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LEONARDOPATRIGNANI

Traduitdel’italienparDianeMénard

GallimardJeunesse

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ÀValeriaPourseréveiller…onatoutletemps.

Quandonauraaussimaîtriséletemps,

dutempsaussionferacommerce.

AlbertoMassari

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Prologue

C’étaitlecieldetoujours.C’étaientlesvisagesdetoujours.C’étaitlerefugesouterrain,letunnelcreusédanslemurpourrevoirlalumière,lesilenceavantla

tracecachéeàlafindudisque.Unoù,dansunmondequin’abritaitplusaucunlieu.Unquand,dansuneréalitésansfutur.C’étaitlejokerquisortaitdujeudecartesaubonmoment.Mais pour l’instant, il n’y avait rien d’autre qu’une cage.Une illusion de l’esprit.Aussi réaliste,

crédible,vraiequ’ellefût.AuthentiquecommelesouffleduventquiselevaitlelongdelameràBarceloneencetaprès-midi

d’hiver,faisanttourbillonnerlesprospectusrougesetbleusdansunedansesanschorégraphie.Sincère comme ce sentiment qui entrelaçait les destins d’Alex et de Jenny et qui les avaitmenés

jusque-là.Horsducauchemar.Dansunenouvelleprison.L’astéroïdeavaiteffacélaviesurlaTerre,decelailssesouvenaientbien.Ill’avaiteffacéedetoutes

lesdimensionsparallèles,dechaquecoinduMultivers.Maisilslesavaient,etl’avaienttoujourssu:«Notreespritestlaclédetout.»Aumomentmêmeoùl’apocalypseavaitimposélafindelacourse,leursyeuxs’étaientéteints.Commeceuxden’importequelautrehabitantdelaplanète.Lesyeuxducorps,cependant,nesontpaslesseulesfenêtresouvertessurlaréalité.Ledisqueétait-ilfini?Oulessecondescontinuaient-ellesàs’écoulerdanslesilence,dansl’attente

d’unnouveaucommencement?AlexetJennyn’auraientsudireoùilssetrouvaient.Ilsétaientsauvésmais,enmêmetemps,ilsétaientmorts.D’aprèscequ’ilsavaientcompris,ilserraientdansunlieudesouvenirs,prisonniersd’unfragmentmental,de l’échod’unecatastrophe, tandisque lemonderéelétaitundésertdecendres.Mais,endéfinitive,quelétaitlevraimonde?Etquiétaient-ils?Qu’est-cequiavaitsurvécu,etqu’est-cequiavaitdisparupourtoujours?LefauteuilroulantdeMarcoavaitsurgiquelquessecondesplustôtauboutdelaroute.Marcos’était

approché,puis,devantAlexetJennyébahis,ilavaitprononcéunesimplephrasequiavaitrelancélejeu:–Courage,lesamis.Sortonsdecettecage!Ensuite,ils’étaitlevé.Debout,sursesjambes.Etilavaitsouri.

BienvenuedansMemoria.L’endroitoù le seulenvironnementpossibleest celuidu souvenir.Memoria, interminable silence

entrelafindudisqueetledébutdelatracecachée.

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Comme des bulles de savon, les prospectus voltigeaient dans le ciel. Parfois légers, gracieux,parfoisplusagités,ilsvirevoltaientau-dessusduborddemeravantd’atterrirsurlaplageousurlaroute.Après lecoucherde soleil, l’air étaitdevenuplus frais, tandisqu’uneapothéosedecouleursvives et envoûtantes, déchirures violettes, coups de pinceau rouges, griffures bleues, fulgurancesjaunes,s’étendaitau-dessusdelamerdeBarcelone.Àpeinecinqminutesplustôt,unevisionabsurdeavaitbouleverséAlexetJenny:entournantdans

uneruequileurétaitinconnueàtousdeux,ilss’étaienttrouvésfaceaunéant.Àquelquespasd’euxseulementplanaitunenappedebrouillardtrèsépaisse,oùilsnepouvaientavancerquepéniblement,lentement,engloutisparlesilence.Mieuxvalaitnepass’enapprocher.Le voyant malais, cauchemar récurrent d’Alex, s’était manifesté et avait montré ses cartes : ils

étaient dans Memoria. La destination qu’ils devaient atteindre depuis leur première rencontre.Memoria,ledestindéjàécrit.Biensûr,ilsavaientcruquec’étaitlelieudeleursalut,laterrepromiseoùseréfugierpouréviterlesconséquencesdel’écrasementdel’astéroïdesurlaplanèteTerre.Maisiln’enavaitpasétéainsi.Memorian’étaitpasunparadisbienheureuxquel’apocalypseavait laisséintact.Memoria,c’étaitl’après.Aprèsladestruction.Aprèslafindumonde.Ouplutôt,detouslesmondes.AlexetJennyregardèrentfixementMarco,jusqu’àcequecelui-cilesrejoigne.Sescheveuxbruns

n’avaient jamais rencontrédepeigne, sa chemise en jean, ouverte surun tee-shirt blanc enV, étaitrentréedansunpantalonentoileàlargespoches.–Monami…,ditAlex,lesyeuxbrillants,écarquillés.Il aurait voulu l’embrasser,manifester sa joie de retrouver son grand frère, son bras droit, son

fidèlecomplice.Laseulepersonnequil’avaittoujourscruquandJennyn’étaitencorequ’uneombresansvisagedansunebrumeépaisseetimpénétrable.Ilauraitvoululeserrercontrelui,maisilétaitparalyséparl’émotion.–C’estincroyable…tumarches.Comme…Savoixs’étrangla.Marcosecoualatêteensouriant,ettenditsimplementlesbrasverslui.–Jesuisvenutedonneruncoupdemain,murmura-t-ilenleserrantcontresapoitrine.Autrement,

quisaitcequetuauraisfabriqué…Jennyrestaàl’écart.Despersonnagesrepêchésdanssamémoireetdanscelled’Alexserelayaient

sanscesseauborddelamer,etelleétaitcommehypnotiséeparcesprésencesentièrementsortiesdeleurcontexte. Ilyavaitmême l’entraîneurde l’équipedenatation,appuyésur sescoudescontre lemuretdelapromenade,quicontemplaitl’horizon,leregardperdu.«Vousnevoyezquecedontvousvoussouvenez.»Les paroles du voyant résonnaient dans la tête de Jenny, encore profondément troublée, les bras

croisés pour lutter contre des frissons de froid. Pendant qu’Alex et Marco s’étreignaient et se

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donnaientdestapesdansledos,unequestionsansréponseflottaitdanssonesprit:«Silegarçondansle fauteuil roulant n’est qu’un souvenir comme les autres, comment peut-il être conscient d’êtreenfermédansMemoria?Etcommentsefait-ilqu’ilsoitcapabledemarcher,maintenant?»Alexsetournaverselle.–C’estMarco.Jet’aibeaucoupparlédelui.Jenesaisvraimentpascommentc’estpossible,mais…

apparemment,noussommestousdanslemêmebateau.Jenny essaya d’esquisser un sourire,mais ses lèvres s’étirèrent en une grimace qui révélait son

incertitudeet sonembarras.Elle tendit lamainàMarco, encontinuant àpenser à l’absurditéde lasituation.Ellen’étaitpasmortemalgrél’extinctiondel’espècehumaine.Toutcequ’ellevoyaitautourd’elleétaituneprojectiondesonpassé.Étaient-ilsemprisonnésdansunesortederêve?Etleurcorps,oùétait-ilencemoment?Ouplutôt,

qu’était-ilvraiment?Elle serra lamain deMarco en espérant que lui, aumoins, aurait une idée de la façon dont ils

pourraientrevenirenarrière,s’ilyenavaitune.–Ainsi,tuesJenny,dit-ilenhochantlatêteetenladévisageant.Ilavaittellemententenduparlerdecettefillequesabeautéauraitpuluiparaîtreévidente.Maisilen

futsurpris.Soncorpsathlétique,élancé,seslonguesjambesmouléesdansunjeanserré,sescheveuxchâtainsondulésquiretombaientsursesépaulesdenageuse,serépandantenbouclessoyeusessursavesteencuir.Etcesyeuxcouleurnoisette,auregardintense,pénétrant,quiavaientfascinésonamipendant des années, au cours de ses rêves et de ses visions, seul détail du visage de Jenny qu’ilpouvaitalorsdistinguer.Cesyeuxqu’Alexavaitpoursuivisettrouvés,perdusetdenouveaucherchés.Ces yeux qui l’avaient accompagné lors de son saut dans le vide, avant d’être englouti dansl’obscurité.–Et toi, tu es celuiqui sait tout sur leMultivers, répondit-elle, incapablede réprimerun tonqui

pouvaitsemblerhostile.Alexs’éclaircitlavoix,afind’attirerdenouveaul’attentiondesonamisurlui.–Dis-moiquetusaisoùnoussommes.MarcoobservaJennyencorequelquesinstantsavantdesetournerversAlex.–Oui,j’aicompristoutça.Etjesaiscommentj’ysuisarrivé.Maiscequej’ignore,c’estcomment

en sortir, en admettant quedehors, il y ait encore quelque chose dumonde que nous avons connudepuislejourdenotrenaissance.Jennysecoualatêteetmitlesmainssurseshanches,puisellesetournaverslaplage.–Legéniedesordinateurs…Alexbaissalesyeux,Marcoévitadeluirépondre.Ilsentaitinstinctivementunecertaineméfiancede

la part de Jenny, une irritation mal dissimulée. Memoria était un gouffre de questions qui ledésorientaient, lui aussi. Toutes ses années d’études, ses capacités d’analyse innées, si étonnantesfussent-elles, ne lui servaient à rien. Il lui manquait des morceaux du puzzle, indispensables à lacompréhensiondelanaturedecetendroit.Etdeleurdiversitéàtouslestrois.–Avant lachutede l’astéroïde, tuétaisdansun fauteuil roulantàmoitiécassé, enferméchez toi,

commençaAlex,sansquittersonamidesyeux.Je t’avais laissélà.Quandjemesuisréveilléaprèsmonsautdanslevide,mavieareprisàpartirdecemauditmatchdebasket,commesi toutcequenousavionsvécuentre-tempsn’avaitétéqu’unrêve.Jesuisallétevoir,maistunecomprenaispasdequoi je te parlais.Monvoyage enAustralie, lesdéplacementsdansdes réalitésparallèles,Thomas

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Becker,lafindumonde…PourtantJennyexistaitvraiment,elleétaitréelle.Cen’étaitplusseulementunevisionquej’avaisdansmonsommeil,commeavant.Etelleavaitvéculesmêmeschosesquemoi.Marco,s’ilteplaît,explique-moicequisepasse.Marcopassalamaindanssescheveuxnoirs,ébouriffés,puisilenlevaseslunettesetlesrangeadans

la poche de sa chemise. Sans elles, son visage aux traitsmarqués ne ressemblait plus à celui d’ungarçondevingtetunansquipassaitlesdeuxtiersdesajournéedevantunécran.Etpuismaintenantqu’ilsetenaitsursesjambes,Alexlevoyaitsousunjournouveau.

LetondelavoixdeMarcodevintsérieux,sontimbregrave.–Ilexisteunedimensionparallèledanslaquelleleschoses,pourmoi,sesontpasséesdifféremment.

Jenel’aidécouvertqu’àlafin.Jen’avaisjamaisrienconnudesemblable,jepensaisquetuétaisleseulàpouvoirpasserd’unedimensionàl’autre.Maisaumomentoùl’astéroïdeallaitsebriserdansl’atmosphère,j’aivécuuneexpériencedevoyage.Exactementcommeçavousarrivait,jecrois.Jennys’approchad’Alexetlepritparlamain.–J’étaisdevantlafenêtre,poursuivitMarco,etj’avaisàlamainunevieillephotoquireprésentait

mesparentspendantunpique-nique.J’étaisentraind’assisteràlafindumondequand,jenesaispascommentdécrireça,j’aiétécommeaspirédansunautreendroit.–Uneespècedetourbillon,onconnaîtcettesensation…,l’interrompitAlex.–Oui.Quand j’ai rouvert lesyeux, j’étaisdenouveaurevenuenmoi.Maisailleurs. Jeme tenais

deboutsurlaterrassed’unemaisondecampagne.Avecmesparents.Vivants,tucomprends?Là-bas,ilsn’ontpasététuésdansl’accidentàlamontagne.Là-bas,ilsn’ontjamaiseud’accident!–Marco,c’estformidable,mais…–Laisse-moi finir.Mêmedanscettedimensiondans laquelle jemesuis retrouvé,commedans la

première,l’astéroïdeétaitsurlepointdes’écrasersurlaTerre.–Alors,c’estarrivépartout,ajoutaJenny.–Oui.Maislà-bas,c’étaitdifférent.J’étaiscalme,serein.Jevoyaislaterreursurlevisagedesgens,

alorsquemoi,j’attendaislafinsansavoirpeur.–Commentça?demandaAlexenfronçantlessourcils.Marcofixasurluiunregarddefeu.Rayonnant,résolu.–J’étaisdebout,assistantauspectacledelafindumonde,uncahieràlamain,mesparentsàcôtéde

moi.Nemedemandezpaspourquoimonpremierinstinct,aulieudecourirembrassermonpèreetmamère,oudepleurerdejoieparcequejetenaisdebout,aétéd’ouvrircecahier.Jesaissimplementque c’est ce que j’ai fait, et qu’après, je n’ai pas pu en détacher les yeux jusqu’à la chute del’astéroïde.C’étaitmonjournalintime,lejournaldemonmoidanscetuniversalternatif,oùjen’étaisplusseulementunhackerouunpassionnéd’informatique.J’étaisquelqu’uncommevous.J’avaisledon de voyager et d’explorer les dimensions parallèles depuis l’âge de quatre ans. Mon journalcontenait lesdétailsde chacunedemes expériences.Naturellement, jen’ai pu en lirequequelquespassages…J’auraistellementvouluavoireuplusdetemps!Quoiqu’ilensoit,j’aidissipéquelquesdoutes,mêmes’ilresteencoredenombreuxpointsobscursdanstoutecetteaffaire.Ilyaunechose,cependant,quim’estapparueclairementdèsledébut,enfeuilletantcespages.C’estpourçaquej’étaissitranquille.–Qu’est-cequec’était?demandaJennyenserrantplusfortlamaind’Alexdanslasienne.–J’aicomprisquelamortn’existepas.

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–Noussommesdansunlieudemémoirepartagée.Marco tourna le dos aux deux autres. Le défilé de visages connus et de simples passants devint

moinscontinu.Unbonnombredepersonnesremontaitverslazoneportuaire,prèsdelastationdemétro Barceloneta. Le vent avait faibli, la plupart des prospectus jonchaient à présent le sol. Desnuages s’étaient amoncelés dans le ciel, et les vagues se brisaient avec moins de fougue sur lesrochersquientouraientlajetée,lesrecouvrantd’uneécumeblanchâtre.Marco traversa la route et s’approcha du croisement au-delà duquelAlex et Jenny avaient vu le

néant. Jenny fixaAlex avec une expressionmi-perplexe,mi-méfiante, puis elle se laissa entraîner.Tousdeuxsentirentleurcœurbattredansleurpoitrinequandleuramisetournadenouveauverseux.–Pendant lemoisquia suivimon réveil, jenemesuispas toutde suite renducomptedecequi

m’entourait.Lespremiersjours,j’aimenélamêmeviequetoujours.Dansmonfauteuilroulant,j’aireprismes habitudes, la routine quotidienne. J’étais seul dansmon appartement.Là où nous avonspassé tant demoments ensemble,Alex.Dans le classeur, prèsduMacintosh, il y avait toujours lescoupures de journaux qui parlaient de cemaudit accident sur une route demontagne. J’ai cru quej’avaisrêvé:del’astéroïde,deladimensionparallèledanslaquellemesparentsétaientvivants…detout.–C’étaitpareilpournous,intervintAlex,encherchantl’approbationdeJenny,quiluiréponditpar

unregardcontrarié.–Etpuisunjour,ilestarrivéquelquechosed’étrange.Jetravaillaissurmonordinateur,etj’avais

une bouteille d’eau sur la table.À unmoment, j’ai déplacé le clavier et, sans le faire exprès, j’aipoussélabouteille,lafaisanttomberparterre.C’estalorsquej’aieul’instinctdemeleveretdelaramasser.Debout,surmesjambes.Ungesteabsurde…maisquiatoutchangé.Alex écoutait son ami, le cœurbattant, sanspouvoir s’empêcherde lancerde temps en tempsun

coupd’œilcurieux,pouressayerdevoirau-delàducarrefourquiséparaitlavilledunéant.– Jeme suis rendu compte que j’étais ailleurs. Jeme suis rappelé certaines phrases que j’avais

notéesdansmonjournal.Alorsjesuisdescendudanslarue,etj’aicompriscequ’étaitMemoria.JepouvaismarcherdanslesruesdeMilanquejeconnaissais,ettoutsepassaitbien.Maissijetournaisdansuneruequejen’avaisjamaisempruntéeauparavant…jemetrouvaisfaceauvide.–C’estcequinousestarrivéànousaussi,Marco.Là,justederrièrelecoin.–Formidable!«C’estpeut-êtreformidablepourtoi»,pensaJenny,enregardantfixementlepaysageautourd’elle.

– Je suismêmeallé tevoir, poursuivitMarco, engesticulantdemanière frénétique, et tu étais lemêmeAlexque toujours…parceque je te retrouvais telque tuétaisdansmes souvenirs !Pour lamêmeraison,quandtuesarrivéchezmoi,jen’étaispasaucourantdetoutecettehistoire,parcequetu étaisvenuvoir le souvenir que tu avais demoi.En réalité, pendant une trentaine de jours, nous

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avonsvécudanscequej’appelleunloop.Unesorted’arcdetempsdupasséquenotremémoireestallée repêcher pour nous le présenter comme seule réalité possible dans laquelle évoluer.Un peucommeellelefaitaveclesimmeublesdesvilles,aveclesobjetsquinoussontfamiliers.– Aberrant. Mais en même temps, je crois comprendre ce que tu veux dire. J’ai eu un tas

d’impressionsdedéjà-vu,pendantcemois.Etçaparaîtlogique,siontesuit.–Moi,j’aiplutôtl’impressionqu’onalecerveauenbouillie,intervintJenny,lesyeuxperdusdans

levague.Ellelâchalamaind’Alex.Marcoignorasaremarqueacerbeetreprit:– Moi aussi, j’ai eu de nombreuses impressions de déjà-vu. Je ne sais pas ce qui s’est passé

aujourd’hui,nipourquoij’aiétéaspiréjusqu’ici,surceborddemer.Peut-êtrequetum’as…appelé,d’unecertaine façon. Il y auneheureencore, j’étais allongé surmon lit, en traind’essayerdemerappelercequej’avaisécritdansmonjournal.– Écoutez,moi j’en ai assez, lança Jenny en haussant la voix. On se croirait à l’asile ! Si vous

voulezcontinuertouslesdeux,allez-y.Alexseretourna,écarquillalesyeux,ébahi,puislapritparlebras.–Maisqu’est-cequiteprend?Calme-toi,s’ilteplaît.Noussommestousunpeunerveux,onnesait

pasoùonest,etcen’estfacilepourpersonne.Jenny inspira profondément, puis se dégagea, croisa les bras en regardant ailleurs, commepour

ignorerlesdeuxgarçons.–Qu’est-cequetusaisdecetendroit?demandaAlexensetournantdenouveauversMarco.– Comme je te le disais, c’est une sorte de lieu demémoire partagée, répondit son ami, en lui

montrant la route au-delàducroisement, cellequi, auxyeuxd’Alexetde Jenny semblait avoir étéeffacée.D’après toi, derrière le coin de cette rue, il n’y a rien.C’est vrai. Si aucun de nous n’estjamaisallédanscetterue,aucundenousnelavoit.Maisilyaquelquechoseàfaire,jel’aidécouvertdernièrement,enl’expérimentantdanslesruesdeMilan.–C’est-à-dire?demandaAlex,tandisqueJennycontinuaitàleurtournerledos.–Vousallezvoir.Marcoregardaautourdelui,puistraversalarouteetarrêtaunpassantsurlapromenadelelongde

lamer.AlexetJennyl’observèrentdeloin:ilparaissaitdemanderunrenseignementenespagnolàunhommed’âgemoyenquisuivaitlacôteavecsonlabrador.D’aprèslesgestesdel’homme,Marcosemblaitluiavoirdemandéoùsetrouvaitunerueouquelque

chosecommeça.–Mevoici!dit-il,l’airenthousiaste,enrevenantversAlexetJenny,aprèsavoirlaissérepartirle

monsieur.–Alors?demanda-t-ellesèchement.–Jevaisvousfaireunedémonstrationempiriquedesthéoriesquej’aidéjàvérifiéesàMilan.«Ilparlecommemonprofdesciences»,pensaJennyavecagacement.Marcoseretournabrusquementetmarchaverslecroisement.Ilpritàgauche,etdisparut.Alexs’approchadeJennysansquitterlaroutedesyeux.Quelques secondes plus tard, le visage radieux deMarco surgit au coin de l’immeuble derrière

lequelilvenaitdetourner.–C’estexactementcequejepensais.Vousêtesprêts?

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–Àquoi?demandaJenny.Marcos’approchad’elleet,l’airrayonnantdeceluiquivientdedevinerlacombinaisonsecrètedu

coffre-fort d’une banque, il la regarda droit dans les yeux. Il l’attira quelques instants dans lesméandreslesplussecretsdesonesprit,lalaissantétourdie.Cefutcommesiunemaininvisibleétaitsortie du front de Marco et avait traversé celui de Jenny pour capturer toutes ses pensées, lesdéraciner et les entraîner avec lui. Il s’empara de ses pensées, puis la relâcha au bout de quelquessecondes,sansqu’ellepuisseopposerderésistance.PuisilfitlamêmechoseavecAlex.–Prêtsàagrandirlacarte.

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–Jen’encroispasmesyeux…Leregardd’Alexétaitfascinéparcequi,aupremierabord,auraitpuressembleràunevuebanaleet

sansaucunesignification,maisquienréalitéchangeaitlejeuetrouvraittouslesscénariospossibles.Illeursuffitdedépasserlecroisement,detourneràgaucheettoutdevintplusclair:unesimpleroute,quelquespassants,l’enseignerougedelaportedederrièreducasinoquiclignotaitauloin,destaxisgarés,avecleurvoyantvertpourindiquerqu’ilsétaientlibres.Làoùauparavantiln’yavaitplusrien,où leur regard ne parvenait pas à franchir unmur de plâtre impénétrable, il y avait à présent unquartierdeBarcelone.Vivant.– Comment est-ce possible ? demanda Jenny, stupéfaite, ses yeux noisette écarquillés devant ce

qu’ellevoyait.–Mémoirepartagée.Jevousl’aidit,ricanaMarco.CeriresemblacomplètementdéplacéàJenny.Sontondocte, lafaçondontAlexétaitpenduàses

lèvres,lamettaienthorsd’elle.Toutcelan’étaitdoncqu’unjeupourlui?Illesprenaitpeut-êtrepourdessourisdelaboratoiredestinéesàdémontrersesthéoriesabsurdessurcetendroit?«Ilnemeplaîtpasdutout,pensaJenny.Etpourtant,ilasacrémentraison»,dut-elleadmettre.–Enparlantàcethomme,jeluiaipriscertainsdesessouvenirs.C’étaituneopérationciblée,jelui

aidemandécommentalleraucasinoetilanaturellementreconstituédanssonespritlecheminquiymenait.Etpuisilmel’atransmis.Ensuite,j’aifaitlamêmechoseavecvous.Mémoirepartagée.–C’estdingue,ditAlex,encoreébahi.–C’est la seule choseque j’aie comprise sur cette réalité jusqu’àprésent.Lespersonnespeuvent

servirdeportail.–Deportail?répétaJenny,enlançantuncoupd’œilperplexeàAlex.Marcos’éclaircitlavoixetreprit:– Bien sûr. Si nous sommes ici, en train de parler, c’est grâce à nos facultés mentales qui,

apparemment,ontsurvécuàlamortdenotrecorps.Nousvivonsdanslessouvenirs.Nonseulementles nôtres, donc, mais également ceux des autres. Je ne sais pas comment c’est possible, maisj’aimeraisvraimentledécouvrir.Etladimensiondessouvenirsestaussiréalistequ’illimitée,àpartirdumoment où nous pouvons interagir avec quiconque est près de nous, et utiliser cette personnecommeuneouverturesurautrechose.C’estleseulmoyend’avancer.Jennydétournalesyeuxversleborddemer.Ellen’étaitpasentièrementconvaincue,etavaitl’air

nettement agacée. Alex remarqua sa réaction, il haussa les sourcils, hocha la tête et échangea unrapidecoupd’œilavecMarco.–Toutvabien?demanda-t-ilàJenny.Elleseretournalentement,etobservadenouveaucetendroitdelavillequifaisaitdésormaispartie

desessouvenirsàelleaussi.

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–Jesuisimpressionnéepartadémonstration,Marco,dit-elle.Maisjenecomprendspastrèsbienàquoiellesert.Ettoutçanem’intéressepasbeaucoup.J’ail’impressiond’êtreenprison,etpasdutoutd’êtresauvée!Jen’aipasl’intentiondejoueraveclecerveaudesgens.Etdansquelbut,finalement?–Maiscomment,tune…–Riendecequenousvoyonsn’est réel,c’estbiença?Àquoiçamesertdevoler lescartesdu

mondeentierdanslecerveaudesautres,siriendecequejevoisn’existevraiment?Cettepersonne-là–Jennytenditlebrasetindiquaunedameassisesurunbancentraindelirelejournal–n’existepas.Elleestlàparcequ’elleestlesouvenirdequelqu’un,peut-êtremêmepaslenôtre,peut-êtreceluidu vieux avec son chien. En quoi est-ce que ça me concerne ? Ce monde n’a pas de futur.Nousn’avonspasdefutur.Marco la regarda fixement en silence pendant unmoment, tandis qu’Alex baissait les yeux. Les

parolesdeJennyavaientunfonddevéritéincontestable.–Àtonavis,qu’est-cequ’ilfaudraitfaire,alors?demanda-t-iltimidement.–Jenesaispas,répondit-elleavecirritation.Amusez-vousdoncavecvosexpériences,moi,jevais

mepromener.Detoutefaçon,s’ilyaunendroitdontonnepeutpass’échapper,c’estbienici.Etnousavonstoutletempsquenousvoulons,non?–Jenny,je…Alextenditunbrasverselle,maiselles’écartadelui.–J’aibesoind’êtreunpeuseule,murmura-t-ellesansqueMarcopuissel’entendre.Elle plongea longuement son regard dans celui d’Alex, comme si elle avait voulu l’accuser de

quelquechose.Lesdeuxamisl’observèrentensilence,tandisqu’elleleurtournaitledosetsedirigeaitverslebord

demer.AlexréfléchitquelquessecondesàlaréactiondeJenny.Pourquoiluienvoulait-elle?Etenvoulait-elleàMarco?Ilsétaienttousdanslemêmebateau,ilsessayaientsimplementd’ycomprendrequelquechose.Puis il reportasonattentionsur lanouvellecartenéedessouvenirsduvieilhommequipromenaitsonchien,etsoudain,auloin,ilaperçutsesparents,maindanslamain,surletrottoird’enface.

–Letraitementpharmacologiquen’apasmarché…ettonpsychiatrenousaenvoyésvoirundesescollèguesneurologue, le docteurSiniscalco. Il est intervenude façonbeaucoupplus efficace… il arésolutonproblème.–Parquelmoyen?–Uneélectroconvulsiothérapie.–C’est-à-dire?–Desélectrochocs.

–Alex,qu’est-cequiteprend?Marco le prit par le bras. Son ami secoua rapidement la tête, se frotta les yeux et le regarda

fixement.–Rien,rien…,répondit-il,enécartantlamècheblondequiretombaitsursonfront.J’airevudans

matêtelemomentoùj’aidécouvertquemesparentsm’avaientfaitbrûlerlacervelleàsixans.–L’histoiredesélectrochocs.–Exactement.Écoute…Noussommesdansunlieudesouvenirs,c’estbiença?Marco regardaautourde lui.Le soir tombait, et les lumièresartificiellescommençaientàbriller

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danslesruesdeBarcelone.L’airserafraîchissait,unventfroidvenaitdelamer.Danslesrues,iln’yavaitquede rarespassants.Etquelquespersonnesquin’auraientpasdûse trouver là.Maisquis’ytrouvaient.–Oui.–Bien.Est-cequetoiaussituvoismesparents,là-bas?Marcosetournaaussitôtetobservaattentivementlesruesau-delàdel’enseigneducasino,prèsde

l’entréed’unparkingdevantlequelquelquesvoituresdeluxeattendaient.–Oui.–Parfait.Maintenant,c’esttoiquivasregarder.Jevaistenterd’obtenircertainesréponses.Alexenfonçalesmainsdanslespochesdesonjeanetpartit.Tandisqu’ilmarchaitsurletrottoir,s’éloignantpeuàpeudesonami,iléprouvaitlessensationsles

plus diverses. Il se sentait vivant, bourré d’énergie. Il avait pleinement conscience de sa propreexistencephysiquedanscetendroit.Commentcelapouvait-iln’êtrequ’unesortederêve?Commentneseraient-ilslà,Jenny,Marcoetlui,quementalement?Sespiedsfoulaientlebitume,desrafalesdeventfraissifflaientàsesoreilles,sessensationscorporellesétaienttoutcequ’ilyavaitdeplusréel.Il avança vers le casino en remarquant certains détails autour de lui.Une boîte de lait en carton

abandonnée sur le trottoir à côté de la vitrine d’unmagasin de vêtements.Unepoubelle.Quelquestaxis garés près de l’entrée du parking souterrain, où un garçon en uniforme noir aux garnituresdoréesvenaitderangeruncoupéBMWprèsd’uneMaserati.«Sinoussommeslàgrâceaupartagedelamémoiredecepassant,cessouvenirsdoiventêtreles

siens»,pensaAlex.Ilapercevaitsesparents,maindanslamain,auboutdelarue.«Nosmémoiressontmêlées.LevoyagescolairedeJenny.LefauteuilroulantdeMarco.Lespersonnesdemaviedanslesdécorsdecelleduvieux.Sic’estvrai,alorspeut-êtreque…»Alex s’arrêta net et inspira profondément. Son cerveau était au bord de l’asphyxie, comme s’il

n’arrivait plus à suivre le tourbillon de questions qui l’agitaient. Trop d’interrogations, trop dedoutes. Il valait mieux prendre le temps de souffler. Alex essaya de se distraire en observant lesvoituresgarées le longdu trottoir,et ilvitquelques-unsdesprospectus rougesetbleusquiavaientenvahileborddemer,poussésjusque-làparlevent.Ils’accroupitetenattrapaun.Enserelevant,ilentendit le grincement de son genou droit, dû à la fragilité de ses ligaments après des années derebondsaupanier.Ilétaithabituéàcebruit,souventsuivid’unedouleurmodérée.Maislà,ilnes’yattendaitpas.Lesyeuxd’Alextombèrentsuruneinscriptionaumilieuduprospectus:MESQUEUNCLUB.Elle

sedétachaitsurunephotoquireprésentaitl’accoladedeplusieursjoueursaumaillotBlaugranaaprèsavoirmarquéunbut.Ils’agissaitdelafameuseéquipedefootballlocale,quidevaitjouerunmatchquelques jours plus tard. Le prospectus appelait à venir nombreux au Camp Nou, le stade deBarcelone. Il était écrit encatalan,maisassez facileàcomprendre.Ladate fixéepour la rencontreétaitle27mars2014.Alexfronçalessourcils.–C’estpassédepuislongtemps…,dit-ilàhautevoix,avantdeglisserlepapierdanslapochedesa

vesteetderepartir.IldemanderaitsonavisàMarcoplustard.Ilétaittempsd’enquêtersursonpassé.

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4

Lespaupièresferméescommedesgrillescondamnéesetoubliéesparletemps.Lecorpsimmobileetsuspendu,formedenon-viecontrainteàunlongoublisilencieux.Autourdes

yeuxclos, l’abîmeobscur.Lacolère s’estapaisée, lecalmeest revenu. Ildureraun instantéternel,inconnu,etsansmémoire.Du fracas apocalyptique, ne sont parvenus que de sourds échos.Mais elle, elle est ailleurs. Son

existence, désormais, est une réplique vibrante, une somptueuse mise en scène dans le théâtre del’âme,oùchaqueregardpeutmenerdanslesentierdel’autre.Qu’enest-ildudisque?Est-ilvraimentfini?Lessecondess’écoulent.Pourtant,onpourraitlejurer,onentendunbruitdefond…

UnebourrasquesoudainefouettalevisagedeJenny,quilongeaitlapromenadeduborddemerdansle sens opposé au casino. Les lumières des réverbères dessinaient un sillage parallèle à la côte,attirant le regard vers un édifice singulier, en forme de nageoire de requin, et dont l’architectureoriginale,imposante,majestueuse,sedécoupaitauloin.Jenny tournadenouveau lesyeuxvers leborddemer.C’était sansdoute l’heuredudîner, iln’y

avaitplusgrandmondedans les rues.Elley réfléchitquelques instants, essayantdenepenserni àAlexniàMarco.Cetendroitsemblaitavoirétérecrééparl’espritdemanièreàparaîtreplausible.Lesgens rentraient chezeuxà l’heuredudîner,demêmequ’aucoursduderniermois, chacun,autourd’elle,s’étaitcomportédefaçonprévisible.Commesilapenséeavaitlepouvoirderecréerunrefugementalaccueillant,harmonieux.D’oùlamystification,lepiègeauquelilsavaientétéprisAlexetellecestrentederniersjours,envivantdansuneréalitéfictiveconstruiteàpartirdesfragmentslesplusvivacesdeleurmémoire.Elleserappelaitbienlesjournéespasséesàl’école,quidéfilaientdanssatêteenuneséried’impressionsdedéjà-vu:laprofquilisaitunepagedeleuranthologiedelittératureanglaisedontellesesouvenait trèsbien,sescamaradesqui faisaientdesremarquesdéjàentendues,sonamieDaniquitrébuchaitdanslecouloirprèsdestoilettesdesfilles.Scènesdéjàvues.Iln’yavaitpaslongtempsqu’elleavaitdécouvertoùellesetrouvaitpendantlemoisquiavaitsuivi

l’apocalypse. Etmaintenant, ellemarchait le long d’une promenade recréée par samémoire, à larecherched’une identité,d’unobjectif,d’unsens.Elleaperçutau loinungroupede jeunes,qu’ellereconnutàleurssacsàdos.C’étaientsescamaradesdeclasse,etellesesouvenaitbiendecemoment-là,aussi :pendant leurvoyage, ils s’étaient réunis,en formantuncercle,pourdéciderdecequ’ilsallaientfaire.IlsavaientchoisideremonterlaRamblajusqu’auHardRockCafé,plaçadeCatalunya.Leursvoix,leursregards…toutétaitsiréel!« C’est unmaudit labyrinthe sans issue », pensa Jenny, en remontant le col de sa veste pour se

protégerdel’airvifdusoir.Sescamaradesdisparurentderrièreunkiosqueets’éloignèrentduborddemer.Elleregardaautourd’elle,puishâtalepasendirectionduport.–MonDieuquec’estbeau…,murmura-t-elle,envoyantapparaîtredevantsesyeuxunefilemuette

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d’embarcationsamarréesdansleportdeBarcelone.Cespectacleluidonnadesfrissons,exactementcommelapremièrefoisqu’ellel’avaitdécouvert,

lors de sonvoyage scolaire.Un autre fragment dedéjà-vu.Un autre fragment de sa vie avant quel’astéroïdenes’écrasesurlaTerre.Jennydétournalesyeuxettraversabrusquementlarue,puisellesedirigeaversunpanneauoùun

grand M indiquait la station de métro Barceloneta, de l’autre côté de la place. Elle descenditrapidement l’escalier etparcourutunepartiedu souterrainquimenait aux tourniquets.En fouillantdanssespocheselletrouvauncarnetdetickets.«Biensûr,pensa-t-elle,avecunsourireamer,tandisqu’elleinséraitunticketdanslamachine.C’estleT-diez,quidonnedroitàdixtrajets…jel’aiachetéavecmonamieLisalejourdenotrearrivée.»Ellesepromenasurlequaienobservantlesgensquiattendaientlemétro,etpendantuninstant,elle

eut l’impression d’avoir un pouvoir extraordinaire dans cette dimension de la pensée.Tout ce quil’entouraitvenaitdestiroirslesplussecretsdesessouvenirs.Pourrait-elledoncpousserunpassantsur la voie au moment où le train arriverait ? Pourrait-elle gifler la première personne qui luitomberaitsouslamain?Ouest-cequelaréalitéenvironnantesecomporteraitdefaçonharmonieuseet en accord avec les valeurs et les règles non écrites dont elle se souvenait bien, lui attirant desennuis? Jusqu’oùpouvait-onallerdansunesphèreexclusivementmentale?Elle sentaitmonterenelle l’enviede risquer,d’essayerde rompre le fragileéquilibre facticequi l’entourait,maiselleseretint. Elle chassa ces pensées, bientôt remplacées par le visage d’Alex. Elle s’était peut-être malconduite,ellel’avaitpeut-êtredéçu,maisellen’arrivaitpasàsupporterlaprésencedeMarcodanslasituationoùilssetrouvaient.Était-ellecondamnéeàvivrelerestedesaviedansunecagemémorielle?S’ilsnepouvaientchanger leschoses,qu’il luisoitaumoinspermisdepasserson tempsavec le

garçonde ses rêves, celuipour lequel elle avait traversé les continents etmis enquestion sa santémentale!Cegarçonqu’elleavaittenuparlamainensautantdanslevideaumomentoùl’astéroïdes’écrasait,pourseprécipiterconsciemmentverslafin,avantquelafinneseprécipitesureux.Sielledevaitresterdanscenon-tempséternelquiavaitremplacélavieréelleafindeleuroffrirleluxedesurvivreàlafindumonde,Jennyespéraitaumoinsqu’elleseretrouveraitdanscetteprisonmentaleencompagniedugarçonqu’elleaimaitdepuistoujours.«Etpourtant,s’ilyaunmoyendesortirdelà,dut-elleadmettre,tandisqueletraindelalignejaune

sortaitdutunnel,leseulquipuisseletrouver,c’estsansdouteMarco.»

TandisqueJennymontaitdansuncompartimentdumétrodelalignejauneendirectiondelaplaçaCatalunya,Alexs’arrêtaitàquelquespasdesesparents,etlesobservait.GiorgioetValeriaLoriasetenaient par la main devant la vitrine d’un magasin Desigual. Les vêtements exposés offraient unéventaildecouleursallantdujauneaurouge,duvioletauvertfoncé,souventmélangéesentreellesselonungoûttypiquementespagnol.Ilrestaàl’écart,scrutantlevisagedesesparents.Ilnepouvaitpasentendrecequ’ilsdisaient,mais

ilsavaientl’airtranquillesetdétendus.Peut-êtreavait-ildevantlesyeuxlemeilleursouvenird’eux,unepagedebonheurquis’étaitéloignéeetperduelesdernièresannéescommel’undesprospectusemportésparlevent.Iln’eutpasbesoind’attirerleurattention.Valeriasetournasoudainverslui,commesiellel’avait

vuducoindel’œil.

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Samèresemblaitgênée.–Alex…Qu’est-cequetufaislà?–Cequevousfaitesvousaussi,jesuppose.–Maistoi,intervintGiorgio,tunedevraispasêtreentraindepréparertesexamens?Alex le regarda fixement, sans répondre. C’était une conversation absurde, insensée. Son père

parlait comme s’ils se trouvaient àMilan, dans la cuisine de leur appartement, alors qu’ils étaientprisonniersd’uneespècedeparadoxespatial,d’unlieudemémoirepartagée,commeavaitditMarco.Ils étaientdansunendroitde lavillequi faisaitpartiedes souvenirsduvieuxCatalanque sonamiavait interrogé.Valeria etGiorgio, cependant, semblaient liés à leur réalité d’origine. « Peut-être,pensaAlex,quesijedemandeàmamèrecequ’ilyadansleréfrigérateur,ellesetourneraverslavitrineduDesigualpourl’ouvrir.»Alex resta silencieux quelques secondes, réfléchissant à ce qu’il allait faire. Ses parents se

tournèrentdenouveauverslemagasin,seconduisantcommelespersonnagesd’unjeuvidéo:prêtsàinteragiruniquementsionlesstimulait.–Tunemeferais jamaisdemal,maman?demandabrusquementAlex,enluiposant lamainsur

l’épaule.Valeriasetournaverslui,plissantlefront,l’airsurpris.–Montrésor,qu’est-cequitepasseparlatête?–Tum’aimes,n’est-cepas?Tunepermettraisjamaisqu’onlèvelamainsurmoi,qu’onmefasse

quelquechosemalgrémoi?Giorgiofitunpasenavant,maisAlexnequittapasValeriadesyeux.Troublée,ellenesavaitque

répondre.Ellefittimidementnondelatête,tandisquesonfilsl’enchaînaitàsonregard,essayantdetrouverunpassagequiluipermettedepénétrerlemurdesessouvenirs.Ilsavaitqu’ilétaitcapabledele faire. Il lui était déjà arrivé de vivre à la première personne l’accident deMarco, d’explorer lepassédesesparentsquandilétaitrevenuàsonenfancepourydécouvrirqueJennyavaittoujoursfaitpartiedesavie.Cequ’iln’auraitjamaispuimaginer,c’étaitdepouvoirdescendreàdetellesprofondeurs.Parune

simplequestion,enfouillantdanslessecretsenfouisdanslamémoiredesamère,ilavaitouvertuneportesuruneréalitétrèséloignée.Ilnecompritpascomment,maisilentradanscetteréalité.Enquelquesinstants.Comme s’il traversait un tunnel à toute vitesse, dépassant des millions de visages, de sons, de

paysagesetdevoix.Lorsqu’ilrouvritlesyeux,ilavaitunjournalsouslesyeux.C’était le Corriere della Sera du 16 juin 1996. Il était posé sur la table de la cuisine de son

appartement,vialeLombardia,àMilan.Enune,ilyavaitunarticlesurlespremièresélectionslibresdelaFédérationdeRussiedestinéesàélireleprésidentdelaRépublique.« Mille neuf cent quatre-vingt-seize… », prononça-t-il distinctement dans sa tête, en regardant

autourdelui.Deuxansavantsanaissance.

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5

Marcosedirigeaverslajetée,décidéànepassemêleràlarencontred’Alexetdesesparents.Ilnepouvaits’empêcherdepenserauxpetitesflèchesqueluiavaitdécochéesJenny.Ilétaitévident

qu’ellenepouvaitpaslesupporter.Peut-être,aufond,parcequ’ilétaitdetrop.PourAlex,s’ilavaitpu,ilseseraitéclipsé.Ilauraitdisparu,ilneseseraitpasimposé.Maisilfallaitsortirdecetendroit.« Ildoitbienyavoirunmoyen…», sedit-il en sepromenant sur la languede terrequi s’étirait

entredeuxrangéesderochersavantd’allermourirdanslamer.Unpaysagereposant,paisible.C’était sur une jetée semblable à celle-ci que tout avait commencé, il s’en souvenait bien. Sur

l’AltonaBeachPierdeMelbourne,oùAlexetJennys’étaientdonnérendez-vousetnes’étaientpasretrouvés,découvrantainsiqu’ilsvivaientdansdeuxréalitésparallèles.Marcos’arrêta,unpiedsurunrocher,etlevalesyeuxpouradmirerlespremièresconstellationsde

la nuit. L’air frais le poussa à fermer son blouson jusqu’au cou. Il avait déjà identifié laCeintured’Orion,undespointsderepèreessentielsde l’enfanced’AlexetdeJenny.Puis il repéra laformereconnaissable de Jupiter, petite sphère beaucoup plus dense par rapport aux points lumineux quil’entouraient.Àl’œilnu,ilneparvenaitpasàvoirsesquatresatellites,maisilserappelaitlesnuitsqu’ilavaitpasséesdevantlafenêtredesonsalon,sonfauteuilroulantplacéàcôtédutélescope,satêtepenchéedecôté,seslunettesremontéesdanssescheveuxébouriffés,etsonœildroitcolléàl’objectif.Il se rappelait les nuits qu’il avait passées avec son « instrument », comme il l’appelait, capabled’effectuerdesagrandissementsconsidérables,deluifairedécouvrirnonseulementlessatellitesdecette planète, mais de magnifiques fresques du cosmos comme la nébuleuse d’Andromède ou lesPléiades. C’était son troisième œil, la fenêtre sur l’univers qui l’emmenait se promener dans lesgalaxies,lesraressoiréesmilanaisesoùleciellepermettait.Ilsesouvenaitdechaquedétail.Illuisuffisaitdefermerlesyeux,etilluisemblaitavoirdevantlui

leslentilles,lecontrepoids,letrépied.Lafenêtredusalon.Satabledetravail,avecsestroisfidèlesordinateurs disposés les uns à côté des autres. Le fauteuil aux bras usés sur lesquels s’asseyaittoujoursAlex.Lasériedenéonsbleusquiéclairait lemurderrière lui.LorsqueMarco rouvrit lesyeux,Memoriaavaitprislaformedesonappartement.

LemétrodanslequelétaitJennyarrivaàlastationPlaça-de-Catalunya,etlaplupartdesgensquisetrouvaient à côté d’elle descendirent. Elle tenta d’écouter quelques conversations en catalan,retrouvant lamêmesensationqu’elle avait éprouvéependant levoyageavec sonécole, lorsqu’elles’était assise avec une amie dans une rame de métro à côté de deux messieurs qui discutaientvraisemblablementdefootball.Jennysuivitleflotdepassagerssurlequai,etsortitenfindelastation.Elleparcourutlaplaçades

yeux.Elles’ensouvenaitbien:l’imposantbâtimentduCorte-Ingléssedressaitducôtéopposé,tandisqu’enfaced’elle,quelquesenfantssepoursuivaientdans lepetitsquarequioccupait lecentrede laplace. Elle s’était assise sur l’un de ces bancs avec ses camarades de classe. Elle ne pouvait pas

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l’oublier.C’était un des endroits oùMarty, que les surfeurs et ses amis appelaient le plus souventSean,avaitessayédesortiravecelle.Soncorpsd’athlètesculptéparlesurfn’avaitpassuffi,sonteintdoré, sesyeuxclairs, le timbre chaleureuxde savoixnonplus.Car il n’était pasAlex,même si àl’époque,Alexn’existaitquedanssatête.Jennyseretournaetsonregardtombasurl’enseigneduHardRockCafé.Ellelaissapasserdevant

elle un bus touristique et échangea un sourire fugitif avec une femme blonde aux traits nordiquesassiseaupremierétage,celuiquiestàcielouvertetoùpleindegensprennentdesphotos.Puiselletraversalarue.MarcherdansMemoriaétaitcommevivredansunesériecontinuelledescènesdéjàvues.Elleyétait

habituée,désormais.Pluselle regardaitautourd’elle,pluselle revoyaitde fragmentsdesonpassé.Dans le désordre et la confusion. Une chose la frappa, cependant, tandis qu’elle se dirigeait versl’entréeducafé:ellen’avaitpasrencontrécettefemmelorsdesonpremierséjouràBarcelone,etcen’étaitpasune touriste,mais la remplaçantede l’enseignantedemathématiques,qui avait assuré lecoursdeleurprofuneheureparsemaineauScoresbySecondaryCollegequelquesmoisauparavant.Etellen’étaitpasaustralienne.Elleétaitallemande.JennyentradansleHardRockCafé,décidéeàchasserceténièmesouvenir.Unefilleaucrânerasé

l’accueillitaussitôtavecungrandsourireetunevoixperçante.–Bonjour,tuesseule?Jennysourit,gênée,etacquiesçad’unsignede tête,détournant lesyeuxversunmeublevitréqui

occupaitlemurprèsdel’entrée,etquicontenaitunerobenoire,longue,ornéed’unesériedecloussur les manches et d’une ceinture en cuir serrée au niveau de la taille. On pouvait lire sur uneplaquetteendessous:

CRISTINASCABBIA–LACUNACOILDARKADRENALINETOUR

–Viens,suis-moi…,luiditlafille.Jenny se fit accompagner à une table.Tandis qu’ellemarchait derrière la serveuse, uneMustang

dorée s’offrit à son regard dans toute sa splendeur. Elle était accrochée au-dessus du comptoircirculairedubar,ettournaitsurelle-même.Unvéritablehymneàlavitrinetape-à-l’œilquelesÉtats-Unis donnaient d’eux-mêmes dans leurs chaînes de restaurants, où triomphaient leurs reliquesmusicalesetcinématographiques.LaserveuseindiquaunetablelibreàJenny,puiss’éloigna.Avantd’avoireuletempsdes’asseoir,

JennyentenditlavoixdeLilyDoverglapirderrièreelle:–Hé,lamisanthrope,tuviensavecnous,ouiounon?Elleauraitdûs’yattendre.Elleétaitdéjàvenuedanscetendroitavecsescamaradesdeclasse,leseul

soiroùlesprofslesavaient laisséslibres.Lapremièrechosequ’ellevit,enseretournant,cefut lacouche exagérée de rouge à lèvres deLily. Jenny la considérait commeune petite dinde et l’avaittoujours snobée. Elle détestait tout chez elle : sa manie de vouloir toujours être au centre del’attention, le ton de sa voix, sa façon de gesticuler sans arrêt, ses vêtements excessivementprovocants.Pasétonnantqu’elleattirelesgarçonscommedumiel…AumoinslamoitiédeceuxdesaclasseavaiteuunehistoireavecLilyDover. Jennys’enservaitcommed’unesortedepapierdetournesol:siungarçonfaisaitattentionàcettepimbêche,ellelemettaitautomatiquementsursalistenoire.Ilsyfiguraientpresquetous.

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« Il nemanquait plus que ça », pensa-t-elle en rejoignant à contrecœur son petit groupe d’amis.Pendantuninstant,elleeutenviederetournerencourantversAlex,mêmes’ilfallaitlepartageravecMarco.Tantqu’ilsresteraientenfermésdansMemoria,ellen’avaitpastellementlechoix.CequeJennynesavaitpas,tandisqu’elles’asseyaitentreLilyetSeanàlatableduHardRockCafé,

c’étaitqu’Alexnesetrouvaitplussurlapromenadeduborddemeroùellel’avaitlaissé.Ilétaitassisà la table de la cuisine, invité inattendu d’un souvenir de samère enfoui qui sait où, pendant queValeriaetGiorgiomontaient l’escalierquimenait à leurappartement, et échangeaientdescaressesdignesdedeuxamoureuxàleurpremierrendez-vous.Alexétaitlà,danslacuisine.Maisiln’étaitpasencorené.

Sesyeux,fascinésparlapremièrepageduCorrieredellaSera,restaientfixéssurcettedate:1996.Le bruit des clés dans la serrure le fit sursauter. Il se retourna brusquement, et pendant que la clétournaitquatrefois,ilréussitàsefaufilerdanslecouloir,verssachambre.Ils’yréfugiaetfermalaporteaumomentoùsesparentsentraientetposaientleursvalisesparterre.

Ils’appuyaàlaporteenbois,essayantdenepasfairedebruit,etfutalorsfrappéparundétailaussisurprenant qu’évident : cette pièce n’était pas encore sa chambre. Devant lui il y avait une tablecouvertedepapiers,uneénormecalculatriceSharpmuniede touchesaussigrandesque l’écrandeson téléphone portable, une photo encadrée de Valeria sous la tour Eiffel, et quelques classeursempiléslesunssurlesautres.Aumur, pas de posters de champions de basket, pas de range-CD. Juste quelques petits tableaux

qu’il n’avait jamais vus, et qui représentaient des femmes dodues aux joues rouges et au regardlangoureux.Enbasàdroite,unmeubleenboisfoncé,pourvud’uneporteenverre,abritaitunechaînestéréoMarantz,avecletourne-disquepourlesvinylesenhaut,etlacollectiondedisquesdesonpèresousletuner.Ilsesouvenaitdecettecollection.Danslaréalitéd’oùilvenait,elleavaitétéremiséedanslacavedepuisdesannées.Ilnerestaitmêmeplusdetourne-disquedansl’appartement,quiauraitpermisd’écoutercerépertoireextraordinairedejazzetdebluesaméricains.Alexrestasilencieux;lesvoixsourdesdeGiorgioetdeValerialuiparvenaient,indistinctes,depuis

l’entrée.Quandlebruitdestalonsdesamèreserapprocha,soncœursemitàbattreviolemmentdanssa poitrine. Valeria passa devant sa porte, cependant, se dirigeant sans doute vers sa chambre àcoucher.Alexpoussaunsoupirdesoulagement,maisquelquessecondesplustard,lavoixdeGiorgiorésonnadanslecouloir:–Jevaismettrelesvalisesdanslebureau!«Merde,alors!»pensaAlex,enregardantautourdelui,affolé.Commentpourrait-ilexpliquersa

présence?Auxyeuxdesesparents,ilapparaîtraitsimplementcommeunvoleur,unjeunevoyouquiseseraitintroduitchezeux.Commentpourraient-ilsimaginerqu’ilétaitleurfilsunique,tombédansuneréalitédéviéesurleplantemporel?Iln’yavaitaucunecachettepossible, ilneluirestaitqu’unesolution:sejeterpar lafenêtre.Alex

fermalesyeuxetattenditquel’inévitableseproduise.Maislorsquelaportes’ouvritderrièrelui,ilsepassaquelquechosed’imprévu:sonpèreentradans

lapièce,etcontinuaàparlerdanssabarbe,murmurantdesmotsincompréhensibles,toutenrangeantsesvalisesàcôtédelachaînestéréo.Ilouvritégalementlafenêtreetlesvolets.PuisGiorgiosortitdesonbureauetditquelquechoseàValeria.Alexrestaimmobile,lesyeuxdans

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levide.Danssonesprit,unenouvelleévidenceapparaissait,commeunetrouéedelumièredanslesnuages.«Ilsnemevoientpas.Jenesuispasencorené,doncjen’existepas.»

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6

LorsqueMarcoeut réglé le télescopequise trouvaitdevant lui, ses lèvresesquissèrentunemouemoqueuse.–Onestsibienchezsoi…,dit-ilenregardantautourdelui.Les étagères surchargées de traités scientifiques lui donnèrent une impression accueillante,

chaleureuse,maissonsouriresetransformaenunegrimacededéceptionquandils’aperçutqu’ilétaitassisdans son fauteuil roulant électrique. Il était revenudans sa réalitéd’origine, et ses sensationsphysiques n’étaient que trop fidèles. Il essaya de se lever, mais les muscles de ses jambes nerépondaientpas.Lesouvenirétait-ilprécisaupointdelecloueràsonsiègealorsqu’ilétaitconscientdesetrouver

dansuneréalitépurementmentale?«Ondiraitl’undecesrêvesoùl’onessaiedecriersansyparvenir»,pensa-t-ilenposantunemain

sur la rouedroite et en la caressant avant de la pousser en avant pour se diriger dans la directionopposée.Ilfitdemi-tour,puisconduisitsonfauteuilverslacuisine,enpassantdanslecouloirétroit.Ilauraitpuactionnerlescommandesélectriques,maisilpréféraitseservirdesesbras.Cesmuscles-là,illescontrôlait,etçaleréconfortait.Quandilentradanslacuisine,ils’aperçutquelegazétaitallumésouslacafetière.L’arômeducafé

envahissaitdéjàlapièce,tandisquesonregardpassaitrapidementducalendrieraccrochéau-dessusduréfrigérateuràlapendulemurale.Ilcompritenunefractiondesecondequeljourc’était.Etquelmomentparticulier.Ileneutlaconfirmationquelquesinstantsplustard,lorsqu’ilentenditlabandesonoredeRockyIV.

C’étaitlamusiquequeMarcoavaitinstalléepourremplacerlasonneriedésagréabledel’interphonedel’immeuble.Latélécommandeverte, inventionqu’ilavaitfaitbreveter,etquicontrôlaità lafoisl’interphone,lasonnerieetlaserruredelaported’entrée,étaitposéesuruneétagèredelacuisine.Illaprit,appuyasurunetoucheetrépondit:–Oui?–Marco,c’estAlex,excusecettevisitesurprise.–Alex…monte!«Excusecettevisitesurprise.»Ilneserappelaitquetropbiencettephrase.Ilsavaitexactementdans

quelmomentde sonpassé il avait étéprojeté.Alex entrerait, et lui dirait qu’il devait lui parler dequelquechosed’important.Ilss’assiéraientdanslesalon,sonamiluiferaituneremarquesurlafiledenéonsbleusquiéclairaientlapièce,puisMarcoluioffriraitunCoca-Cola,etAlexcommenceraitàluiracontersesévanouissements.Quelques joursplus tard,grâceà sonaide,AlexpartiraitpourMelbourneafinde savoirenfin si

Jennyn’étaitqu’unehallucination,ousielleétaitunepersonneenchairetenos.« Je sais exactement comment ça va se passer. Qui sait si je peux changer le cours des

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événements…»,sedemanda-t-il.–Tuasl’airenpleineforme…,commençaMarcoquandAlexentrachezlui,sonsacdebasketen

bandoulière,samècheblondequiretombaitsursonfront,cachantàmoitiésesyeuxbleus.Desyeuxquipouvaientavoirleregardglacialdeceluiquisaitcacheruneémotionquandildécide

denepaslalaissertransparaître.MaispourMarco,cesirisclairs,apparemmentfroidsetindifférentsétaientcommeunlivreouvert.Ilpouvaitylirelemoindretrouble,lamoindreinquiétude.Cen’étaitpasunhasardsisonamis’étaitadresséàluidanscescirconstances.Ilsavaitqu’ilseraitleseulàlecroire.Leseulquineluiconseilleraitpasd’allerconsulteruntriture-méninges.–D’uncertainpointdevue,c’estlaplusbellepériodedemavie.«Lesmêmesmots…c’estunesériecontinuelledescènesdéjàvues.»MarcopritunCocadansson

minibar en formede canette deCoca-Cola, à côtéde sa tablede travail, dans le salon.Alex laissatombersonsacparterre,ets’assitdansunfauteuil.–Dis-moi.Dequoias-tubesoin?luidemandaMarco.–Tuleslaissestoujoursallumés?Leregardd’Alexs’attardasurlagrilleappliquéecontrelemurdedroite,garniedesixpetitsspots

aunéonquidonnaientàlapiècel’aspectd’unesalledejeu.–UniquementquandjetravaillesurunPC.–Ah.Presquetoujours,alors.–Oui.Marco resta silencieux quelques instants. C’était la même conversation. La même scène. Un

fragmentdupassésiprochedansletempsqu’ilprésentaitchaquedétaildefaçonfidèleetprécise.Lesparolesd’Alexluisemblaientêtrecellesqu’ilavaitdéjàprononcées,etluiaussi,sanslevouloir,semitàrépondredelamêmefaçon.Il laissaàsonami lapossibilitéde tout raconter, sans l’interrompre. Ilavaitunegrandeenviede

voircequisepasseraits’ilrompaitl’équilibrefragiledecemoment,maisilseretint.LorsqueAlexcommençaàparlerduvoyage,cependant,Marcodécidadechangerdeprogramme.–Qu’est-cequetupensesfaire?demanda-t-il.–Jenesaispas.Jen’aipasassezd’argent.Àcemoment-là,danssonpassé,ilavaitproposésonaideàsonami.Ilprélèveraittroismilleeuros

suruncompteoùilaccumulaitdepetitessommessubtiliséesçàetlàgrâceàsespetitesescroqueriesdehacker,puisilenverraitAlexàlapostepouryretirerunecarteprépayée,queMarcoferaitcréditerdefaçonàcouvrirtouslesfraisduvoyage.Etsonamipourraitpartir.C’étaitl’occasionoujamaisdevoirs’ilpouvaitmodifierleschoses.–Oui, jecomprends,dit-il, l’airnavré.Jenesaisvraimentpascomment jepourrais t’aider.Rien

quepourarriveràMelbourne,ilfaudraitaumoinsmille,millecinqcentseuros.–Auminimum…–Etpuisilyaleretour.Etl’hôtel.–Etlanourriture.–Monami,jesuisdésolé,maisjecroisquesicettefilleexiste,tudevrasattendred’êtremajeuret

d’avoiruntravailpourlaconnaître.Alexbaissalesyeuxetfitnondelatête.–J’yarriverai,bonsang!D’unemanièreoud’uneautre.Mêmesijedoisvoler.Marcosouritetessayadechangerdeconversation.Ilspassèrentencoreunepetiteheureàparlerde

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Jenny,puisAlexdécidaderentrerchezlui.Lepassécommençaitàprendreuneautredirection.LorsqueAlexeut refermé laported’entréederrière lui,Marcohaussa les sourcils,conduisit son

fauteuil vers la fenêtre du salon et regarda dehors. Les silhouettes grises des immeublesmilanaisdessinaientdesformesgéométriquesqu’ilconnaissaitbien,tandisqueleslumièresdelanuitfaisaientbriller les rues, leur donnant l’aspect de pistes d’atterrissage. Qu’avait-il fait ? Avait-il vraimentempêchélarencontred’AlexetdeJennyouest-cequelelieudanslequelilsetrouvaitn’étaitqu’unrêve lucide, une reproduction réaliste d’une scène déjà vécue mais à la consistance évanescente,destinéeà sedésagréger rapidement ?Sesactionsauraient-ellesuneffet sur leprésent ?Yavait-ilencoreunprésent?Sonregards’attardasurlecielcouvertdenuages,tandisquetoutessortesdequestionssepressaient

dans sa tête. Sa pensée s’arrêta un instant sur l’astéroïde quimettrait fin à la civilisation quelquesjoursplustard.Cetamasscintillantderocheembraséequiapparaîtraitbientôtau-dessusdeleurtête.Ilvalaitpeut-êtremieuxrevenir leplusvitepossibleà laréconfortanteréalitéfictivedeBarcelone.Dans le silencede sonvieil appartement, cependant, face à unmonde encore inconscient de sa finimminente, les questions qu’il se posait étaient devenues claires : jusqu’à quelles profondeurspourrait-il se risquer ? Quelles étaient les limites deMemoria ? Qu’est-ce qui se cachait dans lelabyrinthedesouvenirsoùilsetrouvait?

