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1 MOTS DE PASSE ET MOTS SACRES Aux trois premiers degrés du R?E?A?A? Louis TREBUCHET Ordo ab Chao 2006 Boaz et Jakin Le premier mot sacré dévoilé au nouvel apprenti, de même que le mot sacré du Compagnon, étaient gravés sur les colonnes du temple de Salomon, et, tout naturellement, nous sommes conduits à aller en chercher les enseignements dans le Livre des Rois ou le Livre des Chroniques. Mais alors que nous aurons ainsi été confrontés à de nombreuses traductions de la Bible, où l'on aura pu éventuellement remplacer un mot par un équivalent, voire un faux-ami, nous finirons par reconnaître la nécessité d’aller à la source, la Torah qui, elle, doit être reproduite de façon si précise qu'une lettre ou même un point mal placés conduisent le livre au pilon. Même ce qui pourrait apparaître comme une antique faute d'impression doit être respecté à la lettre. En effet la Tradition indique qu'au delà de la signification matérielle primaire de l’hébreu biblique il y a une, ou plutôt des significations symboliques plus profondes, comme en musique les harmoniques d'un accord, et qu'au delà des mots, chaque lettre, et leurs combinaisons, peuvent apporter un ensemble de significations plus profondes, et cachées 1 . Du fait du mode de construction du mot dans les langues sémitiques, à partir de racines le plus souvent composées de trois consonnes, on va chercher l'étymologie d'un mot hébreu comme d'un mot arabe dans chacune de ses consonnes, de la même manière que nous allons chercher l'étymologie d'un mot français, syllabe par syllabe, dans ses racines grecques ou latines. Ces consonnes ne sont autres que l'évolution de sortes de hiéroglyphes qui avaient chacune à l'origine une signification, comme maison, œil, ou porte par exemple. En outre il n'y a pas de caractères pour les chiffres, comme 1, 2, 3, c'est chaque lettre qui représente aussi un nombre et chaque nombre est porteur d'une signification 2 . Elever un nombre à la dizaine symbolise sa mise en mouvement, et la centaine le porte au niveau de l’univers. « Il dressa la colonne de droite et lui donna pour nom Ø\NL\ , YAKHIN, il dressa la colonne de gauche et lui donna pour nom ]>%R , BO`AZ. Ainsi fut achevée l'œuvre des colonnes ». La signification immédiate est proche de: ]>%R , BO`AZ : en force, dans la force, Ø\NL\ , YAKHIN : il établira, il fondera. Mais allons plus loin en regardant de quoi est composé le mot ]>%R , BO`AZ. % , BETH, à l'origine le dessin d'une maison, signifie aussi le dedans, l'intérieur. > ,`AYIN, signifie œil, mais aussi source profonde, semence. On est proche ici de l'œil qui était dans la tombe et regardait Caïn, QAYIN. ]>%R , BO`AZ, se termine par la lettre, ], ZAYIN, le nombre 7, signifiant la perfection. A noter que la lettre >,`AYIN, a la valeur 70, action de se perfectionner. On retrouve ici les significations du cabinet de réflexion, descendre en soi-même (%), vers la source de 1 Alliance de Feu Annick de SOUZENELLE Dervy 2 L’alphabet Hébreu et ses symboles Georges LAHY Virya Ed.

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MOTS DE PASSE ET MOTS SACRES

Aux trois premiers degrés du R E A A

Louis TREBUCHET Ordo ab Chao 2006

Boaz et Jakin

Le premier mot sacré dévoilé au nouvel apprenti, de même que le mot sacrédu Compagnon, étaient gravés sur les colonnes du temple de Salomon, et, toutnaturellement, nous sommes conduits à aller en chercher les enseignements dansle Livre des Rois ou le Livre des Chroniques. Mais alors que nous aurons ainsi étéconfrontés à de nombreuses traductions de la Bible, où l'on aura pu éventuellementremplacer un mot par un équivalent, voire un faux-ami, nous finirons parreconnaître la nécessité d’aller à la source, la Torah qui, elle, doit être reproduitede façon si précise qu'une lettre ou même un point mal placés conduisent le livreau pilon. Même ce qui pourrait apparaître comme une antique faute d'impressiondoit être respecté à la lettre. En effet la Tradition indique qu'au delà de lasignification matérielle primaire de l’hébreu biblique il y a une, ou plutôt dessignifications symboliques plus profondes, comme en musique les harmoniques d'unaccord, et qu'au delà des mots, chaque lettre, et leurs combinaisons, peuventapporter un ensemble de significations plus profondes, et cachées1.

Du fait du mode de construction du mot dans les langues sémitiques, à partirde racines le plus souvent composées de trois consonnes, on va chercherl'étymologie d'un mot hébreu comme d'un mot arabe dans chacune de sesconsonnes, de la même manière que nous allons chercher l'étymologie d'un motfrançais, syllabe par syllabe, dans ses racines grecques ou latines. Ces consonnesne sont autres que l'évolution de sortes de hiéroglyphes qui avaient chacune àl'origine une signification, comme maison, œil, ou porte par exemple. En outre iln'y a pas de caractères pour les chiffres, comme 1, 2, 3, c'est chaque lettre quireprésente aussi un nombre et chaque nombre est porteur d'une signification2.Elever un nombre à la dizaine symbolise sa mise en mouvement, et la centaine leporte au niveau de l’univers.

« Il dressa la colonne de droite et lui donna pour nom , YAKHIN, ildressa la colonne de gauche et lui donna pour nom , BO`AZ. Ainsi fut achevéel'œuvre des colonnes ». La signification immédiate est proche de: , BO`AZ : enforce, dans la force, , YAKHIN : il établira, il fondera.

Mais allons plus loin en regardant de quoi est composé le mot , BO`AZ., BETH, à l'origine le dessin d'une maison, signifie aussi le dedans, l'intérieur.

