et des handicaps sociauxqui en découlent. L’analyse de leursituation fournit de précieuses indi-cations sur la nature des évolutionsqui affectent le travail comme sup-port de lien social.L’importance, en France, du poidsdes travailleurs sans qualification surle marché du travail (50 % de lapopulation active est encore auniveau de qualification inférieur àun CAP!) explique une part nonnégligeable de l’importance du chô-mage en France et des difficultés

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pour le réduire. Les causes “structu-relles” sont connues : nous noussommes industrialisés plus tard quenos principaux partenaires euro-péens et nous avons rattrapé notreretard à marche forcée. Pendant lareconstruction de l’immédiat après-guerre puis pendant “l’impératifindustriel” que Georges Pompidoua incarné mieux que d’autres, nousavons attiré massivement vers desemplois industriels une maind’œuvre sans qualification venant denos campagnes et de nos anciennescolonies, toute désignée pour desemplois non qualifiés de systèmes“tayloriens” d’organisation d’uneproduction de masse. Nous noussommes ainsi précipités, plus quetous nos voisins européens oumême que les États-Unis, dans cetteforme “d’organisation scientifiquedu travail” qui correspondait nonseulement aux exigences d’unmarché de produits standardisés enrapide expansion, mais aussi aumode de commandement préféréde nos ingénieurs imprégnés decette conception bien françaised’une élite ayant le monopole de larationalité en matière d’organisationsociale. La sortie obligée du modèletaylorien d’organisation du travail, ledéveloppement des services et desformes tertiaires dans la productionet à sa périphérie, l’appel croissant àl’intelligence et à la créativité destravailleurs, l’arrivée massive desfemmes sur le marché du travail etde générations plus nombreuses etplus instruites, tous ces facteurs sesont combinés pour exclure dura-blement de l’emploi une partimportante de cette main d’œuvreouvrière et pour tirer vers le bas sonniveau moyen de revenu.Avec les jeunes et les femmes qui

éprouvent des difficultés spécifiquespour entrer dans l’emploi, dues aumoins autant aux rigidités de l’offred’emploi qu’à l’inadaptation de leurformation, les ouvriers non quali-fiés, particulièrement ceux de plusde 50 ans, payent ainsi le plus lourdtribut au chômage, à la “flexibilité”et à la précarité de l’emploi.

Pour les uns comme pour les autres,le coût psychologique s’ajoutantaux difficultés matérielles de l’ab-sence ou de l’insuffisance d’emploi,est aggravé par les nouveaux élé-ments de valorisation qualitative dutravail qui font désormais partied’une image de la valeur travail una-nimement partagée. Sous la pressionconjuguée des nouvelles technolo-gies et de la montée des valeursindividualistes, c’est en effet l’apportpersonnel de chaque travailleur quifait de plus en plus la valeur d’unposte de travail. Etre privé d’emploidevient alors le signe d’une sorted’infirmité personnelle condamnantcelui qui en souffre à une forme derelégation sociale de l’ordre de lafatalité.

Toutes les enquêtes d’opinion sonten effet exceptionnellementconvergentes quant aux transforma-tions qualitatives de ce que l’onattend du travail. Si la sécurité durevenu est, à l’évidence, un élémentde valorisation du travail quiconserve tout son prix, il est signifi-catif que des éléments de confort(horaires, vacances, pénibilité…) oudes éléments de “standing” (possibi-lités de promotion, considérationsociale…) perdent tous de l’impor-tance dans l’appréciation d’unemploi alors qu’en contrepartie engagnent dans des proportions signi-

ficatives (de 7 % à 15 % selon les casentre 81 et 90 pour l’enquête euro-péenne sur les valeurs) les élémentsrelatifs à la qualité des relationshumaines de proximité (la “bonneambiance”, la “possibilité de ren-contrer des gens”…) et surtout leséléments relatifs à la possibilité dedéveloppement personnel (travailintéressant, qui permet de “bienemployer ses capacités”, où on a del’initiative, de la responsabilité, oùon a “le sentiment de réussirquelque chose”…). En 1990, lesFrançais classent même l’intérêt dutravail comme la chose la plusimportante d’un emploi.

