Mythe et Histoire

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8/18/2019 Mythe et Histoire http://slidepdf.com/reader/full/mythe-et-histoire 1/19 Annales. Économies, Sociétés, Civilisations Mythe et histoire : réflexions sur les fondements de la pensée sauvage Monsieur Maurice Godelier Citer ce document Cite this document : Godelier Maurice. Mythe et histoire : réflexions sur les fondements de la pensée sauvage. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 26 année, N. 3-4, 1971. pp. 541-558. doi : 10.3406/ahess.1971.422429 http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1971_num_26_3_422429 Document généré le 15/10/2015

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Annales. Économies, Sociétés,Civilisations

Mythe et histoire : réflexions sur les fondements de la penséesauvageMonsieur Maurice Godelier 

Citer ce document Cite this document :

Godelier Maurice. Mythe et histoire : réflexions sur les fondements de la pensée sauvage. In: Annales. Économies,

Sociétés, Civilisations. 26ᵉ année, N. 3-4, 1971. pp. 541-558.

doi : 10.3406/ahess.1971.422429

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Mythe

et histoire

Réflexions sur

les

fondem ents de la pensée

s uv ge

« L enseignement des mythes sud-américains offre

une

valeuropique

pour

résoudre des problèmes qui

touchent

à

la

nature et auéveloppement de

la

pensée. » (Claude

LÉVI-STRAUSS,

ythologiques. Il,

p.

407.)

« Ceux

qui

(en

philosophie)

usent du

mythe

sont indignes que

l on

s occupe

d eux sérieusement.

» (ARISTOTE, Métaphysique

B.4.)

Les

réflexions

que nous

présentons

ici

n ont

eu

pour but

que de nous

aider

à

clarifier un problème

que

tout anthropologue rencontre abstraitement dans

l exercice de sa discipline — celui

des

rapports

entre pensée mythique,

société

primitive et histoire

et

qui devint

pour

nous

pratiquement inévitable

lorsqu il

nous

fallut

commencer l analyse du

matériel des mythes et des

pratiques

magico-

religieuses que nous avions recueilli de

1967

à

1969 dans une tribu

de

l intérieur

de

la Nouvelle-Guinée,

les Baruya. Pour donner une

idée

de ce matériel,

nous

citerons

une

version des mythes baruya de

la

naissance

du

monde et de l histoire

humaine, version qui

condense

l essentiel

de

plusieurs variantes

:

A

l origine le Soleil et

la

Lune se trouvaient confondus avec

la terre.

Tout était

gris

et toutes les

espèces animales

et

végétales

communiquaient dans un même

langage.

Les hommes et les esprits, les animaux

et

les végétaux vivaient ensemble.

Ces hommes n étaient pas comme

les

hommes

actuels,

leur pénis n était pas percé et le vagin des femmes

n était

pas

ouvert.

Les chiens

aussi avaient

le

sexe muré. Puis le Soleil

et

la

Lune décidèrent de s'élever et ils

poussèrent

le

ciel

au-dessus

d'eux. En haut, le Soleil

dit

à

la

Lune qu'il fallait faire quelque

chose

pour

les

hommes et

lui

ordonna

de

redescendre pour

veiller

sur

eux.

La Lune

s arrêta

à moitié

chemin.

Depuis

lors alternent

le

jour

et

la

nuit,

les

saisons

de

la

pluie et de

la

chaleur;

depuis

lors les

animaux

se

sont séparés des hommes pour entrer dans

la

forêt,

tandis que

les esprits

s'en allaient de leur

côté

dans les profondeurs où

ils

restent

cachés

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MYTHES

et menaçants. Plus tard, le Soleil

inventa

un stratagème ingénieux pour

que le pénis des hommes et le vagin des femmes soient

percés.

Depuis,

l homme

et

la

femme purent

copuler

et

l humanité

se

multiplia.

Mais

dans cette

disjonction

de

toutes

les espèces qui se

sont

réparties

dans

l Univers, le langage commun

originaire

a disparu.

Les

hommes sont

obligés

d aller

dans la forêt chasser les

animaux qui

s'y sont réfugiés,

ils

sont obligés de

planter

des

patates

douces pour

survivre

et

ils

doivent

se protéger

des

esprits

devenus

malfaisants.

Ils

sont

en quelque

sorte

contraints à la chasse, à l agriculture

et au

rituel, mais ils sont, pour ce

faire, assistés

par le

Soleil

et

la Lune qui

garantissent et supportent l ordre

nouveau.

Si

le

Soleil approche

trop de

la

terre,

il la brûle

et

dévaste les

jardins : si la Lune approche

trop

de la

terre, elle

engloutit

tout sous

la

I pluie et

les

ténèbres et

fait

pourrir

les

récoltes.

Ce

texte

nous

raconte

donc

l origine

du monde

et des hommes actuels,

non

pas

à

partir

du

néant mais d un état

premier

où des

réalités

distinctes —

la terre

et

le

ciel,

le soleil et

la

lune, l homme et les

esprits,

les végétaux et les animaux,

etc.

ne

s étaient

pas

encore séparées, disjointes les unes

des

autres.

Dans une première

étape,

par l action

du soleil

et

de la lune, cette disjonction s'est accomplie

et

le

monde

a

pris

sa configuration

actuelle

dont

l architecture repose

sur le jeu balancé

de ces

deux personnages-principes

opposés, le

soleil

et

la lune,

par

qui

le chaud

et le

froid,

le sec et l humide, le

brûlé

et le pourri, etc.,

sont

arrivés.

Dans

une

seconde

étape,

au sein

de ce monde qui venait de prendre la forme

que, de nos jours, les hommes lui connaissent, le soleil a complété son

œuvre

en

rendant distincts

l homme

et

la

femme

dont

il

a

fait

percer

à l un le pénis,

à

l autre le vagin.

Il les rendit

ainsi à

l image du monde, à la

fois

complémentaires

et opposés

dans

leur distinction. Depuis

ce temps,

l homme

est

entré

dans

l'histoire,

ou

du

moins une histoire était possible pour l homme

qui

pouvait désormais

se reproduire, se multiplier et se différencier en autant de tribus distinctes.

Quelle est la nature

des

idéalités (personnages

et

événements)

dont

parle

ce discours

mythique

? Celui-ci

parle des

causes

premières

de la

genèse

du

monde

et

de

l histoire, des

forces invisibles

et

dernières qui en

ont

commandé

et

commandent encore

l architecture et le devenir. Ces

causes s identifient

aux

actions du

soleil et de

la

lune, deux êtres doués de conscience, de volonté, donc

analogues

à l homme mais

qui

en

diffèrent

par

leur puissance supérieure,

par

leur

capacité

d agir

efficacement

sur

ce

qui

échappe au

contrôle

de

l homme,

reste

hors

de son

atteinte. Le

soleil

et

la lune, dans la langue

et

l idéologie baruya,

sont traités

comme père

et

mère

des humains et

désignés

par

les termes

d'adresse

du vocabulaire de parenté qui s'appliquent

à un

père

et à une

mère 4

Réduit

à ces seuls

caractères abstraits qui

appartiennent

à la forme du discours

mythique

et

aux propriétés formelles des idéalités qui le peuplent

(représentation des causes

premières sous la forme de personnages-principe

analogues

à l homme mais

supérieurs

à lui, etc.),

le mythe

baruya pourrait se

comparer

aux

mythes de multiples autres populations à condition

que,

également,

on

en retienne

seulement la forme abstraite.

wi

Quelle

est

l origine

— donc

le

fondement

de

la

présence

commune

de

ces

caractères

formels abstraits de

discours

et d'idéalités mythiques

qui

appartiennent

1.

Dans

une autre

série

de variantes plus

secrètes et propres

plutôt

aux shamans, on

désigne

le

soleil et la lune

parles

termes de parenté qui

s appliquent

à deux frères

aîné

et cadet

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HISTOIRE

ET

PENSEE SAUVAGE

M. GODEUER

à l'idéologie

de sociétés

qui

diffèrent profondément par leurs écologies, leurs

économies,

leurs

organisations sociales,

bref par

toutes les

déterminations

positives de leur réalité historique ?

Comment

des réalités historiques différentes

pourraient-elles

rendre

compte

de

ces

propriétés

formelles

communes

?

S'engager dans

cette

réflexion,

c'est

en

fait poser

le

problème

général

des rapports

entre

Pensée mythique, Société primitive et Histoire.

Un rapport direct

entre Mythes et Société

peut être

facilement

mis

en

évidence

lorsqu'on

entreprend

l inventaire

exhaustif de tous

les éléments des

mythes qui

transposent des

aspects de

l environnement écologique,

de l organisation

sociale,

des traditions historiques (migrations, guerres et alliances territoriales, etc.) des

populations

au sein desquelles ou

à propos desquelles

ces

mythes ont été

recueillis. Il suffit de parcourir

Les

Mythologiques

de Claude

Lévi-Strauss

pour

voir

avec

quelle

précision minutieuse

ce

dernier

a

repéré,

isolé,

filtré

et

interprété

les

multiples données

concernant la

faune,

la

flore, le milieu,

les techniques,

l'astronomie, etc.

qui

se

trouvent

investies au sein des mythes des Indiens

d'Amérique

et

qui donnent sens à de multiples aspects

des

comportements

et

aventures

prêtés

aux personnages idéaux de

ces

mythes,

le

lynx,

le

hibou,

le grand

fourmillier,

le

capivara, le

jaguar,

les pléiades, la lune, etc.

A côté de

ces

aspects

des

rapports de l homme

à

la

Nature, transportés et

transposés dans les mythes,

on

trouve également une transposition de leurs

rapports sociaux. Un

des

traits communs aux mythes sud

et

nord-américains

est le

fait que Г

« armature

sociologique

» de

ces

mythes г — c'est-à-dire les

rapports

sociaux

idéaux qui

relient

les

uns aux autres

les protagonistes

imaginaires

des

mythes

prend

la

forme

d un

réseau de

parenté,

d'un ensemble

de

rapports

de

consanguinité

et d'alliance.

