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Mythes et réalités dans l’histoire du Québec tome 5 Marcel Trudel Histoire Cahiers du Québec Extrait de la publication

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Mythes et réalitésdans l’histoire

du Québec

Dans ce cinquième tome de Mythes et réalités dans l’histoire du Québec, Marcel Trudel partage encore ses souvenirs, certes, mais

continue également de préciser et d’éclaircir pour notre plus grand bénéfice certains aspects quelque peu oubliés ou certaines interprétations de l’histoire du Québec. Alliant rigueur analytique, connaissances historiques et pointes d’humour ironique, il évoque tour à tour Champlain et Frontenac sous des jours moins connus, et sans doute moins roses, une obsession particulière de l’évêque de Saint-Vallier, les étapes du mariage sous le Régime français de même que celles d’un voyage de Québec à Montréal en plein hiver, en 1753. Il rap-pelle également à notre mémoire différents achats d’esclaves effectués dans notre belle province, les hommes singuliers qu’ont été Bénédicte Arnold et Pierre-Léon Ayotte, sans pour autant négliger diverses préoccupations plus politiques telles que les distinctions entre les traités et les serments entourant la Conquête ainsi que différents types de révo-lutions relatives à l’administration, l’éducation

et l’évolution de la langue française, qui continue de façonner notre identité au sein du Canada.

Marcel Trudel

HistoireCahiers du Québec

MARCeL TRuDeLest professeur émérite

à l’université d’Ottawa et membre de l’Académie

des lettres du Québec. Son œuvre, qui compte

une quarantaine d’ouvrages dont Deux siècles d’esclavageau Québec (en collaboration

avec Micheline D’Allaire, Hurtubise, 2004) et la série

Mythes et réalités dans l’histoire du Québec

(Hurtubise, 2001-2010), s’est vue décerner de nombreuses distinctions et s’est imposée comme une référence pour

plusieurs générations d’historiens et de lecteurs.

ISBN : 978-2-89647-323-6

19,9

5 $

www.editionshurtubise.com

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CHAPITRE I

Le premier putsch politique en Amérique : Jacques Cartier en 1536

Vous n’êtes pas satisfait d’un gouvernement ? Vous le changez. La recette ? Faute d’un vote démocratique, vous avez le recours des armes, ou, par un coup de force moins violent, vous éli-minez ceux qui détiennent le pouvoir, comme l’a fait Jacques Cartier en 1536, ce qui s’appelle un putsch. Naguère, un manuel d’histoire annonçait aux jeunes du cours primaire : « Cartier apporte le petit Jésus aux sauvages ». Si les Amérindiens n’avaient pas encore connu la pratique du renversement de l’autorité, Cartier la leur apportait plutôt que le « petit Jésus », en effectuant le premier putsch que l’on connaisse en Amérique du Nord.

Même si les Européens avaient déjà eu des relations ami-cales avec les Amérindiens, Cartier se défie de ceux qu’il ren-contre. Quand il aborde la Gaspésie le 6 juillet 1534, il se voit entouré de Micmacs qui se bousculent pour lui vendre des fourrures : il essaie de les disperser en tirant au-dessus de leurs têtes, il n’y parvient qu’en envoyant parmi eux des « lances à feu ». On s’entend mieux le lendemain et les Français procèdent à une première cérémonie de troc. Quinze jours plus tard, dans la baie de Gaspé, la rencontre d’Iroquoiens donne lieu à une autre cérémonie de troc, mais, quand Cartier s’apprête à partir après avoir érigé une croix, le chef Donnacona se présente en

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canot avec ses fils et on comprend qu’il proteste contre cette croix. Cartier le laisse s’approcher, feint de lui offrir une hache en présent, bloque l’embarcation et fait monter les visiteurs à bord de son navire.

On parlemente sans trop se comprendre, faute d’interprète. Finalement, et c’est un premier coup de force, Cartier convainc Donnacona de le laisser emmener deux de ses fils en France, sur promesse de revenir bientôt avec eux. Il comptait ainsi faire un prochain voyage avec des interprètes bien entraînés.

