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    Foudroy : musicophilie soudaine

    Tony Cicoria tait en pleine forme. g de quarante-deux ans et pratiquant la chirurgie orthopdique avec succs dans une petite ville du nord de ltat de New York, cet ancien joueur de football universitaire stait rendu dans une maison proche dun lac afin de participer une runion familiale. Ctait un agrable aprs-midi dautomne mme si quelques nuages samoncelaient lhorizon : il allait pleuvoir.

    Devant contacter sa mre, il tait sorti lappeler depuis un tl-phone public (cela se passait en 1994, avant lavnement des tlphones portables). La moindre seconde de ce qui stait produit sur ces entrefaites tait reste grave dans sa mmoire : Nous avions chang quelques mots. Il pleuviotait, le tonnerre grondant au loin. Elle venait de raccrocher, et je me tenais une trentaine de centimtres du combin quand cest arriv. Je me souviens encore du jet de lumire qui a jailli de lappareil : il ma atteint en plein visage. Puis je me revois en train de voler vers larrire.

    Il mavait racont la suite dune voix quelque peu hsitante. Aprs, jai vol vers lavant, avait-il ajout. Perplexe, jai regard alentour. Me voyant allong sur le sol, je me suis dit : Oh merde, je suis mort ! Des gens se sont approchs de mon corps, et jai remarqu quune femme (elle tait reste derrire moi, attendant que le tlphone se libre) adoptait une position propice lac-complissement de manuvres de ranimation cardio-pulmonaire. [] Je flottais au-dessus des escaliers reprenant conscience, jai

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    aperu mes gosses et compris quils navaient rien. Aprs quoi je me suis retrouv au milieu dune lumire dun blanc bleutre un immense sentiment de bien-tre et de paix ma envahi, les hauts et les bas de mon existence dfilant dans mon esprit sans quaucune motion soit associe ce film : ctait une pense pure, une pure extase. Jai peru une acclration double dune ascension la vitesse, la direction, tout y tait. Jai song : Cest merveilleux, jamais encore je ne me suis senti aussi bien et puis clac ! jtais de retour.

    Le Dr Cicoria avait devin quil venait de rintgrer son orga-nisme parce que son visage et son pied gauche brls points dentre et de sortie de la dcharge lectrique qui lavait travers taient douloureux : il savait que seul un corps peut avoir mal . Il aurait prfr rebrousser chemin : il tenta de dire la femme de cesser de le ranimer pour le laisser o il tait, mais ctait trop tard il tait fermement revenu dans le monde des vivants. Ayant fini par recouvrer lusage de la parole, il avait murmur au bout dune ou deux minutes : Cest bon je suis mdecin ! , ce quoi il stait entendu rpondre : Vous ne ltiez plus quelques instants plus tt ! (il apprit ultrieurement que la dame qui lavait sauv tait infirmire dans un service de soins intensifs).

    Des policiers taient arrivs et avaient propos dappeler une ambulance, mais il avait refus dtre hospitalis. Ils lavaient donc raccompagn son domicile ( le trajet ma paru prendre des heures , me dit-il), do il avait contact son mdecin un car-diologue, en loccurrence. Quand il lexamina, ce praticien estima que Cicoria avait d faire un bref arrt cardiaque, mais llectro-cardiogramme savra normal : Vous avez survcu, mais vous auriez pu y passer , observa-t-il tout en indiquant que cet accident si bizarre naurait aucune rpercussion fcheuse.

    Cicoria consulta galement un neurologue, car il tournait au ralenti (tat chez lui trs inhabituel) et avait tendance oublier les noms de personnes quil connaissait trs bien. De nouveau, un EEG et une IRM montrrent que rien ne clochait neurologi-quement parlant.

    Le Dr Cicoria avait repris son activit professionnelle deux

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    semaines aprs cette lectrocution. Il avait rcupr toute son nergie, seule sa mmoire continuant le trahir de temps autre les noms de quelques maladies rares ou de certaines procdures chirurgicales ne lui revenaient plus, mais ses talents de chirurgien taient intacts. Ces troubles mnsiques ayant disparu vers la fin de sa deuxime semaine de travail, il avait cru que lincident tait clos.

    Ce qui tait advenu par la suite le laisse pantois aujourdhui encore, une douzaine dannes plus tard. Tout coup, deux ou trois jours aprs que sa vie venait de reprendre son cours dantan, il prouva un dsir insatiable dcouter du piano . Ctait pour lui une exprience totalement indite : il avait pris quelques leons de piano dans lenfance sans vraiment sintresser ces cours , me confia-t-il ; il navait pas de piano chez lui ; et il coutait surtout du rock.