Les

conflits,

les

accords

entre ces

personnages sont analogues à ceux qui opposent

des

donneurs

et

des

preneurs

de

femmes, des

époux, des parents

et des enfants, des

frères

et

des

sœurs, des aînés

et des

cadets,

etc. C'est

ainsi que les

mythes sur

l origine de la cuisine

(le cru et le

cuit) développent une

véritable «

physiologie

de

l'alliance

matrimoniale » et

que

ceux sur les

entours

de la cuisine

(les manières

de table) se présentent comme

une « pathologie » de cette alliance

matrimoniale

2.

La forme

même

des

mythes

varie

avec

la nature de

ces

rapports de parenté

et l on

constate,

dans de

nombreux

cas, que

tous

les signes d'un même

mythe s inversent, en quelque

sorte,

lorsqu'on

passe

d'une

version

de

ce

mythe

recueillie

dans

une

société

patrilinéaire à une autre recueillie

au sein

d'une société matrilinéaire.

Lorsqu'au

lieu de passer d'une société à une autre

au sein

d'un même groupe culturel, on

passe

d un groupe culturel

à un autre,

on constate

qu'un

même

mythe subit

parfois de

véritables distorsions

qui

le rendent difficilement reconnaissable.

Ce qui se montre à travers

cette

identité

de l armature sociologique et cette

diversité des transformations formelles des mythes, et ce

qui les

explique, est

un

fait unique,

une

correspondance

structurale, un

lien

interne entre formes

de

la

pensée mythique et formes

de la

société

primitive.

Car si

les rapports

de

parenté

jouent

au sein

du discours

et de

la

représentation mythiques

du monde

un rôle

de

scheme

organisateur, c'est que

dans

la réalité elle-même,

au sein des sociétés

1.

A

propos

des notions

ď

« armature

», de

« code

», de

« message »

d un mythe

voir Cl.

LÉVI-

STRAUSS, Le Cru et

le

Cuit, p. 205.

2. Claude LÉVI-STRAUSS,

Du

miel

aux

cendres, pp. 240-242 404-405.

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MYTHES

primitives,

les rapports

de parenté constituent l'aspect dominant de

la structure

sociale. Nous sommes ici devant une

correspondance

structurale

qui

ne peut se

déduire

des

catégories

«

pures

»

de

la

pensée

sauvage

ou

trouver

son

origine

dans

la

nature,

mais dont le fondement se trouve

dans la

structure même des sociétés

primitives. Mais si le contenu

des

mythes

ne

consistait qu'en

ces

éléments

objectifs,

transposés de la nature

ou

de la

culture,

on

ne comprendrait pas comment,

et

pourquoi, les

mythes sont ce qu'ils sont

:

une

représentation illusoire de

l homme

et

du

monde, une explication

inexacte

de l ordre des choses. Comment

donc

les

matériaux objectifs de

la

réalité

naturelle

ou

sociale

que l on retrouve transposée

au sein

du

discours

mythique

prennent-ils leur caractère

fantasmatique,

se

transmutent-

ils

en

représentation illusoire du monde ?

La

réponse est donnée depuis longtemps

et

semble expliquer les

caractéristiques principales

des

idéalités

mythiques et des

formes essentielles du discours

mythique

: l illusion est fille de l Analogie.

La Pensée mythique

est la

Pensée

humaine

pensant la réalité

par

analogie.

L'analogie

est

à

la

fois une

manière de

parler et une

manière de

penser, une

logique qui

s exprime

dans les

formes

de la

métaphore et de

la

métonymie.

Raisonner par analogie, c est affirmer une relation d'équivalence

entre

des objets

(matériels ou

idéaux),

des conduites, des relations d'objets, des relations de

relations,

etc.

Un raisonnement

par

analogie est orienté. Ce

n est pas

la même

chose

de

penser

la

Culture

analogiquement

à

la

Nature

(comme

par

exemple

dans

les

institutions

totem

iques ou le système des castes) ou

de

penser

la

Nature

analogiquement à

la

Culture. Cette possibilité de parcourir des trajets opposés

et inverses manifeste

la

capacité

théorique, en

principe illimitée, de

la

pensée

qui

raisonne par

analogie à

trouver

des équivalences

entre

tous les aspects

et

niveaux de la réalité

naturelle

ou sociale. Il fallait rappeler ce fait avant d aborder

notre problème

: comment l'analogie engendre-t-elle

une

représentation illusoire

du monde ?

Nous

raisonnerons

sur

la

catégorie des représentations de

la

Nature construites

par analogie

avec la Culture

et

nous analyserons

les effets de ce type de

représentation

analogique

dans

et pour

la conscience. Ce

qu il

faut tenter d éclairer

est

le

mécanisme

de

la

«

transmutation

»

par

l effet

d'une

telle

analogie

(Nature

analogue à Culture)

— d un

élément

objectif présent dans l expérience

humaine

en une

re- présentation illusoire donc

subjective

du réel. Nous

partirons d un

fait

objectif

universel : l expérience

humaine

se

divise

spontanément

et

nécessairement en

deux domaines

: ce qui, de

la

Nature et de

la

Société, est contrôlé

directement

par

l homme, et ce

qui

ne

l est pas.

Bien entendu, ce qui est contrôlé et ce qui

ne

l est

pas

diffèrent selon les

formes de société

et

les époques du développement historique. Étant donné le

faible développement de leurs techniques de production

et

malgré les différences

importantes de niveau de

développement qui

existent

entre

les divers

modes de

production

des

peuples

primitifs

(chasseurs,

collecteurs, pêcheurs, agriculteurs)le contrôle

que

ceux-ci exercent sur la nature reste très limité.

Dans ces

conditions, le domaine de ce que l homme

ne

contrôle

pas ne

peut

pas ne pas

apparaître, se

présenter

spontanément à la

conscience

comme

un

domaine de

puissances

supérieures à l homme

qu'il lui faut

à

la

fois

se représenter, donc expliquer,

et se concilier, donc contrôler

indirectement.

544

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HISTOIRE

ET PENSÉE

SAUVAGE

M.

GODELIER

Insistons,

une

fois encore, sur le

fait que la

donnée

objective qui

se présente

à la

conscience

est ici

une

détermination négative

du

contenu

des

rapports

des

hommes

entre

eux

et

avec

la

nature,

celle

de

la

limite

objective

de

ce

contenu.

Le fondement

de cette

détermination ne

se trouve donc

pas

dans la

conscience

mais hors d'elle. Remarquons également que

le

fait que

le

domaine des causes

naturelles cachées,

des

forces

invisibles que l homme

ne contrôle pas,

se présente

spontanément dans

la

conscience

comme un

domaine

de

puissances

supérieures

à l homme ne produit pas encore de représentation illusoire de la réalité

et

de la

causalité dans l ordre du monde.

Au

contraire, ce contenu de représentation,

cette

forme

de présence du monde correspondent à une donnée objective de la

réalité sociale

et

historique.

Comment

donc ces données

objectives de

la

représentation se transmutent-

elles en

représentation illusoire du monde ?

La

transmutation

s'opère

dès que

la

pensée se

représente

les

forces

et

les

réalités invisibles

de

la

nature

comme

des êtres analogues aux hommes.

Par

analogie, les causes

et

les

forces

invisibles

qui

font

naître et

règlent

le

monde inhumain (Nature)

ou le

monde

humain

(Culture)

revêtent

les attributs de l homme,

c'est-à-dire se

présentent

spontanément

dans

la

conscience comme des êtres

doués de conscience,

de volonté, d autorité

et de pouvoir,

donc

comme des

êtres

analogues

à l homme mais qui

en diffèrent

en

ceci

qu'ils

savent ce que l homme

ne

sait pas, font ce que l homme

ne

peut

faire,

contrôlent ce

qu il ne contrôle pas,

donc

diffèrent de

l homme

en ceci

qu'ils lui sont supérieurs.

L effet

immédiat des opérations d'une pensée qui

se

représente

la

Nature par

analogie

avec la Culture, la société humaine, est de traiter comme

des

« sujets »

les

puissances

supérieures

et mystérieuses

de

la

nature,

donc

de

«

personnifier

»

ces

puissances

dans

des

êtres de la

nature,

animaux, végétaux, astres, qui de ce

fait se dédoublent,

comme

la

Nature

entière,

en êtres sur-humains sensibles et

supra-sensibles à la fois,

et deviennent les

personnages-surhumains

des mythes,

ceux dont les

actions

ont

engendré

l ordre actuel

du

monde 1.

Donc,

en

se représentant la

nature

par

analogie

à

l homme,

la

pensée

primitive traite le

monde des

choses

comme

un

monde de personnes, les rapports

objectifs et inintentionnels entre

les

choses comme des

rapports

intentionnels

entre des personnes. Mais, du même coup, à

l'opposé

mais

de façon

complémentaire, elle traite le monde

subjectif

de

ses

idéalités comme

une

réalité

objective

existant

en

dehors de

l homme

et de sa

pensée

et avec laquelle

on

peut et

on

doit

communiquer

si

l on

veut

agir par leur

intermédiaire

sur

l ordre profond

des

choses.

La pensée

analogique,

en

s emparant

des données

objectives de l'expérience

présentes

dans

la conscience,

crée

donc une

double illusion : illusion sur le

monde et illusion sur elle-même : illusion sur elle-même puisque

la

pensée

prête

une

existence extérieure

à

l homme, et indépendante de

lui,

aux idéalités qu'elle

engendre spontanément, donc s'aliène dans ses

propres

représentations;

illusion

sur le monde

qu'elle

peuple d êtres imaginaires

analogues

à l homme, capables

d entendre ses appels

et

d y

répondre

de

façon

favorable ou

hostile.