Il revient avec eux l’année suivante, en 1535 et, en ce début d’automne, retrouve les Iroquoiens dans leur habitat de Stadaconé (Québec d’aujourd’hui), dans la région dite « Canada ». Les retrouvailles sont joyeuses de part et d’autre, mais dès que Cartier se prépare à repartir explorer en amont, vers Hochelaga (qui deviendra Montréal), autre établissement iroquoien, il constate que les habitants, dont le chef et ses fils Domagaya et Taignoagny, se tiennent loin de lui pour délibérer. Il finit par comprendre qu’ils s’opposent tant à ce voyage que ses interprètes refusent d’effectuer, qu’au fait que les Français passent l’hiver au Canada. Et tout de suite, les Iroquoiens montent une scène pour les effrayer : leur dieu annonce qu’il y aura bientôt tant de glaces et de neige que les Français périront tous. Cartier, qui ne connaît que l’hiver doux de la Bretagne, éclate de rire, traite ce dieu de sot et fait quand même le voyage.

Au retour, les Amérindiens manifestent leur joie, mais Cartier surprend ses interprètes toujours en train de comploter ; il est même prévenu par l’allié qu’il s’est fait dans le voisinage de Stadaconé qu’il doit se défier de Donnacona.

Les Français s’installent donc dans un lieu fortifié et se pré-parent à hiverner. Le dieu des Iroquoiens n’était pas si sot : la saison d’hiver ne sera pas du tout celle de Saint-Malo, mais celle du nord de l’Amérique. Et avec l’hiver apparaîtra une « grosse maladie » qui fait périr des hommes, le scorbut. À la mi-février, des 110 hommes, il n’en reste pas plus de 10 en santé. Cartier craint que les Amérindiens n’en profitent pour éliminer les étran-gers qu’ils sont. Il faut leur cacher la situation : quand on s’ap-proche du fort, les Français font beaucoup de tapage, comme si

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15Le premier putsh politique en Amérique

Illustration 1.1 : Jacques Cartier et les Amérindiens (Andrew Morris, Jacques Cartier, sa première rencontre

avec les autochtones à Hochelaga, maintenant Montréal, en 1535, Musée McCord d’histoire canadienne, v. 1850).

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tout le monde travaillait ferme. Le scorbut atteint aussi les Iroquoiens, mais eux savent s’en guérir. Cartier appren dra donc par la ruse quel est le remède : une tisane faite à partir de l’écorce du cèdre blanc. Mais on a tout de même perdu 25 hommes.

Le printemps venu, il faut songer à retourner en France. Cartier compte bien revenir pour maintenir la présence française en cette terre nouvelle. Cependant, les défiances réciproques continuent de s’aggraver et Donnacona va jusqu’à refuser cer-taines entrevues à Cartier. Que reste-t-il de l’alliance qu’il avait établie ? Un jour que les Iroquoiens tenaient une grande assem-blée de nature à inquiéter Cartier, celui-ci envoie certains de ses hommes pour savoir ce qui se passe. On est ainsi informé qu’un débat met en jeu le pouvoir de Donnacona : un rival, Agona, lui dispute le titre de chef. Et les fils de Donnacona, qui ont déjà fait l’expérience de l’exil, interviennent auprès de Cartier pour qu’il débarrasse le pays de ce rival en l’emmenant en France.

Cartier va alors jouer de « finesse ». Le roi, dit-il, ne veut plus qu’on ramène des Amérindiens en France, mais l’explora-teur consent volontiers à mettre Agona à bord de son navire et à l’abandonner en quelque île. En réalité, Cartier a plutôt tranché secrètement en faveur d’Agona. Il souhaite éliminer Donnacona et ses fils en qui il n’a plus confiance, et les ramener en France. Mais comment s’en saisir au moment de partir ?

Le 3 mai, fête de la découverte de la sainte Croix, est l’oc-casion toute trouvée pour tendre le piège en organisant une cérémonie solennelle où seraient invités Donnacona et les siens. Sur un signal de Cartier, ses hommes mettront la main sur eux et, hop, dans le bateau !