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7

Parfois,deshurlementssinistresetinquiétantsl’assiègent.Ilsviennentdesprofondeurs.Entraînésparlescourants,ilsprennentcorpsaufuretàmesurequ’ils

avancent, et enflent, retentissant tout autour d’elle. Quand ils l’assaillent, ils sifflent et résonnentcommemille cris déchirants.Heureusement, ça ne dure pas longtemps. Ils s’éloignent rapidement.C’est lavoixdesabîmes,quiromptlesilencependantquelquesinstants,passe,ets’enva.Ellepeutentendre,maisellenepeutnicomprendrenivoir.Les paupières sont encore fermées, commedesmurs infranchissables au-delà desquels se dresse

unevilleinconnue.Toutautour,legelaparalysétoutmouvement.Onpeutseulementêtre,sansexister.Onpeuterrerailleurs,onpeutpenser.Pourra-t-onencorevivre?

– Alors, Jenny, depuis quand est-ce que tu snobes tes meilleurs amis ? demanda Lily d’un tonironique,tandisqueSeanriaitaveclesautresgarçonsassisàsadroite.Ellelevalesyeuxversleplafondducafé,souffla,puissetournaverssacamaradedeclasse.–Jenesnobepersonne.Jenesavaispasquevousétiezlà,vousaussi.–Maisonestvenusensemble,intervintGerard,assisdel’autrecôtédelatable,sescheveuxtouffus

etbouclésretombantsurunblousondecuirclouté.Tuasbuouquoi?Jennyneputrépondre.Ellefitnondelatête,puisobservaSean,quiétaitassisàcôtéd’elle.Ellesavaitqu’ilessaieraitdesortiravecellependantlevoyage,etellesesouvenaitbiendeluiàce

moment-là. Le regard complice du surfeur, son sourire malicieux étaient plus explicites qu’unedéclaration.Ilanticipaitparsonattitudecequ’ilauraitensuitetraduitenactes.Maisilauraitaumoinspu la défendredans cette situation.Face auxpetites remarquesdeGerard, et auxpiquesdeLily, ilauraitpuintervenir,s’iltenaitvraimentàelle.Alexl’auraitfait,elleenétaitcertaine.–Tumepasseslemenu,s’ilteplaît?luidemanda-t-elle,pendantquequelqu’und’autrericanaità

côtédeGerard.Seanleluidonnasanslaquitterdesyeux.–Señorita…–Merci,réponditJennyenaffichantunsouriredecirconstance.À l’intérieur du Hard Rock Café, le plus grand désordre régnait, et son groupe ne faisait que

l’alimenter. Les tables étaient toutes occupées, et les serveurs se faufilaient comme des électronslibrespourservirlesclients.Surl’écrangéantpassaitunevidéodeRocktheNightdugroupeEurope,oùlesmusiciensentraientdansunfast-foodetimprovisaientunconcertentrelestables.Jennyregardaitautourd’elle,désorientée.Ellenesesentaitpasàsaplace,elleavait l’impression

d’êtreuneextraterrestretombéedansuneréalitéétrangèreethostile,tandisquesesamisfaisaientdes

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remarques vulgaires sur les filles derrière le comptoir et que Lily continuait à être au centre del’attention.Maispasdelasienne.–Jevaisauxtoilettes,ditJennyaprèsavoircommandéunhamburger.–Jet’accompagne?luiproposaOliviaStamford,enarrangeantlebandeauquiretenaitsonépaisse

chevelurebouclée.Ladernière imaged’Olivia restéedans lamémoirede Jenny faisait partiede l’undesnombreux

voyagesdanslesquelselleavaitétéaspirée,finissantparseconfronteràuneréalitédéformée.C’étaitlaseuleamiequil’avaitsecouruelejouroùelles’étaitévanouiedanslestoilettesdel’école,aprèsuneinterrogationquis’étaitmalpassée,quandellecroyaitencoreavoirdeshallucinations.–Nonmerci,j’yvaisseule,luirépondit-elle.Elleécartasachaiseets’éloigna.Ungarçonderrièrelecomptoiraumilieudelasalleluiindiqua

lestoilettesausous-sol,enmarmonnantquelquechoseencatalan.Jennypassarapidemententre lesserveursquiportaient leurplateau.Ellesefaufilaavecagilitéet

arrivadans l’escalier,parcourantduregardunesériededisquesd’orencadrés,avec lessignaturesdesmusiciensquilesavaientobtenus.Lorsqu’elledescenditlespremièresmarches,toutcommençaàtournerautourd’elle,commesielle

étaitivre.Pluselleessayaitd’avancer,pluselleavaitl’impressionqu’elleallaitperdrel’équilibre.Sesmembres s’engourdissaient, sa vue se voilait. Les murs étaient couverts de reliques, du premiercontratsignéparlesmembresdesQueen,jusqu’àl’undesdisquesdeplatinedesGunsN’Roses,maisles couleurs se brouillèrent soudain devant ses yeux, taches sans contours sur un fond rouge quipâlissaitdeplusenplus.Quandelledescenditladeuxièmevoléedemarches,laraisondecettesensations’offritàelle:le

néant.Lesmursavaientdisparu, lescadreset lesreliquesmusicalesétaientengloutisdansl’abîmedesa

mémoire.Iln’yavaitplusdemarches.Toutjustecellesqu’ellevenaitdedescendre.«Ducalme,Jenny, il faut restercalme.Cetendroitn’estpasdans tessouvenirs, tune levoispas

parcequetun’yesjamaisallée.Ilsuffitderemonteràl’étagesupérieursanst’affoler.»Elletâtonnaderrièreellepours’appuyercontrelemur,ouplutôtcontreladernièrepartiedumur

dontellesesouvenait.Ellerecula,unpasaprès l’autre, risquantde trébucher, le regardperdudanscetteréalitéquin’étaitqu’uneétendueblanchesanslimitesetsanshorizon.Quand elle recommença à distinguer des contours autour d’elle, elle se retourna et remonta

l’escalierencourant,revenantaurez-de-chaussée.Ellen’avaitaucuneintentiondesemontreraussiangoisséeàsescamarades.Selontouteprobabilité,ilslamettraientdenouveauendifficultéoudansl’embarras.Jennypassadevantlecomptoiretsedirigeaverslasortiesansregarderpersonne.Elleavaitbesoin

devoirAlex,dese jeterdans lesseulsbrasqui la réconfortaient,etd’yrester, lesyeuxfermés,sesentantprotégée.Ellenes’aperçutpasquequelqu’unétaitsortiducaféjusteaprèselle,etlasuivait.

–Tuterappelles?J’avaiscerendez-vous…LavoixdeValeriaLoriaparvintàAlex,tandisqu’ilsortaitdubureaudesonpèreetseretrouvait

dans le couloir. Giorgio était dans la cuisine et s’affairait autour de la cafetière. Alex s’approchalentement,commes’ilessayaitdenepasfairedebruit,malgrésaprésenceévanescente.Personnene

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pouvait le voir, et aucun objet, aucune porte, aucunmur ne pouvait l’empêcher de passer. Il étaitcommeunectoplasmesilencieux,évoluantaumilieudessouvenirsdesamère.LorsqueValeriasortitdelasalledebains,Alexentenditsespasapprocher,maisilrestaimmobile

prèsdumontantdelaporte,lesyeuxfixéssurGiorgioquijetaitlevieuxmarcdecafédansunsacenplastique accroché à la poignée de la porte. Sa mère passa littéralement à travers lui. Il la vitapparaîtredevantsesyeux,dedos,commesielleétaitsortiedesoncorpsàlui.Enréalité,iln’yavaitriendecorporel,nidanscetendroit,niailleurs,dansMemoria.«Peut-être,pensa-t-il,n’ya-t-ilplusriendecorporelnullepart.»–Quelrendez-vous?demandaGiorgio,enpassantlefiltresousl’eaudel’évier.–Chezlemédecin,pourunevisitederoutine,tusais…Alexfitquelquespasenavantet,commeunmetteurenscène,iltournaautourdesesparentspour

mieux observer leurs expressions. Sa mère était très jeune, telle qu’il l’avait vue sur de vieillesphotos.Ils’arrêtapourbienregarderladouceurdesestraits,lapuretédesapeauencoredépourvuede rides et des signes de l’âge, remarquant la forme physique extraordinaire de cette femme qui,jusqu’àsagrossesse,avaitgardéunesouplesseetuneallureathlétiqueenviables,duesàquinzeansdedanse classique. Giorgio, en revanche, était plus ou moins tel qu’Alex l’avait connu, seuls sescheveuxétaientplusépais,plusbrillants,etilavaitunelumièredifférentedanslesyeux.Uneenviedevivre, dedécouvrir encorequelque chosedenouveau, qui l’avait peu àpeuquitté au fil du temps,jusqu’à ce qu’il se transforme en homme sans passions, n’ayant que peu de centres d’intérêt, etennuyeuxdesurcroît.Ilportaitunevestebeigesurunechemiseàmoitiéouverte,etunpantalondecroisièreentoileblanche.AlorsquelepèredontAlexsesouvenaitétaitpresquetoujoursenveston-cravate,représentantparfaitd’unesociétévouéeautravail.–Ahoui,legynécologue.Giorgiolevalesyeux,etlaissasonregardseperdreau-dehors,parlafenêtredelacuisine.Leciel

était un tapis blanc et gris, froid. Valeria s’approcha de lui et le prit par la main. Elle avait uneexpressionsereine,détendue.–Nousauronsunenfant,unjour,etceseranotreenfant.Tuterendscompte?Giorgiolaregardafixementuninstant,puisill’attiraverslui,lalaissantappuyersonvisagecontre

sapoitrine.Illuieffleuralescheveuxavecdélicatesse.–Neluiparlepastropdenoshistoires,jenevoudraispasqu’illesmettedanssesprochainsessais.–Très drôle ! Stefano est un grandmédecin.Lemois dernier, il a donné une conférence àNew

York,tulesavais?Valeriasourit,puisreculaetsetournabrusquementversAlex,leregardantdanslesyeux,commesi

ellepouvaitlevoir.–Qu’est-cequetuas?luidemandaGiorgioenfronçantlessourcils.Valeriarevintverslui.Elleesquissaunsourire,puisjetauncoupd’œilàsamontre.–Rien,rien…j’aicruvoiruneombre.Jevaismepréparer,j’airendez-vousàquatreheures.Giorgioalluma l’undesbrûleursde lacuisinière.Puis il remplit le filtrede lacafetière jusqu’au

bord, prenant la poudre brune dans une boîte en faïence sur laquelle il était écrit COFFEE encaractèresanciens.–Jet’accompagne?–Non,restetranquille,réponditValeria.Cen’estpaslapeine.–Àtoutàl’heure,alors,dit-ilsanslaregarder,occupéàfermerlacafetièreetàlaposersurlefeu.

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–Pasdebaiseràtanouvellepetitefemme?L’homme se retourna, l’embrassa, la serrant quelques instants contre lui. Le fils qui n’était pas

encore né sentait chacune de leurs émotions. Il percevait l’incertitude, l’anxiété, que suscitait cenouveauprojetdevie,maisenmêmetempslacuriosité,lajoie,l’espérancequil’accompagnaient.–Jet’aime,nel’oubliepas,murmuraGiorgio.–J’aiunebonnemémoire,tusais…,réponditValeriaensouriant.Puisellefitdemi-tour,etsortitdelacuisine.Giorgios’assit,attendantlepetitgargouillementdela

cafetière. Il réfléchit auxquestionsqui le tourmentaient et qu’il croyait être seul à connaître, alorsqu’aucuned’entreellesn’échappaitàAlex.«Serai-jeàlahauteurdecerôle?Etsileschosesnesepassaientpasbien?Sijeperdaismontravail?»Alexquittalacuisineetserenditdanslachambreàcoucher.Laporteétaitouverte.Samère,enslip,étaitdevant sesyeux,unpiedappuyéauborddu lit.Elle

enfilaitunepairedecollants.Sesseins,petitsetfermes,étaientunevisionabsurde.Ilavaittoujoursvusa mère avec une poitrine généreuse, sans savoir que cette caractéristique physique était uneconséquencedesagrossesse.Alexseretournaaussitôt,gênéd’avoirregardéàladérobéelecorpsnudesamère,tellepiredes

voyeurs. Il se souvint soudain que, quand il était petit, il rêvait de devenir l’homme invisible, depouvoirobserverlesautressansêtrevu…Ehbien,lasituationgrotesquedanslaquelleilsetrouvaitsemblaitquasimentêtrelaréalisationdecerêved’enfant.Dansaucunedesesrêveries,cependant,iln’auraitpuimaginerfinirainsi,enfermédansuneréalité

purementmentale, lemonde réel étant réduit à une étendue de cendres et de fumées au-dessus delaquelleplanaientdesgazetdesnuagestoxiques.Unimmenseespacedeterresansfutur,d’eausansvie.Uneboulederocheenorbiteautourdusystèmesolaire,devenuebrusquementinhabitable.Lacivilisationd’Alexétaitarrivéeauboutduchemin.Elles’étaitrendueàlaNature.Elleavaitobéi,

impuissante,auxloisducosmos,des lois impitoyables,semblablespour tous lesuniversparallèlespossibles.Maisdanslesplisdessouvenirs,làoùtoutétaitdéjàarrivéetoùletempsnesuivaitplusuntracé

linéaire,unbruitdefondcontinuaitàrésonner.Unpetitcrépitementfragileetinsignifiant.L’écholointaindel’espoir.

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8

LorsqueValeriaLoriasortitde l’immeubledevialeLombardia, l’horlogesituéeprèsdukiosqueindiquait quatre heures vingt. Alex la suivit, tandis qu’elle marchait à grands pas vers un arrêtd’autobus.L’airétaitlourdethumide,lesrayonsdusoleilseglissaiententrelesnuagesgris,ouvrantunebrèchedanslapaletteincoloreau-dessusdeleurtête.Alexregardaautourdelui.Milan,saville,celleoùilnaîtraitdeuxansplustard.Ilvitunepublicitésurl’autobusquiarrivait:

3-17JUIN,TOUSAUCINÉMAPOUR7000LIRES!

«Septmillelires…»,ruminaAlexenmontantdanslevéhiculeenmêmetempsqueValeria,etenluiemboîtant lepaspendantqu’ellecherchaituneplaceoùs’asseoir.C’étaitbiensachèreetvieilleMilan,dix-huitansavantlafindumonde.Ilyavaitmoinsdevoitures,maiscen’étaitpeut-êtrequ’uneimpression.Sûrementmoins de publicité sur lesmoyens de transport, en tout cas.Unpetit garçonassisàquelquessiègesdeluiavaitunWalkmanSonydanslesmainsetsurlatêtedesécouteursplutôtencombrants.Soudain,ilappuyasurunetouchelatérale,etlelecteurs’ouvrit.Ilensortitunecassette,la tourna dans l’autre sens et la remit dans l’appareil. Ce Walkman appartenait à la générationprécédente, mais aux yeux d’Alex c’était une antiquité, du genre de celles qu’on trouve dans lesmusées.Iln’avaitplusvudecassetteaudiodepuisqu’ilavaitfouillédanslescartonsdesonpère,danslacave,àlarecherched’unelampedepoche.Chezlui,àsonépoque,iln’yavaitquedesCDetdelamusiquesousformenumérique.Valeria descendit au troisième arrêt.Alex la suivit et la vit ralentir devant un café, jeter un coup

d’œil à samontre, puis entrer. Lorsqu’il fut à l’intérieur, lui aussi, la radio diffusait les dernièresnotes deWonderwall d’Oasis. Le disc-jockey semit à parler sur la fin dumorceau, le présentantcommelanouveautélamieuxplacéeauhit-paradedessingles internationaux.Alexsourit.Pourlui,c’étaitunclassique.Samère commanda un café, le but à toute vitesse, passa à la caisse avec un billet demille lires

qu’ellesortitd’unepocheintérieuredesonblouson,commesiellel’avaitmislàexprèspourça.Puisellesortit,regardarapidementdedroiteàgauche,etsedirigeaverslaportedel’immeublele

plusproche.Alex leva lesyeuxet remarquaque l’immeubleenquestionétaitune tourassezhaute,dontlafaçaderessemblaitàunimmensemiroircomposédecentainesdepanneauxdeverre.Laplacesituée devant l’édifice s’y réfléchissait en une grotesque forme oblongue, où les silhouettes desarbresetdesmaisonss’étiraientcommelesombresdusoir.Valeria appuya surune touchede l’interphone, seprésenta,poussa la lourdeporte, et entra.Alex

n’eutpasbesoindefaireceteffort.Ilsuivitsamèrejusqu’aucomptoirdelaréception,puisvitqu’elles’annonçait à une jeune fille en uniforme, qui prit un téléphone et composa un numéro à troischiffres.Peuaprès,lajeunefilleindiqual’ascenseuràValeria.Ilsmontèrentauquatrièmeétage.MilledoutessepressaientdanslatêtedeValeria.Doutesqu’Alex

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ne pouvait empêcher de résonner dans son propre cerveau. Là où il se trouvait, les perceptionsphysiques étaient aussi inexistantes qu’étaient envahissantes les perceptions mentales. Le moindretrouble,lamoindreanxiétéoupréoccupationdeValerialeprenaitdepleinfouet,enunsingulierjeud’empathieetdepartagedessentimentsauquelilnepouvaitsesoustraire.Samèrelongeauncouloiretarrivadevantuneporte.Ellefrappaetattendituneréponse.Unhomme

vintluiouvrir,etlafitentrer.Ilportaituneblouseblanche,avaitl’airassezjeune,mêmesisonregardrévélaitunelongueexpérience,sadétermination,etsacompétence.« J’ai déjà vu cet homme quelque part…mais où ? »Malgré tous ses efforts, Alex ne put s’en

souvenir.Ilperçutenrevancheunecertaineanxiétéchezsamère,quisedissipa,cependant,peuàpeu.– Tu veux bien rester quelquesminutes dans la salle d’attente, Valeria ? Tu es la prochaine, dit

l’homme.Lamèred’Alexs’assitàcôtéd’unetablebassechargéederevues.Danslapetitepièceuniquement

meubléedetroisrangéesdechaisesetdedeuxoutroisplantes,uneautrefemme,àpeuprèsdumêmeâgequ’elle,griffonnaitquelquechosedansunagenda.–Vousêtespeut-êtreavantmoi?demandaValeria,pourromprelaglace.–Qui?Moi?demandalafemmeenlevantbrusquementlesyeux.Sescheveuxchâtainsendésordre retombaientsursonfront, luidonnantunaspectnégligé, tandis

queseslunettesdevueàlamontureépaisseluidonnaientl’aird’unelycéenne.–Non,nevousinquiétezpas.Jesuisarrivéeenavanceàcausedeshorairesdetrain.J’airendez-

vousdansuneheure.–Jecomprends.C’estlapremièrefoisquevousvenezici?–Oui,voussavez…jesuisune…commentdire,uneadmiratricedudocteur.Jel’airencontréàun

congrèsetj’ailutoussesessais.Jem’appelleClara,etvous?demanda-t-elleentendantlamain.–Valeria.Enchantéedefairevotreconnaissance.Vousn’êtespasmilanaise,n’est-cepas?–Ças’entend,non?–Elleéclataderire.–Jesuisromaine.Maispluspourlongtemps.J’aidécidé

d’allerm’installerailleurs.–Ah?Vousvenezhabiterici,dansleNord?Clarasourit,refermasonagendaetlemitdanssonsac.–Non,jechangevraimentdevie.Jeparspourl’Australie.–Formidable ! réponditValeriaàmi-voix,maisavecenthousiasme.Qu’est-cequivouspousseà

faireça?–C’estunehistoiredecœur…J’airencontrél’hommedemavie.Jesais,c’estpeut-êtreidiotàdire

mais… j’ai perdu la tête. Et tout ça parce que je suis entrée par hasard dans un café. Il était envacancesenItalieavecunami,maisilestdeMelbourne.Untrèsbelhomme…ils’appelleRoger.Est-cequ’ilvousestdéjàarrivéquelquechosedesemblable,àvousaussi?«Cen’estpaspossible!»Alexétaitpétrifié.SesyeuxrivéssurClara,lecorpsparalysédevantcette

sériedeprénoms.Clara,deRome.Roger,australien.Ilnepouvaits’agird’unecoïncidence.«C’estabsurde,maisc’estlamèredeJenny!»Valeriarit,gênée.–Quellecoïncidence!Parfois,c’estvrai,ilsuffitd’entrerdansleboncafé.Bonnechance,Clara,

c’estungrandpasàfranchir.–Oui,jesais.Etpuis,ehbien,nousvoudrionsavoirtoutdesuiteunenfant…Quandonpenseque

lesgensnecroientpasauxcoupsdefoudre,audestin.Moij’yaitoujourscru.Onmeditquejesuis

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étrangeparcequejemesoigneàl’homéopathieetquejem’intéresseauxhoroscopes.Çavousparaîtbizarre,àvous?–Pourmoi,c’estlemondequiestbizarre.Ilfautfairecequevoussentez,Clara.Sivousêtessûrs

devouloirunenfant, ilest inutiled’attendreuniquementparcequelesautresnesontpashabituésàagirinstinctivement.Vousaimeriezavoirungarçonouunefille?Clarahaussalessourcils,pensive.Puisellesourit.–J’aimeraisbienavoirunefille.Etvous?–Çam’estégal,maismonmaripréféreraitunpetitgarçon.Alex leur tourna ledos. Ilyavaitdequoi s’arracher lescheveux.Mais iln’étaitpasému. Il était

électrisé. Ce fragment mémoriel de sa mère contenait quelque chose de beaucoup plus importantqu’unsimplesouvenir.Cetterencontreétaitunélémentfondamentaldelamosaïque.

Lemédecinouvrit la porte et fit sortir une fille d’unevingtained’années, qui dit au revoir et sedirigeaversl’ascenseurpresqueencourant.Puisilfitentrerlamèred’Alexdanssonbureau.– Je suis content de te revoir, Valeria, commença-t-il. Je devrais peut-être dire madame Loria,

maintenant?–Oh,répondit-elle,enlevantsamaingaucheetenmontrantfièrementsonalliance,jen’ysuispas

encorehabituée.–J’espèrequevousavezfaitunbeauvoyagedenoces.CommentvaGiorgio?–Ilaffichelaplusgrandesérénité,maisjesuissûrequel’idéed’êtrepèreleterrifie.Ilapeurdene

pasêtreprêt.–C’estnormal.Jesuispasséparlà,moiaussi.Lemédecinseleva,fitquelquespasverslafenêtre,etenlevaseslunettespourlesnettoyeravecun

petitchiffon.– Bien, je vais t’examiner. Tu peux te déshabiller. Pendant ce temps, je finis d’imprimer les

informationsquejedonnetoujoursàmespatientesquiveulentavoirunenfant.Alexrestadansuncoin,àl’écart,commes’ilavaitvoulusecacher.Lascènesedéroulaitsousses

yeux,commeunfilmentroisdimensionsdanslequelilseseraitglissé.Gênédevoirsamèreôtersesvêtements, il seconcentra sur lemédecin.Nonseulement il était certainde l’avoirdéjàvu,mais ilcommençaitaussiàpercevoirsespensées,commeunfleuveencruequisedéversaitdanssatête.Iln’arrivaitpasàseconcentrersuruneémotion,ouunétatd’âmeparticulierniàentrerenprofondeur.Il y avait quelque chose d’étrange chez cet homme, comme une fausse note au milieu d’uneinterprétationimpeccable,maisAlexnecomprenaitpasdequelrecoinobscurcelavenait.–Dequois’agit-il?–Oh,degénéralités.Lerégimealimentaireàsuivre,lescomportementsconseillés,lesprécautions

àprendre…commetulesais, j’aidéjàpubliéplusieursessaissurcesujet.Ilyalàcertainsthèmesquej’abordedansmesconférences.–Jevois,jevois.Tuasmêmedesfans,tusais?Lafemmedanslasalled’attente,quetuexamineras

aprèsmoi,t’aconnuàuncongrèsàRome,etellealutousteslivres!Apparemment,elleestvenueexprès…–Oui,ellem’aappeléplusieursfoiscesdernierstemps,etelles’estprocurédefauxpapierspourse

faireexaminer!

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–Préparetonstylopourlesautographes…Valerias’allongeasurlatabled’examen,sontee-shirtremontéjusqu’àlapoitrine,lesjambesnues,

lesmolletsappuyéssurlessupportsenacier.Lemédecinpritledernierimpriméetleposasurunepiledepapiers,puisilmitdesgantsets’approchadesapatiente.– Puisque tu as l’intention d’avoir un enfant, je voudrais te parler rapidement d’une nouveauté

scientifique,dontnousavonsdiscutéauderniercongrèsd’Atlanta.Ils’agitd’unevitaminedugroupeB,nomméeacidefolique.LesAméricainssontassezavancésdanscedomaine,maisicienItalie,onnelaprescritpasencore.Moi,jesuisconvaincudesonutilité.Situesd’accord,ilsuffitd’uneseuleinjection.Cen’estpasuneintraveineuse,maisunesous-cutanée,surleventre.–Àquoiest-cequeçasert?– À éviter de possibles malformations du fœtus, comme le spina-bifida ou l’anencéphalie. La

vitamine doit être prise avant d’être enceinte, et pendant les trois mois suivants. Ensuite, je teprescriraidescachetspourquetupuisseslaprendreparvoieorale,maisilvautmieuxcommencerparunepiqûre.Alexregardafixementlemédecin,sentantunfrissonluimonterlentementdansledos,aupointde

lefairetrembleruninstant.Tandisquel’hommesortaitlaseringuedesonemballageetprélevaitunpeude liquide dans une éprouvette,Alex fut pris d’angoisse, un doute s’insinua en lui, commeuncourantd’airglacial.Ilavaitperçuunevibrationparticulièredanslavoixdumédecin…commes’ilmentait.Alexsentitquelepoulsdel’hommes’accélérait,ilremarquaqu’unfiletdesueurcoulaitprèsdesatempedroiteetvitsespaupièresbattreplusieursfois,commeunticincontrôlable.– Tu es mon gynécologue, dit Valeria tranquillement. Et de réputation mondiale, par-dessus le

marché.Faiscequetudoisfaire,toutcequipeutêtrebénéfiquepourl’enfantestprioritaire.Tonenfantiratrèsbien…LapenséedudocteurparvintàAlexaussiclairement,aussinettementqu’unephraseprononcéeà

haute voix, tandis que l’homme enfonçait l’aiguille sous le nombril de Valeria, sans rien dire, etqu’ellefermaitlespaupièrespourserelaxer.Alexpénétradans lesyeuxdumédecinetperçutsasatisfaction,soncontentement,et sacuriosité.

Lesbattementsdecœurdel’hommereprirentunrythmerégulier,ileutunsouriredétendu.CequisecachaitderrièrelasupercheriedontValeriavenaitd’êtrevictimen’étaitpasclair,maisunechoseétaitsûre:cen’étaitpasdelavitaminequiétaitcontenuedanslaseringue.

Après sa rencontre avecAlex,Marco resta quelquesminutes à observer la ville.Assis dans sonfauteuil roulant devant la fenêtre, les cheveux ébouriffés, des mèches rebelles retombant sur seslunettes,leregarddequelqu’unquiamillepenséesdanslatête.Millepointsd’interrogation.Ilavaitcru être assez doué, avoir une certaine intelligence,mais rien de plus. Il n’était pas un voyageur,commesonami,niunepersonnecapabled’ouvrirlesyeuxdel’autrecôté.Peuavantquel’astéroïdenes’écrasesurlaTerre,ilavaitétépratiquementcertainquesonheureétaitvenue,enmêmetempsque tous les habitants de la planète. Certains d’entre eux passaient sous ses yeux, dans la rue. Ilsmarchaient, inconscients, le longdes sentiersde samémoire,visages inconnusquine savaientpasencorequeleurvieseraitsibrève.Combiend’entreeuxsemettraientencolère,lesoir,chezeux?Combiend’entreeuxsedisputeraientavecleurfamille,ourenonceraientàuneoccasion,refuseraientun rendez-vous, sans savoir qu’ils vivaient leurs derniers jours ? L’astéroïde allait balayer des

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milliardsderenoncements,deregrets,dedésirs.Desmilliardsdeprojets,d’ambitions,derêvessansfutur,etderoutesinterrompuesaumilieu.Marcolesobservait,leregardvoilédetristesse.«Sivousavezencorequelquesémotionsàvivre,faites-le!pensa-t-il.Nerenoncezpas,neratezpas

ladernièreoccasion.»Ilseremémoralesultimesmomentsdesavie.Justeavantquel’astéroïdenes’écrase.Ilavaittenu

unephotodans sesmains,unephoto spécialedupasséqui l’avait ramenéenarrière, au jouroù ilavaitfaitunepromenadeavecsesparents.Unsimplepique-nique,maisquireprésentaitl’undesplusbeauxsouvenirsdeladernièreannéequ’ilsavaientpasséeensemble.Avantl’accidenttragique.Commeill’avaitracontéàAlex,ils’étaitperdudansuntourbillondesouvenirsetavaitétéprojeté

ailleurs. Pendant quelquesminutes, sans savoir ni comment ni pourquoi, il avait vécu le fragmentd’uneexistenceparallèle.Uneautreversiondelui-même,deboutsursesjambes,dansuneréalitéoùilvoyageait depuis son enfance. Ses parents étaient vivants, et il tenait un journal intime, où étaientconsignéestouteslesexpériencesqu’ilavaitvécuesdansdesdimensionsparallèles.«Siseulementj’avaiseuplusdetemps…»Marcoconduisitsonfauteuilverslecouloirmaléclairé,

puisentradanslacuisine.Unefaiblelumièrepénétraitàtraverslerideaudelafenêtrequiouvraitsurlacourintérieuredel’immeuble,donnantàlapièceunaspectlugubre,froid.Ilyavaitencoredeuxcanettesécraséessurlatable,uneserviettepleinedemiettes,etunebouteilled’eausansbouchon.Compagnes grises et silencieuses d’une vie qu’il avait comme du mal à se rappeler. Ou qu’il

préférait peut-être oublier.Lavie qu’il avait vécuedepuis le jour de l’accident jusqu’à la chute del’astéroïde. Une existence tourmentée, menée sur des rails qui n’avaient jamais croisé ceux de labonne étoile. Il n’avait réussi à avancer que grâce à sa force de caractère et en faisant tourner lesrouagesdesoncerveauà toutevitesse.Sesétudes,sespassions,sescompétences l’avaient toujoursaidédanslesmomentsdifficiles.Maisàprésent,dansunesituationsemblable,commentpourraient-ellesluiêtreutiles?Marco cessa de regarder la table de la cuisine, il se dit qu’il serait complètement inutile de la

ranger,étantdonné lanaturede l’endroitoù il se trouvait, et il retournadans le salon, labouteilled’eauàlamain.Ilenbutunegorgée,unpeupourvoirqueleffetçafaisait.Lasensationduliquidequidescendait dans sa gorge était fidèle, crédible.Memoria était une reproduction parfaite dumondequ’ilavaitconnu.Lorsqu’illaissalabouteillesurunepetitetableàcôtédesonfauteuil,sonregardtombasurunblocdepapierposésuruneétagère,devantuneencyclopédiescientifique.Illepritetlefeuilleta. Soudain, son regard fut attiré par des notes qu’il devait avoir prises un certain tempsauparavant:«Uneétudeamontréquesij’observeunverre,etquejesuisreliéàunappareilenregistrantmon

activiténeuronale,danslacartographiedemoncerveau,lazonequicorrespondàl’observationdeceverres’éclairesurl’écran.Maissijefermelesyeux,etsij’imaginecemêmeverre,lamêmezones’éclairera,lemêmeréseaudeneuronesseraimpliqué.»Marcoposalebloc-notes.Ilenlevaseslunettes,regardaautourdelui,puiscontemplalevide.Une

idée tournaitdans sa tête,maiselledemeurait insaisissable. Il avaitbeau tapoter sa tempeavecunebranchedeseslunettes,elleneseprécisaitpas.Ilsedéplaçaalorsverssestroisfidèlesordinateurs,poséslesunsàcôtédesautressurlatable,enveillecommed’habitude,etqu’ilpouvaitréactiverenappuyantsimplementsurunetouche.Soudain,Marcodonnauncoupdepoingsurlatable.–Notreespritest laclédetout! lança-t-il, levisagerayonnant, leregardtriomphant,commes’il

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venait de résoudreune énigme compliquée.Même si je n’ai pas cemaudit verre devantmoi,monespritactivelemêmeréseaudeneuronespourlerecréer.C’estnousquiimaginonslemondeoùnousvoulonsaller!Le cœur battant,Marco fit avancer son fauteuil vers le couloir, puis dans sa chambre à coucher

plongéedansl’obscurité.Ilsehissapéniblementsursesbrasets’installadanslelitdéfait.Lesstoresbaissésnelaissaientpasfiltrerassezdelumièrepouréclairerlapièce.Ilfermalesyeuxdanslesilencetotal,tandisquesonespritrevenaitàcefragmentdeviealternative,

à ces quelques instants où, avant la chute de l’astéroïde, il avait réussi à voir un monde qu’il neconnaissait pas du tout, et à y entrer.Unmonde où il avait pris le bon chemin au croisement despossibilités,sansrencontrerd’accidentmortelsursaroute.Unmondeoùluiaussi,quicroyaitnerienavoirdespécial,avaitdéveloppélepouvoirdefranchirleseuil.Ilimaginalaterrassedelamaisondecampagne,lacouverturebleuedujournaloùilnotaittousles

détailsdesesvoyages,ilrecherchalessensationsuniquesqueluiprocuraitlapossibilitédepouvoirencoremarcher sur ses jambes.Puis il revit le visagede sesparents, et ceuxdespaysansdans leschamps, terrorisés, le regard levé vers le ciel quelques minutes avant la fin du monde. Il recréamentalementchaquedétaildontlescontoursetlescouleursétaientencoreprésentsdanssamémoire.Les yeux toujours fermés, les bruits autour de lui se perdant au loin,Marco esquissa la scène, ladestination,danssatête.Tandisqu’ilétaitaspirédansletourbillonetqu’ilglissaitdanscecoinduMultivers,Marcofronça

lessourcils.Ilcroyaitavoirétéleseul,danscetteréalité,àavoirgardésoncalmequelquesinstantsavant que l’astéroïde ne s’écrase sur la Terre. Le seul qui avait eu conscience qu’un après étaitpossible,mêmes’ilnesavaitpasencoreexpliquercomment.Maisiln’étaitpasleseul.Sonpèreaussisouriait.

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9

J’aivulesprojets,toutestvrai…Commentpeut-illesavoir?Toutfinira…noussurvivrons.J’aivulesprojets…Commentpeut-illesavoir?Çafaitpartiedesonplan…J’aivu…

Marcoécarquillalesyeux.Lesmotsconfus,embrouillés,continuaientdesecognercontrelesparoisdesoncrâne,tandisqu’il

essayaitdecomprendreoùilsetrouvait.Iln’étaitplusallongédanslachambreàcoucherdesonpetitappartementdevialeGranSasso.Ilétaitassis,lescoudesappuyéssurlesbrasd’unfauteuilencuirblanc,lesjambesétenduessurun

autre, lespiedsposéssurunepetite table. Il sentait lepoidsdesesmembres inférieurs, il lesentaitbien.CommeàBarcelone,quandils’étaitlevédesonfauteuilroulantpourmontreràAlexetJennyque, dans cette réalité, il était capable demarcher.Dans le lieu où il se trouvait à présent aussi, ilpouvaitselever,ilenétaitcertain.Etilseleva.Lagrandepiècedanslaquelleils’étaitréveilléétaitmeubléeenstylemoderne,minimaliste.Àpart

quelquesétagèresetunetabledebureau,noires,lacouleurdominanteétaitleblanc.Àsadroite,ilyavait un canapé en demi-cercle, et en face de lui un téléviseur à écran plat ainsi qu’une file dedécodeurstoutenbasdetrèshautesarmoiresencastréesdanslemur.« Si c’est chez moi, nous avons beaucoup d’argent, dans cette réalité parallèle… » Marco se

retournavers laportevitréecoulissantequidonnaità l’extérieur. Il s’enapprocha, la fitglisser, etsortit. Il connaissait bien cette terrasse.C’était exactement l’endroit qu’il cherchait.Le fragmentderéalitéqu’ilavaiteulachancedevivrependantquelquesminutes,justeavantlafindumonde.Ilétaitlà,àprésent,etildisposaitpeut-êtredetoutletempsqu’ilvoulait.Ilrevintdanslapièceetappelasesparents à grands cris, mais manifestement, ils n’étaient pas dans la maison. Quelques photosencadrées, posées sur les étagères, cependant, prouvaient qu’ils n’avaient pas eu d’accidentmorteldanscettedimension.Ellesmontraientlesmomentsjoyeuxd’uneviedontilcroyait,ilyaquelquesinstantsencore,qu’elleavaitétérefuséeàsesparents.Uneviequ’ilsavaientvécuejusqu’aumomentoùleurJeepétaittombéedansleprécipice,lesemportantpourtoujours.«Maisiln’yapasqu’unseulsentieràparcourir,pensaMarcoenobservantlesphotos.–Unelarme

coulasursonvisage.–Nousvivonstouslesdestinspossibles.»Il regarda de l’autre côté de la pièce, et découvrit une porte. Il essaya de nouveau d’appeler son

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père, et se souvint alors des étranges sensations qu’il avait éprouvées lors de son passage d’unedimensionàl’autre.Cesphrases…cesouriresurlevisagedétendudesonpère.Ilsedirigeaverslaported’unpashésitant,puisill’ouvritetseretrouvadansunlongcouloir.Ilen

parcourutlamoitié,etarrivadevantunescalierquidescendaitàl’étageinférieur,maisilcontinuademarcher jusqu’à la fenêtresituéeauboutducouloir.Marcoobservaquelques instants lacampagnederrière lavitre,puis il fitdemi-touretsemitàfureter,ouvrantplusieursportes.Ildécouvritdeuxchambresàcoucher,bienrangéesetimpersonnelles,sansdoutedestinéesauxinvités,etdeuxgrandessallesdebains,dont l’unecomportaitunebaignoirecirculaireéquipéed’unJacuzzi.Onpouvait semirer dans les sanitaires tellement ils étaient resplendissants. Exactement le contraire de chez lui.Mais il était chez lui dans cette maison aussi, pensa-t-il, où il y avait sûrement une ou plusieursfemmesdeménage.J’aivulesprojets…toutestvrai.Marcoessayadechasserlavoixquirésonnaitdanssatête.Enpassantdenouveauprèsdel’escalier,

ildécidadeledescendre.Ilarrivadansunevasteentrée.DestableauxmodernessurtoileetPlexiglasétaientaccrochésauxmurs.Deuxd’entreeuxétaientdivisésentriptyquesquicomposaientuncoucherdesoleilsuruneplagedesableblanc,avecauloinlescontoursnocturnesd’unevilleauborddelamer.Il se dirigea vers la porte d’entrée et l’ouvrit. Pas unemouche ne volait, ni à l’intérieur, ni au-

dehors.Le spectaclequ’il découvrit confirma ses suppositions : dans cette réalité, sa famille et luiétaientimmensémentriches.Devantluis’étendaitungrandjardinavecunepiscined’aumoinsquinzemètres sur dix, entourée de chaises longues et de parasols. L’herbe, tondue depuis peu, avait unparfumenivrant.Marcolevalesyeuxauciel:aucunastéroïdeneparaissaitêtresurlepointd’arriver.Parfait, il avait le temps de poursuivre son exploration. Il contourna la villa et tomba sur un petitparkingenpleinair,avecuntoitenmétalettroisbox.Deuxd’entreeuxétaientoccupés:l’unparuneBMWX6noire aux vitres arrière fumées, avec des jantes en alliage de vingt et un pouces, et unecarrosseriesi impeccablequ’ellesemblaitsortirdechezunconcessionnaire, l’autreparunmodèlede Jaguar qu’il ne connaissait pas. Ses parents étaient manifestement sortis avec la voiture quioccupaitlatroisièmeplace.–Ehbien!…laissa-t-iléchapperenrepartantversl’arrièredelamaison,etenobservantlaterrasse

parendessous.Cetteterrasseoùils’étaittrouvépendantquel’amasderochesembraséesfilaitdanslecielhivernal,

sepréparantàmarquerlafindesréjouissances,etqu’unpeuplusloin,àunecentainedemètres,lespaysanstremblaientdepeurdansleurchamp.Alorsquesonpère,lui,souriait.Marcoarrivadevantl’entréedelamaison,pénétraàl’intérieuretmontaaupremierétage.Ilrestait

despiècesqu’iln’avaitpasexplorées,desportesqu’iln’avaitpasencorepoussées.Prèsde l’escalier, ilenouvritunequidonnaitdansuncagibi.Mieux rangéque lacuisinedeson

appartement de Milan, constata Marco avec un sourire goguenard. Les produits ménagers, leschiffons,lesbalaisétaienttoussoigneusementdisposéslesunsàcôtédesautres.Ilrefermalaporte.La porte suivante ouvrait sur un bureau.Peut-être était-ce celui de sonpère.L’ameublement était

plusclassiqueparrapportàceluidelasalledeséjour: tabledetravailetmeublesanciensenbois,fauteuilsencuirnoirsurparquetbienciré.Unerichebibliothèqueoccupaittoutlemurdedroite,etunegrandecartetoutlemurdegauche.Onpouvaitliresurundiplômeencadré,accrochéderrièrelefauteuil:

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STEFANODRAGHIDOCTEURENMÉDECINESUMMACUMLAUDE

–Enmédecine…?murmuraMarco,perplexe.Monpèren’estpasmédecin,ilestavocat.Puis, soudain, une scène fugitive venue de son passé prit forme, le heurtant de plein fouet.Cette

diapositive mentale représentait son père, sa mère et lui. Assis dans la cuisine, dans sa réalitéd’origine,quelquesannéesavantletragiqueaccident.–Oui,disaitStefano,avecunecertainetristesse.J’auraisbienvoulu.C’était lerêvedemagrand-

mère.Elledésiraitmevoirenblouseblanche…Mais jen’aipas réussiàpassercemauditexamend’entrée.C’estl’undemesplusgrandsregrets.Jemesuisdoncrabattusurdesétudesdedroit.Marco se réveilla, les contours du diplôme encadré et accroché au mur se précisant lentement

devantsesyeux.«Danscettedimensionparallèle,iladûréussiràpasserl’examen…»,pensa-t-ilens’approchant

destiroirsdubureau.Ildécidade lesouvrir, et lesvoixmystérieusesqui résonnaientdans sa têteprirentpeuàpeuun

sens.

«Jevoudraispénétrerdanssessouvenirs…maisest-cequejepeuxyarriver?Jesuisdéjàdansunmonde créé par la mémoire de ma mère, qu’est-ce que je risque à essayer d’explorer plusprofondément?»Alexrestaimmobiledevantlebureaudumédecin.Samèrevenaitdesortir,ledocteurallaitappelerlapatientesuivante.Cellequideviendraitlamère

deJenny.Le médecin écrivit quelque chose sur un agenda large, plat, à la couverture foncée. Puis il le

referma.Illevaalorslesyeuxetfixaceuxd’Alex,commes’ilpouvaitlevoir.« Il faut au moins que j’essaie… » Alex garda son calme et pénétra lentement les pensées de

l’homme, écartant toute barrière émotionnelle, et creusant en profondeur pour tenter de lui volerquelquesélémentsutilesàsapetiteenquête.Ilyparvint,maisilenpayaleprix.Ilfutaussitôtéjectédumondedanslequelilsetrouvait,chassé

decettetramedesouvenirsquiluiavaitdemandéuneffortetuneconcentrationimmenses.Il fut aspiré dans un tourbillon et, pendant quelques instants, il eut l’impression d’être du linge

essoré dans une machine à laver, violemment ballotté dans un tunnel de mondes superposés quidéfilaientàtoutevitessedevantsesyeux.Pendantlebrefmomentqu’ilavaitpassédanslessouvenirsdumédecin,cependant,ilavaittrouvéle

chaînonquireliaitcevisageàquelquechosequ’ilconnaissaitbien.Ils’agissaitd’unfragment,d’uninstantfugitifetinoubliablelogédanslesméandresdessouvenirs

du docteur. Dans ce flash, l’homme avait une longue barbe, qu’il ne portait déjà plus dans lessouvenirsdeValeria.C’estpourcelaqu’ilnel’avaitpasreconnu.En smoking, les cheveux tirés en arrière, il ajustait sa veste devant un miroir. Puis cet instant

s’évanouissait, remplacé par une diapositive prise quelques heures plus tard : une belle femme enrobe de mariée dansait avec lui au milieu de plusieurs dizaines de couples dans une salle de baldécoréepourunefête.Lemédecinétaitheureux,élégant, insouciant.C’était leplusbeaujourdesa

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vie.Enfacedelui,surledernierinstantanéqu’Alexparvintàserappeler,setenaitunphotographededeuxmètresdehaut,avecunphysiquederugbyman.–Souriez,s’ilvousplaît…Vivelesmariés!criaitlegrandgaillard.Puisilappuyaitsurledéclencheurdesonappareil.Alexsesouvenaitbiendecettephoto.Elleétaitencadréeetbienenvuesuruneétagère,chezMarco,

danssaréalitéd’origine.Iln’auraitjamaispul’oublier.Combiendefoissonamil’avait-ilprisedanssesmains,lecœurlourd,s’insurgeantcontreledestin?Combiendefoisavait-ilvusesyeuxpleinsdelarmestandisqu’ilregardaitcedouxsouvenird’untempsrévolu?Incrédule et frappé de stupeur, il n’eut que le temps de reconnaître le père de sonmeilleur ami,

avantqueletourbillonnel’emporteauloin.Lorsqu’ilrouvritlesyeux,leslumièresscintillantesdel’enseigneducasinodeBarcelonetrouaient

l’obscuritédelanuitcatalaneplongéedanslesilence.

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10

Combiendetemps?Combiend’éternités’écouleetsedérobe?Les abysses ne connaissent pas la lumière. Ce sont des reliefsmarins, très profonds, éteints, où

règneunsilencespectral, interrompuseulementpardeshululementssporadiquesqui l’enveloppentcommeunvoilemortel,puisl’abandonnentaussitôt.Elleestlà,protégée,seule.Elleneperçoitpasletemps extérieur, car son horloge interne est prise dans la glace. Son corps est enfoui dans lesprofondeursdumonde,tandisquesonespritvoyage,libre,vagabond,danslesprofondeursdel’âme.Decesdeuxabîmeselledevrasortir.Elledevraremplacerlefroidglacialparlachaleur.Maiscombiendetemps?Combiend’éternitédoits’écouler?

JennypritlaRamblaquimèneduHardRockCaféjusqu’auborddemer,sefrayantunpassageentrelesgensquisepressaientsurlapromenadeencombréedepetitskiosquesetdetoutessortesd’étals.Étaient-cedesélémentsdesapropremémoire?Peut-être,étantdonnéque,pendantsonvoyagescolaire,elleétaitpasséeparlàavecsescamarades

de classe, se faufilant entre des centaines de touristes pour se dépêcher d’aller vers le port deBarcelone.Maisunebonnepartiedecesgensvenaitpeut-êtredessouvenirsdupassantcatalanauquelMarco

avait demandédes renseignements.Commentdistinguer sapropre réalité dans un lieu demémoirepartagée?Alorsqu’ellemarchaitd’unpaspressé,Jennyreconnutunartistederuequis’exhibaitensortantdutroud’unetableoùlecouvertétaitmis,commesisatêteétaitleplatprincipaldurepas.Elleavait même dû se faire photographier à côté de cette table pendant son voyage. Elle se souvintégalement d’une échoppe qui vendait de petites reproductions humoristiques de footballeurs etd’hommes politiques, avec une tête énorme et un corps minuscule. Mais la foule qui l’entouraitpouvait aussi bien être composée d’amis et de parents dumonsieur catalan. Comment le savoir ?Jennysecoualatête,lesidéesconfuses,lorsqu’ellepritsoudainconscienced’unechosequiluidonnadesfrissonsdansledos.Elle s’arrêta quelques instants, paralysée par cette pensée qui arrivait sans prévenir, tel un hôte

importun,etseplantaitdanssonespritcommeunclou.«Touscesgenssontmorts.»Ellefermalesyeuxuneseconde,etrevittout.LesimagesdesafuitedeMilanseprojetèrentdans

son cerveau en une succession rapide de diapositives, la ramenant brusquement en arrière. Dansl’horreur.ElleslarejetèrentviolemmentdanslesdernièresheuresdelaplanèteTerre,lorsqueAlexetelleavaientfuilavilleetlecouvre-feu,qu’ilsavaienttrouvérefugeauprèsd’unefamille,dansunepetitemaisonoùilsavaientfaitl’amour,laveilledelafindumonde.Unmomentsublime,horsdutemps,uninstantderêvedansuneréalitéprocheducauchemar,tandisquelecieln’étaitplusqu’un

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enchevêtrementenflammédenuagesetdepoussières,qu’unetempêtededétritusfaisaitrage,etquel’astéroïdeentraitenscènecommeunprodigieuxfeud’artificedansunfirmamentbariolédemillecouleurséclatantes.Jenny poussa un cri aigu, et écarquilla les yeux. Elle ne voulait pas rester prisonnière de ce

souvenir.Pourrienaumonde.«Pourquoiavons-noussurvécuàtoutcela?»sedemanda-t-elleenécartantunemèchedecheveux

desonvisage.Lamainquiseposasursonépaulefigeasonsangdanssesveines.Elles’immobilisa.–Commetuasgrandi,monenfant!Jennyfitvolte-face.Ce timbre légèrement rauque était particulier, et elle l’aurait reconnu entre desmillions d’autres

voix.C’étaitceluidelapersonnequ’elleavaitleplusaiméequandelleétaitpetite.Enquielleavaiteuentièrement confiance. Cette même personne qui l’avait empoisonnée dans la dimension parallèled’oùvenaitAlex.«Mary…»,pensa-t-elleenseretournant,lecœurtambourinantdanssapoitrine.Devantsesyeuxse tenait lanounouqui l’avaitélevée,avecsongrandsourire, sescheveuxroux,

frisés,etsesmainsornéesdetoutessortesdebagues.Ilétaitpresqueimpossiblederésisteràl’enviede l’embrasser.Elledécidade le faire,se forçantàsourire.Ellepourraitpeut-être luiarracherdesaveux, un secret. Elle pourrait peut-être comprendre ce qui était arrivé à la Mary Thompsonalternative,etcequil’avaitpousséeàl’empoisonner.Aufond,commeellevenaitdeleconstater,elleétaitentouréededéfunts…ouplutôtdusouvenirdedéfunts.Qu’avait-elleàperdre?

Ceuxquisontcommenousonteneuxunelumièrequiresplendit.Lespersonnesquivousontfaitdumaln’enétaientpasconscientes.Ellesl’ontfait,c’esttout.Ilexisteuneénergiedansl’univers…c’estcettemêmeénergiequidonnelavieetladétruit.Elle semanifeste souvent dans la réalité qui nous entoure, circulant simplement autour de nous,

invisible,indéfinissable.Ellegraviteautourdenosviesetparfoiss’enempare.

LesparolesdeThomasBeckerrésonnèrentdanslatêtedeJennytandisquesonregardetceluideMaryThompsons’unissaient,nefaisantplusqu’un.Ellenesavaitpasoùelleseréveilleraitàlafindecebrefvoyage,maisentraversantletunneldessouvenirs,cettemystérieuseexplicationdeBecker–le professeur allemand qui les avait guidés d’énigme en énigme versMemoria – lui était venue àl’esprit.UneexplicationquiavaittraitàlamortdelaJennydel’autredimensionetdel’électrochocsubiparAlex. Il avaitparléd’énergie.De lumière.Deceuxqui,«commeeux»,étaientdifférents.Maisqu’étaient-ilsdonc?Lorsque Jenny parvint à voir nettement la pièce dans laquelle elle se trouvait, certains éléments

attirèrent son attention et lui arrachèrent un sourire mélancolique. Elle était dans une chambre àcoucher, assise par terre. Ses yeux tombèrent immédiatement sur un petit tableau où elle étaitreprésentée avec sesparents le premier jour d’école.Clara etRoger étaient agenouillés prèsde lapetiteJenniferGraver,auxlongscheveuxchâtainsetdontlafrangeretombaitsurlesyeux.Elleavaitunemargueriteàlamain,etunmerveilleuxsourireéclairaitsonvisage.Dequelleréalités’agissait-il?Dequelmonde?Elle se rappelait l’ameublement de la chambre, mais quelques détails ne semblaient pas

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correspondre à son souvenir. Le petit lit rose était indubitablement le sien, et son bureau, qu’ellegarderait pendant son adolescence, l’était aussi. À l’époque, il était recouvert d’autocollants depersonnages de dessins animés qui disparaîtraient vers douze ans, au cri de : « Je suis grande,maintenant!»Surlemurau-dessusdulit,ilyavaitlesphotosdeplusieursvictoiresdesonpèreauxchampionnats

nationaux de natation. Elle se les rappelait bien, mais dans un ordre différent. Au plafond étaientcolléeslespetitesétoilesphosphorescentesquesonpèreavaitdisposéesdefaçonàreconstituerunepartieduciel,pourqu’elles’endormechaquenuit,bercéeparlamerveilleuseharmonieducosmos.Maissuruneétagère,àl’autreboutdelapièce,elleremarquaquelquechosedontellen’avaitaucun

souvenir:unénormeaquariumcontenantcinqousixpoissonsdedifférentescouleurs.Ellen’enavaitjamais eu, elle était prête à le parier. En outre, au-dessus de son bureau, à droite, la photo de sesgrands-parentsavaitdisparu,alorsquedanslaréalitédontellevenait,cettephotoavaittoujoursétéaccrochéelà.Jennyseleva,décidéeàexplorercetendroitdesamémoire.C’estalorsqu’elleserenditcomptequ’elleétaituneenfant.Ellecourutverslecouloiretarrivadanslasalledebains.Lemiroirétaitunpeutrophautpourelle,

maiselleparvintquandmêmeàsevoir.– Je n’arrive pas à y croire…, murmura-t-elle, en observant sa peau dorée et lisse, ses traits

enfantins,sonpetitcorpsfluet.Jedoisavoircinqousixans…Elleouvritlerobinetpours’aspergerd’eaufroide,etentenditdespasdansl’escalier.–Machérie?Tuveuxdescendreprendretongoûter?C’étaitelle.C’étaitlavoixdeMary.«Sij’aiaboutidanslaréalitédel’empoisonnement,ceseramonderniergoûter…»–J’arrive!Jesuisdanslasalledebains!criaJennyenessuyantsonvisage.Ellelongealecouloird’unpaschancelant.Ellesentaitqu’ellen’avaitpaslecouragededescendreet

devivrelemomentquil’attendait.Maiselledevait lefaire.Etsiellenebuvaitpaslatassedethé?Qu’est-cequichangeraitsiellemodifiaitlesévénementssituésàl’intérieurd’unsouvenir?Memorian’était-ellequ’unlieudereproductionmentale,oupouvait-elleavoiruneffetsurl’espace-temps?«Mêmesijedevaischangerlesévénementsdupassé,celan’auraitpasd’effetsurlefutur.Iln’ya

pasdefutur.Detoutefaçon,noussommestousmorts.»Jennydescenditl’escalier,dissimulantderrièreunsouriredefaçadeladéceptionqueprovoquaiten

ellesadernièrepensée.Ellearrivadanslesalonets’assitparterre,àcôtédefeuillesdepapieretdefeutreséparpillésun

peupartout.Unbruitdevaisselleluiparvenaitdelacuisine.«Nousysommes»,sedit-elle.Ellerespiraprofondémentetattendit.Maryapparutquelquesinstantsplustard,unplateaudanslesmains.Lesbiscuitsfaitsàlamaison.Le

thé.Soninévitableexpressionjoviale.–Enfin,j’avaishâte…,ditjoyeusementJenny.–Lespetitsgâteauxsortentdufour,commeonlesaime,tuescontente?–Biensûr!Ettuasfaittonthé,quiesttoujourssibon!Maryposaleplateaudevantlecanapé,puiss’assit.Jennys’approchadoucementdelatablebasse.–Goûtes-enun,dis-moicequetuenpenses,murmuraMaryentendantunbiscuitàlapetitefille.–Toutdesuite!réponditJenny.

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Ellemorditdanslapâtefeuilletéeauchocolat,puisavalalebiscuittoutentier.–Mmmmm…guélicieux!s’exclama-t-elle,labouchepleine.–Maintenant,goûtelethé,tuverrascommeilestbon…,ditMary,enhaussantlessourcils,comme

pourluidonnerenvied’enboire.–Mary,maiscemeuble,là…ilestcassé?demandaJennyenindiquantlemur,derrièresanounou.Elle resta un instant l’index pointé vers la cloison, le regard interrogateur, tandis que Mary se

retournaitpourvoir.«Maintenantoujamais!»Desamaingauche,enunefractiondeseconde,Jennyfittournerleplateau,defaçonàintervertirlaplacedestasses.–Non,jenecroispas,réponditMaryensetournantànouveauverselle.–J’aieul’impression…,ditlapetitefilleenhaussantlesépaules.Jevaistrempermonbiscuitdans

lethé…Allons-y!Qu’est-cequ’onattend?Jenny prit la tasse fumante et la porta à sa bouche. Elle la garda appuyée contre ses lèvres, tout

commelefaisaitMary.Puisellebutunegorgéedethé.– Il n’est pas si bon que ça…, fit-elle remarquer, pour s’en tenir au scénario auquel la femme

s’attendait.–Allons,bois-le,sinonpasdepetitsgâteaux!Ilestexcellent,cethé,d’ailleursregardecommeta

nounoupréféréel’apprécie!– Tu le trouves vraiment bon ? demanda Jenny, tandis que l’expression de son visage se

transformaitenunegrimaceénigmatique.–Oui,biensûr,pourquoi?Est-cequejet’auraisdéjàfaitdumauvaisthé,parhasard?–Bah,jenesaispas…c’estàtoidemeledire…JennylaregardafixementeteutunrictusquiglaçalesangdeMary.–…parcequelatassequetuesentraindeboire,c’estlamienne.Les joues rouges de la nounou pâlirent aussitôt, et son front se couvrit de gouttes de sueur. Les

pupillesdeMaryThompsondevinrentdeuxbillesprivéesdelumière,satassedethéluiéchappadesmainsetsebrisaenmillemorceauxsurleparquet.–Toi…commentas-tu…?–Jepeuxteposerunequestion,Mary…avantquetuétouffes?Pourquoias-tufaitça?Ouplutôt:

pourquoiétais-tuprêteàlefaire?–Je…jene…–Tun’asplusrienàperdre,maintenant.Tuvasbientôtcesserderespirer.Explique-moiseulement

pourquelleraisontum’auraisfaitça,àmoi.Est-cequequelqu’unt’aforcélamain?Dis-le-moi,ceseraunebonneactionavantdemourir!Marytombaenarrière,ledossurlecanapé.Elleécarquillalesyeuxetsemitàtousser.Jennyposa

latassesurlatable,selevaets’approchad’elle.Elleluipritlamain.Ellen’eutpasbesoinderéponse.Illuisuffitdefermerlesyeux,etellevit.JennyvitMaryassiseauborddesonlit,danssachambre,aupremierétage,lesmainsjointesetla

têtebaissée.–Jenepeuxpasfaireça…jenepeuxpas.Elle vit les larmes deMary, tandis qu’elle semblait parler avec…Dieu ? Curieux, cette femme

n’avaitjamaisétécroyante.–Tuoublieras…,répliquaitunevoixmasculine.Quandtuaurasaccomplitondevoir,tuoublieras

cequetuasfait…tupenserasqu’elleestmorted’unarrêtducœur.

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Quipouvaitbienluifairecelavagedecerveau?Oùsecachait-il?–Maismoi…j’adorecetteenfant…commentpourrais-jefaireunechosepareille?–C’esttavieoulasienne.Situneveuxpasquelafolietetorturejusqu’audernierjourdetavie…

fais-le!Jenny essaya de fouiller la pièce du regard, mais il n’y avait que Mary dans cette chambre à

coucher.Ellepercevaitlesbattementsducœurdelafemme,etchacunedesesémotions.EllesentaitlaterreurdeMary,sacertitudedenepouvoiréchapperàcettetyrannie,àcettecondamnation.Soudain,Jennycomprit:«Iln’yapersonnedanscettepièce,elleparletouteseule.Lavoixmasculinen’existequedanssonesprit!»–Promets-moiquetusortirasdematête,sijefaiscequetumedemandes…,ditsoudainlafemme,

confirmantlessoupçonsdeJenny.–Ilenseraainsi.Situfaiscequetudoisfaire.

Jenny fut brusquement aspirée dans le tourbillon, arrachée à la chambre à coucher de MaryThompsonetprojetéehorsdecenidd’angoisseetdeterreur.«Cettevoix,pensa-t-elle,étaitunmessagesansvisage.»Ellevenaitd’unailleurschargéd’énergies

obscuresetporteurdemort.C’étaitlesonaltérédel’âmedeMaryquicédaitàuneforcedestructrice,manipulatrice.C’étaitlafolie.LesmotsdeBeckercommençaientàavoirunsens:uneénergienoire,immatérielleetimpalpable

envahissaitl’univers,passaitàtraverslesesprits,lesinfectait,etconditionnaitlescomportementsdesgens.Etceuxquiétaientcommeeux,forceslumineusesopposéesàcetteénergienoire,âmescandideset

pures,étaientlescibleslesplusrecherchées.