Ces attentes nouvelles à l’égard dutravail traduisent une importantemutation culturelle où l’on retrouvedes tendances déjà observéesailleurs : le prix croissant attachésimultanément à la qualité des rela-tions sociales de proximité (le pre-mier niveau de sociabilité), à lareconnaissance de la valeur particu-lière de chaque individu, de sa per-sonnalité et de ses potentialitésspécifiques et, enfin, à la maîtrise parchacun de son développement per-sonnel et de ses investissements col-lectifs.Mais les deux grandes collectivitéspropres au monde du travail, l’entre-prise et les syndicat ne sont guèreorganisées pour répondre à cesattentes.Malgré les discours sur le “manage-ment” et sur la “ressource humaine”- et malgré les lois Auroux - les pos-sibilités réelles d’expression et dedéveloppement autonomes offertespar les entreprises à leurs salariésdemeurent bien rares et bien incon-sistantes. Quant aux organisationssyndicales, leur conception de l’in-

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Développements

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Numéro 19 - Juillet 1999

térêt collectif comme dépassementdes intérêts personnels autorise dif-ficilement la reconnaissance et laprise en compte des spécificités indi-viduelles de leurs adhérents ; demême, la façon d’unifier la collecti-vité syndicale par des références glo-balisantes et à long terme, répondmal au souci d’engagement sur desobjectifs concrets et maîtrisables ;enfin, leur structuration verticale parbranche et par secteur de productionne facilite pas les solidarités horizon-tales entre des travailleurs de diffé-rentes entreprises d’un même bassind’emploi, lequel constitue à la foisl’espace imposé d’une mobilité pro-fessionnelle de moins en moins évi-table et l’horizon naturel d’unesociabilité de proximité élargie.Ces facteurs parmi d’autres, expli-quent sans doute la baisse considé-rable du taux de syndicalisation, déjàparmi les plus faibles d’Europe. Leseffectifs syndicaux ne sont plus quele tiers de ce qu’ils étaient il y a 20ans, réduits à moins de 5 % dans lesecteur privé et aux environs de12 % dans le secteur public. Ceuxqui entrent pour la première fois surle marché du travail, les jeunes et lesfemmes, les boudent ostensiblementavec des taux de syndicalisation quioscillent autour de 1 %. Quant auxchômeurs, ils ne sont pratiquementpas syndiqués et se sentent autantabandonnés par les syndicats que parles autres institutions de la représen-tation.La classe ouvrière a changé devisage et de préoccupations. Elle nese reconnaît plus dans l’image d’elle-même que lui renvoie le syndica-lisme.Elle n’est pas inerte pour autant.Mais les mouvements sociaux d’au-jourd’hui échappent en grandepartie aux organisations syndicales –

d’où l’émergence des coordinations- et ont changé de forme et denature. Le premier symptôme est labaisse tendancielle très forte dunombre d’heures perdues pour faitsde grève depuis 1976. Alors que lesannées de forte croissance avaientété celles d’une forte conflictualitésociale dans les entreprises, l’inverseest vrai depuis 20 ans. Même le plusfort mouvement social de ces der-nières années, celui de décembre1995,ne reposait que sur un nombrelimité de grévistes : les salariés destransports publics et de quelquesbureaux de poste. Il se déroulait plusdans la rue que dans les entrepriseset plus sur des enjeux de société quesur des enjeux de travail.Même si les difficultés socialesactuelles prennent leur source dansdes dysfonctionnements du marchédu travail, les syndicats ne parvien-nent pas à transformer “en luttessociales” les mécontentements etdésirs de changement par ailleurslargement partagés par l’ensemblede la population. La demandesociale s’exprime ailleurs que sur leterrain syndical et selon des formesnouvelles. La fonction expressivel’emporte sur la fonction revendica-tive. On assiste dès lors à des “évé-nements civiques” plus qu’à devéritables “mouvements sociaux” ;mais ce sont des événements nonreliés entre eux, ni même cumula-tifs, et qui ne parviennent pas às’inscrire dans la durée et à s’arti-culer sur les institutions de la repré-sentation et de la régulationpolitique et sociale.