1.

Ceci

fournit

la

réponse

à

la

question

que

nous posions

après

avoir

cité

le mythe baruya

de

l origine

du

monde, la question de l origine et du fondement des

caractères

forme/s abstraits (et

de ces

caractères seulement)

des

discours

et des

idéalités mythiques

qui sont

communs

aux

mythes de populations

profondément

différentes par leur

écologie,

leur

économie,

leur

organisation

sociale, donc par

toutes les

déterminations

positives

de leur

réalité

historique.

545

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MYTHES

■-■•• .

- ■ ^: :' -- •.■■■-■

"

Ceux conséquences sont à tirer de

cette analyse.

La pensée mythique (et

avec elle

toute pensée

religieuse) tire son

impulsion de

la volonté de

connaître

4a

réalité,

mais,

dans

son

procès, aboutit

à

une

explication

illusoire

de

l'enchaînement

des causes et des

effets qui fondent l ordre

des

choses.

Mais en

même

temps, parce

qu'elle

conçoit le monde de l invisible sous forme de

réalités

imaginaires

douées de conscience, de volonté

et

surtout d'une efficacité

analogues

mais supérieures

à

celles

de l homme,

la

pensée mythique appelle et

fonde la

pratique

magique, comme moyen d'action

sur

la

conscience et

la

volonté

de

ces

personnages-imaginaires qui règlent le cours

des

choses.

La pensée par analogie

fonde donc en même temps une théorie et une

pratique, la

religion et

la

magie.

Ou du

moins,

la

religion

existe spontanément sous

une

forme théorique

(représentation, explication du

monde)

et sous une forme

pratique

qui lui correspond

(action magique

et

rituelle

sur

le réel), donc

existe

comme moyen

d expliquer

(de

façon

illusoire)

et

de

transformer

(de

façon

imaginaire)

le

monde1.

On pourrait

prolonger cette

analyse et montrer que toute

intervention

religieuse sur le

monde

est en même

temps

« action sur soi ». Toute pratique

magique,

tout rituel

s'accompagne

de quelque restriction ou interdit supporté

par

l officiant

et/ou par

le

public. Toute

action

religieuse

sur les forces secrètes qui

dirigent

le

monde

implique et

exige une

action

de

l homme

sur

lui-même

pour communiquer

avec ces

forces, les

atteindre,

se

faire

écouter

et obéir

d'elle

2. Le pouvoir

magique

se paye

d'une

contrainte

sur l homme, par exemple,

de restriction

alimentaire,

sexuelle ou

autre.

L envers d un pouvoir

est

un

devoir.

Dans

cette

perspective

les restrictions,

les

contraintes, les interdits, les tabous ne sont

pas

réstriction

1. Comme l a démontré

Claude

LÉVI-STRAUSS dans Le

Totémisme aujourd hui,

le maillon

essentiel de

l expérience religieuse

du

monde se trouve dans

la

représentation, dans

les principes

et le

contenu

de la représentation du

monde

et non dans

une relation

affective de l homme

avec

ta nature. Ce n est pas parce

que

l homme

primitif

originairement s'identifierait effectivement à

la

Nature, par

une sorte

de participation

émotionnelle

et diffuse,

qu il se représenterait

cette

Nature

analogiquement à lui. Contrairement

aux

thèses de

Lévy-

В

ru

h I, la « mentalité

primitive

» n est pas

fille de

l'affect

mais

de

l intellect.

Selon LÉVY-BRUHL

:

« En présence

de

quelque

chose qui l intéresse, qui l inquiète ou qui

l'effraye,

l'esprit du

primitif ne

suit

pas la

même marche

que

le nôtre.

Il s engage

aussitôt

dans

une

voie différente...

la

nature au

milieu

de laquelle il

vit se présente à lui sous un tout autre aspect. Tous

les

objets

et tous les êtres y sont impliqués

dans

un réseau

de

participations

et

d exclusions

mystiques :

c est elles qui en

font la contexture

et

l'ordre.

»

(La

Mentalité

primitive,

1

921

pp.

1

7-1

8.)

A

ce

texte

s oppose

celui

de

LÉVI-STRAUSS

dans

Le Totémisme

aujourd hui

,p. 103

:

« En

vérité, les

pulsions

et

les

émotions

n expliquent

rien;

elles résultent toujours : soit de la puissance du corps, soit de l impuissance de l'esprit.

Conséquences dans les deux

cas, elles

ne

sont

jamais

des

causes. Celles-ci ne

peuvent

être

cherchées que dans l organisme

comme

seule la

biologie

sait le

faire,

ou

dans

l intellect

ce qui

est

l unique

voie offerte

à la

psychologie

comme à

l ethnologie. »

2. Dans

cette perspective

peut

s analyser

également

la

pratique

du

sacrifice.

Dans La

Pensée

sauvage. Cl.

LÉVI-STRAUSS

en a esquissé

une

analyse

générale

que

nous

citerons brièvement:

« Dans le sacrifice, la

série

des espèces naturelles joue le rôle d intermédiaire entre deux termes

polaires, dont

l'un

est

le sacrificateur et l autre la divinité,

et entre lesquels, au

départ, il

n existe

pas

d homologie,

ni même de

rapport

d aucune

sorte :

le but du sacrifice étant précisément

d instaurer

un rapport, qui n est pas de ressemblance,

mais

de

contiguïté,

au moyen d une série

d identifications successives qui peuvent se faire dans

les

deux sens, selon que le sacrifice est

piaculaire

ou

qu il

représente

un

rite

de

communion...

son

but

est

d obtenir

qu une

divinité

lointaine

comble

les vœux

humains,

il

croit y parvenir en

reliant

d abord les

deux domaines

par

le

moyen d une victime sacralisée

(objet

ambigu qui tient

en

effet de l'un et de l autre), puis en

abolissant

ce

terme

connectant

: le sacrifice

crée

ainsi un déficit

de

contiguïté et il

induit

(ou croit

induire) par l intentionalité de la prière, le surgissement d une

continuité

compensatoire sur le

plan où

la

carence initiale, ressentie

par le

sacrificateur, traçait

par

anticipation,

et comme

en

pointillé, la

voie

à suivre à la divinité. »

(La

Pensée sauvage,

pp. 297, 299.)

Page 8: Mythe et Histoire

8/18/2019 Mythe et Histoire

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HISTOIRE

ET PENSÉE

SAUVAGE

M.

GODELIER

de pouvoir

mais

accumulation de puissance (imaginaire). Penser par analogie

produit

donc

deux effets complémentaires

mais

opposés : la

Pensée

humanise

la Nature et

ses

lois

en

la

dotant des

attributs

de

l homme

mais, du fait même,

elle

dote

spontanément

et

nécessairement

l homme

de

pouvoirs

surnaturels,

c'est-à-dire

d'une puissance et d'une efficacité comparables (et pour

cette

raison

illusoires)

à

celles

des

phénomènes

naturels

\ Elle

crée ainsi

:

« Cette réciprocité

des

perspectives où

l homme

et le monde se font miroir l un à l autre, et

qui (paraît)

pouvoir

seule

rendre compte

des

propriétés

et des capacités

de la

pensée

sauvage

*. »

En définitive,

ce qui se

scelle dans

cette

réciprocité mythique

des

perspectives

entre

l homme

et

le monde est une double illusion sur le monde et sur l homme,

l illusion d'une explication fausse

et

d'une action imaginaire de

l homme sur le

monde

et

sur

lui-même. Et

cette

illusion

sera d autant plus

forte

que la

réciprocité

des

perspectives

entre

l homme

et le

monde

sera

plus

complexe et

plus

complète.

Or

pour

atteindre à

la

complétude

il

faut et

il

suffit

à

la

pensée

mythique

qu'elle

explore

et

exploite

toutes

les possibilités

internes, qu'elle parcoure

systématiquement tous les trajets possibles du

rapprochement

analogique. Ces

trajets

— nous

l'avons

déjà

signalé — peuvent théoriquement

emprunter

quatre

directions

différentes

: aller de la Culture

à

la

Nature (1),

de la

Nature

à la Culture

(2),

de la

Culture vers

la

Culture (3),

de la

Nature vers

la

Nature (4).

Nature 4 Culture

| trajet 1

f

4 | | 3

4 4

Nature

>

Culture

trajet

2

A partir de

ces

quatre

axes fondamentaux,

une multitude de rapprochements

analogues peut se

déployer et

se combiner

en

une

sorte

d'algèbre

vectorielle

fantasmatique qui confère

au

discours

et

à la

pensée mythiques leur

polysémie

et leur richesse

symbolique inépuisables.

Nous

avons

déjà analysé une démarche de type

I

qui projette la Culture sur

la Nature

et

a

pour

effet

général l anthropomorphisation

de la Nature,

l humanisation de ses lois, mais,

en

même temps, de

façon

complémentaire

et opposée,

la

naturalisation de l action humaine

dans

la magie

(effet

d un trajet

de

type II).

Pour

donner

un

aperçu

de

la

plénitude

des

effets

d un

trajet

de

type

II

application de la

Nature sur

la

Culture)

c'est

toute

l'analyse de

Cl.

Lévi-Strauss des

institutions

dites

totémiques

et des

systèmes

des

castes qu'il

faudrait

reprendre

car elle trouve ici sa

place et

son éclairage théoriques.

Cl.

Lévi-Strauss a démontré

que les institutions totémiques impliquent,

au niveau de

la pensée, la

représentation et le postulat d'une

homologie

entre

deux séries de

relations,

deux systèmes

de

différences situés

l un dans

la

nature,

entre

des

espèces

naturelles,

l autre

dans

1

.

