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Document généré le 15 sep. 2018 10:06 Études françaises 20 11 Morceaux de l’avant texte de trois poèmes de L’homme rapaillé André Gervais Gaston Miron : un poète dans la cité Volume 35, numéro 2-3, 1999 URI : id.erudit.org/iderudit/036163ar DOI : 10.7202/036163ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les Presses de l’Université de Montréal ISSN 0014-2085 (imprimé) 1492-1405 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Gervais, A. (1999). Morceaux de 20 11 l’avant texte de trois poèmes de L’homme rapaillé. Études françaises, 35(2-3), 195–208. doi:10.7202/036163ar Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique- dutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1999

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Document généré le 15 sep. 2018 10:06

Études françaises

2 01 1Morceaux de l’avant texte de trois poèmes de

L’homme rapaillé

André Gervais

Gaston Miron : un poète dans la citéVolume 35, numéro 2-3, 1999

URI : id.erudit.org/iderudit/036163arDOI : 10.7202/036163ar

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)

Les Presses de l’Université de Montréal

ISSN 0014-2085 (imprimé)

1492-1405 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet article

Gervais, A. (1999). Morceaux de 2 01 1l’avant texte de trois poèmes

de L’homme rapaillé. Études françaises, 35(2-3), 195–208.doi:10.7202/036163ar

Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des servicesd'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vouspouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/]

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Universitéde Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pourmission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org

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Morceaux de Y avant-textede trois poèmes deUhomme rapaillé

ANDRE GERVAIS

AUCUNE PRÉTENTION à rassembler ici Tavant-texte ou « ensemble detous les témoins génétiques écrits conservésl » de ces poèmes, ces

témoins pouvant être un peu partout actuellement (tant à la Bibliothè-que nationale du Québec que chez des particuliers) et la recherche menantà une édition critique n'étant pas même commencée. Il s'agira donc, plussimplement, d'en rassembler le plus possible.

Avant-texte jusqu'à la publication du texte en livre : Uhomme rapaillé[ire édition], 1970, ou Courtepointes, 1975 — livre intégré à Uhomme rapaillé[2e édition], 1981 —, toute transformation subséquente de ce texte consti-tuant un après-texte.

Morceaux inédits (manuscrits ou tapuscrits avec corrections manuscri-tes), datés ou non2, et morceaux publiés dans des journaux et des revues.L'ordre proposé n'est évidemment pas définitif.

Les trois poèmes sont:1. Des « Courtepointes » : « Rue Saint-Christophe » (à partir de 1954) ;2. Du cycle «La vie agonique»: «Héritage de la tristesse» (à partir de

1954);3. Du cycle «La vie agonique» : «L'homme agonique» (à partir de 1954-

1955).

1. Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, PUF,1994, p. 241.

2. Reproduits avec l'autorisation de Marie-Andrée Beaudet et d'Emmanuelle Miron, ayantsdroit.

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196 ÉTUDES FRANÇAISES • 35, 2-3

î . « Rue Saint-Christophe »

î.i Dans la lettre du 1er décembre 1954 à Claude Haeffely3

[Sans titre]Je vis dans une très vieille maison où je commenceà ressembler aux meubles à la très vieille peau des fauteuils

Peu à peu on m'a perdu toute trace de moi-mêmela nuque prise dans les brumes de mes années-souvenirs

Ainsi je vieillis de successives secousses d'effondrementsous les lentes tractions des étendues de maladies mouvantesparfois je gis dans les grands courants d'air souterrainsoù je m'écoute, crépitement plissé d'yeux de décompositionma tête davantage pluvieuse ma très très tête bois pourri

1.2 Version tapuscrite sans date (fonds Gaston-Miron, BNQ)

La fatigue de vivreJe vis dans une très vieille maison où je commenceà ressembler aux meubles à la très vieille peau des fauteuilsPeu à peu j'ai perdu toute trace de moi-mêmela nuque prise dans les brumes de mes années-souvenirsla distance qui me sépare de ma vie vécue qui m'attendsereine qui pêche à la ligne au temps jusqu'à mon arrivée

Chaque nuit je vieillis et plus vieille est chaque nuitMa tête davantage pluvieuse ma très vieille vieille têteOh que lentement je tourne dans les remous de la nuitdans les crépitements plissés des yeux de décomposition

Parfois je gis dans les grands courants d'air souterrainsEt derrière mes yeux je guetteCe que ça peut ÊTRE l'espoir à quoi ça peut ressembler

3. À bout portant. Correspondance de Gaston Miron à Claude Haeffely 1954-1965, Montréal,Leméac, 1989, p. 30-31. Voir aussi (p. 30) : «Je ne suis peut-être plus dans le paysage. On m'a effacé.Je pense à ce poème que j'écrivais cet été [1954], alors que je traversais une période semblable. Jete transcris quelques vers [...].» Gaston Miron habite au 1664, rue Saint-Christophe, Montréal,depuis au moins février 1954 (selon une lettre qu'on lui a envoyée à cette adresse).