    Cette brusque soif de musique de piano layant amen acheter des CD de musique classique, il avait dcouvert avec ravissement les uvres choisies de Chopin enregistres par Vladimir Ashkenazy la Polonaise dite Militaire, ltude Le Vent dhiver, ltude Sur les touches noires, la Polonaise en la bmol majeur et le Scherzo en si bmol mineur, notamment. Les adorant toutes, jai souhait les jouer, me dit-il, et jai command toutes les par-titions. Cest alors quune de nos baby-sitters nous a demand la permission dentreposer son piano dans notre maison ainsi, un joli petit piano droit a dbarqu chez nous au moment mme o je mourais denvie de men procurer un. Cela me convenait tout fait. Je dchiffrais peine la musique, jtais tout juste capable de jouer, mais jai fait en sorte dapprendre tout seul. Comme plus de trente ans staient couls depuis les rares leons de piano de son enfance, ses doigts taient raides et maladroits.

    Toujours en proie ce dsir soudain dcouter du piano, Cicoria se mit ensuite entendre de la musique dans sa tte. La pre-mire fois, ctait en rve, mapprit-il. Jtais en scne, vtu dun smoking ; je jouais un morceau de mon cru. Je me suis rveill, tout ahuri, et la musique tait toujours dans ma tte. Sautant de mon lit, je me suis efforc dcrire autant de notes que jtais capable de men souvenir, mais javais le plus grand mal noter ce que je

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    venais dentendre ce qui navait rien de surprenant, compte tenu du fait quil navait jamais essay dcrire ou de noter de la musique auparavant. Nanmoins, chaque fois quil sinstallait devant son piano pour travailler Chopin, sa musique personnelle retentissait et semparait de [lui]. Elle imposait sa prsence avec une force irrsistible .

    Je ne savais pas trs bien ce quil convenait de penser de cette musique intrieure qui lenvahissait. Avait-il des hallucinations musicales ? Non, minforma le Dr Cicoria, il nhallucinait pas le terme inspiration lui paraissait plus pertinent. La musique tait l, au plus profond de lui-mme ou en tout cas quelque part o il lui suffisait de la laisser surgir pour quelle afflue. Cest comme une frquence, une bande de signal radiolectrique, expliqua-t-il. Elle vient pour peu que je mouvre elle. Elle provient du Ciel, pour parler comme Mozart.

    Sa musique ne sinterrompait jamais : La source ne se tarit que si je dcide de couper le son , me prcisa-t-il.

    Dsormais, il lui avait fallu non seulement apprendre jouer Chopin, mais aussi sastreindre donner une forme cette musique intrieure incessante en la testant sur son piano et en tentant de la coucher par crit. Ctait effroyable ! Je me levais quatre heures du matin et jouais jusqu ce que je parte mon cabinet, puis, une fois ma journe de travail acheve, je passais toute la soire devant mon piano, au grand dam de ma femme. Jtais comme possd , me dit-il.

    Moins de trois mois aprs que la foudre lavait frapp, Cicoria ntait donc plus le mme : ce pre de famille nagure encore dcontract, affable et quasi indiffrent aux productions musicales tait dsormais si inspir voire possd par la musique quil sy consacrait en permanence ou presque. Lide lui vint mme quil avait t peut-tre sauv dans un but particulier : Jen suis venu penser que cest pour la musique exclusivement que jai t autoris survivre , me dit-il. tait-il croyant avant son accident ? Il avait reu une ducation catholique mais nobservait gure les pratiques de cette religion il croyait par exemple en la rincarnation, dogme htrodoxe sil en est.

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    Il avait fini par se convaincre quil avait subi une sorte de rin-carnation qui lavait radicalement transform en lui confrant le don ou en lui assignant pour mission de se mettre lcoute de la musique cleste quil entendait et, dans sa bouche, ce qualificatif ntait qu moiti mtaphorique ! Il lui incombait, croyait-il, de donner une forme et une configuration ce torrent absolu de notes qui se dversait le plus souvent dans son esprit sans trve ni repos. (Ses propos me firent penser la lgende du pote anglo-saxon du xviie sicle Caedmon, chevrier sans ins-truction qui, dit-on, aurait reu l art de la chanson au cours dun rve nocturne avant de passer le reste de ses jours louer Dieu et sa cration dans des cantiques et des pomes.)