,`AYIN, signifie œil, mais aussi source profonde, semence. On est proche ici del'œil qui était dans la tombe et regardait Caïn, QAYIN. , BO`AZ, se termine parla lettre, , ZAYIN, le nombre 7, signifiant la perfection. A noter que la lettre,`AYIN, a la valeur 70, action de se perfectionner. On retrouve ici les

significations du cabinet de réflexion, descendre en soi-même ( ), vers la source de

1 Alliance de Feu Annick de SOUZENELLE Dervy2 L’alphabet Hébreu et ses symboles Georges LAHY Virya Ed.

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lumière intérieure et profonde ( ), symétrique de l'œil du delta lumineux, enchemin vers la perfection ( ), et si , BO`AZ, signifie bien « en force » on voitqu'il ne s'agit pas de la force brute, mais de la force profonde qui vient del'approfondissement intérieur. Cette colonne nous parle bien du travail del'apprenti, c'est près d'elle qu'il va toucher son salaire : un peu de lumière naissantde ce travail au fond de soi, éclosion de l'œuf après la fermentation intérieure.

, YAKHIN, à droite, nous parle de bien autre chose. L'hiéroglyphe initialde la lettre , YOD, dessine un avant-bras que prolonge une main. Son nombre est10, l'action. La lettre ,KHEPH, vient de la paume de la main, lieu du toucher, dufaçonnage. Son nombre est 20, mise en action du 2, c'est à dire l'action de créer.C'est l'action de la main qui sent et qui crée. Puis de nouveau le , YOD, de l'action,pour aboutir au , NUN final, symbole de perfection cosmique. Cette colonne nousparle bien de l'action qui prend la mesure du monde, et qui agit sur la créationdans une œuvre de perfection cosmique. Cette main qui pense, qui a conçu etréalisé cet hommage à l'architecture de l'univers que sont par exemple noscathédrales, c'est celle du maçon opératif, celle du compagnon.

En réalité, ce sont bien deux moyens de passage spirituel que symbolisentles colonnes , BO`AZ, et , YAKHIN, exprimant à elles deux l’interactionpermanente du travail maçonnique : approfondissement intérieur de l'apprenti,expression extérieure et action sur le monde du compagnon. Et cette respiration dutravail maçonnique, intériorisation et extériorisation, est aussi clairementsymbolisée par nos deux Saint Jean, chacun associé à l’une des colonnes. On peutrapprocher cette interaction intérieur-extérieur de l'expression d'un mythe trèsancien, datant des débuts de l'agriculture, à l'époque de la civilisation de SUMER,le mythe du Dieu qui meurt comme la graine au solstice d'Hiver, et passe six moisaux enfers pour renaître avec les moissons au solstice d'été. A INANNA et DUMUZIdes Sumériens3 ont succédé ISHTAR et TAMMUZ des Assyriens, ISIS et OSIRIS desEgyptiens, DEMETER et PERSEPHONE des Grecs. Et, bien que l’étymologie de Jeann’ait rien à voir avec Janus4, Saint Jean, successeur de JANUS BIFRONS, le DieuRomain aux deux visages, et de ses prédécesseurs5, Jean, lui aussi, est double :Jean l'évangéliste, témoin de la mort de Jésus, dont la fête est, comme par hasard,très proche du solstice d'hiver, Jean le Baptiste, témoin de sa naissance, matérielleet spirituelle, que nous fêtons, comme par hasard, au solstice d'été. C'est bienJanus, ou Saint Jean, qui veille au pied de ces colonnes pour nous aider dans notrerespiration, approfondissement intérieur - expression extérieure, comme l'indiqued'ailleurs un ancien manuscrit datant de 1710 environ, époque de transition de lamaçonnerie opérative à la maçonnerie spéculative, et appartenant aux archives dela Loge écossaise Dumfries Kilwinning N°536:

« Dans quelle Loge avez-vous été reçu ?

3 Lorsque les Dieux faisaient l’homme Jean Bottéro et Samuel Noah Kramer Ed. NRFGallimard

4 Jean provient de Johannus, de l’hébreu Yohannan, « qu’il soit couvert de grâces », alors queJanus vient de Janua, la porte.

5 Il existe au musée du Louvre l’image d’un sceau en rouleau de l’époque Sumeriennereprésentant entre autres un personnage divin bi-frons.

6 La Franc maçonnerie : documents fondateurs Cahiers de l’Herne 1992 dirigé par FrédéricTristan

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Dans la véritable Loge de Saint Jean. »

D’une part l’approfondissement intérieur dans le silence, le travail sur sapierre brute et la construction de son Temple intérieur et d’autre part laformulation d’une parole et d’une action, un échange avec l’autre et uncomportement dans le monde. Ces deux aspects du travail maçonnique constituantà eux deux une interaction permanente, approfondissement intérieur puisexpression extérieure et action dans le monde, interaction qui permet au Franc-maçon de progresser vers la maturité féconde, signification du mythe agricolechtonien, et vers l’expression de la lumière trouvée au cœur des ténèbres,signification du rythme solsticial. C’est ainsi que le Franc-maçon venant de la Logede Saint Jean pour vaincre ses passions, soumettre sa volonté et faire de nouveauxprogrès dans la Franc-maçonnerie, verra s’ouvrir devant lui, bien au dessus dessoucis de la vie matérielle, le vaste domaine de la pensée et de l’action.

Shiboleth

Il me semble tout à fait significatif que l’on retrouve le mot , YAKHIN,dans le verset du livre des juges qui définit , SHIBOLETH, le mot de passe descompagnons. « Mon frère, je vais vous donner maintenant une preuve deconfiance. Elle est constituée par la communication d’un mot de passe qui conduitau degré auquel vous aspirez à être admis. Le mot de passe est Shiboleth.Shiboleth signifie épi, et il est représenté sur le tableau du deuxième degré par unépi à coté d’un cours d’eau, allusion à un passage relaté dans la Bible au livre desJuges, XII, 5-6 »

L’épi que représente , SHIBOLETH, nous ramène aux mystères d’Eleusiset donc au mythe chtonien et agricole de la descente aux enfers suivie du retour dela moisson, et nous conduit donc à penser que ce même mythe s’applique à notreinitiation maçonnique. Il s’agit bien là de la version spéculative, ésotérique,appliquée à la maturation de l’être humain, du mythe agricole chtonien :descendre en soi-même pour que la graine y meure au solstice d’hiver, à la St Jeand’Hiver, et renaître comme un épi au solstice d’été, à la St Jean d’été, pourapporter au monde le fruit de notre maturité.