Dans le fort est dressée une croix de 35 pieds arborant l’écusson aux armes de la France. Des Amérindiens arrivent nombreux ; Donnacona et ses fils se placent devant le fort. Cartier en est tout joyeux, « espérant [s’]en saisir ». Il vient saluer Donnacona. Celui-ci rend les politesses, toujours avec l’« œil au bois et une crainte merveilleuse ». Cartier l’invite. On entre dans le fort, mais voici que Taignoagny, soupçonnant un piège, avertit son père et lui demande de sortir. Aussitôt, Cartier crie un ordre. Ses hommes saisissent Donnacona, ses deux fils et deux per-

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sonnages importants. Les autres Iroquoiens fuient à la déban-dade « comme brebis devant le loup, les uns [prenant] le travers par la rivière, les autres parmi le bois ». On met les prisonniers en lieu sûr. Le clan Donnacona est éliminé du pouvoir. Le putsch est réussi. La place est libre pour Agona.

Toutefois, les Iroquoiens protestent contre cet enlèvement, « huchant et ullant toute la nuit comme loups » et ils sont encore là, en foule, le lendemain. Cartier déclare alors à Donnacona que quand ils auront vu le roi de France pour lui décrire le fabuleux royaume du Saguenay d’où viennent une douzaine de pépites d’or, ils reviendront, dans 10 ou 12 lunes, largement récompensés par le roi. Donnacona se laisse convaincre et se montre devant le peuple pour le rassurer. Comme leur chef, les Iroquoiens se réjouissent, renouvellent l’alliance et apportent à leurs congénères de quoi manger pendant le voyage. Cartier réitère sa promesse : Donnacona et ses compagnons revien-dront. Cependant, l’auteur de la relation ajoute tout de suite : « Et ce disait pour les contenter ».

Le 6 mai, on met à la voile avec à bord 10 Iroquoiens, dont deux petits garçons et deux fillettes. On effectue un arrêt à l’Isle-aux-Coudres pour attendre le beau temps. D’autres Amérindiens, au courant des derniers événements, manifestent eux aussi leur étonnement. Donnacona assure qu’il reviendra dans une douzaine de lunes.

Parti de Stadaconé en 1536, Cartier ne peut y revenir que cinq ans plus tard, en 1541, plutôt qu’après une douzaine de lunes. Et il n’est plus le chef de la nouvelle expédition : il est aux ordres de Roberval, parce que, s’agissant cette fois d’établir une colonie, seul un noble peut commander. Cartier n’est chargé que de mettre en place un premier groupe de colons. Évidemment ses Amérindiens de 1536  ne reviennent pas à Stadaconé. Aux Iroquoiens qui lui rappellent sa promesse, Cartier explique que Donnacona est décédé en France. Et les autres ? Il trouve réponse à tout  en arguant qu’ils vivent en France comme de grands seigneurs et n’ont pas voulu revenir... Agona, devenu le chef de Stadaconé grâce au putsch de Cartier, se satisfait de cette réponse.

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L’explorateur va-t-il tirer profit de son putsch ? Agona renou-velle l’alliance dans la joie générale, mais Cartier, qui a ses raisons de se défier, ne revient pas s’installer près de Stadaconé. Il va plutôt établir ses gens à une quinzaine de kilomètres en amont, à l’autre extrémité du Cap-aux-Diamants, sur les bords de la rivière du Cap-Rouge. Entre Français et Iroquoiens, c’est de nouveau la défiance réciproque, et bientôt l’état de guerre. Convaincu d’avoir trouvé et chargé à bord de son navire de l’or et des diamants (en réalité, de la pyrite de fer et du mica), Cartier décide dès 1542 de rentrer en France sans attendre Roberval qui doit arriver avec la deuxième partie de la colonie. Cartier veut être le premier à faire savoir au roi que ce pays contient, comme l’Amérique espagnole, des richesses fabuleuses.

Le putsch de 1536 ne profitera pas plus à Roberval qu’à Cartier. Les Français devront se retirer du Saint-Laurent dès 1543 pour deux principales raisons, selon la carte de Desceliers en 1550 : le climat et l ’impossibilité de trafiquer avec les Amérindiens.

Notes bibliographiques Sur Cartier, on peut se reporter à l’ouvrage Les vaines tentatives,

volume I de notre série Histoire de la Nouvelle-France, publié aux Éditions Fides en 1963, ainsi qu’au tome I du Dictionnaire biogra-phique du Canada, paru en 1966 aux Presses de l’Université Laval et de l’Université de Toronto.