Cf. La reprise critique par Cl. LÉVI-STRAUSS des

thèses

d A. Comte sur la

religion

comme

anthropomorphisme

de

la

nature

:

«

L'erreur

de

Comte,

et

de

la plupart

de

ses

successeurs,

fut

de croire que

l homme

a

pu,

avec quelque vraisemblance,

peupler

la nature de

volontés

comparables à

la

sienne,

sans

prêter à ses

désirs certains attributs

de cette nature en laquelle il

se

reconnaissait. » {La Pensée sauvage,

p. 291

.)

2. La Pensée sauvage,

p.

294.

547

Page 9: Mythe et Histoire

8/18/2019 Mythe et Histoire

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MYTHES

la culture, entre des groupes sociaux (clans, phratries, etc.)

x. Allant plus

loin, il

rapprochait

et comparait

groupes totémiques

et

système

des

castes

en montrant

qu'on

avait là

des

effets

inverses

d un même principe selon que l'analogie postulée

entre

groupes

humains

et

espèces

naturelles

était formelle

ou

substantielle

2.

Au

travers des

institutions

totémiques,

nous voyons la

pensée sauvage

emprunter, pour penser la vie sociale (la Culture), une combinatoire objective

donnée dans la Nature, celle de la distinction

naturelle

des espèces biologiques.

A l'aide du scheme de la différence

des

espèces

naturelles,

la

pensée

s'ouvre

des possibilités théoriques

exceptionnelles car

«

considérée

isolément une

espèce

est

une

collection d individus

mais par

rapport à

une autre

espèce c'est

un système

de

définitions

3. »

A la

fois percept et

concept,

image intuitive

de la

discontinuité

du

réel et de

ses

aspects combinatoires et opérateur abstrait permettant de

passer

de

l unité

d'une multiplicité à la

diversité

d'une identité, la

notion

d'espèce

offre

à

la

pensée

sauvage

un

principe

essentiel

de

classification

des données

de

l'expérience,

de la réalité

naturelle

et

sociale.

Au sein

de la

pensée

analogique, la notion

d'espèce, dans

certaines conditions,

se transforme

en

«

opérateur

totémique »

qui sert de médiation

entre

nature

et

culture

et

rend plus étroite la réciprocité

des

perspectives

entre l homme et le

monde

*.

On pourrait

pousser

plus avant

et

analyser des

exemples

d'analogie de types

III

ou

IV,

comme, par exemple, l'analogie

que

l on retrouve dans

toutes les

sociétés

connues entre

rapports

sexuels et

alimentation (type ill), mais nous

ne ferions

qu illustrer un

peu plus

le degré de

complexité

auquel

peut atteindre la

pensée

analogique et

aussi, bien entendu,

le

degré d illusion que la

pensée mythique

se fait

de

l homme et

du monde.

Mesurons

maintenant le

chemin parcouru.

Nous

voulions

trouver

les

raisons

et les conditions, donc le mécanisme de

la

transmutation

en

représentations

illusoires

du monde et de l homme,

en

explication « fantasmatique » du réel des

multiples

données

objectives sur la nature, les

sociétés

primitives

et

l histoire

qui sont

présentes dans le contenu

des

mythes et dont

la

pensée mythique

s'empare pour

construire ses

« palais

d'idées

».

En définitive — et

dans

son principe ceci est démontré déjà

depuis

le

XIXe

siècle

— cette transmutation

naît

chaque fois

que

les matériaux objectifs de

la représentation entrent dans les formes du raisonnement

par

analogie.

La

Pensée sauvage

spontanément s'empare de

ces matériaux,

les enfouit

en elle-

même

et

les

emporte

avec elle

pour

qu'ils

l aident

à franchir toutes les distances

qu'elle

veut combler

entre

Nature

et

Culture,

et,

plus

largement, entre

tous

les

niveaux

de la réalité

humaine et

naturelle.

Dans

ce

transport et

cet usage, ces

matériaux

objectifs

se

transforment en simples

supports de

systèmes

de

représentations fantastiques, illusoires, du monde

pour

lesquels

ils semblent à

la

limite

n être

qu'alibi

ou

prétexte.

1. La Pensée sauvage,

p.

152.

2.

Ibid.,

p. 169.

3. Ibid., p. 180.

4.

Voir par

exemple l analyse faite

par Cl. Lévi-Strauss d un mythe de la tribu des Murngin,

habitant

la

terre

d Arhem, et

la

conclusion

qu il

en

tire

:

«

Le

système

mythique et

les

représentations

qu il

met en

œuvre

servent

donc

à

établir

des

rapports

d homologie

entre

les conditions

naturelles

et

les

conditions

sociales,

ou,

plus

exactement

à définir

une loi

d équivalence

entre des

contrastes

significatifs qui se situent sur plusieurs

plans

: géographique,

météorologique,

zoologique, botanique,

totémique,

économique, social, rituel, religieux et philosophique. » (La Pensée

sauvage,

p.

123.)

548

Page 10: Mythe et Histoire

8/18/2019 Mythe et Histoire

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HISTOIRE ET PENSÉE SAUVAGE M.

GODELIER

Pouvons-nous désormais

répondre

à la question générale

des rapports entre

Mythe, Société

et

Histoire que nous posaient

l analyse de nos

mythes baruya

et celle

des

travaux de Claude

Lévi-Strauss

sur la mythologie

des

Indiens

d Amérique et

sur

les fondements de

la

«

Pensée

Sauvage

»

?

La

réponse

nous semble

pouvoir

être formulée

de la

façon

suivante : les mythes naissent spontanément

à l intersection de

deux réseaux

d effets

:

Ses effets dans la conscience des

rapports des hommes entre eux et

avec

la nature, et les effets de la

Pensée sur

ces

données de

représentation

qu elle fait entrer dans ia machinerie complexe des

raisonnements par

analogie.

1 . Effets dans

la

conscience

du

contenu

des

rapports historiques

des

hommes

entre eux et avec

la

nature.

Dans

les mythes, le contenu des

rapports

historiques

des

hommes entre eux

et

avec

la

nature

est

présent

à la

fois

dans

ses

déterminations

positives

et

dans

ses

limites,

dans ses

déterminations

négatives. Nous

avons déjà

signalé ia

présence

dans les mythes de

multiples

éléments de connaissance objective de la

faune,

de a flore,

du

milieu, de

i astronomie, des techniques

qui

expriment

le

contenu

positif

du

rapport

des

hommes primitifs

avec

la

nature.

Nous

avons

vu

dans le fait que « l armature sociologique » des mythes des Indiens d Amérique

repose

essentiellement sur des rapports imaginaires de parenté,

un

effet

dans la

conscience (=

transposition,

représentation) du contenu de

l organisation

sociale

des indiens; or

le

fait de doter les sociétés imaginaires, où vivent, meurent

et

ressuscitent éternellement les personnages idéaux

des

mythes

d une

organisation

fondée

sur des rapports

de consanguinité

et

d alliance,

ne peut tirer

son

origine

ni des « principes purs » de la

pensée,

ni d un quelconque modèle appartenant

à la

nature.

I

faut

donc

chercher

le

fondement de

cet

usage

conceptuel

des

rapports de parenté ailleurs que dans

les

formes

vides

et intemporelles 1 de la pensée

ou des modèles offerts par la nature et cet

ailleurs

ne peut être que dans la société

et dans l histoire.

Dans

ia

société, parce que

dans la

plupart des sociétés primitives (et

à la

différence

des sociétés de

classes,

esclavagistes, féodales ou autres) les rapports

de parenté sont objectivement les rapports sociaux dominants; dans l histoire,

parce que,

dans

des

conditions

et pour des raisons qu il faut déterminer, cette

dominance des rapports de parenté a disparu au

sein

de

nombreuses

sociétés

primitives à mesure que se développaient de nouveaux rapports sociaux (de castes,

de

classes, d État).

On

comprend

que

la

dominance

des

rapports

de

parenté

dans

les

sociétés

primitives ait

pour

effet dans la conscience que celle-ci imagine selon

ce

modèle

(donc analogiquement au réel)

les

sociétés idéales où elle fait évoluer

les

personnages des

mythes.

Cet

effet dans la

conscience a

donc son fondement

hors

de

la

conscience,

dans la

société

et l histoire, et explique la

correspondance

structurale

qui

existe

souvent

entre

formes

de

la

pensée mythique

et formes de

la société

puisque

nous avons vu

comment,

parfois, quand on passe

d une

société

patrilinéaire

à une

société

matrilinéaire, les

signes

d un

même mythe

changent

et s inversent.

Comme effet dans la conscience des limites du contenu des rapports

historiques des

hommes entre eux et avec la nature, des

déterminations

négatives en

1 Au sens

de

«

transhistoriques

».

549

Page 11: Mythe et Histoire

8/18/2019 Mythe et Histoire

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MYTHES

quelque

sorte

de ce

contenu,

nous avons analysé

le

fait que, compte

tenu

du

faible développement

des

techniques

caractéristique des économies primitives^

le

domaine

des lois et des

forces invisibles de la nature

et

de la société que

l homme

ne

contrôle

pas

lui

apparaît

comme

un

domaine

de

puissances

supérieures

à

l homme.

Mais

cet

effet dans la

conscience

exprime

un

fait objectif

et

cette

représentation,

de nouveau, a son

fondement

hors de la conscience, dans la réalité

sociale objective et elle change de contenu avec le

développement

des forces

productives

dans

l histoire.

Mais, qu'ils aient pour contenu

les

déterminations positives ou

négatives

de

la

réalité

sociale

et

historique,

ces

effets

dans la

conscience

ne créent

pas

par eux-mêmes

des

mythes,

ne

constituent

pas

au

contraire —

des

représentations

illusoires de la nature

et

de

l histoire.