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MORCEAUX DE L'AVANT-TEXTE I 9 7

1.3 Version manuscrite datée de mars 1934 (fonds Gaston-Miron, BNQ)

La fatigue de vivreJe vis dans une très vieille maison où je commenceà ressembler aux meubles vieux à la très vieille peau des fauteuilsPeu à peu j'ai perdu toute trace de moi-mêmela nuque prise dans les brumes de mes années-souvenirsavec ma vie qui m'attend au loin avec ma mort-horizontoutes les deux sereines qui pèchent à la ligne avant mon arrivée 4

dans leurs bras de sœur et frère dans leur cœur confondu

Chaque nuit je vieillis plus vieille est chaque nuitMa tête davantage pluvieuse ma très très vieille têteParfois je gis dans les grands courants d'airs souterrainsParfois je deviens crépitement plissé d'yeux de décompositionII m'arrive encore une fois de plus en plus brève et distanteII m'arrive derrière ma vie comme un absent pour voirCe que ça peut5 être l'espoir à quoi ça pourrait ressembler...

1.4 Version tapuscrite sans date (fonds Gaston-Miron, BNQ)

[Sans titre]Je vis dans une très vieille maison où je commenceà ressembler aux meubles à la très vieille peau des fauteuilsPeu à peu j'ai perdu toute trace de moi-mêmela nuque prise dans les brumes de mes années-souvenirsavec ma vie qui m'attend au loin avec ma mort-horizontoutes les deux sereines qui pèchent à la ligneavant mon arrivéeconfusément dans leurs bras mêlés de sœur et de frèredans leurs cœurs confondus

Moi chaque nuit je vieillis et6 plus vieille est chaque nuitma tête davantage pluvieuse ma très très tête vieille 7

Parfois je gis dans les grands courants d'air souterrainsParfois je deviens crépitement plissé d'yeux de décomposition

II m'arrive encore une fois de plus en plus brève et distanteil m'arrive derrière ma vie comme un absent pour voirce que ça peut être l'espoirà quoi ça peut ressembler

4. Les trois derniers mots raturés et remplacés par : \a carpe.5. Ce mot corrigé en: pourrait.6. Ce mot biffé.7. Ce mot raturé et remplacé par: bois pourri.

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I98 ÉTUDES FRANÇAISES - 35, 2-3

î.j Version tapuscrite datée de 1956 (fonds Gaston-Miron, BNQ)

Rue Saint-ChristopheJe vis dans une très vieille maison où je commenceà ressembler aux meubles à la très vieille peau des fauteuilspetit à petit8 j'ai perdu toute trace de moi-mêmemes pas plombés dans 9 ces années de bancs de brumetête davantage pluvieuse ma très très tête au loin

étais-je ces crépitementsd'yeux de10 décompositionétais-je ce gong du cœurdans l'errance de l'avenirou était-ce ma mort invisible péchant à la lignedans l'horizon visible

cependant qu'il m'arrive encore des foisde plus en plus brèves et distantesde surgir sur le seuil de mon visageentre chaleur et froid

2. « Héritage de la tristesse »2.1 Embryon11 tapuscrit sans date (fonds Gaston-Miron, BNQ)

[Sans titre]II y a des pays qui sont seuls avec eux-mêmeset que jamais ne rejoint le soleilmais les vents qui changent les tours de place la nuitles vents de rendez-vous les vents aux yeux de hibouxle vent le vent leur donne un visage amoureuxet la lumière bue des sillages d'oiseaux

On ne les entend qu'au printemps de chaque annéequand ils respirent comme un jour de fougèresquand ils brûlent en longs peupliers d'oublil'inutile chlorophylle de leur saison

II y a des pays qui sont seuls avec eux-mêmesau loin au loin dans les eaux ou dans12 les pierres

8. Ces trois mots raturés et remplacés par: à reculons, correction elle-même biffée et mar-quée d'un point d'interrogation.