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CHAPITRE II

Québec, poste de douane entre l’Europe et l’Asie ?

Partir du port de Québec pour rejoindre les Grands Lacs et, de là, atteindre l’océan Pacifique et faire ainsi de ce port l’escale obligée entre l’Europe et l’Asie… Un rêve fou de Champlain en 1618 ? Au XVIIe siècle, on avait de bonnes raisons d’y croire. Voyons un peu comment se déroulent les premières explorations du continent nord-américain.

En naviguant d’Espagne vers l’ouest en 1492, Christophe Colomb parvient à une terre qu’il croit faire partie de l’Asie. Venu d’Angleterre cinq ans plus tard, le Vénitien Giovanni Caboto (Jean Cabot) navigue vers l’ouest et découvre beaucoup plus au nord un territoire qui, pour lui aussi, est l’Asie. Les Anglais se vantent alors d’avoir « acquis une partie de l’Asie sans donner un coup d’épée » ; et une carte de cette époque qualifie les « terres-neuves » de cap de l’Asie.

Or, voilà qu’en 1513 l’Espagnol Balboa, à la hauteur de ce qui sera l’Amérique centrale, découvre du côté ouest un océan. Un nouveau continent barre donc la route entre l’Europe et cette Asie que l’on croyait atteindre en traversant l’Atlantique.

Comment franchir cette barrière qui paraît sans ouverture ? Le Portugais Magellan en découvre bien une, mais tout àfait à l’extrême sud du continent. Peut-être y aurait-il une route plus courte entre une de ces nouvelles terres, dites « Floride », et celles de Cabot plus au nord ? Peut-être qu’entre ces terres se rejoignent l’Atlantique et l’océan de Balboa ? Ou, au moins, pourrait-on y trouver un moyen de passer d’un océan à l’autre ?

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Voilà ce que cherche le Florentin Verrazano au service de la France. Il entreprend en 1524, à partir de la Floride, l’examen du littoral atlantique en remontant vers le nord. Il a beau navi-guer pendant plusieurs jours, il se bute sans cesse à la barrière continentale, sauf lorsqu’il arrive à la hauteur de ce qui sera le cap Hatteras, en Caroline du Nord.

Cette mer d’Asie que l’on cherche entre la Floride et les « terres-neuves » de Cabot, on croit enfin la trouver par-delà « un isthme large d’un mille et long de 200 ». Verrazano écrit avec une émotion touchante : « Du navire on apercevait la mer orientale vers le nord-ouest. Cette mer est sans doute celle qui baigne l’extrémité de l’Inde, de la Chine et du Cathay. Nous navigâmes [sic] le long de cette île avec l’espérance tenace de trouver quelque détroit ou mieux un promontoire qui achevât cette terre vers le nord, afin que nous puissions pénétrer jusqu’aux bienheureux rivages du Cathay. » Ah ! si cette « espé-rance tenace » avait eu sa récompense, la route de Magellan devenait désuète, la partie était gagnée, la France détenait l’ouverture pour passer de l’Atlantique au Pacifique et s’assurer du monopole sur le lucratif commerce avec l’Asie ! On devra néanmoins se contenter, au retour en Europe, de montrer sur des cartes, au-delà d’une étroite barrière de terre, un océan que le cartographe appelle mare Indicum, « mer d’Asie ».

Or, cette mer que l’on croyait apercevoir à la hauteur du cap Hatteras n’était qu’illusion. Ce que l’on croyait être l’océan Pacifique était le Pamlico Sound fermé ou presque par un isthme sableux, large de 20 milles. Le navire de Verrazano reprend sa route vers le nord jusqu’à la hauteur des « terres-neuves » sans trouver l’ouverture désirée.

Les autres explorateurs européens ne seront pas plus heu reux : ni Cartier, qui entre en 1535 dans un Saint-Laurent permettant pourtant de pénétrer dans la profondeur de ce continent (mais le navigateur ne remonte pas au-delà du futur Montréal) ; ni Roberval, qui occupe le Saint-Laurent en 1542-1543 sans aller plus loin. Toutefois, son pilote Alfonse émet l’hypothèse que la rivière Saguenay est un bras de mer qui conduit à la mer d’Asie. Les Français se retirent toutefois sans poursuivre l’exploration.