Il faut donc

une condition

supplémentaire, l intervention ďun

autre mécanisme

pour que

naissent les

représentations

mythiques

du

réel,

et

ce

mécanisme

a

son

fondement

en l homme

lui-

même.

2. Cet autre mécanisme nous l'avons

appelé «

/ effet de la

pensée analogique

sur

son

contenu », sur

les

données

objectives de

ses représentations.

Spontanément, en parcourant systématiquement

tous les

trajets

possibles

des

rapprochements analogiques

entre

Nature et Culture,

la

Pensée

construit

un gigantesque

jeu de miroirs où se réfléchit à l infini, se décompose et se recompose

perpétuellement

dans

le

prisme des

rapports

Nature-Culture,

l image réciproque de l homme

et

du monde.

Capable par l'analogie

de rapprocher les

uns des autres tous

les

aspects

et

tous les niveaux de la Nature

et

de la Culture, la pensée à

l état

spontané

ou

sauvage

est

donc

immédiatement

et

simultanément

analytique

et

synthétique

\

et a

la capacité

à

la

fois de totaliser

dans

les représentations mythiques

tous les aspects du réel

et

de passer d un niveau à l autre du réel

par

transformations réciproques de

ses

analogies 2.

Par

l'analogie le monde

entier

prend sens,

tout

est

signifiant, tout peut être

signifié au sein

d un

ordre symbolique où

prennent

place, dans

le

foisonnement

et

la richesse de leurs détails, toutes les

connaissances positives qui se retrouvent transposées

dans la

matière des mythes 3.

Si telles sont les caractéristiques de

la pensée

mythique, à

la

fois analytique

et

synthétique,

totalisatrice et opérant par

règles de

transformation,

il

devient facile

de comprendre tout un ensemble de faits :

a II

va

de

soi

que

toute mythologie

tendra

à

se

constituer

comme

un

système

clos, sans commencement ni fin. « La terre

des

mythes

est

ronde », déclare

Claude

Lévi-Strauss,

et,

en même temps, « elle est creuse » 4.

De

là,

se

comprennent et

s imposent les principes mêmes de

la

méthode structurale d'analyse des mythes,

méthode qui reproduit

dans

sa démarche idéale les propriétés mêmes du système

1

.

Voir

La Pensée sauvage, p.

290.

2.

Ibid.,

p. 228. ô

3.

Claude LÉVI-STRAUSS,

La

Pensée

sauvage,

p.

294.

«

Une

observation

attentive

et

méticuleuse, tout

entière tournée vers le

concret

trouve,

dans le

symbolisme, à

la fois son principe

et son aboutissement. » Mais le

prix

qu il faut semble-t-il, payer

pour

cette « totalisation »

imaginaire du réel par

la

pensée est

la

pauvreté,

la

monotonie des «

messages

» fournis

par les

mythes.

4.

Du

miel

aux cendres,

pp.

7,

201, 216.

Page 12: Mythe et Histoire

8/18/2019 Mythe et Histoire

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HISTOIRE

ET PENSÉE

SAUVAGE M.

GODELIER

d'objets qu'elle

étudie

et

qui permet

de dégager,

entre

autres,

les

lois canoniques

des

groupes de transformation

des

mythes les uns dans les autres 1.

b)

A la

fois

analytique

et aynthétique, remontant vers

une

histoire

passée

mais

toujours

vivante, vers

la

genèse

abolie

mais

éternellement

coprésente

des

raisons d être de l ordre actuel de

l univers, la

pensée mythique

ne

peut apparaître

que comme

pensée

intemporelle qui remonte vers l origine des choses et

en

dévoile

le fondement originaire

et

co-présent 2. Consignant ses découvertes dans les

systèmes

clos

de ses

représentations,

la

pensée mythique comporte tous

les

traits

de ce

que peuvent

être les

systèmes

de

représentations

religieuses

ou

philosophiques.

c) Capable

de classer

ses représentations,

de les

transformer

les unes dans

les autres

et

de les

totaliser en un système,

la

pensée analogique

met

donc en

œuvre

dans

la

production des mythes des principes formels et des règles

opératoires qui impliquent

l équivalent d'une algèbre 3, si nous entendons

par

algèbre

un

ensemble de

règles

opératoires

permettant

de

constituer

tous

les

objets

ďun

domaine de telle

sorte

que ceux-ci

appartiennent

toujours à ce domaine

et

soient

transformables

les

uns dans

les

autres. Donc

la

pensée analogique

met en

œuvre

des

principes

qui

constituent

les

conditions formelles

a

priori de tout

raisonnement démonstratif qui se

déploie en un

discours enchaîné

et

cohérent,

et

ceci

quel

que soit

le

contenu de ce discours, qu'il soit mythique, religieux,

philosophique

ou scientifique.

Il faut

donc être

attentif au

fait que,

dans

sa

pratique

spontanée, la

pensée

sauvage met

en œuvre

deux systèmes d opérations

qu'on ne

peut confondre

:

a

Celles fondées directement sur les principes

et

les formes du

raisonnement

analogique;

b) Celles qui sont spontanément et nécessairement impliquées

par

l exercice

de toute

forme

de

pensée

qui construit ses idéalités selon

des

règles de

transformation et

vise idéalement à la « fermeture » de ce domaine d'idéalités.

Dans

ta

mesure

où,

formellement, la

pensée mythique

se

déploie

comme

un univers

clos

d'idéalités

rigoureusement enchaînées, elle met

en œuvre

nécessairement

ce second système formel qui

ne

se confond

pas

avec l'analogie et n est

pas

mis

en œuvre

seulement

par elle.

Quel est donc

le fondement

de

ces

opérations que, spontanément, la

pensée

pratique sur

le

matériel

idéal

de

ses

représentation ?

A

première vue, il

semble que la

pensée tire d'elle-même cette

capacité

de

raisonner

par

analogie

sur

le

contenu

de

l expérience

humaine.

Mais

peut-on

1

.

Voir par exemple

la loi

canonique de

transformation

des

mythes

de la mythologie bororo

telle

que

Lévi-Strauss l a reconstituée dans

Du

miel

aux cendres,

pp. 15, 17, 20.

il

faudrait bien

entendu mentionner les

méthodes

d analyse

des chaînes syntagmatique, et paradigmatique des

mythes,

la

distinction

entre

analyse

formelle

et analyse

sémantique,

etc., mais

ceci

déborde notre

propos qui est de donner un simple aperçu des

rapports

mythe-société- histoire.

Il

faut cependant

souligner,

comme le

fait

Claude Lévi-Strauss

{Du miel

aux cendres,

p. 401 )

que la

méthode

structurale,

bien

loin

de négliger

ou

d appauvrir le contenu des mythes,

constitue une

« nouvelle

manière d appréhender le contenu qui le traduit en termes de structure ». Ainsi se

trouve

fondée,

comme

le voulait Van Gennep,

et en

opposition

avec les mythographes du

XIXe siècle,

la

mythologie

comparée

où cette

fois

ce

n est

pas

«

la

comparaison

qui fonde

la

généralisation mais le

contraire ». (LÉVI-STRAUSS,

Anthropologie structurale,

1958,

p.

28.)

2. La Pensée sauvage, pp. 31

3,

348.

3.

Tout au moins d une algèbre de transformations

cycliques.

551

Page 13: Mythe et Histoire

8/18/2019 Mythe et Histoire

http://slidepdf.com/reader/full/mythe-et-histoire 13/19

MYTHES

prétendre que la

pensée

se soit donnée à

elle-même

cette

capacité

? En

fait,

il

faut rappeler à nouveau que

penser par analogie

c'est saisir

une

certaine «

relation d'équivalence » entre des réalités matérielles

ou

sociales

distinctes

ou, à

un

degré

plus

abstrait,

des

relations

d'équivalence

entre relations, etc.

Or

ce

n est

pas

seulement l exercice de la

pensée

abstraite

qui

suppose

la

saisie

de

relations d'équivalence.

Pour qu'il y ait perception

des

objets

et des

formes,

ou,

à

un niveau

plus complexe, déplacement dans

l'espace et

comportement sensorî-

moteur, il faut

que d'une

certaine manière

des relations d'équivalence

soient

perçues et contrôlées. Le fondement

de la possibilité

pour

la

pensée

de se

représenter des relations d'équivalence

se

situe au-delà

de la

pensée elle-même, dans

les propriétés

des formes complexes d organisation de

la matière

vivante, le

système nerveux et le cerveau.

Nous sommes donc devant ce

que

Lévi-Strauss

a appelé

:

«

Une logique

originelle,

expression directe de la structure de l esprit et, derrière l esprit, sans

doute

du

cerveau

1.

»

Le fondement des opérations spontanées de

la

pensée à l état

sauvage

renvoie

donc

à

une

autre

histoire que l histoire humaine, à l histoire «

naturelle

» des

espèces, aux lois d évolution de la Matière, de la Nature.

Ce

que dévoile

l analyse

des

mythes est,

au-delà

de la

pensée des sauvages,

la

pensée

« à

l état sauvage

».

En

ce sens, la

pensée

à l état

sauvage n est pas

historique,

ou

du moins elle est

transhistorique

».

Elle est

présente dès

l origine de

l histoire.

