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EHESS Mythe et histoire: Réflexions sur les fondements de la pensée sauvage Author(s): Maurice Godelier Source: Annales. Histoire, Sciences Sociales, 26e Année, No. 3/4, Histoire et Structure (May - Aug., 1971), pp. 541-558 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/27566742 . Accessed: 11/04/2011 09:10 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of JSTOR's Terms and Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp. JSTOR's Terms and Conditions of Use provides, in part, that unless you have obtained prior permission, you may not download an entire issue of a journal or multiple copies of articles, and you may use content in the JSTOR archive only for your personal, non-commercial use. Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained at . http://www.jstor.org/action/showPublisher?publisherCode=ehess. . Each copy of any part of a JSTOR transmission must contain the same copyright notice that appears on the screen or printed page of such transmission. JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Annales. Histoire, Sciences Sociales. http://www.jstor.org

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EHESS

Mythe et histoire: Réflexions sur les fondements de la pensée sauvageAuthor(s): Maurice GodelierSource: Annales. Histoire, Sciences Sociales, 26e Année, No. 3/4, Histoire et Structure (May -Aug., 1971), pp. 541-558Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/27566742 .Accessed: 11/04/2011 09:10

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Mythe et histoire:

R?flexions sur les fondements de la pens?e sauvage

? L'enseignement des mythes sud-am?ricains offre une valeur

topique pour r?soudre des probl?mes qui touchent ? la nature et au

d?veloppement de la pens?e. ? (Claude L?VI-STRAUSS, Mytho logiques, II, p. 407.)

? Ceux qui (en philosophie) usent du mythe sont indignes que l'on s'occupe d'eux s?rieusement. ? (AR 1ST OTE, M?taphysique BA)

Les r?flexions que nous pr?sentons ici n'ont eu pour but que de nous aider ? clarifier un probl?me que tout anthropologue rencontre abstraitement dans l'exercice de sa discipline

? celui des rapports entre pens?e mythique, soci?t?

primitive et histoire ? et qui devint pour nous pratiquement in?vitable lorsqu'il nous fallut commencer l'analyse du mat?riel des mythes et des pratiques magico religieuses que nous avions recueilli de 1967 ? 1969 dans une tribu de l'int?rieur

de la Nouvelle-Guin?e, les Baruya. Pour donner une id?e de ce mat?riel, nous citerons une version des mythes baruya de la naissance du monde et de l'histoire

humaine, version qui condense l'essentiel de plusieurs variantes :

A l'origine le Soleil et la Lune se trouvaient confondus avec la terre. Tout ?tait gris et toutes les esp?ces animales et v?g?tales communi

quaient dans un m?me langage. Les hommes et les esprits, les animaux et les v?g?taux vivaient ensemble. Ces hommes n'?taient pas comme les hommes actuels, leur p?nis n'?tait pas perc? et le vagin des femmes

n'?tait pas ouvert. Les chiens aussi avaient le sexe mur?. Puis le Soleil et la Lune d?cid?rent de s'?lever et ils pouss?rent le ciel au-dessus d'eux. En haut, le Soleil dit ? la Lune qu'il fallait faire quelque chose

pour les hommes et lui ordonna de redescendre pour veiller sur eux. La Lune s'arr?ta ? moiti? chemin. Depuis lors alternent le jour et la

nuit, les saisons de la pluie et de la chaleur; depuis lors les animaux se sont s?par?s des hommes pour entrer dans la for?t, tandis que les esprits s'en allaient de leur c?t? dans les profondeurs o? ils restent cach?s

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MYTHES

et mena?ants. Plus tard, le Soleil inventa un stratag?me ing?nieux pour que le p?nis des hommes et le vagin des femmes soient perc?s. Depuis, l'homme et la femme purent copuler et l'humanit? se multiplia. Mais

dans cette disjonction de toutes les esp?ces qui se sont r?parties dans l'Univers, le langage commun originaire a disparu. Les hommes sont

oblig?s d'aller dans la for?t chasser les animaux qui s'y sont r?fugi?s, ils sont oblig?s de planter des patates douces pour survivre et ils doivent

se prot?ger des esprits devenus malfaisants. Ils sont en quelque sorte contraints ? la chasse, ? l'agriculture et au rituel, mais ils sont, pour ce

faire, assist?s par le Soleil et la Lune qui garantissent et supportent Tordre nouveau. Si le Soleil approche trop de la terre, il la br?le et d?vaste les

jardins : si la Lune approche trop de la terre, elle engloutit tout sous la

pluie et les t?n?bres et fait pourrir les r?coltes.

Ce texte nous raconte donc l'origine du monde et des hommes actuels, non

pas ? partir du n?ant mais d'un ?tat premier o? des r?alit?s distinctes ? la terre et le ciel, le soleil et la lune, l'homme et les esprits, les v?g?taux et les animaux, etc. ?

ne s'?taient pas encore s?par?es, disjointes les unes des autres. Dans une premi?re ?tape, par l'action du soleil et de la lune, cette disjonction s'est accomplie et le

monde a pris sa configuration actuelle dont l'architecture repose sur le jeu balanc? de ces deux personnages-principes oppos?s, le soleil et la lune, par qui le chaud et le froid, le sec et l'humide, le br?l? et le pourri, etc., sont arriv?s.

Dans une seconde ?tape, au sein de ce monde qui venait de prendre la forme

que, de nos jours, les hommes lui connaissent, le soleil a compl?t? son uvre en rendant distincts l'homme et la femme dont il a fait percer ? l'un le p?nis, ? l'autre le vagin. Il les rendit ainsi ? l'image du monde, ? la fois compl?mentaires

et oppos?s dans leur distinction. Depuis ce temps, l'homme est entr? dans l'his

toire, ou du moins une histoire ?tait possible pour l'homme qui pouvait d?sormais se reproduire, se multiplier et se diff?rencier en autant de tribus distinctes.

Quelle est la nature des id?alit?s (personnages et ?v?nements) dont parle ce discours mythique ? Celui-ci parle des causes premi?res de la gen?se du monde et de l'histoire, des forces invisibles et derni?res qui en ont command? et commandent encore l'architecture et le devenir. Ces causes s'identifient aux actions du soleil et de la lune, deux ?tres dou?s de conscience, de volont?, donc

analogues ? l'homme mais qui en diff?rent par leur puissance sup?rieure, par leur capacit? d'agir efficacement sur ce qui ?chappe au contr?le de l'homme, reste hors de son atteinte. Le soleil et la lune, dans la langue et l'id?ologie baruya, sont trait?s comme p?re et m?re des humains et d?sign?s par les termes d'adresse du vocabulaire de parent? qui s'appliquent ? un p?re et ? une m?re h

R?duit ? ces seuls caract?res abstraits qui appartiennent ? la forme du discours

mythique et aux propri?t?s formelles des id?alit?s qui le peuplent (repr?sen tation des causes premi?res sous la forme de personnages-principe analogues ? l'homme mais sup?rieurs ? lui, etc.), le mythe baruya pourrait se comparer aux

mythes de multiples autres populations ? condition que, ?galement, on en retienne seulement la forme abstraite.

Quelle est l'origine ? donc le fondement ? de la pr?sence commune de ces

caract?res formels abstraits de discours et d'id?alit?s mythiques qui appartiennent

1. Dans une autre s?rie de variantes plus secr?tes et propres plut?t aux shamans, on d?signe le soleil et la lune parles termes de parent? qui s'appliquent ? deux fr?res a?n? et cadet.

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HISTOIRE ET PENSEE SAUVAGE M. GODELIER

? l'id?ologie de soci?t?s qui diff?rent profond?ment par leurs ?cologies, leurs ?conomies, leurs organisations sociales, bref par toutes les d?terminations posi tives de leur r?alit? historique ? Comment des r?alit?s historiques diff?rentes

pourraient-elles rendre compte de ces propri?t?s formelles communes ? S'en gager dans cette r?flexion, c'est en fait poser le probl?me g?n?ral des rapports entre Pens?e mythique, Soci?t? primitive et Histoire.