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11

Alex avança d’un pas rapide vers lamer, s’éloignant de la porte du casino, seul endroit éclairéd’uneruequisemblaitavoirétéoubliéedumonde.Detempsentemps,sonregardcroisaitceluidepassants inconnus.Une femmeâgéequi tenaitpéniblementdebouten s’appuyant surunecanne.Unhomme d’une quarantaine d’années, élégant, en costume-cravate. Deux filles en survêtement, quifaisaientleurjogging.Visagesdemémoiresd’autrui,peut-être,depersonnesappartenantàunpasséquiluiétaitétranger.Iln’yavaitplustracedesesparents.Enarrivantsurlapromenade,iltournaàdroite.Leborddemerseperdaitauloin,engloutiparl’obscurité.Àgauche,lesvaguessecouchaientlentementsurlerivage,lacouleurdelamerseconfondantaveclestonalitésdelanuit.Combiendetemps s’était-il écoulé ?De l’autre côté de la route, les lumières desmaisons ressemblaient à desmilliersd’yeuxtournésverslui.Ellesparaissaientdire:«Parsd’ici,Alex,va-t’en!»Unesilhouetteapparut.Elle sortitde l’obscurité, àunecentainedemètresde lui, faiblementéclairéepar la lumièrepâle

d’untaxigarélelongduPasseigMarítimdelaBarceloneta,etdontlemoteurcontinuaitàtourner.–Marco!s’écria-t-il,encourantverslui.–Alex!Sonamiseprécipitaversluipourl’embrasser,etilsrestèrentquelquesinstantsdanslesbrasl’unde

l’autre, comme si c’était la seule chose qui pouvait les réconforter dans lemonde absurde qui lesentourait. Leur amitié, le fait d’avoir conscience de la réalité trompeuse de Memoria étaient lesuniquesetdernierspointsd’appuiauxquelsseraccrocherpournepassombrerdanslafolie.–Tunepeuxpas imaginerceque j’aidécouvert !s’exclamaMarcoens’écartantetenposant les

mainssurlesépaulesd’Alex.–Àquiledis-tu…,réponditcelui-ci.Marcofitquelquespasverslemuretquiséparaitlapromenadedelaplage.Illevalatêteuninstant

etvitlalune,avecsestroiscratèresgigantesquesquidessinaientsursafaceuneexpressionpresquehumaine, ébahie, tandis que les étoiles se disposaient tout autour d’elle comme des milliers dedemoisellesd’honneursouriantàcôtédelamariée.–Tuasparléàtesparents?–Oui,maiscen’estpastout.J’aivuunsouvenirdemamère.Alex racontaà sonamisonvoyagementalen1996,deuxansavant sanaissance. Il luiditquesa

présence,danscefragmentdupassé,étaitcommecelled’unfantôme,invisibleàtous.Illuiexpliquaquechaquesensationquesamèreéprouvaitpénétraitdanssoncerveauets’enemparait,luilaissantpercevoirsessentimentsetsesémotionscommes’illesvivaitlui-même.Puisilluiparladucabinetdumédecin.–Lamèrede Jennyet la tienne étaient aumêmeendroit ?Clara etValeria se sont rencontrées ?

demandaMarco,incrédule.

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–Oui,exactement.–Alors,çachangetout.Ilnepeutpass’agird’unecoïncidence.Écoute,dansmonflash-back,j’ai

aboutichezmoi,dansuneréalitéalternative.Celledontjet’avaisparlé,ladimensionoùj’aivécumesderniersinstantsavantlafindumonde,surlaterrassed’unevilla.–Etqu’est-cequetuasdécouvert?Marcos’appuyacontrelemuret.UngarçonenRollerbladefiladevanteux.Alexeutletempsdevoirsonvisage.Ilsesouvenaitdelui

:c’étaitlechauffeurdetaxiquil’avaitconduitdel’aéroportdeTullamarinedeMelbourneàAltonaBeach,quand ilallaitàsonrendez-vousavecJenny.Cerendez-vousoù iln’auraitpas rencontré lajeunefillequil’attendait.Alexeutunsourireamer.– J’aivudespapiers, des cartes, des carnets couvertsdenotes…etdesdétailsbizarres, répondit

Marco.Danscetteréalité,noussommes…nousétionsplusquefortunés,etmonpèreétaitmédecin.Unponte,d’aprèscequej’aicomprisenmettantsonbureausensdessusdessous.Alex,leregardsoudainlointain,fixaunpointdevantlui,commes’ilseperdaitdanssespensées.Il

sepassalamaindanslescheveux.–Toutconcorde.Ilestévidentquej’aivuunfragmentdelamêmedimension.–Commentest-cepossible?–Lesouvenirdemamèren’appartientpasàmonpassé.Pasaupassédans lequel j’ai traversé la

moitiédelaplanètepourrencontrerJennyetoùtuesrestéparalyséaprèstonaccidentsuruneroutedemontagne. Il appartient à une réalité alternative,même si cette réalité a beaucoup de choses encommunaveclanôtre.Maisc’estunfragmentquiappartientàladimensiondanslaquelletuesplusquefortuné,oùiln’yapaseud’accidentàlamontagne,etoùtonpère…Marcofronçalessourcilsetluilançaunregardinterrogateur.–Monpère?–Iln’estpasavocat,c’estungynécologueréputé.Alexfermalesyeux,revoyantlasilhouetteenblouseblanchequirecevaitValeriadanssoncabinet.–EtilamenéuneexpériencesurValeriaetClara,enlestrompantsurcequ’ilfaisait,conclut-il.Le tonnerre retentit au loin, brisant le silence, tandis que des gouttes de pluie commençaient à

tomberdumanteaufunèbrequis’étendaitàprésentau-dessusdeBarcelone.Cequartiermaléclairédelavillesetransformaitenunthéâtrepeuengageant.Marcocontinuaitàhocherlatêteenrepensantàcequ’ilavaitvu.–Maisalors…monpère…sesnotes…toutestlié.–Qu’est-ceque tuasvu, toi?demandaAlex,en regardant leventsouleverunsacenplastiqueà

quelquesmètresdelui.Marcos’écartadumuretcontrelequelils’étaitappuyé,etsemitàmarcherlelongdelamer,àpas

lents.Alexlesuivit,lesmainsdanslespoches,l’airperplexe.– J’ai essayé de mémoriser le plus grand nombre de détails possible. C’était le seul moyen de

pouvoirenparler,unefoisrevenuàcetteespècedepointdedépart.–Détailsdequoi?–Delapaperassequej’aitrouvéedanslebureaudemonpère.J’avaisdécouvertqu’ilétaitmédecin,

danscette réalité. J’aivusondiplômeaccrochéderrièresa tablede travail.Mais j’ignorais toutdecetteexpérience,etjen’imaginaispasqueValeriaetClaraavaientétédescobayessanslesavoir.Cequetum’asracontéconcordeaveccequej’aivu.C’estmêmelechaînonmanquant.

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–Qu’est-cequetuveuxdire?Marcodonnauncoupdepieddansunecanettevide,laprojetantauborddelaroute.Lapromenade

était déserte, et les coups de tonnerre se succédaient, tandis que la pluie commençait à s’abattreviolemmentsurlesol.–Nousn’arrivionspasànousexpliquerlacausedudonquivousrendparticuliers,Jennyettoi.Par

ailleurs,avant lachutede l’astéroïde, j’aidécouvertquedansunedimensionalternative,moiaussi,j’étaisunvoyageur.EtnousnoussommesretrouvésdansMemoria.Noussommeslesseulsàévoluerdansuneréalitéfictive,enayantconsciencedecequiestarrivéaumonde.Lesautres,tousceuxquenousvoyons,nesontquedesprojectionsmentales.–Dis-moiquelquechosequejenesaispas.–Iln’yariendephysique,ici.–Oùveux-tuenvenir?Marcos’arrêtaetsetournaversAlex.–Leseulélémentquinousréunit, toi, Jennyetmoi…c’est la réalitéparallèledans laquellemon

père est unmédecinqui avait une consultationprivéeoùnosmères se sont rencontrées.Parmi lespapiersdemonpère,ilyavaitdespagesconsacréesàquelquechosequej’ainégligéaudébut,maisquiprendmaintenantsaplaceparmilesautrespiècesdupuzzle.Quelquechosesuruneenzyme.–Uneenzyme?–Oui,ilyavaitdesformules,plusieurspagesdenotes…maisjenepensaispasqu’ellespourraient

meservir,etjen’aipresquerienretenu.Enrevanche,monattentionaétéattiréeparunautretruc.–C’est-à-dire?–Undessin…lareprésentationd’unendroit.Alex se remit à marcher, tandis que des grêlons se mêlaient à la pluie et rebondissaient sur le

bitume.Ilenreçutsurlatête,sansressentirdedouleur.–Dequois’agit-il?–Jenesaispasexactement,uneespècedepetitesalle.J’aivudesébauches.Unepièceavecunesérie

decabineshorizontales.–Jenecomprendspas.Quelsensest-cequeçapeutavoir?–Jecontinueàm’interroger,moiaussi.Etmaintenantque tumeparlesdecemédicament, jeme

demandecequemonpèreabienpu inventeroudécouvrir.Tudisque tuasvu tamèreet celledeJenny,ensemble,danssoncabinetdeconsultation.Entoutelogique,sicetteexpérienceestàl’originedenotredon,lapremièrepersonnesurlaquelleelleaétélivrée,avantvosparents…Alexs’arrêtabrusquement,tandisqu’unautrecoupdetonnerreéclataitnonloind’eux.–…c’étaittamère,Marco!Tuesnécinqansavantmoi!Tuasraison,j’admetsquenoussommes

touslestroisliésparcetteexpérience.Qu’est-cequetusaisdecetteenzyme?–Pasgrand-chose.J’ailuunarticlesurunprocessusnommé«mutagenèseinsertionnelle»,maisje

n’aipastrèsbiencomprisdequoiils’agissait.Marcohaussalesépaules,hochalatête,etreprit:–Ilfautpartird’ici,trouverunmoyen.Ildoityenavoirun.Jedevraispeut-êtrecherchermonpère,

l’interroger,luidemander…Alex,tum’écoutes?–C’estJenny!s’écriasonami,encourantversleportetencriantsonnom.Marconeparvenaitpasàvoirderrièrelerideaudepluie,ilhâtalepas,maislaissaAlexprendrede

l’avance.

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Appuyéecontre lemuret, le regard tournévers lesvaguesqui ridaient la surfacede l’eau, Jennypleurait. Elle s’aperçut de l’arrivée d’Alex en l’entendant crier son nom au loin. Elle se retourna,ouvritlesbras,etattenditqu’ilarriveetlaserrecontrelui.Ruisselante, secouéede sanglots, lesyeuxgonflés, elle s’abandonnacomplètementà sonétreinte.

Lorsqu’elle leva la tête,qu’ils se regardèrentdans lesyeux, elleposa ses lèvres sur cellesd’Alex,presqueavecviolence.Samècheblonde trempée, lesyeux fermés, il la serra contre lui, tandisque lagrêle continuait à

tomberdeplusenplusfortsurleurtête.–Tunecomprendspas?luidemanda-t-elle,plongeantsonregarddanslesyeuxdeglaced’Alex.–Moi…qu’est-cequejenecomprendspas?Jenny fit non de la tête, baissa les yeux, désespérée. Elle vit alors la silhouette deMarco, et se

dégageadel’étreinted’Alex.–Vousnecomprenezpas?Vousêtestellementperdusdansvosraisonnementsetdansvosthéories

quevousn’arrivezpasàcomprendre?Marcolaregarda,stupéfait,tandisqu’Alexfronçaitlessourcils.–Qu’est-cequ’ondevraitcomprendre,Jenny?Elle lui lança un regard accusateur, puis serra son poing droit et le lui balança en pleine figure.

Marco,bouchebée,vitAlexvaciller,essayantderetrouverl’équilibre.–Maistuesdevenuefolle?criaAlex.–Non,pasdutout.–Qu’est-cequiteprend?Pourquoiest-cequetum’asfrappé?Jennylevasonvisageetgardalesyeuxgrandsouvertssouslagrêlequicontinuaitàtomberduciel.

PuisellesetournaversMarco,quisemblaitpétrifié.– Malédiction, mais bien sûr ! s’exclama Alex. Marco, regarde autour de toi ! La grêle nous

dégringole sur la tête.Etnous,onmarcheetonparle sansmêmenousenapercevoir.Quantà soncoupdepoing…jen’aiéprouvéaucunedouleur.Jennyhaussalessourcils,penchalatêteeteutunsouriresarcastique,commepourdire:«Pastrop

tôt!»–Bonsang,c’estvrai,réponditMarco.Qu’est-cequisepasse?–C’estabsurde,murmuraJenny,latêtebasse,ensignedecapitulation.Marco regarda autourde lui.Seule la faible lumièred’un réverbère, au loin, essayait envainde

trouerlamurailled’eauquisedéversaitsurlaville.Ilsétaienttoustroismouillésdelatêteauxpieds,mais aucun d’eux n’éprouvait lamoindre gêne ni sensation de froid. Leurs jeans lourds, imbibésd’eau,leurstee-shirtsquileurcollaientàlapeau,leurscheveuxtrempésn’étaientquedesprojectionsmentales.–Noussommesentraindeperdrelesouvenirdessensationsphysiques,ditsoudainAlex,tandisque

Jennys’essuyaitlevisageaveclesmains,dansungestedépourvudesens.–Oui,dit-elle.Maisc’estnotrebaiserquiauraitdûte lefairecomprendre.Etnonpaslecoupde

poing.Alexneréponditpas,etc’estMarcoquipritlaparoled’unevoixtremblante:– J’aibienpeurquenotre temps icine soitpaséternel.Sinousne revenonspasdansune réalité

physique, nous allons peu à peu oublier toute sensation corporelle. Que serons-nous, alors ? J’aibesoinderéfléchir,j’aibesoin…j’aibesoindepenser.

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–Jenny,intervintAlex,Marcoetmoi,nousavonsdécouvertquelquechosequipeutnousêtreutile.–Dis-moi.Alexlapritparlamain.Songestetransmitàlajeunefilleuneforcedevolontéquin’admettaitpas

deréplique.Maiscettedéterminationnevenaitpasdel’étreintedesamain.Elleétaitécritedanslesyeuxd’Alex.–Viensavecmoi,onvafaireuntour.

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12

–Tuvois?C’estentraindeseproduire.Lavoixdel’hommeétaitferme,conscientedecequisepassait.Paslemoindreaccentdepanique,

pasl’ombred’uneinquiétude.Derrièrelui,lesétagèress’agitaient,prisesdefolie,lespetitsanimauxdecristaltombaientunàunparterre,sebrisantenmillemorceaux.Leslivress’abattaientsurlesollesunsaprèslesautres,presqueencadence,commes’ilsscandaientuncompteàrebourscoordonnéparunhabilechefd’orchestre.Lesarmoiresetlebureaus’étaientécartésdumuret,centimètreparcentimètre, gagnaient le centrede la pièce.Au-delàde la baievitréequi donnait sur la terrasse, leKaléidoscope de couleurs en délire avait transformé le ciel en une peinture d’enfant, tandis quel’enchevêtrement fumeuxdesnuages s’ouvrait aumilieu,commeuncortègequi se sépareendeuxpour laisserpasser lesautorités.Et l’autorité,c’était lui. Impossibleàarrêter, implacable,massifetmortel,telunbouletdeplombprêtàfrapperlecœurd’unboucliertropfragilepourlerepousser.Cen’était plus l’heure des statistiques. Les calculs de probabilité n’avaient plus aucun sens. Il était là.Suivid’unlongsillagelumineuxsemblableàlaplusterrifiantedescomètes,ledernierlégislateurdel’humanitéallaits’écraserdansl’atmosphèreterrestre.L’hommeet legarçonsortirentsur la terrasse,oùlafemmecontemplait lascènequisedéroulait

autourd’eux.Danslacampagneenvironnante, lespaysansterroriséscriaient, tandisqu’unetempêtedepoussièreetdedébrisrendaitl’airirrespirable.L’hommeregardalegarçondanslesyeux,ignoralenœudquiluiserraitlagorge,etchassaunedernièreombredetristesse.Puis,sûrdelui,ildit:–J’aiaccomplimatâche.Jemourraiheureux.Ilsourit.–Cesdessins…cettesalle,lescabines…qu’est-cequec’est?demandaMarco.Sonpèrehaussalessourcils,perplexe.–C’esttoiquidevraismeledire.C’esttonœuvre.

Marcoécarquilla lesyeux, tandisque l’oragecontinuait à s’abattre sur lapromenadeduborddemerdeBarcelone.Lesmainsappuyéessurlemuret,leregardtournéverslesvaguesquidéferlaientsur le rivage, puis se retiraient en hâte, il repensa à ce qu’il venait de se remémorer.À la réalitéalternative.Àsonpère,ledocteurStefanoDraghi.À«latâche»quecelui-ciavaitaccomplieetquiexpliquaitlesecretdeladifférencedeMarco,laraisondesondon.Ilcomprenaitàprésentpourquoisonpèreétaitcalme,serein.Pourquoiilsouriait.Une larmecoula sur levisagedeMarco, semêlant à lapluie. Il s’était rappelé. Il avait vu.Cette

enzymeétaitcequilesdistinguait,Alex,Jennyetlui,durestedelapopulation.Maisdequellefaçon?Desfragmentsdesouvenirssechevauchaientdanssonespritcommelespiècesconfusesd’unpuzzlecherchantleurplace.Desboutsdephrasesvoléesaupassérésonnaientsanscessedanssatête.L’activationdel’enzymeàlasuitede…pénétrantdonclamembraneplacentaire,enprésenced’un

nombreélevéde…n’aurad’effetquesurlefœtus…

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Marcoplissalesyeux,essayantdeseconcentreretdeserappelerleplusgrandnombrededétailspossible.Lesgrêlonsrebondissaientsurlemuretdevantlui,sesvêtementstrempésluicollaientàlapeau.–Cemédicamentn’aeuaucuneffetsurnosmères…,dit-ilsoudain.Personne ne pouvait l’entendre. Alex et Jenny s’étaient éloignés, et le Passeig Marítim de la

Barcelonetaétaitunebandedebitumedéserte,quisubissait,impuissante,lesassautsdelatempête.Soudain,unesériedeflashs.Commedesdiapositiveséclairéesunefractiondesecondedanslethéâtredesonesprit,lesimages

du récit d’Alex lui apparurent soudain. Le cabinetmédical de son père, la salle d’attente. Clara etValeria.Lapiqûre.Flashsd’une réalité lointainequeMarcon’avaitpasvue,maisqu’ilparvenait àimaginergrâceàladescriptionquesonamiluienavaitfaite.Lamutagenèseinsertionnelle.

–Qu’est-cequit’arrive,Jenny?Alexs’assitsurunbancetattenditqu’ellevienneàcôtédelui.Lescoupsdetonnerrecontinuaientà

retentir tout autour d’eux, mais aucun grêlon, aussi violent fût-il, ne parvenait à déchirer la finepellicule transparentequi lesprotégeait tous lesdeux.Lebouclier inattendude l’oubli, quine leurpermettait pas d’éprouver de sensations physiques. Plus les capacités mentales augmentaient, dansMemoria,pluslecorpsdevenaitinsignifiant,réduitàunesimpleprotection,àunaccessoireinutile.–Jen’enpeuxplus…,dit-elle.Et elle éclata en sanglots. Elle appuya sa tête contre l’épaule d’Alex. L’enfilade de palmiers qui

séparaitlazonepiétonnièredelarouteondoyaitdanslevent.–Ilfautqueturésistes.Noustrouveronsbienlemoyende…Jenny,lesyeuxpleinsdelarmesmêléesdepluie,setournaversluietluilançaunregardglacialqui

leclouasurplace.–Nous sommesmorts,Alex.À chaque instant qui passe, nous oublions davantage ce qu’était un

baiser,cequ’étaitladouleur.Oùsommes-nous?Aupurgatoire,enattendantleparadis?Dansunlieuderédemption?Qu’est-cequec’estquecetendroit?–Jenesaispas.Maisilyapeut-êtreuneissue…–Ne dis pas de bêtises !Continue à écouter ton ami et tu passeras les derniersmoments de ton

existenceàparlerdephysiquequantiqueaulieuderesteravecmoi.Alexplissalefront.–Tunecroisplusquenous…–Jen’yaijamaiscru!Parcequelemonden’existeplus.SiMemoriaestl’échodel’apocalypse,et

s’il est permis aux gens comme nous de vivre éternellement dans les souvenirs… je veux que cesoient les nôtres !Notre rendez-vous sur la jetée, notre rencontre au planétarium, notre fuite… jeveuxrevivrecesémotions-là.C’estlaseulechosequiaitunsens.Leresten’estquedestruction.Leresten’estrien.–Jenny,je…–Regardeautourde toi,Alex. Il n’ya rien.Nous sommesdansun rêveéveillé.Nousbougeons,

nousnoussouvenonsdespersonnesquenousavonsconnues,parfoisnousnoustrouvonsdevantunpersonnage hors contexte… exactement comme dans un rêve. Et nous ne souffrons plus. Nous

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n’éprouvonsplusd’émotionsréelles.Jet’aiembrassétoutàl’heure.Est-cequetuasressentiquelquechose…àl’intérieur?Alex détourna le regard vers une affiche fixée sur un poteau entre deux palmiers. C’était une

invitationàserendreàunesoiréedeflamencodansunerueduBarrioGótico,aucœurdelavieilleville.Laphotoaumilieureprésentaitunefemmeenroberouge,lesbraslevésetdescastagnettesauxdoigts, la têtepenchéede côté, le regard suivant lemouvementde sespiedsnus.Derrière elle, lestablesducafé.Alexobservalentementl’affiche, toutenpensantquenon, iln’avaitabsolumentrienressenti. Aucune émotion, vibration, excitation n’avait troublé son corps pendant que Jennyl’embrassait.Memoriaétaitpeut-êtrebienpirequ’unrêve.C’estalorsqu’ill’aperçut.Cachéaudeuxièmeplan,aufond,derrièreladanseusedeflamenco.Assisàl’unedestablesdubar

del’affiche.Illeregardaitfixement.Sonaspectétaitlemêmequetoujours,Alexs’ensouvenaitbien.Ilnel’avaitjamaisquitté.Quandil

étaitpetit,l’hommeapparaissaitdanssachambreetluiracontaitlefutur.EtAlexledessinait.Puisilavaitdisparupendantdesannées,enmêmetempsqueJennyetlereste,aprèslesélectrochocs.Ilétaitrevenu lors duvoyaged’AlexversMelbourne. Il s’étaitmanifesté dansune ruedeKualaLumpur,assis derrière son petit comptoir en bois, ses jambes simaigres qu’on aurait dit que son pantalonhabillaitunsquelette,seslongscheveuxgrisébouriffés,levisagecreusé,etleregardénigmatique.Ilsavait tout d’Alex. Il savait tout sur tout.Mais il n’était qu’un fragment, lui aussi. Une suggestionmentale,quiapparaissaitetdisparaissait le tempsd’unsoupir.Danssescartes, ledestinde laTerreétaitécrit,etsonsourirenarquoisétaitledétailleplusgrotesqueetinexplicablequeleMultiverseûtmontréjusqu’alors.C’étaitlui,levoyantmalais,quilesavaitaccueillisdansMemoria.C’étaitlui,àprésent,quisouriaitsurcetteaffiche.–Partonsd’ici!ditAlex,et,prenantlamaindeJenny,ilselevabrusquement.Iln’avaitpasréponduà laquestiondeJenny,mais tousdeuxsavaientbienquecebaiseravaitété

commeuneopérationsousanesthésiegénérale.Ilsperdaienttoutesensationcorporelle,orleurespritavaitbeauêtrecapabled’effectuerdesvoyagesextraordinairesdanstousleslieuxettempsdupassé,ils n’en ressentaient pasmoins le besoin physique de s’effleurer, de se toucher, de se serrer l’uncontrel’autre.S’ilsnepouvaientpluséprouverd’émotionsréelles,alorsautantfermerlesyeuxpourtoujours.

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13

L’orage qui inondait Barcelone ne semblait pas vouloir faiblir, tandis que Marco, les coudesappuyéssurlemuret,restaitimmobile,leregardfascinéparlamer.L’averse s’abattait avecuneviolenceeffrayante.La tempête agitait lesvagues avec la furied’une

tornadeetfaisaitployerlesarbres,tandisquelelongdelamerleventparaissaittoujourscontraire,quelquedirectionqu’onveuilleprendre.LesvoletsdesmaisonsquidonnaientsurlePasseigMarítimdelaBarcelonetaétaientfermés,larouteparallèleàlapromenadeétaitdéserte.Detempsentemps,un taxi filait sur la voie dégagée, son voyant lumineux vert difficilement visible sous les trombesd’eau.LorsqueMarcoseretourna,seretrouvantdosaupetitmur,sonpèresetenaitdevantlui.–Qu’est-cequeçasignifie?L’hommeétaitassisderrièresonbureau–unmeubleancienenbois–, la têtebaissée,entrainde

griffonner furieusement sur une feuille de papier.Le bureau était aumilieu de la promenade. Sondiplômesummacumlaudeenmédecineétaitaccrochéautroncd’unpalmier.–Papa…StefanoDraghilevalesyeux.–Marco,tunevoispasquejetravaille?–Lamutagenèseinsertionnelle.Commentçamarche?Ilfautquejelesache.Lemédecinregardaautourdelui,tandisquelatempêteemportaitlesfeuillesdepapierposéessur

sonbureau.–Tune t’en souvienspas ? J’ai crééune enzymede restriction.Endonucléasede type II.Ellene

requiertpasd’énergie,etleclivageseproduitlorsdeséquencestrèsspécifiques,avec…–Qu’est-cequeçaveutdire?Marcos’approchadeluid’unpashésitant.L’hommeesquissaundemi-sourire.–Quand le substrataugmente, lavitessede réactionaugmente jusqu’àunniveaumaximum.Et tu

saisquelestlesubstrat?–Papa,jet’enprie!Jenesaispasdequoituparles,tunem’aidespasencontinuantcommeça.Stefanonequittapassonfilsdesyeux.–LeshCG!Lesgonadotrophineschorioniques!Marco pencha légèrement la tête et scruta son père d’un air perplexe. Il se serait arraché les

cheveux, tellement il se sentait impuissant devant cette vision absurde, alors que la pluiemêlée degrêledéchiraittouslespapiersposéssurlebureaudeStefano,etqueleventemportaitstylos,blocs-notesetagendas.–Qu’est-cequec’est?Jenecomprendspas…–Leshormonesdegrossesse,Marco,réveille-toiunpeu!Combiendefoisjet’airacontél’histoire

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decesdixfemmes…Jeleuraiinjectécetteenzyme,quin’estactivequ’enprésenced’untauxélevédegonadotrophineschorioniques.Etquandcelaseproduit-il?–Mais…jen’ensaisrien!– Comment peux-tu ne pas t’en souvenir ? En cas de grossesse,Marco ! Bon, en réalité, ça se

produitaussilorsdecertainesnéoplasies.–Dixfemmes?demandaMarco.Jecroyaisque…–C’étaient toutes des patientes àmoi.Elles avaient l’intention demettre un enfant aumonde.La

situationidéale.Pouractivercetteenzyme,ilfallaituntauxélevéd’hCG,etdoncunegrossesse.Decettefaçon,seulel’endonucléasedetypeIIauraitl’effetescompté.Pénétrerlamembraneplacentaireetatteindrelaciblevoulue:votrecerveaudanssespremièressemainesdevie.Danslapériodeoùilseforme.Avantd’apercevoirAlexetJennyauloin,etavantquesonpèrerecommenceàdivaguersansplus

luiprêterattention,Marcobalbutiad’unepetitevoix:–Notre…notrecerveau?L’hommelevalatêteetleregardafixement.–C’estlemiracledel’esprithumain,Marco.C’estgrâceàçaquetupeuxvoircequetuvois,quetu

peux aller là où tu vas et que tu es…que vousêtes différents. C’est la découverte dema vie. J’aiaccomplimatâche.J’aiapportémacontributionauprogrèsdecettecivilisation.LorsqueMarcopensaauxpatientesauxquellessonpèreavaitadministrélapiqûresous-cutanée,sa

conclusion,inévitable,futrapide:«Ilyenad’autres.»StefanoDraghiseremitàécriresurlaseulefeuilledepapierquiétaitrestéesurlebureau,tandis

qu’AlexetJennytraversaientlarueets’approchaientdeMarco.–Vouslevoyez,vousaussi,n’est-cepas?demanda-t-il.–L’hommequiprenddesnotessurunetable?Oui,jelevois,réponditJenny.–Moiaussi.C’esttonpère,non?ditAlex.Marcoleregarda,l’airatterré,tandisquelesfeuillesdepapiercontinuaientàvoltigeretàondoyer

danslesairs,commeéperdues.–Malédiction ! s’exclama-t-il en s’approchant du bureau, le cœur battant à tout rompre dans sa

poitrine,maissansaucunesensationréelled’angoissenidepeur.–Donne-moiça!cria-t-il,aprèsavoirtapédupoingsurlatableenbois.–Maisqu’est-cequetufais?s’écriaAlex,tandisqueMarcoessayaitd’arracherlafeuilledepapier

desmainsdesonpère.Lorsqu’ilsetournaverslesdeuxautres,Marcoavaitleregarddequelqu’unquiestprêtàdonnersa

vie pour obtenir les réponses qu’il cherche. Il serrait unmorceau de papier déchiré dans samaindroite.–Voilàlesnomsdesautres.–Quelsautres?demandaJenny,envoyantapparaîtresurunbanc,auloin,sesgrands-parentsquise

tenaientparlamain.–Desautresvoyageurs.

–Tamèreetlamienne?Danslamêmesalled’attented’uncabinetdeconsultation?Jenny regardait Alex, incrédule, ses traits tirés exprimant à la fois la perplexité et la surprise.

Marco,pendantcetemps,lisaitlalistedenomsqu’ilavaitarrachéedesmainsdesonpère.Ilyavait

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lesnomsdefamilledesfemmesimpliquéesdansl’expérience,avecunepetiteflècheàcôté,etlenomdel’enfantsurlequell’enzymeauraitfaitsoneffet.Dixmères.Quatregarçons,dontAlex.Sixfilles,dontJenny.Etpuislui,âgédecinqansdeplusquelesautres.C’étaitdoncvrai,samèreavaitétélapremièreàsesoumettreàl’expérience.MarcotournaledosàAlexetJenny,quiétaiententraindeseracontercequ’ilsavaientdécouvert

dans Memoria. L’étrange examen gynécologique auquel Alex avait assisté le jour del’empoisonnement que Jenny avait revécu. Échos de réalités parallèles, de vies alternatives qui serecomposaienttoutesensembledansMemoria,commelespiècesdisparatesd’unhabitd’Arlequin.Marcocontinuaàréfléchirauxparolesdesonpère,toutens’éloignantunpeud’AlexetdeJenny.

Cedessinqui représentait la salle avecune sériede cabineshorizontales…comment avait-il pu lefairelui-même?Qu’est-cequ’ilavaitvu?Etdansquelleréalité?Noussurvivrons…j’aivulesprojets…commentpeut-illesavoir…?Lesmots qui tournaient dans la tête deMarcodepuis qu’il avait exploré la réalité parallèle dans

laquelle son père était un grand médecin résonnèrent de nouveau en lui. Mais cette fois, ilss’éclairaientd’unelumièrenouvelle,venued’unautrecheminementdelapensée,terminusd’untrajetqu’iln’avaitjamaisfait.«Cen’estpasmonpèrequisavaitquenousaurionssurvécu,Alex,Jennyetmoi»,pensa-t-il.C’étaitlui,quilesavait.C’étaientsesprojets,sesdessins.Maisoùcelas’était-ilproduit?Dans laquelledes innombrables

dimensions fallait-il remonterpour trouverune réponseàcettequestion?Etquel liencelaavait-ilavecl’expériencequesonpèreavaitmenée?–Bonsang,maisqu’est-cequisepasse?Lavoixd’AlexparvintàMarco,traversantlabarrièred’eauquilesséparait.Ilseretourna,s’approchadesdeuxautres,etréponditparuneexpressioninterrogative.–Regarde!repritAlex,enlevantlesyeuxaucieletenindiquantlesoleil.Marcopenchalatêteenarrière,observalesoleil,puiseutungestededénégation.–Çan’aaucunsens.–Ilyauraitdequoiavoirpeur,ditJennyd’unevoixétranglée.Lesoleilbrille,etenmêmetemps,il

pleutetilgrêle…Là-bas,mesgrands-parentssetiennentparlamain,assissurunbanc.SinousallonsauHardRockCafé,nousyretrouveronspeut-êtremaclasse.Etsijemonteenhautdecetimmeubleetquejemejettedanslevide,selontouteprobabilité,jenemeferairien.Jen’aimepasça,cetendroitdonneraitdesfrissonsàn’importequi.Alexs’approchadeJennyetlapritdanssesbras,toutenéchangeantunregardinquietavecMarco.–Jen’aimepasça,répéta-t-elleenseserrantcontrelui.–Lessouvenirssesuperposent…peut-êtrepasseulementlesnôtres,ditMarco,tandisquelagrêle

continuaitàtambourineretàrebondirsursatête.Ilfautquejeparte.Ilfautquejesachelavérité.Alex le regarda, perplexe.Soudain, il aperçut du coinde l’œil l’entraîneurde l’équipedebasket

appuyé contre le muret de la route qui longeait le bord de mer, en train d’allumer un cigare. Ilsemblaitparlertoutseul,etrépétaitsansarrêtlamêmephrase:–Sinousensommeslà,jenepeuxpastemettresurleterraindanslesplay-off.–Combiendetempsallons-nousresterici,Marco?demandaAlex.

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Desfragmentsflottaientdanslesilencedutempsinfini.L’horlogeducosmos tourne, rapide, lesminutesdeviennentdesères, lescycles reviennentà leur

pointdedépart.L’obscuritéquirégnaitenmaîtresedissipe,lalumièredenouveaudomine.L’attenteinterminables’interrompt.Unenouvelleétincellerelancelemoteur,unevoixgrêlebriselesilence.C’estlecrid’uncœurquibat,lesonécorchédelarenaissance.Lepremiervagissementdumonde.Lesaiguillestournentencore.Lebrutseraffine,lacourbeseredresse,l’arbredelaconnaissance

restitue le savoir, des mémoires ataviques suggèrent la voie à prendre, et guident l’ignare. Letroupeausuivrasonbergersanssesoucierducheminqu’ilparcourt.Ilaccepterasapitancedeboncœur, sans se demander de quoi elle est faite. Le nouveau commencement porte en lui des signesoccultesetindéchiffrables,desquestionsmillénaires,commeilenatoujoursété.Maisavecuneforceinexorable,lesdentsdupignonpoussentcellesdelacouronne:l’engrenageseremetenmouvement.Ettoutreprendsaplace.Un pas après l’autre, conquête après conquête, tandis que le jour succède toujours à la nuit au-

dessusdestêtes,etqu’endessousl’Histoireestenfouie,gardienned’empreintesetdesignesperdus,detempsquinereviendrontplus.Pendantquelesaiguillestournent,quelqu’unalesyeuxfermés.Cen’estpasencoresonheure,mais

bientôtlemomentviendra.Leponts’illumineradenouveaudelumièreséblouissantes.Lapartitionserempliradenotesrêveuses.Del’autrecôté,ilyaencoreuneroute.Unescènedéjàprête,pourquel’orchestrerecommenceà

jouer.Del’autrecôté,lesoleilluitetréchauffe.Del’autrecôté.Latracecachéedudisqueacommencéd’apparaître.C’estlafindel’interminablesilence.

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Les paupières à peine entrouvertes, une lame coupante de lumière artificielle blessa son champvisuel.Lesmusclesdesoncorpsnerépondaientpasencoreàl’appel.Sonpremierinstinctfutderefermerlesyeux.Jennyessayaencore,plusieursfois.Lalumièreavançait,décidée,commeunemaintendue,prêteàlaramenerdanslemonderéel,àla

sortirdel’obscurité.Lorsqu’elleparvintàouvrircomplètement lesyeux, l’éclatdes tubesaunéon fixésauplafond la

frappaavecviolence,etpendantuninstant,cefutcommesiellesetrouvaitdansdeslimbeséthérés.Uneplacesansmaisonsnilimites,dansunendroitsanshabitants.Puislapremièreréponseluivintdesmusclesdesoncou.Etpeuàpeudesépaules,deshanches,des

genoux et des chevilles. Lentement, un faisceau de nerfs après l’autre, tandis qu’un souffle chaudcommençait à envelopper son corps. Mais toute stimulation nerveuse était suivie d’une douleuratroce.Commesiunmillierd’aiguillesétaientplantéesdanscecorpsquiessayaitderevivre.Unbruitdefondfeutré,lointain,parvintàsespavillonsauriculaires.Unbruitconfus,tandisquedes

contours émergeaientdoucement autourd’elle, et que savue trouvait des surfaces, des angles, desbords,auxquelsseraccrocher,repèresfamiliersquiluipermettaientdereconnaîtredesformes.La première fut celle d’une petite table. Elle la découvrit en penchant légèrement la tête vers la

gauche.C’étaitsonpremiereffortimportant,etilfutrécompensépardesmusclesquiluiobéirentdenouveau, mais seulement pour faire de petits mouvements lents. Des dossiers étaient posés sur latable.–Elles’estréveillée,ditunevoixàsadroite,unevoixautimbreféminin.Jennytournapéniblementlatêteetlavit.Unefemmemenue,fine.Elleportaituneblousebleue,et

sonvisageétaitdénuéd’expression.Sonnez,peuproéminent, sesyeuxenamande, auraientpu luisuggérer sanationalité,maisaucunedecesdonnéesn’étaitprésentedans lamémoirede Jenny,oupeut-êtreétaient-ellesenfouiestropprofondémentpourêtrerécupérées.–Iln’yaqu’àsuivreleprotocoleprévu,ditunevoix,masculinecettefois,derrièrelafemme.–Cetteodeurestnauséabonde…,fitremarquerunevoixjeune,aiguë.–Faitespasserlebrancard,ordonnaquelqu’und’autre.Lesvoixsechevauchèrent,résonnantdanslapièce.–Ellenousvoit…incroyable…regardezsesyeux!–Messieurs,unpeuderetenue…,ditavecautoritélavoixquiavaitdéjàdemandédefairepasserle

brancard.Mettez-luiunechemisemédicale.Ildevaityavoiraumoinsquatreoucinqpersonnesdanslapièce,maisJennyn’avaitpaslaforcede

leverlatêtenid’observercequil’entourait.Elletentadevoirquelquechoseenjetantuncoupd’œil

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circulaire.Elleneparvintàapercevoirquelafemmeaunezaplatiet,derrièrecettefemme,desalléesetvenuesdepersonnestoutesvêtuesdeblousesbleues.Ellefermadenouveaulesyeux.Silence.Nonpaslesilencedesvoix.Lesilencemental.Aucuneréponseàsesquestions.Commedespierres

lancéesdansunabîmedontonneconnaîtpas laprofondeurenattendantqu’unbruit l’indique.Pascettefois.Iln’yavaitpersonnedel’autrecôté.Commes’iln’existaitpasd’avant.Commesileprésentétait une page blanche sur laquelle de nouvelles inscriptions commençaient d’apparaître. Table.Dossiers.Femme.Blousesbleues.Jemesuis réveillée.Je lesvois. Ilspensentquec’est incroyable.Protocole.Elle ne parvenait à accéder à aucune donnée antérieure. Tandis que deux jeunes hommes la

soulevaient avec délicatesse et l’allongeaient sur un brancard, ses tentatives répétées de repêcherquelquechosedanssonpassédonnaienttoujourslemêmerésultat:petitetable,dossiers,femme.Etainsidesuite.Sonsouvenirleplusancien,àcemoment-là,étaitpetitetable.Qui était-elle ? Où se trouvait-elle ? Et pourquoi ? Toutes ces questions restaient sans réponse,

commedeshameçonsjetésdansunemerglacéeetsanspoissons.Lesyeuxclos,Jennyentenditunenouvellevoix, tandisquelesroulettesdubrancardgrinçaientet

queleslumièresartificielless’acharnaientcontresespaupièresfermées.–Commentont-ilsdécidédel’appeler?

Troisminutes seulement, elle ne resta pas seule plus longtemps.Après avoir poussé le brancarddansuncouloir,leshommesentrèrentdansunesalleplongéedansl’obscurité,maisavecuncercledelumièreaumilieu.Ilslalaissèrentlà.Elleeutsimplementletempsdeleverlebrasdroit,cequiluidemandauneffortsurhumain,comme

siunegrossepierreavaitétéattachéeàsonpoignet.Latêtelégèrementpenchée,ellevitsamain.Ellela tourna et observa avec curiosité d’abord ses doigts fuselés, puis sa paume. Ensuite, son brasretomba,heurtantlepetitlit,commesisesfaiblesforcesétaientdéjàépuisées.Jennydemeuraainsi,lanuqueappuyéesurl’oreiller,lesyeuxauplafond,àfixerlalumière.Elle écouta sa propre respiration, rauque et laborieuse comme un râle, jusqu’à ce qu’une voix

masculinebriselesilence,accompagnéedubourdonnementd’uneporteautomatiquequiserefermait.Ellereconnutletimbredelavoix.C’étaitlemêmequeceluiquiavaitdonnédesordresauxautres

quelquesminutes plus tôt.Elle se souvint, provenant de qui sait quel repli de samémoire, dumot«chef».–Ilyalongtempsquej’attendscemoment,ditl’hommeens’asseyantàcôtéd’elleauborddulit,

prèsdesonbras.Tum’entends,n’est-cepas?Tucomprendscequejedis?Jenny resta immobile. Elle ne tourna pas la tête, ne le regarda pas en face, mais elle perçut un

tremblement dans ses propres membres inférieurs, et un frisson lui parcourut toute la moelleépinière,jusqu’àsoncou,quisemitàvibrer.–Tuesunmiracle,poursuivit-il,ladécouvertelaplusextraordinairedepuisl’aubedestemps.Tues

maraisondevivreetcelledemontravail.Est-cequetuarrivesàentendremesparoles?Est-cequetupeuxdirequelquechose?Jennybougealentementlatêteversladroite,etsesyeuxcroisèrentceuxdel’homme.Ellefixace

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visage pendant quelques instants, tandis que son cerveau était traversé d’impulsions qu’elle neparvenaitpasàdécoder.Elleobservaitl’homme,maisellevoyaitunejetée.Unebandedeterreaumilieudelamer,souslesoleilcouchantquisenoyaitdanslesvagues.C’était

uneimagepaisible,unsouvenirréconfortant.Maissielleparvenaitàvoircetteimage,ellen’arrivaitpasàcomprendrecequ’ellereprésentait.–Jem’appelleBen,reprit-il.C’estmoiquit’aitrouvée.Jedirigecetteunitédepuisdix-huitans,tu

peuxavoirconfianceenmoi.Tun’asaucune idéedeceque tonréveilsignifie. Iln’est jamaisrienarrivédesemblable.Jenny continua de le regarder, tandis que des visions lointaines et indéchiffrables s’imposaient à

elle,menaçantes.Àprésent,ellevoyaitunprécipice.Unprofondgouffrenoirdontelleapercevaitàpeinelefond.Etelleétaitaubord.–J’aihâtedecommencerlesanalyses.Bienvenueàbord,Alpha.Enentendantcettephrase,Jennyfronçalessourcilscommeparunréflexespontané.Elleparvenaità

comprendrelesparolesdel’homme,maisleprénomparlequelill’avaitappeléecréaitlaconfusiondans son esprit. Elle associait « alpha » à quelque chose de différent, éloigné d’elle. Il lui étaitimpossibled’allerplusloin,cependant.Etdemanifestersontrouble.–Onvabientôt temettredansuneautrepièce.Ilnefautpasavoirpeur.Tudevrassubirquelques

examensmédicaux,maispersonneneteferademal.Jenny ferma ses paupières lourdes, fatiguées. La voix de l’homme continuait à résonner dans la

pièce,s’éloignantpeuàpeu:– … une découverte extraordinaire… dans quelques jours… en sécurité ici… j’ai attendu si

longtemps…silongtemps…silongtemps…longtemps…

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16

LorsqueJennys’endormit,l’hommesortitdelapièce.Laporteautomatiqueserefermaderrièrelui,etBens’engouffradanslecouloird’unpaspressé.Sous ses pieds, une série de lumières au néon indiquaient le chemin à suivre, quelques cartes

planimétriquesétaientaccrochéesauxmurs,et,touslesquinzemètres,untubemétallique,munid’unpetitécranplacédanssapartiesupérieure,sortaitdusol.Benparcourutlecouloirjusqu’aubout,puisil introduisit l’index dans une fente du mur et attendit. Quelques secondes plus tard, la portecoulissantes’ouvritdevantlui,etilfranchitleseuil.Pendant que l’élévateur le descendait à l’étage inférieur, Ben échangea un sourire satisfait avec

l’imagequeluirenvoyaitlemiroir.Malgrésafatigue,ilrayonnait.Ilsesouriaitàlui-même,fierdel’issuedel’opération.Safatigues’évanouitenuninstant.Demêmeques’évanouirentlessouffrancesqu’ilavaitenduréesaucoursdequatreannéesde recherches loindechez lui, enfermédanscequipouvait ressembleràuncentrede recherchesdepointe,maisn’était en réalitéqu’uneprisonsous-marine. Sa femme, ses enfants avaient attendu patiemment, parce que le devoir passait avant toutechoseetétaitlaprioritéabsolue.Benn’étaitpaschargéd’unetâchequelconque.Depuisunecentained’années au moins, la mer était devenue le nouvel eldorado. C’était là qu’on avait retrouvé desvestigesdupassé.Cetteimmenseétendued’eauétaitlagardiennedel’Histoire.Songrand-pèreleluiavaitrépétéàsatiétéquandilétaitpetit:–Desnavireschargésd’hommespartentchaquejourduportdeNes.Certainsreviendrontlesmains

vides.Certainsnereviendrontjamais.Mais,detempsentemps,ilyenaquireviendrontlacalepleine.C’est grâce à ceshommesque l’obscurhier se transformera en lendemains radieux.C’est grâce àleur courage que nous savons qui nous sommes et d’où nous venons. Même la langue que nousparlons,mongarçon…ellevientdelamer,elleaussi.Autrefois,lespeuplesquihabitaientcesterresparlaientdesdialectes incompréhensibles,nésdesaffrontementsentre lespremières tribus.Mais laredécouvertedenotrelangueactuellearéunilespeuples.Ettoutlemériteenrevientàcesaventuriers.Ilenétaitainsidepuisdessiècles.Et ildeviendrait l’undeceshommes.Biensûr,songrand-père

parlait de simples navires, alors que Ben embarquait dans des stations sous-marines de pointe,organiséespourfairefaceàn’importequellenécessité.Leschosesavaient tellementchangédepuiscinquante ans… trop vite,même.Grâce à d’admirables progrès scientifiques et technologiques, lamer n’était plus une étendue d’eau inhospitalière, recélant des dangers cachés. À présent, unecampagnepouvaitdurerdesannées,qu’elledonnedesrésultatsoupas.Ilavaitbeauêtreexaltéparladécouvertequ’ilvenaitdefaire,unepenséeletourmentait,cependant.Songrand-pèreneluiavait jamaisparlédeschercheursquiavaientdécouverttelleoutellecléde

l’évolutiondel’humanitédanslesreplisdesfondsmarins.Illouaitetadmiraitleurtravail,leurtâche,maisilsavaitbienqu’aucund’euxnepasseraitàlapostérité.Carlesdécouvertesn’avaientpasdepères.

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Lespèresn’étaientquedespions.

Lesportesautomatiquess’ouvrirentetBensortit,laissantlaplaceàunhommeetàunefemmequilesaluèrentd’unimperceptiblesignedetête.Ilseretrouvadansuntunneld’unecentainedemètresdelong,dontlastructuretubulaireétaitconstituéed’unebaseenacieretd’uneprotectionenverrequipermettait d’observer le spectacle extérieur à cette galerie qui reliait deux secteurs distincts de lastationsous-marine.Ilétaitimpossibledenepasêtrecaptivéparletableaufascinantquis’offraitàlavuequandonparcouraitcescentmètresquimenaientaublocsuivant.Letunneln’étaitqu’unsentierentouré d’eau. Les phares placés à l’extérieur de la structure éclairaient cet endroit de l’océan,pénétrant,explorantl’obscuritédesabysses.Benpressalepas,arrivaauboutdutunnel,descendit le longd’unplaninclinérecouvertd’unfin

tapisdecaoutchoucvertd’eau,etpassasousl’enseignelumineuseSECTEURD.Sonregardfutattiréunefractiondesecondeparungigantesqueagrandissementdelastationsous-marine,accrochéàunmurdelasalledanslaquelleilseretrouvaauboutdelaramped’accès.Mnemonica,c’étaitlenomdesa seconde maison, imprimé en majuscules sur une des façades du secteur A. Le panneau,extrêmement précis et soigné dans les détails, représentait les quatre blocs qui composaient lastructure.ChaqueblocétaitreliéaublocsuivantparunesériedegaleriesidentiquesàcellequeBenvenaitdetraverser.D’unboutdeMnemonicaà l’autre, ilyavaitenvironmillecinqcentsmètres,ettoutelastationétaitdémontable:encasdebesoin,chaqueblocpouvaitpoursuivresonparcourssous-marindesoncôté,sedétachantdurestedunavireparunmécanismeautomatisé.Chaquesecteursedéplaçaitgrâceàdepuissantsmoteurscommandésparuneunitécentralesituéeàl’étageleplusbasdubloc,etpeupléededizainesd’hommesqueBenn’avaitjamaisrencontrés.C’étaitlaloienvigueur,etonne ladiscutaitpas : chacunavait sa tâche à accomplir, il n’y avait aucune raisonpourqu’untimonier ait lemoindre contact avec un chercheur.On pouvait voyager pendant des années sur lemêmenaviresanssavoirquilecommandait.Benréfléchissaitsouventaufaitque,àl’époquedesongrand-père, le timonier était vraiment un homme qui tenait la barre du gouvernail d’un bateau.Àpeine deux générations plus tard, ces immenses structures étaient pilotées par des panneauxnumériques.Maisdepuisdesannéesetdesannéesqu’iltravaillaitlà,iln’avaitjamaiscommuniquéavecaucun

destimoniers.Pournepasavoird’ennuis,ilsuffisaitd’exercersesfonctionssanscréerdedésordre.Collaborer avec les employés de son secteur était un signe de bonne conduite, s’intéresser à desdépartements différents de celui auquel on appartenait ne l’était pas du tout. Ben ne s’était jamaisécarté du droit chemin, ce qui lui avait valu l’estime et la considération de ses supérieurs.Naturellement, d’euxnonplus il n’avait jamais rien su.La communication se faisait parmessagesnumériques.Pasunseulvisage,pasunseulvraitimbredevoix.Sesemployeurspouvaienttoutaussibienêtredesordinateurs.Pourtant,toutcelaavaitapportéleBien-être.Lesrévoltespopulairesn’étaientplusqu’unsouvenir

dutempsdesongrand-pèreetdesnaviresàgouvernail.Ilétaitdoncjustequeleschosessepassentainsi.Aufond, lespetitesMelissaetLaranemanquaientderien,etsa femme,Loren,pouvaitallerfairelescoursesgrâceaufondsfamilial.Tantqu’ilaccomplissaitsatâcheaumieux,tantquechacuns’y efforçait, les villes seraient en ordre, et les structures fonctionneraient. Il suffisait que chacunresteàsaplace.–Quandcommence-t-onlesanalyses?lança-t-ilavecenthousiasmeenentrantdanslasalle.

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Sonéquipedecollèguesenblousebleue,vêtementdistinctifdel’unitéderecherchequ’ildirigeait,préparaitdéjà lesappareils.Deuxjeunesassistantsreliaient lesextrémitésdeplusieurscâblesàuneboîte noire placée à la base d’une colonne aumilieu de la pièce, d’autres pianotaient du bout desdoigtssuruneplaquemulticoloreprojetéesurunplanlégèrementincliné,decouleurblanche.Devanteux,uneséried’écransàhauterésolutioncouvraittoutlemur.– Est-ce que la fille a dit quelque chose ? demanda une femme de couleur, en posant un tas de

feuillesdepapiersuruncomptoirendemi-cercleaumilieudelasalle,devantlacolonne.–Pasencore.Je luiaiexpliquécequiallait luiarrivermaintenant,et je luiaiditdenepasavoir

peur.Selontouteprobabilité,ellen’apascomprisunmot.Faitesbienattentiondenepasl’effrayer.Elle a le regard d’un enfant qui vient de naître ; tout ce qui l’entoure est nouveau et doit labouleverser.Nousnesavonspasgrand-chosed’elle,maisjenepensepasqu’ellesesouviennedesonpassé,paspourlemoment,entoutcas.–Quisaitd’oùellevient…,murmuraungarçond’unevingtained’années,levisagefranc,leregard

pensif.Sesyeuxbrillaientencorede la lumièrepleined’espoirdes jeunesrecruesquiaffluaientdans les

centresderecherche.Maistousn’arrivaientpasàmonteràbordd’unestationdehautniveaucommeMnemonica.Nombred’entre eux, aprèsde longuesétudes, finissaientparmoisirderrièreunécrandans quelque bureau étroit et anguleux, enfermés dans un immeuble anonyme du centre d’unemétropole.Cettelumières’éteindraitbientôt,voiléeparuneombregrisecommel’uniformedestinéauxchercheursquin’étaientpasopérationnels,etn’étaientguèreplusquedesimplesarchivistes,enréalité.– Pour l’instant, il n’est pas très important de savoir d’où elle vient, répondit Ben. Il faut

comprendre comment elleva.Onabesoind’un tableaude ses fonctionsvitales, d’une analysedesorganesinternes,desappareilsrespiratoireetcardiovasculaire.Etde tout lereste,enfait.Examensmoteurs,ophtalmologiques…–Àpropos,intervintlafemmeauxtraitsasiatiquesquis’appelaitSara,d’aprèsl’étiquetteaccrochée

àlapochedesablouse,tuavaisraison.–Àquelsujet?–Lacabined’oùnous l’avons sortie.Ungaz s’enest échappéaumomentde l’ouverture. Il s’est

dispersédanslapièce,lesgarsduC5sontentraindel’analyser.Il aimait le ton familier avec lequel une personne aussi rigoureuse que Sara parlait des autres

départements. « Les gars », en réalité, étaient les membres d’une unité spécialisée en analyseschimiques avec laquelle l’équipe de Ben collaborait depuis toujours. Il s’agissait d’hommes et defemmesâgésdecinquanteàsoixanteans,detrèshautniveauenphysique-chimie.IlstravaillaientdanslesecteurC,aucinquièmeétage,d’oùl’expression«lesgarsduC5».Ilsavaientbeauapparteniràunautredépartementqueleleur,illeurétaitpermisdelesrencontrerpourdiscuterdesrésultatsobtenusdepartetd’autre.Aufond,l’unitédeBenrepéraitlesmatériaux,l’autrelesanalysait:l’existenced’ungroupe n’avait aucun sens sans le travail complémentaire de l’autre.Naturellement, les rencontresdevaient avoir un caractère strictementprofessionnel.Pourtant, à l’extérieur, dansquelqueobscurebanlieueoubliée,Benavaitdécouvertlesenseigneséteintesdecaféspopulaires,oùlestravailleursetles gens qui se connaissaient devaient se retrouver autrefois, pour passer du temps ensemble et selibérerdestensionsdeleurjournée.C’étaitunusagequiavaitdisparuaufildutemps,etdontseulsles

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vieuxsesouvenaient.Lanouvellegénérationavaitgrandienrespectantunordresocialentièrementdifférent.–D’aprèsl’odeur,ondiraitduH²S,del’acidesulfhydrique,constataBenensortantquelquechose

de lapochede sablouse.Peut-êtreque le résultatde l’analysenousenapprendradavantage sur laconservationducorps.IlfitquelquespasversSara,puisluimurmuraàl’oreille:–Tiens.Dansunedemi-heureexactement.N’enparleàpersonne.Puisils’adressaauxautres:–Quedeuxd’entrevousaillentchercherAlpha.Onvacommencerlesanalyses.Allons,lesenfants,

autravail!SarasuivitBenduregard,tandisqu’iltournaitledosauxautresetsedirigeaitdenouveauversla

rampe.Elleserradanssamainlepetitbilletqu’illuiavaitremisquelquesinstantsplustôt.Ellese rendità l’autreboutde la sallependantque l’équipepréparaitdespetits litset lematériel

pourprocéderauxanalyses,puiselles’assitenfaced’unpanneaulumineux,etlutlemotdeBen:

MAGASIN3F

Depuis qu’ils avaient trouvé la cabine, Ben se conduisait bizarrement, elle l’avait remarqué. Ils’agissaitdechangementspresqueimperceptiblesdanssonattitude,maisellelesavaitnotéset–ellel’auraitparié–ilsn’auguraientriendebon.Aprèsvingt-sixansdetravailcôteàcôte,elleconnaissaitmieuxBenquesonmari.Quelquechose

n’allaitpas,elleenétaitsûre.

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La femme s’assit au bord du lit, puis caressa doucement la joue de la petite fille aux cheveuxchâtains.Ellesourit,soupira,etluidonnaunbaisersurlefront.–Çasepasseratrèsbien,montrésor.Lapetitefilleessuyaunelarme,puisrépondit:–J’aipeur.–Dequoi?luidemandalafemme.–Dedécevoirpapa,dit-elle,puisellesetournadel’autrecôté,incapablederetenirsespleurs.–Ma chérie, papa est fier de toi ; pour lui c’est déjà un succès formidable que tu sois arrivée

jusque-là,quoiquetufassesdemain.La petite leva les yeux. Le plafond était un fourmillement de petites étoiles phosphorescentes qui

rendaientchaquenuitmagiquedanssachambreàcoucher.C’étaitsonpetitcoindeVoie lactéequil’accompagnaittoujoursdanslesbrasdeMorphée.–Quoiquejefasse?–Maisbiensûr,montrésor.Parcequetuesunepetitefilleabsolumentadorable.Ellerit.Samèresavaiteffacertouteslestensions.Illuisuffisaitdequelquesmotsoud’unregard.

C’étaientcommedescaressessursoncœur.–Merci,maman.Lafemmesourit,luipassalamaindanslescheveuxetlesébouriffa,pourrire.–Mais…attentionàtoisitunegagnespasdemain!Lafilletteritetsecachasouslescouvertures.Samèreserrasamaindanslasienneetlaportaàses

lèvrespourundernierbaiser,puiselleseleva.Quandellefutsurleseuil,elleseretournaverselle.–Ceseraunegrandefinale,Jenny.Jelesais.

Elleseréveillaensursaut.Elleouvritgrandlesyeux,vitlalumièreaunéonau-dessusdesonpetitlit,etdétournaleregard.Lerestedelapièceétaitplongédansl’obscurité.Aucunetracedel’hommequi lui avait parlé.Mais que pouvait bien être cette vision qu’elle venait d’avoir ? Un rêve ? Unsouvenir?Elleavaitéprouvéuneémotionréelle,unesincèreaffectionpourcettefemmeauprèsd’elle.Était-ce

samère?Danscecas,elle-mêmesenommaitJenny.Ellen’enétaitpassûre,maispourlemoment,c’étaitlaseuleréponsequ’elleavaitauxmillequestionsqu’elleseposait.Elleavaitintérêtàentenircompte.Ceseraunegrandefinale,Jenny…Lebourdonnementdesportesautomatiquesbrisalesilence.Elledécidadefermerlesyeux,laissant

simplement une petite fente ouverte pour regarder sans être vue. Deux hommes jeuness’approchèrent,échangèrentunsignedetête,etsemirentchacunàunboutdulitpourlepousser.

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–Elleestvraimentbelle…,ditl’und’eux,tandisqueJennyfaisaitsemblantdedormir.Lorsqu’ilsfurentdanslecouloir,uneforte lumièrefrappasespaupières, lesallumantd’unrouge

flamboyant.Jennygardalesyeuxferméspendanttoutletemps.Sespenséescommençaientàsefaireinsistantes:«Qu’est-cequisepasse?Qu’est-cequis’estpasséavanttoutça?Quisuis-je?»

BenretournadanslesecteurCaprèsavoirdenouveautraverséletunnelaumilieudel’océan,puisil rejoignit la capsule à lévitationmagnétique quimenait de l’autre côté du bloc. Il introduisit sonindexdansune fente àdroitede laporte coulissante, et attendit quelques secondesqu’elle s’ouvre.Parfois,poursemaintenirenforme,Benparcouraitcesecteuràpiedd’unboutà l’autre,àgrandspas.Autrement,ilmontaitdanslacapsule.Grâceàlasuspensionélectrodynamiquequiexploitaitlespôlesopposésdesaimantsdelacabineetduquaisurlequelellecirculait,lacapsuleavançaitàgrandevitesselelongdublocetletraversaitenmoinsdetrentesecondes.Pendantcebreftrajet,Benobservalazoneenvironnanteparlepetithublotdelacapsule,tandisque

soncœurbattaitdeplusenplusviteetqu’ilavaitlagorgesèche.Avait-ilraisondefairecequ’ilallaitfaire ? Sûrement pas, c’était de la folie. Il en avait pleinement conscience. Mais les images desemployésconsciencieuxenblousevertedusecteurbiotechnologiesquidéfilaientrapidementdevantsesyeuxleconfortaientdanssesintentions.Ilnepouvaitpascontinueràsentirqu’iln’étaitquel’undesengrenages.Ildevaitagiravantquequiquecesoitnesubodorequequelquechosenesepassaitpascommeprévu.Lorsqu’il fut à destination, il sortit de la cabine et longea à pied un autre tunnel sous-marin. En

arrivant au bout, il passa sous l’enseigne SECTEUR B et dévia vers la droite, où un escalierdescendaitàl’étageinférieur.Il traversaunpetitcouloir,ets’arrêtadevantuneporte.Uneplaquetteindiquait:

BENRJK546T8UNITÉDERECHERCHE

Il pressa son index sur unpetit panneauorange, et la porte s’ouvrit.Une fois dans la pièce,Bendéboutonnasablouseetlaposasurledossierd’unechaisedevantunetabledetravail.Puisilôtasontee-shirt,défit laceinturedesonpantalonet l’enlevaégalement.Lorsqu’il futnu, il sedirigeaversune porte coulissante à l’autre bout de la pièce, et l’ouvritmanuellement. Il entra dans la salle debains,s’approchadeladoucheetlafitcoulerenappuyantsurunboutonplacésurunpetitdispositifmural.Ce n’était pas seulement son bureau. C’était là qu’il habitait depuis qu’il avait embarqué sur

Mnemonica.Unstudiode trentemètrescarrés,composéd’unepièceetd’unesalledebains.C’étaitassez grand pour y mettre une table de travail de couleur crème où étaient posés un panneaunumérique,unclavieretunepetiteimprimante;destiroirsoùrangerlesdocumentsenpapieretseseffets personnels, un minibar garni de petites bouteilles de trente-cinq centilitres de Frey – l’eauminéralequiétaitdistribuéegratuitementàtoutlepersonnel–,unfauteuilensimilicuirblancquisetransformaitenquinzesecondesenlit,etenfinunearmoiremuraleplutôtétroitemaisassezgrandepourcontenir lesquelquesvêtementsnécessairesàbordde lastationsous-marine.Endehorsde lablouse bleue que l’on pouvait retirer chaque jour à la laverie de l’étage, il suffisait demettre unpantalon,untee-shirtetdeschaussures.Iln’yavaitaucuneraisond’avoirplusd’unoudeuxvêtementsde rechange, étant donné l’efficacité et la rapidité des laveries. Là aussi, comme partout, chacun

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accomplissaitsa tâche.Etcelafonctionnait.LamerveilleusemachineduBien-être,commeavaitditquelqu’undansundiscourspolitique.Unsans-visage,biensûr,puisquelesdiscoursétaientdistribuésde façon numérique et lus par une voix automatique, demême que les quotidiens et les revues. Iln’étaitpasnécessairequelescitoyensconnaissentlevisagedesgensquilesgouvernaient.Lesgensvotaientpourleprogramme.Benlui-mêmel’avaitsoutenu,pourladernièrefois,quandilavaitétéappelé à exprimer une opinion en votant.Mais en réalité, se demandait-il, est-ce que cette opinionavaitcomptéuntantsoitpeu?Ouest-cequetoutétaitdéjàconçuetprogramméenamont?Qu’il en fût ainsi ou pas, personne n’avait rien à objecter, tant que le gouvernement alimentait

chaque semaine le fonds familial et que les femmes qui s’occupaient de la gestion de la maisonpouvaient aller fairedes coursesou acheterdesvêtements aux enfantspar simple identificationdemicropuces sous-cutanées. Les pièces de monnaie et les billets n’étaient plus utilisés depuislongtemps,toutétaitarchivédansleprofilnumériquedechaquecitoyen.C’était cela, le Bien-être, le programme politique idéal que tout le monde avait voté et désirait

garder.Tauxdecriminalitéauplusbas,rendementmaximumdetouslessecteursproductifs,sécuritépourl’avenirdesenfants.Quideviendraientdespions,commeleursparents.Despionsheureux.Pendant qu’il faisait coulisser la porte de la douche derrière lui, Ben se dit qu’il n’avait aucune

intentionderesterencorelongtempsclouéàcetéchiquier.

