MORT D’UN PÈRE - Bienvenue sur le site des éditions ...

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Martine Rousseau est née au printemps 1951, en Seine-Saint-Denis. Longtemps correctrice du site Le Monde.fr, Martine Rousseau est la co-fondatrice du blog “historique” Langue sauce piquante (http://correcteurs.blog.lemonde.fr/).

© publie.net & Martine Rousseau 2012Dépôt légal : 3e trimestre 2012ISBN 978-2-8145-9522-4

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Martine Rousseau

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« Puisque ça se joue comme ça... (il déplie le mouchoir)... jouons ça comme ça... (il déplie)... et n’en parlons plus... (il finit de déplier)... ne parlons plus. »

(Fin de partie, Samuel Beckett)

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Sa mère était née un onze août. L’acte officiel indique qu’il est décédé le onze août deux mil trois à onze heures en son domicile. Cette remar-quable précision de l’heure. Il ne devait plus se

lever très tôt, puis la difficulté d’occuper la journée, avec de mauvais yeux, une jambe qui s’était brisée deux fois et le laissait depuis comme un sportif d’intérieur, portant jogging et baskets du matin au soir. À relire l’acte de mort, l’heure pourtant me surprend : s’il était encore au lit, un malaise avait dû l’y clouer.

Le temps passait comme cette nuit où tombé de son lit il n’avait pu atteindre le téléphone à quelques mètres – au matin, du travail, j’avais appelé son médecin pour m’inquiéter de son silence au téléphone. Mais je ne m’étais pas dérangée, préférant laisser le médecin se rendre sur place, il m’avait alors prévenue que de nouveau sa jambe était cassée, transfert à l’hôpital. Tenon, Paris 20e, ce n’était plus la clinique du 11e où on l’avait amené à la première fracture, chambre de trois ou quatre hommes en parallèles avec cette télévision qui couvrait à tue-tête le silence. Dans le couloir, l’infirmière m’avait dit à voix haute : On a dû le récurer. Il est alcoolique à la bière ?

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*

Ses vêtements se cachaient dans un placard de la chambre. Je l’avais ouvert, et… cette odeur. Ça empestait, cette odeur dont je me souvenais, elle était soudain sortie de lui un dimanche, assis sur un canapé, nous l’avions invité à déjeuner. Sans doute n’étais-je pas la seule à l’avoir reniflée mais personne n’en avait rien dit.

Le sac-poubelle bleu était-il déjà dans le placard ? l’avais-je apporté à la deuxième visite ? J’avais enfourné pêle-mêle pantalon, pull, slip, socquettes… détaché la ficelle orange du sac pour sceller le tout. Une fois dans la rue, la question était venue : que faire du sac ? oui je pourrais enfouir le linge dans la machine à laver, mais il me sembla que l’odeur ne s’éteindrait plus. Une longue odeur de crasse, des mois, des années de descente dans la crasse. D’un coup, le sac avait valsé dans le plastique vert transparent d’une poubelle des rues. C’était une légèreté provisoire.

*

Onze heures, il n’avait même pas pu arriver à celle du déjeuner. Je ne sais plus si on l’avait trouvé dans son lit, ou par terre, ou affalé comme une voile sur une chaise. L’avais-je demandé d’ailleurs ? C’était l’aide ménagère que j’avais envoyée voir ce qui se passait.

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Cet été-là, il faisait chaud, très chaud, si chaud, on disait « canicule », les respirations étaient d’un mécanisme com-plexe, comme si plus jamais ne devait revenir la fraîcheur d’un souffle. Un ministre était apparu à la télévision de son lieu de vacances plein sud, polo au col ouvert, plutôt décontracté. Qu’avait-il dit déjà, de ces paroles fanées ?