Un rapport direct entre Mythes et Soci?t? peut ?tre facilement mis en ?vidence

lorsqu'on entreprend l'inventaire exhaustif de tous les ?l?ments des mythes qui transposent des aspects de l'environnement ?cologique, de l'organisation sociale, des traditions historiques (migrations, guerres et alliances territoriales, etc.) des

populations au sein desquelles ou ? propos desquelles ces mythes ont ?t? recueillis. Il suffit de parcourir Les Mythologiques de Claude L?vi-Strauss pour voir avec quelle pr?cision minutieuse ce dernier a rep?r?, isol?, filtr? et interpr?t? les multiples donn?es concernant la faune, la flore, le milieu, les techniques, l'astro

nomie, etc. qui se trouvent investies au sein des mythes des Indiens d'Am?rique et qui donnent sens ? de multiples aspects des comportements et aventures pr?t?s aux personnages id?aux de ces mythes, le lynx, le hibou, le grand fourmillier, le

capivara, le jaguar, les pl?iades, la lune, etc. A c?t? de ces aspects des rapports de l'homme ? la Nature, transport?s et

transpos?s dans les mythes, on trouve ?galement une transposition de leurs

rapports sociaux. Un des traits communs aux mythes sud et nord-am?ricains est le fait que I' ? armature sociologique ? de ces mythes

x ? c'est-?-dire les

rapports sociaux id?aux qui relient les uns aux autres les protagonistes imagi naires des mythes

? prend la forme d'un r?seau de parent?, d'un ensemble de

rapports de consanguinit? et d'alliance. Les conflits, les accords entre ces per sonnages sont analogues ? ceux qui opposent des donneurs et des preneurs de femmes, des ?poux, des parents et des enfants, des fr?res et des s urs, des a?n?s et des cadets, etc. C'est ainsi que les mythes sur l'origine de la cuisine (le cru et le

cuit) d?veloppent une v?ritable ? physiologie de l'alliance matrimoniale ? et que ceux sur les entours de la cuisine (les mani?res de table) se pr?sentent comme une ? pathologie ? de cette alliance matrimoniale2. La forme m?me des mythes varie avec la nature de ces rapports de parent? et l'on constate, dans de nombreux cas, que tous les signes d'un m?me mythe s'inversent, en quelque sorte, lorsqu'on passe d'une version de ce mythe recueillie dans une soci?t?

patrilin?aire ? une autre recueillie au sein d'une soci?t? matrilin?aire. Lorsqu'au lieu de passer d'une soci?t? ? une autre au sein d'un m?me groupe culturel, on

passe d'un groupe culturel ? un autre, on constate qu'un m?me mythe subit

parfois de v?ritables distorsions qui le rendent difficilement reconnaissable. Ce qui se montre ? travers cette identit? de l'armature sociologique et cette

diversit? des transformations formelles des mythes, et ce qui les explique, est un fait unique, une correspondance structurale, un lien interne entre formes de la pens?e mythique et formes de la soci?t? primitive. Car si les rapports de parent? jouent au sein du discours et de la repr?sentation mythiques du monde un r?le

de scheme organisateur, c'est que dans la r?alit? elle-m?me, au sein des soci?t?s

1. A propos des notions d' ? armature ?, de ? code ?, de ? message ? d'un mythe voir Cl. L?VI

STRAUSS, Le Cru et le Cuit p. 205. 2. Claude L?VI-STRAUSS, Du miel aux cendres, pp. 240-242 404-405.

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MYTHES

primitives, les rapports de parent? constituent l'aspect dominant de la structure sociale. Nous sommes ici devant une correspondance structurale qui ne peut se d?duire des cat?gories ? pures ? de la pens?e sauvage ou trouver son origine dans la nature, mais dont le fondement se trouve dans la structure m?me des soci?t?s

primitives. Mais si le contenu des mythes ne consistait qu'en ces ?l?ments objec tifs, transpos?s de la nature ou de la culture, on ne comprendrait pas comment, et pourquoi, les mythes sont ce qu'ils sont : une repr?sentation illusoire de l'homme et du monde, une explication inexacte de l'ordre des choses. Comment donc les mat?riaux objectifs de la r?alit? naturelle ou sociale que l'on retrouve transpos?e au sein du discours mythique prennent-ils leur caract?re fantasmatique, se transmutent-ils en repr?sentation illusoire du monde ?

La r?ponse est donn?e depuis longtemps et semble expliquer les caract?

ristiques principales des id?alit?s mythiques et des formes essentielles du discours

mythique : l'illusion est fille de l'Analogie. La Pens?e mythique est la Pens?e humaine pensant la r?alit? par analogie.

L'analogie est ? la fois une mani?re de parler et une mani?re de penser, une

logique qui s'exprime dans les formes de la m?taphore et de la m?tonymie. Rai sonner par analogie, c'est affirmer une relation d'?quivalence entre des objets (mat?riels ou id?aux), des conduites, des relations d'objets, des relations de

relations, etc. Un raisonnement par analogie est orient?. Ce n'est pas la m?me chose de penser la Culture analogiquement ? la Nature (comme par exemple dans les institutions tot?miques ou le syst?me des castes) ou de penser la Nature

analogiquement ? la Culture. Cette possibilit? de parcourir des trajets oppos?s et inverses manifeste la capacit? th?orique, en principe illimit?e, de la pens?e

qui raisonne par analogie ? trouver des ?quivalences entre tous les aspects et

niveaux de la r?alit? naturelle ou sociale. Il fallait rappeler ce fait avant d'aborder notre probl?me : comment l'analogie engendre-t-elle une repr?sentation illusoire du monde ?

Nous raisonnerons sur la cat?gorie des repr?sentations de la Nature construites

par analogie avec la Culture et nous analyserons les effets de ce type de repr? sentation analogique dans et pour la conscience, Ce qu'il faut tenter d'?clairer est le m?canisme de la ? transmutation ? ?

par l'effet d'une telle analogie (Nature analogue ? Culture)

? d'un ?l?ment objectif pr?sent dans l'exp?rience humaine en une re-pr?sentation illusoire donc subjective du r?el. Nous partirons d'un

fait objectif universel : l'exp?rience humaine se divise spontan?ment et n?ces

sairement en deux domaines : ce qui, de la Nature et de la Soci?t?, est contr?l?

directement par l'homme, et ce qui ne l'est pas. Bien entendu, ce qui est contr?l? et ce qui ne l'est pas diff?rent selon les

formes de soci?t? et les ?poques du d?veloppement historique. ?tant donn? le

faible d?veloppement de leurs techniques de production et malgr? les diff?rences

importantes de niveau de d?veloppement qui existent entre les divers modes de

production des peuples primitifs (chasseurs, collecteurs, p?cheurs, agriculteurs) le contr?le que ceux-ci exercent sur la nature reste tr?s limit?. Dans ces condi

tions, le domaine de ce que l'homme ne contr?le pas ne peut pas ne pas appa

ra?tre, se pr?senter spontan?ment ? la conscience comme un domaine de puis sances sup?rieures ? l'homme qu'il lui faut ? la fois se repr?senter, donc expliquer, et se concilier, donc contr?ler indirectement.

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HISTOIRE ET PENS?E SAUVAGE M. GODELIER

Insistons, une fois encore, sur le fait que la donn?e objective qui se pr?sente ? la conscience est ici une d?termination n?gative du contenu des rapports des hommes entre eux et avec la nature, celle de la limite objective de ce contenu. Le fondement de cette d?termination ne se trouve donc pas dans la conscience

mais hors d'elle. Remarquons ?galement que le fait que le domaine des causes naturelles cach?es, des forces invisibles que l'homme ne contr?le pas, se pr?sente spontan?ment dans la conscience comme un domaine de puissances sup?rieures ? l'homme ne produit pas encore de repr?sentation illusoire de la r?alit? et de la causalit? dans l'ordre du monde. Au contraire, ce contenu de repr?sentation, cette forme de pr?sence du monde correspondent ? une donn?e objective de la r?alit? sociale et historique.

Comment donc ces donn?es objectives de la repr?sentation se transmutent elles en repr?sentation illusoire du monde ? La transmutation s'op?re d?s que la pens?e se repr?sente les forces et les r?alit?s invisibles de la nature comme

des ?tres analogues aux hommes. Par analogie, les causes et les forces invisibles

qui font na?tre et r?glent le monde inhumain (Nature) ou le monde humain (Cul ture) rev?tent les attributs de l'homme, c'est-?-dire se pr?sentent spontan?ment dans la conscience comme des ?tres dou?s de conscience, de volont?, d'autorit? et de pouvoir, donc comme des ?tres analogues ? l'homme mais qui en diff?rent en ceci qu'ils savent ce que l'homme ne sait pas, font ce que l'homme ne peut faire, contr?lent ce qu'il ne contr?le pas, donc diff?rent de l'homme en ceci

qu'ils lui sont sup?rieurs. L'effet imm?diat des op?rations d'une pens?e qui se repr?sente la Nature par

analogie avec la Culture, la soci?t? humaine, est de traiter comme des ?sujets ?

les puissances sup?rieures et myst?rieuses de la nature, donc de ? personnifier ? ces puissances dans des ?tres de la nature, animaux, v?g?taux, astres, qui de ce

fait se d?doublent, comme la Nature enti?re, en ?tres sur-humains sensibles et

supra-sensibles ? la fois, et deviennent les personnages-surhumains des mythes, ceux dont les actions ont engendr? l'ordre actuel du monde 1.

Donc, en se repr?sentant la nature par analogie ? l'homme, la pens?e primi tive traite le monde des choses comme un monde de personnes, les rapports

objectifs et inintentionnels entre les choses comme des rapports intentionnels entre des personnes. Mais, du m?me coup, ? l'oppos? mais de fa?on compl?men taire, elle traite le monde subjectif de ses id?alit?s comme une r?alit? objective existant en dehors de l'homme et de sa pens?e et avec laquelle on peut et on doit

communiquer si l'on veut agir par leur interm?diaire sur l'ordre profond des choses. La pens?e analogique, en s'emparant des donn?es objectives de l'exp?rience

pr?sentes dans la conscience, cr?e donc une double illusion : illusion sur le

monde et illusion sur elle-m?me : illusion sur elle-m?me puisque la pens?e pr?te une existence ext?rieure ? l'homme, et ind?pendante de lui, aux id?alit?s qu'elle

engendre spontan?ment, donc s'ali?ne dans ses propres repr?sentations; illu

sion sur le monde qu'elle peuple d'?tres imaginaires analogues ? l'homme, capables d'entendre ses appels et d'y r?pondre de fa?on favorable ou hostile.