Tandis que l’eau coulait sur le visage de Ben, balayant son voile d’hypocrisie, ses souvenirsaffleuraient,impitoyables.Ilnepouvaitpasleseffacer.Ilsfrappaientcommeunbéliercontrelaportebarricadéedeladisciplinequ’ils’étaitimposée,ilscognaientavecinsistancecontrelesparoisdesoncerveauetinfectaientsesidéesaveclaviolenceimplacabled’unvirus.Ilpouvaitjouerlacomédieavecsonprochain.Ilpouvaitfairesemblantd’accepteravecsérénitéla

réalitédepiondanslaquelleilvivait.Maisilnepouvaitpassejouerlacomédieàlui-même.Ilétaitchercheur,unvétérandésormais.Combiend’histoiresconnaissait-il?Combiendecollègues

avait-ilrencontrés,aveclesquelsilavaitéchangédesinformations?Iln’étaitpasleseulàavoireuungrand-pèrebavard,iln’étaitpasleseulàs’êtretropsouventdemandé«Pourquoi?».Cettefois,ildisaitnon.Il ne pouvait plus faire semblant. Il n’acceptait pas l’idée d’avoir rapporté la pêche la plus

incroyable de sa carrière, de la faire analyser, et de la laisser auxmains de personnes dont il neconnaissaitnilevisage,nilesobjectifs.Çasepassaittoujoursdelamêmefaçon.Etdepuistoujoursleshistoiresdesescollèguesétaiententouréesdemystère.Lepèred’unchercheurqu’ilavaitconnuquelquesannéesauparavantavait remontédu fondde lamerunensembledeconnaissancesde trèshaut niveau, utiles à la conceptionde systèmesde localisation satellitaire.Puis il s’était penduà lapoutre duDelta V, un vieux navire de taille nettement inférieure à celle duMnemonica. Un sous-marin historique, grâce auquel avaient été retrouvés des vestiges d’importance cruciale pour leprogrès de la civilisation. Naturellement, les citoyens n’avaient jamais eu vent de cette tragédieprivée.Unautrevétéranétaitmortàcaused’unetumeurfoudroyanteaucerveau,unmoisaprèsavoirsorti

desfondsmarins touteunebibliothèquedepublicationsofficielles,gardéesdansunepièceblindée,oùl’eaun’avaitpasréussiàpénétrer.Lesannéessuivantes,toutessortesdedécouvertesmédicaleset

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scientifiquesextraordinairess’étaientsuccédéàunecadencesurprenante.Delastructurecomplexedugénomehumainà l’interactionquantiquedesparticulessubatomiques ;descellulessouchesadultesreprogrammées, en mesure de régresser jusqu’au stade embryonnaire et de se transformer enn’importequeltissuducorpshumain,jusqu’auxmatériauxsupraconducteurscapablesdetransporterdel’électricitésansopposerderésistanceàcertainestempératures.Lafintragiquedeshistoiresdechacundeceschercheursneméritaitpasleshonneursdesmédias,et

intéressait peu les gens. Le citoyen moyen suivait les progrès de la science avec détachement,uniquementpréoccupédeconserversonemploietd’entretenirsafamille.Hôteignareaubanquetdesaproprecivilisation,ilsecontentaitdemangersonrepassanss’interrogersurlesingrédientsquilecomposaient.Etsansjamaisvoirlecuisinierenpersonne.Ilétaittempsdequittercettevoierassurante,Benenétaitcertain,ilétaittempsdedérailler.Deshistoirescommecelles-ci, ilenconnaissaitdestonnes.Ceuxdontc’était l’intérêtlesfaisaient

passerpourdeslégendesmétropolitaines.Ouplutôtmarines,enl’occurrence.Maistousceuxquilesracontaientn’étaientcertespasdesconspirateurs,desvisionnaires,dessubversifs.C’étaientdesgensqui,commelui,n’acceptaientpaslerôled’automatequelasociétéleuravaitattribué.Etpeuàpeulefeucouvaitsouslacendre.Lamousseglissait sur lecorpsdeBen, il se sentaitpurifié sous lescaresses fraîchesde l’eau. Il

repensaauBien-être.Uneviecanalisée,entièrementrégiepardeslois,unelibertéd’actionillusoiredansunmondequisuivaitdesschémaspréétablis.Oui,biensûr,MelissaetLarapouvaientmangeretfairedesétudes.Maisquiétaientleursenseignants?Queldogmeapprenaient-elleschaquejour?Benserappelaitparfaitementbienlesiègedel’Institutdeformation,àquelquespasdechezeux.Sesfillesiraientdanscetteécoleàl’âgededouzeans.L’Institutétaitformédetroisimmeublesdequatreétageschacun,entourésd’unegrandecour.BenyétaitalléencompagniedeLoren,avecbeaucoupd’avance,pourlesinscriresurunelistespécialequipermettaitd’économiserunpeusurlesfraisdescolaritéaumoment où leurs filles entreraient réellement dans cette école. Il les avait vus, les élèves.Tous enrang, en uniforme, éduqués à la rigueur et à la discipline, ordonnés au point de ressembler auxacteursd’unepiècedethéâtre.Ou,plusexactement,d’unefarce.C’étaitça,laliberté?Quelleétaitlafrontièreentrelabonneéducationetlasoumission?Lecitoyen

moyende la générationde ses filles aurait-il vraiment la liberté de choisir ?Deprendreunevoieplutôtqu’uneautre?S’ilyavaitunmomentoùdétournerl’avionversdesdestinationsinconnuesetsortirdeschemins

battuspouvaitavoirunsens,c’étaitbiencelui-là.Personnen’auraitjamaispuimaginerretrouverunêtre vivant au fondde l’océan.On s’était habitué à retrouver des vestiges devilles englouties, desélémentsdeconnaissance,des témoignages.Onavaitsortide lamerdescodes,des inventions,destextes,desformules.Etpuisunjour,lui,justementlui,ilétaittombésurcettecabine.L’inscriptiongravéesursabaseenmétalétaitaussibrèvequ’extraordinaire:2014.Il savait très bien ce que cela signifiait. La plupart des citoyens l’ignoraient peut-être, mais un

chercheurcommeluinepouvaitpasnepasconnaîtrel’Histoire.Quatre cent quarante-deux ans auparavant, un astéroïde s’était écrasé sur la planète Terre,

provoquant l’extinctionde la civilisationprécédente, à unedateque le calendrier d’alors désignaitcomme2014.Desempreintesetdestémoignagesdelacatastropheétaientprésentssurn’importequelvestigesortidelamer.Danslegrenierdesamaison,Bengardaitunecarte,qu’ilavaitempruntéeaucours de ses études, et qu’il n’avait jamais rendue.Ellemontrait lemonde avant l’apocalypse.Les

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continents,lesocéans.Lagéographieancienne.C’étaitl’unedescarteslesplusdétailléesqu’ilavaitjamaisvues,etavecletemps,ils’étaitrenducomptequ’ilétaitdeplusenplusdifficiled’entrouverdesemblables.Ilétaitpeut-êtrenécessairequelesgensnesachentriendupassépourqu’ilsacceptentleprésent.Le présent dans lequel vivait Ben se déroulait au cœur de l’ancienne Europe, dans la zone qui

apparaissait sur les cartes de l’époque sous les noms d’Allemagne et de France, et qui s’appelaitdésormaisGê.Toutlereste,d’aprèscequ’onpouvaitsupposerenobservantlescartes,s’étaitdétachécommeunmorceaudepaincoupéendeux,etavaitsombrésouslesassautsdesgigantesquestsunamisqui avaient sévi longtemps encore après la chute de l’astéroïde.Ou alors, cette partie de la Terres’était simplement éloignée, formant une île, comme Orient, celle qui, sur les anciennes cartes,semblait correspondre à un grand continent nomméAsie, et dont les côtes étaient inaccessibles enraison d’une interdiction législative imposée au temps de son grand-père, à la suite de la bataillenavalelapluseffrayantequieûtjamaisétérapportéedansleslivresd’histoire.D’après ce qu’il savait lui-même, le continent sur lequel il vivait ressemblait beaucoup, dans sa

forme,àl’ancienneAustralie:uneîleimmenseaumilieudelamer,voilàcequ’étaitGê.LeportdeNes,dontparlait toujourssongrand-père,etd’oùpartaient laplupartdesexpéditions,situéausud-ouest, devait se trouver du côté de ce qui avait étéMontpellier autrefois. La capitale, Domus, enrevanche, dans la banlieue de laquelle habitait sa famille, était une métropole de six millionsd’habitants,quis’étendaitdanslarégiondel’anciennevilledeFrancfort.Lalangue,dontsongrand-pèreluiavaitracontél’évolution,etquiavaitunifiélespopulations,cellequiétaitdésormaisparléepartous,étaitl’italien.Presquetoutlemonde,àGê,connaissaitleslanguesd’origine–legrecetlelatin – qui s’apprenaient à l’école dans les cours d’Étymo. Et presque tout le monde parlaitcouramment l’italien, à présent, à l’exception d’un faible pourcentage d’analphabètes. Il y avait un« trou dans l’Histoire », cependant, commeBen aimait à le dire.On ne savait pas quand les gensavaientétérassembléssousunseuldrapeau,onnesavaitpasàquandremontaitcetournantculturel,socialetpolitiquesurlecontinent,etcelaparcequeceuxquiavaientorchestrécetteopérationavaientinterdit qu’on en fassemention. C’étaient les tout débuts du programme politique quimènerait auBien-être.Aprèslepassagededeuxoutroisgénérations,trèspeudegensserappelaientencoreleursorigines.Ildevaityavoireuunmomentprécis,aucoursdesévénements,oùlesdécouvertesvenuesdelameravaientpermisunbondenavantextraordinaire,etoùceuxquidétenaientlepouvoiravaientconquisetunifiélesterritoires,imposantuneseulelangueetuneloiunique.Àpartirdelà,leprogrèsavaitavancéà lavitessed’uneavalanche:onn’avaitpas le tempsdedécouvriretdeconnaîtreunetechnologie qu’elle était aussitôt remplacée par une autre, plus efficace. Les bateaux avaient étésupplantéspardesnavires,lesnavirespardessous-marins,etlessous-marinspardesstationssous-marinescommeMnemonica.«Lamémoiredel’eau»étaitlaformuleconsacrée,millefoisrépétéeaux temps de la conception du navire, quandBen n’était encore qu’un jeune étudiant imberbe, quirêvaitdedirigerunjouruneunitéderecherche.Maiscomment lavieavait-elle reprissur laTerre?C’étaitunequestionquiavait tourmentéBen

pendanttoutesonadolescence.Ilremarquaitavecméprisledésintérêtdesgensdesonâgepourlesorigines de la nouvelle civilisation, et acceptaitmalgré lui la politique de désinformation qui étaitfaite à ce sujet. Les organes du pouvoir avaient toujours voulu faire croire à l’histoire d’unepopulationquiauraitsurvécuàlafindumonde,etquiauraittransmislesconnaissances,relançantlacivilisation en quelques centaines d’années. Mais Ben était un chercheur. Un archéologue, un

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spécialisteattentifauxsecretsdelamer.Etilavaitinterrogélesvestigesretrouvésaufonddel’océanpour comprendre les effets de cette apocalypse, il les avait examinés de près, jusqu’à ce qu’il envienneàlaconclusionquenon,personnenepouvaitavoirsurvécu.2014avaitétéleterminusdelacivilisationprécédente,sansaucuneexception.Malgrélesexplicationsprivéesdetoutfondementquelesautoritésfaisaientcirculer,etquelamassen’oseraitjamaiscontester,cen’étaitpaslavérité.Alors, comment la vie avait-elle pu renaître ? Ben savait qu’une seule personne était enmesure

d’émettreunehypothèsepourdonneruneréponseàcetteinterrogation.Ilpourraitbientôtlarevoir,etluiposerunequestionqu’iln’avaitjamaisoséluisoumettre.

Lorsqu’ilsortitdesadoucheets’essuyalevisage,sonrefletdanslemiroirdelasalledebainsluirenvoya l’image d’un adulte désenchanté, las de croire aux histoires qu’on lui racontait, avide deréponsesvraies.La seule possibilité qu’il avait était cette fille, qu’il avait nommée Alpha, quand on lui avait

demandéderédigerunrapport,selonunusageancienetsolidementétabliquivoulaitquelaplupartdes découvertes et des projets aient une dénomination grecque ou latine afin de leur donner del’importance.LecontinentmêmedeGêtenaitsonnomdel’ancientermequidésignaitlaTerre.Mais qui était derrière tout cela ? Rivé à son propre regard dans lemiroir, Ben continuait à se

tourmenterenseposanttoujourscettemêmequestion.Ilssavaient,eux.Quellequefûtleuridentité,ilsétaientaucourantdesadécouverte.Ilsattendaient

les analyses, peut-être, avant d’intervenir. Combien de temps lui restait-il à vivre ? Quand lependraient-ils à une poutre, ou lui injecteraient-ils quelque chose en faisant écrire « tumeurfoudroyanteaucerveau»danssondossiermédical?Ilretournadansl’autrepièce,saserviettenouéeautourdelataille.Sonregardtombasurunobjet

cylindriqueposésurlatable,àcôtédesonpanneaudetravail.Illepritentresesdoigtset,commeondéroule un parchemin, l’étala sur son bureau. Il s’agissait d’un petit panneau portable, interactif.Lorsqu’ils’alluma,iloffritauxyeuxbrillantsdeBenunephotodeMelissaetdeLara,sesdélicieusesenfantsauxcheveuxblondsetbouclés,entraindejoueravecunchienenpelucheplusgrandqu’elles.Audeuxièmeplan, sa femme,Loren, lesgenouxappuyés sur le canapé,un sourireenchanteurauxlèvres.Quatre longuesannéess’étaientécouléesdepuisqu’ils s’étaientditau revoir, lagorgeserrée, les

paupièresgonflées.Quatreannéesinterminables,aucoursdesquelleslesseulsrapportsqu’ilsavaientétaient des messages écrits par l’intermédiaire d’un programme intitulé Texte, installé sur sonpanneaude travail et sur sa tablette portable.Une correspondance anonyme, si froide qu’il doutaitmêmeparfoisque,de l’autrecôté,c’étaitvraimentsa femmequi lui racontaitcomment leurs fillesgrandissaient et combien il luimanquait.Le derniermessage était là, sur l’écran, sous son regardhostile.

LESFILLESSONTFIÈRESDELEURHÉROS.NOUS T’ATTENDONS, TRAVAILLE TOUJOURS TRANQUILLEMENT. QUAND TU

RENTRERASÀLAMAISON,TUVERRASLANOUVELLECHAMBREDESPETITES.JET’AIME,LOREN.

Benouvrit lachronologiedesmessagesreçuspourychercher laconfirmationd’unsoupçonquis’insinuaitdanssonesprit.Illuifallutquelquesminutes,maiscelaenvalutlapeine.

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–Lessalauds…,marmonna-t-ilquandilretrouvaunmessagequiluiavaitétéenvoyéexactementàlamêmedatel’annéeprécédente:

LESFILLESSONTFIÈRESDELEURHÉROS.NOUS T’ATTENDONS, TRAVAILLE TOUJOURS TRANQUILLEMENT. QUAND TU

RENTRERASÀLAMAISON,TUVERRASLANOUVELLECHAMBREDESPETITES.JET’AIME,LOREN.

« Ce n’est pas ma femme, c’est un de ces maudits programmes automatiques. Avec des défautsévidents,d’ailleurs…»Bensoupiraeteutunsourireamer.Ilrépondraitàcemessage,biensûr.Ilseraitaffectueux,comme

toujours,mêmesidel’autrecôté,iln’yavaitprobablementqu’unalgorithme.Qu’onsesoitmoquédeluipendantdesannéesnechangeaitpasgrand-chose.Ilespéraitsimplementqu’iln’étaitrienarrivéà ses proches. Il savait à qui demander des nouvelles d’elles qui soient fiables.Mais il lui fallaitd’abordsortirdelà.Quatre longues années s’étaient écoulées. Melissa et Lara étaient presque des adolescentes,

désormais…C’étaitaussipourrevoirleursyeuxqueBenpréparaitsafuite.

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18

Lemagasin3Fétaitunentrepôtàl’intérieurd’unvastepavillonàl’étageleplusbasdusecteurC.L’étageleplusbaspourBen,naturellement.Auniveauencoreinférieurdechaquebloc,eneffet,ilyavaitlessallesdesmachines,l’unitéélectrique,lacabinedepilotageetleslogementsdestimoniers,c’est-à-diredetout l’équipageresponsabledelanavigation.MaisniBenniSaran’yavaient jamaismislespieds.Lorsqu’ilarrivaaumagasin,Alanl’accueillit,lesyeuxbaissés,l’airsérieux,commed’habitude.Il

enfreignait souvent les règles, ce gros garçon de trente-huit ans, désormais presque entièrementchauve,obèse,avecdes lunettesauxverresépais.Maispersonnenepouvait le renvoyer.Alanétaitatteintd’autisme.Imprévisibleparcertainscôtés,maiscompétentdanslagestiondumagasin.Ilétaitcapabled’accomplirsatâchelemieuxpossible,etsurtoutdenepasdiscuter.Ilappelaittoutlemonde« capitaine », même les gens qui faisaient le ménage. Le programme prévoyait l’insertion depersonnes comme lui dans le système productif, sans fonctions de décision mais uniquement degestion.Onn’abandonnaitpasungarçonendifficulté,onletransformaitentravailleurzélé.Onluidonnait une chance. C’était du moins ce qu’on disait aux gens pour montrer une façade toujoursadmirable.– Capitaine, tu as besoin de médicaments ? demanda le gros garçon sans lever les yeux et en

dévissantlacapsuled’unepetitebouteilled’eauFrey.–Oùas-tumistonpanneau?–Ilnemarchaitpas,capitaine.Ilestenréparation.Onvam’endonnerunneuf.–Jecomprends.Donc,sijetedemandeoùsontleséprouvettesn°12delaSynthesis,tunepeuxpas

avoiraccèsaufichierpourmeledire.Bensavaitqu’ilvenaitdeposerunequestiondontlaréponseétaitévidente,maisc’étaitunpetitjeu

auquelilaimaitàselivrerchaquefoisqu’ilvoyaitlemagasinier,presqueunetraditionàrespecter.Iln’yavaitaucunfichiersursonpanneau.Ouplutôtsi,ilexistait.Maisilnepouvaitpasrivaliseravectouteslesdonnéesquecontenaitlatêted’Alan.–Capitaine,leséprouvettesquetucherchessontdanslarangée38,étagère6.Boîtebleuebordéede

jauned’or.Codeduproduit:X3…attends…X3-48-AG9.Oui,c’estça.Ben,unsourireforcéaucoindeslèvres,regardafixementAlan,quitoussota.–Tu es toujours lemeilleur, conclut-il, puis il fit demi-tour, et disparut dans l’une des allées de

l’entrepôt.Laquestionqu’ilavaitposéeneluiservaitqu’àfairediversion,naturellement.LeseulbutdeBen

étaitdefairecroireaumagasinierqu’ilavaitbesoindequelquechose.Saraagiraitdelamêmefaçon,ilenétaitsûr.Entrerdanslemagasinsansraisonpréciseauraitrisquéd’éveillerlessoupçons,mêmed’unemployéparticuliercommeAlan,bienentraînéàsignalerlamoindreanomalie.Pourbeaucoupdegens,legouvernementsemontraitgénéreuxetmagnanimeenoffrantdespostesdetravailàdes

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personnes handicapées. Aux yeux de Ben, en revanche, certaines d’entre elles, comme Alan, netravaillaient que parce qu’elles suivaient des schémas comportementaux linéaires, qu’elles étaientmalléableset facilesàdiriger.SiAlanvoyaitquelquechosed’étrange,dedifférentdecequ’on luiavait appris à considérer comme juste et normal, il le signalerait aussitôt et sans aucun scrupulemoral.C’étaitunpionparfait.Saranesefitpasattendre.Ellesurgitdederrièreunerangéed’étagères,etcroisaleregarddeBen.

Ilsserapprochèrent l’unde l’autre,puisrestèrentcôteàcôte, faisantsemblantdechercherquelquechosesurlesétagères.Ilsparlèrentàvoixbassesansseregarder.–Qu’est-cequit’arrive?murmuraSara.–Jel’emmène.Ilfautquetumecouvres.Tueslaseuleàquijepuissefaireconfiance.Sara écarquilla les yeux, tout en prenant une boîte et en feignant de lire la composition d’un

médicament.–Emmenerqui?Lafille?Tuesdevenufou,ouquoi?Bensoupira,lespaupièresbaissées,lesmainsposéessurl’étagère.–Sinousrestonslà,jecrainsqueçatournemal.Pourtoutlemonde.Sijeparsavecelle,jesauverai

aussilerestedel’équipe.Lefugitif,ceseramoi,jeseraileseulàêtrerecherché.–Maisqu’est-cequeturac…?–Sara,combiende fois,aucoursde tacarrière,as-tuentenduparlerd’unitésde rechercheayant

entièrementdisparudanslenéant?Deprofessionnelsengloutisdanslamerlorsd’uneopérationenextérieur?Tuycrois?Pasmoi.Nousavonsentrelesmainsunêtrequiappartientàlacivilisationprécédente.Nousnesavonspascommentc’estpossible,maisilestbienvivant.Ilaéchappéàlafindumondede2014,etaouvertlesyeuxpresquecinqcentsansplustard.Est-cequetuterendscompte?Ilpourrait commencer à parler d’un moment à l’autre. Nous sommes devant la découverte la plusimportante de notre Histoire, un miracle de la nature ou peut-être de la technologie qui nous aprécédés.Cettemêmetechnologiequenousavonshéritéeaucoursdessiècles,grâceàlamer,etquenousavonsaméliorée.Nousallonsmalfinir,ettulesaisaussibienquemoi.Sara écouta le discours de Ben, puis réfléchit quelques instants : elle partageait chacune de ses

paroles, et sa longue expérience l’avait amenée aux mêmes raisonnements à bien des reprises.Lorsqu’ilsavaientretrouvélacabine,sespremièrespenséesétaientalléesverssonmari,quiluiavaitditaurevoirauportdeNesquatreansauparavant,retenantseslarmes.Lereverrait-elleunjour?Entantquechercheuse,elleenétaitpresquevenueàsouhaiternerientrouverd’extraordinaireaufonddelamer.Unecarrièresansgloireexcessiveluiauraitsansdoutepermisderesterenvie,cettegloirenesortantpasdel’enceintedeMnemonica.–Qu’est-cequetuasl’intentiondefaire?chuchotaSara.–Dansdeuxsemaines,tusaisqu’unamarragesous-marind’unedemi-journéeestprévupourlivrer

desmatériauxdusecteurAauportdeMarina,n’est-cepas?–Oui.Etalors?–Ilfautquetum’aides.L’amarrage sous-marin était un type de manœuvre à l’arrêt exécuté parfois au cours d’une

expédition. Souvent, l’unité continuait à travailler et ne s’en apercevait même pas. En effet,Mnemonican’émergeaitpas,restantentièrementsousl’eau,maislesecteurAsedirigeaitdroitsurlacôteoù,àcinquantemètresdeprofondeur,untunnelcreusésousterreseterminaitparungigantesqueportailautomatiqueprêtàêtreraccordéà lastructuredunavire.Unefoisqu’ilsétaientaccolés, les

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deux portails s’ouvraient, et les camions, les voitures pouvaient sortir du parking du navire pourprendre le tunnelqui lesmènerait jusqu’à laville.Parmicescamionsetcesvoitures, ilyaurait levéhiculetout-terraindeBen.Il connaissait le point faible de la société dans laquelle il vivait : le conditionnement moral et

psychologique que les gens subissaient chaque jour ne les incitait plus à commettre des actescriminels ou imprévisibles depuis très longtemps. Les systèmes de contrôle, désormais habitués àcetteconduitepacifiquedutroupeau,s’étaientaffaiblis.Personnenesongeraitàaccompliruneactiondecegenre.C’étaitjustementcequipermettraitpeut-êtreàBend’yarriver.

–Capitaine,j’aiditrangée38,pas18…Lavoixd’Alanretentitàl’autreboutdel’allée.Benseretournavivement,dissimulasasurprise,etessayadecalmersatension.–Oui,c’estvrai,Alan,c’estpourçaquejen’arrivaispasàlestrouver.Lemagasinier lefixad’unairperplexe,maissonfront légèrementplissén’étaitpasbonsigne.Il

valaitmieuxqu’ilneseméfiepastrop,oulamissiondeBencommenceraitdelapiredesfaçons.Benessayadesetirerdecemauvaispasleplusvitepossible.–Est-cequetupeuxm’accompagner?Jemeperdstoujoursdanscesmauditslabyrinthes…Legrosgarçonhésita,puiss’approchatimidementdeBenetdeSara.–Jevaist’yemmener,capitaine.Cemagasin,jeleconnaiscommemespoches.BenlançaunregarddeconnivenceàSara,quiréponditensoupirantetenluiadressantunregard

inquiet.Cen’étaitpasunesituationfacile.Ilfallaitgéreruneéquipedeseizepersonneschargéesdefaire des analyses sur la fille qui avait été retrouvée, et passer deux semaines critiques jusqu’àl’amarragesous-marintoutenprenantgardequepersonnenesedoutederien.OutouslesplansdeBenéchoueraient.Sara était la seule collègue à qui il pouvait faire confiance. Une des rares personnes auprès

desquellesils’épanchaitdetempsentemps,loindesyeuxindiscrets.Cesquinzedernièresannées,ilsavaientpasséplusdetempssouslamerquesurlaterreferme.CettecampagneàborddeMnemonicaétaitlacinquièmeàlaquelleilsparticipaientensemble.Etmaintenant,tousdeuxsavaientaussiqueceseraitladernière.

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LapremièresemainequisuivitleréveildeJennyparutinterminableàBen.Lesjourspassaientl’unaprès l’autre, lents, et infinis, demêmeque les aiguilles d’une horloge semblent rester immobilesquand on attend un moment important. Les analyses effectuées sur le corps de la jeune fille sesuccédèrent sansqu’elleopposede résistance,nineprononceunseulmot.La rééducationmotricecommença dès le premier jour après l’ouverture de la cabine, et donna des résultats positifs plusrapidement que prévu. Son cœur réagit bien aux tests d’effort, etmalgré certains déséquilibres, lebilansanguinsemblaitégalementsatisfaisant.Lestauxrevinrentd’ailleursbientôtàlanormale.Ellesubitplusieursélectrocardiogrammesetexamensdel’appareilcardiovasculaire,quipermirent

deconstateruneaméliorationde sonétatgénéral auboutde six jours seulement.Comment était-ilpossible qu’elle soit restée des centaines d’années dans un état de suspension de l’existence ?Personnen’en avait lamoindre idée.Quant au rôlede l’acide sulfhydriqueprésent dans la cabine,peut-êtrequ’unmédecindehautniveaupourrait l’expliquer.Peut-êtreque lesgarsduC5 finiraientparémettredeshypothèsesméritantd’êtreprisesenconsidération.Jennycommençatoutdesuiteàsenourrir,àboirerégulièrement,àbougersesmembresinférieurs

et supérieurs, suivant à la lettre les indications du physiothérapeute.Mais elle continuait à ne pasparler. Elle ne disait pas unmot. Le neurologue en conclut que la jeune fille devait souffrir d’unprofond stress post-traumatique, et ne se hasarda pas à prévoir quand elle pourrait retrouver laparole.BenetSara,deleurcôté,n’évoquèrentplusleplaninsenséauquellechercheuravaitfaitallusion.

Jusqu’à ce que, six jours avant l’amarrage sous-marin qui devait permettre à Ben et à Jenny des’échapper, touslesmembresdel’équipederecherchesoientréveillésàl’aubeparunmessagesurTexte,associéàunesonneriequiindiquaitsaprioritéabsolue,commechaquefoisqu’ilsrecevaientdesavisprovenantdeshautessphères.

ATTENTIONAUJOURD’HUI17HEURESAMARRAGEENSURFACEPORTD’HORUS.REMISEDESANALYSESSUJETALPHA.

BenattenditqueSarasortedesonstudio.Sansdireunmot,illapritparunbrasetl’entraînadansunepièceexiguëservantdedébarrasaumilieuducouloir.– Tu as lu, toi aussi ? commença-t-il dans l’obscurité, lorsqu’ils furent à l’abri des oreilles

indiscrètes.–Quelqu’unnousattendauportpourremettrelesanalyses,murmura-t-elle.–Quelqu’unm’attend,moi.D’habitude,c’estmoiquisuischargédeça,enqualitéderesponsablede

l’unité,réponditBen.

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L’expressioncontritedesonvisagecommençaitàprendreformedevantlesyeuxdeSara,àmesurequ’ilss’habituaientàl’obscurité.–Maispourquoiest-cequ’ilsnetransmettentpascesinformationsparTexte?–Parcequ’ilscraignentquelesinformaticiensd’Orientnaviguent incognitodansnossystèmeset

volentnosdonnées.Cetypedelivraison,d’aprèscequej’ensais,s’esttoujoursfaitdelamainàlamain.Lesrenseignementssontsursupportpapier,sousenveloppescellée.–Tusoupçonnesquelquechose?Benhaussalessourcils,inspiraprofondément,etjetaunbrefcoupd’œildanslecouloirdésert.– Tout ce que je t’ai dit va arriver. Cet intérêt soudain pour les analyses de la fille ne fait que

confirmermesconvictionssurnotredestin.Noussommescondamnésàdisparaître.Etpersonneneviendranouschercher.–Quivas-turencontrer?–Jen’enaipaslamoindreidée.Unintermédiaire,probablement.J’enaidéjàcroisédanslepassé.

Cesontdesgensquiparlentpeu,quiprennentlesdocuments,etquis’envont.Jenepensepasqu’ilssoientlàpourposerdesquestions.Sarasoupira.–Cettesituationnemeplaîtpasdutout.Faisattention.–Net’inquiètepas.Personnenesedoutelemoinsdumondedemesintentions.Çafaituneéternité

qu’onlessertensilence.Lalivraisonprévueaujourd’huin’estqu’uncontretemps.Benhaussaunsourcileteutunpetitsourire.–Jevais tedireunechose : faireunsautenvilleet respirerpour ladernière fois l’airdeGêen

hommelibre…çameferadubien.Jeterapporteunpetitcadeau?J’aibongoût,tusais?Sara le regarda longuement dans les yeux, puis elle lui prit lamain, entrelaçant leurs doigts.Un

gestequi,enpublic,auraitété,c’estlemoinsqu’onpuissedire,risqué.

LorsqueSaraentradanslasalledesanalyses,l’unitéétaitdéjàaucomplet,etopérationnelle.Ilnemanquait queBen et elle. Jenny était assise au bord du petit lit, vêtue d’une chemisemédicale quilaissaitses jambesdécouvertes.Elle leva lentement la têtequandellevitentrerSara,etesquissaunsourire.–Oùestpassélechef?demandal’undesjeunesassistants.–Iln’estpaslà?demandaSara,feignantlasurprise.Quelqu’unfitnondelatête.–Bonjouràtous,s’exclamaBendepuislaramped’accès,qu’ildescendaitàgrandspas.–Bonjour,réponditSaraenseretournantetenéchangeantavecluiunregarddeconnivence.–Alors,aujourd’hui,onremonteàlasurface?demandaunjeunemembredel’équipe.Ilétaitpetit,etportaitdeslunettesàverresépaissursonnezsaillant.–Parfaitement.Ondiraitmême…(Benlançauncoupd’œilvers lefondde lasalle,oùunesérie

d’écransmontraitdesimagesendirectdel’extérieurdunavire.)…qu’onestdéjààlasurface.Enréalité,lamoitiéinférieuredeMnemonicaoùsetrouvaientl’étagedesmoteursetlescabinesde

commande ne sortait jamais de l’eau. Lorsque la station sous-marine accostait en surface, ellen’émergeait des flots qu’à partir du troisième niveau.De la côte, les gens voyaient apparaître uneimposanteconstructiondemétalnoir,brillant,forméedequatreénormesblocsreliésentreeuxpardes séries de structures tubulaires qui permettaient le passage d’une section à l’autre. Elle donnait

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l’impressiond’êtresolide, indestructible.Lesenfantsrêvaientdemonteràbord, ilsauraient faitdefauxpapierspouryparvenir.–D’aprèsl’avisquenousavonsreçu,l’amarragedevraitavoirlieuàdix-septheurestrente,sijene

metrompe,observaunefemmeauxcheveuxbrunscourts,avecunepetitefrange.– En effet, confirma Sara. Ben remettra les données que nous avons recueillies jusqu’à présent.

Alors,allons-y,neperdonspasdetemps!Avantlapausedudéjeuner,ilfaudraavoirtoutrassembléet réimprimé.Cequinenousempêchepasdecontinuer lesanalyses ; l’équiperesteopérationnellependantl’amarrageaussi.– Quand est-ce qu’on repart ? demanda un autre garçon, grand, sec, avec une grosse pomme

d’Adamquiattiraitl’attentionsursoncouplutôtquesursesyeux.–Lerendez-vousalieudanslazoneduportd’Horus,réponditBen.J’aireçuundeuxièmemessage,

privé,aveclescoordonnées.Jeconnaisl’endroit,jenemettraipaslongtemps.Jecroisquelastationnes’arrêtequepourcettelivraison.Ilschargerontpeut-êtreunpeuderavitaillement.Àmonavis,onrepartiraauboutd’uneheure.Lejeunechercheuracquiesçad’unsignede tête, l’airdéçu.Ilauraitpeut-êtrevoulu jeteruncoup

d’œil dehors, voir lemonde, respirer l’air fraisdu soir. Il était sansdoute enfermédans lenaviredepuislongtemps.Troplongtempspourquelqu’undemoinsdevingt-cinqans,encorepleind’espoiretd’ambitionquelasociéténetarderaitpasàdétruire.–Courage,autravail!conclutSara,etchacunregagnasaplace.Bens’esquivaetfitquelquespasversJenny.Lorsqu’ilfutdevantelle,ilrestauninstantfascinépar

ladouceurdesonregard.Sesyeuxnoisettedétenaientlesecretdestemps.Unevéritédontelle-mêmen’étaitpeut-êtrepasconsciente,maisquipourraitbientôtapparaître.Pasici,cependant.Passouslesdiktatsd’unchefsansvisage.Bensetournaverslesécransquidiffusaientlesimagesprisespardescamérassituéesàl’extérieur

deMnemonica. Les très hautes flèches des gratte-ciel du centre d’Horus se découpaient sur le cielclairdumatin,etsedétachaient,altières,sur les immeublesen toiledefond.Élancées,sinueusesetimposantes,ellesétaientl’orgueildel’architecturemoderne,etlavitrinedelarichessedontlavillesevantait.AprèsNes,Horusétait leplusgrandportdeGê. Ilpouvaitaccueillirprèsde troiscentsbateaux et donner du travail à un cinquième des pères de famille de la région. Encore quelquesheures,etBenpourraitadmirerlepaysagedepuislaterreferme,plutôtquesurunpetitécranplat.Cen’était pas la première fois qu’il s’arrêtait à Horus, il connaissait le quartier du port, et avait enmémoire la rueduCommercequiconduisaitdirectementde lacôte jusqu’aucentre. Ily trouveraitsûrementuncadeaupoursesenfants,s’ilavaitletempsdes’enoccuper.IlsetournadenouveauversJenny,luiposalamainsurl’épauleetlaregardacommesielleétaitsafille.Puisilsemitautravail.

Mnemonica entra dans le port à seize heures quarante-cinq, avec beaucoup d’avance sur l’heureprévuedanslemessagenumérique.LeplicontenantlesanalysesdusujetAlphasurpapierétaitdéjàprêt à quatorze heures. Il fut annoncé par haut-parleur que ceux qui avaient rendez-vous en villepourraientdescendredunavirequinzeminutesplustard.Benôtasablouseetlaposasurunechaise.Ilsedirigeaversunerangéedepetitsplacardsdel’autrecôtédelasalle,enouvritun,etensortitunevestemarron.–Àtoutàl’heure,dit-ilsansregarderpersonneenface.Jennysereposaitsur l’undes lits, lerestede l’équipeétaitau travail,penchésur lesrésultatsdes

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analyses.Lerendez-vousavaitlieudansunbuffetprèsduport,àcinqminutesàpieddel’endroitoùlenavire

avaitaccosté.Depuisplusieursdizainesd’années,lesbuffetsavaientremplacélestavernes,désormaisoubliées,où,autempsdesongrand-père,lesgensaimaientàseretrouverlesoir,aprèsuneépuisantejournée de travail. Il n’y avait pas de personnel dans les établissements modernes, mais desdistributeursdeboissonsetdenourritureàprogrammationnumérique.D’uncôté, lesdistributeurs,en face, les récipients destinés aux déchets, et aumilieu une longue table blanche servant de pland’appuioùmanger.Onpouvait commander toutes sortesdeplats annoncés surunmenu très richeaffichéàl’entrée,caronnevendaitpasdenourritureenboîtenideplatsprécuisinésdanslesbuffets.Une vraie cuisine, inaccessible au public, où les employés travaillaient à un rythme intensif, étaitgénéralementsituéeausous-sol.Laplupartdesgenscommandaient,attendaient,etemportaientleurrepas chez eux, suivant parfaitement les impératifs sociaux destinés à désagréger les rapportshumains.Peudepersonness’arrêtaientpourmangeràl’intérieur,mêmesicen’étaitpasinterdit.Entoutcas, la longue tableaumilieude lapiècesuffisaitamplementàsatisfaire lesbesoinsdes raresclientsquivoulaientconsommersurplace.Tandisqu’ilsepromenaitsurlepontquireliaitMnemonicaàlaterreferme,Benregardaautourde

luienrespirantlonguement,profondément.«Ilmanquesipeudetemps…»,pensa-t-ilensavourantd’avance l’enivrante sensation d’indépendance que sa fuite lui procurerait une semaine plus tard.Certes,ilseraitunhommerecherchéauboutdequelquesheures,maiscetteévasionnevalait-ellepaslapeined’êtretentée?Jusqu’oùlemèneraitlafascinationdelaliberté?Ben arriva au bout du pont, fit quelques pas, leva les yeux, puis se retourna versMnemonica.

L’ombredes trèshautsgratte-cieléclairésdedospar lesoleilde l’après-midi,quidéjàdéclinaitetdisparaîtrait bientôt derrière les collines, s’étendait, silencieuse, sur l’océan.À elle seule, l’ombremajestueuse et fuselée de l’immeuble central, siège des unités gouvernementales, couvrait toute lastationsous-marine.Bensetournadenouveauverslaville.Devantlui,l’esplanadeétaitunesortedegigantesquezone

piétonnière,inaccessibleauxvoitures.Desgensallaientetvenaient,maispeud’hommesétaientsortisdeMnemonica, ce qui confirmait que le but principal de cette étape devait être sa rencontre avecl’intermédiaire.Benregardaattentivementautourdelui.Aufonddel’esplanades’étiraitunerangéedemaisonsde

trois ou quatre étages maximum. Façades blanches, anonymes, mais en bon état. Quelques ruesparallèles s’insinuaient entre les immeubles et pénétraient au cœur d’Horus.L’une d’entre elles, lapluslargeetlaplusélégante,étaitlarueduCommerce,maisilnepouvaitpaslavoirdelàoùilsetrouvait,etlebuffetoùildevaitserendreétaitdansladirectionopposée.Bensedirigeaversl’endroitoùilavaitrendez-vous,sonplisouslebras,unemaindanslapoche.Ilessayadenepascroiser leregarddespassants,seconformantcommetoujoursàcecodedeconduitequisuggérait–imposait–de ne pas avoir de contact avec son prochain pendant les heures de travail lorsque ce n’était pasabsolumentnécessaire.Entraversantl’esplanade,ilaperçutdesgensquifaisaientlaqueuesurletrottoirdevantunpanneau

numérique.Onpouvaitliresurl’enseigne,au-dessusdeleurtête:RATIO.Ils’agissaitd’undispositifdont les citoyens se servaient chaque mois pour mettre à jour leur fonds familial. Comme il nefonctionnait qu’à certaines heures, des queues – silencieuses et ordonnées – se formaient souventdevant lepanneau.Lorsqu’on introduisait l’indexdans la fenteappropriée, la situation familialede

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l’individu apparaissait sur l’écran, et son fonds familial était mis à jour, ainsi que ses créditssanitairesetl’étatdesesdépenses.Ben détourna les yeux et se dirigea directement vers un magasin qui avait attiré son attention.

L’enseigneenboisindiquaitTRÉSORSDEL’OCÉAN.Ilnemitpaslongtempsàcomprendrequecetendroit n’offrait que des bibelots, des reproductions, des imitations, et toutes sortes d’objets quin’avaientpasgrand-choseàvoiraveclamer.Lavitrineétaitpleinedecolliersdepierrescolorées,d’étoilesdemer,devieillesancresrouilléesdatantdelapériodedesongrand-père,debraceletsdepetitsgaletspolis,etdedifférentessortesdecouteaux.«Lesgensquitiennentcetteboutiquedevraientvenirfaireuntouravecnoussurl’océan»,pensa

Ben, tandis que son regard était attiré par un objet exposé dans la vitrine. Il ne restait que deuxminutesavantl’heuredurendez-vous,maislaponctualitén’étaitplusuneprioritépourlui.Aufond,il deviendrait bientôt un hors-la-loi. Il pouvait se permettre d’arriver légèrement en retard pouracheterquelquechosequiplairaitbeaucoupàsesfilles.–Bonjour,ditBen,enentrantdanslemagasin.Lecommerçantétaitunvieilhommeauxcheveuxblancsébouriffés,bizarrementvêtu:ilportaitune

chemiseàfleursquitombaitsurunpantalonblanc,étroit.Cegenred’accoutrementétaitgénéralementmal accepté,mais personne ne s’en prenait jamais aux gens d’un certain âge. Comme le disait legrand-pèredeBen:«Quandondevientvieux,toutlemondesefichequ’onseconformeauxnormesoupas.»–Bonjour.Quedésirez-vous?Vousaimezlamer?Ilavaitunevoixaiguëetnasillarde.Sontonamicalétaitcomplètementanachronique.Benregardaautourdelui,essayantdes’yretrouverdanslaconfusiontotalequirégnaitàl’intérieur

dumagasin,puisilsouritaimablement.–Jecrois,oui.–Alorsvousêtesaubonendroit.Qu’est-cequipourraitvousfaireplaisir?–Jevoudraisunobjetquevousavezenvitrine.Mesfillesenontdéjàvudansunlivredecontes

anciens,etellesm’ontdemandédeleurenoffrirun.–C’estadorable…unpèreamoureuxdesesfilles.Benhaussa lessourcils, toutencommençantàentrevoir lesconséquencesquepourraitavoirson

retardinjustifié.–Excusez-moi,jesuisunpeupressé.–Maisbiensûr,biensûr…L’hommes’approchadeBen,puisdelavitrine.–Dites-moi,quelobjetdésirez-vous?–Cependentif,là-bas,réponditBenenpointantledoigtversunpetitcollierauquelétaitaccroché

unpendentifenargent,constituédetroissegmentsenspiraleentrelacésquiserejoignaient,formantunesortedetourbillon.–Oh,c’estadorable…vosfillesontdelachance.Ellesaurontbientôtentrelesmainsunpuissant

talisman,unancientriskèle.Vousconnaissezlasignificationdecesymbole?Bensoupiraetcommençaàmontrerdessignesd’impatience.Ilauraitdéjàdûêtreaubuffetdepuis

plusieursminutes.– Je suis désolé, malheureusement je n’ai pas le temps d’écouter l’adorable histoire de ce

symbole…Vousn’enauriezpasdeux,parhasard?

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Lemarchandleregardadetravers,unpeuvexé,etsortitletriskèledelavitrine.–Biensûr,biensûr,jecomprends.Vousdevezretournerautravail.Quoiqu’ilensoit,non,jen’en

aiqu’un.Sivousvoulez,jepeuxessayerd’encomman…–Cen’estpaslapeine,l’interrompitBen.Désoléd’êtresipressé.Jeprendsceluiquevousavez.Levieilhommeluitenditlependentifetfitdemi-tourpourregagnersoncomptoir,luitournantle

dos,toutvoûté.–Voulez-vousunpaquet-cad…?Ilneputfinirsaphrase.–Qu’est-cequisepasse?s’exclamaBenaprèsavoirentenduuneexplosion.Les vitres du magasin tremblèrent quelques instants. Le commerçant se retourna, les yeux

écarquillés,sessourcilsarquésdessinantdeprofondesridessursonfront.Ilssortirentaussitôtsurletrottoir,oùdespetitsgroupesdepassantscommençaientàseformer.– Non… c’est pas vrai…, murmura Ben, en regardant au loin, dans la direction d’où venait la

fumée.–Bonsang!Qu’est-cequec’était?s’écrialevieilhomme.Benscrutalesalentours,sentantunfrissonmonterlelongdesamoelleépinière.Ilmitletriskèle

danssapoche,ets’enfuitencourantverslastationsous-marine,sanssesoucierdelavoixétrangléeduvieuxquiréclamaitlepaiementducadeau.Derrièrelui,lebuffetoùilauraitdûseprésenterpourremettrelepliétaitenvahiparlesflammes.

Unénormenuagedefuméeserépandaittoutautour,noircommeleterminusdel’existencequeBenavaitévitéàquelquesminutesprès,grâceàundétourimprévu.«Jedevaisentrerdanscetendroitpourymourir,pensa-t-il.Ilscomptaientsurmaponctualité.Jene

suisjamaisarrivéenretardàunrendez-vous…j’auraisdûsauterenl’air,moiaussi.»Tandisqu’ilcouraitvers lepontquireliait lastationsous-marineauport,sonplisouslebras,et

dans la poche droite de sa veste le pendentif, qui sautillait à chaque pas, Ben comprit que sans lesavoirsesfillesvenaientdeluisauverlavie.Seslèvress’étirèrentenunsouriresarcastique,unegrimacededéfi.Unefoisàbord,personnen’évoquad’aucunefaçoncequis’étaitpassé.Peut-êtrequesonéquipene

savaitrien.Elleétaitrestéeopérationnelle,etlebruitdel’explosionn’étaitpasparvenujusqu’àsonbloc.Ben fit semblantde rien,demêmequ’il n’avaitpasbronchéquand il avaitdécouvertque lesmessagesdesafemmeétaientenréalitécréésparunprogrammeautomatique.Seul le panneau de sa cabine mentionnait une nouvelle de dernière minute, qu’il lut juste avant

d’allersecoucher.Ladésinformationclassique,commeilpouvaits’yattendre:

HORUS.UNEBONBONNEDEGAZEXPLOSEDANSLESCUISINESD’UNBUFFETDUPORT.

SEPTMORTS–CINQCUISINIERSETDEUXCLIENTS.

Bens’efforçadedormir.Ilcacheraitsoninquiétudeauxautres,ilferaitcequ’ilpourraitpourquel’unitécontinueàtravaillerpaisiblement.Eneffet,personneneserenditcomptederien,aucunmembredel’équipenesedoutaquesapropre

vie pouvait être en danger à cause de leur incroyable découverte. Ben parvint à rester calme, àcontinuer à travailler et à se conduire lucidement. Il avait déjàune solution alternative, quidevrait

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aussisauverlerestedel’équipe.Ilespéraitsimplementqu’onn’attenteraitpasdenouveauàsavielesjourssuivants.Aucoursdesadernièresemained’hommelibre,certainséchangesdemessagesprivéssurTextelui

indiquèrentqu’ilpouvaittransmettrelesanalysesparpanneau,grâceàl’interfacenumérique.Onnecraignaitdoncpasquequelqueexperteninformatiqued’Orientnelesintercepte…PourBen,c’étaitlaconfirmationquelalivraisondesdocumentsenmainspropresneservaitqu’àl’éliminer.Ilobéit,commeilavaitintérêtàlefairepournepaséveillerdesoupçons.Etilcontinuadetravailler

ensilence,sousunmasqueimpénétrable,cachantsespenséesaurestedel’équipe.Ildécouvritqu’ilmentaitavecbeaucoupd’habileté.Pourtant,àpartuneseulefois,désormaisenfouiedanssamémoire,oùilyavaiteurecours,iln’avaitjamaisétéportésurlesmensonges.Jusqu’àlaveilledel’amarragesous-marin,quandsoncœursemitàbattreàgrandscoupsdanssa

poitrine,ilréussitàdissimulertouteémotionavecunemaîtriseextraordinaire.Dansquelquesheuresseulement, il pourrait dire adieu pour toujours à sa condition d’homme libre, par ailleurs trèsdiscutable.

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20

L’aiguillepénétradanslebrasdeJenny,etunfrissonlatraversadelatêteauxpieds.Elleécarquillalesyeux.Lafemmequiluifaisaituneprisedesanglaregardad’unairperplexe,maisneditrien.Elleavaitunvisagedoux,quelquesridessursonfrontmontraientquecen’étaitplusunejeunefille,etellelouchait légèrement. Au moment où l’aiguille s’enfonça sous sa peau, Jenny eut une vision quil’entraînaailleurspendantquelques instants.Ellevit unepersonneenblouseblanchequi lui faisaitaussi une prise de sang, puis lui souriait et disait : «Bravo, championne ! J’étais sur les gradins,samedidernier,pendantlafinale.»D’autresfragmentssesuperposèrent,sesuccédantrapidement,élémentsd’unemosaïquecherchant

confusémentleurplace.C’étaitunphénomènequisereproduisaitsouventenelledepuisquinzejours,désormais.EllevituneplaquetteenboisportantlenomdeDrMORGAN,ellevitunpodiumdressésurun tapisdegazon synthétiqueàquelquesmètresd’unepiscine, ellevit unemédailled’or etunhommequi,visiblementému,s’agenouillaitdevantelleetmurmuraitàsonoreille:«Jesuisfierdetoi,machérie…uneminuteseizesecondes,tuterendscompte?Uneminuteseize!»–Voilà, c’est fini ! Je vais apporter les éprouvettes au laboratoire, dit la femmeà ses collègues,

aprèsavoirfaitallongerJennysurunpetitlit.Autourd’elle,ilyavaitunva-et-vientdeblousesbleues,chacuneavecsonétiquetted’identification

accrochéeau-dessusdelapoche.LafemmequiluiavaitprélevédusangsenommaitClaudia,etavantde s’éloigner, elle redressa le dossier du lit de Jenny, en esquissant un sourire. Son expressionsemblaitforcée,peunaturelle.Jennyrestaimpassible.Quelquesinstantsplustard,deuxhommess’approchèrentd’elle,etl’und’euxluidit:–Nousallonsappliquerdespetitesventousessur toncorps,mais tunedoispas t’inquiéter,çane

durerapasplusdedixminutes,tunesentirasrien.Nousl’avonsdéjàfaitilyacinqjours,ettouts’esttrèsbienpassé.L’hommelaregardacommeunvétérinaireregardeunpetitchienmaladependantqu’illuifaitune

piqûre,certaindeparlerunelangueincompréhensibleàsonpatient.LevisagedeJennyne trahitaucuneémotion,elle sebornaà le fixerdans lesyeux.Celanedura

qu’un instant,mais elle vit quelque chose.Un garçon, un bureau, une pile de livres, des pages denotes, et une photo encadrée qui représentait un navire, avec l’inscriptionDelta V gravée en groscaractères. Elle sentit également une vibration émotionnelle, un mélange de sensations. Ténacité,ambition,dévouement.C’estàcemoment-làqu’elleeutlaconfirmationdecequ’elleétaitcapabledefaire.Depuisquinze

jours,celaluiarrivaitcontinuellement,avecn’importequi.Cen’étaitpasdel’empathie.C’étaituneperceptionréelle.Nonpasuneintuition,maisunevéritablelecture.Lespersonnesaveclesquelleselleavaitce typedecommunicationétaientcommeun livreà feuilleter, elleavaitaccèsà leuresprit, àleurssouvenirs…Ilfallaitdelaconcentration,etlapasserelleétaitparfoisfragile,évanescente.Était-

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ce un pouvoir, un don, ou une simple faculté, elle n’aurait su le dire.Mais elle en avait déjà faitl’expérience,elleenétaitsûre.Elleavaitdéjàludansl’espritdesgens.Elleavaitdéjàmarchésurdessentiersquin’étaientpaslessiens.Celan’avaitpascommencésurcenavire.L’hommesemitàdéboutonnerlachemisemédicalequ’onluichangeaitchaquematin.C’étaitune

sorte de cape violette qui s’attachait sur les côtés et s’enfilait sens devant derrière, comme unecamisoledeforce.Jennylaissal’hommeladéshabillercomplètement.Ellepenchasimplementlatêteenbasetvitsesseins,lesmamelonsgonflésetdurcisparlefroidquirégnaitdanslasalle.Quelqu’uns’approchapourattacherseslongscheveuxchâtainsavecunpetitbraceletélastique,ets’éloigna.Quelques instants plus tard une autre femme arriva, tira un levier, abaissant le lit en position

parfaitementhorizontale.Lorsqu’ellesepenchasurelle,Jennyreconnutsonregard,ellesesouvintdesyeuxenamandeetduvisagelégèrementaplati.Ellevitaussitôtuneenseignelumineusedansunerue sombre, qui portait l’inscriptionCHINESERESTAURANT–MELBOURNE’SFIRSTCHOICE.Derrièrel’enseigne,auboutdelarue,unerangéedepalmiersbordantunealléetransversale.Etau-delàdespalmiers,unevasteétendued’eauoùscintillaitlerefletdelalune.– Bonjour, Alpha. Je ne sais pas si tu arrives à comprendremes paroles. Nous allons pratiquer

rapidementcetexamen,puisnoustelaisseronstranquille.Lesventousesnesontpasagréables,maisellesnefontpasmal.Jennyétiralégèrementleslèvres,essayantd’esquisserunsourirebienveillantversSara.Elleavait

compris, à présent, qu’Alpha n’était qu’un nom de code inventé par ces gens et que ce n’étaitabsolumentpaslesien.Tandisquelafemmeluiparlaitetqu’ellelaregardaitdroitdanslesyeux,elleeutuneautrevisionétrangeetincompréhensible.Unepetitefeuilledepapierdéchirée,surlaquelleilétaitécritMAGASIN3F.Jennylut,aufonddesonregard,queSaraétaitlàpourl’aider.

Benrevintdanssonbureau.Ils’enferma,posaunbloc-notessursatableetrestaimmobilequelquesinstants,portantunemainàsonfrontpoursemasserlestempesaveclepouceetlemajeur.C’étaitlemomentd’agir.Les analyses avaient assez duré, et leurs résultats positifs n’étaient pas bon signe. Si quelqu’un

voulait faire fermer boutique à son unité, il se manifesterait bientôt. Pas de médailles pour leschercheurs.Touslesapplaudissementsdevaientallerauxdétenteursdel’informationetdupouvoir.L’amarragedusous-marinétaitprévupourlelendemainmatin,c’étaitl’occasionqu’ildevaitsaisir.

Iln’yavaitpasdetempsàperdre.Ilpassadel’autrecôtédesonbureau,s’assit,contrôlal’horlogeintégréeàl’écrandupanneau,etl’activaenappuyantlégèrementledoigtsuruneplaquettelatéraleenmétal.17h46.Dans quatre-vingt-quinze minutes exactement, ce serait l’heure du dîner, impérative, comme le

protocole l’imposait à tous les employés de son secteur. Chaque département avait un horairedifférent.Leleurétait19h–19h45.Lesoir,s’ilfallaitreprendred’autresanalysesourecherchesparticulières,oncontinuaitàtravailler,sinon,onpouvaitrentrersereposerdanssonlogement.Étantdonnél’importancedesexamensencours,ilnefaisaitaucundoutequeplusieursmembresde

sonunité travailleraient à un rythme soutenu jusqu’àminuit, heure à laquelle tout lemondedevaitrentrer dormir jusqu’à six heures. Chaque nuit, cependant, il était d’usage que, par roulement, unmembredel’équipesoitdegardepourcontrôlerlesdifférentsdépartementsetresterattentifàceque

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lesdétecteursmarinspouvaientsignalerd’unmomentàl’autre.Mnemonicacontinuaitd’avancersouslasurfacedel’océan,etlesrepéragesétaientsouventimprévus.Ilregardaquiétaitdegardecettenuit-là:Lidia.–Parfait…,observa-t-ilàmi-voix.C’étaitunefilledevingt-deuxans,timide,consciencieuse,etsurtout,c’étaitsonpremieremploi.Ce

seraitunobstaclefacileàcontourner.Ben se leva brusquement, éteignit le panneau, sortit de la pièce, et se dirigea vers le blocD, où

l’équipe faisait les analyses. Il fallait qu’il trouve le moyen d’être de nouveau seul avec Sara.Maintenantqu’il lui avait confié sonprojet, qu’il s’était assuréqu’elle serait sa complice, il ne luirestait plus qu’à lui communiquer les horaires et les déplacements prévus dans son plan. Et à luiraconterleseulgrandmensongedontils’étaitrenducoupableautrefois,etqu’ilavaitenfouidanssonpassé.

–Ilétaittemps,oncommençaitàs’ennuyerdetoi,ditJonas,uncollègueunpeuplusjeunequelui,dèsqueBenentradanslasalleoùl’équipetravaillaitavecacharnement.Grandetrobuste, leteintolivâtre, lesyeuxpetitsetrapprochés,Jonasétaitunvétérancommelui.