9. Ce mot remplacé par: par.10. Ce mot remplacé par: en.11. Terme inscrit tardivement (?) sur ce tapuscrit par l'auteur et utilisé par lui pour désigner

ce qui précède la première version proprement dite.12. Les deux derniers mots remplacés par : avec.

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MORCEAUX DE L'AVANT-TEXTE 199

seuls avec les vents de trous de bombesavec les vents de couleuvres avec les vents de linceulsle regard est le seul pas qui traverse leur vieun long regard d'escale un long regard de sillon

II y a des pays qui sont seuls avec eux-mêmesIls vivent à l'envers de leur paysageEn eux descend le sommeil enx 13

comme la fraîcheur comme l'eau dans la soif des graviers

2.2 Avec la lettre du 21 septembre 1954 à Claude Haeffely14

Des pays et des ventsII y a des pays qui sont seuls avec eux-mêmeset que jamais le soleil ne rejoint

Muets et blêmes ils vivent comme leur morttristes et pêle-mêle dans les étoiles avariéesle regard est le seul pas qui longe leur vieregard d'escale de vol de sillon de traverseen eux s'enfouit un sommeil désaltérantpareil à l'eau dans la soif de leurs graviers

Ce sont eux de piverts en soupirs d'étangsqui affleurent au corps des hommes d'érosionquand ils respirent en vagues de fougèresquand ils brûlent en longs peupliers d'oublil'inutile chlorophylle de leur amourqu'à leur cœur de misaine monte un souvenir

Ils attendent on ne sait quelle éternitéles paysages qui marchent dans leur immobilitéles haillons silences aux iris de mourantles sourires échoués d'un pauvre avenir humaintoujours à sabrer les pagaies de l'ombrel'horizon reculant en avalanches de clartés

Eux qui n'ont connu que l'escorte des margesle froid des os parlant avec le froid des joncsle malaise de la rouille le vif les nerfs le nudans leur haleine de coups de couteaux cuitsils vous regardent du fond de leurs carrièresun jour n'en pouvant plus y perdent la mémoire

13. Coquille corrigée : en eux.14. À bout portant, op. cit., p. 19.

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200 ÉTUDES FRANÇAISES • 35, 2-3

Or le vent qui change les tours de place la nuitles vents de rendez-vous aux yeux de hibouxceux qui sont lovés dans leurs trous de chantiersles vents de linceuls et les vents de pharesle Vent ses bras de Fleuve leur donne un visagele visage amoureux des hommes longtemps perdus

... et la lumière bue des sillages d'oiseaux

2.3 Dans Le Devoir, IJ novembre IÇJJ, p. 22

Des pays et des ventsII y a des pays qui sont seuls avec eux-mêmeset jamais ne les rejoint le soleil

ces pays tant malheureux15 qu'ils me ressemblentmuets et blêmes ils gisent comme leur morttristes et pêle-mêle d'étoiles avariéesle regard est le seul pas qui longe leur vieregard d'escale de sillon de vol de traverseen eux s'enfouit un sommeil désaltérantpareil à l'eau dans la soif des graviers

ce sont eux de piverts en soupiers16 d'étangqui affleurent au corps des hommes magannésquand ils respirent en vagues de fougèresquand ils brûlent en longs peupliers d'oublil'inutile chlorophylle de leur amouret qu'à leur cœur de misaine monte17 un souvenir

ils attendent on ne sait quelle éternité18

paysages qui marchent dans leur immobilitéhaillons silences aux iris de mourantsourires échoués d'un pauvre avenir humaintoujours à sabrer les pagaies de l'ombrel'horizon reculant en avalanches de clartés

eux qui n'ont connu que l'escorte des margesque le froid des eaux parlant avec le froid des joncsle malaise de la rouille le vif les nerfs le nu

15. Dans le fonds Gaston-Miron (BNQ), une photocopie de la version du Devoir est corrigée(quand l'a-t-elle été?). Ici, les quatre premiers mots sont remplacés par: tant malheureux pays, cor-rection elle-même biffée.

16. Coquille corrigée sur la photocopie : soupirs.17. Mot remplacé sur la photocopie par : palpite.18. Les deux derniers mots remplacés sur la photocopie par: quel salut bénéfique.