Plus de ventilateurs nulle part, il n’en avait jamais eu. Il fallait attendre, de longues files, prendre un ticket dans ce grand magasin parisien dès le matin pour espérer l’appareil qui ne ferait que brasser l’air chaud mais c’était toujours ça. Comme les boutiques se vidaient en une guerre contre l’été, je lui avais apporté le nôtre, un venti-lateur de plastique noir, tournait-il encore quand la femme l’avait trouvé ? L’appareil chez lui, je l’avais mis en marche non loin de sa chambre sans portes. Alors il avait eu ce geste presque acrobatique de son corps abîmé et faible : il était tombé à la renverse jambes écartées sur la couverture qui bordait le lit, comme si ce faible vent l’avait emporté, une plume exténuée. Qu’est devenu le ventilateur ? après sa mort, il me semble que je l’avais rapporté chez nous mais il a disparu. Lui aussi.

*

C’était un jeudi, j’étais passée le voir, il ne portait pas ses lunettes comme il le faisait d’habitude quand nous lui

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rendions visite et ses yeux m’étaient apparus troubles et grands, un regard d’enfant qui vient de s’éveiller avec un sourire de malgré tout. C’était donc cela qu’avaient caché ses épais verres sales que j’avais ramassés sur la table de la salle à manger, mis dans une enveloppe puis finalement jetés.

Je suis revenue le voir avant de partir en vacances : nous allions en Corse, l’avion jusqu’à Marseille, puis Ajaccio. Je n’étais pas tranquille de te laisser abandonné à la chaleur, te l’avais dit tout en pensant que je devais m’enfuir de tout ça, de ta banlieue, de Paris, de la fournaise de Paris, de ta fragilité négligée qui m’effrayait et me faisait t’embrasser brutalement sur des joues un peu osseuses que tu me tendais gauchement, comme tu l’avais toujours fait en tordant la bouche en coin dans une sorte d’effort de dégoût sonorisé d’un « hh ».

Mais tu m’avais répondu : Tout va bien, tu ne vas pas rester là, il faut prendre tes vacances, tu en as besoin, ou quelque chose qui lui ressemblait. Je sentais que les mots sonnaient mal de part et d’autre, la chaleur sans doute devait les déformer comme l’air au-dessus du bitume brûlant, leur ôter d’un coup ce sens caché pourtant si clair : tu étais au bout du rouleau. Finalement, je me sauvais. Inquiète.

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Je l’avais appelé le vendredi ou samedi en fin d’après-midi, la voiture était arrêtée, j’avais ouvert la portière, une jambe à l’intérieur, l’autre sur le bitume, une conversation brève qui fuyait le sérieux, contournait les détails : Tu vas bien ? Oui, oui ça va. C’était insuffisant et trop, il me suf-fisait d’entendre la voix, savoir que ce corps en vie résistait. La journée se finissait dans l’eau claire et les parfums du maquis. Le dimanche, c’était ton dernier, je n’ai pas appelé, nous étions descendus en voiture par un long chemin de poussière à une cale de turquoise lumineuse. J’avais alors noté « baignade de nouveau à la Cala d’Orzu, balade un peu ratée au Capo di Muro, paysage calciné, re-baignade à la Cala d’Orzu ».

Le lendemain matin, j’avais appelé chez toi, plusieurs fois, laissant à chaque fois la sonnerie bégayer. Rien ne venait, quelque chose clochait que je n’osais prononcer. J’avais en réserve les coordonnées du service des aides ménagères auquel je m’étais adressée pour toi qui avais renâclé longtemps à ce qu’une étrangère pénètre ici, dans cette maison en L au fond d’une cour qui faisait face à celle de tes parents, qui n’étaient plus là. Robert, Eugénie.