Benavaittoujourseudumalàlesupporter,cependant.C’étaitlegenredetypequineperdaitjamaisuneoccasiondesoulignerquesaproprefaçondefaireétait laplusconformeauprotocole,ouquienfonçaitceluiquiavaitcommisuneerreurous’étaitmontrédistrait.Ilétaittropzélé,ets’envantait.S’ilavaiteuunpatronenchairetenos,ill’auraitadulédumatinausoir.Onnepouvaitpasdirequ’iln’était pas compétent, au contraire. Il avait de l’expérience, connaissait très bien plusieurs languesdatantde lapériodequiavaitprécédé leurunification,et savaitmême traduire lesnombreux textesretrouvés dans les fonds marins, qui avaient appartenu aux civilisations antiques, antérieures à lachutedel’astéroïdesurlaTerre.Onpouvaitcomptersursesconnaissances,c’étaitincontestable.Benfitunsignedetête,etlesaluaàcontrecœur:–Tun’asplusdefièvre?SiSaraétaitsacomplicedanscettefolletentativedefuite,Jonasétaitceluidontildevaitseméfierle

plus.Ilavaitdéjàfaitparvenirdessignalementsàdessupérieursparcequ’uncollègueavaitsautéunrepas,ouétaitarrivéautravailavecunedemi-heurederetard.PourBen,lesignalementétaitvraimentun acte vil, un geste qui était une fin en soi. On ne savait pas à qui on signalait, on le faisaituniquementpoursemontrerpleindezèle.Àmoinsdesurprendreuncollègueentraindeboycotterunemission,devoleroudedéserter,mettantainsilesautresendifficulté,aucunchercheurn’étaittenud’effectuerdesignalements.Àcepetit jeu, cependant, Jonas s’étaitdistinguédès le jouroùMnemonica avait quitté leport de

Nes.Danspresquetouslesmilieuxdutravail,lespersonnagessordidesetvisqueuxdanslegenredeJonasn’étaientque trop répandus.Soncas, toutefois, était particulier,dans lamesureoùparmi leschercheurs, un code non écrit et en vigueur depuis toujours excluait ce genre de pratiquesregrettables. Le chercheur était en général quelqu’un de pur, d’intègre, qui accomplissaitméticuleusementsatâche.Plusilsedocumentaitsurlepassé,cependant,plusilarrivaitàcomprendrelesmachinationsduprésent.Malheureusement pour eux, les chercheurs étaient troppeunombreuxpourconstitueruneclassesocialedangereuseouunecelluleinquiétante.Enoutre,lefaitmêmed’êtreobligésdepasserdesannéesetdesannéesenmer,loindechezeux,lesenchaînaitàunesorted’exil

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forcé.Ledésirde rentrerà lamaisonetdepouvoirembrasserdenouveau leursprochesétaitplusfortqueceluid’organiserunerévolte.Etlesgensquigouvernaientdevaienttrèsbienlesavoir.–Oui,ilétaittemps.Mauditeinfection,réponditJonas.J’aisuivitouslesprogrèsdesanalysesdela

fillesurTexte.C’eststupéfiant.Ah,j’aiunenouvellepourtoi.JesuispasséparleC5pourensavoirplussurlegazcontenudanslacabine.–Alors?intervintSara,tandisqueJenny,allongéesurlelit,pouvaitseulementprêterattentionaux

voix.–Ils’agitbiend’acidesulfhydrique,commetulepensais.– J’en étais sûr, répondit Ben. Et il leur a fallu quinze jours pour le savoir ! Cette odeur d’œuf

pourriestimpossibleàconfondre.–C’estvrai,appuyaSara.–Etici,commentçasepasse?demandaBendirectementàSara,ignorantJonasetl’excluantdela

conversation,cequiirritavisiblementcedernier.–Nous avons effectué beaucoup d’autres analyses. Le groupe sanguin d’Alpha estB positif. Les

taux sont à peu près satisfaisants, en constante amélioration. C’est absurde. Si je faisais le mêmeprélèvementsurmaniècedequinzeans,jetrouveraisprobablementdemoinsbonsrésultats.–Trèsbien,commentaBen,sonregardseportantau-delàd’elle,pours’arrêtersurlecorpsnudela

filleallongésurlepetitlit,sonbuste,sesbrasetsesjambescouvertsd’électrodes.–Etnousluifaisonsrepasserquelquesexamenscardio-vasculaires,intervintJonas,s’éclaircissant

lavoixavantdeparler,pourattirerl’attentiondeBen.Mêmes’ilsnes’entendaientpas,etsiJonasne l’avait jamaisconsidérécommeunchef,Benétait

quandmêmeledirecteurdeleurunitéderecherche.–Aujourd’huiaussi,sapressionartérielleestparfaite,ajouta-t-il:10,5/6.–Etcesoir,commentfait-on?demandaSaraàBen,enluilançantuncoupd’œilquisignifiait:«Il

fautqu’onseparleenprivé.»– Lidia est de garde ; cette nuit, je proposerais de continuer à travailler jusqu’àminuit, puis de

laisserAlpha se reposer jusqu’àdemainmatin. Jevoudrais lui fairepasser le testd’effort après ledîner.Sarahochalentementlatête,imaginantdéjàBenenfuite,portantlafillesursondos.–Vouspensezqu’elleparlera?leurdemandaJonas,enhaussantunsourcil.– Je ne sais pas mais, au cas où, tiens-toi prêt à traduire, dit Ben avec un sourire sarcastique.

Combienenconnais-tu,deceslanguesduvieuxcontinent?Jonas regarda autour de lui, légèrement embarrassé. La question semblait l’inciter à se vanter,

commeilenavaitl’habitude,maiselleétaitvoiléed’uneironieblessantequil’empêchaderépondreavecsonarrogancecoutumière.– Quelques-unes…, répondit-il, contrarié. Je retourne travailler, Alpha doit avoir une séance de

physiothérapiedansl’eau,c’estmoiquil’emmèneraiàlapiscine.Etpuis,ilyadeuxscreening testsavantledîner.Ilétaitpresqueinsupportabled’entendreparlerJonasquandilfaisaitétalagedesesconnaissances.Il

utilisait un vocabulaire farci de termes techniques empruntés à des langues anciennes commel’anglaisoul’allemand,qui,d’aprèslesconnaissanceshistoriques,avaientinfluencél’italienjusqu’àenvahir les dictionnaires pendant les dernières décennies qui avaient précédé la destruction de laTerre.L’anglaisétaitd’ailleurslalanguemèred’Orient,l’ancienneAsie.MaisBennepouvaitenêtre

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sûr,étantdonnéque,depuissanaissance,iln’avaitjamaiseuaucuncontactavecseshabitants.C’étaitson grand-père qui le lui avait dit, lequel était peut-être le livre d’histoire le plus fiable qu’il eûtjamaisétudié.Dèsqu’ilsesentaitendifficulté,Jonassortaitdesmotscommescreeningoutestàtortetàtravers.

Touslesmembresdel’unité,quipendantlescoursd’archéologieavaientdûpasserdesexamensdeneurosciences, de médecine générale et de biologie, s’étaient usé les yeux sur l’Encyclopédiemédicale,etsavaientqu’ils’agissaitd’untextefondamental,d’unvestigeextrêmementimportantdelacivilisationprécédente.Sansce trésorderenseignementsvenusdupassé,onn’auraitpasévoluéaupointdedépasser en sipeude temps lesconnaissancesdumondequi s’était éteint en l’an2014del’ancien calendrier. C’était comme si cette civilisation disparue s’était arrêtée sur une marche del’escalier du progrès, interrompue par l’apocalypse, et que la nouvelle était repartie de zéro pourretrouverpeuàpeulesconnaissancesd’autrefoisetparveniràatteindrerapidementlamarchelaplushaute. Ce que Ben se demandait souvent, étant donné qu’aucun texte ne le mentionnait, c’étaitcommentlavieavaitreprissurlaTerreaprèsdesdizaines,peut-êtremêmedescentainesd’annéesdesilence.Iln’étaitmêmepassûrquec’étaientbienquatrecentcinquante-deuxansquis’étaientécoulésdepuis la findumondeprécédent,et ilenétaitarrivéàpenserqu’ilensavaitbeaucoupplussur lacivilisationdisparueque sur celle à laquelle il appartenait.Lespiècesarchéologiquesnementaientpas, alors que ceux qui détenaient actuellement le pouvoir étaient fort habiles dans l’art de lamanipulation.L’Encyclopédiemédicaleenquestionavaitbeauêtreenitalien,elleétaitpleinedetermesempruntés

àd’autreslangues.MaisàGê,l’usage–oupeut-êtrevalait-ilmieuxdireledogme–voulaitqu’onnefassepasdemélanges.Une seule langue avait été imposéedepuis l’époquede l’unification, et elledevaitrestertellequelle.Pure.Sanstache.Lesnomspropresdesgensrévélaientparfoislestracesd’unpasséplusricheenmélangesetmoins

lié aux dogmes. Les journaux de bord étaient pleins de noms anglais et allemands, et aucune loin’avaitjamaisétépromulguéepourlesfairedisparaître.Denombreuxenfantsprenaientleprénomdeleurgrand-pèreoudeleurgrand-mère,gardantainsienvielamusicalitédelanguesqui,àmoinsderévolutionssocialesetpolitiques,seseraientperduesàjamaisaufildutemps.Benfitunclind’œilàJonas,commepourluidire:«Trèsbien,etmaintenantdégage!»Sara esquissa un sourire. Elle aurait préféré amener Alpha elle-même à la piscine, mais selon

l’ordredestâchesquiavaitétéétabli,celle-ciincombaitàJonas,absentdepuisplusieursjoursàcaused’uneinfectionrespiratoirequil’avaitcontraintàresteralité.Ellelaissal’hommes’éloigner,puissetournaversBen,l’airinquiet.–Turisquesgros,murmura-t-elle.Elle tournait le dos à ses collègues, tous concentrés sur leurs écrans. Sara et Ben étaient

suffisammentàl’écartdurestedel’équipepourpouvoirparlersansêtreentendus.– Je sais. Soit j’en sors libre, soit j’en sors sous forme de cadavre. Alpha est l’occasion que

j’attendsdepuistoujours.Saraleregardafixement,etsesyeuxsemblaientdire:«Jet’enprie,nelefaispas!»Maisellelui

demanda:–Commentest-cequ’onresteraencontact…après?Ben, sans cesser de surveiller le reste de l’équipe du coin de l’œil, pour éviter d’éveiller des

soupçons,répondit,impassible:

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–Nousneresteronspasencontact.–Tuveuxdisparaîtredanslenéant?– Je saisoùaller.Ce serait tropdangereuxd’essayerdecommuniquer aprèsma fuite.Tudevras

croireenmoi.Situn’entendspasparlerdemonarrestation,çavoudradirequetouts’estbienpassé.Etunjour,peut-être…quisait?Sarabaissalesyeuxensignedecapitulation.Tenterd’arrêterBenn’auraitpasdesens,iln’yavait

qu’une option : l’aider. Il avait raison, toute l’équipe serait éliminée après une découverte de cetteimportance. Le pouvoir n’attendrait peut-être même pas les résultats des analyses ni le prochainamarrageensurface.Et leplus terribleétaitqu’eux-mêmesnesavaientpasdequinidequoiavoirpeur. Leurs chefs pouvaient être une bande demicropuces, puisqu’ils ne se présentaient que sousformenumérique.Nepassavoirquicraindreétaitlapiredespeurs.SiBens’échappaitaveclafilleavant que les analyses ne soient terminées, l’équipe serait peut-être épargnée. Les autorités seconcentreraientsurlefugitif.Aufond,ladécouverteducorpsd’unejeunefilleenparfaitétatdesantépouvait toujourspasserpourunénormecanulardemarins…unehistoiredestinéeà rester sous lasurface de l’océan. Les citoyens ne sauraient jamais rien, aucun organe de presse n’accorderaitd’importanceàlanouvelle,etl’unitécontinueraitàtravailleràborddeMnemonica.– D’accord, Ben. Quoi que tu décides, je te couvrirai.Même si je n’imagine pas que tu puisses

réussiràdisparaîtresanstefaireprendre.–Jetelerépète,jesaisoùaller.Saraleregardaquelquesinstants,perplexe.–C’est-à-dire?demanda-t-elle.–Jet’aidéjàparlédemapremièreexpédition,non?Saraacquiesçaethaussalessourcils,incitantBenàpoursuivre.– J’étais tout nouveau, je venais de finir mes études. J’ai été catapulté dans une campagne en

extérieur, avec trois autres collègues.Trois vétérans.Nous étions sur un petit navire, quimesuraitmoinsdelamoitiéd’unmastodontecommecelui-ci.–Oui,tum’enasparlé,unjour.Etalors?Benjetauncoupd’œilautourdelui.Personnenelesobservait.–Quand,àborddeMnemonica,nousavonsretrouvélacabined’Alpha,j’aireconnul’endroit.Sarafronçalessourcilsetplissalefront.–Commentça?–Jel’avaisdéjàvu.J’yétaisdéjàvenu.Laraisondemoninsubordinationd’aujourd’hui,c’estcette

campagnequej’aifaiteaveclesvétérans.Ilyatrenteans.Jen’enaijamaisparléàpersonne,maiscejour-là, nous avons retrouvé quelque chose. À l’époque, tout n’était pas contrôlé de façonobsessionnellecommeaujourd’hui.Mescollègues lesavaientet ilssesontmisd’accord.Personnen’a jamais appris l’existence de cette… pêche. Quand nous avons accosté sur l’île de Limen, lesvétéransontfaittransportercequenousavionstrouvésurlaterreferme,etilsl’ontfaitdisparaître.–Dequoiest-cequetuparles?–D’uneautrecabine.Identiqueàcelled’Alpha.Saraécarquillalesyeuxetportalamainàsabouche,dansungestedesurprisespectaculairequeles

membresdel’équipe,prisparleursrecherches,neremarquèrentpas.Toutesacarrièredéfilarapidementdanssatête.EllevitBensousunelumièredifférente,sonregard

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lui apparaissant soudain énigmatique etmystérieux.Elle ne se serait jamais doutée que son ami etcollèguedetoujoursaitpugarderuntelsecret.–Etlesvétérans,qu’est-cequ’ilssontdevenus?demanda-t-elled’unepetitevoix.–L’und’euxestmortilyaquelquesannées.D’uninfarctusàsoixante-quinzeans.Unautre,jecrois,

se trouve toujours à l’hôpital psychiatrique de Roden. Il n’a jamais parlé, il n’a jamais révélé lanaturedecettedécouverte,mêmedepuisqu’ilaperdul’esprit.–Etletroisième?–Letroisièmeestceluiquim’aapprisàpenserenhommelibre.C’estluiquim’aouvertlesyeux,

quim’a appris à envisager la réalité d’un point de vue différent.C’est un brillant chercheur,maisaussi un expert en informatique, en langues anciennes et en médecine. Je parle de mon père.Maintenant,ilasoixante-neufans,ilvitsurl’îledeLimen,etdepuistoujoursnousnousécrivonsdesmessageschiffréssurTexte.C’estunlangagequ’ilaprogrammélui-même,etquenoussommeslesseulsàconnaître.Cequejeveuxtedire,c’estquelorsquenousavonstrouvélafilleetquenousavonsouvert lacabine, ilyadeuxsemaines,monpèrea fait lamêmechoseavec la sienne. Ilyavaitungarçonàl’intérieur.Jenesaispaspourquoiilaattendutoutescesannées,iln’ajamaisvoulumeledire.Maisjesaisqu’ill’atoujoursgardéensécuritéetprotégé,jusqu’aujourdenotredécouverte.Sara,abasourdie,hochaitlatêtededroiteàgauche,leregardantfixementdanslesyeux.Benavait

unregardsincère,iln’auraitjamaisinventéunehistoirepareille,non,pasavecelle.Ellenepouvaitqueluifaireconfiance.–Alors,Alphan’estpaslaseule…–Non,etjecroisconnaîtresonvéritablenom,mêmes’ilfaudracontinueràl’appelerAlphaquand

tuserasavecl’équipe.–Comments’appelle-t-elle?Ben sourit, excité, galvanisé à l’idée de s’évader de Mnemonica en emportant sa découverte

extraordinaireavantqu’ellenefinisseentredemauvaisesmains.– Tu sais, depuis quinze jours que ce garçon a ouvert les yeux, mon père l’étudie. Exactement

commenousobservonsAlpha.C’estunjeunehommeathlétique,auxcheveuxblondsetauxtraitsfins.Il a commencé à parler quelques jours après son réveil. Il ne se rappelle pas grand-chose de sonpassé,maisilparaîtqu’ilrépètesanscesselenomd’unecertaineJenny.

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Situéeàl’extrémitédubloc, lapiscineoùJonasconduisitJennypourlaséancedephysiothérapieaquatique était un bassin de vingt-cinq mètres que divisaient en trois couloirs deux chaînes deflotteurs rouges. La salle était éclairée par une série de lumières diffuses aux tonalités vertes etbleues,quisereflétaientsurl’eau,encréantd’évocateursrefletsdecouleur.–Voicinotrepiscine,Alpha,ditJonasenindiquantlebassind’unamplegestedubras, tandisque

Jennyregardaitautourd’elle,désorientée.–Jesuiscurieuxdevoirquellesvontêtretesréactionsmotricesdansl’eau,maintenantqu’onsait

quetujouisd’unesantéincroyable,poursuivit-ilaveclavéhémencedequelqu’unquiparlesaproprelangueenterreétrangère,etquigesticulepoursefairecomprendred’unemanièreoud’uneautre.–Tupeuxtechangerdanscettepièce,ajouta-t-il,entendantàJennyunmaillotdebainvioletd’une

seulepièce,etenluiindiquantlevestiaired’unsignedetête.Jet’attendsici.Jennynedit rien,elleprit lemaillotdebainetentradans lacabine.Elleôta sonpeignoir, tandis

qu’unefaiblelueurs’allumaitdanssessouvenirs.Unpetitrayondelumièrequilaissaitaffleurerdesscènesenfouiesdanslesméandresdesamémoirecomposéedefragments,depiècesminusculesd’unpuzzle impossible à compléter. Elle n’était pas à l’aise avec cet homme. Elle percevait sonopportunisme,sonâmerépugnanteetexhibitionniste.Maiselleavaitenviedeplongerdansl’eauetdenager.Ellesavaitqu’elleenétaitcapable.Ellesentaitqu’elleenavaitbesoin.Ellemitlemaillotdebain,pritunélastiquedanslapochedesonpeignoir,attachasescheveux,puis

sortitduvestiaire.Jonasl’attendaitauborddelapiscine,prèsdel’échelle,uncarnetàlamain.–Alors,Alpha,nousallonscommencerparunpeud’échauffementdansl’eau,dit-ilenmimantavec

lesbrasdesmouvementsdestretching.Jennymarchajusqu’auborddelapiscine,sanslegratifierd’unregard,puiselletournaledosau

bassin,etdescenditl’échelle.Commesic’étaituncomportementhabituel,unschémamentalqu’ellen’avaitpasbesoind’apprendre.Elleentradans l’eau,et ferma lesyeuxun instant.Unbruitconfus,étouffé, se pressait contre ses tempes, comme pour vaincre une résistance et se manifester. Ils’agissaitpeut-êtred’unsouvenir,d’unlambeaudesonpassé,dequelquechosequin’appartenaitpasaumondedanslequelelleavaitrouvertlesyeux.Ellen’enétaitpassûre,maisilluisemblaitquecebrouhahaindistinctrésonnaitenelle,telunéchovenudequelquepartdanssoncerveau.Jonas se mit à sautiller sur place et à agiter les bras pour montrer à Jenny les mouvements à

reproduire.Ellecontinuadel’ignorer,etlavoixduchercheurs’éloignapeuàpeud’elle,jusqu’àcequ’ellenel’entendeplus.LecorpsdeJennyétait là,maissapenséeétaitailleurs.Ellenesavaitpasencoreoù,maiscertainementdansunendroitmeilleur,chargéd’émotionsetdesensationsexaltantes.Elle regarda droit devant elle, puis ferma les yeux, une expression décidée sur le visage. Elle

inspira,fitunpetitsaut,sepropulsaenavantenpoussantsursonpieddroitetsemitànagerdevantJonasstupéfait,quirestaimmobileàobserverlascène.

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À cet instant, entre les plis de l’espace et du temps, les images d’une autre vie se superposèrentsoudainlesunesauxautres.Lesouvenirquisepressaitavecinsistancecontresestempesabattittouteslesbarrières,etlebruitétouffédevintdistinct,clair,terriblementproche.Lorsque son visage était sous l’eau, Jenny gardait les yeux fermés, les lèvres closes et elle se

trouvaitlà,dansunepiscinecouverteàl’intérieurd’unestationsous-marine,presquecinqcentsansaprèslafindesonmonde.Lorsqu’elle sortait la têtepour respirer, ellenageaitdansunepiscineolympiqueàcielouvert, le

bruitvenaitdesgradins,lescrisd’encouragementdesonpère,Roger,luiarrivaientauxoreillesetlapoussaientenavant,unebrasseaprèsl’autre,toutdroitverslavictoire.Puis,elleplongeaitdenouveaulatêtesousl’eau,dansleprésent.Etdenouveau,elle remontaità la surface, se retrouvantundemi-millénaireplus tôt.D’un rapide

coup d’œil, elle contrôlait ses rivales dans les couloirs à sa droite, tandis qu’au fond, le staded’athlétismeétaitpleindegensanimés,joyeux,etquelespetitsdrapeauxagitésdansleventparlessupporterssemélangeaient,formantunarc-en-cieldecouleurs.«Là,jesensquec’estmoi…quec’estmonêtreréel,mavie…»Unefoisauboutdubassin,Jennyseretourna,sepropulsaenavantavecsespieds,puisrecommença

ànagerlabrasseetàprendredelavitesse.Deuxsemainess’étaientécouléesdepuissonréveil,maisc’étaitlepremierinstantoùellesesentaitvivante.Quand elle revint à son point de départ, elle s’agrippa au bord de la piscine, puis leva les yeux.

Jonas était accroupi, le regard émerveillé. Jenny se retourna, repartit et parcourut deux autreslongueurs,maiselleavaitfaitbeaucoupd’effortsetcommençaitàsefatiguer.Sesbrasétaientlourds,etelleavaitdepetitescrampesdanslesmollets,quil’incitèrentàparcourirladernièrepartiesurledos pour détendre sesmuscles. Elle ne pouvait pas continuer. Elle remonta à l’échelle, tandis queJonasvenaitàsarencontreensouriant,unpeignoiràlamain.Visiblementsatisfait, il l’enveloppadansletissu-épongeet l’accompagnadanslevestiaire,puisil

passal’indexsurunécranmural,déclenchantquatrejetsd’eausurlemuropposé.–Viens,murmura-t-il.Illapritparlamain,luienlevalepeignoir,etlejetasurunbanc.Faceàcetindividuquineluiinspiraitpasconfiance,Jennyfronçalessourcilsmaisneditpasun

mot.Elleavaitbeauavoirenviedes’échapper,des’enfuirleplusloinpossible,ellesentaitqueleseulcomportement senséqu’ellepouvait avoir, étaitde fairecequ’on luidemandait,d’obéir,denepasopposerderésistance.Jonasapprochasesdoigtsdela jeunefille,fitdescendrelentement lesbretellesdesonmaillotde

bain,découvrantd’abordsesseins,puislerestedesoncorps.Lorsqu’ellefutnue,illaconduisitsouslejetd’eau,pritunflacondansunplacard,etversaungelverdâtresursondosetsapoitrine.Ellelesentaitclairement:unesensationexplosive,dangereusevenaitdesyeuxdel’homme,etlaheurtaitdeplein fouet.C’était l’excitationdeJonas. Il luieffleura lecoude lamaindroite,et luipassadugeldansledosenlamassantd’ungestedélicat.Cettesensationinquiétanteaugmentaencore,jusqu’àcequ’elledevienneunemenace.QuandJonasdéplaçasamainversseshanchesetsemitàremonterverssesseins,Jennylasaisitetlarepoussa.Puisellelefixad’unregardpénétrantetdécidé.«Espècededégueulasse,pensa-t-elle,net’avisepasderecommencer».

BenetSararejoignirentl’équipepourtravaillerjusqu’àl’heuredudîner.JonasetJennyrevinrent

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de la piscine. L’homme rendit compte des résultats enthousiasmants de la séance de natation, sansfaireallusionàl’épisodegênantduvestiaire.Ilnieraittout,siunjourlafillesedécidaitàparler.Aumomentd’allerdîner,SaraaccompagnaJennyjusqu’àsonpetitlit,lafitétendre,etlarecouvrit

d’undrapbleu.Puisellebaissa la lumièrede lapièce,etsedirigeavers lacantineavecBen.SeuleLidiacontinuaitàtravailler,carilfallaitquequelqu’unveillesurlajeunefillependantquelesautresétaientabsents.Cettetâcheavaitétéattribuéeàlamêmepersonnequecellequidevaitêtredeservicependantlanuit.–Lesrésultatsdecesanalysessontvraimentincroyables,non?observaSaraensuivantlesautresà

l’étagesupérieur.Ben,àcôtéd’elle,hochaitlatêteetralentissaitlepaspourresterderrièrelegroupe.Jonas,pensa-t-

il, remarquerait certainement leurs apartés, mais Sara et lui travaillaient ensemble depuis silongtempsqu’ilssemettaientsouventàl’écartpourconfronterleurspointsdevuesansconvoquerlesautres.Cettehabituden’était pasbienvuedu restede l’équipe,mais elle était compréhensible.UnenouvellerecruecommeLidia,parunesortedecrainterévérencieuse,n’osaitmêmepass’approcherd’euxquandellelesentendaitparleràmi-voix.–Comment est-cepossible, à ton avis ? insistaSara, toujours àvoixbasse, tandisque legroupe

entraitdanslasalleàmanger.–Mon père a fait personnellement quelques analyses sur le garçon dont je t’ai parlé, et il m’a

rapportélesmêmeschoses.Cœurparfait,organesinternesenbonétat,tauxsanguinsdanslanorme,ensommeunadolescentenexcellentesanté.Àpropos…J’aimentiquandj’aiaffirméqueJennynecomprenaitprobablementpasunmotdeceque je luiavaisdit.Tu terappelles, ilyaquinze jours,avantdecommencerlesanalyses?–Oùveux-tuenvenir?–Jepensequ’ellepeutnouscomprendre.–Qu’est-cequetuensais?Benpritunplateauenhautd’unepile,etjetaunregardfurtifautourdelui.–Legarçonquemonpèrearetrouvéaffirmequ’ils’appelleAlex.IlhabitaitenItalie, lepaysoù

l’onparlait lamême langueque lanôtre.Si laJennyà laquelle il faitallusionest la fillequenousavonsrepêchée,nousnoustrouvonsdevantdeuxpetitsfiancésquiseraientnésilyacinqcentsansenviron.Ouàunfrèreetunesœur,àdeuxamis,jenesaispas,moi.Sarahaussalessourcilsetgonflalesjoues,stupéfaite,puisellepritleschosesavechumour:– Heureusement qu’ils ne parlent pas anglais ou allemand, il aurait fallu demander de l’aide à

Jonas!–Eneffet…Leurscollèguesavaientdéjàfinideremplirleurplateau,ets’asseyaientautourdestables.Lavaste

salle en contenait trente de six places chacune, le côté gauche de la pièce étant occupé par descomptoirsoùétaientdisposéslesplats.Toutaufond,unécrangéanttransmettaitvingt-quatreheuressurvingt-quatredesnouvellespolitiquesetdesémissionsapprofondiessurlesproblèmesdesociété.La diffusion d’informations édulcorées et rassurantes était l’un des instruments les plus efficacespourgarderlescerveauxdescitoyenssouscontrôle.Ceux-cisesentaientconstammentprotégésetensécuritédansunÉtatoùtoutfonctionnait«grâceàl’implicationdechacun»,commeleproclamaitl’undessloganspréférésdupouvoir.–Alors,commentpenses-tuprocéder?demandaSara,s’attardantdevantlesplats,commeindécise.

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Elleavaitlechoixentredesfiletsdesole,debar,dedorade,delafriture,ou,siellevoulaitdelaviande,entredessaucissesgrillées,dubœuf,dupouletetdeladinde.– Je saiscommentdétourner l’attentiondeLidia.Elleestnouvelle, çanem’inquiètepas. J’agirai

avantlafindesontourdegarde,verscinqheures.L’amarrageestprévuàcinqheuresetdemie,etnotre équipe se réveillera commed’habitudeà sixheures. Il fautque je trouve lemoyend’arriveraveclafilleàcinqheuresunquartàl’endroitoùilauralieu.Jelacachedanslavoitureetjememetsderrièrelescamions.Lesformalitésprennentunedemi-heure,jedevraisdoncêtredansletunnelquimèneenvilleàsixheures.–Quandnosréveilssonneront…–Exactement.Benposaunepetitebouteilled’eauFreyàcôtédesonassiettedecalamarsetdegambas,surson

plateau.Puisilfitquelquespasenavantethésitadevantlecomptoirdesfruits.–Aumomentoùvousserez sur lepointdecommencer lesopérationsdumatin,poursuivit-il, je

serai déjà dans le tunnel. Un communiqué d’urgence sera aussitôt diffusé, bien sûr. Jonas, ou lapersonnequileferapourlui,s’occuperadusignalementet…SararegardaBendanslesyeuxpendantqu’ilfeignaitdechoisirunepommeparmid’autres.–Ouplutôt,non,ilvautmieuxquecesoittoiquilefasses.–Quoi?–Lesignalement.Commeça,personnenepourrainsinuerquetum’asaidé.MêmepasJonas,quine

nousquittepasdesyeuxdepuisqu’ils’estassisàtable.Tunerisquesrien,etquelqu’unmedénonceradetoutefaçon.Fais-lelapremière.Signaleladisparitionducorpsdèsquetudescendras.–D’accord.PauvreLidia,ilsvontlamettresurlasellette.–Net’inquiètepaspourelle,jem’enoccupe…ilscomprendrontqu’ellen’aaucuneresponsabilité

là-dedans.–Trèsbien.Maisallonsnousasseoir!Nousperdonstropdetempsetonnousvoitparlerdepuis

quenoussommessortisdelasalled’analyses.–Ehbien–Benhaussaleton,toutensetournantetencherchantunetableavecdeuxplaceslibres–,

tuasparfaitementraison,c’estunetrouvaillegéniale.Touscesemploiscrééspourconstruirelestaded’athlétismeenbanlieue, çamontrequ’ilyadesgenscompétentsaupouvoir,qui saventcommentoptimiserlesressourcesetimpliquertouteslesclassessocialesdanslamachineproductive.Sarasoupira,etdit:–Oui,onnepeutvraimentpasseplaindre.Ilss’assirent,etcontinuèrentàjouerlacomédieàtable.Ilétaitdix-neufheuresdouze,lecompteà

reboursavaitdéjàcommencédanslatêtedeBen.

La fille en blouse bleue avait un visage ovale aux traits fins, des cheveux blonds attachés, et unsouriretimide.Elles’approchadulitsurlequelJennyétaitallongée,pourluiboutonnersachemisemédicalederrièrelecou.Lesilencerégnaitdanslasalle,etlaplupartdesnéonsétaientéteints.TandisqueLidiasepenchaitenavant,sonétiquetted’identificationsebalançaitsouslesyeuxdeJenny.Leursregardssecroisèrentunbrefinstant.– Toi et cette manie de vouloir être chercheuse… (L’homme chauve, dépourvu de sourcils, une

grandecicatriceentraversdufront,avaitunregarddepierre.)Tusaiscommec’estdifficilepourune

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petite fille ! Tu pourrais suivre l’exemple d’Amanda, de Giulia… Elles, oui, elles ont un travailsérieux,sansrisque,avecunsalairehonorableet…–Ellespassentdixheuresparjouràrentrerdesdonnéessurunpanneau.C’estçaquetuveuxpour

monavenir?–Net’aviseplusjamaisdet’adresserainsiàtonpère!Pourquiteprends-tu?L’hommetapadupoingsurlatabledelacuisine.Puisilhochalatête,l’airprofondémentdéçu.–Tuasraison,jenesuispasgrand-chose,répondit-elle.–Faiscommetuveux…maiss’ilsneteprennentpasàbordd’unnavire,nevienspasteplaindre.Tu

saiscommentfinissentleschercheursnonopérationnels.Dansunbureau,commetessœurs.Àclasserdesdonnées.Moi,j’aitoujourstravaillésanspoursuivrederêvesinutiles…Sinousvivonsàl’èreduBien-être,c’estgrâceàlabonnevolontédeceuxdemagénération.–L’èreduBien-être…,répéta-t-elleàmi-voix,d’untonsarcastique.–Si tuasun toit sous lequeldormir, reprit l’homme,quin’avaitpassaisi lapetite flècheque lui

avaitdécochéesa fille, tupeuxremercier tonpère,quin’a jamaisprétenduobtenirplusqu’ilne lepouvait.Maismademoiselleveutêtrechercheuse…tamèredoitseretournerdanssatombe!Lidiaselevaetluitournaledossansrépondre.Ellesortitdelacuisine,laissantsonpèreluicrier

quelquechosequ’ellen’écouteraitpas.Ellequittalamaisonetfitsixkilomètresàpiedsouslapluiejusqu’au cimetière public. Ses chaussures s’enfonçaient dans la boue, tandis qu’elle traversait lesalléesentrelespierrestombales.Elles’arrêtadevantcelledeGreta,samère.Elles’agenouilla,fermalesyeux,maisnepleurapas.Elleditsimplement:–Jeseraichercheuse.Àn’importequelprix.Jeleferaipourtoi,maman.Lorsqu’elleeutboutonnélachemisemédicaledeJenny,Lidiaseretourna,prêteàs’éloigner.C’estalorsqueJennyl’attrapaparlebras.C’étaitungestespontané,dontelleneserenditcompte

qu’aprèsavoirposésamainsurlapeaulissedelachercheuse.Lidiasursauta,écarquillalesyeux,etlaregardacraintivement,lecœurbattantàtoutrompre.Mais Jenny se contenta de sourire. Un sourire sincère, plein d’empathie. Elle avait vu la

déterminationd’unefillequisavaitcequ’ellevoulaitetqui,pouratteindresonbut,s’étaitbattuedetoutsonêtrecontre lespréjugés.Enunseul instant,Jennyavaitvoléunfragmentdupassédecettejeunefemme,ellel’avaitvucommesic’étaitlascèned’unfilm,etelles’étaitsentieprofondémentenaccordavecelle.Elleavaitdenouveauéprouvéunevraieémotion.Ladernièreémotionqu’elleavaitressentie,etjusqu’àlaquelleellen’étaitpasencoreenmesurede

remonter,avaitétésaterreuraumomentoùelleavaitsautédanslevide,maindanslamainavecAlex,tandis que l’astéroïde volait en éclats dans l’atmosphère terrestre. Les derniers siècles obscurs del’histoire,depuiscemomentjusqu’àsonréveil,n’avaientduréqu’unbattementdecils,uneéternitémentalesansunitédetemps.Maisàprésent,sesyeuxétaientdenouveauouverts.

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L’équiperepritletravailversvingtheures.Lidia ne dit pas unmot sur ce qui lui était arrivé avec Jenny. Elle sentait que quelque chose la

freinait,ellesepersuadaqu’ilnes’étaitrienpasséd’important,etellesetut.Aufond,Jennyluiavaitsimplement serré le bras et souri. Puis elle l’avait lâchée, et avait dormi une bonne demi-heure.Depuisqu’elleavaittrouvécetteplace,Lidiaavaittoujoursfaittrèsattentionàsesrapportsavecsescollègues.Ellenevoulaitpasavoirl’aird’êtrel’habituellepetitenouvellequiselaisseimpressionnerparn’importequellebizarrerie,ouquiseprécipitesanscessevers lesautrespour leur raconter lemoindreévénementcommes’ilétaitextraordinaire.Lesanalysesreprirent.JonasetBenaidèrentcellequ’ilscontinuaientàappelerAlphaàseleverde

sonlit,puisilslafirentmontersuruneestradeetvérifièrentsesprogrèsmoteursenlasoutenantparlesbras.Jennytenaitbiensursesjambes,àprésent,etlorsqueletapisroulantsemitenmarcheàtrèsfaible vitesse, elle commença à marcher. Vacillant, en équilibre précaire, comme si elle était enrééducationlourdeaprèsunterribleaccident,etquesesmouvementsn’étaientpasbiencoordonnés.Maisauboutd’unmoment,elleparvintmêmeàcourir.LerésultatdecedernierexamenintéressaitparticulièrementBen.Dansquelquesheures,ilfaudrait

s’enfuir.Danslameilleuredeshypothèses,Jennynedevraitpasavoirbesoindemarchernidecourirtouteseule,maisencasdenécessité,ilvalaitmieuxs’assurerqu’elleétaitcapabledelefaire.Àlafindel’épreuve,tandisqueJonass’asseyaitdevantunpanneaupourvisualiserlesgraphiques

de l’examenmoteur,Ben passa un bras de Jenny autour de son cou, puis la prit par la taille et laraccompagna jusqu’à son lit. Il l’installa lentement, avec douceur et respect. Sans parler, ilséchangèrentunregardquidurauninstantetuneéternitéà lafois,ouvrantunebrècheintemporelleentrelesâmesetlesmondes,entrelamatièreetl’infini.Ben la fixa, ému, le cœur battant dans sa poitrine, mais sa main resta ferme et son visage

impénétrable.Personnen’aurait jamais lemoindresoupçonàsonégard. Il s’yemployaitdepuissapremièredécouverte,lorsquesonsilenceavaitétérécompenséparunepromotionetquelesvétérans,dontsonpère,luiavaientordonnédelagardersecrète,denejamaisenparler,sousaucunprétexte,àsessupérieurs.Cetépisodeavaitétécommeunegrainequelanaturerebelledesapenséeavaitfaitgermer.Ilétait

revenuaumêmeendroitde laplanète. Ilyétaitarrivé.Mêmesichaqueexpéditionavaitdes routespréétabliesparles«hautsniveaux»,mêmesiunchercheurouuntimoniern’avaientaucunelibertédedécisionsurleslieuxàprospecter,ilavaitréussiàrepasserparlà.Ilavaiteudelachance,peut-être.Il se rappelait bien le jour où ils avaient trouvé la première cabine, les trois vétérans et lui. Ils

l’avaientemportéeenhâte,presquecommes’ilscommettaientunvol.Puisilsavaientdéviéleurroutevers l’île de Limen, et c’était là qu’ils avaient caché la cabine.Quand le reste de l’équipage avait

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commencéàsedouterdequelquechose,l’undestroisvétéranss’étaitchargéderétablirl’ordreetlesilence.Decepetitsous-marincomptantdixhommesàbord,seulstroisétaientrentréschezeuxsainsetsaufs.Lesautrescorpsfaisaientdésormaispartiedupatrimoinemarin.Ilfutracontéauxsupérieursqu’uneattaquepirateavaiteulieu,etBenfutpromuàungradeplusélevépouravoirsauvélaviededeuxvétérans,comme ilsenavaienteux-mêmes témoigné.Le troisièmen’avaitpasété retrouvé, ilavaitétéenlevéetonavaitperdusatrace.Letroisième,bienentendu,étaitsonpère.Depuiscejour-là,sonpèreavaitétéconsidérécommedisparuet,conformémentàlaloi,auboutde

dixans,unecérémoniefunèbreavaiteulieu.Personne,àGê,nepouvaitsedouterquelepèredeBenétaitcachéàLimen,etqu’ilgardaitl’undesvestigesarchéologiqueslesplusimportantsquelamereût jamais livrés aux hommes. L’île de Limen ne faisait pas partie de la juridiction de Gê. Ellen’appartenait à aucune juridiction. Elle était considérée comme un port pirate, et le plus souventcommeunsaleendroitàéviterpendantlesvoyagesenmer.Gên’avaitaucunintérêtàcontrôlercetteîle peu engageante au milieu de l’océan, et – d’après les légendes – truffée de boucaniers, dedélinquants,degibierdepotence.Situéeàmi-cheminentreGêetOrient,ellesemblaitêtrecontrôléepolitiquementpar legouvernementde l’ex-Asie, qui l’utilisait poury exilerdes indésirables,maispersonnen’enétaitsûr.Benavaitglanéquelquesinformationssupplémentairesgrâceauxmessageschiffrés qu’il échangeait avec son père,même si lui non plus n’avait jamais été très clair sur cetendroit.CequeBennecomprenaitpasdutout,enrevanche,c’étaitlaraisonpourlaquellesonpèren’avait

jamaisouvertcettecabinependanttouteslesannéesqu’ilavaitpasséesàl’observeretàlaprotéger.Ce n’est qu’aumoment oùMnemonica avait repêché la capsule de Jenny au fond de l’océan qu’ils’étaitdécidéàdébloquerlemécanismeetàensortirlegarçon.Pourquoi?Ben caressa la main de Jenny et lui sourit, repensant aux mystères du passé et à ce secret que

personne n’avait jamais réussi à percer. La tache qui le salissait. La croix que sa conscience avaitportéependantdesannées.Ilavaitcouvertunmassacre,etacceptéunepromotionsouilléedesang.Ilavaitobéiauxordresdesonpère,convaincuquec’étaitunechosejuste,maiscombiendecadavresflottaient dans sa chambre, chaque nuit, depuis ce jour ? Combien de temps passerait avant qu’iln’expieentièrementsafaute?Chacune de ses pensées était comme un rideau qui s’ouvrait dans l’imagination de Jenny, et qui

l’invitait à observer une nouvelle scène. Comme si l’âme de Ben parlait, lui montrant qui il étaitréellement. L’homme s’approcha tout doucement de son visage, admira un instant la peau lisse etdoréedelajeunefille,puisdit:–Jet’emmèneraienlieusûr…ilsnet’aurontpas.Ellenedétournapasleregard,souritseulementaveclesyeux,puis,entrouvrantàpeineleslèvres,

ellemurmura:–Jesais,Ben.Ilnebougeapasuncil.Ducoinde l’œil, il s’assuraquesescollèguesétaient suffisamment loin,

puis il plongea de nouveau son regard dans celui de Jenny. Immobile, impassible, comme s’il nes’était rienpassé.Commesi cesparolesn’avaient étéqu’unespoir,ouqu’il se les était imaginées.Mais la fille les avait réellement prononcées, et ces trois syllabes donnaient un sens à toute sacarrière.Ainsi, tout était vrai. La découverte que son père gardait n’était que la moitié du précieux

patrimoinehéritédela«civilisationduDeuxièmeMillénaire»,selonlestermesutilisésdanscertains

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textes.Ilavaitl’autremoitiédevantlui.Sonpèreavaitemportélacabine,etpersonnen’enavaitplusriensu.Maislui,ilavaitcontinuéàexplorerlamer,jusqu’àcequ’ilparvienneàrevenirexactementaumêmeendroitetqu’ildécouvrequelachasseautrésorn’étaitpasfinie.Loindelà.Parlefildequelletramelesdeuxjeunesgensétaient-ilsdoncliés?Commentetpourquoiavaient-

ils survécu à la fin dumonde, se conservant pendant des centaines d’années en excellente santé, etvivantdansunesortedecoma,denon-conscience,desommeilapparemmentsansfin,dontilsavaientétébrusquementréveillésdèsquelacoquequilesprotégeaitavaitétéentrouverte?Jennyleregarda,sereine,etBenconclutàvoixbasse:–Jen’aivécuettravailléquepourça,Alpha.Toutsepasserabien.Ellesouritetécarquillalesyeuxenentendantprononcersonnom.Non,enréalité,ellenel’avaitpas

entenduprononcer.BenavaitditAlpha,etavaitpenséJenny.Lafemmequ’elleavaitvueenrêveetquil’avait également appelée ainsi était donc bien samère.C’était un souveniràelle. Jenny pensa uninstantàl’expressionsidouce,siaffectueuseduvisagedecettefemme.Laretrouverait-ellejamais?Pourrait-elledenouveaul’embrasser?Ellefermalesyeuxetsoupira,tandisqu’unnouveauconceptémergeait des pensées de Ben : « Quatre cent quarante-deux ans se sont écoulés depuis la fin dumonde…ettueslà,saineetsauve,devantmesyeux.»Ben s’éloigna. Jenny ne parlerait pas, elle garderait le silence devant les autres membres de

l’équipe.Ilenétaitcertain.Sanssavoirexactementpourquoi,ilsentaitquecettefilleconnaissaitsespensées,partageaitsesémotionslesplusprofondes,etétaitprêteàlesuivre,àluifaireconfiance.Cen’était pas une personne quelconque, mais un message du passé. Une passerelle entre deuxcivilisations éloignées. Si Alex et elle avaient été envoyés jusque-là, c’est qu’ils devaient avoirquelque chose de spécial.Qu’est-ce qui les distinguait des autres gens de leur époque ?Commentavaient-ils survécu ? Il le découvrirait avec l’aide de son père et loin des yeux indiscrets. Il yconsacreraitlerestedesavie.Maisd’abord,ilfallaitemmenerJennyloind’ici.

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–Sivousvoulez,jepeuxresterlàavecLidiajusqu’àminuitpourveillersurAlpha,proposaJonas,tandisqueSarabaissaitleslumièrespourpermettreàJennydesereposer.Ilétaitpresquevingt-troisheuresetlajournéed’analysespouvaitêtreconsidéréecommeterminée.

Certainschercheurss’étaientd’ailleursdéjàretirés.SaraseretournabrusquementversBen,commepourluidemandersonavis.–Biensûr,répondit-il,laprenantdecourt.C’estunebonneidée.Sarafronçalessourcils.EllenepensaitpasqueBenauraitlaisséJonasseulavecJennyetlajeune

chercheuse qui devait assurer le tour de garde.Mais elle comprit bientôt pourquoi il avait fait cechoix:Jonasseraitlederniervétérandel’équipeàêtrerestéseulavecJenny.Ainsi,encasd’enquêteoud’accusations,Saran’auraitpasdeproblème.EncequiconcernaitBen,évidemment,s’inquiétern’avaitmêmeplusdesens.Vutouslestémoinsquecomptaitcettedécouverteextraordinaire, touteslesphotosdelacabineetdeJennyquiavaientdéjàétéenvoyéesauCentrederecherched’Olympie,satête serait automatiquementmiseàprix. Il aurait lapoliceentièreducontinentaux trousses. Il étaitpresqueamusantdepenserqu’ilsmettraientJonasaussisurlasellette,étantdonnéqu’entreunvétéranetunejeunechercheusearrivéedepuispeucommeLidia,leseulquipouvaitaiderBendansunetelleopérationétaitbiencepolyglottepontifiant.SaraetBensortirentdelasalleducôtéopposéautunneldeliaisonaveclesecteurC.Aufond,ily

avaituneportequidonnaitdansunpetitatriumabritantdeuxélévateurs.–Nous y sommes presque, ditBen en posant son index sur un panneau, afin d’ouvrir les portes

automatiquesdevantlui.–Tuessûrdecequetufais?Tuaspenséàtout?–Évidemment.–Sionteprend,tuesunhommemort,tulesais?–Sijen’emmènepaslafilleloind’ici,nousseronstousmorts,etellefiniraprobablemententreles

mainsd’unepoignéededéséquilibrés,tulesais?Sarasetut.Ilssortirentdel’élévateuraudeuxièmeétage.IlssetrouvaientauD2,leniveauréservé

aux salles des relevés de données. Dans la première, deux rangées d’instruments optiques auxdimensions de puissants télescopes occupaient les parois latérales. Chaque segment de formecylindrique émergeait d’une plaque métallique massive, et la même structure se reproduisait,spéculaire, dans la section extérieure du navire, où les énormes tubesmunis de lentilles, de petitspharesetdecaméras,sortaientdelacoqueenacierpourobserverleseaux.Vusdudehors,onauraitditunesériedecanons.Enréalité,cen’étaientquedesdizainesd’yeuxcurieux.Aumilieudelasalle,denombreusestablesdetravailétaientenvahiesdepanneauxetdeclaviers,

tandis qu’au fond, un écran géant diffusait en alternance les images qui provenaient des capteurs,comme un gigantesquemoniteur passant toutes les cinq secondes d’une caméra à l’autre.Certains

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membresde l’unitédeBenétaient làpourunevérificationdefinde journée,d’autresse trouvaientprobablementdanslesquatresallessuivantes,équipéespourscruterleseauxetexplorerlamer.Unestationsous-marinecommeMnemonicaétaitcapabledesonderlesfondsmarinsetd’ytrouver

uneaiguille.Pourfouillersouslasurfacedelamer,Gêavaitlesmeilleuresarmespossibles.Quantàsavoirdequellesarmesdisposaitlepouvoirpourretrouverdespersonnesrecherchéessur

laterreferme,c’étaitunautreproblème.

2h37Allongésursonfauteuil-litdéplié,lesyeuxgrandsouverts,Benrevoyaitpourlacentièmefoisdans

satêteletrajetdesafuite.Ilnepouvaitrienfaired’autredepuisqu’ils’étaitcouché.Ilnedormiraitmêmepasuneseconde,ilenétaitcertain.Ilsavaitoùaller.Sonpère,aveclequelilavaitéchangélederniermessagechiffréversuneheure

surTexte, l’attendrait audébutde l’après-mididansunendroitparfait sur leplan stratégique :unestation-servicelelongd’uneautoroutequitraversaitunerégioninhabitéedel’arrière-pays.Avantcerendez-vous,ildisposaitdequelquesheuresaucoursdesquellesilavaitencoreunproblèmeàrégler.Pourcela, ildevaitprendre le tunnelde liaison, leparcourir jusqu’àcequ’il remonteà lasurface,puis sortir de l’autoroute et arriver dans la banlieue de la ville de Marina, qui était sur la côte.Destination:lemagasindeMark.C’étaituneétapedécisive.« C’est fou ce que les découvertes qui viennent du fond de l’océan ont été essentielles au

développementde lacivilisationdans laquelleonvit»,pensa-t-il.Presquetoutétaitorganisésur lemodèlede lasociétéduDeuxièmeMillénaire.Lesseulsprogrèsdesescongénèresconcernaient lecontrôledescitoyenset lastructuredesservices.L’habitudedeficherlesgensexistaitdéjàavantlanaissancedesongrand-père,maisonétaitpassédelacompilationmanuelled’archivesenpapieraufichageélectroniquesurpanneaux,puisauxmicropucessous-cutanées.Leprofildechaqueindividucontenaitsonétatcivil,soncomptebancaire,sonétatdesanté,lenombreetlanaturedesesvéhicules,maisonsoupropriétés,soncurriculum–unesortederécapitulatifdesévénementsmarquantsdesavie–ainsiquedenombreuxdétails,delapointuredeseschaussuresàlacouleurdesesyeux.Depuisqu’iln’yavaitplusaucunemonnaied’échange, l’argentn’existaitofficiellementquesousformedechiffres.Touslesservicesassuréssurlecontinentétaientdotésdelecteursdemicropuces.Ilsuffisaitdonc de passer l’index sur un petit panneau pour acquérir de la nourriture, payer de l’essence ousolder soncomptedansunhôtel.Et c’était là l’undesprincipauxproblèmesqui seposaient àBenpourpréparersafuite.Ilauraitforcémentbesoindecarburant,maisilnepouvaitpassersondoigtsurlepanneaudétecteurdelapompeàessence.Nisurceluidupéagesituéàl’entréedel’autoroute.Onpourrait alors retraceraussitôt tous sesdéplacements.Malheureusement, iln’avaitpas lechoix : leseulmoyend’arriveràsonrendez-vousétaitdeseprocurerunefausseidentitéaumagasindeMark,situédanslesquartierssud-ouestdelaville.«Laboutiqueuniverselle»,commesonpèreseplaisaitàl’appeler.

3h55LatêtedeBenretombadeuxoutroisfoissursapoitrine.Ilseredressaalorsbrusquement,ouvrant

grandlesyeux.C’était lemomentde se lever.Son réveil, sur lepanneau,devait sonneràquatreheures. Il restait

encore quelques minutes. Il désactiva l’alarme avant qu’elle se déclenche, et sourit. Une autretrouvaillegénialedesonépoque.N’importequelpanneaupouvantêtreassociéàsonpropreprofil

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numérique, il en résultait des fonctions bizarres. Par exemple, dans le cas d’un réveil, on pouvaitsélectionnersurlepanneaul’horairedésiré,puistransférerl’alarmesursapropremicropuce,etêtreréveilléparunesériedestimulationssous-cutanéestellesqu’unepulsationetunevibrationdel’index.Il disposait d’uneheurepour se préparer,même s’il n’y avait pas grand-chose à faire dans cette

pièce.Ilredémarralepanneaupouryeffacertoutedonnéepersonnelle.Ilsavaitcommentfaire,mêmesi

c’étaituneopérationévidemmentinterdite.«Detoutefaçon,pensa-t-il,quelqu’unauracertainementinstalléunesauvegardeautomatique.Ilssaventtoutdemaviejusqu’àaujourd’hui,jedoissimplementdisparaîtreetlesempêcherdecontrôlermeslendemains.»Ilfourradanssonsacsesvêtementsderechangeetsatabletteinteractiveaveclaphotodesafamille

commefondd’écran.Sonpèren’avaitjamaisvuniMelissaniLara,etcettephotoétaitleseulmoyende présenter à leur grand-père en exil les adorables petites-filles qui demandaient toujours de sesnouvelles.Il ramassa sesdernières affaires, les clésde son tout-terrain,quelques cartes routières enpapier,

unecasquetteetdeslunettesdesoleil.L’excitationdueautournantdécisifquesavieallaitbientôtprendreaccéléraitlesbattementsdeson

cœur,lerythmedesesmouvements,etaiguisaitsespensées,leurdonnantlarapiditédel’éclair.

5heuresSon sac en bandoulière, sa casquette noire de l’eauFrey sur la tête,Ben sortit de son logement,

entendantpourladernièrefoislebourdonnementdelaporteautomatiqueserefermerderrièrelui.UnsilencespectralplanaitdanslescouloirsdeMnemonica.Quelquespersonnesquiassuraientleur

tour de garde, commeLidia,mais dans d’autres secteurs, l’aperçurent de loin et le saluèrent d’unsignedelamain.Enarrivantdansletunnelsous-marinquimenaitàlasalleoùJennysereposait, il jetaundernier

coup d’œil au paysage qui s’offrait à lui de l’autre côté des parois vitrées. Il avait parcouru desmilliersdefoiscescentmètres,entouréparlamer,fascinéparlesprofondeursdecetocéan,gardiendel’éternité,etquiavaitétésonamidetoujours.Était-ceunadieu?Ildescenditrapidementlarampe.Quandilfutdanslasalle,ilaperçutLidiaàl’autrebout,assisede

dos,devantunpanneau.Aumilieudelapièce,enveloppédansuneobscuritépresquecomplète,quetroublaitseulementlalumièredesécrans,setrouvaitlepetitlitdeJenny.–Lidia!appelaBen,àunetrentainedemètresd’elle.Lajeunefemmesursauta,etseretournabrusquement.–Ben…jenem’attendaispasà…jesuis…quelleheureest-il?–Excuse-moi,dit-ilens’approchant.Avecsacasquettesurlatête,sonsacenbandoulière,saveste,etseschaussuresdemarcheaulieude

celles qui étaient fournies à l’équipage, Ben avait l’air d’un homme qui s’en va quelque part.N’importequil’auraitvu.MaisLidianeseseraitjamaispermisdeposerdequestions.–Ilestcinqheures.J’aibesoinquequelqu’unaillevérifiercequisepassedanslasalledesrelevés.

Noussommespeut-êtresurlepointdetrouverquelquechose,silescalculsquej’aifaitscettenuitsurlescartessontexacts.–Jecomprends…j’yvaistoutdesuite.Maislafille?–Jem’enoccupe.Dansuneheure,lesautresmerejoindront.Jet’enverraialorsdescollèguespour

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te remplacer, que tu puisses aller dormir.Mais en cemoment, il n’y a personne dans la salle desrelevés, et je préférerais qu’il y ait au moins un chercheur qui contrôle la situation. Si Alpha seréveille, j’essaierai de commencer le travail sur le langage. Aujourd’hui, je veux me concentreruniquementlà-dessus.Lidia acquiesça d’un hochement de tête. Elle ne contredirait jamaisBen ni quiconque ayant plus

d’expériencequ’elle–c’est-à-dire tout lemondedanscetteunité–etellenedésobéirait jamais,enn’exécutant pas ce qu’on lui demandait. Certes, comme tous les citoyens de Gê, elle se devait designalertouteanomalie.MaisLidiaétaitnouvelle,toutjusteembauchéedansl’unitéderecherchedontelleavait toujours rêvé.Ce travailétait sa rédemption, l’armeavec laquelleellevoulaitmontrersavaleuràunpèreconvaincuqu’elledevaits’asseoirdevantunstandardetrépondreautéléphonetoutelajournée.Elleneferaitaucunsignalement,mêmesilesvêtementsdeBenetl’ordrequ’il luiavaitdonné à une heure où le capitaine n’aurait pas dû être au travail étaient des détails tout à faitanormaux.Elleobéit,donc,etsortitdelasalle.Bens’approchadupetitlitoùreposaitJenny,luiposalamainsurlebras,etmurmura:–C’estlemomentd’yaller.

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Tuescommemoi,mongarçon.Noussommesnéspournepasavoirdemaître.Pourcherchersanscesselavérité.Pourvoirau-delà.Tuescommemoi,ettuesdestiné,toiaussi,àt’enfuirtôtoutard.

Benprit Jennypar lamainet l’aidaàdescendredu lit.Lesparolesquesonpère luiavaitditessilongtempsauparavanttournaientcommeunerengainedanssatête.–Ilmesembleavoircomprisquetuconnaismalangue.Maintenant,tuvasdevoirmarcher,ditBen,

tandisquelespiedsnusdeJennytouchaientlesolfroid.–Jesais,répondit-elleàmi-voix,enappuyantsamaincontrelapoitrinedel’hommepours’aiderà

tenirdebout.Benrestaimmobilequelquesinstants,lesyeuxfixéssurceslèvressidélicates,sijeunes.Ceslèvres

quivenaientdeparlerànouveau,murmurantsimplementcesdeuxsyllabes,commesiJennysavaitbien au fond d’elle-même ce qui l’attendait et ce que l’on attendait d’elle. Il était sûr qu’elle étaitcapabledecomprendreetdeparlerleurlangue.Maislavoirfaireétaitprofondémentémouvant.– Tume fais confiance ? Si nous ne nous enfuyons pas maintenant, les choses risquent de mal

tourner.Elleplongeasesyeuxdanslessiens.–J’aiconfiance,seborna-t-elleàrépondre,d’unevoixrauque,étranglée.Ben s’agenouilla et fouilla sur une planche fixée en bas du lit, presque à la hauteur des roues.

Lorsqu’ilsereleva,iltenaituneblousebleueàlamain.–Metsça.Nousallonstraverseruntunneljusqu’ausecteurC,puisnousparcourronsleBdansune

capsule,etleblocAaussi.Ensuite,nousprendronsl’élévateuretnousarriveronsdansleparking.Jennyacquiesçad’unhochementdetête.–Maintenant,jevaist’attacherlescheveux.Habilléecommeça,tunedevraispasattirerlesregards.

Enfait,c’estplutôtmoiquirisqued’attirerl’attention.Maisonsaitquijesuis.Heureusement,àcetteheure-ci,iln’yapasgrandmonde.Quoiqu’ilarrive,laisse-moiparler,d’accord?–Oui.Ben s’arrêta un instant pour observer les yeux de Jenny. Ils étaient effrayés, comme ceux d’un

oiseaueffarouché.Maisilsentaitqu’elleluifaisaitentièrementconfiance.Etqu’ellelesuivrait.–Allons-y!Ilstraversèrentfacilementletunnel.Àcetteheure,personnenel’empruntait.Lesautresmembresde

l’unitédormaientencore,etLidiaétaitauboutdudépartement,danslasalledesrelevés.BenetJennymarchaientlentement,etelleenprofitapourregarderautourd’elle.

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Lesgouffresobscursde l’océan.Les immensesétenduesd’eauquiavaientengloutiunepartiedumonde.Sonuniquedemeure.Lesprofondsabysses.Lorsqu’ilsarrivèrentàlafindutunnel,Benfitquelquespasenavant,jusqu’ausecteurC.Il y avait un avantage à essayer de s’évader d’un endroit de ce genre : aucune sentinelle n’était

affectéeaucontrôledunavire.Lesseulespersonnesàcraindreétaientcellesquiavaientleurtourdegardelanuit,commeLidia,etquisepartageaientlesdifférentssecteursàsurveiller.EtsiLidia,quin’enétaitqu’àsapremièreexpédition,neprésentaitpasdedanger,cen’étaitpaslecasdesautres.Un grand type en blouse violette traversa lentement un couloir au loin, et disparut derrière une

porte.Lavoieétaitlibre.BenpritJennyparlamainetl’entraînaavecluisurplusieursmètres,jusqu’àlacapsuleàlévitation

magnétique. Il avait la gorge serrée, la respiration haletante, et une goutte de sueur coula sur sonvisage. À l’exception de sa première campagne avec les vétérans, c’était la seule fois depuis desannéesqu’ilviolaitlaloi,ouplutôtqu’ilviolaitplusieurslois.Lorsquelacapsulesemitenmarche,BensetournaversJenny.–Est-cequetuterappellesquelquechosedetonpassé?Elle regarda autour d’elle, et fit non d’un léger signe de tête. Puis elle haussa les sourcils, et

répondit:–L’eau…–Oui,biensûr.L’eaut’apréservéejusqu’àaujourd’hui.Noust’avonssortiede…–L’océan…lajetée…,poursuivit-elle,leregarddanslevide.Benlalaissaparler.Danslacapsule,personnenepouvaitlesentendre,etquelquechoseaffleurait

danslamémoiredelajeunefille.–Oùsommes-nous…,demanda-t-elle,maiscelaneressemblaitpasàunequestion.Ses yeux se perdaient au-delà de la vitre, observant les différents départements du navire, qui

passaientetsesuccédaientcommedespaysagesderrièrelafenêtred’untrain.Etdesimageseffacéesparletempsémergeaient,diapositivesrayéesd’unmondequin’existaitplus.Lajetée.Illuisemblaitpresquelavoirdevantelle,danslefilmquesonespritfaisaitdéfilerentre

sesyeuxetlaréalitéquil’entourait.Elleparcouraitlajetéetandisquelesvaguesdéferlaientsurlesrochers sous le ponton, que quelques gouttes emportées par le vent se posaient sur sa joue, luiarrachaient un souriremélancolique, et séchaient aussitôt sous les rayons du soleil. Elle cherchaitquelque chose, c’était la sensation qu’elle avait. Elle sentait un vide, un manque. Elle cherchaitquelqu’un.Unevoixmétalliqueinterrompitbrutalementsonvoyageetlaramenaàlaréalité.–Qu’est-cequec’est?demanda-t-elle,saisissantdifficilementlesensdesmotsqu’elleentendait.– Ne t’inquiète pas, c’est un communiqué. Nous sommes dans une station sous-marine nommée

Mnemonica,Jenny.Cequetuasvutoutàl’heure,derrièrelesparoisvitréesdutunnelquenousavonstraversé,c’estl’océanEuropéen.Cenomdoitteparaîtrefamilier,mêmes’iln’existaitpasautempsoùtuvivais,toi.Àl’époque,ilyavaitl’Europe.Aprèslachutedel’astéroïde,unegrandepartiedesterres qui formaient l’Europe a été engloutie par les eaux.La péninsule Ibérique, l’Italie…et puisl’Angleterre,l’Irlande…n’existentplus.Tutesouviensdecesendroits?C’estincroyable,moijelesaiétudiéspendantlongtemps…toi,tuyasvécu.C’estbiença?C’estdelàquetuviens?–Je…jecrois,oui,jenesaispas.–Pourlemoment,noussommessousl’eau,maiscenavirevabientôtapprocherdelaterreferme,

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etunpassages’ouvrira.Denombreuxcamionssortirontduparkingverslequelnousnousdirigeons,jeprendraimavoiture,onsefondraaumilieudesautresvéhicules.Jenny regardait fixement Ben.Dans son esprit, lesmots « chute de l’astéroïde » tournaient sans

cesse. Oui, elle se rappelait cette histoire. Elle sentait qu’elle l’avait vécue. Mais quand ? Laconnaissait-ellevraiment?Oul’avait-ellesimplemententenduraconter?–Quisuis-je…,murmura-t-elle,lespaupièresmi-closes.Cette foisencore,celane ressemblaitpasàunequestion.Elle s’était souvenued’un tasdescènes

différentes, au cours de ces deux semaines à bord de la station sous-marine. Elle avait pénétré lecerveaudeBen,etavaitcomprisqu’ellesetrouvaitdansuneréalitésituéeàquatrecentquarante-deuxans de son monde d’origine. Toutes sortes de visages, de paysages, et de voix inconnues sesuccédaientdanssatête.Maissonidentitén’étaitpasencoreclaire,mêmesielleserecomposaitparpetitsmorceaux.BenposasesmainssurlesépaulesdeJenny,tandisquelacapsuleralentissaitavantl’arrivée.C’était

lemomentdesourire,derelâcherlatension.–Quies-tu?Tuesunefillequiacinqcentsans,Jenny.Maistunefaisvraimentpastonâge.