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MORCEAUX DE L'AVANT-TEXTE 201

dans leur haleine les coups de couteaux cuitsils vous regardent du fond de leurs carrièreset par à travers les tunnels de leur absenceun jour n'en pouvant plus y perdent la mémoire

or le vent qui change les sorts de place la nuitles vents de rendez-vous vents aux yeux de hibouxceux qui vrillent dans les trous de chantiersles vents de linceuls avec les vents de pharesle vent ses bras de Fleuve leur donne un visageun visage amoureux un visage qui revient de loin19

et la lumière bue des sillages d'oiseaux

2.4 Avec la lettre du 13 février 1958 à Claude Haeffely20

Des pays et des ventsII y a des pays qui sont seuls avec eux-mêmeset que jamais ne rejoint le soleil

muets et blêmes ils gisent comme leur morttristes et pêle-mêle dJétoiles avariéesle regard est le seul pas qui traverse leur vieun regard d'escale un regard de sillonen eux s'enfouit un sommeil désaltérantcomme l'eau dans la soif des graviers

ce sont eux de piverts en soupirs d'étangqui affleurent aux corps des hommes abstraitsquand un souvenir grimpe dans le cœur de misainequand ils respirent en vagues de fougèresquand ils brûlent en longs peupliers d'oublil'inutile chlorophylle de leur amour

ils attendent on ne sait quelle éternitéles paysages qui marchent dans leur immobilitéles silences aux iris de mourantsavec le sourire échoué du pauvre avenir humaintoujours à sabrer les pagaies de l'ombrel'horizon plein des soucoupes volantes de la lumière

eux qui n'ont connu que l'escorte des margesque le froid des os parlant avec le froid des joncsle malaise de la rouille le vif les nerfs le nu

19. Ce vers réécrit sur la photocopie en : le visage amoureux des hommes revenus de loin.20. Â bout portant, op. cit., p. 74.

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202 ÉTUDES FRANÇAISES • 35, 2-3

dans leur haleine les coups de couteaux cuitseux qui vous regardent du fond de leurs carrièresun jour n'en pouvant plus y perdent la mémoire

or le vent qui change les tours de place la nuitles vents de rendez-vous aux yeux de hibouxles vents de linceuls et de fossésceux qui sont lovés dans leur trou de bombesles vents de phares avec les vents de couleuvresle vent fleuve leur donne un visage amoureux

... et la lumière bue des sillages d'oiseaux.

2.5 Avec la lettre du 2$ février 1958 à Claude Haeffèly21

Des pays et des ventsSouvenez-vous souvenez-vousdes pays qui sont seuls avec eux-mêmeset que jamais le soleil ne rejoint

Muets et blêmes ils vivent comme leur morttristes et pêle-mêle dans les étoiles avariéesle regard est le seul pas qui longe leur vieun regard d'escale de vol de sillon de traverseen eux s'enfouit un sommeil désaltérantpareil à l'eau dans la soif de leurs graviers

Ce sont eux de piverts en soupirs d'étangsqui affleurent au corps des hommes d'érosionquand un souvenir grimpe dans le cœur de misainequand ils respirent en vagues de fougèresquand ils brûlent en longs peupliers d'oublil'inutile chlorophylle de leur amourqu'à leur cœur de misaine monte un souvenir

Ils attendent on ne sait quelle assumptionles paysages qui marchent dans leur fixitéles haillons silences aux iris de mourantles sourires échoués d'un pauvre avenir humaintoujours à sabrer les pagaies de l'ombrel'horizon reculant en avalanches de clartés

21. À bout portant, op. cit., p. 78. Dans la lettre qui suit (24 mars 1958, p. 79), Miron précise:« En ce qui concerne Des pays et des vents, il y a peut-être cent versions ; je ne sais laquelle estauthentique et laquelle ne l'est pas. Ce n'est plus un poème. » C'est plutôt, en effet, quelquechose comme une chanson transmise par tradition orale et dont les folkloristes peuvent recueillirplusieurs dizaines de versions.