Mais alors quelle est cette maturité, quel est ce moyen d’action que lecompagnon peut exprimer ? C’est la deuxième signification de , SHIBOLETH,que nous indique le livre des Juges. Les hommes de Galaad, Jephté à leur tête, sereplient de l’autre côté du Jourdain, attendent au gué les Ephraïmites, et leurdemandent de prononcer , SHIBOLETH. Et, nous dit la Bible, les hommesd'Ephraïm, prononçant mal le SH (CH), disaient , SIBOLETH, ce qui signait leurarrêt de mort car tous ceux qui ne pouvaient prononcer ce mot étaient exécutés.Le verset hébreu qui traduit «ils ne pouvaient prononcer ce mot» utilise justementle mot , YAKHIN, dans le sens «il formera» pour un mot, une parole. On trouvelà une utilisation fondamentale du mot sacré du compagnon , YAKHIN, associéau mot de passe des compagnons , SHIBOLETH qui montre bien que l’épi quinaît au solstice d’été pour le compagnon, après qu’il soit descendu en lui-même ausolstice d’hiver, c’est la parole.

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Le mot de passe , SHIBOLETH, n'est donc pas un de ces mots de passeque l'on se donne comme les mots de semestre, ce n'est pas un mot que leshommes d'Ephraïm ne connaissaient pas, c'est un mot qu'ils ne pouvaient pasprononcer correctement. De même, si le compagnon peut prendre la parole, cen'est pas parce qu'il connaît les mots, mais parce qu'il a la capacité intérieure deconstruire une parole. D'ailleurs la différence entre , SHIBOLETH, et ,SIBOLETH, est significative : c'est d'un côté , SAMEKH, (et non pas , SIN, commeindiqué par erreur par notre T I F DALCHO dans la circulaire aux deuxhémisphères), et de l’autre , SHIN. D’une part , SAMEKH, l'arbre de la tradition,chemin tracé que l’on suit sans se poser de questions, et d'autre part , SHIN, lefeu de la lumière divine, notre pierre des profondeurs, racine profonde de notrearbre de vie. La connaissance de la tradition ne suffit pas pour avoir droit à laparole, c'est le feu intérieur de la lumière originelle au fond de nous même qui faitque l'on peut parler.

M B

Alors que l’origine biblique des mots du premier et deuxième degré nous aapporté des bases solides pour leur compréhension, il n’en est pas de même desmots du troisième degré. En effet, malgré l’opinion la plus généralement avancéeque le degré de maître est né dans les îles britanniques après 1723, puisqu’il n’estpas mentionné dans les constitutions d’Anderson, et avant 1738, première mentionofficielle par la Grande Loge d’Angleterre, les conditions de l’émergence d’untroisième degré semblent bien plus compliquées, incertaines, et dénotent sansaucun doute des racines bien antérieures.

En 1658, la charte de la loge de Scone et Perth7, en Ecosse, qui au passageindique que la loge de Perth avait alors 465 ans, ce qui la ferait remonter à l’âgedes cathédrales, 1193, mentionne « masters (au pluriel), freemen, and fellows ».Un demi siècle plus tard, le manuscrit découvert dans les archives de la loge deDumfries Kilwinning, daté aux alentours de 1710 par les spécialistes du BritishMuséum, distingue bien à l’intérieur de la loge les maîtres, les compagnons et lesapprentis, que ce soit dans les obligations ou les formules de salutations. Maisjusqu’alors nous n’avons pas vu apparaître de rituel ou de mot particulier pour lesmaîtres. C’est ce que nous voyons apparaître dans un autre manuscrit daté auxenvirons de 1700, trouvé dans une bibliothèque anglaise, mais dont l’analyse destextes montrerait qu’il remonte principalement à des sources écossaises. C’est lemanuscrit Sloane8.

Comme les autres manuscrits écossais il distingue bien, dans la formule desalutation : « Le Très Vénérable, les maîtres, et les compagnons de la vénérableloge d’où nous venons vous saluent, vous saluent, vous saluent bien. » Il stipulequ’ « une loge juste et parfaite c’est deux apprentis entrés, deux compagnons demétier, et deux maîtres. » Mais surtout il est le premier à parler de mot de maître,avec un rituel particulier. Je cite « Ils ont un autre mot qu’ils appellent le mot demaître, et c’est Mahabyn, qu’ils divisent toujours en deux mots. Ils se tiennentdebout l’un contre l’autre, poitrine contre poitrine, les chevilles droites setouchant par l’intérieur, en se serrant mutuellement la main droite par la poignée

7 Renaissance Traditionnelle N°1178 Traduction et commentaires d’Edmond MAZET Les Cahiers de l’Herne

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de main de maître, l’extrémité des doigts de la main gauche pressant fortementles vertèbres cervicales de l’autre ; Ils restent dans cette position le temps de semurmurer à l’oreille l’un Maha et l’autre en réponse Byn.»

Voilà, aux alentours de 1700, 1710 au plus tard, en tout cas avant 1723, auterme d’une histoire écossaise de plusieurs siècles, la première mention du mot demaître associée déjà aux cinq points de la maîtrise et à la griffe du maître,échangés entre maîtres qui sont plusieurs dans la loge de la province ou de lagrande ville, et qui sont maîtres parce que reconnus capables de diriger deschantiers, et non pas en tant qu’anciens maîtres de la Loge.

Dans les années 1920, Philip Crossle9, grand secrétaire de la Grande Loged’Irlande soutenait avec beaucoup d’arguments, basés sur un manuscrit du TrinityCollege de l’université de Dublin, daté très précisément de 1711, et sur uneanalyse détaillée de l’adaptation des constitutions faites en 1730 par le FrèrePennell pour la Grande Loge d’Irlande, la thèse que dès les alentours de 1700existait en Irlande une maçonnerie en trois grades : l’apprenti, le compagnon, etce qu’il a appelé master’s part, la part du maître, qu’il spécifie : « non réservée àla chaire du maître (de loge) ».