    Cicoria avait continu jouer du piano et composer. Il avait achet des manuels de notation musicale et navait pas tard dcouvrir quil avait besoin dun professeur de musique. Bien que nhsitant pas faire de longs voyages seule fin dassister aux concerts de ses interprtes favoris, il ne ctoyait pas les mlo-manes de sa ville ni ne participait leurs activits communes. La musique tant pour lui une pratique solitaire, il ne tolrait que la compagnie de sa muse.

    Avait-il chang sur dautres plans depuis que cet clair lavait frapp ? Sa conception de lart, ses prfrences littraires ou ses croyances, ventuellement, avaient-elles volu ? Il me rpondit quil tait devenu quelquun de trs spirituel depuis quil avait failli mourir et stait autant document sur les expriences de mort imminente que sur les foudroiements. En plus dune biblio-thque complte sur Tesla , il possdait toutes sortes douvrages traitant de la terrible et magnifique puissance des hautes tensions, et il pensait mme percevoir parfois les auras lumineuses ou nergtiques qui entourent les corps humains, alors quelles lui taient invisibles avant son lectrocution.

    Son inspiration ne lui avait jamais fait dfaut au fil des ans. Il avait continu pratiquer la chirurgie plein temps, mais son cur et son esprit taient dsormais centrs sur la musique. Il avait divorc en 2004, puis eu la mme anne un pouvan-table accident de moto qui ne lui avait laiss aucun souvenir :

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    sa Harley avait t heurte par un autre vhicule et il stait retrouv dans un foss, inconscient et gravement bless les os briss, la rate clate, un poumon perfor, le cur contusionn et le crne amoch en dpit du casque quil portait. Il tait tota-lement rtabli et de nouveau au travail deux mois plus tard peine ni cet accident, ni son traumatisme crnien, ni son divorce ne semblaient avoir mouss sa passion du piano et de la compo-sition musicale.

    Mme si personne ne ma jamais racont une histoire semblable celle de Tony Cicoria, jai rencontr de temps autre des patients dont lintrt pour la musique ou les arts est apparu aussi soudai-nement : cest le cas de Salimah M., chercheuse en chimie. Salimah stait mise prouver une sensation trange partir de la qua-rantaine : elle avait quelquefois limpression fugitive (pendant une minute, tout au plus) dtre sur une plage de sa connaissance tout en ayant en mme temps parfaitement conscience de se trouver dans son environnement habituel et en restant capable de mener une conversation, de conduire une voiture ou de poursuivre nim-porte quelle autre activit ; et certains de ces brefs pisodes sac-compagnaient de perceptions gustatives telles quun got aigre dans la bouche . Bien que ces curieux phnomnes aient attir son attention, elle ne les avait pas attribus immdiatement un trouble neurologique : seule la crise de grand mal laquelle elle avait t sujette au cours de lt 2003 lavait dcide consulter un neurologue. Les scanographies crbrales quelle avait passes alors avaient rvl que son lobe temporal droit abritait une vaste tumeur : telle tait donc la cause de ces pisodes si particuliers. Selon le corps mdical, cette tumeur tait maligne (mais il sagissait plus probablement dun oligodendrogliome moins malin quon ne lavait craint) et devait tre retire. Assimilant ce diagnostic un arrt de mort, Salimah avait eu aussi peur de lopration prvue que de ses consquences possibles : comme son mari, elle avait entendu parler des changements de personnalit qui risquent de sensuivre. Mais tout stait droul la perfection : non seu-lement sa tumeur avait t presque totalement extirpe, mais elle

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    avait pu reprendre son travail de chimiste aprs une priode de convalescence.

    Avant dtre opre, ctait une femme plutt rserve qui ne manifestait de la contrarit ou de lnervement qu propos de la poussire et du dsordre : son mari la dcrivait comme une obses-sionnelle du mnage. Aprs lopration, cependant, elle cessa de se proccuper de ces broutilles domestiques : elle devint une joyologue aussi insouciante quun chat (sic : je cite la formule idiosyncrasique de son poux, dont langlais ntait pas la langue maternelle).

    Sa gaiet rcente tait patente dans lexercice de son mtier. Elle travaillait depuis quinze ans dans le mme laboratoire, o chacun admirait son intelligence et son dvouement : se dpartant de son intriorisation antrieure sans rien perdre de sa comp-tence professionnelle, elle adopta un comportement beaucoup plus chaleureux et sociable et sintressa la vie et aux sentiments de ses collaborateurs au point de devenir la confidente et lassistante sociale de tous les membres de son labo.