Le chaînon manquant

La “ressource humaine” de nossociétés est considérable. Jamais les

individus n’ont été mieux formés,mieux informés, mieux outilléspour communiquer. Jamais ils n’ontété aussi forts et capables de liberté,désireux d’autonomie mais aussi desociabilité et de fraternité, douésd’un potentiel d’engagementcivique accru. On a vu aussi lamontée des valeurs “post-matéria-listes” capables de structurer unvéritable projet de civilisation pourle XXIe siècle. Et pourtant, on a vuce potentiel inemployé, stérilisévoire perverti. On a vu l’extrêmedifficulté que rencontrent les insti-tutions de la société civile, commecelles de l’État et de la société poli-tique, pour canaliser et “organiser”cette ressource latente, pour tisser latrame du lien social pour “fairesociété”. On croit plus que jamais àla valeur de la famille mais on rejetteles prescriptions qui la définissent,les citoyens s’associent plus quejamais pour entreprendre ensemblemais les grands réseaux associatifssont fragilisés, on investit le travaild’attentes qualitativement plusriches qu’autrefois mais ni l’entre-prise ni le syndicat ne sont capablesde les mobiliser et de les satisfaire,on est en recherche de valeurs spiri-tuelles et morales fondatrices maison déserte les églises, les idéologieset les morales établies. On aspire àces valeurs civiques fortes et univer-selles et on est prêt à investir l’espacepublic pour les défendre et les pro-mouvoir mais on ne fait plusconfiance aux institutions publiqueset politiques pour relayer ces aspira-tions et cette énergie civique.

Chaque fois, on a relevé l’impor-tance du décalage entre la forme del’institution et ce que l’on enattend, comme si les modèles orga-

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Développements

nisationnels étaient devenus obso-lètes, incapables de remplir leurfonction première : relier l’individuà la collectivité, construire du col-lectif à partir de l’individuel.Comme si la force et l’autonomiedes individus n’étaient pas un atoutmais au contraire un handicap pournotre société. Comme si on nesavait tisser un lien social que sur labase de la soumission des personnesqu’il relie.Le citoyen s’affirme aujourd’huicomme un individu aux spécificitésirréductibles. Cette revendicationindividualiste au sein de la citoyen-neté, cette forme de privatisation del’espace public, est un fait complète-ment nouveau qu’aucune de nosinstitutions d’expression, de repré-

sentation ou de régulation collec-tives ne sait reconnaître, une res-source qu’elles ne savent pasmobiliser. Le défi à relever est doncen grande partie d’ordre institu-tionnel. C’est celui d’une nouvelleingénierie de l’espace public pourconstruire des ponts, des passerelles :

- entre le monde de l’exclusion etles institutions de l’inclusion :l’école, la formation professionnelle,l’entreprise, l’habitat, les collectivitésterritoriales…- entre les aspirations nouvelles àl’autonomie et au développementpersonnels et les formes d’organisa-tion et d’action collective : associa-tions, mutuelles et coopératives,syndicats, partis…

- entre la diversité des individus etdes cultures de sociétés de plus enplus ouvertes sur le monde et lesvaleurs universelles d’un Etat dedroit sans lequel il n’y a pas dedémocratie ni de république

C’est le défi du “chaînon man-quant” de notre lien civique etsocial, celui qui permettra l’éclosionde “l’individualisme démocratique”du prochain siècle.

JEAN-PIERRE WORMS

Jean-Pierre Worms est sociologue auCNRS et secrétaire général de laFONDA (Association pour la vie asso-ciative).

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