Dès 1711, en effet ce manuscrit indique lui aussi un mot de maître, etévoque les cinq points de la maîtrise : « Le signe de compagnon est jointures ettendons, le mot Jackquin. Le signe de l’apprenti entré est tendons, le mot Boaz,ou c’est creux. Pour le maître, pressez la colonne vertébrale, mettez votre genouentre les siens, et dites Matchpin. »

En suivant l’évolution de ce mot de maître au cours des siècles, avec sadivision en deux rameaux, rite français et rite écossais, nous devrons nous souvenirque nous n’avons que quelques jalons, manuscrits, divulgations ou rituels, alors quece mot était transmis de bouche à oreille, avec tout ce que cela peut impliquer dedéformation en trois siècles de transmission, quand on sait ce que peut devenir unmot de semestre dans un simple chaîne d’union ! Nous nous attacherons donc auxsimilitudes de consonance plus qu’aux différences de détail.

La troisième apparition du mot de maître, cette fois-ci en Angleterre est unedivulgation publiée dans le journal londonien The Flying Post sous le titre « Amason’s examination », l’Examen d’un maçon. Dans la lignée anglaise, il donne uneloge juste et parfaite avec un maître, deux surveillants, quatre compagnons, cinqapprentis. Sa présentation du mot de maître est la suivante : « J’ai été reçumaçon, j’ai vu B et J J’ai juré comme compagnon, c’est le plus rare, et jeconnais la pierre taillée, la pierre brute et l’équerre. Je sais parfaitement lapartie du maître, et je vous dirai un royal Maughbin. »

On parlait donc déjà en Angleterre même, en 1723, date des premièresconstitutions d’Anderson, d’un mot de maître. Et ces trois premiers mots deMaître, Mahabyn, 1700 environ, dans un manuscrit d’ascendance écossaise, trèscomplet et précis, Matchpin, 1711, dans un manuscrit irlandais assez sommaire, etMaughbin (prononcer Maowbin), 1723, cité encore plus sommairement dans unjournal londonien, sont phonétiquement très proches.

La quatrième mention, dans un manuscrit anglais daté de 1726 mais quipourrait avoir été recopié plusieurs fois auparavant, semble bien différente, mais

9 The Irish Rite Philip CROSSLE traduit par Henri Medioni Renaissance Traditionnelle N°121

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je crois beaucoup moins qu’il n’y paraît. Après avoir cité implicitement troisdegrés : « Le parjure et la haine de la Fraternité pour toujours si je découvrais nossecrets sans les avoir obtenus d’une triple voix en étant entré, passé, puis élevé etconfirmé par trois loges différentes, et sans avoir pris mon obligation d’être fidèleà nos articles », après avoir présenté pour la première fois une légende derelèvement de la mort par les cinq points de la maîtrise, mais c’est celle de Noé,je cite : « L’un d’eux dit alors : Il y a de la moelle dans l’os, There is marrow inthe bone.» Marrow Bone , il pourrait bien s’agir là, et je le crois, d’unedéformation phonétique du mot de maître : Mahabyn, Maughbin, marrow bone.Assiste-t-on ici à une pré-version avant la version définitive de légende de la mortd’Hiram, ou bien à une transmission approximative de la légende et du mot par unepersonne mal informée, ou encore à une déformation volontaire visant sciemmentà masquer la réalité, tout paraît possible.

Mais en tout cas cette phrase, « il y a de la moelle dans l’os », liée àl’évolution de la légende et du relèvement, pourrait bien être à l’origine destraductions successives proposées : « pourri jusqu’à l’os, la chair quitte les os »,alors que la divulgation de Samuel Pritchard en 1730, Masonry dissected, trèsprécise, très détaillée et très complète pour les trois degrés, donne une autretraduction, qui je dois le dire, me plaît mieux. Après avoir développé la légended’Hiram, et le relèvement par les cinq points de la maîtrise, ainsi que la griffe dumaître, il ne donne que les initiales du mot de maître, M B, mais en ajoutant « cequi signifie : le constructeur est tombé. »

L’évolution linguistique resta dans les divers rituels assez constante autourdes prononciations précédentes, à l’exception de la France, et au rite français, oùl’on retrouve dès 1745 Mac Benac, dans la divulgation le Sceau rompu. Par quelleévolution, je ne sais, peut-être en passant par Mach Benach, le ch allemand prochedu , H, hébreu. En France tous les rituels qui descendent des modernes ont depuiscontinué à utiliser Mac Benac, que ce soit le rituel du Marquis de Gages, en 1767,le rituel de la mère loge écossaise de Marseille, quelque part entre 1751 et 1800,Le recueil précieux de la maçonnerie Adonhiramite en 1797, jusqu’à la fixationdéfinitive par le Régulateur du maçon publié par le G O en 1801.

Ailleurs, et en France dans la lignée Ecossaise ancienne, la consonance estrestée : Mahabone, dans Three distinct knocks, en 1760, Mo Ha Bon en troisconsonnes dans le guide des maçons écossais publié en France vers 1806, Moabonsans H dans les rituels de 1877 et 1883 du Suprême conseil.

Un dernier rituel étranger apportera un nouveau détail : le rituel deréception au grade de maître d’après le cérémonial de la huitième province,approuvé en 5787 à l’O de St Petersbourg. « Le grand maître soulève le nouvelaccepté de la manière habituelle puis, avec l’aide des frères, il le lève de latombe en prononçant le mot hébreu M B » Alors voilà, le mot de maîtreviendrait-il de l’hébreu ? Car, en effet, si les mots sacrés du premier et deuxièmedegré sont parfaitement définis et attestés en hébreu, puisque gravés sur lescolonnes, les mots du maître sont dits en français, en anglais, comme dans toutesles langues, et il n'est donc pas sûr qu'ils proviennent de l'hébreu, bien que cela soitpossible, comme Vuillaume l'a d'ailleurs écrit dans son célèbre tuileur.