    Dans son foyer galement, sa personnalit oriente vers le travail du style Marie Curie devint beaucoup moins prgnante. Sauto-risant penser autre chose qu des quations, elle accepta de prendre un peu de bon temps en allant au cinma ou en se faisant inviter par des amis. Et un nouvel amour gayait sa vie quoti-dienne : celui de la musique, qui navait jusqualors jamais jou un grand rle dans son existence mme si elle avait t vaguement mlomane autrefois elle avait fait un peu de piano dans sa jeu-nesse. Il lui arriva dsormais dtre mue jusquaux larmes ou lextase par des airs qui ne lui faisaient rien nagure : non seu-lement elle prit lhabitude dassister des concerts et dcouter de la musique classique la radio ou sur une chane stro, mais elle devint mme accro son autoradio, quelle coutait en se rendant son travail. Un collgue qui dpassa un jour sa dcapo-table sur la route du laboratoire dclara que la musique mise par la radio de cette voiture tait incroyablement forte il avait pu lentendre quatre cents mtres de distance, toute lautoroute ayant profit de ce concert .

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    Comme Tony Cicoria, Salimah stait transforme du tout au tout : le vague intrt quelle portait auparavant la musique stait mu en une passion si dvorante quelle prouvait dsormais le besoin dcouter des compositions musicales sans discontinuer. Et dautres changements plus gnraux staient fait jour ga-lement dans un cas comme dans lautre : lmotionnel avait pris le dessus, comme si des motions en tout genre avaient t sti-mules ou libres. Aprs cette opration, jai eu limpression de renatre. Jai conu la vie autrement, me mettant apprcier la moindre minute de mon existence , me dit Salimah.

    Le printemps dernier, Cicoria stait rendu dans un lieu o des tudiants en musique, des amateurs dous et des musiciens profes-sionnels avaient prvu de faire retraite durant dix jours. Ce stage sert de salle dexposition Erica vanderLinde Feidner, pianiste concertiste qui se fait fort daider chacun de ses clients dnicher le piano qui lui convient le mieux. Tony venait juste de faire lacquisition dun de ces instruments un grand Bsendorfer, en lespce, un prototype unique fabriqu Vienne. Selon elle, il savait dinstinct tirer exactement le son quil voulait dun piano : il stait dit par consquent quil naurait pu entamer sa carrire de musicien un meilleur moment ni dans un endroit plus propice.

    Il avait prpar deux morceaux pour son concert : le Scherzo en si bmol mineur de Chopin, son premier amour ; et sa premire com-position, intitule Rhapsodie, op. 1. Son jeu et son histoire galvani-srent lensemble des participants au point que beaucoup regrettrent de ne pas avoir t frapps par lclair qui lavait atteint ! Au dire dErica, il joua avec normment de passion et de brio : sans faire montre dun gnie surnaturel, son interprtation fut empreinte dune dextrit louable tout le moins, prouesse tonnante de la part de quelquun qui avait appris le piano tout seul quarante-deux ans, sans formation musicale pralable ou presque.

    En fin de compte, que pensez-vous de mon histoire ? Avez-vous t dj confront un cas semblable ? senquit le Dr Cicoria. Lui renvoyant sa question, je lui demandai ce que lui pensait de

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    tout cela et comment il interprtait ce qui lui tait arriv : il me rpondit que, nayant pas t en mesure dexpliquer ces vne-ments en tant que mdecin, il avait t contraint de se les repr-senter en termes spirituels . Je lui objectai que, tout en respectant la spiritualit, je pars du principe que mme les tats desprit les plus levs et les transformations les plus tonnantes doivent avoir quelque fondement physique ou tre corrls la physiologie de lactivit neuronale, au minimum.