IlsparcoururentletunnelentrelesecteurCetlesecteurB,tandisquelecommuniquéétaitrépétéàpleinvolumeparleshaut-parleurs:«Manœuvred’accrochageencours,fermeturedesportesentrelessecteursAetBdanscinqminutes…Manœuvred’accrochageencours,veuilleznepasstationnerdanslesvoiesdeliaison…»Ils devaient se dépêcher. Pendant l’accrochage, on fermait automatiquement les portes situées à

l’extrémitédestunnels,etilsdevaientencoretraverserceluiquireliaitlesecteurBausecteurA.Benpressa lepas,espérantqueJennynese fatigueraitpas trop. Ilnepouvaitpas laporter,car il

aurait aussitôt attiré l’attention. Juste au moment où ils entraient dans la capsule qui devait lesemmenerauboutdusecteurB,unhommeenblousevertesortitparuneporte,etfitunsigneàBen,commepoursignifier«Halte!».Sonsangsefigeadanssesveines.L’hommes’approcharapidement,alorsquelesportesdelacapsuleétaientencoreouvertes,etentra.– Merci. Excuse-moi, il faut que je livre quelque chose, et je n’ai pas le temps d’attendre la

prochaine.Benesquissaunsourireetrespira,soulagé.Puisil lançauncoupd’œilàJennydestinéàluifaire

comprendrequ’elledevaitse tourneret regarderailleurs.L’interactionsocialen’étaitpasbienvue,l’attitude de Jenny ne semblerait donc pas impolie, mais simplement conforme aux normes envigueur.L’homme,detoutefaçon,nepouvaitreconnaîtrelevisagedelajeunefille.Lesimagesdelacabine n’avaient circulé que dans le secteur deBen, avant d’être envoyées auCentre de recherched’Olympie.Lablousevertedel’inconnuledésignaitcommebiologistemarin.Iln’étaitpascenséêtreaucourantdecettedécouverte.Pourunefois,lesloisdeferdeGêseretournaientcontreceuxquilesavaientélaborées.Lacapsules’arrêta.L’hommeensortitrapidementavantdedisparaîtredansuncouloir.BenetJenny

sehâtèrentderejoindreletunnelquireliaitlesecteurBausecteurA,etquiseraitbientôtfermé.Lecommuniquéfutd’ailleursrépété,maisilnerestaitplusqu’uneminuteaulieudecinq.Lorsqu’ilsarrivèrentauboutdu tunnel, ilsdépassèrent lesportesautomatiqueset se retrouvèrent

enfindansleblocA.Ilneleurrestaitplusqu’àdescendreauniveauzéro,celuiduparking.Derrière

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eux les portes se fermèrent hermétiquement avec un sonmétallique. Ils étaient dans le secteur oùl’accrochage devait avoir lieu, et lamanœuvre avait déjà commencé.Ben et Jenny traversèrent unpetitcouloir,puissedirigèrentverslesélévateurs.Ilsétaientaunombredequatre.Benappuyasurunboutonpourappelerleplusproche,quimontait

depuis l’étageA0. Il ne pouvait imaginer ce qui l’attendait derrière la porte automatique qui allaits’ouvrirdevanteux.–Maisqu’est-cequetufaislà…avecelle?demandaJonas,lessourcilsfroncés,leregardsurpriset

menaçantàlafois.Beninspiraprofondémentpourgagnerunpeudetemps.Àunautremoment,ilauraitrépliqué:«Dis-moiplutôtcequetufaislà,toi,àcetteheure!»Maisil

n’étaitpasenpositiondeselivreràcepetitjeu.–Entrons ! dit-il à Jenny, sans avoir lamoindre idée de la façon dont il pourrait sortir de cette

situation.Ilauraitpurencontrertouslesmembresdesonunité,ils’enseraitsansdoutetiréavecuneexcuse.

Tous,saufJonas.L’élévateurrepartit.–Tumeréponds,ouquoi?Oùest-cequetul’emmènes?Jonasraiditlesmusclesdesesépaules,desoncou,etsepenchalégèrementenavant.Jennyrestaimmobile,percevantd’uncôtél’anxiétédeBen,del’autrelecaractèreimpitoyablede

l’hommequi leurfaisaitface,etdont lapremièrepensée–elle l’avaitsaisiecommesiJonaslaluiavaitcriéeàlafigure–avaitété:«Signalerl’anomalie.»–Tuveuxl’enlever,hein?Jelesavais.Tuveuxl’emmenerenprofitantdel’amarrage.Necroispas

quetupourrassortird’icisansquejehurleauxquatreventsquetut’enfuisavecladécouvertelaplusimportantequenotredépartementaitjamaisfaite!L’élévateur s’arrêta, restant immobile avant l’ouverture des portes, pendant unmoment qui leur

parutinterminable.Une fois sortis, à l’étage du parking, il y aurait beaucoup d’allées et venues. Si Jonas faisait un

scandale, lamission deBen échouerait avantmême d’avoir commencé. Par ailleurs, il n’était pasarmé, et l’idée d’agresser son collègue pour le mettre hors jeu n’était pas fameuse : il ne s’étaitjamaisbattu,mêmequandilétaitjeune,etdetoutefaçon,ilyauraittoujoursquelqu’unpourvoirlesportesdel’élévateurs’ouvrircommeunrideaudethéâtreselevantsurunebagarre.JennyattrapaunbrasdeJonasquilaregarda,stupéfait.Elle le serra si fort, queBen vit ses ongles s’enfoncer dans sa chair et appuyer jusqu’à en faire

sortirunfiletdesang.Ilenfutcertain,tandisqu’ilobservaitlascènecommeunspectateurabasourdi:Jennymanigançait

quelquechosed’étrange.Ellen’arrêtaitpassimplementJonas,elleneluifaisaitpasdemalnonplus.Onauraitditqu’elleluiparlaitaveclesyeux.Lorsquelesportess’ouvrirent,Jennylâchapriseetsortitdel’élévateuravecBen.Jonasrecula,puisregardasonsupérieurd’unairsurpris.–Bonvoyage,capitaine,dit-il.Puislesportesserefermèrentsursonexpressionhébétée.–Comment…Qu’est-cequetuluiasfait?demandaBend’unepetitevoix.Jennysedétendit,adoucitsonregard,etsourit.

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–Je…jenesaispasexactement.Maisjesaisquecethommenenousgêneraplus.

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L’étage A0 était un vaste parking plein de voitures, de fourgons et de camions. Les véhiculesn’étaientpasagglutinéslesunscontrelesautres,maisrangésparfilesdedix,elles-mêmesséparéesparunespacepermettantauxvéhiculesdesortirdansunevoielatéraleprévuepourlescanaliser.Aufondduparking,BenetJennypurentadmirerl’imposantestructuremétalliquequiressemblaitàunénormeportaild’acierenphased’ouverture,sesdeuxpartiescoulissantlatéralementpourouvrirunpassage. Au-delà de ce passage, le tunnel souterrain commençait. L’accrochage sous-marin étaitconçudemanièreàpermettreauxéquipesdesautresblocsdecontinueràêtreopérationnelles,etdenepasêtreobligéesd’interrompreleursétudesetleursrelevésàcausedel’arrêt.Lamontre deBenmarquait cinq heures vingt-six. Sans s’interroger davantage sur ce que Jenny

avait fait pour se libérerde Jonas– il approfondirait laquestionplus tard, car il s’était forcémentpasséquelquechosed’extraordinaire–,illapritparlamainetsefaufilaavecelleentrelesvoitures.La curiosité brillait dans les yeux de Jenny. Le monde dans lequel elle se trouvait ressemblaitbeaucoupau sien, souscertains aspects, et cela facilitait la résurgencede souvenirsperdusdans letemps.Dansleparking,lebruitétaitassourdissant.Outre le rugissement desmoteurs des camions prêts à quitter le navire, il y avait le fracas que

produisait la structure métallique en s’ouvrant. Par moments, elle semblait émettre un hurlementsinistre,unappellugubreetpeurassurant.Ilsdépassèrentunesériedefourgons,etarrivèrentdevantletout-terraindeBen.Personneneleur

créadedifficulté.Chacunétaittropoccupéàsemettreenfile,ouàfairelesdernierschargements.–Quandnousseronsdansletunnel,ditBenensortantlesclésdesavoitured’unepocheintérieure

desaveste,ilyaurafatalementdesendroitscontrôlés.Ilfautquetutemettesderrière,souslabâchequetuvoissurlesiège.Les portes de la voiture se déverrouillèrent sous la pression d’une touche sur les clés. Jenny

s’installa à l’arrière, tandis queBen sortait un petit tournevis d’une boîte à gants et commençait àdémontercequiressemblaitàunautoradio.–Cesappareilsstéréocontiennentunsystèmededétectiondusignaldelocalisationparsatellite.Le

plus curieux, c’est que la plupart des citoyens ignorent complètement ce qui est installé dans leurvoiture.–Formidable!ironisaJenny.–Ilyatrèslongtemps,repritBenenarrachantlaplaquedemétaletencommençantàdéconnecter

lescâblesquiétaientderrière,desdétenusessayaientdes’enfuirensecachantdansdesvoituresoudescamionspendantlesamarragessous-marins.Maislorsquelevéhiculeapprochaitd’undespostesde contrôle dont je te parlais, l’écran du douanier signalait la présence d’un individu recherché àbord.Ilfautquetusachesquedanscettemerveilleusesociété,nousavonstousunemicropucesous-

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cutanéedansl’index.Certainsdétenusontquandmêmeréussiàs’échapper,autrefois.Quandilsontétéretrouvés,qu’ilsaientétémortsouvifs,ilsavaienttousl’indexcoupé.Toi,biensûr,tun’aspasdemicropucesouslapeau.Lepassagedeladouanenedevraitdoncpasposerdeproblème.–Oùallons-nous?demandatimidementJennyens’allongeantsurlessiègesarrière,etenserrant

unmorceaudebâchegrisedanssesdoigts.–Ensécurité,réponditBen.Mais dans la tête de Jenny, le nom d’Alex prit forme, comme si Ben avait voulu dire que leur

destinationétaitauprèsdelui.Jennyramenalabâchesurelle,tandisqu’unnouveaucommuniquéinvitaitaurespectdesnormeset

desprocéduresdesortiedeMnemonica.Cenom.Alex.Cenomremuaitquelquechoseenelle.Ellen’auraitpasencoresudiredansquelpuitsprofondellerepêchaitceslambeauxdeviepassée,

mais une série de pensées confuses se mirent à tourner dans sa tête, comme un manège bizarre,échappantàtoutcontrôle.Notreespritestlaclédetout…C’étaitunevoixmasculinequiprononçaitcettephrase.Nousallonsbrûler,Jenny!…Ilfautsauter…Elleentrevoyaitdeuxyeuxbleusetdécidés.Quandjediraitrois…Oui.EllesavaitquiétaitAlex.Elleneserappelaitpasencoreoùellel’avaitconnu,elleneparvenait

pas àvoirun endroit précis, ni à le situerdansunenvironnement.Mais son regard, savoix…sesparoles.Toutcelapalpitaitencoreviolemmentdanssoncœur,àdessièclesdedistance.Lorsqueleportailfutcomplètementouvert,unefiledenéonssituéssurlesmurslatérauxdel’étage

A0passadurougevifàunblancéblouissant.C’étaitlesignalquelavoieétaitlibre.Ben fitdémarrer savoiture, tandisque lespremierscamionsquittaient lenavireet s’engageaient

dans le tunnelquimenaitenville.Jennys’était recroquevilléesur lessiègesarrière,sous labâche.Benpritsonsacdevoyageetleposasurlecorpsdelajeunefille,puisilenlevasavesteetlajetaàcôté.– Excuse-moi, j’espère que tu arriveras à respirer sans problème. Comme ça, on n’aura pas

l’impression que je transporte un cadavre. Si tout va bien, nous devrions passer sans difficulté leposte de contrôle, personne ne vérifie plus ce qu’on transporte depuis des années…C’est un despointsfaiblesdusystème,autantenprofiter!Toutvabienlà-dessous?– Oui… oui, je respire, répondit Jenny, en se recroquevillant pour occuper le moins d’espace

possible.–Parfait.Àpartir demaintenant, j’arrête deparler, et je recommencerai uniquement quandnous

auronsdépassélepostedecontrôle.Àcemoment-là,tupourrasterelever.–Trèsbien,dit-elle.Lafiledevéhiculesavançaitenordre.Lescamionsetlesfourgonssortaientunàundunavire,puis

seperdaientauloincommedepetitspointslumineuxengloutisparletunnel.Ilavaittellementenviederevoir leciel !Derespirerdenouveau!Cetravail,cette tâchequ’ilavaitdésiréesi intensémentdanslepassé,luidonnaitmaintenantl’impressiond’avoirlacordeaucou.Maisqu’allaientdevenirsafemme,Loren,sespetitesMelissaetLara?Quandbienmêmeilréussiraitàs’échapper,àretrouver

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sonpèreetà réunirAlexet Jennypourpouvoirenfinétudiercesprodigesde lanature, sa familleserait-elle en sécurité pour autant ? Ne risquait-elle pas, au contraire, d’être punie pour soninsubordinationàlui?Tandis qu’il attendait de quitter Mnemonica à son tour, des souvenirs doux et mélancoliques

frappaient à la porte du cœur deBen. Les nuits blanches passées sur des livres avant son examend’admission au poste de chercheur. Sa première convocation, quand son père exerçait la mêmefonction qu’il remplissait lui-même aujourd’hui. La technologie qui changeait au fil des années,depuissespremièresmissionsdansdessous-marinsàdoublecoque,jusqu’àsadernièreexpéditiondansunnavireextrêmementsophistiquécommeMnemonica,la«mémoiredel’eau».Iln’oublieraitjamaislesdrapeauxbleuetblancdeGê,flottant,impérieux,surlacollinedeNes,commepoursaluerfièrement l’équipage avant son départ. Et comment oublier la chasse aux vestiges de la mer, lecatalogage,ladatationdespiècesarchéologiques,lesheurespasséesàlesanalyser,sabonneententeavec Sara ? L’histoire d’une civilisation considérée comme disparue, reconstruite, fragment parfragment, découverte après découverte, comme un puzzle d’informations et de connaissancesrassembléesavecpatienceetdévouement.Qu’est-cequelesautrescitoyenssavaientdumondequilesavaitprécédés?Qu’est-cequelegouvernementlaissaitfiltrer?Etlesmasses,quecroyaient-elles?D’ailleurs, est-cequeça les intéressaitvraimentde savoir cequiavait existéavantelles surcette

planète?Lui,pourlemoment,ilavaitlepasséallongésurlessiègesarrièredesavoiture.Etilétaitencore

vivant.

Ledernierfourgonquisetrouvaitdevantluiquittaleparking,etBenaccélérapourlesuivre.Jenny ne faisant aucun bruit, il eut un instant l’impression d’être seul dans la voiture. Et il avait

intérêtàs’enpersuader,s’ilvoulaitéviterquesoncœurexplosedanssapoitrine.Cequ’ilfaisaitétaittellementillégalqu’iln’arrivaitmêmepasàimaginerdequellefaçonilseraitexécutéaucasoùonledécouvrirait.Bens’engageadansletunnel,unsourirefigésurleslèvres.JennyetluiétaientfinalementsortisdeMnemonica.Auboutdecetunnel,quiremontaitdesabyssespourémergerausoleil,leurfuitesepoursuivraità

l’airlibre.

–Jesuisàunedizainedemètresdelaroute,surlapremièrepartiedelajetée.Devantmoi,ilyaunréverbère,etàquelquespas,unpetitescalierquidescendsurlaplage.Silence.–Jenny?Silence.–Tum’entendstoujours?–Alex,jesuisdevantlemêmeréverbère,prèsdumêmeescalier.Exactementlàoùtuprétendsêtre.

Jenny écarquilla brusquement les yeux, se retrouvant dans l’obscurité. La tête appuyée contre ledossier,labâchesurlafigure,lebruitdumoteurquiluimartelaitlestempes.Elleneditrien,maisellepensa:«Memoria!»Elles’étaitsouvenue.Etcen’étaitpasn’importequelsouvenir.

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Lajetéed’Altonaressemblaitàlaprisedevuesd’unvieuxfilmennoiretblanc.Jennyétaitlà-bas.Seulesurcesquatre-vingtsmètresqu’elleavaitparcourussanscessedansunsensetdansl’autre.«Memoria…», répéta-t-ellementalement. Ce qu’étaitMemoria, elle n’aurait su le dire.Un lieu

hors du temps, quelque chose d’indéfini, de bizarre, lui semblait-il.Mais elle savait que la scènequ’elle s’était rappelée était un paradoxe, un labyrinthe sans issue, des limbes recréés par l’esprit.Alexetelleavaientvécuet revécucontinuellementcettescène,commeundisquerayéquipasseenboucle.Ilsavaientessayédelamodifierdetouteslesmanièrespossibles.Lerésultatétaittoujourslemême : ils se retrouvaient tous deux aumême endroit, sur lamême jetée,mais dans deux réalitésparallèlesduMultivers.Etilsnepouvaientserencontrer.Soudain,elleeutd’autresflashs,tandisqueletout-terraindeBenfilaitdansletunnelàlarecherche

dela lumière :unefemmeauxcheveuxroux,des tassesde thé,ungarçonquise lèved’unfauteuilroulantetditquelquechoseàproposd’unecage.Unpubbourrédemonde,avecdesinstrumentsdemusiqueetdesvêtementsauxcouleursvoyantesaccrochésauxmurs,etunetableautourdelaquellesepressentdescamaradesdesonâgequil’invitentàsejoindreàeux.Toutcelaétaitarrivédanssavie.Etpuis,c’étaitdenouveauarrivédansMemoria.Maiscombiendefois,etpendantcombiendetemps?Voilà ce qu’était cet endroit, pensa-t-elle : un labyrinthe de miroirs, où l’âme se perdait pour

l’éternitédanslejeudesreflets,etdontlesfacettestoujoursdifférentessechevauchaientconfusément.CesvoiesinfiniesduMultivers,ellelesavaittoutesvuesenunclind’œil.L’instantinterminablequi

l’avaitmenéede lachutede l’astéroïde jusqu’àson réveildans lacabine.Un instantquiavaitdurépresquecinqcentsans,etquesonespritprisonnierdeMemoriaavaitvécusansserendrecomptedel’écoulementdutemps.Ilyavaitquelqu’und’autre,oui…elles’efforçaitdesortirunecartedujeu,maisenvain.Ilyavait

presquesûrementquelqu’und’autre.Ouplutôtquelqu’und’autrequiétaitcommeeux.Car ilyavaitbeaucoupdemondedansMemoria,onn’ymanquaitpasdecompagnie,çanon.Maiscen’étaientquedesprojectionsmentales. Ildevaityavoirquelqu’und’autre,elle lesentait.Parviendrait-elleàs’ensouvenir?«Peuimporte…sicethommearaison,jeteretrouverai,Alex»,pensaJenny.Rassemblerlespièces

d’unemosaïquesicomplexeétaituneentreprisequasimentimpossiblepourlemoment.Danssatête,ladistinctionn’étaitpasencoreclaireentrelesévénementsquis’étaientproduitsdanslavieréelle,etceuxqu’elle revivaitdans laprojectionmentaleoùelle s’était retrouvéeaprès la findumonde.Lesentimentqu’elleéprouvaitpourAlexétaitunvecteurconstantdesespensées.Elledésiraitlerevoir,l’embrasser,maisneparvenaitpasàserappelertouteslesétapesdeleurrelation,niàseremémorerlesmomentslesplusimportants.«Vosâmessontliéesàjamais…»,sesouvint-ellesoudain.Quil’avaitdit?Etquand?Cesmotsavaient-ilsétéprononcésdanslaréalitéoudansMemoria?Elle se les répétaplusieurs fois, et toutdoucement laphrase secolorad’un timbredevoix, cette

voix donnant forme à un visage. Un garçon brun, les cheveux ébouriffés, des lunettes aux verresépais…«Oui…jem’ensouviens.C’étaitl’amid’Alex,Marco.Ilavaittoujoursréponseàtout…»Lavoitureralentit,etlavoixdeBeninterrompitsespensées.–Nous y sommes, Jenny.Au bout du tunnel, il y a le poste de contrôle.Reste silencieuse, et ne

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t’agitepas.Sitoutsepassebien,dansquelquesminutes,tupourrasteredresser.Jennyneréponditpas.Ellepoussasimplementunlongsoupir,fermadenouveaulesyeux,etattendit.

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Lefourgonquisetrouvaitdevantletout-terraindeBenralentitenarrivantprèsd’unarcéclairéàlasortiedutunnel,toutauboutduderniertronçonrectiligne.Au-delàdel’arc,onentrevoyaitlalumièredupremiersoleildumatin.Lacamionnettepassalentementsouslastructure,puiscontinuasaroutehorsdutunnel,tandisqueBenfreinaitenappuyantlégèrementsurunleviersituéderrièrelevolant.Ilaperçutuneguéritederrièrel’arc,surladroite.Quelqu’un était assis à l’intérieur, face à un panneau. Un contrôleur. À la moindre irrégularité,

l’homme alertait immédiatement les patrouilles armées, et lesminutes du coupable de l’infractionétaientcomptées.Onnevoyaitpas souvent lapoliceenaction,àGê. Iln’yavaitpasde troupesengarnison,pasde rondes,pasdesurveillancevisible.C’étaitunepoliceuniquementopérationnelle :elleagissait, arrêtait le suspect,et le remettaitaux instances judiciaires.Dans lescasextrêmes,elleéliminait directement l’individu avec une violence excessive, dont personne ne savait jamais rien,l’affaireétantaussitôtenterrée.Ben retint sonsouffle. Il regardadroitdevant lui, sans lamoindre intentiondese tournervers la

guérite,commes’iln’avaitrienàcraindre.Ilralentit,passasousl’arc,sortitdutunnel.–Toutvabien,Jenny.La fille sourit sous la bâche. Puis elle se redressa, regarda par la fenêtre, et vit le soleil d’une

nouvelleépoquebrillerdanslecielbleuetlimpide.Cequil’entourait,c’étaitlefutur.Ilavaitl’aspecttrompeurdupassé, il répondait auxmêmes loiset se trouvait toujours sous ladominationdecettemême étoile que son père, dans un souvenir encore accessible, lui conseillait de ne pas fixer troplongtemps.«Sinon,lesoleiltevoleralesyeux»,disait-il.Maisc’étaitlefutur.Siéloignédesonlieud’originequ’elleenavaitlevertige.Lesrayonsobliques

tapaient sur lacampagnedéserteetaride.Unpetitpromontoires’élevaitau loin.La route,après letunnel,continuaittoutdroit,coupantendeuxleschampscommeuninterminablerubangrissurunesurfacedepapierkraft.Peuluiimportaitlepaysagequidéfilaitdevantsesyeux,pourellec’étaitunepromesse de vie.Une vie qu’elle avait cru brisée, arrivée au terminus.Quelqu’un l’avait sortie del’apocalypse,luiavaitpermisdesurvivre.Quiétait-ce?Etpourquoi?–Est-cequetoutcequetuvoislàt’abeaucoupmanqué?luidemandaBen,enapercevantleregard

rêveurdeJennyquisereflétaitdanslerétroviseur.–J’ail’impressiondevoirlemondepourlapremièrefois.– Nous sommes dans la région d’Athènes. Plutôt désolée, comme tu peux le remarquer. Si on

continuesurl’autoroute,lavillelaplusprocheestàcentquarantekilomètres.C’estprobablementlàque vont les camions, c’est un lieu important d’échanges de marchandises et de commerce dematériaux.Maisnousprendronslaprochainesortie,verslabanlieuedeMarina,l’unedesdeuxvilleslesplusimportantesdelarégiond’Athènes.–Athènes,murmura-t-elle,leregardperduau-delàdelavitre.

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–UnegrandepartiedesnomsquenousemployonsàGêestd’originegrecqueetlatine.Nousavonsétudié ces deux langues grâce à des vestiges retrouvés en mer. C’étaient les idiomes les plusfascinantsdupointdevuede l’étymologie.Quandcecontinentaétéunifié, c’est l’italienquiaétéimposé,car ilplongeses racinesdanscesculturesanciennes.Toi, tu leparles,mais tun’aspasunnomitalien,n’est-cepas?Tun’habitaispasdansunautrepays,parhasard?–Je…jenesaispas…–Lorsque nous avons récupéré ta cabine et que nous t’avons transportée à l’intérieur du navire,

nous avons décidé de t’appeler Alpha – la première lettre de l’alphabet grec – pour célébrer ladécouvertedupremierêtrehumainencorevivantretrouvédanslesprofondeursdel’océan.JennycroisaleregarddeBendanslerétroviseur.–Lastationsous-marineelle-mêmesenommeMnemonica,unmotdontl’étymologieestgrecque.

EtlarégiondanslaquellenoussommesàprésentestAthènes,dunomdel’ancienne…–Athènes,jemesouviensdecenom…jem’ensouviens!Athènes,lesJeuxolympiques…je…BenrestasilencieuxpendantqueJennys’efforçaitpéniblementdefouillerdanssespensées,comme

pourdéterreruncoffretenfouisousdesmètresetdesmètresdeterre.–Lanatation!s’exclama-t-elle, leregardbrillant, lesmainstremblantes.LesJeuxolympiques, la

compétition…lafinale…Ceseraunegrandefinale,Jenny…jelesais…–Jenageais ! Je regardaiset regardaisencore lescompétitionsdenatationaux Jeuxolympiques

d’Athènes,quandj’étaispetite,sansarrêt…etjevoulaisdevenirprofessionnelle!Ben hocha la tête en souriant, commepour se réjouir avec elle. Il se taisait, laissant Jenny à ses

pensées.C’étaitbienque les souvenirsde la jeune fille remontentpeuàpeuà la surface, c’était laconfirmationdesesespoirs.LarencontreavecAlexpourraitavoirraisondetoutessesrésistances.Unerencontreimminente,àprésent.–Ouvrelesac,Jenny,dit-il.Ilestlà,àcôtédetoi.Ellesetourna,vitlesac,lepritettiralafermetureÉclair.–Tuvoiscetteespècedefeuilleenroulée?Ouvre-la.Jenny fouilla et trouva la tablette interactive. Elle la saisit, la déroula. Son regard s’adoucit,

devenantmélancolique.–C’esttafamille,n’est-cepas?luidemanda-t-elle,devinantdéjàlaréponse.–Oui,ditBen,enregardantfixementlaroute,latêteailleurs,danslesalondesonappartement.–Comments’appellent-elles?–MafemmesenommeLoren.Mesfilles,MelissaetLara.Jenny ferma les yeux un instant. Les émotions de Ben l’assaillirent comme un vent chaud,

l’enveloppant comme une couverture de laine un soir glacial d’hiver. Elle sentait qu’elle en avaitbesoin.–Ellessonttrèsbelles.–Est-cequetutesouviens…,commençaBen,hésitant.Est-cequetutesouviensdequelquechose

concernanttafamille?– J’ai rêvédemamère. J’aidécouvertdans le rêvequec’étaitmamère.Etpuis, je croism’être

rappelémon père, au bord de la piscine… ilm’encourageait pendant une compétition de natation.Sinon,pasgrand-chose.Maismême si c’étaientvraimentmesparents, ils sont certainementmorts.Toutlemondeestmort.

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–Situarrivesàt’ensouvenir,alorsilsexistentencore.Ilsseronttoujoursavectoi.Ilestpeut-êtreencoretroptôtpourquetusachesoùet«quand»lessituer.Çanedoitpasêtrefacile.Maisdanstonesprit,letempsn’existepas.Ettesparentspeuventyvivreéternellement.Jennysetutunmoment.Bencontinuait à conduire,uneexpression sereine sur levisage. Iln’arrivaitpasàycroire : tout

s’était déroulé comme prévu, il avait vraiment trouvé et exploité le point faible du mondeschématiqueetopprimantdanslequelilvivait.Ilneluirestaitplusqu’àrejoindresonpère,quiavaitcertainementélaboréunplanparfaitpourlesameneràLimensanscourirderisques.Iln’avaitjamaisrencontrédemeilleurstratègequesonpère.–Pourquoimoi?demandasoudainJennyd’unepetitevoix.–Comment?–Toutecettehistoire,jeveuxdire.Pourquoimoi?Sij’appartiensàunecivilisationquiapresque

cinqcentsans,commentest-ilpossiblequejesoislà,maintenant?Quim’apermisdesurvivre?Benhochalatêtededroiteàgauche.–Ça,c’estàtoidemeledire.Peut-êtrequetut’ensouviendrasàunmomentouàunautre.Etpeut-

êtrequetupourraisaussim’expliquercequetuasfaittoutàl’heure,dansl’élévateur.AvecJonas.Jennyhaussalessourcilsetinspiraprofondément.–C’estdifficileàexpliquer.Çam’estvenunaturellement.Cethommeétaitdangereux,mauvais.Il

nousauraitarrêtés,jelesavais.J’aisentiuneforcegrandirenmoi,undésirintense,maisquejenesauraispasdéfinir.Jedevais l’empêcheràtoutprixdesemettreentraversdenotreroute.Je luiaidonnéunordre.Jel’aidonnéàsoncerveau.BenréfléchitàcequeJennyvenaitdedire.Ilétaitévidentquecettefilledevaitavoirquelquechose

de spécial. Il avait bien fait de l’emmener. Elle n’était peut-être pas seulement une passerelleextraordinaire entre deux civilisations.Mais bien davantage. S’il l’avait laissée entre demauvaisesmains,quellequesoitsanature,elleauraitétémanipuléeetutilisée.Ouéliminée.L’autoroutes’étendait,toutedroitedevanteux.Benserraénergiquementlevolant.Puislabretellede

décélération apparut au loin sur la droite, précédée d’un panneau indicateur au bord de la route :MARINA.Benralentit,obliquaprudemment,s’apprêtantàsortir.Iln’avaitpaspuavertirMarkdesonarrivée,maisilsavaitqu’ilnequittait jamaissonmagasin,mêmelesjoursfériés.SipourMark,saboutiqueétaitcommeunesecondemaison,pourBen,ellereprésentaituneétapefondamentaledanssacourseverslaliberté.

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–Nousseronsbientôtàsec,ditBenaprèss’êtreengagésurlabretelledesortie.Ilseretournapourvoirl’expressiondeJenny,quileregarda,perplexe.–Àsec?demanda-t-elle,tandisqueBenreportaitsonattentionsurlaroute.– De carburant. Nous allons devoir nous arrêter sur une aire de service. Le problème, c’est la

micropuce. Dès qu’on a besoin de quelque chose, dans ce pays, il faut payer avec cette mauditemicropuce.Notreargentestcréditésurnotreprofilnumérique.–Tunepeuxdoncpast’enservir.– Non. Ils comprendraient où nous allons. Jeme demandais… (Ben hésita un instant, observant

Jennydanslerétroviseur.)Cequetuasfaittoutàl’heureavecJonas,est-cequetusauraislerefaire?Jennydétournainstinctivement la tête,etsonregardseperditaussitôtderrière lavitre,se laissant

emporterparlepaysage.Parviendrait-elleàtrouveruneréponseàcettequestion?La campagne desséchée et stérile défilait à toute vitesse derrière les fenêtres comme un livre

d’illustrations toutes identiques, qu’on feuillette rapidement. De temps en temps quelquesconstructionsinterrompaientcepaysagemonotone,maisc’étaientdesstructurescylindriquesfroideset muettes, de la taille d’un immeuble, et dont Jenny ignorait la fonction. Peu à peu, des formesapparurent au loin, les unes à côté des autres. C’était la zone industrielle deMarina, un ensembled’usinesetdelogementssociaux.Labanlieuedelaville.Làoùilssedirigeaient.Jennyessayadeseconcentrer,desesouvenirdenouveauxdétailsdesonpassé,des’agripperaux

imagesquipassaientdevantsesyeux, lespriantde la ramenerenarrière.Ellesentaitquecequ’elleavaitfaitavecJonasn’avaitriend’extraordinaire,mêmesicelaparaissaitmiraculeuxàBen.Était-cequelquechosequ’elleavaitappris?Était-ceundonnaturel?Soudain,ellevitunenfant.Assisdansuntrain,àcôtédesamère.Illaregardaitd’unairtriste,etlui

disait quelquechoseavec lesyeux.Une trahison,peut-être.Unproblèmeentre sesparents.Était-cearrivédansMemoria?Ellen’enétaitpassûre.PuisellevitMaryThompson.Ellevitl’espritdecettefemmes’ouvrircommeleportaild’unevilla

majestueuse, et l’inviter à partager souvenirs et secrets, à chercher dans toutes les chambres, àfouillerdans tous les tiroirs.Ellerevintalorsdans lesalonde lamaisondeBlythStreet,devantsatassedethéempoisonné.C’étaitlàqu’étaitlaclédetout,ellelesentait.Elleeutdumalàyarriver,etsouffritd’uneviolente

migraineensuite.Maisellelatrouva.Lespremierstemps,dansMemoria,elleallaitvoirMaryets’amusaitsimplementàchangerlecours

des événements. Elle s’était rendu compte que le fait d’intervertir les tasses avait modifié sonsouvenir,maisn’avaitpaseud’autreeffet.Ellen’étaitpasàbordd’unemachineàremonterletemps,ellenepouvait pas changer lepassépour revenir àunprésent transformé.Tout cequ’ellepouvaitfaire, c’était revivre un souvenir de façon différente. Une fois que l’intermède était fini, elle se

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retrouvait toujoursàBarcelone, sur lapromenadeduborddemer, commesi lemécanismes’étaitenrayé.MaisdanslesalondeMary,elleavaitdécouvertcommentexploitercemécanismepervers.C’étaitarrivéun jourpresqueparhasard,aprèsdesdizainesdefoisoùelleavait revécu lascène

depuis ledébut,etchangételou teldétail,pouréviterdeboiredans la tasseempoisonnée.Cela luiétaitpassésoudainparlatête,ellel’avaitfaitsanspréméditation.Sanounouétaitsurlecanapé,tandisqu’elle-même,vêtuedesapetiterobedecotonlilas,étaitassise

entailleursurletapisdusalon,sesfeutresetsesfeuillesdepapieréparpillésparterre,leplateaudéjàposésurla tablebasse.Ellesavaitbienquela tassetournéeverselleétaitcellequi l’enverraitdansl’autremonde.Cettefois-là,ellen’avaitpasutilisédestratagèmepourlesintervertir.«Prendsmatasseetbois,Mary»,avait-ellepensé.Ellel’avaitfaitavecuneintensitéextraordinaire,

aveclaprécisiond’unchampiondetiràl’arcquidécochesaflècheenvisantlepetitcercleaucentredelacible,commeseulobjectifpossible.«Prends-la…souris…etbois.»Mary Thompson avait eu un rapide battement de cils avant de plonger son regard dans le vide,

commeassommée.Jennyavaitcontinuéàrépétermentalementcettephraseencorequelquessecondes,fixantsanounou

de ses yeux de glace, tout en tapant avec un feutre rouge sur un feutre blanc à un rythme précis,commepourscanderletemps.Lafemmeétaitrivéeàsonregard,fascinée,presqueentranse.Jennyavaitsentiqu’ellepouvaitenfairecequ’ellevoulait.Aufond,ils’agissaitd’unsouvenir.Del’undeséternels scénarios de Memoria. Façonnable, malléable comme des rêves éveillés. Elle pourrait yrevenirindéfiniment,commeellel’avaitdéjàexpérimentéavecAlexquandilsdécidaientderevivrel’expériencedelajetée.MaryThompsonavaitfaitexactementcequ’elleluiavaitdemandé.Elles’étaitpenchéeenavant,avaittendulamainpourprendrelatasselapluséloignéed’elle,puis

elles’étaitinstalléeconfortablementsurlecanapé.Elleavaitsouri.Etbuunegorgéedethé.Ensilence.Puiselleavaittoutbu,tandisqueJennylaregardaitetqu’unrictusimpitoyablesedessinaitsurson

visage.Jennysedétournadelafenêtre,etbaissalesyeux.Desfragmentsdel’expériencequ’elleavaitvécue

dans les limbes de Memoria commençaient à remonter peu à peu à la surface, fournissant desréponsesconfuses,déforméesetpartielles.Maisutiles.Celieufictifoùsonespritavaitflottépendantdessièclesenattendantsonréveiln’étaitpeut-êtrepasuneprisondontilfallaitsortir.Memoriaavaitpeut-êtreétéunesorted’entraînementmental.–Jecrois,oui,répondit-elleenregardantBendanslerétroviseur.Jepensequej’yarriverai.

Quelquesminutesplustard,Benvitpasseruneenseignedevantsesyeux.C’étaitunécriteaucarré,gris,surlequeluneinscriptionenreliefindiquaituneairedestationnement.L’écrandesontableaudebord montrait qu’il avait encore assez de carburant pour quinze kilomètres, or pour atteindre laprochaineaire,ilfaudraitsûrementfaireaumoinsquarantekilomètres.Celle-ci,enrevanche,n’étaitqu’à deuxmillemètres. Il pourrait enfin prendre de l’essence. Quant au paiement, il espérait queJennys’enchargerait.Ben ralentit, sortit en direction de l’aire de stationnement, puis se rangea dans une zone semi-

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déserte,occupéeuniquementpardeuxcamions.Jennyhaussalessourcilsetsoupira.–Qu’est-cequ’ilya?demandaBenenseretournant.–Cetruc…cetteblouse.Jesorscommeça?Ilsecoualatête.–Jen’yavaispaspensé.Non,biensûr.–Commentfait-on?Ben réfléchit quelques instants. «Quel oubli stupide ! » pensa-t-il. Il ne pouvait pas risquer que

quelqu’unlavoieaccoutréedecettefaçon.–Regardedanslesac…,dit-ilenfin.Ilyaunpantalonnoir.Heureusementquetuesplutôtgrande.Il

yaaussiuntee-shirtblanc.–Trèsbien,réponditJenny,enfouillantdanslesac.–Etpuis tumettrasça, conclut-il enôtant la casquettede l’eauFreyqu’ilportait, et en la faisant

tombersurlesgenouxdeJenny.–Tourne-toi,dit-elle.S’ilteplaît.Benlavitsortirlepantalondusac.Ilsongeaquelapudeurdevaitêtreinhérenteàl’âmehumaine,si

même cinq siècles de coma ne pouvaient faire oublier à une jeune fille la gêne d’être observéependant qu’elle se déshabillait. Qui sait si à bord deMnemonica Jenny avait éprouvé le mêmeembarraslorsquesescollèguesl’avaientdéshabilléepourposerdesélectrodessursoncorps.Ben baissa la vitre et appuya son coude à la portière. Au bout d’un moment, il vit dans son

rétroviseur que quelqu’un approchait.Un énergumènede deuxmètres.Derrière l’homme, un groscamionàl’arrêtportaitl’inscriptionDARRENsurlecôté.Benconnaissaitcenom.C’étaitunesociétéqui fabriquait des panneaux. Mnemonica, par exemple, était exclusivement équipée de panneauxDarren.« Pourvu qu’il ne vienne pas là… », pensa Ben, sentant l’anxiétémonter en lui et son cœur lui

martelerviolemmentlapoitrine.–Ilyaquelqu’unquiarrive.Tuasfini?demanda-t-ilàJenny.–O…oui…voilà.Jemetslacasquetteetjesuisprête.–Neparlepas,sionnousdemandequelquechose,tuesmafille.Jennyhochalatêteetsourit,maisunvoiledetristesseassombrituninstantsonvisage.Ellenese

rappelaitmêmepaslenomdesonvraipère.L’énergumènepassaàcôtédutout-terrainetsedirigeaversundistributeurdeboissons.Benlevit

introduiresongrosindexdanslafenteadhocetattendre.Puisilsepencha,etpritunebouteilled’unlitredeK8,uneboissondouceâtrequeBenn’avaitjamaisaimée.Quandl’hommerepartitverssoncamion,Benessayadedétournerleregardsurautrechose.Ilse

mit à observer les toilettes, une espèce de cabine avec une porte bleue entrebâillée, située à deuxmètresd’unerangéedebuissons.Jenny,pendantcetemps,pliaitcommeellepouvaitlablousepourlarangerdanslesac.Lorsquel’hommearrivaprèsdutout-terrain,Benneputs’empêcherdeledévisager.Ilcroisason

regardàtraverslepare-brise,maisdétournaaussitôtlesyeux.«Va-t’en!»pensa-t-il,enespérantqu’ilallaits’éloigner.–Hé,toi…,ditl’hommeenfrappantàlavitredutout-terrain.Beninspiraprofondément,puisouvritlaportièreetdescendit.–Tuasbesoindequelquechose?demanda-t-il.

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–Jeteledis,l’ami,jeveuxteledire…iln’yaplusdeK8.Benplissalefront.–Pardon?–Jel’aifinie,répétalecolosse,enécartantlesbrasd’unairdésolé.Ilavaitdeuxénormesauréolesdesueursouslesaisselles.–J’aifinilaK8.J’aiprisladernière.Aucasoù…tuenvoudrais,voilà,iln’yenaplus.Ilnereste

quedel’eauFreyetdesbouteillesdelait.Bensouritetsonfrontsedétendit.Legéantn’étaitpasdangereux.Ilavaitl’expressioncandided’un

enfant,desmouvementslentsetgauches.Iln’yavaitrienàcraindre.SonregardpeuvifluifitpenseràAlan,lemagasinier.Selontouteprobabilité,l’hommevenaitdunavire,ilavaitpeut-êtredébarquéenmêmetempsquelui.– Ne t’inquiète pas, mon ami, répondit aimablement Ben, soulagé. Merci de me l’avoir dit. Je

n’aimepastellementlaK8,etvuquelevoyageestlong,jeferaidesprovisionsdeFrey.Letypehochalatête,puissonregardglissaverslessiègesarrière.–Elleestbelle,l’ami…c’esttafille?Vraimentbelle!Jennysetournadel’autrecôté.–Oui,ditBen.Ilfautl’excuser,elleestunpeutimide.–Aurevoir,bellefille.Aurevoir,l’ami.Jem’envais.Ben haussa les sourcils comme pour saluer l’inconnu, qui s’éloigna. Il le regarda dans son

rétroviseur,tandisqu’ilretournaitverssoncamion.C’étaitunvraicolosse.–Toutvabien?demanda-t-ilàJenny.–Oui,moi,çava,répondit-elle,d’untonsarcastique.–Allonsdonneràboireàlavoiture,maintenant,ditBen.Ilremitlecontact,fitmarchearrière,etsedirigeaverslapompeàessence,àvingtmètresd’eux,

au-delàdudistributeurdeboissons.–Iln’yapersonne,remarquaJenny.–C’estcommeça,maintenant.Onsélectionnelemontantsurcettepetitecolonne,làenbas,onpasse

l’indexsurlafente,etonsesert.–Etcommentpenses-tufaire,situnepeuxpasteservirdetondoigt?–Laseulepossibilité,c’estd’attendrequequelqu’unarriveet…heu…àvraidire,aveclesbonnes

manières,onnepourrajamaisprendred’essence.–Etc’estlàquej’interviens?demandaJenny,avecironie.Bensetournaverselle.Lapetitecasquettedel’eauFreyencadraitàmerveillelevisagedélicatdela

jeunefille.–Situsaiscommentfaire,nouséviteronslesmauvaisprocédés.Jenny le regarda, pensive, tandis que lui revenaient peu à peu à l’esprit les images qu’elle avait

voléesàlaviedesautres,quandelleavaitcaptéleregarddeteloutelmembredel’unitédeBen,ycomprisceluideJonas.Elleneprenaitaucunplaisiràobserverniàfouillerl’intimitédesautres.Celalui arrivait, souventmalgré elle,mais elle n’aimait pas ça. Elle aimait encoremoinsmanipuler lapensée d’autrui.Dans la situation où ils se trouvaient, cependant, à partir dumoment où elle étaitcapabled’untelprodige,ellenepouvaitpassedéfiler.–Faisrevenirlegéantparici!dit-elle.

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Roulerlecamionneurnefutpasdifficile.CefutpresqueaussisimplequelejouroùBenavaitfaitcroireàAlanqu’ils’étaitrenduaumagasinuniquementpourprendredeuxboîtesd’éprouvettes.DèsqueBen leva lesyeux,avantd’allerchercher lecamionneur, il tombasurunevieillecaméra

rouillée, placée enhautd’unpylône.C’était unmodèleLax, l’undesplus courants.L’objectif étaitpointédroitsurlui,tell’œilmorteld’unviseurdefusil.«Heureusementqueletempsdescamérasestfinidepuislongtemps»,pensaBen.Ellesavaientété

suppriméesdepuisquelegouvernementavaitdécidédedotertouslescitoyensdemicropucessous-cutanées.Àuneépoque,lapopulationétaitsurveilléequasimentàchaquecoinderueparuncoûteuxréseaudecamérasdesurveillance.Tropcoûteux,enfait.Toutledispositifavaitétédémonté,depuisles Lax – petites caméras compactes – jusqu’aux systèmes intégrés de l’Oculo, dont toutes lesinstitutionsgouvernementalesétaientéquipées.Onpouvaitencoretrouverquelquesvieuxmodèlesenbanlieue,parfoisdans lesstations-serviceabandonnéesà leurdestin,parfoisdans lesbuffetsoùonavaitoubliédelesenlever,etoùonlesgardaitcommedesreliques.Maisaucundecesappareilsnefonctionnait.Benappela l’énergumènepour luidemanderde l’aide, sanspréciserquelgenredeproblème ily

avaitàlapompeàessence.Lorsqu’ilsrevinrentprèsdutout-terrain,lecolosses’adressadirectementàJenny,adosséeàlaportièredelavoiture.–Tuasbesoindemoi,joliefille?Elleleregardafixementsansrépondre,aprèss’êtrefrottélesyeuxàcausedusoleilquiluitapait

dans la figure.Elle l’examina attentivement.Avec son nez en pommede terre, son crâne rasé, sesyeuxrondscouleurnoisette, il ressemblaitàunchienbattu.Lasueurcoulaitabondammentsursonfront.Benrestaàl’écartpourobserverlascène.Il lesvitsimplementéchangerunregard.Riend’autre.

Puisletypeseretourna,marchajusqu’àlapetitecolonneettenditlamainversl’écran.–C’estarrangé,l’ami.Tupeuxremplirtonréservoir,maintenant,dit-ilavecunlargesourire.Etils’éloigna.–C’estdingue,commentaBen.Ben et Jenny repartirent quelques minutes plus tard. Il resta silencieux un bon moment. Il

réfléchissait à l’incroyable découverte qu’il venait de faire. Il n’avait jamais imaginé que, dans lasociété du Deuxième Millénaire, il y ait eu des personnes capables d’utiliser des pouvoirsextrasensorielsd’untelniveau.Aucunechroniquerecueilliedanslesvestigesdelamernetémoignaitde quoi que ce soit de ce genre. Il avait lu des documents sur de soi-disant magiciens, sur desguérisseurs, il s’était intéressé à des études sur des corps d’aliens retrouvés après la chute d’unvaisseauvenude l’espace.Toutessortesdechoses,maisriensurdesgensenmesuredemanipulerainsil’espritdesautres.Commentétait-cepossible?C’étaitunmystèrepourlui.

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Il se tranquillisa un peu en voyant sur l’écran du tableau de bord qu’il avait suffisamment decarburantpourfaireencoreseptcentcinquantekilomètres.Ilcontinuaàconduiresurl’autoroute,etdépassadeuxoutroissortiesquimenaientdanslesud-estdelabanlieuedelaville.Ils’engageasurlatroisième bretelle. La rampe tournait à deux cent quarante degrés, puis passait sous l’autoroute, etdébouchaitsurunelongueroutedroite.–Oùallons-nous?demandaJenny,brisantlesilence,etarrachantBenàsespensées.–Auboutdecetteroute,nousarriveronsdanslabanlieuedeMarina.C’estunezoneindustrielle.On

y produit surtout des pièces de rechange pour les moyens de transport. Une grande partie desmatériauxquiconstituentMnemonicaestassembléeici.–Oui,mais…oùallons-nous? demanda Jennyen insistant sur les troisderniersmots, le regard

perduauloin,versunesériedehangarsetdepetitsbâtiments.Au-delà de cemoutonnement d’usines et d’habitations délabrées aux façades lézardées, quelques

gratte-cielémergeaient,trèsloin,maisbienvisibles,d’unepuissanceàcouperlesouffle.Lehautdecesimmeublessemblaitseperdreau-delàdesnuages,etl’ensembleévoquaituneégliseornéed’unemultitudedelonguesflèchesanguleuses.L’espritdeJennyfutaussitôt transportédansunailleurspluséloignéquetoutcequ’elleauraitpu

imaginer. Comme si son cerveau avait créé une passerelle impossible entre deux civilisationslointaines, ses yeux glissèrent de ces gratte-ciel à l’image de la Sagrada Familia, la fascinantebasiliquecatalanecrééeparGaudí,qu’elleavaitadmiréelorsdesonvoyageàBarcelone.Ellevitsesaiguillesfuseléessesuperposerauximmeublesetpointerverslecielcommedesdoigtsoblongs.Ellechassacesouvenir,et recommençaàadmirerau loin les façadesbrillantesdes immeubleséclairésparlalumièrematinale.Jennyimaginaquec’étaitlecentredeMarina,maiselleneposapasd’autresquestions.Pourlemoment,illuiimportaitsurtoutdeconnaîtrelaraisondecetteincursiondansunezonehabitéeetpotentiellementdangereuse.–Avecmonidentité,ditBen,sansquitterdesyeuxlaroutepeuencombrée,nousnepouvonsnous

rendrenullepart.Ilfautquej’aillevoirquelqu’un.–Où?–Pastrèsloind’ici.Dansunendroitsûr.

LorsqueBenlaissalazoneindustriellederrièreluietpénétraaucœurdelabanlieue,ilsvirentenfinapparaîtredespassants,desvitrinesdemagasins,despanneauxdesignalisation.Riendetrèsdifférentde l’image si lointaine que Jenny gardait de sa propre civilisation, même si à présent tout luiapparaissaitterriblementfroid.–Est-cequec’estunquartierpauvre?demanda-t-elle,enremarquantlesenseignesdéglinguéesdes

boutiques, les vêtements négligés de la plupart des personnes qui marchaient dans les rues, lacarrosserieabîméedesvoituresrangéeslelongdestrottoirs.–Oui,maislesgensnes’enaperçoiventmêmepas,réponditBen.L’amertumedesavoixfrappaJenny.–Dansquelsens?demanda-t-elle.Ilralentitetsegara.Puisilsetournaverselle.–Ici,chacunpensequeletaudisdanslequelilvitestcequ’ilyademieux.Lesgenss’imaginent

qu’ils sont libres, alors qu’ils marchent avec des chaînes aux pieds. Pour se sentir protégés, ilsacceptentdevivredansunecage,d’êtrefichés,etilsgobentdessloganscomme«uncitoyencontrôlé

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est un citoyen sûr ».Des esclavesheureux, voilà comment je les appelle.Quelle que soit la classesocialeàlaquelleilsappartiennent.–Lesgratte-cielquej’aivustoutàl’heure,ilssontdanslecentredelaville?–Oui.–Ondiraitquec’estunendroitpourlesriches.Là-basaussilesgenssontdesesclaves?Bensouritethochatristementlatête.–Tantquelepouvoirauraaccèsàtouteslesinformationsquiconcernentunindividu,qu’ils’agisse

desesachats,desesdéplacements,oudesesinclinations,etquecepouvoircontrôlerasesrelationssociales,sesidéaux,sesidées…–Benleval’indexetdessinauncercleenl’air–,tantqu’ilyauratoutça,lefaitqu’ilyaitplusoumoinsd’argentsurteloutelprofilneferaaucunedifférence.Ceuxquinouscontrôlentnousdéplaceronttoujourscommedespions,àleurguise.Nousachèteronscequ’ilsveulentnousvendre,nousvoteronsleprogrammequ’ilsaurontdéjàchoisiavantdenousdemandernotreavis,nousmourronsdesmaladiesqu’ilsaurontdécidédenousinoculer.Jenesuispeut-êtrepasleseulàavoirouvertlesyeux,etjel’aifaitgrâceàmonpère,maiscequiestsûr,c’estquenousnesommespasnombreux.Essaiedeconvaincreunesclavequesonexistenceestcondamnée.Ilpréféreradéfendreleschoixdesonmaîtreplutôtqued’admettresaproprecondition.JennyfutabasourdieparlediscoursdeBen.Ellen’étaitpasenmesuredecomprendrepleinement

unegrandepartiedecequ’ilavaitdit.Elle regardaautourd’elleet remarquaqu’ilss’étaientgarésprèsd’unmagasinnomméOMNIA.–Viensavecmoi,repritBen.Ilnefautpasqu’onsefasseremarquer.Baissetavisièreetn’ouvrepas

labouche!–D’accord.Ilsdescendirentdelavoiture,etleregarddeJennys’arrêtasurlesobjetsexposésdanslavitrinede

laboutique. Ilyavaitdes livresàcouverturerigide,descouteaux,des jumelles,desboussoles,deschaussures de marche, des ceintures, des gilets sans manches mais avec un tas de poches… etl’inscriptiongravéesuruneplaquettedebois:TOUTCEQUEVOUSCHERCHEZESTLÀ.Ben entra dans lemagasin et l’ouverture de la porte fit clignoter une série de lumières au néon

rougefixéesauplafond.Jennylesuivit, lavisièrebaisséesursonfront, ladémarcheempruntée.Àl’intérieur,ilyavaitunfatrasd’étagères,desobjetsdetoutessortesentasséslesunssurlesautres,desplanchescouvertesd’outilsdontelleignoraitl’existenceoudontelleavaitoubliélafonction.Derrière le comptoir, un homme petit et trapu, au teint olivâtre, aux cheveux noirs et brillants

attachésenqueue-de-cheval,salualeclientaveclequelilparlait,puissetournaversBen.Surtoutlecôtédroitdesoncou,depuislabasedesonoreille,sapeaurougiesemblaitrongéeparunacide.Lastupeur se peignit sur le visage de l’homme, qui battit plusieurs fois des paupières, comme pours’assurerdecequ’ilvoyait.–Jenepeuxpasycroire…,murmura-t-il.Benesquissaunsourire,maisilattenditqueleclientsortedumagasinetqu’ilssoienttouslestrois

seulspourdire:–Jen’aipasbeaucoupdetemps,Mark.– Mais tu ne devrais pas être… Il est arrivé quelque chose ? demanda l’homme en sortant de

derrièresoncomptoiretens’approchantdeBen,lesbrasouverts.–Pasici,l’arrêtaBenavecnervosité,enhaussantunsourcil.–Allonsaupremierétage,proposaMarksanssedécontenancer.

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Il les conduisit vers un petit escalier à l’autre bout dumagasin. Tout en suivant l’homme, Jennylançauncoupd’œilau-delàdelavitrine,verslarue.Leurtêteétait-elledéjàmiseàprix?Ouavaient-ilsencoreunpeudetempsavantquelapolicecommenceàleschercher?BenetJennymontèrentl’escalierderrièreMark,puisseretrouvèrentdansunepièceoùtrônaitune

longuetablecouvertedepaperasses.Àl’abridesregardsindiscrets,lesdeuxhommess’embrassèrentchaleureusement.–Jenny,ditBen,voiciMark, lefrèredemafemme.Laseulepersonneàquinouspuissionsfaire

confianceencemoment.Enplus,c’estunhommepleinderessources.–Bonjour,ditJennyd’unepetitevoix.Ellesourittimidement,maissansreleversavisière.–Cette personne, repritBen en regardant son beau-frère, est celle qui ne doit pas finir entre de

mauvaisesmains.Elles’appelleJenny.Markfronçalessourcilsetfixalajeunefilled’unairinterrogateur,puisils’assitsurunbancqui

grinçamaissoutintsonpoids.–Dequoias-tubesoin,Ben?Tudevraisêtreàtontravail,sijenemetrompe?–J’aibesoind’uneautreidentité.Jesaisquetupeuxm’enfabriquerune.Ilfautquejerejoignemon

père,etdansquelquesheures,jeserairecherché.Sijenelesuispasdéjà.–Qu’est-cequetuasdit?Rejoindrequi?Benbaissalesyeuxsansrépondre.C’était lemomentdeleverlemasque.AvecMarkilpouvaitet

devaitlefaire.–Monpèren’estpasmort.Ilvitsurl’îledeLimendepuisdesannées.Aujourd’hui,ilestvenuici

pourm’aider.–Ilestici…àGê?Vivant?Tuplaisantes?–Non.Jedoisallerleretrouvercetaprès-midi.Maisjenepourraiyarriverquesitumeprocures

unefausseidentitépourpasserlespostesdecontrôle.Situpouvaismetrouverunevoiture,aussi.Lamienne,ilvautmieuxlafairedisparaîtredelacirculationleplusvitepossible.Markhochalatête,incrédule,tandisqueJennyobservaitlascène,immobileetmuette.–Tuvasmalfinir.Pourquellecauseest-cequetutebats?Qu’est-cequetuveuxobtenir?Benhaussalessourcilsetéchangeaunrapidecoupd’œilavecJenny.–Moins tuensais,mieuxçavaut.Etpuis jen’aipas le tempsde t’expliquer toutça.Tupeuxme

fournircedontj’aibesoin,oupas?–Pour l’identité, ce n’est pas unproblème.Pour la voiture, je ferai une tentative. Il te faut autre

chose?BenregardaMarkdanslesyeux,unnœudluiserrasoudainlagorge.– Dis-moi que ma famille va bien. Les communications avec le navire sont certainement

manipulées,jepourraisjurerquecen’étaitpasLorenquim’écrivaitsurTexte.–Tafamillevatrèsbien…jenecomprendspas.Pourquoiest-cequ’ondevraittefaireça?(Mark

observaJennyducoindel’œil.)Tuasdécouvertquelquechosequetunedevraispassavoir?Benfermalesyeuxuninstantetsoupira.Ilsesentaitpeuàpeuenvahiparl’émotion.–S’ilm’arrivaitmalheur, je t’enprie,promets-moique tune seraispas seulementun frèrepour

Loren,maisaussiunpèrepourmesfilles.Et…Benmitunemaindanssapocheetensortitletriskèlequ’ilavaitprisauportd’Horus.Illetendità

Mark,leslarmesauxyeux.

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–DonneçaàMelissaetàLara,dis-leurque…Ben éclata en sanglots et se couvrit les yeux avec sa main, s’effondrant sous le poids des

émotions…–…quejen’enaitrouvéqu’unseul.Jennysuivitlependentifduregard,tandisqu’ilchangeaitdemains,eteneutlesoufflecoupé.«Ce

symbole…jeleconnais.»Sonespritfit lereste,fouillantfrénétiquementdanslesabîmesdesamémoiresansqu’ellepuisse

opposerderésistance.Uninstantplus tard,elleseretrouvaassisesur lecanapéd’unsalon,enfaced’unvieuxcouplesouriant,auvisagesillonnéderides,auxyeuxencorecapablesderefléterl’amourinconditionneldontleurcœurétaitempli.LorsqueJennybaissalesyeux,lemêmependentifétaitaccrochéautourdesoncou.–Ilracontel’originegaéliquedenotrefamille,luidisaitsongrand-père.Oui,elles’ensouvenaitbien.Commesicelavenaitdeseproduire.Commesilesémotionslesplus

sincères,lespluspuresdesavieneconnaissaientpasl’usuredutempsetétaientgardéesdansunlieutoujoursaccessibleàsonesprit.Elleaurait toutdonnépourpouvoirembrasserencoreunefoissesgrands-parents, pour rester enfermée dans ce souvenir, protégée, en sécurité.Mais elle rouvrit lesyeux.MarketBenl’observaient,l’airétonné.–Qu’est-cequisepasse?demandaBenenessuyantseslarmes.–Rien,répondit-elle.Unsimplesouvenir,toutd’uncoup…«L’undesplusheureuxdemaviepassée.»

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Avantdefinirparvendretoutessortesd’objetsdanscetteboutiquedelabanlieuedeMarina,MarkavaittravailléquinzeanschezLax.L’entreprisenefabriquaitpasseulementdescaméras.Elleauraitfaitfaillites’ilenavaitétéainsi,laproductiondesystèmesdecontrôles’étanteffondréeàpartirdumomentoù legouvernement avaitdécidéd’adopterdesmicropuces.Non seulement l’usinen’avaitpas périclité,mais elle avait écrasé toute concurrence possible. Lesmicropuces étaient en effet unbrevetsignéLax.Lebeau-frèredeBenconnaissaitlesbrevetsetétaitcapabledereproduireledispositifàl’aidede

quelquesmatièrespremièresetd’unpanneaucomportantunlogicielapproprié.Autrefois,MarkavaitconfiéàBenqu’àunmomentdifficiledesavie,aprèsavoirétélicenciédechezLax,ilavaitfaitdelacontrebande de micropuces. Personne n’était jamais remonté jusqu’à lui : le magasin qu’il avaitouvertétaituneexcellentecouverture,etMarkn’étaitpasbavard.–Le coup de fil que j’ai donné s’est bien passé, dit-il en revenant du rez-de-chaussée où il était

descendutéléphoner.Onvam’amenerunevoiturederrièrelaboutiquedansunquartd’heure.Jenelareverraiplus,n’est-cepas,Ben?–Jenepensepas.Maistupeuxdémontermontout-terrainetenrevendrelespièces.Ilestàtoi.–Jem’endoutais.Tantpispourlavoiture.Lesgensquimelafournissentmedevaientunservice,et

de toute façon, c’est un tas de ferraille. Quant au tout-terrain… non, c’est trop risqué. Je le feraidisparaître.Benneputretenirunrireamer.–Tudevraisterévolter,toiaussi,unjour.Tuvoisbienquetoutçaestécœurant!Tuenestoutàfait

conscient!Exactementcommemoi.–Nousenavonsparléunmilliondefois,l’interrompitMark.Uneguerreseulcontretous?Non,je

nem’yhasarderaipas.Jenesaispasdansquelpétrintut’esfourréaveccettefille,ettuasraison:moinsj’ensais,mieuxçavaut.Maiscequinelaisseaucundoute,permets-moideteledire,c’estqueturisquesgros.Bensoupiraetplissalefront,lesyeuxbaissés.–C’estlaseulechosequimérited’êtrefaite,Mark.Laseulequisoitjuste.