Vuillaume avance comme signification MOAVON du nom de MOAVfils de l'inceste de Loth avec sa fille, ce qui ne me paraît pas convaincant car il fait

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la confusion du V et du B. On peut par contre noter que abattre, faire tomberse dit en hébreu ancien , MAHAH, que maçon ou constructeur se dit BONEHet que MOUHA BONEH peut se traduire par : « un constructeur a étéabattu10 », comme le disait Pritchard. Il faut se souvenir que les voyelles courtespeuvent se ressembler beaucoup dans la prononciation des langues sémitiques,elles n’étaient d’ailleurs pas mentionnées dans l’écriture normale. Il y a certesd’autres possibilités, en arabe classique comme en hébreu, par exemple 11,« Quoi, le constructeur ! » (Ciel ! L’architecte !). Pour ma part MOUHABONEH, « Le constructeur a été abattu, le Constructeur est tombé » comme le ditPritchard, ne me paraît pas invraisemblable pour le mot de Maître. Car n’oublionspas que, depuis 1745 avec la parution du livre Le Sceau Rompu, il a étéconstamment repris dans tous les rituels que le mot de maître n’est pas l’ancienmot mais que « les maîtres convinrent ensemble que, dans la crainte que la paroledes maîtres n’eut transpirée, le premier signe qui serait marqué parl’attouchement en le relevant et la première parole qui serait proférée servirait àl’avenir pour les maîtres. » Alors les cinq points de la maîtrise comme signesubstitué et MOUHA BONEH, « le constructeur est tombé », ou , MAHHABONEH « Quoi, le constructeur ! » comme mot substitué, pourquoi pas ?

La lettre , MEM, qui initie le mot substitué du maître, a la valeur 40,signification de passage mais du passage initial par les eaux de la matrice, le

matériel, symétrique du spirituel, dans , les eaux primordiales de lacréation12. Suit tout naturellement la lettre , BETH, dont « le Saint, béni soit-il,dit : C’est par toi enfin que Je créerai le Monde, tu seras l’inaugurateur de lacréation du Monde13». Homologue au plan des dizaines du , HE, l’esprit, de valeur5, le , NUN, de valeur 50 peut-être compris comme l’action du souffle, le germequi, libéré, déployé, conduit à la perfection cosmique du , NUN final. Le , WAW,de l’Homme entre les deux du tétragramme , devient ici le fils entre lesdeux dans le constructeur. Et le mot substitué se conclut par , HE, lesouffle, l’esprit, lettre qui souvent en fin de mot exprime la , la SHEKHINAH, laprésence de Celui qui est. Quel saisissant raccourci du cheminement de la création,et du chemin initiatique de l’Homme, dans la succession des lettres de ce mot duMaître substitué!

Car n’oublions pas que l’ancien mot de maître réside avec Maître Hiram, àl’endroit où il fut inhumé. Certains rituels prévoyaient d’ailleurs que cet ancienmot de maître était transmis entre les maîtres sous la forme de « Jehovah »pendant que le futur maître gisait à terre. Selon plusieurs rituels successifs et déjàMasonry Dissected en 1730, Hiram fut inhumé dans le Saint des Saints du temple deSalomon. Et il est vrai que le Saint des Saints dans la tradition hébraïque c’est le

, DVIR, lieu dont le nom se réfère à la notion de parole. C'est le seul endroit oùle grand prêtre pouvait prononcer correctement les quatre lettres du nom deAdonaï. C'est là que repose notre très vénérable maître Hiram, gardien dans lamort de l'antique mot du maître, remplacé pour nous par un mot substitué, commeAdonaï se substitue dans la bouche du récitant de la Torah au vrai nom de Dieu.

10 Pouàl11 Dictionnaire du REAA Michel Saint-Gall Télèthes12 Genèse I,213 Zohar I 3a

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Question d’orientation

Ce qui justifierait, puisque le , DVIR était à l’ouest du temple deSalomon, l’orientation qui nous est donnée pour notre quête de maître par ladivulgation de 1730, d’où semble encore repris notre rituel actuel d’ouverture autroisième degré : « D’où venez-vous ? de l’est. Où allez vous ? à l’ouest. Qu’allez-vous y faire ? Je vais y chercher ce qui a été perdu et qui est maintenant retrouvé.Qu’est-ce qui était perdu et qui est maintenant retrouvé ? Le mot du maîtremaçon. » Cette orientation vers l’occident, qui est l’opposé de l’orientation versl’orient de la loge d’apprenti et compagnon serait très symbolique de notre quêtede maître, entamée par un pas par-dessus la mort, si elle était une constante denos rituels.

Mais malheureusement ce n’est pas le cas. Nous avons vu que Pritchard, lepremier en 1730, envoie les maîtres vers l’ouest, de même que la Mère Logeécossaise de Marseille, entre 1751 et 1800 : « Comment voyagent les apprentis etcompagnons ? De l’occident vers l’orient. Comment voyagent les maîtres ? Del’orient vers l’occident. » Alors que les Trois coups distincts le font voyager versl’orient, il est vrai pour aller trouver la loge de maître, ce qui l’apparente aucheminement du compagnon avant la maîtrise, le rituel du marquis de Gages et lerecueil précieux de la maçonnerie Adonhiramite, 1767 et 1787, le font voyager partoute la Terre, Le régulateur du maçon, rite français en 1801 l’envoie vers l’orient,de même que le guide des maçons écossais, vers 1806. Je ne sais à quelle époquefut réintroduit le voyage des maîtres de l’orient à l’occident dans notre rituel, maison ne trouve dans ceux qui le précèdent aucune cohérence, pas de différencesentre origine ancienne ou moderne, sauf peut-être une cohérence dans lesépoques : voyage initial vers l’occident, ensuite sur toute la surface de la Terre,ensuite vers l’orient, pour finir de nos jours de nouveau vers l’occident.