*

Robert était né à Unverre, Eure-et-Loir, un pays de bocage, à peine mille habitants aujourd’hui, des paysans

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qui avaient dû crever misère ; la vie lui avait échappé un jour d’automne, une jambe en moins, Désiré de son deuxième prénom,

puis Eugénie l’année suivante – et elle disait en riant : «  Désiré, pas vraiment !  ». C’était une fille de Saint-Etienne, « papa était mineur », je crois qu’elle l’avait dit, sa mère je ne sais. Elle était arrivée à Paris pour y gagner sa vie, puisqu’il fallait donc gagner cette offre du hasard. Une histoire m’est restée gravée : venue s’embaucher dans une usine avec une autre, quinze jours plus tard elles en partaient ; ouvrant l’enveloppe où se trouvait la maigre paie, Eugénie demandait : Pour moi… c’est tout ? La réponse était tombée net : C’est pour vous deux ! Puis elle avait vendu de la lingerie pour femmes en grand magasin, laisser glisser ses mains sur la soie, le nylon, lui plaisait, des chaussures sur les Grands Boulevards, le jeudi il fallait en plus gonfler des ballons pour les enfants qui piétinaient, petites choses criantes dont les exclamations s’accrois-saient du bruit des ballons qui souvent crevaient. Elle disait même que venu dans ce magasin (c’était donc le luxe ?) un prince indien, surpris par sa beauté, lui avait proposé de s’unir à elle. Elle semblait le regretter, se sen-tant déplacée dans le commerce de volailles que Robert et elle avaient fini par ouvrir en banlieue, tout près de Paris. « Beurre Œufs Volailles Vivantes » faisaient des arcs de cercle dans la mosaïque en façade. Sur la photo,

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derrière les masses de chairs blanches déplumées alignées sur des tréteaux, elle était accoudée près de la caisse, blouse blanche ouverte en V, un œil caché par les plumes d’un long canard pendu. Sur cette autre, grands yeux écartés, bouche bien dessinée et aux coins relevés, sa coiffure est d’une lionne, comme levée par une soufflerie,

sur une autre, tournant la tête de côté, léger sourire laissant passer les dents, son buste est entouré d’une mousseline toute en plis et replis, « Photographie d’art Beltramo, 116, Boulevard de Grenelle, Paris XVe, Médaille d’or Paris 1931 »,

et encore sur celle-ci, dans un pavillon des Halles de Paris, parmi une assemblée d’hommes en blouse ou por-tant des feutres, alors qu’une femme en blouse blanche tient timidement, les yeux baissés, un oiseau mort, je regarde à côté de Robert Eugénie, on ne voit qu’elle, manteau sombre serré d’une ceinture, cheveux courts ondulés, petite bouche fardée et entrouverte, étirant entre ses mains un long lièvre qui semble prêt à sauter malgré son œil las. Son regard laisse passer comme un désir devant ces animaux aux corps flasques étalés sur des vanneries posées à même les cageots.

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Robert était mort… tu m’avais dit que son malaise avait été brutal, l’ambulance était arrivée, tu l’avais accom-pagné, sa langue se retournait et il manquait sans cesse s’étouffer. C’était arrivé, Robert était mort. Malgré ta présence là tout près dans la maison en L, Eugénie s’af-faissait, seule elle avait ouvert la boîte de comprimés qu’elle avait avalés, tous. Je l’avais vite vue la veille, puis le coma, l’ambulance était arrivée – C’était la salle des soins intensifs, une ligne d’éreintés, juste séparés d’un rideau, c’est ainsi que je me rappelle. Au-dessus d’Eugénie, des fils, des tubes, dont l’un est venu s’agripper dans son nez. Je ne pouvais la voir que l’après-midi, et de ton côté, venais-tu ? Pas possible de s’asseoir, alors je m’étais pen-chée, et ses paroles «  Je t’aime bien quand même  », ces paroles. Venue encore cet après-midi des fleurs emballées à la main, on m’avait arrêtée à la porte, « Attendez un peu »…

un homme était revenu, me dire «  elle est morte  » ; l’attente avait servi à cela, finir de l’apprêter pour ne pas que ses liquides coulent.

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Eugénie la lionne

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