Elle

constitue une

condition

de possibilité de

l histoire humaine,

du développement

pratique des

rapports de

l homme et

du monde mais

n est pas

l effet de ce développement

pratique :

«

Pour

que

la

praxis

puisse

se

vivre comme pensée,

il faut,

d'abord

(dans

un

sens

logique

et

non

historique)

que

la

pensée

existe

:

c'est-à-dire

que ses

conditions initiales soient données,

sous

la forme d'une

structure

objective du

psychisme et

du

cerveau à défaut

de laquelle il n y aurait ni

praxis,

ni

pensée 2. »

Notre analyse de la

pensée « des sauvages »,

de la

pensée

mythique,

aboutit

à

un résultat

paradoxal puisqu'elle nous fait

découvrir et contempler

la

pensée

« à l état

sauvage

», dans sa

réalité pré-

historique

en quelque

sorte. Mais ce

n est

que

la moitié du paradoxe car, se présentant comme \' ensemble

des conditions

formelles de possibilité

pour

la

pensée

d appréhender

et

d organiser idéalement

des

relations

d'équivalence et

d enchaîner ses jugements dans

des

discours

démonstratifs, donc se présentant à la

fois

comme logique de l'équivalence

et

logique

formelle,

la

pensée à l état sauvage

est

présente

aujourd hui

au

cœur

de

l histoire

et

reste

la

même

qu'elle

était

au

seuil

de

l histoire. L ultime

paradoxe

est donc

que,

condition de

l histoire,

la

pensée

dans sa structure

formelle,

n a

pas

d histoire

(ou du

moins

son histoire

n appartient

pas à l histoire

des

hommes mais

à celle de la

matière).

1. Le

totémisme aujourd hui,

p. 130. Voir aussi La Pensée

sauvage, p.

328

:

« Comme l'esprit

aussi

est une chose, le fonctionnement de

cette

chose

nous

instruit sur la nature des choses :

même la réflexion

pure se

résume en

une intériorisation

du cosmos. »

On

peut

comparer cette théorie de Cl.

Lévi-Strauss

avec

la thèse

de

MARX

dans Le Capital

sur la nature

des

idéalités religieuses

:

«

Dans

la

région

nuageuse

du

monde religieux... les

produits du

cerveau

humain

ont l aspect

d êtres

indépendants,

doués

de

corps

particuliers,

en

communication avec les hommes et

entre eux.

»

(Le

Capital, t. I,

pp.

89-90,

souligné

par nous).

Cest

tout le problème de l analogie

(trajet

1) qui se

trouve

ici posé.

2. La Pensée sauvage, p.

349.

552

Page 14: Mythe et Histoire

8/18/2019 Mythe et Histoire

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HISTOIRE

ET PENSÉE

SAUVAGE M. GODELIER

A ce point se

rencontrent

— et ceci n est paradoxe

que

pour

ceux qui

ne

veulent

pas

entendre — Lévi-Strauss

et

Marx. Pour le premier : «

Toute

vie

sociale, même élémentaire, suppose

chez

l homme une

activité

intellectuelle

dont

les

propriétés formelles

ne peuvent

par

conséquent

être un

reflet

de

l'organisation

concrète

de

la

société x. » Pour Marx : « Comme

la

marche de

la

pensée

émane des

circonstances

et est,

elle-même,

un procès

de

la Nature, la

pensée,

en tant qu'elle

conçoit réellement, doit toujours être la même,

et

elle

ne

peut se

différencier

que graduellement selon la maturité atteinte

par

l évolution

et

donc

aussi selon

la

maturité de

l organe

avec lequel

on

pense. Tout le reste

n est

que

radotage 2. »

En fait,

dans cette

analyse, l histoire

n'a

pas disparu.

Au contraire, c'est

son lieu exact qui est désigné, sa

réalité

propre qui se montre. Le

corps,

le cerveau,

la pensée,

le

conscient

et

l inconscient constituent bien une nature

humaine,

mais

cette

nature humaine

ne

constitue

pas

le tout de

la nature

de

l homme

car l Histoire

s'ajoute à

la

nature

humaine.

Ou

du moins,

rendue

possible

par

le

procès de

la

Nature qui reste

pour l homme,

tout au long de l histoire, le laboratoire où s'exerce

son

activité pratique et

qui lui donne,

en

plus, la possibilité

et

les conditions de

penser, l histoire

ajoute quelque

chose

à son commencement, la transformation

des rapports de l homme

avec

la nature

et des

rapports

des hommes entre

eux

3.

Nous

pouvons

maintenant

penser

ensemble deux

faits qui,

à

première vue,

semblent

s'opposer

sinon s'exclure : le fait que la Pensée, dans sa structure

formelle,

reste

la même dans l histoire (et,

en

ce sens, n'a

pas

d h istoire)

et

le fait

qui

bénéficie d'une

évidence

plus facile —

de la

transformation des idées et

du progrès

des connaissances dans

l histoire.

En fait, il n y a

pas

de contradiction ou de paradoxe puisque c'est

la

transformation

des

rapports

de

l homme

avec

la

nature

et

des

hommes

entre

eux,

c'est

l histoire qui donne à la

Pensée un

contenu (à penser)

et

le transforme. Pour

illustrer

ce

fait, il

suffit de reprendre une de nos analyses précédentes. Nous

avons montré que l existence

dans

les

mythes

sud-américains

d'une « armature

sociologique »

faite,

essentiellement, de

rapports

imaginaires de parenté, nous

mettait

en

présence d'une composante

des

mythes qui

ne

peut tirer son origine

ni de la structure formelle de l Esprit, structure

pure et

an-historique

en

quelque

sorte, ni d'un modèle tiré de la Nature puisque dans la nature n existe

pas

l'équivalent

de

ce

qu'est l'échange des femmes,

c'est-à-dire

des

rapports d'alliance

qui composent, avec les rapports de

consanguinité, le

fait humain de la

parenté.

Et,

avec

cet exemple,

c'est

en foule

que se

presse,

dans

la

Pensée,

l histoire,

modes

de vie de populations de chasseurs ou

d agriculteurs,

organisation sociale,

mariage,

initiation, etc.,

bref, tout ce que nous avons appelé « les effets dans la

conscience

» des

rapports

des « sauvages »

entre

eux et avec

la

nature. C'est

pourquoi —

et

ici, nous nous séparerons, nous

semble-t-il,

de

Claude

Lévi-

Strauss 4 — la

pensée mythique

est à la

fois pensée

à l état

sauvage et pensée

des sauvages.

Arrêtons-nous sur ce point.

1. Le Totémisme aujourd hui, p.

138.

2. «

Lettre à

Kugelmann

du 11 juillet 1868

»,

souligné par Marx.

3. Qui est

aussi

transformation

de

l homme

et

transformation

de

la

nature, comme

l'illustre

remarquablement

le

processus de

domestication

des

plantes

et

des

animaux

avec

toutes

sesconséquences

sur

les

rapports

des

hommes

entre

eux

et sur la

nature

(transformations

génétiques

des variétés

domestiquées, etc.).

4.

« La pensée sauvage n est pas celle d une

humanité

primitive

ou

archaïque, mais la

pensée

à l état sauvage,

distincte

de la pensée cultivée. » (La Pensée sauvage,

p. 289).

Page 15: Mythe et Histoire

8/18/2019 Mythe et Histoire

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MYTHES

■:■ --V-. .-■■: rr^ ,~.

-■;■

,-.--.:-

II

va

de soi — après notre analyse —

que

l'analogie, scheme

opératoire

fondé

sur les

structures

formelles de

la

pensée, donc

exprimant

les capacités de

la

pensée

sauvage, reste

à

toute

époque

de l histoire

offerte à

l homme

pour

se

représenter

des

domaines de

son expérience.

Les

modes

de

pensée

fondés

sur

l'analogie

ne

caractérisent donc

pas

exclusivement les

formes et étapes primitives

du

développement historique. Lévi-Strauss

mentionne

d ailleurs

parmi

les

formes

contemporaines de

la

pensée analogique : « L art... et

tant

de secteurs de la vie

sociale

non encore défrichés et

où, par indifférence

ou

par

impuissance, et sans

que nous sachions pourquoi le plus souvent, la

pensée sauvage

continue à

prospérer г. » On pourrait bien entendu mentionner les représentations religieuses,

voire

les idéologies

politiques,

etc.

Mais,

en

fait, plus

simplement

encore

et

de

façon universelle

parce

que

présent chez tout individu et à toute époque, existe le champ de

la

perception,

de

l observation

du monde perçu où sans

cesse et

spontanément se présentent

à

la

conscience des

analogies

entre

formes,

entre

objets,

entre

actions.

Or

et

c est

là le point crucial — de nos jours, dans

le

cadre de

notre

société

industrielle,

et

compte tenu du développement

des sciences

de la nature

et des « sciences

humaines

»,

les analogies

tirées

du domaine de la

perception ne

constituent plus

le matériel essentiel

de la représentation

dominante que l homme se

fait de la

nature

et

de

l histoire

2.

Par contre

et

ceci

est

l effet

direct

des

rapports

pratiques avec le monde, caractérisés

par

le faible développement des forces

productives

et des connaissances

non-empiriques — dans les

sociétés primitives,

comme Lévi-Strauss l a démontré, ce sont les analogies tirées du champ de la

perception,

de la

connaissance

sensible, qui constituent

le

matériau de

base

avec

lequel

la

pensée des sauvages,

spontanément

soumise

aux

principes

formels

de

la pensée

à

l état sauvage,

construit

les « palais d'idées » où se réfléchit

à l infini

l image réciproque de l homme

et

du monde

et

où naissent

et

s enferment les

illusions

que

l homme sauvage

se fait de

lui-même et

du monde. Nourrie de

toute la richesse de connaissances issues d'une familiarité

et

d un commerce

millénaires

avec la

nature,

la

pensée des sauvages ne

pouvait cependant disposer

pour

se représenter les rapports invisibles

mais nécessaires entre

les choses,

les rapports qui

ne sont

pas observables au

niveau

de la

perception, que

des

ressources d'une analogie qui puisait toutes

ses

images

et

ses

cheminements

du

contenu même de

la

connaissance sensible 3. Mais, à l intérieur de

ces

limites, les

1 . La Pensée sauvage, p. 290.