Il est par contre une constante que l’on retrouve à de rares exceptions prèsdans tous les rituels du troisième degré depuis qu’ils sont exposés en détail, c’est àdire 1767 avec le rituel du Marquis de Gages, c’est l’entrée du compagnon àreculons, voire même les voyages à reculons, avec un retournement face au TrèsVénérable ou Très Respectable Maître avant la communication de la légended’Hiram. C’est quand même là une confirmation de ce changement symboliqued’orientation, un retournement très significatif qui rappelle celui de Dante, chezqui la transition du cheminement de l’enfer vers le paradis passe par unretournement complet de l’orientation haut/bas.

Quelle peut-être la signification de ce changement d’orientation, de cechangement de sens ? La première signification qui vient à l’esprit est qu’aprèss’être tourné aux deux premiers degrés vers la lumière de l’éveil, du côté du soleillevant, nous nous tournons maintenant vers la mort, vers l’occident.

Et c’est encore une fois vers Saint Jean que nous nous tournerons pourchercher la lumière de cette nouvelle étape sur notre chemin initiatique. Car eneffet, au troisième degré, ce n'est plus un Saint Jean dual que nous allonsconsidérer, c'est un triangle de trois Saint Jean : l'évangéliste, le baptiste, et

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l'auteur de l'Apocalypse. St Jean l'évangéliste, le St Jean d'hiver où la semencemeurt au pied de la colonne , BO`AZ, et St Jean Baptiste, le St Jean d'été quivoit la moisson fleurir au pied de la colonne , YAKHIN, nous font ensembledécouvrir le St Jean de l'Apocalypse, dont la fleur en forme de lotus, , ŠOUŠAN,la Rose mystique, fleurit au sommet des colonnes.

St Jean de l'Apocalypse nous décrit ainsi sa vision: « Je vis sept candélabresd'or, entourant comme un fils d'homme, revêtu d'une longue robe serrée à la taillepar une ceinture en or. Sa tête avec ses cheveux blancs, est comme de la laineblanche, ses yeux comme une flamme ardente, ses pieds pareils à de l'airainprécieux que l'on aurait purifié au creuset, sa voix comme le mugissement desgrandes eaux. A sa vue je tombai à ses pieds, comme mort; mais lui me toucha desa main droite en disant: ne crains rien, c'est moi le premier et le dernier, leVivant; j'ai été mort, et me voici vivant pour les siècles des siècles, détenant la cléde la Mort et de l'Hadès.14 »

Ce troisième sommet du triangle de St Jean, nous l'avons totalement revéculors de notre élévation au troisième degré, lorsque, personnifiant Hiram, noussommes tombés, comme morts, comme le rédacteur de l’Apocalypse, pour êtreensuite relevés par les cinq points de la maîtrise. Dans la multiple signification dusymbole, à la fois nous sommes Hiram, mais nous tuons Hiram, et nous nousrelevons comme Hiram. Et tuant Hiram, nous tuons notre maître et notre père,nous n'avons plus de père, nous sommes vraiment les enfants d'une veuve. CommeOedipe de Thèbes, nos yeux sont aveuglés, mais c’est avec un bandeau qui cache lalumière profane. C’est ainsi qu’il nous est permis de voir une autre lumière, cellequi nous permettra, justement, de trouver la réponse à l'énigme du Sphinx : « D’oùviens-tu ? Qui es-tu ? Où vas-tu ? »

Car la Vérité et la Parole perdue que nous chercherons dans les degrés quisuivront celui de maître, qu’est-ce, si ce n’est « la clé de la mort et de l’Hadès »,le symbole de cet âge perdu, heureux et légendaire, où l’homme vivait au milieudes dieux, où il comprenait le langage des dieux et le sens de l’univers. La paroleperdue c’est en fait le symbole du lien perdu avec la perception du Principe de laGrande Architecture de l’Univers qui donne un sens à notre vie et à notre mort, ànotre passé, notre présent et notre avenir.

Tubalcaïn

De même que le mot de passe du deuxième degré, , ŠIBOLETH, nousavait conduit à un passage de la Bible très significatif de la prise de parole par lecompagnon, de même le mot de passe des maîtres, , TUBALCAIN, nousguide vers un texte très significatif de cette transmission de la Connaissance. Ils'agit d'un manuscrit, de la maçonnerie opérative cette fois, le manuscrit Cooke,daté de 1400 environ, qui nous fait entrevoir en filigrane derrière les colonnes duTemple de Salomon deux autres colonnes bien plus anciennes qui, elles aussi,symbolisent la transmission de la connaissance:

La descendance directe d'Adamau cours du 7ème âge avant le déluge

14 Apocalypse I, 12-18

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comprenait un homme appelé Lameth,lequel avait deux femmes, Ada et Sella15

Par la première femme Ada, il eut deux filsl'un appelé Jabel et l'autre Jubal.L'aîné, Jabel, fut le premier à inventerla Géométrie et la Maçonnerie...Et son frère Jubal, ou Tubal, fut l'inventeurde la musique, et il inventa cette science en écoutantle rythme des marteaux de son frère Tubal Caïn...Or ces trois frères et leur sœur apprirent queDieu voulait se venger du péché par le feu ou par l'eau,et ils s'efforcèrent de sauverles sciences qu'ils avaient inventées...Les enfants de Lamethprièrent donc leur frère aîné Jabelde faire deux piliers de ces deux pierres,à savoir le marbre et le Lacerus et d'inscriresur ces deux piliers toutes les scienceset techniques qu'ils avaient toutes inventées.Ainsi fit-il et nous pouvons donc dire qu'il futtrès savant car il entreprit et acheva toutavant le Déluge....et bien des années après ce déluge,selon le chroniqueur, on trouva les deux pilierset ... un grand clerc, du nom de Pictagoras,trouva l'un et Hermès, le philosophe, trouva l'autreet ils se mirent à enseigner les sciencesqu'ils y trouvèrent inscrites.