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MORCEAUX DE L'AVANT-TEXTE 203

Eux qui n'ont connu que l'escorte des fossésle froid des os parlant avec le froid des joncsle malaise de la rouille le vif les nerfs le nudans leur haleine les coups de couteaux cuitsils qui vous regardent du fond de leurs carrièreset par à travers les tunnels de leur absenceun jour n'en pouvant plus y perdent la mémoire

Or le vent qui change les sorts de place la nuitles vents de rendez-vous vents aux yeux de hibouxceux qui sont lovés dans leurs trous de chantiersles vents de linceuls et les vents de pharesles Vents ses Bras de Fleuve leur donne un visagele visage amoureux des hommes longtemps perduset la profuse lumière des sillages d'hirondelles

Souvenez-vous souvenez-vousdes pays qui sont seuls avec eux-mêmeset que le soleil un jour rejoindra

2.6 Version datée de 1954, dans Liberté, n° 27, mai-juin 1963, p. 210-211(première publication de «La vie agonique» en tant que cycle)

Tristesse, ô ma pitié, mon paysBlanc, muet, nulle part et effaré, vaste fantômeil est triste et pêle-mêle dans les étoiles tombéesII est un pays seul avec lui-même et vents et rocsun pays que jamais ne rejoint le soleil natalEn lui beau corps s'enfouit un sommeil désaltérantpareil à l'eau dans la soif vide des graviers

Je le vois à la bride des hasards et des lendemainsII affleure dans les songes des hommes de peinequand il respire en vagues et sous-bois de fougèresquand il brûle en longs peupliers d'oubli et d'annéesl'inutile chlorophylle de son amour sans destinquand gît à son cœur de misaine un désir d'être

II attend, prostré, on ne sait quelle rédemptionparmi les paysages qui marchent en son immobilitéparmi des haillons de silence aux iris de mourantII a toujours ce sourire échoué du pauvre avenir aviliII est toujours à sabrer les pagaies de l'ombrel'horizon recule devant lui en avalanches de promesses

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démuni, il ne connaît qu'un espoir de terrain vaguequ'un froid de jonc parlant avec le froid de l'osle malaise de la rouille, l'à-vif, les nerfs, le nudans son large dos pâle les coups de couteaux cuitsII vous regarde, exploité, du fond de ses carrièreset par à travers les tunnels de son absence, un journ'en pouvant plus y perd à jamais la mémoire d'homme

Les vents qui changent les sorts de place la nuitvents de rendez-vous, vents aux prunelles solairesvents telluriques, vents de l'âme, vents universelsvents accouplez-vous, et de vos bras de fleuveenserrez son visage de peuple détruit, donnez-luila chaleur

et la profuse lumière des sillages d'hirondelles

2.7 Version datée de 1954, ^ans Alain Bosquet, La poésie canadiennecontemporaine de langue française, édition augmentée [en regard dela ire édition, 1962], Montréal et Paris, HMH et Seghers, [octobre] 1966,p. i43<4422

Héritage de la tristesseII est triste et pêle-mêle dans les étoiles tombéeslivide, muet, nulle part et effaré, vaste fantômeil est ce pays seul avec lui-même et vents et rocsun pays que jamais ne rejoint le soleil natalen lui beau corps s'enfouit un sommeil désaltérantpareil à l'eau dans la soif vide des graviers

je le vois à la bride des hasards et lendemainsil affleure dans les songes des hommes de peinequand il respire en vagues et sous-bois de fougèresquand il brûle en longs peupliers d'années et d'oublil'inutile chlorophylle de son amour sans destinou quand gît à son cœur de misaine un désir d'être

il attend, prostré, il ne sait plus quelle rédemptionparmi les paysages qui marchent en son immobilitéparmi ses haillons de silence aux iris de mourantil a toujours ce sourire échoué du pauvre avenir aviliil est toujours à sabrer les pagaies de l'ombrel'horizon recule devant lui en avalanches de promessesdémuni, il ne connaît qu'un espoir de terrain vague

22. Livre réimprimé en 1968 sous le titre : Poésie du Québec.

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MORCEAUX DE L'AVANT-TEXTE 2 0 5

qu'un froid de jonc parlant avec le froid de ses osle malaise de la rouille, l'à-vif, les nerfs, le nudans son large dos pâle les coups de couteaux cuitsil vous regarde, exploité, du fond de ses carrièreset par à travers les tunnels de son absence, un journ'en pouvant plus y perd à jamais la mémoire d'homme

les vents qui changent les sorts de place la nuitvents de rendez-vous, vents aux prunelles solairesvents telluriques, vents de l'âme, vents universelsvents accouplez-vous, et de vos bras de fleuveenserrez son visage de peuple détruit, donnez-lui la chaleuret la profuse lumière des sillages d'hirondelles.