1. Ceci fournit la r?ponse ? la question que nous posions apr?s avoir cit? le mythe baruya de

l'origine du monde, la question de l'origine et du fondement des caract?res formels abstraits (et de ces caract?res seulement) des discours et des id?alit?s mythiques qui sont communs aux

mythes de populations profond?ment diff?rentes par leur ?cologie, leur ?conomie, leur organi sation sociale, donc par toutes les d?terminations positives de leur r?alit? historique.

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Annales (26* ann?e, mai-juin 1971, n? 3) 2

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MYTHES

Deux cons?quences sont ? tirer de cette analyse. La pens?e mythique (et avec elle toute pens?e religieuse) tire son impulsion de la volont? de conna?tre la r?alit?, mais, dans son proc?s, aboutit ? une explication illusoire de l'encha? nement des causes et des effets qui fondent l'ordre des choses. Mais en m?me

temps, parce qu'elle con?oit le monde de l'invisible sous forme de r?alit?s ima

ginaires dou?es de conscience, de volont? et surtout d'une efficacit? analogues mais sup?rieures ? celles de l'homme, la pens?e mythique appelle et fonde la

pratique magique, comme moyen d'action sur la conscience et la volont? de ces

personnages-imaginaires qui r?glent le cours des choses. La pens?e par analogie fonde donc en m?me temps une th?orie et une pratique, la religion et la magie. Ou du moins, la religion existe spontan?ment sous une forme th?orique (repr? sentation, explication du monde) et sous une forme pratique qui lui correspond (action magique et rituelle sur le r?el), donc existe comme moyen d'expliquer (de fa?on illusoire) et de transformer (de fa?on imaginaire) le monde1.

On pourrait prolonger cette analyse et montrer que toute intervention reli

gieuse sur le monde est en m?me temps ? action sur soi ?. Toute pratique magique, tout rituel s'accompagne de quelque restriction ou interdit support? par l'officiant

et/ou par le public. Toute action religieuse sur les forces secr?tes qui dirigent le monde implique et exige une action de l'homme sur lui-m?me pour communiquer avec ces forces, les atteindre, se faire ?couter et ob?ir d'elle2. Le pouvoir magique se paye d'une contrainte sur l'homme, par exemple, de restriction alimentaire, sexuelle ou autre. L'envers d'un pouvoir est un devoir. Dans cette perspective les restrictions, les contraintes, les interdits, les tabous ne sont pas restriction

1. Comme l'a d?montr? Claude L?VI-STRAUSS dans Le Tot?misme aujourd'hui, le maillon

essentiel de l'exp?rience religieuse du monde se trouve dans la repr?sentation, dans les principes et le contenu de la repr?sentation du monde et non dans une relation affective de l'homme avec

la nature. Ce n'est pas parce que l'homme primitif originairement s'identifierait affectivement ?

la Nature, par une sorte de participation ?motionnelle et diffuse, qu'il se repr?senterait cette

Nature analogiquement ? lui. Contrairement aux th?ses de L?vy-Bruni, la ? mentalit? primi tive ? n'est pas fille de l'affect mais de l'intellect. Selon L?VY-BRUHL : ? En pr?sence de quelque chose qui l'int?resse, qui l'inqui?te ou qui l'effraye, l'esprit du primitif ne suit pas la m?me marche

que le n?tre. II s'engage aussit?t dans une voie diff?rente... la nature au milieu de laquelle il

vit se pr?sente ? lui sous un tout autre aspect. Tous les objets et tous les ?tres y sont impliqu?s dans un r?seau de participations et d'exclusions mystiques : c'est elles qui en font la contexture

et l'ordre. ? (La Mentalit? primitive, 1921, pp. 17-18.) A ce texte s'oppose celui de L?VI-STRAUSS

dans Le Tot?misme aujourd'hui,p. 103 : ? En v?rit?, les pulsions et les ?motions n'expliquent rien ; elles r?sultent toujours : soit de la puissance du corps, soit de l'impuissance de l'esprit.

Cons?quences dans les deux cas, elles ne sont jamais des causes. Celles-ci ne peuvent ?tre

cherch?es que dans l'organisme comme seule la biologie sait le faire, ou dans l'intellect, ce qui est l'unique voie offerte ? la psychologie comme ? l'ethnologie. ?

2. Dans cette perspective peut s'analyser ?galement la pratique du sacrifice. Dans La Pens?e

sauvage. Cl. L?VI-STRAUSS en a esquiss? une analyse g?n?rale que nous citerons bri?vement:

? Dans le sacrifice, la s?rie des esp?ces naturelles joue le r?le d'interm?diaire entre deux termes

polaires, dont l'un est le sacrificateur et l'autre la divinit?, et entre lesquels, au d?part il n'existe

pas d'homologie, ni m?me de rapport d'aucune sorte : le but du sacrifice ?tant pr?cis?ment d'instaurer un rapport, qui n'est pas de ressemblance, mais de contigu?t?, au moyen d'une s?rie

d'identifications successives qui peuvent se faire dans les deux sens, selon que le sacrifice est

piaculaire ou qu'il repr?sente un rite de communion... son but est d'obtenir qu'une divinit? loin

taine comble les v ux humains, il croit y parvenir en reliant d'abord les deux domaines par le

moyen d'une victime sacralis?e (objet ambigu qui tient en effet de l'un et de l'autre), puis en

abolissant ce terme connectant : le sacrifice cr?e ainsi un d?ficit de contigu?t? et il induit (ou croit

induire) par l'intentionalit? de la pri?re, le surgissement d'une continuit? compensatoire sur le

plan o? la carence initiale, ressentie par le sacrificateur, tra?ait par anticipation, et comme en

pointill?, la voie ? suivre ? la divinit?. ? (La Pens?e sauvage, pp. 297, 299.)

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HISTOIRE ET PENS?E SAUVAGE M. GODELIER

de pouvoir mais accumulation de puissance (imaginaire). Penser par analogie produit donc deux effets compl?mentaires mais oppos?s : la Pens?e humanise la Nature et ses lois en la dotant des attributs de l'homme mais, du fait m?me,

elle dote spontan?ment et n?cessairement l'homme de pouvoirs surnaturels, c'est-?-dire d'une puissance et d'une efficacit? comparables (et pour cette raison

illusoires) ? celles des ph?nom?nes naturels \ Elle cr?e ainsi : ? Cette r?ciprocit? des perspectives o? l'homme et le monde se font miroir l'un ? l'autre, et qui (para?t) pouvoir seule rendre compte des propri?t?s et des capacit?s de la pens?e sau

vage a. ?

En d?finitive, ce qui se scelle dans cette r?ciprocit? mythique des perspec tives entre l'homme et le monde est une double illusion sur le monde et sur l'homme, l'illusion d'une explication fausse et d'une action imaginaire de l'homme sur le

monde et sur lui-m?me. Et cette illusion sera d'autant plus forte que la r?ciprocit? des perspectives entre l'homme et le monde sera plus complexe et plus compl?te. Or pour atteindre ? la compl?tude il faut et il suffit ? la pens?e mythique qu'elle explore et exploite toutes les possibilit?s internes, qu'elle parcoure syst?matique

ment tous les trajets possibles du rapprochement analogique. Ces trajets ? nous

l'avons d?j? signal? ?

peuvent th?oriquement emprunter quatre directions diff? rentes : aller de la Culture ? la Nature (1), de la Nature ? la Culture (2), de la

Culture vers la Culture (3), de la Nature vers la Nature (4).

Nature ?-Culture

f trajet 1 f 4 | | 3

i i Nature-> Culture

trajet 2

A partir de ces quatre axes fondamentaux, une multitude de rapprochements analogues peut se d?ployer et se combiner en une sorte d'alg?bre vectorielle

fantasmatique qui conf?re au discours et ? la pens?e mythiques leur polys?mie et leur richesse symbolique in?puisables.