Unquartd’heureplustard,Benétaitàbordd’uneGaleragrise,quiavaitbienhuitouneufans.Onn’envoyaitplusbeaucoupdanslesrues,c’étaitunmodèledépassé,etlasociétéquilesavaitproduitesnemettaitplusàprésentsurlemarchéquedescamionnettesetdesvéhiculescommerciaux.Elleavaitdes pneus si lisses que s’il n’y prenait garde, Ben risquait de finir en tête-à-queue à la premièreaverse.L’intérieurétaitabîmé,letissudessiègesarrachéenplusieursendroits.Lacarrosserieaussiétaitentrèsmauvaisétat,cabosséeetrayéepartout.Un tas de ferraille, comme l’avait définie son beau-frère, mais c’était la voiture parfaite pour

s’éclipsersanssefaireremarquer.

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MarkavaitdonnéàBenunepetiteboîteencartoncontenantunemicropuce.Pourpouvoirlarendreimmédiatement utilisable,Mark l’avait associée à l’identité d’une personne décédée depuis moinsd’unmois.LesarchivesdigitalesdeGên’ayantsansdoutepasencoreenregistrél’annoncedudécès,lesdétecteursneposeraientpasdeproblème.– Mais quand tu es sorti du navire… comment as-tu fait pour échapper aux détecteurs ? avait

demandéMark,pendantqueJennymontaitdanslavoiture.–J’aiutilisémonprofil.Ilssaventtrèsbienquejemesuisenfui;j’aimêmedemandéàunedemes

collèguesdelesignalerpourluiéviterd’êtreaccuséedecomplicité.Cequim’inquiète,c’estcequivasepasseràpartirdemaintenant.Jeneconnaispaslesintentionsdemonpère,etjenepeuxplusmeservirdemoncoded’identificationsansqu’ilsdécouvrentimmédiatementoùjemetrouve.Àpropos,cettevoiture…–Ellen’apasdesystèmedegéolocalisationparsatellite,soistranquille.Unedernièrechose,Ben.

Tonpère…pourquoia-t-ilfaitsemblantd’êtremortilyalongtemps?Quelsecretgarde-t-il?Benavaitregardéfixementsonami.–Moinstuensais,mieuxçavaut.Tul’asdéjàoublié?Etjet’enprie,neraconterienàLoren.Dis-

luiseulementquejel’aimedepuislepremierjouroùnousnoussommesrencontrésàl’université.Markavaitacquiescéd’unhochementdetête,etlesdeuxhommess’étaientlonguementembrassés

avant de se quitter. Ben avait senti son cœur se glacer, conscient qu’il s’agissait là d’un adieusilencieux.Commentaurait-ilpuenêtreautrement?Qu’ilparvienneàemmenerJennyloindelà,ouqu’ilsoitarrêtéettué,ilétaitpeuprobablequ’ilsserevoientjamais.Ben s’était assis à la place du conducteur, avait démarré, et s’était éloigné dumagasin. Il s’était

dépêchédequitterlequartier,filantdirectementversl’entréedel’autoroute.

LaGaleraconduiteparBens’engageasurl’autoroutevershuitheuresquarante.C’étaitunelourdematinéed’été.Jenny, restée silencieuse pendant tout ce temps, réfléchissait à ce qu’elle avait vu et entendu,

tenailléeparuneangoissequi,telleunecordeserréeautourdesoncou,l’empêchaitderespirer.Seulle souvenir du pendentif parvenait à ramener ses pensées à une réalité heureuse,mais si éloignéed’elle!Lorsqu’ilarrivaprèsdupostedecontrôle,BensortitdelapetiteboîtequeMarkluiavaitremiseun

objetcylindriqueenplastique,dont l’extrémitéarrondie,decouleurrose,contenait le logiciel.Bendevaitinsérercedispositifdansledétecteur,commeill’auraitfaitlaveilleencoreavecsonindex.– Je ne saismême pas comment jem’appelle…, dit-il, en essayant de dédramatiser la situation,

tandisque lepanneau identifiait son fauxprofiletqu’ilvoyaitapparaître sur l’écran l’inscription :MERCI,ETBONNEJOURNÉE!–Nousallonscheztonpère,maintenant?demandatimidementJenny.–Exactement.Benrepartit,laissantlepostedecontrôlederrièrelui,etpoussaunsoupirdesoulagement.L’aidede

Mark lui avait été très précieuse, et il avait au moins l’assurance que quelqu’un s’occuperait deMelissaetdeLarasileschosestournaientmal.Quelqueskilomètresplus loin, alorsque sespenséesvagabondaient, s’attardant sur les souvenirs

des moments passés avec Loren, et en particulier sur celui, inoubliable, où ils avaient découvertqu’elleattendaitleurpremièrefille,soncœurs’arrêtasoudaindebattre.

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–Malédiction,unbarrage…,dit-il.Lesmusclesdesoncousecontractèrent,sesmainsseraidirentsurlevolant.Jennyseredressa,approchantsonvisagedel’épauledeBen.–C’estnormal?–Sivite,non,pasdutout.Ilsfontdemoinsenmoinsdecontrôles,etuniquementquandilyaun

problème.Onn’avaitvraimentpasbesoindeça,bonsang!–C’estnousqu’ilscherchent…–Jenny…,dit-ilenralentissant.Les agents, une dizaine, se tenaient à côté de trois voitures bleu foncé, ornées de deux bandes

blanchessur lecôté,quiétaient reproduitessur l’uniformedespoliciers.Deuxd’entreeux levaientunepalettelumineusepourleurordonnerdes’arrêter.–…Jeneconnaispas l’étenduede tescapacitésmentales.Maisonest foutus.Toutceque tusais

faire…fais-le!Jennyfermalesyeuxuninstant.Notreespritestlaclédetout…

La voiture de Ben freina près de l’un des véhicules de police qui barrait la route. Un agent enuniforme s’approchad’eux. Il portait des lunettesde soleil, avait les cheveux frisés, grisonnants etcopieusement enduits de gel. Ben baissa sa vitre, tandis que Jenny jetait un coup d’œil dans lerétroviseur,ajustantsacasquetteetbaissantlégèrementlavisière.–PolicedeGê,ditl’homme.DivisionAthènes-12.Votremain,s’ilvousplaît.–Oui,biensûr,réponditaussitôtBen,tendantlebrasparlafenêtre.Sonsourireforcécontrastaitaveclesbattementsfousdesoncœurqu’ilessayaitd’ignorer.–Ben…RJK546T8, lut lepolicier sur la tabletteélectroniquequ’il avait à lamain, reliéeparun

câbleàunpetit récepteurde la tailled’unepiècedemonnaieque l’agentavaitplacésur l’indexdeBen.–Oui…–Nedevriez-vouspasêtreàborddelastationsous-marineMnemonicaencemoment?TandisqueBentergiversait,balbutiantuneréponse,l’agentsetournaverssescollèguesetleurfit

signedelerejoindre.PuisilsetournaversJennyetditd’untonautoritaire:–Descendsdelavoiture!Deux autres hommes en uniforme avancèrent et intimèrent à Ben de sortir lentement de son

véhicule.Jenny,elle,restaitassise,immobile,regardantdroitdevantelle,presqueentranse.Ben descendit. Les deux hommes l’obligèrent à se retourner, puis le fouillèrent, pendant que le

premieragent,visiblementexaspéré,ouvraitbrusquementlaportièrearrière.–Tum’asentendu,mapetitefille?Descendsimmédiatementdecettevoiture!Jennynebougeapasuncil.Lepolicierlaregardauninstantet,sansraison,sentitunfrémissementdepeur.Ilsortitsonpistolet

desonétui,etlepointasurelle.Aumêmemoment,undesescollèguesdonnauncoupdepoingdanslescôtesdeBen,quis’effondraprèsdelavoiture.LorsquelepolicierarmésaisitJennypar lebraset lasortitviolemmentde lavoiture,ellecroisa

enfinsonregard.Ellepénétradanslesirisnoirsdel’homme,mueparlapeuretparuninstinctprimordialdesurvie.

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Elle ne savait pas jusqu’où elle pouvait aller, et un frisson lui parcourut le dos, tandis qu’elles’emparaitdesprofondeursdel’âmedel’individu.Ce fut le tempsd’un instant.Lepolicierarmason revolverd’unmouvementdupouce,puis il se

tournabrusquementetsemitàtirer,commeenproieàunraptus.Ben,àgenoux,levalesyeuxetvitdeuxagentstomberàterredetoutleurpoids.Trois autres policiers tombèrent, pris par surprise. Deux hommes se cachèrent derrière leurs

voituresrespectives,etdeuxautresencoreessayèrentderiposterentirant.«Bonsang,qu’est-cequisepasse?»sedemandaBen,abasourdiparlascèneinsenséeetpourle

moinsgrotesquequi sedéroulait sous sesyeux.Mais il nepouvaitpas sepermettredeperdreunesecondedeplus.–Monte!cria-t-ilàJennyens’engouffrantdanslavoiture.Il mit le contact et démarra à toute vitesse, tandis que le policier qui avait analysé son profil

s’effondraitsous lescoupsdesescollèguesquiavaientsurvécu.Benn’eutpas le tempsdebraquerpouréviterlescorpsdeshommesàterre.Illeurpassadessus,puisheurtadesonphareavantdroitleflancd’unevoituredepolice,qu’ilpoussa,s’ouvrantunpassage.QuelquescoupsdefeuéraflèrentlecôtédelaGalera,quis’éloignacommeuneflèche.Lesquatre

agents encore envie se précipitèrent dansdeuxdes trois voitures, et se lancèrent à leur poursuite,laissantunemaredesangderrièreeux.–Commentçava,Jenny?demandaBen,sansquitterlaroutedesyeux.–J’ailatêtequiexplose.Etçan’aserviàrien.–Biensûrquesi!Iln’enresteplusquelamoitié,grâceàtoi.Onpeuts’ensortir.–Nousn’arriveronsjamaislàoùnousdevonsarriver.Tulesais,non?Onestfoutus,commetudis.Bensemorditlalèvre.Ilétaithorsdedoutequeleshommesàleurstroussesmobilisaientdéjàtoute

lapolicedelarégiond’Athènes.Jennyetluiseraientbientôtencerclés.Ilpensaitcommeellequ’ilsétaientfinis,maisilnevoulaitpasl’admettredevantelle,nimêmesel’avouer.

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Benappuyaàfondsurlapédaled’accélérateur.Il savait que ça ne servirait à rien.ÀGê, chaque véhicule était équipé d’un limitateur de vitesse,

personne ne pouvait dépasser cent dix kilomètres à l’heure, et les deux voitures de police nemettraient pas longtemps à les rattraper. Ils étaient arrivés au point de non-retour. À partir de là,chaqueminutemarquéesurl’écranreprésentaitunpasdeplusversunépilogueaussidramatiquequedouloureux.–Malédiction!Malédiction!cria-t-ilentapantdupoingsurlevolant.Jenny s’agrippa au siège arrière, se retournant de temps en temps pour voir où en étaient les

voituresdelapolice.Deuxautresprojectilesatteignirentleurvoituresurlecôté.–Ilsrecommencentàtirer!s’exclama-t-elle,lecœurbattant.Ben ne quittait pas le rétroviseur des yeux, tandis que l’autoroute s’étendait devant lui, àmoitié

déserte,leruband’asphalteétincelantausoleil.–Ilsfontexprèsdenousrater,dit-ilendépassantuncamion.Cequisignifiequ’ilsnetuerontque

moi.C’estcommesic’étaitécrit.–Qu’est-cequetuveuxdire?–Ilnepeutpasenêtreautrement.Ilsgagnenttoujours.Lespoliciersdecetterégionsonttousdes

tireursd’élite.S’ilstirentsurlespneusousurlalunettearrière,c’estparcequ’ilsontreçul’ordredetegarderenvieàtoutprix.Ilssaventquitues.LesignalementvenudeMnemonicaadûdéclencherimmédiatementunechasseàl’homme.J’espéraisquenousaurionsplusdetemps.Bensetutuninstant.–Jenny,reprit-il,visiblementému.Monpères’appelleIan.Ilnousattendàlastation-servicesituée

aukilomètre481de laB47.Retiensces renseignements, jenesaispasceque tuen ferasune foisqu’ilsnousaurontpris,maissituarrivesàt’échapper,c’estlàquetuletrouveras.Ilseraàbordd’unevoituredelocation,tupourraslareconnaîtreparcequetouteslesautresontlepetitdrapeaublancetbleudeGêprèsdelaplaqued’immatriculation,etquelasienneauraunemarquejaune…ouverte,selonlacompagnieàlaquelleill’auravolée.–Attends…,l’interrompit-elle,lavoixtremblante.Neparlepascommesi…Elleneputfinirsaphrase.LeregarddeBenétaitfroid.Pleinementconscientdecequisepassait.

Résigné.–Jesuisunhommemort.Quelquesinstantsplustard,lesvoituresbleuescommencèrentàéperonnerleflancdecelledeBen

pourlaserrerentreellesetralentirsacourse.Ilsnemirentpaslongtempsàlacoincer.CefutBenlui-mêmequicéda,levantlepieddel’accélérateur.IlfallaitqueJennysurvive,ilétaitabsurdedemettresavieendanger.Combiendeminutesencoredureraitlasienne?

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Dès que les voitures furent toutes arrêtées, les quatre agents sortirent et se disposèrent en demi-cercleautourduvéhiculedeBen.Ilsluiordonnèrentdedescendre.L’und’euxsechargeadeJennyetlafitmonterdansl’unedeleursvoitures.Benfutjetésurlesiègearrièredel’autre,lesmainsliéesderrièreledosparunebloquante,commeondisaitdanslejargondelapolice,unesortedechaînemétallique qu’on passait autour des poignets du détenu et qui, sous la pression d’un bouton,raccourcissait jusqu’à lesserrercommedansunétau.Sonactionétait irréversible.Pour libérer lesmains,ilfallaitavoirledéblocage,unanneauquiserefermaitautourdelachaîneetquifaisaitfondrelemétalentrentesecondes.L’agentquiavaitpousséBendanslavoiturefermalaportière,puisdonnadesordresauxautres:–Vousdeux,emmenezlafilleauCentreopérationnel,nous,ons’occuperadel’homme.Miseàjour

impérativeunefoisleschosesfaites,onseverraplustardpourlerapport.Lavoix,commeétouffée,parvintàBen,quiavaitdéjàlesyeuxfermés.«Une fois les choses faites… Ilsvontme tirerdessusdèsqu’ils se seront séparés, pensa-t-il. Ils

m’achèverontici,aumilieudenullepart.»Lapremièrevoitures’éloignaavecJennyàbord,reprenantlaB47dansladirectionqu’avaitsuivie

Benavantdetombersurlepremierbarrage.Le policier qui conduisait était un homme d’une trentaine d’années, brun, le teint olivâtre. Son

camarade semblait un peu plus âgé. Il avait les tempes légèrement dégarnies, et une barbe inculteautourd’unvisagemarquédeplusieurscicatrices.Ilportaitdeslunettesdesoleil,etsetournaitsanscesseversJennyenricanant.–Tuverras,toutirabien,dumomentquetuessage.Onnousaditquetuavaisquelquechosede

spécial…qu’est-cequeçapeutbienêtre?–Arrête,Leno,luiordonnal’autre,sansquitterlaroutedesyeux.Onnepeutpasavoirconfiance,

ellen’amêmepaslesmainsattachées.– Avec ça, j’obtiens toujours le respect et la confiance de tout le monde, Stan…, répliqua son

collègueenpointantsonpistoletsurJenny,quireculasursonsiège,uneexpressiondedégoûtsurlevisage.–Tuasvucequis’estpassé toutà l’heure,ou jedois te le rappeler?Arrêtedefaire lecon.On

l’emmèneauCentreopérationnel,c’esttout,répliquaStan.Jennydétournalesyeuxetdécidadeneplusfaireattentionaupolicier.Danslerétroviseurcentral,

ellecroisaleregarddel’agentquiétaitauvolant.Ilavaitl’airhonnête,sesyeuxreflétaientuneâmepure. Elle resta silencieuse, se concentra, l’observa de nouveau. Soudain, elle vit une estrade, unserment prêté devant une foule. Puis une sorte de revue militaire, quelque chose d’officiel,d’important.Ellevitungrandnombredejeunesexulterettireruncoupdefeuenl’air.Ilsavaienttouslemêmeuniforme,etunecoupedecheveuximpeccable.Unesériedeflashssesuccédaientdanssatête,commesicegarçonluimontraitunsouvenir indélébilequ’ilgardaitdanssamémoireetdanssoncœur.Celuidumomentoùilavaitétéchargédesafonction.Pouvait-elle lemanipuler?L’utiliser?Pouvait-elle sauver saproprevied’unemanièreoud’une

autre?Soncollèguearrêtasesprovocations,sortitdelaboîteàgantsdevantluiunetabletteinteractiveet

semitàpianoterdessusrapidementduboutdesdoigts.Jennyrestasilencieusependantunebonnedemi-heure.Soudain,l’hommeéclataderireets’exclama:

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–Ilsl’ontéliminé!Ilsviennentdemeleconfirmerparunemiseàjour.Ilsontenvoyéuneimageaussi.LenotournasatabletteversStan,quiacquiesçasansriendire,envoyantlaphotosurl’écran.Jennyl’aperçut,elleaussi,quelquesinstants.LecorpsdeBenétaitallongésurlecôtéaumilieudesbroussailles,lesmainsattachéesderrièrele

dos,lesyeuxrévulsés.Latêtedansunemaredesang.

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Jesaisquitues…Lavoixd’AlexrésonnadanslatêtedeJenny,affaléesurlesiègearrièredelavoituredepolicequi

filait sur le bitume luisant. Elle s’était évanouie à la vue du cadavre de Ben. Ni Stan ni Leno nes’aperçurentqu’ellen’étaitpassimplemententraindedormir.Jet’attendrai.Ilfautquetusoislà,toiaussi…Chaquesyllabeétaitunsouffledeventchaud,unedoucecaressesursoncœur.Chaqueparoleétait

une étreinte qui lui manquait depuis des temps immémoriaux, un rêve lointain mais destiné àrecommencer.Pouvait-ellerépondre?Était-elleenmesuredelefaire?Jennyrestaquelquesinstantscommeplongéedanslabulledebéatitudeetdesérénitédanslaquelle

cettevoixl’enveloppait.Unboucliercapabledelaprotégercontrel’énergieobscurequienvahissaitlecosmos.Dessièclesétaientpassés,etilslesavaientpassésensemble.Maindanslamain,dansleslimbesdeMemoria.Lentement,toutremontaitàlasurface.Unfragmentaprèsl’autre.EllesavaitquiétaitAlex.Quelqu’undespécial,commeelle.Les pensées d’Alex et les siennes étaient des particules vibrantes dans unmicrocosmede destins

croisés,unnoyau impénétrable,unmondeavecdes règles enoppositionavec leur environnement.Pouvait-elle vraiment lui parler ? Pouvait-elle briser la barrière invisible qui les séparait et surlaquelleilsposaientlapaumedelamain,dansl’espoirdes’effleurer?Pouvait-ellereconstruirelapasserelledétruiteparletemps?Jet’entends,Alex…Jennyouvritbrusquementlesyeux.Elleétaitallongéesurlesiègedelavoiture.Elleentendaitles

voixdespoliciers.Avait-ellerêvé?Ellelevalatêteetvitlacampagnedésertedéfilerrapidementderrièrelesvitresdelavoiture.Une

pancarteattirasoudainsonattention:AIREDESTATIONNEMENT

5KMElleessayadeserappelerlesparolesdeBen,puiselleseredressa.Lenoseretournaetluilançaune

desesblaguesdéplacées,luiriantàlafigure,maisJennynel’écoutamêmepas.Kilomètre481,autorouteB47.C’estcequeBenluiavaitdit,elleenétaitsûre.Ellecherchadesyeuxunpanneauindiquantl’endroit

où ils se trouvaient.Elle attendit quelques secondes, puis elle vit passer à toute vitesse un écriteaurectangulaireavecuneinscriptionblanchesurfondvert.Elleeutquandmêmeletempsdelire:KM477.–Tuasfaitdebeauxrêves?LataquinaLeno.C’étaitlemomentdejouersacarte.

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–Ilfautquej’ailleauxtoilettes,répondit-ellesèchement.LenosetournaversStan,puisdenouveauverselle.–Tuattendras.Jennycompritque,danslasituationoùellesetrouvait,ellen’étaitpasenmesurededictersaloi,et

qu’ilvalaitmieuxessayerd’atteindresonobjectifparlaruse.–Commetuvoudras.Jesalirailesiège,alors.Detoutefaçon,c’esttoiquiserasobligédenettoyer,

imbécile.Lenosortitsonpistoletdesonétui,setournaverselleetlepointadroitsurlefrontdeJenny.–Commenttepermets-tudemeparlercommeça?Demande-moiimmédiatementpardon,oujete

tireuneballeenpleinetête!cria-t-il,horsdelui.Ellelefixad’unairdedéfi,restantparfaitementcalme.–Excuse-moi…tun’espasunimbécile.Tuesseulementunesclave.Tue-moi,vas-y!Appuiesurla

détente.Ah,c’estvrai,tunepeuxpaslefaire.Tunepeuxrienfairesansqu’ont’enaitdonnél’ordre.L’hommecontinuaàlaregarderdanslesyeux,maissamaintremblait.Ilmontraitlesdents,comme

s’ilcherchaitlabonnerépliquesanslatrouver.–Çasuffit,Leno,intervintStand’untonautoritaire.Rangecettearme,bonsang!LerictusdeJennysetransformaensouriresatisfaitquandellevitLenosetourneretessayerdese

calmer.– Ilyauneairedestationnementàunkilomètre,ajoutaStanen la regardantdans le rétroviseur.

Nousdevronst’accompagner,c’estunpointsurlequelonnediscutepas,compris?Jennybaissa lespaupières et acquiesçad’un signede tête, commesi elle acceptait le compromis

qu’illuiproposait,puiselles’enfermadanslesilence.

L’homme portait une veste beige sans manches sur un pantalon noir, et avait le regard cachéderrièreunepairedelunettesdesoleilréfléchissantes.Ilétaitadosséàunmur,etfumaitlecigare.Lefrontsillonnéderides,descheveuxclairsemésagitésparlevent,unebarbicheblancheencadrantunvisagedequasi-septuagénaire.Unevoiturenoire,laportièreouverte,étaitgaréedevantlui.Ilsortitdelapochedesavesteuneespècedeprospectusqu’ilagitaprèsdesonvisagepours’éventer.Ilfaisaittrès chaud, le soleil tapait, implacable, sur le bitume. De temps en temps, un camion arrivait ets’arrêtaitsurl’airedestationnement.Lorsque la voiture de police apparut sur la bretelle venant de l’autoroute, l’homme jeta le

prospectusdanslapoubelleàcôtédelui,puissedirigealentementverssavoiture,soncigarecoincéentre les lèvres. La voiture bleue passa à côté de lui et alla se ranger devant les distributeurs deboissonsetdesandwichs.C’estalorsqu’illavitderrièrelavitrearrièredroite.Lacasquettedel’eauFreysurlatête,sescheveuxchâtainstombantsurseslargesépaulesdenageuse.Elleportaituntee-shirtblanc.Ellesetournaversluipendantquelespoliciersdescendaientdelavoiture.Ill’avaitdéjàvuedanslesdossierscodésqueBenavaitréussiàluienvoyersurTextedepuissonlogementàborddeMnemonica.C’étaitJenny.–Elleseuleestarrivée…,murmura-t-il,déglutissantavecpeine.Puisilsepenchaetpritquelquechosedanssavoiture,tournantledosauxdistributeurs.Derrièrelui,àunevingtainedemètres,LenoattrapaJennyparunbras,lafitsortirdelavoitureet

l’entraînaverslestoilettes.Stanregardaautourdeluietattenditqu’ilsreviennent,tandisquel’hommeàlavestebeigeseretournait,leslèvrestorduesenuneexpressionimpitoyable,soncigarependantau

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coindelabouche,seslunettesdesoleilanonymesmasquantsesyeuxmouillésdelarmes.Ilavaitunemitraillettenoire,étincelante,danslesmains.–Unhommearmé,Leno!Unhommearmé!criaStan,tandisqueIan,lepèredeBen,celuiquiavait

sortilacabined’Alexdufonddel’océan,luidéchargeaitunerafaledeprojectilesenpleinepoitrine.Leno écarquilla les yeux, figé sur place, tandis que Jenny se dégageait et s’enfuyait derrière les

distributeurs.Ianmarchalentementverslepolicier,quis’étaitmisàtremblercommeunefeuilleauvent.–Vousl’aveztué,hein?Réponds,ditIanenpointantsamitraillettesurl’homme.–Qui?criaLeno,haletant.Dequiparles-tu?Tuesdevenufou?Tusignestacondamnationàmort,

vieux.–Non,répondit-il,glacial.Jeviensdesignerlatienne.Larafaledemitraillettequifrappal’agentleprojetatroismètresenarrière.Ils’effondra.Ilyeutun

moment de silence irréel, tandis que le sang se déversait sur l’asphalte, semêlant à la poussière.L’homme cracha son cigare par terre en signe de dégoût, puis s’approcha du corps de Leno. Ils’agenouillaàcôtéducadavre,sortituncouteaudelapochedesonpantalon,etcoupanetl’indexdelavictime.Aucunchauffeurdescamionsrangéssurl’airedestationnementnesortitdesonvéhicule.Personne

n’osa venir voir ce qui se passait, tandis que Ian regagnait sa voiture et jetait lamitraillette sur lesiègeduconducteur.Lorsqu’il se retourna, il vit Jenny réapparaître derrière les distributeurs. Elle fit timidement

quelquespasenavant,puisenfonçalamaindanslaplusgrandepochedesonpantalonetensortitunetablette enroulée sur elle-même. Elle l’avait prise dans le sac de voyage, et cachée avant que lesvoituresdelapolicenebloquentlaGalera.–VousêtesIan,n’est-cepas?demandaJennyavecunfiletdevoix,enluitendantlatablette.Votre

filsauraitvouluvousmontrerça.Ilenlevaseslunettesdesoleil,lesfourradanssapoche,etregardalaphotodesvisagesdeLorenet

desespetites-filles,reproduitssurl’écrandelatabletteinteractive.Dessouriresinnocentsetlointains,quesonfils,Ben,nereverraitplus.Alors,ilsemitàpleurer.

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Lesoleildecedramatiquematinde find’été,disquebrûlantdans leciel clair, tapait sur lepare-brise de la voiture conduite par Ian, l’éblouissant, tandis qu’il racontait à Jenny comment il avaitaboutidansl’îledeLimen,biendesannéesauparavant,aprèsavoirchangéd’identitéetêtrerepartiàzérodanscetendroitdehors-la-loi.–C’estdonclàquenousallons?demanda-t-elle.Elleétaitassisedevant,uncoudeappuyéà laportière.Lesbattementsdesoncœurs’étaientenfin

calmés, et elle observait la campagne désolée, monotone. Une suite de champs arides et déserts,commelecerveaudescitoyensqueBenavaitdécrits.–Non,réponditIan,onnepeutpasyaller.Jennyfronçalessourcils.L’hommeparaissaitsûrdelui.–Nousn’ironspassurl’île.Nousnousrendronsdansunendroitsûr,àquelqueskilomètresd’ici.

Maisj’aid’abordunproblèmeàrégler.Jennyrespiraprofondément,puisregardadenouveaulepaysageinsignifiant.OùétaitAlex?Avait-

ellevraimentréussiàl’entendrementalement,ounes’était-ilagiqued’unrêve?Elles’étaitréveilléedansunmondequin’étaitpaslesien,àuneépoquequ’elleneconnaissaitpas,elleétaituneétrangèresuruneterrepluslointainequetoutcequ’elleauraitpuimaginer.Alexreprésentaitsonseullienaveclesracinesdelacivilisationdanslaquelleelleétaitnée.Ilfaisaitpartied’elle.Ilavaittoujoursétélà,ilpartageait le même don qu’elle, il l’avait tenue par la main pendant les siècles d’attente dansMemoria,quiluirevenaientàprésentàl’espritcommedesdiapositivesconfuses,parfoisterrifiantes.Jenny resta unbonmoment silencieuse, tandis que Ian les conduisait vers unedestinationqui lui

était inconnue.Mais il avait dit qu’il avait d’abord « un problème à régler ». Il n’en eut pas pourlongtemps:soudain,Iansedéplaçasurlavoiededroitedel’autoroute,etsortitprèsd’unpanneauquiindiquaitunvillagenomméSirius. IldemandaàJennyde l’attendredans lavoiture.Elleacquiesçad’unsignedetête,etregardacequisepassait.Ians’arrêtaprèsd’unpostedecontrôlequimarquaitlafindel’autoroute,maisilnelefranchitpas.

Ildescenditdelavoiture.Onn’entendaitquelechantincessantdesgrillons;iln’yavaitpasl’ombred’unvéhicule.Demêmequelastation-service,lepostedecontrôlefonctionnaitsansaucuneprésencehumaine.JennyvitIans’approcherd’unecolonneunpeuplusgrandequelui.Ilpritquelquechosedansune

pochedesavesteetl’introduisitdansunefente.Onauraitditundoigt.C’étaitundoigt.Unesériedepetites bornes cylindriques au-delà du poste de contrôle rentrèrent dans le sol pendant quelquessecondes.Puisellesressortirent.LorsqueIanrepritlevolant,elleluilançaunregardperplexe,interrogateur.–Nous allons bientôt avoir la police aux trousses.Des camionneurs étaient arrêtés sur l’aire de

stationnement. Ils n’ont pas imaginé un instant intervenir, mais ils auront sans doute signalémon

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cirque aux autorités. Ceux qui arriveront sur les lieux remarqueront que j’ai coupé un doigt à cesalaud,etilspenserontquejel’aiutilisépourpassercecontrôle.C’estcequefaisaientlesdélinquantsautrefois,mêmesicen’estplusaugoûtdujour.Alorsquenous,nousallonsfairedemi-tour.Iansourit,etuneride,fascinantedemalice,sedessinaaucoindeseslèvres.–Une fausse piste, en somme. En espérant qu’ils seront assez stupides pour s’y laisser prendre,

conclut-il.Jennyhochalatêteetréponditàl’ironiedeIanenhaussantlessourcilsdefaçonéloquente,tandis

qu’ildémarraitetfaisaitmarchearrière,laissantlepostedecontrôlederrièrelui.Levieilhommeconduisitpendantune trentainedekilomètres,puis ildéviaversunevastebande

d’urgence.–Etmaintenant,dit-ilàJennyd’untonsarcastique,englissantunnouveaucigareentresesdents,on

vasedébarrasserdecetasdeferraille.Ilsdescendirentdelavoiture,Ianmitlelevierdevitesseaupointmort,puisilpoussalevéhicule

parlaportièregauche,endemandantàJennydefairelamêmechosedel’autrecôté.La bande d’urgence était délimitée par une rangée d’arbustes d’au moins trois mètres de haut

derrièrelesquelsleterrainaccidentéetenfrichedescendaitjusqu’àunpetitfleuve.Unefoislancée,lavoiture glissa facilement sur le bitume et traversa la haie. Ian et Jenny lâchèrent alors prise ets’éloignèrent.Dufracasqu’ilsentendirentquelquessecondesplustard,ilsconclurentquelavoituredevaitavoiraboutiexactementlàoùIanespéraitqu’ellefiniraitsacourse:danslefleuve.–Etmaintenant?demandaJennyenfrottantsesmainssursonlargetee-shirtquiretombaitsurle

pantalonqueBenluiavaitprêté.–Maintenant,oncontinueàpied.LevisagedeJennys’assombrit.–Àpied?–Net’inquiètepas,onenapourdixminutes.J’aiunepetitebasedesecoursparici.C’estpourça

quej’avaisdonnérendez-vousàmonfilsaukilomètre481.Jenny ne posa pas d’autre question. Elle suivit l’homme, qui s’engagea sur un sentier entre les

buissons avec l’assurance d’un chasseur chevronné, et avança entre les arbres, laissant l’autoroutederrièrelui.Onleschercherait,biensûr.Maisapparemment,elleétaitentredebonnesmains.–Bientôt,ditIan,enécartantlesbranchesdevantlui,tuauraslesréponsesquetucherches.Jenesais

passinoussortironsdecettesituation,nicomment.Maisjesaiscommentnousensommesarrivéslà.Jeconnaisnoslimites.Maislesleursaussi.Jenny ne répondit pas. Elle laissa parler le vieux, qui semblait divaguer. Que savait-il, lui, des

réponsesqu’ellecherchait?Quesavait-ildupassé?Dumonded’oùAlexetellevenaient,unmondequi avait fermé les yeux unmatin de décembre 2014 ? Ian et Ben appartenaient à une famille dechercheurs, ça, c’était clair.Maismalgré tous les vestiges que lamer pouvait offrir à la nouvellecivilisation qui peuplait la planète, personne ne saurait racontermieux qu’elle, oumieux qu’Alex,commentétaitlaTerreavantlachutedel’astéroïde.Ils marchèrent pendant une vingtaine de minutes, traversant des champs couverts d’une maigre

végétation.Toutelazonesemblaitlaisséeàl’abandon,etc’étaitpeut-êtrelaraisonpourlaquelle«labasedesecours»deIanétaitsituéedanslesparages.–Jet’entends,Jenny…Lapenséed’Alexl’assaillitcommeunebourrasquesoudainedevent,commeunappelquirésonnait

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dans l’air, sifflant à côté d’elle avant de voltiger et de revenir, telle une cantilène qu’elle auraitinlassablementécoutée.Alex…oùes-tu?Jennys’arrêta,tandisqueIancontinuaitd’avanceràtraverschamps.Lorsqu’ilseretourna,elleavait

la têteen l’air, lesbrasécartés, lesyeuxclos.Ellesemblaitperduedans labéatitudemystiqued’unrêve, victime d’un merveilleux enchantement. Un grand sourire aux lèvres, elle respirait à pleinspoumonsl’airquiluiapportaitlespenséesd’Alexpourlesmêlerauxsiennes.–Noussommespresquearrivés,Jenny,ditIan.Nousseronsbientôtensécurité.Elleseréveilla,sefrottalesyeux,etrepritsonchemin.

Dixminutess’écoulèrent,qui luiparurentdureruneéternité.Peului importaitoùilsallaient,sonseuldésirétaitde retrouverAlex,des’abandonnercontresapoitrine,etd’oublierpassé,présentetfutur.Oublier lafindumonde, lessièclesvécusdans les limbesmentalesdeMemoria,oubliersonréveilenpleinmilieud’unenouvelleère.LorsqueIanluiindiquaunefermeauloin,lacuriosités’éveilladansleregarddeJenny.– Nous y voici, dit l’homme, en indiquant la maison du doigt. Vas-y, entre, et attends-moi à

l’intérieur.Jeterejoinstoutdesuite.Jennyacquiesçad’unsignedetête.Lesgenouxdouloureux,seschevillesluidonnantl’impression

qu’ellesallaientsecasserd’unmomentàl’autre,Jennyavançaverslaferme.Lorsqu’ellefutdevantlaporteenbois,elle lapoussaénergiquement.Lavoixd’Alexflottaitcontinuellementdanssa tête,faisaitpression,insistante,contrelesparoisdesoncrâne,etsemblaitdeplusenplusproche,commes’ilmurmuraitàsonoreille,maisdel’intérieur.Quand elle entra dans la salle, son cœur cessa soudain de battre.Aumilieu de la pièce, de dos,

devantunmuroùétaientaccrochésdeuxfusilscroisésenX,ilétaitlà.Alexétaitlà.Ilsetournad’uncoup,samècheblondedécoifféesurlefrontcommelepremierjouroùellel’avait

vu,lesyeuxgonflésetbrillants,unsourireauxlèvres.Ellesentitl’airluimanquer.Ils ne dirent rien. Ils restèrent un instant immobiles, puis se précipitèrent dans les bras l’un de

l’autre.Ilss’étreignirentplusfortquejamais,enfonçantleursonglesdansleurchairpourseprouverquec’étaitvrai.Qu’ilss’étaientretrouvésdansuneréalitéphysique,quelavie leuravaitoffertunedeuxième chance, et qu’ils la joueraient ensemble. La douleur était enfin réelle. Ce n’était plus lafausse grêle de Memoria. Ce n’étaient plus le froid ni la pluie d’une simulation mentale. C’étaitquelquechosequifaisaitvraimentmal.Unesensationextraordinaire,paradoxalementmerveilleuse.Leurslèvress’unirentetcefutuninstantsuspendudansletemps,quilesemportaailleurs,dansun

lieu que leurs âmes seules connaissaient, dans une forteresse inexpugnable, impénétrable. Unecitadelleperduedansuncosmosinconnu,oùpersonnenepourraitjamaisentrer.C’étaitlamagied’unamourquiavaitmêléleursdestinsetlesavaitliéspourtoujours.Au-delàdesroutesinfinies.Au-delàdescyclesdelavie,au-delàdudébutetdelafindechaquechose.Jennypouvaitsesouvenir,désormais.Lessensationsl’enveloppaientenfinet laramenaientenarrière.Ellesluirendaient lesouvenirde

cet amour pur, décidé par le destin peut-être, ou peut-être fruit du hasard. À présent, elle savaitvraiment,denouveau,quiétaitAlex.Ianentradanslapiècesansfairedebruit,etrestaderrièreeuxsansriendire,respectanttotalement

ce moment. Une lumière différente rayonnait dans la salle. Comme si les grains de poussière en

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suspensiondansl’airavaientétéviolemmentéclairésparunetrèsfortelueuretqu’ilscontinuaientàlarefléter.Commesiuneénergieinconnues’étaitsoudainlibérée,impalpable,invisible.Uneforcequiagissait

surunplansupérieuretpénétraitlamatièresansquel’œilpuisseenreconnaîtrelaforme,mêmes’ilenpercevaitleseffets.Ilsétaientdenouveauréunispresquecinqcentsansplustard.Denouveauensemble.

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Ianentradanslegrandsalon.Derrièrelui,uneétagèrelongeaittoutlemur.Elleétaitcouverted’unesérie de photos encadrées, dont la plupart représentait une femme blonde aux cheveux bouclés, levisage rond et joufflu, le regard vif et rayonnant. Sur certains portraits, elle était plus jeune, surd’autres,elledevaitavoirunecinquantained’années.Surdeuxoutroisphotos,lafemmeposait,maindanslamain,avecIan.– C’est merveilleux de vous voir ensemble, dit-il en regardant Alex et Jenny. Vous devez vous

demander tant de choses…, ajouta-t-il en s’asseyant dans un fauteuil, et en posant à terre son saccontenantlamitraillette.AlexetJennyseretournèrent,encoredanslesbrasl’undel’autre.Tousdeuxétaientsurpris,etpeut-

être,pourlapremièrefois,unpeueffrayésparcetteprésence.Quesavaient-ils,aufond,decevieilhomme?Pourquoitenait-iltantàlesréunir?Etsic’étaitpourlessoumettreàuneexpérience?–Nouspartironsàlatombéedujour,dit-ild’unevoixrauque.–Puisil toussa.–Ilfautquevous

soyezaumieuxdevotreforme.–Oùirons-nous?demandaJennyensemordantlalèvreinférieure,samainserrantcelled’Alex.–Loindecetrou.Venezavecmoi!Ianselevaetleurmontralechemin.Ilslesuivirentlelongd’uncouloirétroitetentrèrentdansune

chambremeubléeaupetitbonheur,avecunbureaucouvertdepoussièreenfaced’unlitàdeuxplaces,unstorebaisséderrièreunrideaueffiloché.Seulslesdrapsparaissaientneufs,ouaumoinspropres.Lesyeuxde Jenny tombèrent surunportrait de femmeennoir et blanc, encadré et accroché au-

dessusdubureau.–C’est…c’étaitmafemme,ditIan,anticipantlaquestiondeJenny.–Comments’appelait-elle?demandaAlex.–Beth.Elleestmortequandmonfilsavaitneufans.Unsilencechargédedouleuretdemélancolietombadanslapièce,puisIanreprit:–Vousdevezavoirbeaucoupde choses àvous raconter.Mais jevousdemandedevous reposer.

Nousavonsunenuitdifficiledevantnous.Nousnepouvonspasattendredemainpournousenfuir.Nousattireronsmoinsl’attentionenpartantavantl’aube.Alexacquiesçad’unhochementdetête,tandisqueJennys’asseyaitauborddulit.– Je vous réveillerai quand ce sera l’heure, conclut l’homme, avant de quitter la chambre et de

refermerlaportederrièrelui.Alexs’assitàcôtédeJenny,s’approchad’elle,etappuyasatêtecontresonépaule.Illuipritlamain

etl’emprisonnafortementdanslasienne,commes’ilvoulaitmontrerquec’étaitunvraicontact.– Le parfum de ta peau… est réel. Tes doigts, ton visage… je n’arrive pas encore à y croire.

Commentsefait-ilquenoussoyonslà?Jemeledemandedepuisquej’airouvertlesyeux.– J’ai encore beaucoup demal àme souvenir.Même toi, je t’avais oublié, àmon réveil. Tu es

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revenupeuàpeu…– J’ai vécu la même chose. Au début, c’étaient comme des flashs… je voyais des visages,

j’entendaisdesvoixquiappartenaientàunevielointaine,passée.Àquelquechosequin’existeplus.Etpuis,tuesréapparue,etj’aisuquejeteretrouverais.Jesentaisquetuétaislà,toiaussi,quetuétaisenvie.Noussommestoujoursvivants,Jenny!Tuterendscompte?LevisagedeJennys’assombrit.–Lefilsdecethommeasacrifiésaviepoursauverlamienne.–TuparlesdeBen?demandaAlex,surpris.–Oui.C’est luiquim’afaitsortirdunavire,nousdevionsarriverensembleaurendez-vousqu’il

avaitavecsonpère.–C’estterrible.Ianatellementparlédelui,cesderniersjours.Ilcraignaitqueleschosestournent

mal.Ils’yattendait,peut-être.–C’estunendroitdefous,ici…–Tusais,Jenny,c’estabsurde,maisd’aprèsmessouvenirs,noussommesrestésuneéternitédans

celieu,Memoria…Elle regardait fixementdevantelle,commesiellevoyaitdéfiler le filmdesessouvenirspendant

qu’Alexparlait.– Je sais, répondit-elle. C’était comme si nous revivions continuellement les brefsmoments que

nousavionspassésensembleavantlachutedel’astéroïde.–Commentest-cequ’onapuaboutirici?demanda-t-ilenselevantbrusquement.Ilfitquelquespasverslebureaucouvertdepoussière,posalesmainsdessus,etlesretiraaussitôt.–Jen’enaipaslamoindreidée.– Le dernier souvenir qui me reste du monde avant Memoria, c’est un saut dans une sorte de

précipice.Tuétaisavecmoi.–Jesais.Jem’ensouviens.–Alors,quinousamisdanscesespècesdecabines?Etquand?Àmoinsquecenesoituneénième

illusiondel’esprit?Jennyécarquillalesyeux,incrédule.Ellehochanégativementlatête.–Non,c’estimpossible…Sespensées étaient un enchevêtrementd’images confuses, devisages sansvoix, de citations sans

auteurs.Puis,soudain,elleserappela.Noussommesentraindeperdrelesouvenirdessensationsphysiques…Oui.Maisc’estnotrebaiserquiauraitdûtelefairecomprendre.Etnonpaslecoupdepoing.–Cetendroitestréel,Alex,dit-ellealors,d’unevoixdécidée.Ladouleurestvraie.Etnotrebaiser

detoutàl’heurel’étaitaussi.–Iandoitsavoirquelquechose.Surlescabines,jeveuxdire.C’estluiquim’asortidelamienne.– Peut-être que, de son côté, Ben savait quelque chose.Moi, tout ce que je sais, c’est que nous

sommes morts, ce jour-là, dans le précipice. Nous sommes tous morts. Mais maintenant, noussommeslàentraindeparler,onnesaitpasàquelmomentdufutur.Alexréfléchitquelquesinstants,sefrottantlefrontavecundoigt,lesyeuxbaisséssurleplancher.–Dansnotreviepassée,faceàtantd’incertitude,j’auraisdemandéconseilàMarco.

Ian parcourut le couloir jusqu’au bout, puis il ouvrit une porte sur la droite et entra dans une

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chambreàcouchersemblableàcelledes invités,maisoùplusieurscadresentourantdesphotosdefamilleétaientdisposéslesunsàcôtédesautressurdesétagères.Ils’approchadescadresetenpritun.Puisilfitquelquespasverslafenêtrequidonnaitsurlacour

déserte de la ferme. Ses yeux se perdirent au loin dans le paysage anonyme, tandis que sesmainsserraient laphoto contre sapoitrine.Lorsqu’il la regardadenouveau, il neput retenir ses larmes.Ellescoulèrentrapidement,sillonnantsonvisageridé,luigonflantlesyeux,puisellestombèrentsurl’expression heureuse de Ben, qui souriait, insouciant, dans le petit cadre, tandis que le vieuxlabrador,Colt,luiléchaitlevisage.Ianavaitréussiàtenirbon,àcachersadouleur,àemmenerJenny,etàs’enfuiravecelleengardantsoncalme. Ilétait inévitablequ’ils’écroule,unefoisseuldans lesilencedesachambre.Ilallas’allongersurlelitetrestaimmobile,fixantleplafond,laphotoserréecontrelui,lesyeux

brillants de larmes. Il avait enseigné tant de choses à cet enfant toujours désireux d’apprendre, decomprendrelesensdelavie.Ilsavaientpassétantdetempsensembleàétudierl’histoiredumonde,avantquelavienelessépare.AvantquelapremièreexpéditiondeBennedevienneladernièrecampagneduvétéranIan.Caraufonddelamer,levieuxn’avaitpasseulementtrouvéuncorpsenfermédansunecapsuleet

apparemmentvivant,bienqueplusdequatrecentsanssesoientécoulés.Ilavaittrouvécequ’ilcherchaitdepuistoujours.

Jennys’allongeasurlelitetserecroquevilla,lesgenouxcontresapoitrine,tournantledosàAlex.–Éteinslalumière,ilvautmieuxqu’onserepose.Ilselevaetcherchal’interrupteur.Lestoreétantbaissé,lapiècetombaaussitôtdansl’obscuritéla

plusprofonde.Ils’assitauborddulit,puissecouchasurlecôté,etposadélicatementunemainsurl’épauledeJenny.Illacaressasansriendire,descendantlelongdesonbrasjusqu’àsonpoignet,puisremontant.–ToutesceshistoiressurleMultivers…,dit-elle,avecunfrissondansledos.Peuàpeu, tousles

détailsmesontrevenusàl’esprit.Àtonavis,toutestfini?Jeveuxdire…–Tumedemandessinoussommesdanslaseuleréalitéquireste?Jenny se retourna, se retrouvant face à Alex, même si, dans les ténèbres, elle n’arrivait pas à

discerner les traits fins de son visage. Elle sentait sa respiration, en revanche, et elle percevaitchacunedesespensées,desesémotions.Untempsinfinis’étaitécoulédepuislapremièreetuniquefoisoù ils s’étaient trouvés seulsdansunechambre,dans l’obscurité.Mais rienn’avait changé. Ilsétaientcondamnésàvoirleurdestinrespectifetleursdésirsétroitementmêlés.Telslecieletlamer,ilsnepouvaientéchapperà l’enchantementde lanuit,qui fondait l’undans lescouleursde l’autre.Pourl’éternité.–Jetedemandesinousavonsunealternative.Alexsepassalamaindanslescheveux,tirantunemèchederrièresonoreille.–Tuaspeurdecetendroit?–Jeneveuxpasmourir.Maisjeneveuxpasnonplusdeveniruncobayedelaboratoire.SiIanrate

soncoup,commeBen…–Bent’asortiedunavire.Iln’apasratésoncoup.Jennygardalesilence.Lapointedesonnezeffleuraitl’épauled’Alex.C’étaitvrai:sansl’aidede

Ben,elleseraittoujoursàborddeMnemonica,recouverted’unenchevêtrementdecapteurs.Maiss’il

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arrivaitaussiquelquechoseàIan?Àquipourraient-ilssefierdansuneprisonàcielouvertcommeGê?–EtMemoria,qu’est-cequec’était?demanda-t-elle,tandisqu’Alexposaitsamainsurlahanchede

Jenny.–Jenesaispas.C’étaitpeut-être l’éternelle jeunessede l’esprit.Oudesimples limbes,unrefuge

horsdutemps.–Pourrons-nousjamaisyretourner?Alexfermalesyeux.Des siècles et des siècles tournèrent dans sa tête commeun tourbillon d’émotions insaisissables,

rapides comme des cerfs-volants qui s’élèvent dans le ciel avant d’être entraînés par le vent. LesdoigtsdeJennyetlessiensentrelacés,levidenoiretsansfuturdevanteux,etpuislachute.Lachutevertigineuse,tandisquelesvisagesquiontaccompagnétouteleurviedéfilentdansleurtêtepourladernièrefois,etquel’humanitéfermepourtoujourslesyeuxdevantlatoute-puissancedelaNature.Maiscen’estpasunadieu,lapartitionrevientaupointdedépart.Cettefois,lesnotessemélangent,

s’emmêlent,etsesuccèdentenvrac.Iln’yaplusdechefd’orchestre,lesinstrumentsnesuiventpluslemêmetempo.Lescoupsdupenduleducosmosrésonnentdufonddel’abîmetandisquelapenséeerreenquêted’unpourquoi.Maiscequ’ilvoitn’estqu’uneréplique.Unetoupiequitournesurelle-mêmeenunmouvementperpétuel.Etc’estlàqu’onvieillitsansenvoirlessignes,qu’onsefaitmalsanséprouverdedouleur,pendantqu’onfouillel’universdel’autre,volantsessecrets,sesintentions,sesrêves.C’estlà,aucœurdeMemoria,queletempsn’existeplus.–Jenesaispas,maissicequinousentoureestlavieréelle,sidangereusesoit-elle,jeveuxlavivre

jusqu’au bout. Je t’ai embrassée trop souvent sans pouvoir sentir la douceur de tes lèvres, je t’aiserrée contre moi en sachant que nous n’étions que des hologrammes de nous-mêmes, reflets denotrepensée.Àprésent,noussommeslà.Jenesaispascommentnousysommesarrivés,maisilyaencoreunmondeau-dehors,quin’estpasunthéâtredemarionnettesvirtuelles.C’estnotredeuxièmechance.LesyeuxdeJenny,désormaishabituésàl’obscurité,distinguèrentunsouriresurlevisaged’Alex.Il

n’avaitpasbesoind’essayerdelaconvaincre.Sondésiràluiétaitaussilesien.Jenny s’approcha de lui, ferma les yeux, posa ses lèvres sur celles d’Alex, et s’abandonna

complètement.C’étaitcommeselaissertomberenarrièrequandonestsûrdetrouverlesbrasdelapersonnequ’onaimepournoussoutenir.Ilyavait,danscetinstant,lesensdeleurvoyageinfinietdelamagiequilesunissait,ilyavaitlalumièreetl’obscurité,lejouretlanuit.Ilyavait,danscebaiser,lecycledelanaturequicommençait,évoluaitetfinissait,pourrenaîtreànouveau.Ilyavaitlapenséequidevenaiténergie,abolissanttoutebarrièredel’espaceetdutemps.Il y avait l’amour. Leur forteresse inattaquable. Leur écrin secret. Au-delà de la vie, au-delà de

l’éternité.

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LorsqueJennyetAlexseréveillèrent,ilsnesurentdirecombiendetempss’étaitécoulé.Ilsselevèrentensemble,lesmusclesencoreengourdis,lesosdouloureux,sefrottantlesyeuxpour

tenterdescruterl’obscurité.Alextrouval’interrupteuretallumalalumière.–Combiendetempsavons-nousdormi?–Jenesaispas,réponditJenny,enessayantdedétendresoncouetsesépaules.Iann’estpasvenu

nousréveiller.–Allonslechercher!Ils sortirentde lachambre,allèrent jusqu’auboutducouloir, et s’arrêtèrentdevant laportede la

piècedufond.Ilsdécidèrentdefrapper.–Personnenerépond,constataAlex.Tucroisquec’estsachambre?Jennyneditrienetposalamainsurlapoignéepourouvrirlaporte.Lapièceétaitvide,lelit,aumilieu,défait.–Viens!Alex la prit par la main et la conduisit dans la salle où ils s’étaient retrouvés quelques heures

auparavant.Unefaiblelumièrefiltraitparlafenêtre.C’étaitsansdoutelafindel’après-midi.–Oùest-ilpassé?–Jen’enaipaslamoindreidée.Alexregardaautourdelui.Unpetitmotétaitlà,bienenvue,surlefauteuiloùIans’étaitassisquandillesavaitaccueillis.Alex

nelevitpastoutdesuitemais,dèsqu’ill’aperçut,illepritetlelutàhautevoix:–Descendez!–Qu’est-cequeçaveutdire?–Qu’ilyaunétageendessous,j’imagine.Maisparoùest-cequ’ondescend?–Ilmesembleavoirvuunescalierdansl’entrée.Jennymontralechemin.–Levoici!dit-elle,l’indiquantd’unsignedetête.Unescalierétroit,encolimaçon,conduisaitausous-sol.Ilss’enapprochèrentd’unpashésitant,puis

descendirent,leurspasrésonnantdanslesilencespectralquienveloppaitlamaison.Jennylavitlapremière.Aumilieudelapièce.Unestructureimposante,avecuneprotectionenverrequiscintillaitcomme

lachâssed’unerelique.–Lacabine…maiscomment…?ditAlexderrièreelle.Qu’est-cequ’ellefaitici?Jenny étreignit la main d’Alex et se réfugia contre sa poitrine. Elle tremblait. Elle regardait

fixementlacabine,terrifiéeàl’idéequequelqu’unl’enfermedenouveauàl’intérieur.C’estalorsqu’elleaperçutquelquechose.Ellefitunpasenavant,etaiguisasonregard,scrutantce

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qu’ilyavaitau-delàdelabarrièredeverre.Elledistinguauneforme.AlexetJennysursautèrentlorsquel’habitacles’ouvritetqu’unesilhouetteensortit.C’étaitIan.Levieuxlevaunejambeetlapassapar-dessusleborddelacapsule.Quandilfutdebout,unsourire

satisfaitsurlevisage,ilalladroitaubut.Ilavaitattenducemomenttroplongtemps.–Jevousavaisditquejevoussortiraisdecettecage!

NiJennyniAlexneleregardèrentenfaceaprèsavoirentenducettephrase.Tousdeuxbaissèrentlatête, lesyeuxdanslevide, leuresprità larecherched’unappui,dequelquechoseàquoisereteniravantdetomberdenouveaudansunabîmedontilsneconnaissaientpaslaprofondeur.Jusqu’à quelle dimension du passé devaient-ils remonter pour retrouver cette phrase qui leur

paraissaitsifamilière,siproche,etpourtantpresqueinaccessible?Courage,lesamis,sortonsdecettecage!Puisaumêmeinstant,lamêmeétincellebrilladansleurregard.Ilsavaienttrouvédanslesrecoins

dupassélascèneoùcettephraseavaitétéprononcée,ilsavaientarrêtélephotogramme,etcomprisenfinlavérité.Ils levèrent les yeux vers Ian et l’appelèrent en chœur par son vrai nom, même s’il paraissait

absurdedeleprononcerdevantunvieux.–Marco!Celui-cilesinvitaalorsàs’asseoirsurdeuxvieilleschaisesusées,ets’adossaàlacabine.–Ledestinjouedestours,hein?dit-ilenallumantlecigarequ’ilavaitsortidelapochedesaveste.–Cen’estpaspossible…Alexplissalesyeux,commepouressayerdevoiràtraversunécrandefumée.– Jeme souviens d’un garçon…, intervint Jenny, en posant samain sur celle d’Alex, qui savait

toujourstout.Et…àBarcelone,oui!Ilétaitlà,àBarcelone.Pourtouslestrois,Barcelone,àcetinstant,étaitcommeunnomdecodepourdésignerMemoria.–J’ai tantdechosesàvousraconter,reprit levieux.J’aiattenducemomentsi longtemps…toute

unevie,dontjeportelesmarques.AlexetJennyrestèrentsilencieux,lecœurbattantàtoutrompre,leursyeuxexprimantàlafoisleur

curiositéetleurincrédulité.–JesuisMarco.VotreMarco.Vousnevouslerappelezpeut-êtrepas:nousavonspassédessiècles

dansMemoria,presquecinqsiècles,maisnousnoussommesséparés trèsrapidement.Àuncertainpoint, les souvenirs sont devenus fous, nos passés et ceux des personnes autour de nous se sontmélangés,etnousavonsconnulapeur,lamêmepaniquequ’onéprouveraitenseretrouvantaumilieud’unmanègedefantômessanssavoircommentensortir.Toutacommencéquandlebureaudemonpère est apparu sur la promenadeduborddemerdeBarcelone, sous cette tempêtedegrêle.Vousvousensouvenez?Nousnesentionspasladouleur,alorsquelesgrêlonsnoustapaientsurlafigure.Alexhochalatêteetesquissaunsourireenrepensantàcettescèneabsurde.C’étaitl’undesderniers

souvenirsdistinctsqu’ilavaitdeMemoria,ensuitelaconfusionrégnait.Sijusqu’alorsilavaitnourridesérieuxdoutessurl’identitédel’homme,l’entendreparlerdecetinstantdélirantdedétressequ’ilsavaientvécudansMemorialuiprouvaitquelevieuxquisetrouvaitdevantluiétaitbiensonmeilleurami.–Mais…qu’est-cequeçaveutdire,toutça?demandaJenny,eninsistantsurlesdeuxderniersmots,

pourévoquermanifestementleurdifférenced’âge.

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–Aprèscetépisode,nousnoussommesséparés.Tuétaisdésespérée,Jenny,turisquaisdeperdrelaraison.Alext’aemmenée,jesuisrestésurlapromenade.Et…Levieuxs’arrêtauninstant,soupira,puisreprit:–Jenevousaiplusrevus.Alexselevabrusquement.–Pourquoi?Pourquoitavoixdanscecorps?Çan’apasdesens,Marco!Cen’estpasletien!Sonamirestaimmobile,tirasursoncigareetsoufflalafumée.Puisilsourit,haussalessourcils,et

réponditavecsonironiehabituelle:–Etcomment,c’estlemien!J’aiquelquesannéesdeplus,biensûr…Tuveuxdirequejelesporte

mal?Alexappuyasesmainssurunetable,tournantledosauxautres.Puisilfitvolte-faceet,d’unsigne

detête,incitaMarcoàcontinuer.–J’aieuletempsdefairedesrecherchespouressayerdecomprendrecequis’étaitvraimentpassé.