Ces deux colonnes fabriquées par Tubalcaïn, ses frères Jabal et Jubal, et sasœur Naama pour transmettre « les sciences qu’ils avaient toutes inventées » àtravers le déluge, retrouvées l’une par Hermès et l’autre par Pythagore,symbolisent en fait deux courants de pensée dont le R E A A est l’héritier.Hermès, l’hermétisme des mystères initiatiques, d’une pensée ésotérique etsymbolique familière aux rives orientales de la Méditerranée, et Pythagore, lagéométrie à la fois science et mode de perception de l’univers, une des référencesantiques de la philosophie grecque. Ce sont ces deux courants au confluentdesquels se trouve notre Rite, qui lui ont permis de construire, par leur équilibre,une spiritualité bien spécifique, spiritualité que je crois la mieux placée pourrépondre au besoin profond de nos contemporains.

A la déclaration du Convent du Rite Ecossais Ancien et Accepté, réuni àLausanne en 1875, rédigée par le P S G C Adolphe CREMIEUX lui-même : « Lafranc-maçonnerie proclame, comme elle l’a proclamé dès son origine, l’existenced’un principe créateur, sous le nom de Grand Architecte de l’Univers. Ellen’impose aucune limite à la recherche de la vérité, et c’est pour garantir à touscette liberté qu’elle exige de tous la tolérance16 », viennent s’ajouter deux

15 en référence à Genèse IV,19 à 2216 Le Convent de Lausanne du Rite Ecossais Ancien et Accepté de Septembre 1875 Claude

GAGNE PVI N°133

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éléments significatifs pour ce qui nous préoccupe : d’une part la présence sur nosautels du Volume de la Loi Sacrée, qui chez nous est la Bible, et d’autre part lamise à la disposition du nouvel initié de « l’outillage rationnel » qui lui permettrad’avancer sur le chemin initiatique.

La référence à un principe de l’architecture de l’univers, et à un Volume dela Loi Sacrée, qui pourrait être la Coran ou la Bible, mais qui chez nous est la Bible,nous rattachera à l’un de ces deux courants de pensée, et le refus du dogmatisme,l’absence de limite à la recherche de la vérité, au détriment de toute forme dedogme ou de révélation, ainsi que l’outillage rationnel, nous rattachera à l’autre.Bien que, comme toujours dans la vie et dans l’histoire, ces deux courants puissents’entremêler quelquefois, et sauter parfois d’une rive à l’autre de la Méditerranée,globalement l’un trouvera sa floraison dans le siècle des lumières en Europe, etl’autre s’enracine dans un mode de pensée et de perception symbolique, lié à laconstruction même des langues sémitiques, qui progressera au fil des siècles sur lesrives sud et est de la Méditerranée. Savoirs, raison et liberté d’un côté,Connaissance, symbole et amour de l’autre.

La référence à un Volume de la Loi Sacrée nous place parmi la famille duLivre, aux côtés des simples croyants, certes, mais aussi de ceux qui, juifs ouarabes, travaillent patiemment à dépouiller cette promise, la sagesse du Livre, deses voiles successifs, approfondissant couche après couche, suivant une allégoriecommune aux Kabbalistes et au Soufis, les significations ésotériques qu’offre leLivre. En tentant de pénétrer les significations profondes de notre Volume de la LoiSacrée, nous suivons le chemin qu’ont parcourus Kabbalistes et Soufis, séparément,ou quelque fois ensemble, comme à Alexandrie à l’époque de la dynastie desMaimonide, ces quiétistes juifs si proches de l’amour mystique chanté par Muhyiad-din ibn Arabi17. Les deux langues sacrées, hébreu biblique ou arabe classique,de même sans doute que l’âme sémite, nous y conduisent.

Cette lignée, de Platon à Plotin, et d’Avicenne à Maître Eckhart, nous afinalement légué cette quête néo-platonicienne de la Connaissance à laquelles’apparente fortement notre chemin initiatique. Mais nul n’est tenu d’invoquer iciles noms des dieux des diverses religions auxquelles ces prédécesseurs ont donnéleur foi, Adonaï, Allah, Dieu… Il nous suffit simplement, dans la grande liberté dusymbole, de nous référer au Principe de la Grande Architecture de l’Univers. Carnotre quête de Vérité et de Parole perdue me semble appartenir à l’héritage deces hommes, éloignés les uns des autres par les siècles, la langue, ou la religion,mais souvent rapprochés géographiquement par les rives sud de la Méditerranée, etsi proches par leur pensée, participant de la Gnose sans être gnostique, prochespar leur soif quasi mystique de cette Connaissance, et proches peut-être aussi parles démêlés qu’ils ont eus avec les intégristes de leurs églises respectives.

Elle aboutit finalement dans la pensée d’un franc-maçon des tempsmodernes, qui par son histoire personnelle pourrait incarner cette ligne deTradition imprégné des sources de pensée orientale, René Guénon, qui nous metainsi en garde : « Tant que les occidentaux s’obstineront à méconnaître ou à nierl’intuition intellectuelle, ils ne pourront avoir aucune Tradition, au vrai sens de cemot… 18»

17 Traité de l’Amour Ibn Arabi Albin Michel18 La crise du monde moderne René GUENON NRF

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Après avoir suivi jusqu’à son terme le parcours de la colonne d’Hermès,suivons maintenant celui de cette autre colonne enfermant elle aussi les secrets dela géométrie, celle trouvée par Pythagore, ce courant de la pensée porteur desavoirs, de raison et de liberté. Bien sûr il trouve aussi sa racine dans la Grèceantique, celle du monde des idées, mais des idées concepts, de la rationalitéAristotélicienne, et bien sûr aussi il fut conservé et développé par lesmathématiciens du monde arabe. L’algèbre, al Jabar, la chose, l’inconnue de noséquations, c’est-à-dire le progrès essentiel de l’abstraction, y fut inventée. Et ilsemble que la rive nord-ouest de la Méditerranée, l’Europe, en fut totalementabsente pendant de long siècles, écrasée par la main de fer des barbares d’abord,puis d’une inquisition protégeant le pouvoir temporel d’une église contre toutedéstabilisation.