Nous avons d?j? analys? une d?marche de type I qui projette la Culture sur la Nature et a pour effet g?n?ral l'anthropomorphisation de la Nature, l'humani

sation de ses lois, mais, en m?me temps, de fa?on compl?mentaire et oppos?e, la naturalisation de l'action humaine dans la magie (effet d'un trajet de type II). Pour donner un aper?u de la pl?nitude des effets d'un trajet de type II (applica tion de la Nature sur la Culture) c'est toute l'analyse de Cl. L?vi-Strauss des institutions dites tot?miques et des syst?mes des castes qu'il faudrait reprendre

car elle trouve ici sa place et son ?clairage th?oriques. Cl. L?vi-Strauss a d?montr?

que les institutions tot?miques impliquent, au niveau de la pens?e, la repr?sen tation et le postulat d'une homologie entre deux s?ries de relations, deux syst?mes de diff?rences situ?s l'un dans la nature, entre des esp?ces naturelles, l'autre dans

1. Cf. La reprise critique par Cl. L?VI-STRAUSS des th?ses d'A. Comte sur la religion comme

anthropomorphisme de la nature : ? L'erreur de Comte, et de la plupart de ses successeurs, fut de croire que l'homme a pu, avec quelque vraisemblance, peupler la nature de volont?s compa rables ? la sienne, sans pr?ter ? ses d?sirs certains attributs de cette nature en laquelle il se recon

naissait. ? (La Pens?e sauvage, p. 291.) 2. La Pens?e sauvage, p. 294.

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MYTHES

la culture, entre des groupes sociaux (clans, phratries, etc.) K Allant plus loin, il

rapprochait et comparait groupes tot?miques et syst?me des castes en montrant

qu'on avait l? des effets inverses d'un m?me principe selon que l'analogie postul?e entre groupes humains et esp?ces naturelles ?tait formelle ou substantielle 2.

Au travers des institutions tot?miques, nous voyons la pens?e sauvage

emprunter, pour penser la vie sociale (la Culture), une combinatoire objective donn?e dans la Nature, celle de la distinction naturelle des esp?ces biologiques. A l'aide du scheme de la diff?rence des esp?ces naturelles, la pens?e s'ouvre des possibilit?s th?oriques exceptionnelles car ? consid?r?e isol?ment une esp?ce est une collection d'individus mais par rapport ? une autre esp?ce c'est un syst?me de d?finitions 3. ? A la fois percept et concept, image intuitive de la discontinuit? du r?el et de ses aspects combinatoires et op?rateur abstrait permettant de passer de l'unit? d'une multiplicit? ? la diversit? d'une identit?, la notion d'esp?ce offre ? la pens?e sauvage un principe essentiel de classification des donn?es de l'exp? rience, de la r?alit? naturelle et sociale. Au sein de la pens?e analogique, la notion

d'esp?ce, dans certaines conditions, se transforme en ? op?rateur tot?mique ?

qui sert de m?diation entre nature et culture et rend plus ?troite la r?ciprocit? des

perspectives entre l'homme et le monde 4. On pourrait pousser plus avant et analyser des exemples d'analogie de types III

ou IV, comme, par exemple, l'analogie que l'on retrouve dans toutes les soci?t?s connues entre rapports sexuels et alimentation (type III), mais nous ne ferions l? qu'illustrer un peu plus le degr? de complexit? auquel peut atteindre la pens?e analogique et aussi, bien entendu, le degr? d'illusion que la pens?e mythique se fait

de l'homme et du monde. Mesurons maintenant le chemin parcouru. Nous voulions trouver les raisons

et les conditions, donc le m?canisme de la transmutation en repr?sentations illu

soires du monde et de l'homme, en explication ? fantasmatique ? du r?el des

multiples donn?es objectives sur la nature, les soci?t?s primitives et l'histoire

qui sont pr?sentes dans le contenu des mythes et dont la pens?e mythique s'em

pare pour construire ses ? palais d'id?es ?. En d?finitive ? et dans son principe ceci est d?montr? d?j? depuis le

XIXe si?cle ?; cette transmutation na?t chaque fois que les mat?riaux objectifs de

la repr?sentation entrent dans les formes du raisonnement par analogie. La

Pens?e sauvage spontan?ment s'empare de ces mat?riaux, les enfouit en elle

m?me et les emporte avec elle pour qu'ils l'aident ? franchir toutes les distances

qu'elle veut combler entre Nature et Culture, et, plus largement, entre tous les

niveaux de la r?alit? humaine et naturelle. Dans ce transport et cet usage, ces

mat?riaux objectifs se transforment en simples supports de syst?mes de repr? sentations fantastiques, illusoires, du monde pour lesquels ils semblent ? la limite

n'?tre qu'alibi ou pr?texte.

1. La Pens?e sauvage, p. 152. 2. Ibid., p. 169.

3. Ibid., p. 180. 4. Voir par exemple l'analyse faite par Cl. L?vi-Strauss d'un mythe de la tribu des Murngin,

habitant la terre d'Arhem, et la conclusion qu'il en tire : ? Le syst?me mythique et les repr?sen tations qu'il met en uvre servent donc ? ?tablir des rapports d'homologie entre les conditions

naturelles et les conditions sociales, ou, plus exactement, ? d?finir une loi d'?quivalence entre des

contrastes significatifs qui se situent sur plusieurs plans : g?ographique, m?t?orologique, zoolo

gique, botanique, tot?mique, ?conomique, social, rituel, religieux et philosophique. ? (La Pens?e

sauvage, p. 123.)

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HISTOIRE ET PENS?E SAUVAGE M. GODELIER

Pouvons-nous d?sormais r?pondre ? la question g?n?rale des rapports entre

Mythe, Soci?t? et Histoire que nous posaient l'analyse de nos mythes baruya et celle des travaux de Claude L?vi-Strauss sur la mythologie des Indiens d'Am?

rique et sur les fondements de la ? Pens?e Sauvage ? ? La r?ponse nous semble

pouvoir ?tre formul?e de la fa?on suivante : les mythes naissent spontan?ment ? l'intersection de deux r?seaux d'effets : les effets dans la conscience des rap ports des hommes entre eux et avec la nature, et les effets de la Pens?e sur ces donn?es de repr?sentation qu'elle fait entrer dans la machinerie complexe des raisonnements par analogie.

1. Effets dans la conscience du contenu des rapports historiques des hommes entre eux et avec la nature.

Dans les mythes, le contenu des rapports historiques des hommes entre eux et avec la nature est pr?sent ? la fois dans ses d?terminations positives et dans ses limites, dans ses d?terminations n?gatives. Nous avons d?j? signal? la pr? sence dans les mythes de multiples ?l?ments de connaissance objective de la

faune, de la flore, du milieu, de l'astronomie, des techniques qui expriment le contenu positif du rapport des hommes primitifs avec la nature. Nous avons vu dans le fait que ? l'armature sociologique ? des mythes des Indiens d'Am?rique repose essentiellement sur des rapports imaginaires de parent?, un effet dans la conscience (= transposition, repr?sentation) du contenu de l'organisation sociale des Indiens; or le fait de doter les soci?t?s imaginaires, o? vivent, meurent et ressuscitent ?ternellement les personnages id?aux des mythes d'une organisation fond?e sur des rapports de consanguinit? et d'alliance, ne peut tirer son origine ni des ? principes purs ? de la pens?e, ni d'un quelconque mod?le appartenant ? la nature. Il faut donc chercher le fondement de cet usage conceptuel des rap ports de parent? ailleurs que dans les formes vides et intemporelles

1 de la pens?e ou des mod?les offerts par la nature et cet ailleurs ne peut ?tre que dans la soci?t? et dans l'histoire.

Dans la soci?t?, parce que dans la plupart des soci?t?s primitives (et ? la diff?rence des soci?t?s de classes, esclavagistes, f?odales ou autres) les rapports de parent? sont objectivement les rapports sociaux dominants; dans l'histoire, parce que, dans des conditions et pour des raisons qu'il faut d?terminer, cette dominance des rapports de parent? a disparu au sein de nombreuses soci?t?s

primitives ? mesure que se d?veloppaient de nouveaux rapports sociaux (de castes, de classes, d'?tat).

On comprend que la dominance des rapports de parent? dans les soci?t?s

primitives ait pour effet dans la conscience que celle-ci imagine selon ce mod?le

(donc analogiquement au r?el) les soci?t?s id?ales o? elle fait ?voluer les per sonnages des mythes. Cet effet dans la conscience a donc son fondement hors de la conscience, dans la soci?t? et l'histoire, et explique la correspondance structurale qui existe souvent entre formes de la pens?e mythique et formes de la soci?t? puisque nous avons vu comment, parfois, quand on passe d'une soci?t?

patrilin?aire ? une soci?t? matrilin?aire, les signes d'un m?me mythe changent et s'inversent.

Comme effet dans la conscience des limites du contenu des rapports histo

riques des hommes entre eux et avec la nature, des d?terminations n?gatives en

1. Au sens de ? transhistoriques ?.

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MYTHES

quelque sorte de ce contenu, nous avons analys? le fait que, compte tenu du faible d?veloppement des techniques caract?ristique des ?conomies primitives, le domaine des lois et des forces invisibles de la nature et de la soci?t? que l'homme ne contr?le pas lui appara?t comme un domaine de puissances sup?rieures ? l'homme. Mais cet effet dans la conscience exprime un fait objectif et cette repr?

sentation, de nouveau, a son fondement hors de la conscience, dans la r?alit? sociale objective et elle change de contenu avec le d?veloppement des forces

productives dans l'histoire.