Un temps infini. J’ai revécu tous les souvenirs, et j’ai fini par comprendre comment Memoriafonctionnait.Ilvousarrivecertainement lamêmechose.Maisj’aieuquasimentcinquanteansàmadisposition,iciàGê,pourfaireremonteràlasurfacelaplupartdesmomentsquenousavonspassésdanscetendroit.Vous,iln’yapaslongtempsquevousvousêtesréveillés,etvousrécupérerezpeuàpeu.–Cinquanteans…réels…,murmuraAlex,abasourdi.–Oui.QuelssontvossouvenirsdeMemoria?–Moi,toutcequejesais,c’estquenousrevivionscontinuellementcertainsmoments,ditJenny.Lajetéed’AltonaBeachseprésentaàellecommeunevision.–Nousavonsaussiessayédelesmodifier,oui…,ajoutaAlex.Maisçaneservaitàrien.–C’estvrai,nouspouvionsrevivren’importequelsouvenirdenotrevie,oudecelled’autrui.Mais

si nous essayions de changer quelque chose au cours des événements, nous étions comme…repoussésenarrière.Lepassénousrejetait,parcequeleschosesnes’étaientpasdérouléesainsidanslavieréelle.Lorsquejel’aicompris,j’ailaissélessouvenirsvivretoutseulspourlesétudier.C’étaitleseulmoyenpourmoid’allerplusloindansmesrecherches,etdecomprendrecequis’étaitpasséavantlafindumonde,danscertainesdemesviesalternatives,ditMarco.Jenny pensa au nombre de fois où elle avait interverti les tasses de thé pour empoisonnerMary

Thompson.–Etqu’est-cequetuasdécouvert?luidemandaAlex,allantàl’essentiel.– J’ai trouvé la dimension dans laquelle j’ai réussi à assurer notre survie. Je ne saismême plus

quand.Aufond,noussommesrestéspresquecinqcentsansdansMemoria.Mais je l’ai trouvée.Jem’ensuissouvenu.Ceque j’avaisapprissurmonpère,vous lesaviezdéjà–nousétionsensemblequand je l’ai découvert. Il avaitmis au point une expérience scientifique destinée à introduire uneenzyme dans le corps de nos mères. Mutagenèse insertionnelle, comme il l’appelait. Il s’agissaitd’uneenzymeàeffetàretardement,quin’agiraitqu’enpassantàtraverslamembraneplacentaire,enprésence d’un taux élevé de gonadotrophine chorionique, l’hormone de la grossesse.C’est-à-dire,pendant la grossesse, justement. Elle ne devait avoir aucun effet sur ces femmes,mais elle devaitaugmenter la capacitédedéveloppementducerveaudu fœtus lorsdespremiersmoisdegestation,lorsquelecerveaucommenceàseformer.Cetteexpérienceafaitnaîtredesindividuscommenous,enmesuredepercevoir lamultiplicitédesmondes, alorsquec’estunphénomène inaccessibleaux

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autres personnes.Et elle nous a dotés de toutes sortes de facultés.En cela, nous sommespeut-êtrelégèrementdifférents,vousetmoi.D’aprèscequejesais,votretélépathieestunique,parexemple.AlexsetournaversJenny,leregardconcentré,attentif,toutencontinuantàserépétermentalement

«mutagenèseinsertionnelle».Jennysepassalamaindanslescheveux,etsecoualatête,perplexe.–Maispourquoiest-cequetunenousdispasàquoiestduecettedifférenced’âge?Le cigare au coin des lèvres,Marcomit ses lunettes et fit quelques pas dans la petite pièce, qui

ressemblaitàunabriantiatomique,avecsesmurscouvertsd’étagèresrempliesdeboîtesdeconserveetdecaissesd’outils.–NoussommesicigrâceauMultivers.Dansdesdimensionsdifférentes,nousavonsaccomplides

actions déterminantes, qui ont garanti notre survie. Jem’explique : dans la réalité oùmon père aexpérimentésonenzyme,nousavonsreçucedon.Celaaeuuneffetsurtouteslesréalitésalternativesparceque,unefoisaugmentéeslesfacultésd’undenosalterego,nouspouvionsfranchirleseuiletassumer n’importe quelle autre versionde nous-mêmes. J’ai découvert que, dans leMultivers, desmessages passent, fugitifs. Nous les voyons sous différentes formes : personnes, objets,communicationsvéritables.Moi,jevoisdepuistoujoursunprofesseurnomméThomasBecker.Cenesontpasdesêtreshumains,cenesontquedesmessages,desfluxd’énergievenusdejenesaisoù.Maisétantdonnéquenoussommesdesêtreshumains,notrecerveauéprouvelebesoindeleurdonneruneforme,delesrendrecrédibles.Alexfrappalapaumedesamaindupoing.–Levoyantmalais!Jemerappelle,maintenant…J’avaistoujourscettevisionquandj’étaispetit.Il

me parlait d’un futur catastrophique, et je dessinais tout… mes parents pensaient que j’avais desproblèmespsychiques.Marcoseretournaets’adossaàlafenêtre.–Exactement,Alex.C’est grâce à l’unde cesmessages que j’ai appris l’imminencede la fin du

monde,etquej’aisucommentjepourraisnoussauver.Jemourraipeut-êtresanscomprendred’oùviennentcesmessages.D’autantplusqu’ilnemeresteplusbeaucoupdetempsàvivre,c’estévident.Maisceque je sais,c’estqu’ilsnecorrespondentàaucuneconstantesur leplan temporel. Ilsnousapparaissentpresque toujourscommeprophétiques,commeune impressiondedéjà-vu.Ouunrêveprémonitoire.J’aiacquislaconvictionqu’ilsviennentd’uneréalitécaractériséeparunedistorsiondutemps,où toutestdéjàadvenu.C’estpourquoi,quandon leurprêteuncorpsouunevoix, ilsnousrévèlentquelquechosequenousdevonsencorevivre.Maiscen’estqu’unehypothèse.Alexs’assitsurlebrasdufauteuilethochalatête.–D’accord.Maismaintenant,tudoisnousdirepourquoituestellementmarquéparletemps.–C’estsimple.Onm’asortiavantvous.Jennyfronçalessourcils.–Dansquelsens?–Venezavecmoi!AlexetJennyremontèrentl’escalierencolimaçonderrièreMarco,luiemboîtantlepasjusqu’àla

ported’entréede la ferme. Ils firentquelquespasdehors.Lesrayonsencorechaudsdusoleild’étéfiltraient entre les feuilles des arbres, tandis qu’au loin, au-dessusde l’horizon, le ciel prenait uneteinterougefeu,annonçantlecoucherdusoleil.Marco, suivi des deux autres, prit un sentier qui s’enfonçait dans un petit bois. Àmesure qu’ils

avançaient,Jennyvoyaitavecstupeurlavégétationdevenirdeplusenplusépaisseet luxuriante.Le

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chemin tortueux serpentait entre les arbres et, en quelquesminutes, ils se retrouvèrent entourés deplantes,cachésdansunrefugedelanature,enrouteversunedestinationqueseulMarcoconnaissait.AuxyeuxdeJenny,cetendroitapparaissaitpresquecommeunevision,parrapportaupaysagearideetdésolédunouveaumondequ’elleavaitvujusqu’àprésent.–Dans l’unedes réalitésalternatives, repritMarco, je savaisexactementquand lemonde finirait.

Alors, j’ai élaboré un plan pour nousmettre en sécurité. Il s’appelle « animation suspendue », oucryostase. Grâce à cette technique, j’ai réduit au minimum le processus de vieillissement de noscellules,dansunendroitàtempératureplutôt…basse.Jennyleregarda,l’airperplexe,réfléchissantàcequ’ellevenaitd’entendre.–C’estfou.Tunousas,commentdit-on,déjà,faithiberner?–Pasexactement.En2014,onfaisaithibernerlesmaladesenphaseterminale,enespérantpouvoir

les décongeler plus tard, quand la science saurait soigner leurs maladies. Avec l’hibernation,cependant, il aurait été impossible d’utiliser les fonctions cérébrales. Elles auraient été bloquées,comme le reste du corps. En résumé,Memoria n’aurait pas été possible, puisqu’elle dépendait dufonctionnement de notre cerveau. Avec la cryostase, en revanche, c’était comme faire une bonnesieste au frais. Plutôt longue, je l’admets. Mais la condition nécessaire pour ne pas rejoindre lecréateur,aveccettetechnique,c’estl’absencetotaled’oxygènedanslecorps.–Noussommesrestésenviesansoxygène?Commentest-cepossible?demandaAlex.–C’estpossible,danscecas.J’aienferménoscorpsdanslescabines,libérantàl’intérieurunedose

massive d’acide sulfhydrique, un truc horrible qui sent l’œuf pourri. Une fois confinés dans cescapsules étanches, dans un lieu fermé à température très basse, le gaz libéré nous a mis en étatd’anoxie,puisestdevenuinerteaprèsavoirremplisafonction,maintenantainsiunéquilibrequi,enthéorie, aurait pu durer éternellement.Nos processusmétaboliques étant réduits quasiment à zéro,nousaurionspudormirencorelongtemps.Maisquelqu’unaouvertlescabines,enafaitsortirlegazetnousaramenésàunetempératureacceptable,provoquantnotreréveil.–Excuse-moiuninstant, intervintAlex,tandisqueMarcoreprenaitsonsouffle.Decombienas-tu

ralentinotrevieillissement?– C’est un rapport de un à trois cents, à peu près. Vous avez peu vieilli au cours de ce demi-

millénaire.Aujourd’hui,votreâgebiologiqueestdedix-septoudix-huitansenviron.–Hallucinant…,murmuraAlex,ébahiparlerécitdesonami.Ettoi?Quandest-cequ’ont’atiréde

là?–Etquit’atirédelà?ajoutaJenny.Marco leva les yeux au ciel, sourit, puis les referma, comme s’il repêchait des images dans son

passé.Etilraconta.Ilparladel’hommequil’avaittrouvéaufonddelamer,quil’avaitsauvéetsoignécommeunfils,

etquiluiavaitdonnélenomdeIan.Ilparladelafamillequelui-mêmeavaitfondée,desesétudesdechercheur,desapremièreexpédition,àl’âgedevingt-neufans.Carilsavaitquequelquepartaufonddel’océan,unjouroul’autre,iltrouveraitlesautrescabines.Ouqu’ilmourraitenlescherchant.Ilparladesonfils,Ben,quiportaitlenomd’ungrand-pèrequin’étaitpasdumêmesang,maisqui

étaittoujoursrestéauprèsdelui,jusqu’àcequelamaladiel’emporte.Etdesafemme,Beth,disparueprématurémentalorsqueleurfilsn’avaitpasencoredixans.TouteuneviepasséeàGê,tandisquesapeauvieillissait,sesyeuxs’usaient,sessouvenirss’estompaientaufildesans.Ilavaitélevésonfilscommesonpèreadoptifl’avaitélevélui-même,etilluiavaittransmissapassionpourlamer.Pourla

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mer et pour ses secrets. Devenu désormais un vétéran, il avait proposé à Ben de participer à unecampagneavecquelquesautrescamaradesaulongcours.C’estalorsqu’ilsavaienttrouvélacabined’Alex.Àpartirdelà,laviedeIann’avaitplusétélamême.Ils’étaitréfugiédansl’îledeLimen,oùilavaitattendulemoment.–Lemomentoùnousouvririonslesyeux…,ditJenny.Marcoacquiesça.–Oui.J’aiespérétoutemavieretrouvertacapsuleaussi,pourvousréveillerensemble.Aumoins

vous,vouspourriezrenaîtreenmêmetemps…Maisenattendant,moi, jevieillissais,etcommeunrat, je me cachais sur cette terre de pirates et de bandits. J’avais monté une petite boutique, danslaquelle je préparais des remèdes. Je me faisais respecter des habitants du coin en proposant despommadesetdescomprimésencasdenécessité.Avecletemps,c’estdevenul’herboristeriedel’île,sivousvoussouvenezdecemot.Ilyenavaitànotreépoque.Unsourireamersedessinasurlevisaged’Alex.Leurépoqueétaitfinie.LeMarcoqui l’avait aidéà traverser lamoitiéde laplanètepour chercher Jenny, celuiqui avait

découvert le secretdes réalitésparallèles, legarçonquin’avaitplusde jambes,dans sadimensiond’origine,àcaused’un tragiqueaccidentdevoiture,n’existaitplus.Àsaplace, ilyavaitunvieux,esclavedutempsetdelanature.Unvieuxquiavaitétéréveillétroptôt.UnvieuxquiluiavaitpermisdesurvivreàlafindumondeetderetrouverJenny.

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Ilss’enfoncèrent tous troisdans lebois,etpendantquelques instants,cefutcommemarcherdansuneréalitéfantasmagorique,horsdutemps.Laréalitéétaitlà,cependant,bienconcrète,etellen’étaitquetropdangereuse.Cruecommel’imagedufilsdeMarcogisantàterredansuneflaquedesang,effrayantecommelapeurd’unennemisansvisage,quibougeaitsespionssurunéchiquier truqué.Combiende temps leur restait-il avantqu’onne lesdécouvre?Quelle sécuritépouvaitoffrir cettefermeperdueaumilieud’unecampagneabandonnée?–Quandj’ai trouvélacapsuled’Alex,repritMarco, jesavaisquecelledeJennyaussidevaitêtre

quelquepart.Mais j’avais toutunéquipage sousma responsabilité, j’ai doncdûquitter la zone.Etfaire…ceque j’ai fait. Jeme suis arrangépour qu’on croie à une attaquedepirates, et les autresvétéransn’ontheureusementpasparlé…jusqu’àcesdernierstemps.–Dansquelsens?demandaAlex,ensoulevantunebranchedelamain,etenpassantendessous.Marco raconta comment il avait retrouvé la cabine d’Alex, expliqua comment son unité était

parvenueàcachercettedécouverte.Puisilrévélaquelederniervétérandel’équipage,encorevivantetenfermédansl’hôpitalpsychiatriquedeRodenpourdesproblèmespsychiques,avaitparlé.Ilavaitmontrésescartes,admisqu’ilavaitétécompliced’unvold’unevaleurinestimable,etavaitfaitsauterlacouverturedeMarco.–Ilstecroyaientmort,ditJenny.–Poureux,j’étaisl’unedesvictimesdecettefantomatiqueattaquedepirates.Maisilyaquelques

jours, j’ai vuun reportage surunpanneau.Cet idiot a tout dévoilé, et àmoinsqu’ellesn’aient étéprisespourlesdivagationsd’unfou,àprésent,toutlemondesaitdanslepaysquejemesuiscachésur l’île pendant des dizaines d’années.C’est pourquoi nous n’irons pas là-bas.C’est un territoiresansjuridiction,maisjepariequelapoliceestdéjàentraindem’ychercher.Heureusement,personnen’estaucourantdel’existencedecetteferme.Elleappartenaitàunamidel’hommequim’aadopté,legouvernement ne l’a jamais revendiquée… il le fera peut-être quand il décidera de construire uneusine ou autre chose par ici. En tout cas, jusqu’à présent, elle est restée là à se remplir de toilesd’araignée.–Maiscommentsefait-ilqueBenn’aitpassuquej’avaiscertaines…facultés?–Parcequej’aitoujoursdoséattentivementlesinformationsquejeluidonnais.Jeluiaitransmis

l’enviededevenirchercheur,jel’aiaidéàentrerdanslenoyauopérationnel,carsijen’arrivaispasàvousretrouver,ilfallaitquecesoitluiquis’encharge.Maisquandnousavonsdécouvertensemblelacabined’Alex,j’aidûsortirdescène.Lui,ilacontinuéànaviguer,ilagardénotresecret,etj’aieuletempsdedevenirunvieuxtoutridéenattendantcettenouvellequej’espéraistant.Etpuis,unjour,elleestenfinarrivée:tacapsuleavaitétédécouverteaufonddelamer,Jenny.Elleavaitétéouverteparl’unité de Ben, provoquant ton réveil. À ce moment-là, j’ai décidé d’ouvrir la cabine d’Alex. Jevoulaisquevous,aumoins,vouspuissiezvivreenayantlemêmeâge.

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–Tout ça est absurde !Nous sommesmorts quand ce foutu astéroïde s’est écrasé sur laTerre !s’exclamaAlex,ens’arrêtantaumilieudelaclairière.Marcosetournaverslui,uneexpressionsereinesurlevisage,commes’ilprofitaitdecetinstantde

calmeavantlatempête.–Dansunmonde,oui.Maisvouslesavezmieuxquemoi:nousvivonsdansuneinfinitéderéalités,

lespossibilitéssontmultiples.DanslasynchroniedesinnombrablesdimensionsduMultivers,lamortn’existepas.Heureusement,quelquepart,vousêtes…noussommesrestésvivantsgrâceàcescabines.Quoiqu’ilensoit,commejeledisais,jenepouvaispasrévélertropdesecretsdupasséàBen.Danslasociétéactuelle,lesinformationssontdangereuses.Jeluiaiditcequ’ildevaitsavoir.Ilaattendulamissionappropriée,et ilaréussi.Jen’auraisjamaispuluirévélerquesonpère,enréalité,étaitnédanslafameusesociétéduDeuxièmeMillénaire.JennyavaitleslarmesauxyeuxenpensantàBen.–Tonfilsasacrifiésaviepoursauverlamienne.Marcos’approchad’elle,nepouvantcontenirsonémotion.Iltenditlesbras,etJennys’yréfugia.Ils

pleurèrentensemble,tandisqu’Alexobservaitlascèneàl’écart,lesbrascroisés,réfléchissantaulienprofond qui unissait à présent Jenny et son vieil ami. Il se rappela comme elle avait été hostile etméfianteàsonégardlorsqu’ilss’étaientrencontrésdansMemoria.–MaisMemoria,qu’est-cequec’était?demanda-t-ilquandMarcoetJennyseséparèrent.– Des limbes, répondit-il. Notre cerveau a un système limbique, qui exerce plusieurs fonctions

psychiques,dontlesémotions,lecomportement,lamémoireàlongterme…L’enzymequemonpèreacrééenousapermisdedévelopper lescapacitésdenotremémoireetde l’utilisercommechampd’action.C’estcequiapermisànotrecerveau,pendantlessièclesd’attentedanslacabine,deresteractif, et en état de fonctionner. À notre réveil, nos souvenirs devaient revenir peu à peu. Et notrepouvoirsereconstituer.– Donc, si j’ai bien compris, intervint Alex, nous sommes physiquement morts dans toutes les

dimensions, à l’exception de celle où, avant la fin du monde, tu as enfermé nos corps dans descabines,etralentileprocessusdevieillissementdenoscellules.–Exactement. Il fallaitquenotrecorpssoitvivantaumoinsdansunedimensionpourpouvoiren

reprendrepossessionlorsquequelqu’un,unjour,noussortiraitdecescapsules.Bienentendu, jenepouvaispassavoirquellesseraientexactementlesconséquencesdelachutedel’astéroïde.L’humanitéaurait tout aussi bien pu s’éteindre définitivement.Mon fils, Ben, en bon chercheur, se demandaitsouventcommentlacivilisationhumaineavaitpurenaître.Maisilnem’ajamaisposédirectementlaquestion. Ici, les responsables de l’information racontent un tas d’imbécillités. Ils parlent depopulationsquiauraientsurvécuàlafindumonde.N’importequoi!D’aprèsmesrecherches,àcetendroit, la terre n’a pas été cultivable pendant au moins cent cinquante ans après le jour del’apocalypse.Sansparlerdelapollutiondel’air!–Etcomment lavieest-elle revenuesur laplanète?demandaAlex,plissant lesyeuxcommes’il

voulaitscruterlesprofondeursdel’obscurité.–Lessièclesquej’aipassésseuldansMemoriam’ontpermisd’étudier,d’approfondirleschoses,

demeposermillequestions…Quandjemesuisretrouvéici,j’aireprismesrechercheslàoùjelesavaislaissées.Etj’aiunethéorie.J’ailaréponsequej’auraisdonnéeàBens’ilm’avaitinterrogé.–C’est-à-dire?– La fin n’a été qu’un nouveau commencement. Un jour, je découvrirai ce qu’il y a réellement

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ailleurs–Marcolevaleregardversleciel,fixantunpointentrelesnuages.Quinousobservenousconnaîtmieuxquenousnecroyonsconnaîtrenotreproprehistoire.Maispose-toicettequestion:etsicetteboulederochequiesttombéesurnostêtescejourde2014…n’étaitpasunastéroïde?Alexrestabouchebée,stupéfait,puisilsecoualatête.Illevalesyeux,commes’ilrevoyaitlamême

scène.Commesilesnuagess’enchevêtraientdenouveauenunefresqueinfernale,porteusedemort.Puisilregardasonami.–Qu’est-cequeçaauraitpuêtred’autre?Marcosourit,conscientdelanaturesingulièredesapensée.–Un paquet-cadeau, avec notre adresse bien imprimée dessus. Et la graine d’une nouvelle ère à

l’intérieur.Peut-êtrequequelqu’unavoulunousfairetournerlapage.Voilàmonidée.–Mêmesi c’était ça,murmura Jenny, commesi ellenevoulait pasqu’on l’entende, àpartnous,

toutelacivilisationdontnousvenonss’estéteinteàlasuitedelachutedecetastéroïde.Noussommeslesseulesexceptions,n’est-cepas?Marcoregardaautourdelui.Lesilencequienveloppaitleboisétaitpresqueirréel.Lesarbresqui

délimitaient la clairière semblaient s’ériger en juges muets, masques immobiles qui écoutaientchacunedeleursparoles,observaientchacundeleursgestes.–Non,pasvraiment,dit-il.–Qu’est-cequetuentendsparlà?demandaAlex.–Vousnevousensouvenezpeut-êtrepas,maispendantlesderniersmomentsquenousavonsvécus

ensembledansMemoria,j’aiarrachéunmorceaudepapierdesmainsdemonpère.C’étaituneliste.Alexmontraqu’ilnes’ensouvenaitpas.–Les noms des dix femmes, dont vosmères, qui ont été soumises sans le savoir à l’expérience

menéeparmonpèreyétaientinscrits.Etceuxdeleursenfants.JennypritAlexparlamain,tandisquelesparolesdeMarcoformaientpeuàpeudevantsesyeuxun

nouveauscénarioqu’elleavaitcomplètementécarté.–Tuveuxdireque…–Dans la réalité alternative où j’ai conçu les cabines, j’ai cherché un par un les hommes et les

femmesquiétaientnésàlasuitedecetteexpérience.Jelesaitoustrouvés.Jelesaienfermésdanshuitcapsules,quej’aiplacéesdanslecompartimentd’unbunker.Puisj’aimisnosproprescabinesdansunendroitàpart,enm’enfermantendernier.Naturellement,j’aidûdroguercesgenspourlefaire.Personnen’auraitpucroirequ’unastéroïdeétaitsurlepointd’arriver.Alexeutunsourireironique,etlaissaMarcocontinuer.–J’aidûvivrepresquecinquanteansdanscetenfer.J’enavaisvingtetunquandnotremondeaété

détruitpar l’astéroïde.Oupar leprojectile,appelez-lecommevousvoudrez.Leschoses, ici,àGê,sontalléesdemalenpis.Aujourd’hui,lalibertéestuneillusion,noussommestousdeshamstersencage.Marcofitunepauseetregardadroitdevantlui,commesitoutesaviedéfilaitdevantsesyeux.–Etvoussavezpourquoinousensommeslà?Pourquoicemonderessembletellementàceluid’où

nousvenons?JennyetAlexrestèrentsilencieux,attendantanxieusementlasuite.–Parcequelescabinesquicontenaientleshuitpersonnesquej’aisauvéesdel’apocalypseontété

récupéréesaufonddel’océanavantquelamiennen’aitétéretrouvée.Etcertainesdecespersonnesontutiliséleursfacultésdelafaçonlaplusnéfastequisoit,s’enservantpourprendrelepouvoiret

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contribuer à faire de cet endroit un trou à rats, sale, rebutant et malodorant. Le plus ressemblantpossibleàlacivilisationqu’ilsconnaissaient,maisenmillefoisplusglauque.

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36

Les trois amis se remirent enmarche, traçant leur chemin dans la végétation luxuriante.Marcopressalepas.Lesoleil,quiavaitdéjàdisparuderrièrel’horizon,avaitlaissétombersonmanteaubleufoncésurleciel.Unvoilequilesaccompagnerait,etquicouvriraitleurfuite,ouquienvelopperaitetcacheraitlafindetoutespoir.Dansladernièrepartiedubois,oùlesarbres,lesbuissonsétaientplustouffus, l’air devint plus dense, plus obscur,maisMarco semblait se diriger droit vers unobjectifprécis.Après avoir parcouru le dernier sentier, ils sortirent des broussailles, et se retrouvèrent aubordd’uneroute.–Noussommesdéjà…enfuite?demandatimidementJenny.Nousneretournonspasàlaferme?–TuesenfuitedepuislemomentoùMnemonicaaaccosté.–Oùirons-nous?demandaAlexàsontour,enobservantlaroutegoudronnéequiseperdaitauloin

derrièreunvirage,commeunelanguedeterreengloutieparunmurd’arbres.–Loindececontinent.LoindeGê.Alex regarda fixement le vieux, scruta ce visage qui, il y avait longtemps, trop longtemps, avait

appartenuàsonmeilleurami.Cevisageétaitdésormaissiéloignédelajeunesse,siprèsdesderniersinstantsqu’illuirestaitàvivresurterre!–Marco…toutàl’heure,tuasditquetumourraispeut-êtresanssavoird’oùviennentcesmessages

quipassent,fugitifs,dansleMultivers.–Oui,c’estvrai.–Qu’est-cequetuveuxdire,quandtuparlesdetamort?Qu’est-cequetuentendsparlà?Iln’ya

doncpasd’alternative?Iln’yaplusdeMultivers?Explique-toi.Marcos’approchad’Alexetluiposalesmainssurlesépaules.–Tumedemandessi,danscetendroit,mamortoulavôtreseralafindetout?Alexhochalatête,éprouvantunesortedecrainterévérencielleàl’égardduvieux.Deuxlumières

apparurentalorsauboutdelaroute,commedesyeuxbrillantdansl’obscurité.–LeMultivers existe. Il a toujours existé.En tout cas, c’est ceque je crois,moi.Une infinitéde

mondesontétéfrappésparl’astéroïde,cejour-là.Uneinfinitédecivilisationssesontéteintes.Puisletemps a passé, les nuages toxiques se sont dissipés, et la vie a repris partout. Dans toutes lesdimensions possibles. La Terre est une planète hospitalière, au fond…Mais notre corps, véhiculeindispensableàlasurviedenotreesprit,n’existequ’ici,danscemonde.Jel’aimaintenuenviegrâceàlacryostase.C’étaitleseulmoyend’avoirunedeuxièmechanceetdesurvivreaucataclysme.Maisjenel’aifaitquedansuneseuledesinnombrablesréalitésalternatives.Cellequetuvoisautourdetoi,celledanslaquellenousnoussommesréveillésetdanslaquellenousavonsrecommencéàvivre.Lalune,hautdansleciel,resplendissait.Marcosetournaversleslumières,deplusenplusproches.

Puisillevalamain,commes’ilsaluaitquelqu’un.–Jel’aicomprisdansMemoria,reprit-il,quandvousm’avezlaisséseul.J’aieuletempsderevoir

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le film de toutes mes vies. Et, en y repensant, ma version « hacker », le Marco qui t’a aidé àrencontrerJenny,étaitvraimentlaplusinconsciente.–Ilexistedoncdesmillionsdemondesmeilleursquecelui-ci,oùnousnepourronsprobablement

pas aller, parce que notre corps n’existe pas dans ces dimensions ? demanda Jenny, tandis que lavoitureralentissaitprèsd’eux.–Plusoumoins…maisilfautyaller,maintenant.Cettevoitureesticipournous.AlexattrapaMarcoparlebras.–Tun’aspasréponduàmaquestion.Notremortdanscetrouàrats,commetul’appelles,seradonc

lafindetout?–Tulesaurasbientôt.Iln’yapasdetempsàperdre,Alex.Ilfautquejevousemmèneloind’ici.

Levéhiculequivenaitdes’arrêterétaitunpetitfourgoncompact,noirmétallisé,auxvitresfumées.Ilavaitdesinscriptionssurlecôté,maisdanslenoir,ilétaitimpossibledeleslire.Laportièreavants’ouvrit,etunefemmeendescendit,grande,élancée,lesjambesmouléesdansunpantalonencuirsurlequel tombait un anorak bleu foncé. Ses cheveux longs, lisses, couleur de feu, ondulèrent sur sesépaulessousunebrusquebourrasquedevent.–Anna…,luiditMarcoenouvrantlesbras.Lafemmeluifitunclind’œil,puiselleobservaJenny,Alex,etseprésentaàsamanière:–Ainsi, tous les deux, vous seriez les deux petits fiancés ? Bienvenue en enfer ! Etmaintenant,

dépêchons-nous,sionneveutpasquedemain,aumenudelacantinedeMarina,ilyaitdesboulettesfarciesavecnosintestins.Anna prit la poignée de la portière latérale du fourgon, et l’ouvrit en la faisant glisser vers la

gauche.–Entrez!Vite!Ah,soyezgentilsaveclachatte,sivousvoulezqu’ellesoitgentilleavecvous.–Nevousinquiétezpas…elleestcommeça,observaMarcoensouriant.Maiselleestlàpournous

aider.AlexetJennyéchangèrentunregard,puisentrèrentdanslavoiture.Deuxminusculesyeuxjaunes

lesobservaientdansuncoin.–Elles’appelleDiletta,ditAnna.Etavantquevousme ledemandiez, jepeuxvous répondreque

oui,ellegriffe.Ellerefermaénergiquementlaportière,laissantAlexetJennydanslenoir.Marcopritlevolantetfittournerlemoteurpendantqu’Annas’asseyaitàcôtédelui.–Tonpère serait fier de toi, dit le vieux en démarrant, les yeux fixés sur la route plongée dans

l’obscuritétotale,enl’absencedetoutéclairage.Annane répondit pas.Elle ne se retourna pas nonplus. Il n’était pas besoin de la regarder pour

savoirqu’àcemoment-là,elleavaitlesyeuxpleinsdelarmes.Ellesurmonteraitlapertedesonpère,c’étaitunefemmeforte.Maisilétaitencoretroptôt.Tandis qu’il conduisait en silence, parcourant le seul tronçon d’autoroute qui ressemblait aux

anciennes nationales qui traversaient autrefois la campagne,Marco repensait à cet homme. D’uneintelligencesupérieure,âgédecinqansdeplusquelui,grand,imposant,ilnesortaitjamaisdechezluisanssonfeutregrisetsonlongimperméable.IlsenommaitNathan,habitaitdanslamétropoleDomus,capitaledeGê.Ilétaitmortquelquesmois

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auparavantdansdescirconstancesmystérieuses.LederniermessagecodéqueMarcoavaitreçudeluidisait:«Ilssontaucourantdelamutagenèse.»Nathan aussi avait vu l’astéroïde s’écraser dans l’atmosphère terrestre, et raser la civilisation

précédente.Samère, demême que Valeria Loria et Clara Graver, avait été une patiente du docteur Stefano

Draghi,uncobayequiavaittoujoursignorél’expérienceàlaquelleelleavaitétésoumise.Nathanétaitl’undesdixenfants.

–Onpeutlefairemaintenant,ditMarco,ensetournantversAnna.Laroutesoussesyeuxétaitunebandedebitumegrisfoncé.Ilpouvaitvoirquelquesmètresdevant

luigrâceauxpharesdufourgon.Au-delà,lemondesemblaitengloutidanslesténèbres.–Jeseraiobligéedevouslaisserauport,lenavireappareilledansvingtminutes,réponditAnnaen

sortantdeuxpetitesbouteillesenplastiquedelaboîteàgants.Noussommessuruneroutesecondaireet,d’aprèscequejesais,ilssurveillentsurtoutlesroutesprincipales.Maisilfautsedépêcher.S’ilsnoustrouventavantde…–Faisons-letoutdesuite,l’interrompitMarco.Anna inspira profondément, ferma les yeux un instant, puis se retourna et appuya sur un bouton

situé entre les deux appuis-tête des sièges de devant.Un petit volet électrique remonta, découvrantl’espacedechargement.AlexetJennyétaientassis,lesjambescroisées,etDilettaétaitcouchéesurledos,enquêtedecaresses,dansunétatdebéateinconsciencequicontrastaitaveclatensiondramatiquedeleurfuite.–Vouspouvezvousapprocher?Letondécidéd’Annatransformaitsaquestionenordre.JennyetAlexavancèrentcourbés,pournepassecognerlatête,puissemirentàgenoux,setenant

auxsièges.Marcolesobservadanslerétroviseur,etdit:–J’aiattenducinquanteansavantd’avoirlapossibilitédevousrevoirensemble.Mapatienceaété

récompensée.–Maismaintenant,vousrisquezvotrepeau,sionnesedépêchepas,ajoutaAnna,avecsoncynisme

habituel.–Sionnesedépêchepasdefairequoi?demandaJenny,leregardinquiet.Onestdéjàentrainde

s’enfuir,non?Marcofitunsignenégatifdelatête.–Çanesuffitpas.AnnatenditlesdeuxbouteillesàAlexetJenny,puisleurdemandadelesouvrir.–Qu’est-cequeçasignifie?demandaAlex,méfiant.Annaleregardafixement,unsourireforcésurleslèvres.– Je vous demande d’avoir la gentillesse de faire quelque chose de mal élevé, mais… d’une

importance vitale. Pourriez-vous crach… laisser tomber de la salive dans ces récipients ?Puis lesreboucher?Merci.–Maispourquoi?demandaJenny,contrariée.Marco leva les yeux vers le rétroviseur, se rabattant légèrement sur la gauche, de façon que le

fourgonfrôleleborddelaroute,làoùlegoudronlaissaitlaplaceàunchemindeterre,ets’arrêta.

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Toutautour,onn’entendaitquelechantdesgrillons,laroutesemblaitoubliéedumonde.MarcoseretournauninstantpourregarderAlexetJennyenface.–Alex, tout à l’heure, tum’asdemandé si cette réalité était la seuledans laquellenouspuissions

vivre.–Ettunem’aspasrépondu.– Il y a longtemps, j’ai connu un homme du nom de Nathan, commença à raconter le vieux.

Quelqu’unquiavaitbeaucoupdeclasse,étaittrèscultivé,brillantcauseur,etquiestdevenuunfidèleami.Lasociétéchangeait,s’apprêtantàdevenir lebougeinfâmedéguiséenpalaisroyalqu’elleestaujourd’hui.J’étaisjeune,maisjem’étaishabitué,désormais,àvivredanscetendroit.Jen’avaispasencore retrouvé la cabine d’Alex, et pendant quelque temps, j’ai douté que nous ayons jamais lapossibilité de nous revoir tous les trois.Un jour, j’ai proposé àma femme, Beth, d’expérimenterl’enzyme que mon père avait testée sur nos mères. Nous avions envie d’avoir un enfant et,connaissant la formule, je n’avais pu m’empêcher de faire une tentative. Ma femme a refusé,cependant.J’enaiparléàNathan,quiétaitmonseulamià l’époque,etquivenaitdesemarier. Ilaessayé de convaincre son épouse. Et il y est parvenu. J’ai injecté l’enzyme dans le corps de cettefemme,jeluiaifaitsubirl’expériencedelamutagenèseinsertionnellequemonpère,ànotreépoque,avaitmenéesurnosmères.Peudetempsaprès,Annaestnée.Alex avait les yeux écarquillés de stupeur. Jenny le tenait par la main, incrédule, retenant son

souffle.–Vousavezcompris?demandaAnna,d’unevoixperçante.Monpère,unesprittrèsraffiné,néilya

presque cinq cents ans…etmamère, une femme de la civilisation actuelle.Ça ne pouvait donnerqu’ungénie!Marcosourit,puisrepritsonrécit:–Elleenrit,maisçac’estvraimentpassécommeça.JeconnaisAnnadepuissanaissance.J’aivu

les effets de l’enzyme sur la fille d’un homme dont les capacités cérébrales avaient également étéaugmentées.C’étaitcommeéleverdefaçonexponentielleundondéjàexceptionnel.Avez-vousjamaisentenduparlerdequelqu’undeseizeansquiserappelleà laperfectionsespremiersmoisdevie?Anna en était capable. Avez-vous jamais rencontré quelqu’un qui connaisse par cœur l’annuairetéléphoniquedesaville?Elleenétaitcapable.Avecletemps,c’estdevenupresqueunsport,undéfi.Annavenait frapper àmaportepourme raconter ses exploits.Quand jeme suis exilé sur l’île deLimen,j’aicontinuéàéchangerdesmessageschiffrésavecNathanetsafille.– Tu es en train de nous expliquer qu’Anna a unemémoire hors du commun ? demanda Jenny,

émerveillée.–Oui.C’estcurieuxdevoirqu’onenrevienttoujoursàceconcept,non?Alexl’observa,perplexe.–Pourquoiest-cequenousdevrionscracherdanscesbouteilles?–ParcequeAnnaestl’uned’entrenous.Ellepeutfranchirleseuilentrelesdifférentesdimensions.

Elleestnéedanscettecivilisation,cequisignifiequ’elleexistedanstouteslesdimensionsparallèlesduMultivers dans lesquelles samère a accouché. Ailleurs, elle doit avoir d’autres pères, puisqueNathann’avécuqu’ici…Maisellepeutvoyageretguidersesalteregoexactementcommevous lefaisiez vous-mêmes avant la chute de l’astéroïde. Sauf qu’elle, elle voyage depuis sa naissance, etqu’elleavudesdizainesd’endroitsmeilleursquecelui-ci.–C’estdingue…,murmuraJenny.Maistupeuxm’expliquerenquoiçapeutnousêtreutile,sinotre

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corpsn’existequ’ici,etquenousn’avonspasd’existencedansleresteduMultivers?Annalapritparlamain.Leregardassuré,elleluidit:–Encemoment,surcetteplanète,iln’existequedeuxendroitsoùl’onpeutmémoriserdesmilliers

de données. L’un est lamémoire interne d’un panneau. L’autre estmon cerveau. Réfléchis, quelledifférenceya-t-ilentrelesdeux?Jenny resta silencieuse, les yeux baissés. Quelques secondes plus tard, c’est Alex qui trouva la

réponse:–Ladifférence,c’estquelespanneauxnesepromènentpasdansleMultivers.–Bravo!s’exclamaMarco,enleregardantd’unairsatisfait.–Jenecomprendspas.Tupeuxm’expliquerquellesdonnéestudoismémoriserpourlesemporter

danslesréalitésalternatives?demandaJenny.ElleregardaAnnadanslesyeux,découvrantsesirisvertscommelamer.– Celles qui sont contenues dans votre salive. Parce que, comme tu l’as dit, dans les autres

dimensions,vousn’existezpas.Vousn’existezpasencore.Etmaintenant, si çanevous ennuiepas,j’auraisbesoindecetéchantillon.Jenny et Alex obéirent. Marco, sans quitter la route des yeux, leur expliqua qu’Anna était un

médecinspécialisédansplusieursdomaines.Elleétaitcancérologue,endocrinologue,généticienneetanatomopathologiste. Elle avait passé des années à expérimenter la réplication de l’ADN sur lesanimaux.Cequiétaitrelativementsimple,sil’onavaitàsadispositionunêtrevivantdontonpouvaitextrairedirectementlepatrimoinegénétique.Maisquidevenaitimpossibleensonabsence,àmoinsdedisposerd’unebanquededonnéesetdesynthétiserl’ADNenlaboratoireenpartantdezéro.Marcoracontaqu’ils’étaitlongtempsinterrogésurlapossibilitéderendredenouveaupossibleun

voyageentrelesdimensions,toutensupposant,etenayantmêmelaquasi-certitudequesanslecorps,l’espritnesuffiraitpas.Ilavaitpassétoutesavieàétudierceprojet.Etfinalement,ilavaitcompris:seuleunepersonneayantdescapacitésmémoriellescomparablesàcellesd’Annapourraitseréveillerdansuneréalitéalternative,serappelerdestonnesdedonnéesetrecréerleurgénomeàpartirdecesinformationsautrementimpossiblesàtransporterd’unedimensionàl’autre.ElleferaitrenaîtreJennyetAlexdansd’autresmondes,defaçonqueleurespritpuisseselogerdanslecorpsdeleuralterego.Defaçonqu’ilspuissentdenouveauvoyager.–Mais…combiend’informationsdevras-turetenir?demandaAlexàAnna,enrefermantlapetite

bouteillecontenantsasalive,etenlaluidonnant.Sijenemetrompe,ilyaquarante…ouquarante-deuxchromosomes?–Quarante-six,lerepritMarco.Etpuis,ilyalesgènes.Quisecomptentpardizainesdemilliers.Le

patrimoinegénétiqued’unindividuestunfichierdedonnéestrèscomplexe.–Etilsuffitd’unpeudesalivepourleconnaître?demandaJenny.–Oui,ma jolie, répondit Anna.Même un cheveu avec sa racine aurait fait l’affaire,mais je ne

voulaispasabîmertamiseenplis.Nousallonsbientôtarriverauport,oùnousnousséparerons.Moi,j’irai apporter ces deux échantillons au laboratoire.Le génomedeMarco, je le connais depuis unboutdetemps,parfoisjemelerécitecommeunecomptine.Ensuite…nousverronssil’idéedevotreami fonctionne.Ce serapresque commecet examendemédecinepour lequel j’ai appris par cœurquelquechosecommeunmillionetdemidenotionsentrelesdifférentstermes,formulesetimages.Amusant,non?Alexlevalesyeuxetsourit,incrédule,devantunetelledémonstrationdepouvoirdel’esprithumain.

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«Quesommes-nous?»sedemanda-t-il.SiAnnaétaitvraimentcapabled’enregistreruntelnombred’informations,qu’étaitlecerveauhumain?Dequoiétait-ilcapable?–Pourquoiallons-nousdansunport?demanda-t-il.–Parcequ’ilyaunnavirequiappareillecettenuitpourOrient.Bienquelesgouvernementsfassent

croire que les deux continents sont en conflit depuis des décennies, en réalité ils conservent desrapportscommerciaux.Lesaffairessontlesaffaires…,ditMarco.–Etlesimbécilescroientauximbécillitésqueleurserinentlesmédias,ajoutaAnna.– Nous embarquerons sur un navire de commerce, reprit Marco d’un ton rassurant. Ne vous

inquiétezpas,jesaiscommentaccéderàlacale.Unefoisquenousseronsdel’autrecôté,nousseronsensécurité,personnenenousretrouvera.Ilfautseulementyarriveràtemps.

Une lumière éblouissante apparut au bout de la route, tandis qu’ils se taisaient tous les quatre,chacunétant absorbédansdespenséesquidépassaient les limitesdumondedespossibles.Mais cen’étaientpaslespharesd’unevoiturequitrouaientl’obscuritéetsedirigeaientdroitverslefourgon.Lachattesemitàmiauler.Annafronça lessourcils,essayantdecomprendrecequiseprofilaità

quelquescentainesdemètresd’eux.Sesbattementsdecœurs’accélérèrent,sonregarddevintanxieux.–Malédiction!Diletta nemiaulait pratiquement jamais. La dernière fois qu’elle l’avait fait, c’était juste avant le

coupdetéléphonequiluiavaitannoncélamortdesonpère.–Descendstoutdesuite,Anna!Marcoécrasalapédaledufrein,arrêtantbrutalementlefourgon,dèsqu’ilcompritqueleslumières

venaientd’unimportantbarrageroutierforméparunedizainedevéhiculesdel’armée.–Maisje…Marcol’attrapaparlebrasetlaregardaavecuneexpressionquin’admettaitpasderéplique.–Descends,j’aidit!Tantquec’estencorepossible.Tuasl’ADN,tudoispartir.Cache-toiderrière

lesarbres,là-bas!Enfuis-toi!Vite!EllesetournabrusquementversAlexetJenny,tandisqueDilettasautaitsurlesiègeetouvraitgrand

sagueule en signede terreur.Anna la prit par la peaudu cou et échangeaundernier regard avecMarco.–Simonhypothèsetientlecoup,dit-il,nousnousreverrons.Annasoupira,puisdescenditprestementdufourgon.Ellesemitàcourirdans lesbroussaillesau

borddelaroute.Marcosedemandas’illareverraitjamais.–Ilsvonttousnoustuer!s’écriaAlex,tandisqueJennyluiprenaitlamainetlaserraitdetoutesses

forces.–Non,Alex.Ilsnetuerontquemoi,réponditMarcod’untonfroidetdétaché.–MaissiAnnaarriveàfairecequetudis…,murmuraJenny, tamortneserapas lafin,n’est-ce

pas?Marcolaregardadanslesyeux.–Jenesaispas.–Comment?(Alexhaussalessourcils.)Commentça,tunesaispas?– Ceux qui naîtront dans une réalité parallèle grâce à la synthétisation de l’ADN, en admettant

qu’Annayarrive,serontnosrépliques.Desclones,desêtreshumainsidentiquesànous.Maissinous

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mouronsdanscemonde,ilsn’aurontaucunsouvenirdecequilesaprécédés.Enfin,c’estcequejepense.Enréalité,jen’ensuispassûr.–Maislegénomen’apasdemémoire?demandasoudainJenny.Marco ferma les yeux, tandis que deux fourgons militaires avançaient vers eux, leurs phares

devenantdeplusenpluséblouissants.Ilserappelatoutessesétudes,lesannéesqu’ilavaitpasséesàchercherunesolutionenattendantderetrouverlecorpsdesesamisenfouisaufonddelamer.LesdînerschezNathan, tandisquecettepetite filleauxcheveuxrouxgrandissait,montrantchaque jourdes capacités cognitives extraordinaires. Il se rappela les nuits au bord de l’océan avec son ami àdiscuter des voies scientifiques qui pourraient recréer un pont entre cette réalité et le reste duMultivers.LaquestiondeJennyn’étaitvraimentpasstupide.LaquestiondeJennyétaitl’énigmedetouteunevie.Sionlestuaitlà,maintenant,est-cequelefait

de revivre ailleurs grâce à l’expérience de clonage d’Anna servirait à quelque chose ? Sa mortdésintégreraittoutepasserellementaleentrecettedimensionetlesautres.Ilnepourraitpasguiderunalter egoplus jeunede soixante-dix ans, tout juste créé en laboratoire.LeMarco enfant, peut-être,seraitunêtreidentiqueàlui,maistotalementinconscientdecequ’ilavaitvécuauparavant.Iln’auraitplusaucuncontactaveclui.Endéfinitive,ceseraitunephotocopieanonyme.– Je ne peux malheureusement pas te répondre, dit Marco, tandis que six hommes en tenue de

camouflagedescendaientdesfourgonsetpointaientleursmitraillettessureux.–Descendezimmédiatementdevotrevéhicule!criaunevoix.Cen’étaitpaslemomentdejouerleshéros.Alex fit coulisser la portière et sortit, suivi de Jenny.Marcoobéit à son tour, lesmains en l’air,

commepourmontrerqu’ilétaitdisposéàcollaborer.–Lafille…c’estelle!s’écrial’undessoldats.Jenny eut tout juste le temps de penser qu’elle pourrait essayer de manipuler le cerveau des

militaires,commeellel’avaitdéjàfaitpoursetirerd’affaire.Une rafale de coups de feu fut tirée à bout portant, sans aucun avertissement.L’un après l’autre,

violentsetprécis,ilspénétrèrentdansleurchairavecunbruitsourdetmat.Alex, Jenny etMarco s’écroulèrent, sans connaissance, sur le bitume éclairé par les phares des

camionnettesde l’armée, tandisque lanuitprofondeenveloppait lacampagne,etque lesarbresauborddelarouteobservaientlascèneensilence.Latêtecontrelaterredureetblessante,lesyeuxécarquillés, laboucheouverteenuneexpression

grotesque de stupeur,Marco semblait regarder lemonde renversé encore une fois. Alex et Jennygisaientàquelquesmètresdelui,immobiles.Au-dessusd’euxétaitlalune,reinemélancoliquedufirmament.

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Épilogue

Quandonauraaussimaîtriséletemps,dutempsaussionferacommerce.

Lesballonss’élèventdans lesairs, ilsdansent, joyeuxetcolorés, tandisque levent lespoussedeplusenplushaut,deplusenplusloin,au-delàdestoitsdesmaisons.Leurscouleurssemêlent,lescriset leschantsseconfondent.Entends-tucechœur?Cesont tesamis,c’est toiqu’ilsfêtent.Tonnomrevient comme une ritournelle, tandis que tu souris à tous et que tu suis le mélange demélodiesfaussesquiessaientdes’accorder,de trouver le tempo.Certains t’embrassent,d’autres teserrent lamain.Cesontdesvisagesquetuconnaisbien,descamaradesetdesamisdetasecondeadolescence.Aumilieudujardin,surlatable,ungâteauvientd’apparaître.Dix-huitpetitesbougiesattendentqu’onlessouffle.Tuesheureux.Uncoupdetonnerreretentitdanslelointain,quelquesgouttesdepluietombentsurlessourireset

surlesnotesquiaccompagnentlafête.C’estlaviequetuastoujoursdésirée,non?Entoutcas,c’estlaviequetumérites.Maistun’aspasoubliéquituétais.Tunepeuxpasoubliercequetuasété,leslabyrinthesàtravers

lesquelstonespritaerré,décomposantetrecomposantcontinuellementlaréalité.Lesroutescroiséesdesdestinscommuns,desmémoirespartagées,lesfinsimminentesetlesnouveauxdébutsinattendus.Derrièrelagrille,tulesvois,auloin.Au début, tu as dumal à distinguer leurs traits. Tu lèves les yeux vers le ciel. Il a commencé à

pleuvoir à grosses gouttes, les coups de tonnerre semultiplient et se rapprochent. Tu connais cesvisages.Frèreschoisisparledestin,quiontfranchiavectoitouslesseuilspossiblesexistantentrelesmondes.Tulesastoujoursaidés.Tusavaisdepuisledébut.Tulaisseslesautressepartagerlegâteau,ettut’éloignes.Quelquespaslentssurl’herbemouillée

endirectiondelagrille, tandisquelecielaenglouti lesballonsets’armed’unbouclierdenuagesnoirsetmenaçants.Tuesdevanteux.Luiteregardeavecsesyeuxbleus,deglace,depuistoujoursfidèlescompagnonsdevoyage.Iln’a

plussamècherebellesurlefront.Ilportelescheveuxtrèscourts,désormais.Coupemilitaire.Danssesirissecachentdestempsreculés,souvenirsdecristalgardésenlieusûr.Elle te sourit, mais tu lis dans son regard le trouble de son âme. Sa chevelure châtain retombe

doucement sur ses épaules, des épaules qui ont su gagner desmédailles,monter sur des podiums,arracherdesapplaudissements.Maisquellevieétait-ce?Quelmonde?Combiendetempsestpassé?Lorsquetuarrivesàquelquesmètresd’eux,tonregardestdécidé,lucide.Tuposesunemainsurla

grille, tu regardes ton ami dans les yeux. En silence, vos esprits peuvent tout se dire. Tu leurdemandes:–Vousavezreçulemessage,vousaussi?

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Del’autrecôtédelagrille,ilsacquiescenttousdeuxd’unsignedetête.–Nousdevrionspeut-êtrerevenirenarrière,dis-tud’untoncalmemaisrésolu.Puistufaisdemi-tour.Tumarcheslentementversl’entréedelavilla,lesmainsdanslespoches.Tes

penséestournentdanstatêtecommeuntourbillonimpossibleàarrêter.Cettephrase…tunepeuxpastedébarrasserdecettephrase.Quandonauraaussimaîtriséletemps,dutempsaussionferacommerce.Tul’asécritepartout.Elleestdanstescahiersd’école,danslesblocs-notesentasséssurlebureaude

tachambre,entrelespagesdeteslivresd’étude.Ont’asouventdemandécequ’ellesignifiait.Tuastoujoursévitéderépondre.Tunecessesdelarépétermentalementenmontantl’escalieretenallantdanstachambre.Tufermes

laportederrière toi, tu tombessur ton imageréfléchiepar lemiroiraccrochéprèsdubureau.Tescheveuxsontébourifféscommetoujours,noirscommelapoixetdéjàtrempés.Desverresdecontactont remplacé tes lunettes aujourd’hui, car c’est un jour de fête et tu ne les mets jamais dans cesoccasions.Tut’assiedsauborddulit,lesmainssurtestempes,quisemblentsurlepointd’exploser.Tu as souvent ces violents maux de tête. Chaque fois que l’obsession se transforme en terriblesouffrance,quelaparanoïadevientdouleur.Surlatabledechevetàcôtédulit, ilyaunefeuilledepapier jaune.Tularegardesuninstant, tu

connaissoncontenuparcœur,désormais.Tudécidesdelaprendreetdelarelire.Lafenêtres’ouvrebrusquementàcauseduvent,l’oragearrivejusquedanstachambre.

Jesuisalléedel’autrecôté,làoùjevouscroyaismorts.Jesaistout.Vousvousêtesvenduspoursurvivre.Vousn’avezaucuneidéedesconséquencesdevotreacte.Anna

Ilyadix-huitans,tonembryonaétécrééenlaboratoire,cultivéetélevédansuneréalitéalternativeau trou à rats dans lequel tu as vécu pendant un demi-siècle. Il y a dix-huit ans, tu es né pour ladeuxièmefois,enmêmetempsquetescompagnonsdevoyage.Tuaseuletempsdeterappelertouteslesétapesquit’ontamenéàêtrecequetuesaujourd’hui,cartamémoireneconnaîtpasleslimitesdetonenveloppecharnelle.Desannéesàtadisposition,tuenaseu.Leshistoires,enfouiesaufondd’unpuitsdesouvenirs,sont

remontées,lesunesaprèslesautres,àlasurface.Tut’esremémorélesroutesinfiniesduMultivers.Lafindumonde.LessilencesinterminablesdeMemoria.Leréveil.Talongueviedansunecivilisationinconnue,enattendantderetrouvertesamis.Ledéclindelasociété.L’exil.Et enfin la fuite avec Alex et Jenny, l’embuscade, la rafale de projectiles et la dure chaleur du

bitume.Ladernièreimagedecemondedonttuarrivesàtesouvenirestuneportequisefermedevanttesyeux,telaissantdansunantrenoiretglacial.Aufonddetoi,tusaisbienquelesparolesd’Annadisentlavérité:tuasacceptéunmarché.Quandonauraaussimaîtriséletemps,dutempsaussionferacommerce.

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Unjour,tuterappellerasquil’adit.Turelispourlacentièmefoislesmotsinscritssurlafeuilledepapierjaune,signésAnna.Tunesais

pass’ilestjustedelefaire.S’ilestjustederevenirenarrière.Vousvousêtesvenduspoursurvivre.Vousn’avezaucuneidéedesconséquencesdevotreacte.Tu vis dans un endroit sûr, à présent, tu as des amis, tes études, tu connais la chaleur des bras

maternels.Tuasenfinunevietranquille,maistusaisischaquejourdavantagelesensdesbifurcationsinfinies.Tu saisquecen’estpas le seul lieuoù tu as été.Combienenas-tuvu?Combienpeux-tuencoreenvoir?

Soudain, ta pensée se rembobine commeune bandemagnétique délirante, parcourant la ligne dutempsà toutevitesse,dans le sens inverse.Enarrière, sans freins.Unediapositiveaprès l’autre, lechariotdéfileà rebours,et tunesaispasoù ilvas’arrêter.Tuvoispasser tous lesphotogrammes,maistun’aspasletempsd’enregarderunseul.Puislemécanismesebloque.Tuesrevenuaupointdedépart.

Tuveuxlancerledé?Peuimportequituaurasétéavantd’êtreMarco,àpartirdumomentoùledétomberaetmontrera

uneface.Tu penses à un chiffre, un chiffre quelconque. Ils existent tous, dispersés dans les bifurcations

infiniesduMultivers.Tulevisualisesdanstatête.Tupeuxouvrirlesyeux,àprésent.Ledén’apasuneface.Ilatouteslesfacespossibles.Aucommencementdetout,tuaslancéledédesmultiplesvariables.Ilcontienttouteslesréponses.

TonchoixaouvertlesportesduMultivers.C’esttoiquieslacause,quiesàl’origine.Cechiffreesttavéritableroute,ilestlavibrationdel’âmequiguidetouteautreversiondetoi.Ilesttavolontéettonobjectif.Enlançantcedé,tuaschoisidevoir.Tuasouverttoncœuràl’infini,etdécidédecroire.Lesautresnetecomprendrontpas,ilsnesontpasenmesuredelefaire.Leursyeuxn’observentetnesuiventqu’unseulsentier.Cequetuasdevanttoi,cen’estqu’unpeud’encrejetéesurunefeuilledepapier.Unecombinaison

delignesetdecourbesinsignifiantes,anonymes,surfondblanc.Ailleurs,encemomentprécis,desgratte-ciels’élèvent,desroutesprennentforme,despersonneschoisissentdesdirectionsetrejettentdespossibilités.Ailleurs,lemiroirseréfléchitlui-mêmeàl’infini.QuiestMarco?Quies-tu?Tupeuxregarderautourdetoi,àprésent,etessayerdefuir.Tupeuxreprendretaviequotidienne,tu

peuxdescendre,etouvrirtescadeaux.Maistusaisqu’ilyaquelquechosequinevapas.D’ailleurs,tuesencorelà.Là,àpataugerdansl’encre,àlarecherchedetoi-même,detonhistoire,detonchiffre.

Depuisquetuesnépourladeuxièmefois,tuvisavecunsentimentdeculpabilité.Tupeuxdéciderderevenirenarrièreouderester.Aufond,c’esttonchemin.Maistusaisqu’unvieillarddequatre-vingt-huitansmoisitdansunecelluledequatremètressur trois.C’est lasurviedesonespritquiadonnéautiensaconscience.Tavieestunsentierd’ombresetdelumières.

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Tu y crois le matin, lorsque tu te réveilles, que tu te laves le visage devant ton miroir, que tumarches dans les rues de ta ville, et que tu parles aux gens. Tu en doutes le soir, lorsque dansl’obscurités’éclairelethéâtredetonimagination,etques’animentlesacteursd’unehistoirequetunepeuxoublier.Unbattementdecils,uncoupd’œilàlafenêtre,unerespirationdenouveaurégulière.L’oragedéjà

secalme,lescrisjoyeuxdetesamismontentdujardin.

Maiscen’estqu’uneautrefacedudé.

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Remerciements

Commeleschosespeuventchangerenunan!DepuisquelesportesduMultiverssesontouvertes,mavieaprisuncheminquejen’auraisjamaispuimaginer,ilyaquelquetempsencore.Quisaitoùsetrouvemonalteregoencemoment.Celuiqui,enarrivantaucroisement,aprisl’autrechemin.Le voyage qui a commencé avec cette trilogie a fait naître unmonde très riche en contacts, en

opinions, en amitiés nouvelles. Nous avons littéralement construit un univers parallèle, et par«nous», j’entendsaussibien les lecteurs, lesblogueurs, les libraires, leséditeurs, les journalistes,que moi-même. Vous tous, vous êtes le Multivers. C’est pourquoi il m’est difficile de remercierchaque particule d’un ensemble aussi complexe, qui a permis la naissance et le développement decetteexpériencenarrative.Commeonditsouventdansnotrejargon:«Youknowwhoyouare.»Certains,cependant,méritentunementionparticulière.MonagentlittérairePiergiorgioNicolazzini,ainsiquesonexcellenteéquipe.Mesavoirentreleurs

mainsestune injectioncontinuelledeconfiance,etunegrande responsabilité.Piergiorgioestmonentraîneur,jedonneraitoujourslemaximumpourluisurleterrain.Monéditeur,FrancescoGungui,quia faitpreuved’uneénergieextraordinairepour travaillerau

mieux sur cette saga avec moi, et qui est devenu au fil du temps un cher ami et un confident.Ensemble,nousavonscomprisquel’enthousiasmeestlemoteurdelacréativité.Etlacôtedebœufsaignanteestlemoteurdel’enthousiasme.La directrice éditoriale de Mondadori Ragazzi, Fiammetta Giorgi, qui a partagé ce projet à sa

naissance,etyacrupersonnellement.JeremercieégalementMartaOrdine,quelesannéesdifficilesque traversenotreéquipedefoot, leMilan, fontsouffrirautantquemoi.MerciàElisaFrattonetàManuela Piemonte pour leur précieux travail sur le texte, ainsi qu’à Nancy Sonsino, toujours enpremièreligneauxquatrecoinsdelabotte.Maisdemêmequ’onnepeutpasfaireunbonfilmsansunebandesonoredequalité,unbeaulivrea

besoind’unecouverturequiintroduiselelecteuraucœurdel’histoire,etquilefasseaussitôtrêver.C’est ce qui s’est produit avec lemerveilleux travail deRobertoOleotto et des graphistes de chezMondadori.Enlesremerciantici,jemefaisleporte-paroledestonnesdemails,messagesprivésetavis enthousiastes de tous les lecteurs, éditeurs étrangers et amis, qui ont adoré la couverture dupremierroman,etquiaimeront,j’ensuissûr,celledeMemoria.MerciàAlbertoMassari,poursesconseilsenmédecined’anticipation,etpourm’avoirpermisde

confieràl’unedesescitationshistoriquesl’aveniretlaconclusiondecettesaga.Chaquefoisquejeluiparle,jedevraisavoiruncarnetàportéedemainpournoterdenouveauxsynopsis!UnepoignéedemainaussiàMaurizioJusticePoetryValente,poèteraffiné,etréalisateurdedeux

courts-métrages inspirés de cette saga ; àma « beta-reader à vie », FrancescaBelussi ; àAmeliaLoganRyan,quigère le fan-clubdeMultiversum surFacebook, oùSergioMacRaffaele règne enmaître avec ses recréations graphiques ; à Liliana Russo de Radio Number One, qui est d’une

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gentillesserare;àRossellaSantoropoursadisponibilité;àDiegoDallaPalma,poursesprécieuxconseils;àAldoLonobileetauxSecretSphere,pouravoircomposéunmorceauinspirédeceroman;àOlafThorsenetauxVisionDivine,pourleurcollaborationaudernierdisqueetpourleuramitiéaulongcours;àGiorgioFaletti,pourunconseilquiadéclenchéuneffetpapillonvitalpourmoi;àmamaman,parcequedemaman,onn’enaqu’uneseule!Lespremières lignesdece roman,vous l’aurez remarqué, sontunedédicaceàmadoucemoitié,

Valeria.Jevoudraisdoncquelesdernièresexprimentmagratitudeàlapersonnelaplusadorableaumonde,àcellequivientdesoufflersapremièrebougie.Tonsourireestnotrevie.Noust’aimonsàlafolie,Elena,danstouslesuniverspossibles.

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LEONARDOPATRIGNANIestnéenItalie,àMoncalieri,en1980.Compositeur, acteur de doublage et lecteur passionné des romans de Stephen King, il écrit des

histoiresdepuisl’âgedesixans.Multiversum,premiertomedesatrilogiepubliéen2012,estsonpremierroman.

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Aprèslacatastrophequis’estabattuesurlaTerre,JennyetAlexsetrouventplongésdans

Memoria,unedimensionmentalequin’existequ’àtraversleurspropressouvenirs.Est-cepoureuxl’espoird’êtreréunisdansunevienouvelle?Ouuncauchemardontilsnepeuvents’échapper?

Unepassionamoureusedansundédaled’universparallèles:lasuitedesaventuresvertigineusesde

JennyetAlex.

«Unvoyagefascinantdansl’espaceetletemps,oùsemêlentuneénigmeinsolubleetunehistoired’amourinfinie.Unlivreàcouperlesouffle!»LICIATROISI,auteurdesChroniquesduMondeÉmergé

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5,rueGaston-Gallimard,75328Pariscedex07

www.gallimard-jeunesse.fr

Conceptiondelacouverture:FernandoAmbrosi, StefanoMoro

Titreoriginal:Multiversum–Memoria

ÉditionoriginalepubliéeenItalieparArnoldoMondadoriS.p.A.,Milan,2013avecl’accorddePNLA&AssociatiS.r.l./

PiergiorgioNicolazziniLiteraryAgency,Milan©LeonardoPatrignani,2013,pourletexte

©ÉditionsGallimardJeunesse,2014,pourlatraductionfrançaise©ArnoldoMondadoriEditoreS.p.A.,2013,pourl’illustration

decouverturedeRobertoOleotto

Loin° 49-956du16juillet1949surlespublicationsdestinéesàlajeunesse

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CetteéditionélectroniquedulivreMemoria–Multiversum–deLeonardoPatrignaniaétéréaliséele6mars2014

parFrançoisePhampourlesÉditionsGallimardJeunesse.

Ellereposesurl’éditionpapierdumêmeouvrage,achevéd’imprimerenfévrier2014enItaliesurlespressesGraficaVeneta

(ISBN:978-2-07-065014-9-Numérod’édition:247035).

Codesodis:N53876–ISBN:978-2-07-502709-0Numérod’édition:247036