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21Québec, poste de douane entre l ’Europe et l ’Asie ?

Illustration 2.1 : La mer d’Asie(Carte tirée de l’Atlas de la Nouvelle-France de Marcel Trudel,

Québec, Presses de l’Université Laval, 1973).

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Au début du siècle suivant, le géographe Champlain est convaincu qu’en remontant le Saint-Laurent par le bassin des Grands Lacs, on rejoindra l’océan Pacifique. Après son échec contre l’Iroquoisie, il a hiverné chez les Hurons, près de l’un de ces Grands Lacs auquel il donne le nom de « Mer douce » et, dans sa carte de 1616, fait communiquer cette Mer douce à l’ouest avec une autre étendue d’eau. Est-ce le Pacifique ? Le cadre de la carte tombe ici à point pour dispenser Champlain de nous répondre...

Quoi qu’il en soit, ce dernier est certain que le Saint-Laurent est la réponse à la grande interrogation que l’on se pose sur le passage vers l’Asie. Selon son mémoire de 1618, le fleuve Saint-Laurent est le « chemin raccourci pour aller à la Chine ». Québec deviendrait ainsi le poste de douane entre l’Europe et l’Asie.

L’imagination de Champlain s’emballe. Par le Saint-Laurent, on aurait « le moyen de parvenir facilement au royaume de la Chine et des Indes occidentales, d’où l’on tirerait de grandes richesses ». En plus du profit des marchandises de la Nouvelle-France, le roi retirerait profit « de la douane des mar-chandises qui viendraient de la Chine et des Indes, laquelle surpasserait en prix dix fois au moins toutes celles qui se lèvent en France, d’autant que par le passage prétendu [par le sieur de Champlain] passeraient tous les marchands de la chrétienté, s’il plaît au roi de leur octroyer ledit passage ».

Et puisque ce raccourci entre l’Europe et l’Asie est là, il faut le prendre. Ce que fait Jean Nicollet une dizaine d’années plus tard (probablement sous l’occupation anglaise de 1629-1632), selon la relation du jésuite Le Jeune. Chargé d’une mission de paix auprès des Amérindiens du lac Supérieur, il est convaincu lui aussi qu’il sera sur la route d’Asie et pourra (comme l’avait pensé Christophe Colomb) traiter avec les autorités asiati-ques. Il met alors dans ses bagages « une grande robe de damas de la Chine, toute parsemée de fleurs et d’oiseaux de diverses couleurs » (mais où diable avait-il pu se procurer ce costume dans la Nouvelle-France de l’époque ?).

Jean Nicollet n’aura cependant pas à mettre sa belle robe pour paraître devant les Chinois, puisque Québec ne sera pas

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le poste de douane entre l’Europe et l’Asie. Champlain devra se contenter, dans sa dernière carte de la Nouvelle-France, de représenter un lac Supérieur qui demeure largement ouvert du côté de l’océan Pacifique.

On persiste quand même à penser que l’on n’est pas telle-ment loin de cet océan. Sur une carte de 1656 apparaît encore un lac Supérieur qu’on laisse entrouvert du côté de l’ouest comme s’il donnait sur un éventuel océan. Un demi-siècle plus tard, selon une carte de Guillaume Delisle, toujours plus à l’ouest, à des centaines de kilomètres des Grands Lacs, quelque part vers l’actuelle province de l’Alberta, le voici enfin cet océan toujours fuyant !

Il ne reste plus qu’à s’y rendre. Ce sera l’un des grands objec-tifs de Pierre Gaultier de La Vérendrye et de ses fils, dans la première moitié du XVIIIe siècle. Au cours de leurs opérations de traite des fourrures au-delà du lac Supérieur, ils avancent sans cesse vers l’ouest, interrogeant les Amérindiens : « La mer est-elle encore loin ? On y arrive bientôt ? » Les Amérindiens, heureux de faire plaisir aux Français, répondent : « Oui, encore quelques jours de marche. » Et les La Vérendrye marchent, marchent, jusqu’à ce qu’ils se butent à une nouvelle barrière, la chaîne des montagnes Rocheuses...