2.

On

pourrait

rapprocher ces

remarques

de

celles

de Michel FOUCAULT

dans

Les

mots

et

les choses lorsqu il analyse le rôle bâtisseur de la « ressemblance » dans le savoir de la

culture

occidentale jusqu à la fin du XVIe siècle

:

« C est elle qui

a

organisé

le jeu des symboles, permis la

connaissance

des choses visibles et invisibles, guidé

l'art

de

les

représenter... Et la représentation

directe,

qu elle fût

fait ou

savoir,

se donnait

comme

répétition

: théâtre de la vie

ou miroir du

monde, c était là le titre de

tout

langage, sa manière de s annoncer et de

formuler

son

droit à

parler. » Bien

entendu, la

ressemblance et

l analogie

n avaient

pas attendu le XVIe siècle pour

disparaître

dans quelques

secteurs

de la connaissance et c est même à

ce prix

que

la

mathématique chez les Grecs, et

peut

être

la philosophie,

étaient nées.

3. Pour

cette

même raison de nombreuses analogies présentées dans

les

mythes semblent

relever

des

principes

associationnistes de

la

philosophie

empirique

anglaise.

LÉVI-STRAUSS

note

dans Le

Totémisme aujourd hui, pp. 129-130,

que

Radcliffe

Brown

considérait

l usage

dans

les

mythes

australiens ďoppositions reposant sur des paires de

contraires

(haut et bas, sec et

humide,

etc.)

comme un

cas particulier de « l association par contrariété » et

il réhabilite

partiellement

les doctrines associationnistes. David HUME, dans Enquête

sur l Entendement

humain,

554

Page 16: Mythe et Histoire

8/18/2019 Mythe et Histoire

http://slidepdf.com/reader/full/mythe-et-histoire 16/19

HISTOIRE

ET PENSÉE

SAUVAGE M. GODEUER

résultats

positifs

atteints par la pensée mythique furent immenses. « Loin d être,

comme

on l a souvent

prétendu, l œuvre d'une « fonction fabulatrice »

tournant

le

dos

à la

réalité,

les mythes

et

les rites offrent

pour

valeur principale de préserver

jusqu'à

notre

époque,

sous

une

forme

résiduelle,

des modes

d observation

et

de

réflexion qui

furent (et demeurent sans

doute)

exactement adaptés

à des

découvertes

d'un

certain type

: celles

qu autorisait

la

nature,

à partir de l organisation

et de l exploitation spéculatives

du monde sensible

en

termes de sensible.

Cette

science

du

concret devait être, par essence, limitée

à d autres

résultats

que

ceux

promis aux sciences exactes et naturelles, mais elle

ne

fut

pas

moins scientifique,

et

ses

résultats ne furent pas moins

réels.

Assurés

dix mille

ans

avant les

autres,

ils sont

toujours

le

substrat de

notre civilisation *. »

La pensée

à

l état sauvage et

la

pensée

scientifique ne sont donc

pas

« deux

stades inégaux

du

développement de l esprit humain » puisque

la

pensée

à

l état

sauvage, l esprit dans sa structure

formelle,

n a pas de développement et

opère

à

toutes

les

époques

et

sur

tous

les

matériaux

que

lui fournit

l histoire,

il

n y

a

pas

de

progrès de

l Esprit mais il existe un progrès des connaissances. Mais ceci

dit,

ce serait une erreur d identifier complètement, ou de réduire

entièrement, la

pensée

des

sauvages

à la

pensée sauvage. La pensée des sauvages diffère des

représentations

du

cosmos des

physiciens ioniens de la Grèce antique

ou de

celles

des

philosophes post-newtoniens

du

XVIIIe siècle. Mais d'où viennent ces

différences ? Pour

prendre

l'exemple des Grecs,

on

sait

mieux

de nos jours

quelques-

unes des raisons de

la

répudiation par

les

philosophes

milésiens

des vieilles

cosmogonies,

ou

plutôt théogonies

mythiques

de modèle oriental 2. Une

première

raison

fut le développement de la

géométrie

et, avec

elle, d'une représentation

mathématique de l univers qui

« consacre l avènement d'une forme de pensée

et d un système

d explication

sans analogie dans

le

mythe

3

».

Une

seconde

raison, dont

les

effets

convergeaient

avec

la

première,

fut que les rapports

des

hommes

entre

eux

avaient

eux aussi changé

avec

l apparition d'une nouvelle

forme de

société, la

polis, et qu'un

régime

ďisonomia

s était substitué

à

la monar-

chia

dans la

cité,

comme dans la nature

4. C'est par

ce

double

procès qui

menait au

déclin

partiel

de la

pensée mythique

dans la

« physique » ionienne et dans

la

« politique »

des

«

citoyens

» grecs

qu'est

née la philosophie

et

que

s inaugurait,

au

début du VIe siècle,

en lonie un nouveau

mode

de réflexion aux effets immenses.

1748,

section

III,

«

L association des

idées

»,

déclare

:

«

Pour

moi,

il

me

paraît

qu il

y

a

seulement

trois

principes

de

connexion

entre des idées,

à

savoir ressemblance, contiguïté

dans

le temps ou

dans

l espace

et relation de

cause

à

effet.

» (Éd. Aubier,

p. 59).

1.

La

Pensée sauvage, p.

25 (souligné par nous).

2. Cf.

Les

aperçus sur

les

mythologies de la Mésopotamie et de

l Egypte antiques

dans

l ouvrage Before Philosophy

de

Henry FRANKFORT et

Th.

JACOBSEN, chap. I, « Myth and

reality

»,

pp. 1 1 -36.

3. J. P. VERNANT,

Les

origines de la Pensée grecque, P.U.F.,

1962,

p. 116. J. P. Vernant

souligne

en ces termes l importance de

l oeuvre

d Anaximandre : «

Anaximandre situe

le cosmos

dans un espace

mathématisé

constitué par des relations purement géométriques.

Par

là se

trouve

effacée l image

mythique

d un monde

à

étages où

le haut

et

le

bas,

dans

leur opposition absolue,

marquent

des niveaux cosmiques

différenciant

des Puissances

divines

et où les directions de

l espace ont des significations religieuses

opposées.

» (p. 117).

4.

J. P.

VERNANT

:

«

Le

nouvel

espace

social

est

centré. Le

kratos, Xarché, la

dunasteia

ne

sont

plus situés au sommet

de l échelle

sociale,

ils

sont

déposés es

meson, au

centre,

au

milieu

du

groupe

humain...

par rapport à

ce

centre les individus

et

les

groupes

occupent

tous des

positions symétriques... et entrent les uns

les

autres dans des

rapports

de parfaite réciprocité. » (Les

Origines

de la

Pensée grecque,

p. 122).

Page 17: Mythe et Histoire

8/18/2019 Mythe et Histoire

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MYTHES

Nous sommes ainsi

parvenus au seuil d un problème fondamental pour

l'intelligence

de l histoire humaine, celui de

la nature exacte

de la pensée

philosophique,

de sa différence spécifique

d'avec

la pensée mythique,

et

de

ses

conditions

historiques

d apparition.

On

comprend

ainsi

pourquoi

«

l enseignement

des

mythes

sud-américains

offre une valeur

topique

pour résoudre

des problèmes qui touchent

à

la

nature

et au

développement de la

pensée » x et

pourquoi,

aux yeux

d'un

Aristote

qui

savait ce

qu'avaient

apporté de neuf

les

premiers physiciens ioniens,

« ceux

qui

usent

du

mythe sont

indignes

que

l on s'occupe

d'eux

sérieusement 2 ».

Il ne peut être question de

nous

engager

dans

le

problème

des

rapports

de la

pensée mythique et

de la

pensée

philosophique. Il

y

faudrait plus d un livre.

Cependant nous pouvons tirer de l exemple grec une remarque qui suggère une

direction

générale

pour

l analyse

de

ce problème.

En

découvrant que la nature

était, au-delà

de

ses formes

visibles, organisée

selon

les rapports

nécessaires

d'un

ordre

mathématique,

la

pensée

grecque

avait

fait

sauter

localement

et

partiellement le réseau de causalités intentionnelles

et

de représentations

analogiques tirées de la perception

par

lesquelles les

vieux

mythes grecs « expliquaient »

l origine

et

la nature du cosmos. C'est ce nouveau

contenu des

connaissances

«

physiques

» et des

rapports

«

politiques

»

qui

venait obliger

la

pensée à s'opposer

à

elle-même, à refouler et rejeter des modes

de

penser anciens pour

les remplacer

par

d autres qui

correspondaient mieux au

nouveau champ de l expérience

humaine. Les analogies tirées

du

sensible sont abandonnées au

profit d autres

relations d'équivalence qui expriment ce nouveau champ de l expérience

humaine 3.

De

façon

générale, le progrès

des

connaissances de la nature

et

de l histoire

a

consisté

à

effacer du

visage

des

choses

les

réseaux

d intentions

que

l homme

leur

avait d'abord prêtées

à

son

image, à

détruire

fragment par

fragment,

niveau

par niveau

les

représentations imaginaires

de

causes « intentionnelles

»,

pour

les remplacer

par

la représentation de rapports inintentionnels

et

nécessaires.

D un certain point de vue, il

y

a eu progrès dans la capacité de représenter le

système

inintentionnel

des

rapports objectifs

existant

dans la nature

et

dans

l histoire

lorsqu on

a substitué aux concepts spéculatifs

mi-abstraits

mi-concrets

de la

pensée mythique

les

concepts

spéculatifs

purement abstraits de

la

philosophie : concepts

de cause, de but, de

raison,

de

fondement,

de

principe,

analyse

et classement de

différents types

de causes, premières,

dernières,

motrices,

finales, matérielles, formelles,

etc.