3. « L'homme agonique »

3.1 Version tapuscrite datée de 1954-1955 (fonds Gaston-Miron, BNQ)23

[Sans titre]En dépit des vertiges sucrésmême quand mes yeux sentent le roussimême dans les rafales montantes du sommeilje ne ferme jamais les yeuxet je m'écris sous la loi d'émeute—je veux saigner sur vous —j'écris j'écris à faire un fou de moià me faire le fou du roi de chacunvolontairement aux enchères place publiqueavec24 mon rire grelot et pluie dans vos jambesmoi le pitre aux larmes d'étincellesde lésions profondes sous mon masque25

je suis le rouge-gorge de la forge

un jour je quitterai le non-lieuje déposerai ma tête sur un meublesans plus de vue ni de vie j'iraipar delà ma mort ensorcelée de rumeursd'ébouliset retrouverai ma nue propriété

23. Au verso, l'adresse de Jacques Brault, que Gaston Miron ne rencontrera qu'à la fin del'été 1957, peu avant la «Première rencontre des poètes canadiens» (27-29 septembre 1957), àMontmorency, rencontre qui donnera lieu à la publication de La poésie et nous, Montréal, l'Hexa-gone, 1958, collectif dans lequel on retrouve justement la communication de Jacques Brault.

24. Ce mot biffé.25. Les trois derniers mots biffés.

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206 ÉTUDES FRANÇAISES » 35, 2-3

3.2 Avec Za lettre du 21 octobre 1958 à Claude Haeffely26

Ex OfficioNon je n'ai jamais fermé les yeuxen dépit des vertiges sucrésmême quand mes yeux sentaient le roussiet malgré les rafales montantes du sommeil.

Sur la place en brèche à Terreur fataledans le vivant vif argent comme au plus noir

du Phénixje reste enjeu, je reste enjoué.

Et je m'écris sous la loi d'émeuteje veux saigner sur vousj'écris j'écris à faire un fou de moià me faire le fou du roi de chacunvolontairement aux enchèresle rire grelot et pluiele pitre aux larmes d'étincelles et de lésions

profondesje suis le rouge-gorge de la forge.

Mais un jour je quitterai le non-lieuje déposerai ma tête sur un meubleet sans plus de vue ni de vie continueraije retrouverai ma nue-propriété.

3.3 Dans Situation, vol. I, n° 1, janvier 1959, p. 15

Ex officio

à Claude Gauvreau

Non je n'ai jamais fermé les yeuxen dépit des vertiges sucrésmême quand mes yeux sentaient le roussimalgré les rafales montantes du sommeil.

Sur la place en brèche à l'erreur fataledans le vivant vif argent comme au plus noir

du Phénixje reste en jeu, je reste enjoué.

Et je m'écris sous la loi d'émeuteje veux saigner sur vous

26. À bout portant, op. cit., p. 109.

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MORCEAUX DE L'AVANT-TEXTE 2 0 7

j'écris j'écris à faire un fou de moià me faire le fou du roi de chacunvolontairement aux enchèresle rire grelot et pluiele pitre aux larmes d'étincelles et de lésions

profondes—je suis le rouge-gorge de la forge.

Mais un jour je quitterai le non-lieuje déposerai ma tête sur un meubleet sans plus de vue ni de vie continuerai :je retrouverai ma nue-propriété.

3.4 Version datée de 1958, dans Liberté, n° 27, mai-juin 1963, p. 213-214(premièrepublication de «La vie agonique» en tant que cycle)

L'homme agoniqueJamais je n'ai fermé les yeux, au grand jamaismalgré les vertiges sucrés des euphories, mêmequand mes yeux sentaient le roussi, et mêmeen butte aux rafales montantes du sommeil

— Car je trempe jusqu'à la moelle des osjusqu'aux états d'osmose incandescentsdans la plus noire transparence de nos sommeils

Tapi au fond de moi tel le fin renardalors je me résorbe en jeux, je mime et paradema vérité, le mal d'amour, et douleurs et joies

Et je m'écris sous la loi d'émeuteje veux saigner sur vous par toute l'affectionj'écris, j'écris, à faire un fou de moià me faire le fou du roi de chacunvolontaire aux enchères de la dérisionmon rire en volées de grelots par vos têtesen chavirées de pluie dans vos jambes

Mais je ne peux me déprendre du conglomératje suis le rouge-gorge de la forgele mégot de survie, l'homme agonique

Un jour de grande détresse à son combleje franchirai les tonnerres des désespoirsje déposerai ma tête exsangue sur un meublema tête grenade et déflagration

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sans plus de vue, non plus que de vie, j'iraivers ma mort peuplée de rumeurs et d'éboulisje retrouverai ma nue propriété