    Lorsque cet clair lavait frapp, le Dr Cicoria avait t sujet la fois une exprience de mort imminente [near-death experience, ou NDE] et une exprience de sortie hors du corps [out-of-body experience, ou OBE]. Mme si de nombreuses explications sur-naturelles ou mystiques ont t avances seule fin den rendre compte, les OBE ont fait lobjet galement dinvestigations neuro-logiques depuis un sicle au moins. Le format de ces expriences parat tre relativement strotyp : ayant limpression de ne plus tre dans son corps, mais lextrieur de celui-ci, on se voit ordi-nairement depuis une hauteur de deux mtres cinquante environ (les neurologues parlent dans ce cas d autoscopie ) ; tout comme on aperoit clairement la pice o lon se trouve et les personnes ou les objets proches, mais toujours dans une perspective arienne les individus qui ont expriment ces tats dcrivent souvent des sensations vestibulaires de flottement ou de vol . Quelles inspirent de la peur, de la joie ou un sentiment de dtachement, les OBE sont gnralement dpeintes comme intensment relles trs diffrentes dun rve ou dune hallucination ; elles ont t signales dans le cadre de toutes sortes de NDE aussi bien qu loccasion de crises temporales, et tout donne penser que leurs aspects tant visuospatiaux que vestibulaires tiennent une per-turbation du fonctionnement du cortex crbral : limplication de la jonction temporo-paritale est vidente 1.

    1. Orrin Devinsky et al. ont dcrit des phnomnes autoscopiques concomitants dpisodes pileptiques chez dix de leurs propres patients et recens les cas simi-laires comments dans la littrature mdicale, tandis quOlaf Blanke et ses collgues suisses ont pu observer lactivit crbrale de sujets pileptiques qui assuraient flotter au-dessus de leur corps.

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    Mais le Dr Cicoria navait pas seulement fait tat dune dcorpo-ration : il avait contempl une lumire bleutre, il avait vu ses enfants, sa vie avait dfil devant ses yeux, il avait prouv un sentiment extatique et, surtout, il stait senti confront quelque chose de transcendant et de formidablement signifiant. Sur quel phnomne neuronal tout cela pouvait-il stayer ? Des NDE similaires ont t frquemment dcrites par des personnes qui ont t, ou cru tre, en grand danger, quelles aient t victimes dun accident imprvisible, que la foudre soit tombe sur elles ou cest de loin le cas le plus frquent quelles aient survcu un arrt cardiaque. Non seulement chacune de ces situations a de quoi terroriser, mais elles ont toutes les chances dentraner une chute brutale de la tension artrielle et du dbit sanguin crbral (ainsi que de priver le cerveau doxygne, sil y a arrt cardiaque). Dans tous ces cas de figure, il est vraisemblable quune intense excitation motionnelle sassocie une dcharge de noradrnaline et dautres neurotransmetteurs, que laffect prouv consiste dans de la terreur ou du ravissement. Si mal connus que soient encore pour linstant les corrlats neurologiques rels de ces expriences, les parties motionnelles du cerveau lamygdale et les noyaux du tronc crbral aussi bien que le cortex 1 ont certai-nement quelque chose voir avec les altrations trs profondes de la conscience et de lmotion quelles occasionnent.

    Si les OBE peuvent tre caractrises comme une perception illusoire (si complexe et singulire soit-elle), les NDE prsentent tous les signes cardinaux de lexprience mystique, tels que William James les dfinit : la passivit, lineffabilit, la fugacit et la qualit notique. On est totalement consum par une NDE : on sengouffre, presque au sens propre du terme, dans un torrent (parfois un tunnel ou un entonnoir) de lumire qui entrane vers un mystrieux Au-Del un je-ne-sais-quoi au-del de la vie, au-del de lespace et du temps. Persuad de jeter un dernier regard sur ce

    1. Kevin Nelson et ses collaborateurs de lUniversit du Kentucky ont publi plu-sieurs articles neurologiques dans lesquels ils insistent sur les similitudes qui existent entre la dissociation, leuphorie ou les mois mystiques prouvs au cours des exp-riences de mort imminente et les affects induits par le rve, le sommeil REM et les tats hallucinatoires voisins du sommeil.

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    bas monde et de faire ses adieux (grandement acclrs) aux choses terrestres telles que les lieux, les gens et les vnements de sa vie, on prend un ultime essor qui rend extatique ou joyeux symbolisme archtypique de la mort et de la transfiguration. Ceux et celles qui ont vcu ces expriences les rcusent dautant plus difficilement quelles sont parfois suivies dune conversion ou dune metanoa, dun changement desprit qui modifie la direction et lorientation de lexistence ; mais, pas plus que pour ce qui est des OBE, on nest en droit de supposer que de tels vnements sont un pur fantasme, car des traits puissamment similaires se retrouvent dun tmoignage lautre. Les NDE elles aussi ont forcment un fondement neuro-logique spcifique seule la neurologie peut expliquer pourquoi la conscience elle-mme est si profondment transforme.