Mais, qu'ils aient pour contenu les d?terminations positives ou n?gatives de la r?alit? sociale et historique, ces effets dans la conscience ne cr?ent pas par eux-m?mes des mythes, ne constituent pas

? au contraire ? des repr?sen tations illusoires de la nature et de l'histoire. Il faut donc une condition suppl?

mentaire, l'intervention d'un autre m?canisme pour que naissent les repr?sen tations mythiques du r?el, et ce m?canisme a son fondement en l'homme lui

m?me.

2. Cet autre m?canisme nous l'avons appel? ? l'effet de la pens?e analogique sur son contenu ?, sur les donn?es objectives de ses repr?sentations. Spontan?

ment, en parcourant syst?matiquement tous les trajets possibles des rappro chements analogiques entre Nature et Culture, la Pens?e construit un gigantesque jeu de miroirs o? se r?fl?chit ? l'infini, se d?compose et se recompose perp?tuelle

ment dans le prisme des rapports Nature-Culture, l'image r?ciproque de l'homme et du monde. Capable par l'analogie de rapprocher les uns des autres tous les

aspects et tous les niveaux de la Nature et de la Culture, la pens?e ? l'?tat spon tan? ou sauvage est donc imm?diatement et simultan?ment analytique et synth? tique x, et a la capacit? ? la fois de totaliser dans les repr?sentations mythiques tous les aspects du r?el et de passer d'un niveau ? l'autre du r?el par transforma fions r?ciproques de ses analogies 2. Par l'analogie le monde entier prend sens, tout est signifiant, tout peut ?tre signifi? au sein d'un ordre symbolique o? prennent place, dans le foisonnement et la richesse de leurs d?tails, toutes les connais sances positives qui se retrouvent transpos?es dans la mati?re des mythes 3.

Si telles sont les caract?ristiques de la pens?e mythique, ? la fois analytique et synth?tique, totalisatrice et op?rant par r?gles de transformation, il devient facile de comprendre tout un ensemble de faits :

a) Il va de soi que toute mythologie tendra ? se constituer comme un syst?me clos, sans commencement ni fin. ? La terre des mythes est ronde ?, d?clare Claude

L?vi-Strauss, et, en m?me temps, ? elle est creuse ? 4. De l?, se comprennent et

s'imposent les principes m?mes de la m?thode structurale d'analyse des mythes, m?thode qui reproduit dans sa d?marche id?ale les propri?t?s m?mes du syst?me

1. Voir La Pens?e sauvage, p. 290.

2. Ibid., p. 228.

3. Claude L?VI-STRAUSS, La Pens?e sauvage, p. 294. ? Une observation attentive et m?ti

culeuse, tout enti?re tourn?e vers le concret, trouve, dans le symbolisme, ? la fois son principe et son aboutissement. ? Mais le prix qu'il faut, semble-t-il, payer pour cette ? totalisation ? ima

ginaire du r?el par la pens?e est la pauvret?, la monotonie des ? messages ? fournis par les mythes.

4. Du miel aux cendres, pp. 7, 201, 216.

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HISTOIRE ET PENS?E SAUVAGE M. GODELIER

d'objets qu'elle ?tudie et qui permet de d?gager, entre autres, les lois canoniques des groupes de transformation des mythes les uns dans les autres *.

b) A la fois analytique et synth?tique, remontant vers une histoire pass?e mais toujours vivante, vers la gen?se abolie mais ?ternellement copr?sente des raisons d'?tre de l'ordre actuel de l'univers, la pens?e mythique ne peut appara?tre que comme pens?e intemporelle qui remonte vers l'origine des choses et en d?voile le fondement originaire et co-pr?sent2. Consignant ses d?couvertes dans les

syst?mes clos de ses repr?sentations, la pens?e mythique comporte tous les traits de ce que peuvent ?tre les syst?mes de repr?sentations religieuses ou philoso phiques.

c) Capable de classer ses repr?sentations, de les transformer les unes dans les autres et de les totaliser en un syst?me, la pens?e analogique met donc en

uvre dans la production des mythes des principes formels et des r?gles op?ra toires qui impliquent l'?quivalent d'une alg?bre 3, si nous entendons par alg?bre un ensemble de r?gles op?ratoires permettant de constituer tous les objets d'un domaine de telle sorte que ceux-ci appartiennent toujours ? ce domaine et soient transformables les uns dans les autres. Donc la pens?e analogique met en uvre des principes qui constituent les conditions formelles a priori de tout raisonne ment d?monstratif qui se d?ploie en un discours encha?n? et coh?rent, et ceci

quel que soit le contenu de ce discours, qu'il soit mythique, religieux, philoso phique ou scientifique.

Il faut donc ?tre attentif au fait que, dans sa pratique spontan?e, la pens?e sau

vage met en uvre deux syst?mes d'op?rations qu'on ne peut confondre :

a) Celles fond?es directement sur les principes et les formes du raisonne ment analogique;

b) Celles qui sont spontan?ment et n?cessairement impliqu?es par l'exercice de toute forme de pens?e qui construit ses id?alit?s selon des r?gles de transfor mation et vise id?alement ? la ? fermeture ? de ce domaine d'id?alit?s. Dans la mesure o?, formellement, la pens?e mythique se d?ploie comme un univers clos d'id?alit?s rigoureusement encha?n?es, elle met en uvre n?cessairement ce second syst?me formel qui ne se confond pas avec l'analogie et n'est pas

mis en uvre seulement par elle. Quel est donc le fondement de ces op?rations que, spontan?ment, la pens?e

pratique sur le mat?riel id?al de ses repr?sentation ? A premi?re vue, il semble que la pens?e tire d'elle-m?me cette capacit? de

raisonner par analogie sur le contenu de l'exp?rience humaine. Mais peut-on

1. Voir par exemple la loi canonique de transformation des mythes de la mythologie bororo

telle que L?vi-Strauss l'a reconstitu?e dans Du miel aux cendres, pp. 15, 17, 20. il faudrait bien

entendu mentionner les m?thodes d'analyse des cha?nes syntagmatique, et paradigmatique des

mythes, la distinction entre analyse formelle et analyse s?mantique, etc., mais ceci d?borde notre

propos qui est de donner un simple aper?u des rapports mythe-soci?t?-histoire. Il faut cependant

souligner, comme le fait Claude L?vi-Strauss (Du miel aux cendres, p. 401) Jque la m?thode

structurale, bien loin de n?gliger ou d'appauvrir le contenu des mythes, constitue une ? nouvelle mani?re d'appr?hender le contenu qui le traduit en termes de structure ?. Ainsi se trouve fond?e, comme le voulait Van Gennep, et en opposition avec les mythographes du XIXe si?cle, la mytho

logie compar?e o? cette fois ce n'est pas ? la comparaison qui fonde la g?n?ralisation mais le contraire ?. (L?VI-STRAUSS, Anthropologie structurale, 1958, p. 28.)

2. La Pens?e sauvage, pp. 313, 348. 3. Tout au moins d'une alg?bre de transformations cycliques.

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MYTHES

pr?tendre que la pens?e se soit donn?e ? elle-m?me cette capacit? ? En fait, il faut rappeler ? nouveau que penser par analogie c'est saisir une certaine ? rela tion d'?quivalence ? entre des r?alit?s mat?rielles ou sociales distinctes ou, ? un degr? plus abstrait, des relations d'?quivalence entre relations, etc. Or ce n'est pas seulement l'exercice de la pens?e abstraite qui suppose la saisie de relations d'?quivalence. Pour qu'il y ait perception des objets et des formes, ou, ? un niveau plus complexe, d?placement dans l'espace et comportement sensori

moteur, il faut que d'une certaine mani?re des relations d'?quivalence soient

per?ues et contr?l?es. Le fondement de la possibilit? pour la pens?e de se repr? senter des relations d'?quivalence se situe au-del? de la pens?e elle-m?me, dans les propri?t?s des formes complexes d'organisation de la mati?re vivante, le

syst?me nerveux et le cerveau. Nous sommes donc devant ce que L?vi-Strauss a appel? : ? Une logique

originelle, expression directe de la structure de l'esprit et, derri?re l'esprit, sans doute du cerveau 1. ?

Le fondement des op?rations spontan?es de la pens?e ? l'?tat sauvage renvoie donc ? une autre histoire que l'histoire humaine, ? l'histoire ? naturelle ? des

esp?ces, aux lois d'?volution de la Mati?re, de la Nature. Ce que d?voile l'analyse des mythes est, au-del? de la pens?e des sauvages, la pens?e ? ? l'?tat sauvage ?. En ce sens, la pens?e ? l'?tat sauvage n'est pas historique, ou du moins elle est

transhistorique ?. Elle est pr?sente d?s l'origine de l'histoire. Elle constitue une condition de possibilit? de l'histoire humaine, du d?veloppement pratique des

rapports de l'homme et du monde mais n'est pas l'effet de ce d?veloppement pra tique : ? Pour que la praxis puisse se vivre comme pens?e, il faut, d'abord (dans un sens logique et non historique) que la pens?e existe : c'est-?-dire que ses conditions initiales soient donn?es, sous la forme d'une structure objective du

psychisme et du cerveau ? d?faut de laquelle il n'y aurait ni praxis, ni pens?e 2. ?