C’est en effet à la Renaissance et plus tard au siècle des Lumières que sedéveloppa réellement en Europe la pensée libérée des dogmes qui contribua par laraison au jaillissement irrésistible de la science, mais aussi de la philosophie et dela démocratie, pensée libre se faisant prémisse de la libre pensée. C’est aussi àcette époque que les intellectuels et scientifiques découvrent la maçonnerie alorsopérative, dans un mouvement qui semble avoir commencé en Ecosse au XVIIèmesiècle et continué en Angleterre, avec des loges opératives initiant ou plutôt,pour utiliser le mot précis, acceptant leurs protecteurs ou leurs correspondants.Les premiers que nous connaissions furent Sir Robert Moray et Alexander Hamilton,acceptés par les maçons d’Edimbourg, à Newcastle en 164119. La rencontre se fitsans doute lors de la construction de camps et de fortifications : Sir Robert Moray,général d’artillerie, était féru d’architecture et devint en 1660 membre fondateurde la Royal Society. Le plus souvent cité est Elias Ashmole, initié à Warrington,Angleterre, en 164620. Significativement Elias Ashmole, qui était un grandspécialiste des mathématiques, devint lui aussi correspondant de la Royal Society.Ce n’est sans doute pas une coïncidence. « The Royal Society of London for theImprovement of Natural Knowledge », fondée en Novembre 1660 à l’issue d’uneconférence au Gresham College de Christopher Wren, grand astronome aussi bienque grand architecte, reçut sa charte royale de Charles II Stuart en 1663, et fut,est toujours d’ailleurs, un des foyers de l’avancée des sciences en Europe21. Un deses grands présidents fut Isaac Newton, au début du XVIIIème siècle, époque àlaquelle il semble qu’elle eut une influence certaine sur la franc-maçonneriespéculative moderne qui se créait. Lorsque le 24 juin 1717, à l'occasion de la Saint-Jean d'été, quatre loges de Londres constituèrent la Grande Loge de Londres, lepasteur écossais James Anderson en rédigera les constitutions avec l'aide dupasteur d'origine française Jean-Théophile Désaguliers, lui aussi membre de laRoyal Society.

Dans un poème allégorique de 1728, intitulé « The Newtonian system of theworld, the best model of government », Jean-Théophile Desaguliers expliciteclairement les liens qu’il faut établir entre la philosophie naturelle de Newton etl’organisation politique. Apparaissent ici, au sein de la pensée maçonnique, chezun franc-maçon membre de la Royal Society, en même temps que la raison et lascience, la notion de liberté et de droits. Savoirs, raison, liberté.

19 Les origines de la Franc-maçonnerie David STEVENSON Ed Teletes20 La passion Ecossaise André KERVELLA Dervy21 L’invisible collège Robert LOMAS Dervy

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Les francs-maçons français du XVIIIème siècle continuèrent sur cette voie dela raison et des droits de l’homme, et bien que l’on doive tordre le cou au mythede la franc-maçonnerie instigatrice de la révolution française, force est deconstater que la devise « Liberté Egalité Fraternité », adoptée par la Grande Logede France dans son acclamation lors de sa réémergence en 1894, figure déjà dansle Livre d’architecture de la Grande Loge de France, en exergue des travaux de laSaint Jean d’été de 1795 et 1796, et est déjà revendiquée par les francs maçonsécossais de la loge Saint Jean du contrat social, dans leur circulaire du 20 Janvier1791 : « Bien des siècles avant que Rousseau, Mably, Raynal, eussent écrit sur lesdroits de l’Homme et eussent jeté dans l’Europe la masse des Lumières quicaractérisent leurs ouvrages, nous pratiquions dans nos loges tous les principesd’une véritable sociabilité. L’égalité, la liberté, la fraternité, étaient pour nousdes devoirs d’autant plus faciles à remplir que nous écartions soigneusement loinde nous les erreurs et les préjugés qui, depuis si longtemps, ont fait le malheurdes nations. 22»

Certes ils signifiaient en cela leur héritage du courant de pensée de lacolonne de Pythagore, science, raison, liberté, mais en fait, en cela, ils accusaientaussi réception de valeurs initiatiques portées par l’autre colonne, celle d’Hermès,qui avaient depuis l’origine fondé la conception de la dignité humaine chez lesmaçons Ecossais, tout homme portant en lui le reflet du Principe, qui fonde laliberté et la fraternité, et donc l’égalité en dignité. Ils reconnaissaient ainsiimplicitement la fusion dans la franc-maçonnerie de Rite Ecossais Ancien etAccepté de ces deux courants profonds venus par les deux rives de laMéditerranée : D’un coté la colonne d’Hermès, Connaissance, symbole et amourqui nous guident dans notre quête ésotérique de la Transcendance, et de l’autre lacolonne de Pythagore, Science, raison et liberté, refus d’abdiquer de notrecohérence intérieure qui nous conduit à « douter des choses qu’on ne peutdémontrer et qui ne sont connues que sous le nom de mystères ».

Ainsi sous l’égide de TUBALCAÏN, on peut percevoir le confluent sur lequelest fondée la spiritualité du Rite Ecossais Ancien et accepté : une quête symboliqueet ésotérique de la Transcendance appuyée sur la Tradition, s’alliant au refus« d’accepter toute idée que l’on ne comprenne et que l’on ne juge vraie », et doncbien entendu au refus d’imposer quelque dogmatique que ce soit.

Cette spiritualité libre devrait répondre parfaitement au besoin que ressentconfusément cette « foule sentimentale23 » que ne satisfait plus le matérialisme etla frime de notre société de consommation, mais qui a rejeté cependant lesdogmes et les mystères de la religion de ses pères. Cette spiritualité libre doit entout cas permettre à celui qui a faim de nourriture spirituelle, et soif deConnaissance, d’approcher la Transcendance sans pour autant abdiquer de lacohérence de sa pensée et de sa vie.

22 République et Maçonnerie. Les origines de la devise Liberté, Egalité, Fraternité.Charles PORSET

23 On voudra bien me pardonner l’irruption d’Alain Souchon parmi les auteurs maçonniques

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Louis TREBUCHET