    Quen tait-il, alors, du si remarquable accs de musicalit du Dr Cicoria de sa musicophilie soudaine ? Une stupfiante closion ou libration de talents musicaux et / ou de passions musicales sob-serve de temps en temps chez les patients dont le cerveau prsente des signes de dgnrescence dans les zones frontales (chez les indi-vidus atteints de dmence frontotemporale, autrement dit) mesure que leurs facults dabstraction et leurs aptitudes langagires se dgradent, mais ce ntait manifestement pas le cas de ce mdecin, personne non seulement capable de sexprimer clairement, mais hautement comptente tous gards. En 1984, Daniel Jacome a dcrit le cas dun patient dont lhmisphre crbral gauche avait t endommag par une attaque : une hypermusie et une musi-cophilie taient apparues par la suite (en plus dune aphasie et dautres problmes) ; pourtant, rien ne suggrait que Tony Cicoria ait subi des dommages crbraux plus importants que la pertur-bation trs transitoire elle navait dur quune semaine ou deux de ses systmes mnsiques qui avait suivi son lectrocution.

    Son cas me rappelait plus ou moins celui de Franco Magnani, l artiste de la mmoire dont jai trait dans un ouvrage pr-cdent 1. Franco navait jamais envisag de devenir peintre avant de

    1. Jai racont lhistoire de Franco dans le chapitre dUn anthropologue sur Mars intitul Le paysage de ses rves .

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    contracter la curieuse maladie ou dtre en proie la crise trange il sagissait peut-tre dune forme dpilepsie temporale qui lavait terrass aprs son trente et unime anniversaire : il stait mis rver chaque nuit de Pontito, le petit village toscan o il tait n, ces scnes hautes en couleur restant trs ralistes aprs son rveil (leur caractre tridimensionnel tait si marqu quil les comparait des hologrammes ). prouvant un besoin irrpres-sible dinscrire ces images dans la ralit en les peignant, il avait appris peindre tout seul puis consacr la moindre de ses minutes de loisir produire des centaines de toiles de Pontito.

    Les rves musicaux de Tony Cicoria, ses inspirations musi-cales, auraient-ils pu tre de nature pileptique ? Un examen aussi simple que lEEG quil avait pass la suite de son accident ne permet pas de rpondre une telle question : seuls des lectro-encphalogrammes plus complexes et rpts seraient suscep-tibles dclaircir ce point.

    Pourquoi sa musicophilie ne stait-elle dveloppe que dans un second temps ? Que stait-il produit au cours des six ou sept semaines qui staient coules entre son arrt cardiaque et lruption de musicalit somme toute assez soudaine quil avait dcrite ? On sait que le foudroiement avait eu des rpercussions temporaires : les quelques heures dtat confusionnel qui sen taient suivies, et ce trouble mnsique qui stait rsorb au bout de deux semaines. Toutes ces manifestations pouvaient sexpliquer par son anoxie crbrale elle seule (car son cerveau avait d tre priv doxygne pendant une minute ou plus) ; mais rien ninterdisait dimaginer pour autant que son rtablissement apparent (lequel tait survenu deux semaines seulement aprs ces vnements) ait t moins complet quil ne lavait sembl, que dautres sortes de lsions crbrales soient passes inaperues et que le cerveau de Cicoria ait continu ragir lagression originelle quil avait subie en se rorganisant peu peu.

    Le Dr Cicoria pense tre devenu une personne diffrente musicalement, motionnellement, psychologiquement et spirituellement parlant. Jen avais eu moi aussi limpression lorsque javais cout son histoire et entrevu quel point ses nouvelles

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    passions lavaient transform. Dun point de vue strictement neurologique, jestimais que son cerveau devait tre trs diffrent de ce quil tait avant son lectrocution ou immdiatement aprs quand les tests neurologiques pratiqus quelques jours peine aprs son accident avaient rvl que rien ne clochait. Aujourdhui, une douzaine dannes plus tard, ces changements, ainsi que le soubassement neurologique de sa musicophilie, pourraient-ils tre mieux dfinis ? Lorsque je linformai quil serait possible de nos jours de soumettre ses fonctions crbrales des examens beaucoup plus nombreux et performants quen 1994 (anne de son accident), il convint dabord quil serait intressant den-quter plus avant ; puis, se ravisant, il me dit quil valait peut-tre mieux en rester l. Il avait eu de la chance, tout compte fait, et, do quelle provnt, la musique quil stait mis entendre tait un bienfait et une grce toutes choses sur lesquelles il ne sied pas de sinterroger.