Notre analyse de la pens?e ? des sauvages ?, de la pens?e mythique, aboutit ? un r?sultat paradoxal puisqu'elle nous fait d?couvrir et contempler la pens?e ? ? l'?tat sauvage ?, dans sa r?alit? pr?-historique en quelque sorte. Mais ce n'est l? que la moiti? du paradoxe car, se pr?sentant comme Xensemble des conditions

formelles de possibilit? pour la pens?e d'appr?hender et d'organiser id?alement des relations d'?quivalence et d'encha?ner ses jugements dans des discours

d?monstratifs, donc se pr?sentant ? la fois comme logique de l'?quivalence et

logique formelle, la pens?e ? l'?tat sauvage est pr?sente aujourd'hui au c ur de l'histoire et reste la m?me qu'elle ?tait au seuil de l'histoire. L'ultime paradoxe

est donc que, condition de l'histoire, la pens?e dans sa structure formelle, n'a pas d'histoire (ou du moins son histoire n'appartient pas ? l'histoire des hommes mais ? celle de la mati?re).

1. Le tot?misme aujourd'hui, p. 130. Voir aussi La Pens?e sauvage, p. 328 : ? Comme l'esprit aussi est une chose, le fonctionnement de cette chose nous instruit sur la nature des choses :

m?me la r?flexion pure se r?sume en une int?riorisation du cosmos. ?

On peut comparer cette th?orie de Cl. L?vi-Strauss avec la th?se de MARX dans Le Capital sur la nature des id?alit?s religieuses : ? Dans la r?gion nuageuse du monde religieux... les pro duits du cerveau humain ont l'aspect d'?tres ind?pendants, dou?s de corps particuliers, en com

munication avec les hommes et entre eux. ? (Le Capital, t. I, pp. 89-90, soulign? par nous). C'est

tout le probl?me de l'analogie (trajet 1 ) qui se trouve ici pos?.

2. La Pens?e sauvage, p. 349.

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HISTOIRE ET PENS?E SAUVAGE M. GODELIER

A ce point se rencontrent ? et ceci n'est paradoxe que pour ceux qui ne veulent pas entendre ? L?vi-Strauss et Marx. Pour le premier : ? Toute vie

sociale, m?me ?l?mentaire, suppose chez l'homme une activit? intellectuelle dont les propri?t?s formelles ne peuvent par cons?quent ?tre un reflet de l'orga nisation concr?te de la soci?t? 1. ? Pour Marx : ? Comme la marche de la pens?e ?mane des circonstances et est, elle-m?me, un proc?s de la Nature, la pens?e, en tant qu'elle con?oit r?ellement, doit toujours ?tre la m?me, et elle ne peut se diff?rencier que graduellement selon la maturit? atteinte par l'?volution et donc aussi selon la maturit? de l'organe avec lequel on pense. Tout le reste n'est que radotage 2. ?

En fait, dans cette analyse, l'histoire n'a pas disparu. Au contraire, c'est son lieu exact qui est d?sign?, sa r?alit? propre qui se montre. Le corps, le cerveau, la pens?e, le conscient et l'inconscient constituent bien une nature humaine, mais

cette nature humaine ne constitue pas le tout de la nature de l'homme car l'Histoire

s'ajoute ? la nature humaine. Ou du moins, rendue possible par le proc?s de la Nature qui reste pour l'homme, tout au long de l'histoire, le laboratoire o? s'exerce son activit? pratique et qui lui donne, en plus, la possibilit? et les conditions de

penser, l'histoire ajoute quelque chose ? son commencement, la transformation des rapports de l'homme avec la nature et des rapports des hommes entre eux 3.

Nous pouvons maintenant penser ensemble deux faits qui, ? premi?re vue, semblent s'opposer sinon s'exclure : le fait que la Pens?e, dans sa structure for

melle, reste la m?me dans l'histoire (et, en ce sens, n'a pas d'histoire) et le fait ?

qui b?n?ficie d'une ?vidence plus facile ? de la transformation des id?es et du progr?s des connaissances dans l'histoire.

En fait, il n'y a pas l? de contradiction ou de paradoxe puisque c'est la trans formation des rapports de l'homme avec la nature et des hommes entre eux, c'est l'histoire qui donne ? la Pens?e un contenu (? penser) et le transforme. Pour illustrer ce fait, il suffit de reprendre une de nos analyses pr?c?dentes. Nous

avons montr? que l'existence dans les mythes sud-am?ricains d'une ? armature

sociologique ? faite, essentiellement, de rapports imaginaires de parent?, nous

mettait en pr?sence d'une composante des mythes qui ne peut tirer son origine ni de la structure formelle de l'Esprit, structure pure et an-historique en quelque sorte, ni d'un mod?le tir? de la Nature puisque dans la nature n'existe pas l'?qui valent de ce qu'est l'?change des femmes, c'est-?-dire des rapports d'alliance

qui composent, avec les rapports de consanguinit?, le fait humain de la parent?. Et, avec cet exemple, c'est en foule que se presse, dans la Pens?e, l'histoire, modes de vie de populations de chasseurs ou d'agriculteurs, organisation sociale,

mariage, initiation, etc., bref, tout ce que nous avons appel? ? les effets dans la conscience ? des rapports des ? sauvages ? entre eux et avec la nature. C'est

pourquoi ? et ici, nous nous s?parerons, nous semble-t-il, de Claude L?vi

Strauss 4 ? la pens?e mythique est ? la fois pens?e ? l'?tat sauvage et pens?e des sauvages. Arr?tons-nous sur ce point.

1. Le Tot?misme aujourd'hui, p. 138.

2. ? Lettre ? Kugelmann du 11 juillet 1868 ?, soulign? par Marx.

3. Qui est aussi transformation de l'homme et transformation de la nature, comme l'illustre

remarquablement le processus de domestication des plantes et des animaux avec toutes ses

cons?quences sur les rapports des hommes entre eux et sur la nature (transformations g?n?

tiques des vari?t?s domestiqu?es, etc.). 4. ? La pens?e sauvage n'est pas celle d'une humanit? primitive ou archa?que, mais la pens?e

? l'?tat sauvage, distincte de la pens?e cultiv?e. ? (La Pens?e sauvage, p. 289).

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MYTHES

Il va de soi ?[apr?s notre analyse ?

que l'analogie, scheme op?ratoire fond? sur les structures formelles de la pens?e, donc exprimant les capacit?s de la

pens?e sauvage, reste ? toute ?poque de l'histoire offerte ? l'homme pour se repr? senter des domaines de son exp?rience. Les modes de pens?e fond?s sur l'analogie ne caract?risent donc pas exclusivement les formes et ?tapes primitives du

d?veloppement historique. L?vi-Strauss mentionne d'ailleurs parmi les formes

contemporaines de la pens?e analogique : ? L'art... et tant de secteurs de la vie sociale non encore d?frich?s et o?, par indiff?rence ou par impuissance, et sans

que nous sachions pourquoi le plus souvent, la pens?e sauvage continue ?

prosp?rer \ ? On pourrait bien entendu mentionner les repr?sentations religieuses, voire les id?ologies politiques, etc.

Mais, en fait, plus simplement encore et de fa?on universelle parce que pr?sent chez tout individu et ? toute ?poque, existe le champ de la perception, de l'observation du monde per?u o? sans cesse et spontan?ment se pr?sentent ? la conscience des analogies entre formes, entre objets, entre actions. Or ? et c'est l? le point crucial ? de nos jours, dans le cadre de notre soci?t? industrielle, et compte tenu du d?veloppement des sciences de la nature et des ? sciences humaines ?, les analogies tir?es du domaine de la perception ne constituent plus le mat?riel essentiel de la repr?sentation dominante que l'homme se fait de la

nature et de l'histoire 2. Par contre ? et ceci est l'effet direct des rapports pra tiques avec le monde, caract?ris?s par le faible d?veloppement des forces pro ductives et des connaissances non-empiriques

? dans les soci?t?s primitives, comme L?vi-Strauss l'a d?montr?, ce sont les analogies tir?es du champ de la

perception, de la connaissance sensible, qui constituent le mat?riau de base avec

lequel la pens?e des sauvages, spontan?ment soumise aux principes formels de la pens?e ? l'?tat sauvage, construit les ? palais d'id?es ? o? se r?fl?chit ? l'infini

l'image r?ciproque de l'homme et du monde et o? naissent et s'enferment les illusions qu? l'homme sauvage se fait de lui-m?me et du monde. Nourrie de toute la richesse de connaissances issues d'une familiarit? et d'un commerce

mill?naires avec la nature, la pens?e des sauvages ne pouvait cependant disposer pour se repr?senter les rapports invisibles mais n?cessaires entre les choses, les rapports qui ne sont pas observables au niveau de la perception, que des ressources d'une analogie qui puisait toutes ses images et ses cheminements du contenu m?me de la connaissance sensible 3. Mais, ? l'int?rieur de ces limites, les

1. La Pens?e sauvage, p. 290.

2. On pourrait rapprocher ces remarques de celles de Michel FOUCAULT dans Les mots et

les choses lorsqu'il analyse le r?le b?tisseur de la ? ressemblance ? dans le savoir de la culture

occidentale jusqu'? la fin du XVIe si?cle : ? C'est elle qui a organis? le jeu des symboles, permis la

connaissance des choses visibles et invisibles, guid? l'art de les repr?senter... Et la repr?sentation directe, qu'elle f?t fait ou savoir, se donnait comme r?p?tition : th??tre de la vie ou miroir du

monde, c'?tait l? le titre de tout langage, sa mani?re de s'annoncer et de formuler son droit ?

parler. ? Bien entendu, la ressemblance et l'analogie n'avaient pas attendu le XVIe si?cle pour

dispara?tre dans quelques secteurs de la connaissance et c'est m?me ? ce prix que la math?ma

tique chez les Grecs, et peut ?tre la philosophie, ?taient n?es.