Ce sont les Anglais qui prennent la relève dans cette longue quête de la mer d’Asie. Ils l’atteignent et on peut enfin, par un chemin de fer, le Canadian Pacific (en français le Pacifique canadien) passer par voie terrestre de l’Atlantique au Pacifique, après quatre siècles de tentatives. À cette époque s’est évanoui depuis longtemps le beau rêve de 1618 : faire de Québec le poste de douane entre l’Europe et l’Asie.

Notes bibliographiques Sur ce problème du passage, en Amérique du Nord, de l’Atlantique

au Pacifique, on pourra suivre les diverses étapes dans les deux premiers volumes de l’Histoire de la Nouvelle-France (Montréal, Éditions Fides, 1963 et 1966) par Marcel Trudel et dans les cartes de l’Atlas de la Nouvelle-France (Québec, Presses de l’Université Laval, 1973) du même auteur.

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Illustration 2.2 : Position ambiguë pour l’océan Pacifique(Carte tirée de l’Atlas de la Nouvelle-France de Marcel Trudel, Québec, Presses de l’Université Laval, 1973).

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CHAPITRE III

Samuel de Champlain : un plagiat à la façon de son temps

— Monsieur de Champlain, la route pour la baie d’Hudson, s’il vous plaît ?

— Mon pauvre ami, c’est la mer du Nord qu’il faut dire, car, que je sache, cette mer n’appartient pas à ce monsieur Hudson.

Dans cette rencontre avec Champlain vers 1613, je me suis mal exprimé : j’ai oublié que, dans l’exploration du continent nord-américain, Henry Hudson est pour Champlain un rival anglais très célèbre contre qui il avait failli se heurter en 1609 dans la région de la future ville de New York. Ce même Hudson atteint en 1610 la baie qui portera son nom, la mer que Champlain rêvait de découvrir pour la France.

Très tôt, Champlain avait entendu parler de cette grande baie. Dès 1603, lors de sa visite de l’embouchure du Saguenay, les Montagnais lui disent que les nations du Nord « voient une mer qui est salée » et en rapportent des fourrures à Tadoussac. Champlain conclut que celle-ci est distincte de la mer d’Asie qu’il cherche, mais il ne songe pas tout de suite, semble-t-il, à rattacher à la couronne de France cet immense territoire que l’Europe n’a pas encore découvert.

En 1608, Champlain remonte le Saguenay ; les Montagnais lui reparlent des nations des bords de cette mer salée avec qui ils font la traite des fourrures. Il veut alors en faire la « décou-verture », mais les Montagnais, qui se réservent les avantages de ce commerce, refusent d’ouvrir la route aux Français. En

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1610, ceux-ci promettent cependant à Champlain de le conduire là-haut l’année suivante, en partant de la rivière Saint-Maurice. Champlain espère donc que ce sera pour 1611, en vain, car les Amérindiens ne tiennent pas leur parole. En 1613, dans les hauts de la rivière des Outaouais (dite « rivière des Algonquins »), il retrouve l’interprète Nicolas de Vignau. Celui-ci soutient être remonté avec des Algonquins jusqu’à la baie d’Hudson, ce qui est tout à fait vraisemblable. Champlain manifeste le désir de s’y rendre, mais les Algonquins, soucieux eux aussi de se réserver le commerce de ce côté, lui opposent les difficultés de la route, traitent Vignau de menteur et disent qu’il n’y est allé qu’en rêve. Le voyage ne se fera pas. C’est la dernière tentative de Champlain.

Pour la carte qu’il publie en 1612 sur le nord-est de l’Amé-rique, qui comprend la baie d’Hudson, Champlain doit donc avoir recours à une source étrangère, en l’occurrence une carte récente de Gerritsz. Il la reproduit telle quelle, avec ses inscrip-tions ; l’une au haut de la baie d’Hudson : Mare Magnum ab M[agistr]o Hudsono primum inventum (c’est-à-dire « Grande mer d’abord découverte par maître Hudson ») et l’autre, tout au bas : The bay where Hudson did winter (« La baie où Hudson a hiverné »).

En outre, les armoiries anglaises et la Tabula nautica qui y sont reproduites attestent bien la source étrangère où Champlain a puisé. Ce n’est pas encore ici que l’on peut parler de plagiat.