Bien entendu, il

n est

pas question de

nier

le

caractère spéculatif

des concepts

et

démarches

de

la

pensée

philosophique

qui

se veut, comme la

pensée

mythique, analytique

et

synthétique, capable

d atteindre

dans son discours les

fondements premiers et

derniers de

l ordre des choses 4.

1.

Claude

LÉVI-STRAUSS,

Mythologiques,

II,

p.

407.

2. ARISTOTE, Métaphysique, B. 4. Aristote vise «

les

contemporains

d Hésiode

et tous

les

théologiens

» et

conseille

de

se

« renseigner plutôt auprès de ceux qui

raisonnent

par

démonstration Cf. ARISTOTE, La Métaphysique, traduction J. Tricot. Vrin, t. I, pp. 1

501 -51

.

3.

M.

Claude

Lévi-Strauss

nous

a signalé

l ouvrage

de G. E. R. LLOYD : Polarity and Analogy.

Two

types

of

argumentation

in

early

greek thought. (Cambridge Univ. Press, 1966) ouvrage qui

recense

les

exemples

d usage

de

paires

de

termes

opposés

et

de

l analogie

comme mode

d infé-

rence et procédé de

découverte

dans tous

les

domaines de la philosophie et de la

science grecques

jusqu à

Aristote.

4.

Rappelant les conceptions opposées de Burnet, partisan

de

la théorie

du

« miracle grec »

par lequel brusquement « sur la terre d Ionie le logos se serait dégagé du mythe

comme

les

écailles

tombent des

yeux de

l aveugle »,

et de Cornford

pour

qui la première

philosophie reste

plus

proche

566

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HISTOIRE

ET PENSÉE

SAUVAGE M. GODELIER

En définitive, pour penser la

spécificité

de la

pensée mythique et ses

conditions

de

reproduction ou

de déclin dans l histoire, donc

pour

penser les rapports

entre

mythes, société

et

histoire, il faut

découvrir scientifiquement

les raisons d être

et

la

nécessité

du mouvement

multiple

de

l histoire

qui

offre

à

la

Pensée

humaine

qui, elle,

reste essentiellement la

même,

des

contenus nouveaux

à

penser.

Sur

ce point — celui de l'analyse

des

nécessités inintentionnelles qui se manifestent

dans

l histoire et

la

meuvent en

profondeur — nous nous séparerions à nouveau

de Claude-

Lévi-Strauss qui a porté

sur l histoire г

des jugements que

nous ne

pouvons

suivre jusqu'au

bout

et

qui

ne

nous

semblent

pas

fondés entièrement

sur

les

principes de

la méthode

structurale.

Pour

Claude

Lévi-Strauss,

« il est

aussi

fastidieux qu inutile

d'entasser les

arguments pour

prouver que toute société est dans

l histoire et qu'elle

change :

c'est l'évidence même. » 2 Cette histoire n est

pas

seulement

une

histoire froide

les mêmes

structures

se

reproduisent

sans

variation

notable.

L histoire est

aussi faite de

ces

« chaînes

d'événements

non

récurrents et

dont

les effets

s'accumulent

pour

produire des bouleversements

économiques et sociaux

3. » Dans

cette

perspective, Claude

Lévi-Strauss pose le problème

des rapports

de la

pensée

à

l histoire et

nous avons vu qu'il prend une

position

proche de celle de

Marx pour

qui la pensée,

dans sa

structure formelle, n'a

pas d histoire, ne

se

«

développe

»

pas

dans l histoire

mais

prend

des modalités

différentes

selon le

contenu de cette histoire. «

La

raison se développe

et

se transforme dans le champ

pratique

:

la façon

dont

l homme pense

traduit

ses rapports

au

monde

et

aux

hommes, mais

pour

que la praxis

puisse

se vivre comme pensée,

il

faut d'abord...

que

la

pensée existe. 4 » Allant plus loin encore, Claude Lévi-Strauss

accepte

comme

une

loi «

d ordre

»,

«

l incontestable

primat

des

infrastructures »

5

et

écrit

:

«

Nous

n'entendons nullement insinuer que des

transformations

idéologiques

engendrent des

transformations

sociales.

L ordre inverse est seul vrai : la

conception que les

hommes

se font

des

rapports

entre

nature

et

culture est fonction

de

la

manière

dont se modifient

leurs propres

rapports

sociaux...,

nous n'étudions

que

les ombres qui se

profilent

au fond de

la

caverne e »

d une

construction mythique que

d une

théorie scientifique, J.

P.

Vernant tout en acceptant les

analyses de

Cornford, conclut

:

« Cependant en

dépit de

ces

analogies

et

de

ces réminiscences,

il n'y a pas

entre le

mythe et la philosophie réellement continuité. Le philosophe ne se

contente

pas

de

répéter

en

termes

de

phusis

ce

que

le

théologien

avait

exprimé

en

termes

de

Puissance

divine.

Au

changement

de registre, à l utilisation d un

vocabulaire

profane, correspond

une

nouvelle attitude

d esprit... ainsi

s'affirme une fonction de connaissance dégagée de toute

préoccupation d ordre

rituel.

Les

« physiciens » délibéremment

ignorent le

monde de

la

religion. Leur

recherche

n a plus

rien

à voir

avec

ces procédures

du culte

auquel

le

mythe, malgré

sa

relative

autonomie, restait toujours plus ou

moins

lié. » (Les Origines de

la

Pensée grecque, p. 102).

Désacralisation

du savoir

et

laïcisation

de

la

vie

sociale se

présentent donc comme

des

conditions de l avènement de la philosophie.

1. «

Histoire

» pris au sens de

réalité

(Geschichte) et

non

de discipline

scientifique

(historie).

2. La Pensée sauvage,

p.

310.

3. Ibid.,

p.

311.

4. Ibid., p.

349.

5. La Pensée sauvage, p. 173.

6. Ibid.,

p.

155.

En

parallèle, nous citons le texte

célèbre

de

Marx

:

«c

A

rencontre

de

la

philosophie

allemande qui descend du ciel sur la terre, c est de la terre au ciel que l on monte ici...

On

part des hommes

dans

leur activité réelle,

c est

d après

leur

processus de

vie

réel que l on

représente

aussi le développement des

reflets

et des échos idéologiques de

ce processus

vital...

De

ce fait

la

morale,

la religion, la

métaphysique

et

tout

le

reste

de

l idéologie, ainsi

que

les

formes

S57

Page 19: Mythe et Histoire

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MYTHES

Nous avons montré longuement queîie contribution à une théorie

des

« superstructures idéologiques » apporte l œuvre de Claude Lévi-Strauss. Et

ce

dernier

se

désigne

lui-même

comme

matérialiste

et

déterministe

:

« Si,

dans

l esprit

du

public, une confusion fréquente se produit

entre

structuralisme,

idéalisme et formalisme, il suffit que le structuralisme trouve sur son

chemin un

idéalisme

et un

formalisme véritables pour que sa propre inspiration, déterministe

et

réaliste, se

manifeste au

grand jour г

». Et déjà, en exergue des Structures

élémentaires

de la parenté, Claude

Lévi-Strauss

citait

cette

phrase de

Taylor :

« ... s il

y a

des lois quelque

part, il

doit y

en avoir partout.

»

Dans

cette perspective à

laquelle nous

souscrivons pleinement, il devient

difficile de suivre Lévi-Strauss dans les conclusions de l ouvrage Du miel

aux

cendres. Il voit

dans

le bouleversement au terme duquel « aux frontières

de

la

pensée

grecque, la

mythologie

se désiste

en

faveur

d'une

philosophie qui

émerge

comme

la

condition

préalable

de

la

réflexion

scientifique

»

3

«

une occurrence

historique qui

ne signifie

rien

sinon

qu'elle

s'est

produite en ce lieu

et en

ce

moment a

» «

Pas

plus ici que là le passage n était nécessaire

et

si l histoire garde

sa

place

de

premier

plan, c'est celle qui

revient

de

droit

à la contingence

irréductible 3. »

Mais, en un

sens, cette conclusion

était

nécessaire.

Car en identifiant pensée

mythique et pensée à l état

sauvage, en

laissant

de côté les

différences

spécifiques

des modes de représentation philosophiques et scientifiques pour ne retenir

que

ce

qui

les fait apparaître « comme

emboîtés

les uns

dans

les autres » au sein

de

la

pensée mythique,

on

ne

peut

que

déposséder l histoire de toute créativité et

de toute

nécessité.

L histoire

n est

plus

qu'un catalyseur

externe qui déclenche

au

hasard

les

possibilités qui

«

dorment

dans

la

graine

»

de

la

pensée

mythique.

Peut-être

cette

représentation de l histoire

est-elle

le triomphe ultime de la pensée

mythique sur

la

science

qui l analyse puisqu'elle fait

voir au

savant

l histoire

comme la voient les sociétés primitives qui « veulent l ignorer et tentent avec

une

adresse que nous mésestimons, de rendre aussi

permanents

que possible des

états, qu'elles considèrent «

premiers

», de

leur

développement* »

Maurice GODELIER.

de conscience qui leur

correspondent

perdent

aussitôt

toute apparence

d autonomie.

Elles

n ont

as d'histoire,

elles

n ont pas de développement; ce sont au

contraire

les

hommes

qui, enéveloppant leur production matérielle et

leurs

relations

matérielles,

transforment avec cette réalité quieur est

propre

et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n est pas la conscience quiétermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. »

{L Idéologie

allemande.

Première partie :

Feuerbach; Éditions sociales, 1953,

p. 17).

1.

Le

Cru

et

le

Cuit,

p.

35.

«

C est la

pensée

structurale

qui

défend

aujourd hui les

couleurs

du matérialisme. »

2.

Du

miel

aux

cendres, p. 407.

3.

Ibid.,

p. 408.