3. Pour cette m?me raison de nombreuses analogies pr?sent?es dans les mythes semblent

relever des principes associationnistes de la philosophie empirique anglaise. L?VI-STRAUSS note

dans Le Tot?misme aujourd'hui, pp. 129-130, que Radcliffe Brown consid?rait l'usage dans les

mythes australiens d'oppositions reposant sur des paires de contraires (haut et bas, sec et

humide, etc.) comme un cas particulier de ? l'association par contrari?t? ? et il r?habilite par tiellement les doctrines associationnistes. David HUME, dans Enqu?te sur l'Entendement humain.

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HISTOIRE ET PENS?E SAUVAGE M. GODELIER

r?sultats positifs atteints par la pens?e mythique furent immenses. ? Loin d'?tre, comme on l'a souvent pr?tendu, l' uvre d'une ? fonction fabulatrice ? tournant le dos ? la r?alit?, les mythes et les rites offrent pour valeur principale de pr?server jusqu'? notre ?poque, sous une forme r?siduelle, des modes d'observation et de r?flexion qui furent (et demeurent sans doute) exactement adapt?s ? des d?cou vertes d'un certain type : celles qu'autorisait la nature, ? partir de l'organisation et de l'exploitation sp?culatives du monde sensible en termes de sensible. Cette science du concret devait ?tre, par essence, limit?e ? d'autres r?sultats que ceux

promis aux sciences exactes et naturelles, mais elle ne fut pas moins scientifique, et ses r?sultats ne furent pas moins r?els. Assur?s dix mille ans avant les autres, ils sont toujours le substrat de notre civilisation \ ?

La pens?e ? l'?tat sauvage et la pens?e scientifique ne sont donc pas ? deux stades in?gaux du d?veloppement de l'esprit humain ? puisque la pens?e ? l'?tat

sauvage, l'esprit dans sa structure formelle, n'a pas de d?veloppement et op?re ? toutes les ?poques et sur tous les mat?riaux que lui fournit l'histoire. Il n'y a pas de progr?s de l'Esprit mais il existe un progr?s des connaissances. Mais ceci dit, ce serait une erreur d'identifier compl?tement, ou de r?duire enti?rement, la pens?e des sauvages ? la pens?e sauvage. La pens?e des sauvages diff?re des repr?sen tations du cosmos des physiciens ioniens de la Gr?ce antique ou de celles des

philosophes post-newtoniens du XVIIIe si?cle. Mais d'o? viennent ces diff? rences ? Pour prendre l'exemple des Grecs, on sait mieux de nos jours quelques unes des raisons de la r?pudiation par les philosophes mil?siens des vieilles

cosmogonies, ou plut?t th?ogonies mythiques de mod?le oriental2. Une premi?re raison fut le d?veloppement de la g?om?trie et, avec elle, d'une repr?sentation

math?matique de l'univers qui ? consacre l'av?nement d'une forme de pens?e et d'un syst?me d'explication sans analogie dans le mythe

3 ?. Une seconde raison, dont les effets convergeaient avec la premi?re, fut que les rapports des hommes entre eux avaient eux aussi chang? avec l'apparition d'une nouvelle forme de soci?t?, la polis, et qu'un r?gime d'isonomia s'?tait substitu? ? la monar chia dans la cit?, comme dans la nature 4. C'est par ce double proc?s qui menait au d?clin partiel de la pens?e mythique dans la ? physique ? ionienne et dans la ? politique ? des ? citoyens ? grecs qu'est n?e la philosophie et que s'inaugurait, au d?but du VIe si?cle, en lonie un nouveau mode de r?flexion aux effets immenses.

1748, section III, ? L'association des id?es ?, d?clare : ? Pour moi, il me para?t qu'il y a seulement trois principes de connexion entre des id?es, ? savoir ressemblance, contigu?t? dans le temps ou dans l'espace et relation de cause ? effet. ? (?d. Aubier, p. 59).

1. La Pens?e sauvage, p. 25 (soulign? par nous). 2. Cf. Les aper?us sur les mythologies de la M?sopotamie et de l'Egypte antiques dans

l'ouvrage Before Philosophy de Henry FRANKFORT et Th. JACOBSEN, chap. I, ? Myth and

reality ?, pp. 11-36. 3. J. P. VERNANT, ?es origines de la Pens?e grecque, P.U.F., 1962, p. 116. J. P. Vernant

souligne en ces termes l'importance de l' uvre d'Anaximandre : ? Anaximandre situe le cosmos dans un espace math?matis? constitu? par des relations purement g?om?triques. Par l? se trouve effac?e l'image mythique d'un monde ? ?tages o? le haut et le bas, dans leur opposition absolue,

marquent des niveaux cosmiques diff?renciant des Puissances divines et o? les directions de

l'espace ont des significations religieuses oppos?es. ? (p. 117). 4. J. P. VERNANT : ? Le nouvel espace social est centr?. Le kratos, \'arch?r la dunasteia ne

sont plus situ?s au sommet de l'?chelle sociale, ils sont d?pos?s es meson, au centre, au milieu du groupe humain... par rapport ? ce centre les individus et les groupes occupent tous des posi tions sym?triques... et entrent les uns les autres dans des rapports de parfaite r?ciprocit?. ? (Les Origines de la Pens?e grecque, p. 122).

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MYTHES

Nous sommes ainsi parvenus au seuil d'un probl?me fondamental pour l'intelli

gence de l'histoire humaine, celui de la nature exacte de la pens?e philosophique, de sa diff?rence sp?cifique d'avec la pens?e mythique, et de ses conditions histo

riques d'apparition. On comprend ainsi pourquoi ? l'enseignement des mythes sud-am?ricains offre une valeur topique pour r?soudre des probl?mes qui touchent ? la nature et au d?veloppement de la pens?e ?* et pourquoi, aux yeux d'un

Aristote qui savait ce qu'avaient apport? de neuf les premiers physiciens ioniens, ? ceux qui usent du mythe sont indignes que l'on s'occupe d'eux s?rieusement2 ?.

Il ne peut ?tre question de nous engager dans le probl?me des rapports de la

pens?e mythique et de la pens?e philosophique. Il y faudrait plus d'un livre.

Cependant nous pouvons tirer de l'exemple grec une remarque qui sugg?re une direction g?n?rale pour l'analyse de ce probl?me. En d?couvrant que la nature

?tait, au-del? de ses formes visibles, organis?e selon les rapports n?cessaires d'un ordre math?matique, la pens?e grecque avait fait sauter localement et par tiellement le r?seau de causalit?s intentionnelles et de repr?sentations analo

giques tir?es de la perception par lesquelles les vieux mythes grecs ? expliquaient ?

l'origine et la nature du cosmos. C'est ce nouveau contenu des connaissances ? physiques ? et des rapports ? politiques ? qui venait obliger la pens?e ? s'opposer ? elle-m?me, ? refouler et rejeter des modes de penser anciens pour les remplacer par d'autres qui correspondaient mieux au nouveau champ de l'exp?rience humaine. Les analogies tir?es du sensible sont abandonn?es au profit d'autres relations d'?quivalence qui expriment ce nouveau champ de l'exp?rience humaine 3.

De fa?on g?n?rale, le progr?s des connaissances de la nature et de l'histoire a consist? ? effacer du visage des choses les r?seaux d'intentions que l'homme leur avait d'abord pr?t?es ? son image, ? d?truire fragment par fragment, niveau

par niveau les repr?sentations imaginaires de causes ? intentionnelles ?, pour les remplacer par la repr?sentation de rapports inintentionnels et n?cessaires.

D'un certain point de vue, il y a eu progr?s dans la capacit? de repr?senter le

syst?me inintentionnel des rapports objectifs existant dans la nature et dans l'histoire lorsqu'on a substitu? aux concepts sp?culatifs mi-abstraits mi-concrets

de la pens?e mythique les concepts sp?culatifs purement abstraits de la philo sophie : concepts de cause, de but, de raison, de fondement, de principe, analyse et classement de diff?rents types de causes, premi?res, derni?res, motrices, finales, mat?rielles, formelles, etc. Bien entendu, il n'est pas question de nier le caract?re sp?culatif des concepts et d?marches de la pens?e philosophique qui se veut, comme la pens?e mythique, analytique et synth?tique, capable d'atteindre dans son discours les fondements premiers et derniers de l'ordre des choses 4.