C’était, néanmoins, afficher d’une façon très claire les droits de l’Angleterre sur la baie d’Hudson. Les autorités françaises ont-elles fait comprendre à Champlain qu’attribuer à Hudson la découverte de la « grande mer » réduisait à néant les reven-dications éventuelles de la France, ou s’en serait-t-il rendu compte lui-même ? À la fin de 1612 ou au début de 1613, il publie une nouvelle carte, toujours dessinée d’après Gerritsz, mais le primum inventum en l’honneur d’Hudson a disparu. Toutefois, on aperçoit une phrase anglaise au bas de la baie d’Hudson : The bay where Hudson did winter, ce qui suffit à Champlain pour indiquer sa source. On ne peut donc pas vraiment parler de plagiat. Toutefois, voyons la carte qui date de la fin de 1613,

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27Samuel de Champlain : un plagiat à la façon de son temps

Illustration 3.1 : Carte du nord-est de l’Amérique par Champlain en 1612(Carte tirée des Œuvres de Champlain de Samuel de Champlain,

édition Biggar, vol. II, 1922-1936).

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dans laquelle le tracé de la baie d’Hudson est celui des cartes précédentes. La source se dévoile d’elle-même. Sa carte de 1616, de tracé semblable, répète la même information, mais en français cette fois, comme s’il s’agissait d’un renseignement personnel : « Baie où ont hiverné les Anglais ». On perd ainsi l’origine de la source.

Toutefois, ces indications de l’hivernage d’Hudson et des Anglais pouvaient encore servir d’argument aux revendications anglaises. Elles vont désormais disparaître de la cartographie de Champlain.

Dans sa dernière carte, celle de 1632, qui porte sur l’en-semble du nord-est de l’Amérique, Champlain représente les côtes de la Nouvelle-Angleterre qu’il a visitées, l’Acadie où il a vécu et qu’il a explorée, le pays du Saint-Laurent qu’il connaît bien du golfe jusqu’au lac Huron, mais aussi un magnifique dessin de la baie d’Hudson. Sur quoi fonde-t-il son dessin de cette dernière région qu’il n’a jamais vue ? Dans ses cartes pré-cédentes, il laissait des indices sur des sources essentielles, mais ici, en 1632, alors qu’il ne s’agit nullement d’un produit de l’ima-gination, on se croit en présence d’un travail accompli d’après des connaissances qu’il aurait acquises lui-même sur les lieux. Cette carte est pourtant accompagnée d’une très longue « Table pour connaître les lieux remarquables de cette carte » (de 8 pages) qui comprend 95 notes explicatives, dont une page et un tiers d’explications supplémentaires, mais Champlain n’y trouve pas l’occasion de dire un seul mot pour justifier comment il en est venu à dessiner d’une façon convenable une baie d’Hudson qu’il n’a jamais visitée. Il a écarté toute référence à la cartographie anglaise et effacé tout indice du rôle du rival Hudson. On peut désormais parler de plagiat.

Mais ne crions pas au scandale. Avant de porter un jugement rigoureux, restons dans l’atmosphère de ce XVIIe siècle qui ne connaît pas nos exigences en matière de droits d’auteur. Sans le dire chaque fois, le fabuliste La Fontaine butine dans les fables d’Ésope, Boileau dans les satires d’Horace, Molière dans les comédies de Plaute… Chacun prend son bien où il le trouve, en fait un nouveau produit et tout le monde est bien chaussé.

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29Samuel de Champlain : un plagiat à la façon de son temps

Illustration 3.2 : Reproduction partielle de la carte de 1632 de Champlain (Carte tirée des Œuvres de Champlain de Samuel de Champlain,

édition Laverdière, vol. III, 1870).

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Notes bibliographiques Sur les cartes de Champlain, voir l’Histoire de la Nouvelle-France, de

Marcel Trudel, Éditions Fides, 1963 et 1966, vol. I, ch. VI et vol. II, ch. V et VI. Pour des reproductions des cartes de Gerritsz et de Champlain, voir l’Atlas de la Nouvelle-France, aussi de Marcel Trudel, Presses de l’Université Laval, 1973, p. 78 et suiv. et p. 82-87 ; de même que l’étude « La cartographie de Champlain en 1632 », toujours de l’auteur, dans la revue Cartologica, no 51, juillet-décembre 1978.

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