1. Claude L?VI-STRAUSS, Mythologiques, II, p. 407. 2. ARISTOTE, M?taphysique, B. 4. Aristote vise ? les contemporains d'H?siode et tous les

th?ologiens ? et conseille de se ? renseigner plut?t aupr?s de ceux qui raisonnent par d?monstra

tion. Cf. ARISTOTE, La M?taphysique, traduction J. Tricot. Vrin, t. I, pp. 1501-51.

3. M. Claude L?vi-Strauss nous a signal? l'ouvrage de G. E. R. LLOYD : Polarity and Analogy. Two types of argumentation in early greek thought. (Cambridge Univ. Press, 1966) ouvrage qui recense les exemples d'usage de paires de termes oppos?s et de l'analogie comme mode d'inf? rence et proc?d? de d?couverte dans tous les domaines de la philosophie et de la science grecques

jusqu'? Aristote. 4. Rappelant les conceptions oppos?es de Burnet, partisan de la th?orie du ? miracle grec ?

par lequel brusquement ? sur la terre d'Ionie le logos se serait d?gag? du mythe comme les ?cailles

tombent des yeux de l'aveugle ?, et de Cornford pour qui la premi?re philosophie reste plus proche

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HISTOIRE ET PENS?E SAUVAGE M. GODELIER

En d?finitive, pour penser la sp?cificit? de la pens?e mythique et ses conditions de reproduction ou de d?clin dans l'histoire, donc pour penser les rapports entre

mythes, soci?t? et histoire, il faut d?couvrir scientifiquement les raisons d'?tre et la n?cessit? du mouvement multiple de l'histoire qui offre ? la Pens?e humaine

qui, elle, reste essentiellement la m?me, des contenus nouveaux ? penser. Sur ce point

? celui de l'analyse des n?cessit?s inintentionnelles qui se manifestent dans l'histoire et la meuvent en profondeur

? nous nous s?parerions ? nouveau de Claude-L?vi-Strauss qui a port? sur l'histoire * des jugements que nous ne

pouvons suivre jusqu'au bout et qui ne nous semblent pas fond?s enti?rement sur les principes de la m?thode structurale.

Pour Claude L?vi-Strauss, ? il est aussi fastidieux qu'inutile d'entasser les

arguments pour prouver que toute soci?t? est dans l'histoire et qu'elle change : c'est l'?vidence m?me. ?2 Cette histoire n'est pas seulement une histoire froide o? les m?mes structures se reproduisent sans variation notable. L'histoire est aussi faite de ces ? cha?nes d'?v?nements non r?currents et dont les effets s'accu

mulent pour produire des bouleversements ?conomiques et sociaux 3. ? Dans cette perspective, Claude L?vi-Strauss pose le probl?me des rapports de la

pens?e ? l'histoire et nous avons vu qu'il prend une position proche de celle de Marx pour qui la pens?e, dans sa structure formelle, n'a pas d'histoire, ne se ? d?veloppe ? pas dans l'histoire mais prend des modalit?s diff?rentes selon le contenu de cette histoire. ? La raison se d?veloppe et se transforme dans le champ pratique : la fa?on dont l'homme pense traduit ses rapports au monde et aux

hommes, mais pour que la praxis puisse se vivre comme pens?e, il faut d'abord...

que la pens?e existe. 4 ? Allant plus loin encore, Claude L?vi-Strauss accepte comme une loi ? d'ordre ?, ? l'incontestable primat des infrastructures ? 5 et ?crit : ? Nous n'entendons nullement insinuer que des transformations id?ologiques engendrent des transformations sociales. L'ordre inverse est seul vrai : la concep tion que les hommes se font des rapports entre nature et culture est fonction de la mani?re dont se modifient leurs propres rapports sociaux..., nous n'?tudions

que les ombres qui se profilent au fond de la caverne 6 ?

d'une construction mythique que d'une th?orie scientifique, J. P. Vernant, tout en acceptant les

analyses de Cornford, conclut : ? Cependant, en d?pit de ces analogies et de ces r?miniscences, il n'y a pas entre le mythe et la philosophie r?ellement continuit?. Le philosophe ne se contente

pas de r?p?ter en termes de phusis ce que le th?ologien avait exprim? en termes de Puissance divine. Au changement de registre, ? l'utilisation d'un vocabulaire profane, correspond une nou velle attitude d'esprit... ainsi s'affirme une fonction de connaissance d?gag?e de toute pr?occu pation d'ordre rituel. Les ? physiciens ? d?lib?remment ignorent le monde de la religion. Leur recherche n'a plus rien ? voir avec ces proc?dures du culte auquel le mythe, malgr? sa relative

autonomie, restait toujours plus ou moins li?. ? (Les Origines de la Pens?e grecque, p. 102). D?sacralisation du savoir et la?cisation de la vie sociale se pr?sentent donc comme des condi tions de l'av?nement de la philosophie.

1. ? Histoire ? pris au sens de r?alit? (Geschichte) et non de discipline scientifique (historie). 2. La Pens?e sauvage, p. 310. 3. Ibid., p. 311. 4. Ibid., p. 349. 5. La Pens?e sauvage, p. 173. 6. Ibid., p. 155. En parall?le, nous citons le texte c?l?bre de Marx : ? A rencontre de la phi

losophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c'est de la terre au ciel que l'on monte ici... On part des hommes dans leur activit? r?elle, c'est d'apr?s leur processus de vie r?el que l'on

repr?sente aussi le d?veloppement des reflets et des ?chos id?ologiques de ce processus vital... De ce fait, la morale, la religion, la m?taphysique et tout le reste de l'id?ologie, ainsi que les formes

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MYTHES

Nous avons montr? longuement quelle contribution ? une th?orie des ? superstructures id?ologiques ? apporte l' uvre de Claude L?vi-Strauss. Et ce dernier se d?signe lui-m?me comme mat?rialiste et d?terministe : ? Si, dans

l'esprit du public, une confusion fr?quente se produit entre structuralisme, id?a lisme et formalisme, il suffit que le structuralisme trouve sur son chemin un id?a lisme et un formalisme v?ritables pour que sa propre inspiration, d?terministe et

r?aliste, se manifeste au grand jourx ?. Et d?j?, en exergue des Structures ?l?men taires de la parent?, Claude L?vi-Strauss citait cette phrase de Taylor : ? ... s'il

y a des lois quelque part, il doit y en avoir partout. ? Dans cette perspective ? laquelle nous souscrivons pleinement, il devient

difficile de suivre L?vi-Strauss dans les conclusions de l'ouvrage Du miel aux cendres. Il voit dans le bouleversement au terme duquel ? aux fronti?res de la

pens?e grecque, la mythologie se d?siste en faveur d'une philosophie qui ?merge comme la condition pr?alable de la r?flexion scientifique ? 3 ? une occurrence

historique qui ne signifie rien sinon qu'elle s'est produite en ce lieu et en ce momenta ? ? Pas plus ici que l? le passage n'?tait n?cessaire et si l'histoire garde sa place de premier plan, c'est celle qui revient de droit ? la contingence irr?duc tible 8. ?

Mais, en un sens, cette conclusion ?tait n?cessaire. Car en identifiant pens?e mythique et pens?e ? l'?tat sauvage, en laissant de c?t? les diff?rences sp?cifiques des modes de repr?sentation philosophiques et scientifiques pour ne retenir

que ce qui les fait appara?tre ? comme embo?t?s les uns dans les autres ? au sein de la pens?e mythique, on ne peut que d?poss?der l'histoire de toute cr?ativit? et de toute n?cessit?. L'histoire n'est plus qu'un catalyseur externe qui d?clenche au

hasard les possibilit?s qui ? dorment dans la graine ? de la pens?e mythique. Peut-?tre cette repr?sentation de l'histoire est-elle le triomphe ultime de la pens?e mythique sur la science qui l'analyse puisqu'elle fait voir au savant l'histoire comme la voient les soci?t?s primitives qui ? veulent l'ignorer et tentent avec une adresse que nous m?sestimons, de rendre aussi permanents que possible des

?tats, qu'elles consid?rent ? premiers ?, de leur d?veloppement4 ?

Maurice GODELIER.

de conscience qui leur correspondent, perdent aussit?t toute apparence d'autonomie. Elles n'ont

pas d'histoire, elles n'ont pas de d?veloppement; ce sont au contraire les hommes qui, en d?velop

pant leur production mat?rielle et leurs relations mat?rielles, transforment avec cette r?alit? qui leur est propre et leur pens?e et les produits de leur pens?e. Ce n'est pas la conscience qui d?ter

mine la vie, mais la vie qui d?termine la conscience. ? (L'Id?ologie allemande. Premi?re partie :

Feuerbach; ?ditions sociales, 1953, p. 17).

1. Le Cru et le Cuit, p. 35. ? C'est la pens?e structurale qui d?fend aujourd'hui les couleurs

du mat?rialisme. ?

2. Du miel aux cendres, p. 407.

3. Ibid., p. 408.

4. Claude L?VI-STRAUSS, La Pens?e?sauvage, p. 310.

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