Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748

Marie-Heacutelegravene Janvier

Reacutesumeacute Au xviiie siegravecle les connaissances sur le monde chinois disponibles essentiellement gracircce agrave la plume des jeacutesuites franccedilais deacutevoilent un univers qui pourrait servir de modegravele agrave une France en panne de ses institutions Plusieurs critiques fusant des milieux savants agrave lrsquoeacutepoque visent lrsquoabsolutisme de la monarchie et lrsquointoleacuterance religieuse qui elle deacutechire et eacutepuise le pays depuis trop longtemps Cet article vise agrave exposer un nouveau discours qui se deacutegage des eacutechanges ayant cours dans ces milieux de sociabiliteacute la Chine comme modegravele politique et spirituel Or malgreacute une sinophilie reacutegnante et un regard drsquoeacutemerveillement porteacute envers le Ceacuteleste Empire dans la premiegravere moitieacute du xviiie siegravecle certains srsquoopposent agrave ce discours Une analyse qualitative sommaire de lrsquoœuvre de lrsquoun drsquoeux soit le philosophe bordelais Montesquieu sera deacuteveloppeacutee ici afin de deacutemontrer par quels moyens il tentait de discreacutediter le modegravele chinois dans son œuvre De LrsquoEsprit des Lois

Au xvie siegravecle les reacutecits de voyage offrent une image impreacutecise de cette terre lointaine qursquoest la Chine Les marchands qui composent alors la plupart de ces eacutecrits transportent lrsquoimaginaire du lecteur au pourtour de cet empire autarcique sans jamais pouvoir srsquoy introduire Il faut attendre la fin du siegravecle suivant pour voir se deacutevoiler la laquo Chine profonde raquo par la plume des missionnaires jeacutesuites actifs dans les missions eacutetrangegraveres depuis la creacuteation de la Compagnie de Jeacutesus en 15401 Leurs eacutecrits faccedilonnent une nouvelle image du Ceacuteleste Empire et engendrent des milliers de pages poleacutemistes La nature de la spiritualiteacute chinoise la constitution du gouvernement et les bienfaits de la mission en Chine deviennent des sujets centraux dans les deacutebats Combats agrave la plume querelles drsquoideacutees mode orientale et influence politique et morale se conjuguent pour construire une repreacutesentation de lrsquoEmpire du Milieu

97-112 2013 06 Janvierindd 97 13-01-17 1033

98 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

Au fil des xviie et xviiie siegravecles la Chine qui introduit peu agrave peu les milieux savants tels les acadeacutemies les salons et les cafeacutes suscite maints deacutebats entre les philosophes En France les savants souhaitent deacuteterminer un modegravele politique et spirituel pour le royaume franccedilais puisqursquoils remettent en question les bienfaits de la monarchie absolue et critiquent lrsquointoleacuterance religieuse agrave la suite de la reacutevocation de lrsquoEacutedit de Nantes par Louis xiv en 1685 La deacutecouverte drsquoune Chine admirable prospegravere et toleacuterante envers le christianisme par lrsquointermeacutediaire des eacutecrits jeacutesuites suscite une curiositeacute et un inteacuterecirct marqueacutes chez les hommes du xviiie siegravecle Lrsquohistorien Reneacute Eacutetiemble eacutecrit drsquoailleurs qursquoaucun homme renseigneacute ne peut ignorer lrsquoEmpire Ceacuteleste agrave cette eacutepoque2 Par conseacutequent cette terre lointaine nrsquoeacutechappe souvent agrave aucune plume poleacutemiste et agrave aucun pinceau recircveur La Contreacutee du Milieu occupe pour ainsi dire une grande place dans la litteacuterature et dans les arts3 La vogue qui entoure la Chine au deacutebut du Siegravecle eacuteclaireacute amegravene plusieurs savants agrave proposer cet empire comme alternative au modegravele monarchique franccedilais qui ne semble plus satisfaire la majoriteacute Au mecircme moment ougrave la conscience chreacutetienne srsquointerroge sur le bien-fondeacute de son enracinement theacuteologique des informations parviennent de lrsquoautre bout du monde sur une autre maniegravere de vivre et sur une faccedilon divergente de concevoir la spiritualiteacute Les lecteurs deacutecouvrent aussi une nation qui applique des lois empreintes de morale et de sagesse qui ne manquent pas de les impressionner4 Ainsi la Chine ou plutocirct la repreacutesentation de la Chine fournie par les jeacutesuites devient le centre drsquoun deacutebat sur la recherche drsquoune alternative pour une nation en quecircte de changement Deux sphegraveres drsquoinfluence se forment sur la scegravene savante europeacuteenne les sinophiles et les sinophobes soit les admiratifs et les deacutetracteurs du modegravele chinois5

Charles-Louis de Secondat baron de La Bregravede et de Montesquieu connu sous le nom de Montesquieu (1689-1775) eacutevolue dans le groupe des sinophobes Dans son œuvre politique intituleacutee LrsquoEsprit des Lois6 qui expose une toute nouvelle typologie des gouvernements monarchique reacutepublicain et despotique Montesquieu deacutevoile sa vision neacutegative du reacutegime chinois Son scepticisme envers les eacutepanchements lyriques des jeacutesuites dans leurs eacutecrits lrsquoamegravene agrave remettre en question plusieurs eacuteleacutements telles la bienveillance des lois du gouvernement de la Chine ainsi que la spiritualiteacute du peuple chinois

Cet article se propose de deacutemontrer comment ce grand chercheur qursquoest Montesquieu utilise ses sources jeacutesuites pour promouvoir son argumentaire sinophobe En analysant son œuvre politique jrsquoai remarqueacute que parfois il modifie neacuteglige voire mecircme ignore certains passages des eacutecrits jeacutesuites Je mrsquoinsegravere ainsi dans le cadre des reacuteflexions du chercheur Greacutegoire Holtz qui a traiteacute des meacutethodes drsquoinsertion de la citation et des modes de deacutetournement du contenu des eacutecrits jeacutesuites par les libertins du xviie siegravecle7 Ainsi afin de saisir le cheminement des reacuteflexions de Montesquieu je ferai le point sur sa deacutecouverte de la Chine pour ensuite

97-112 2013 06 Janvierindd 98 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 99

faire une analyse sommaire de lrsquoimage de la Chine dans son Esprit des Lois image qui sera opposeacutee agrave celle deacutepeinte dans les eacutecrits des jeacutesuites Montesquieu et sa deacutecouverte de la Chine Montesquieu est neacute agrave Bordeaux en 1689 Inteacuteresseacute degraves sa jeunesse par les formes de gouvernements et leurs politiques il eacutetudie le droit et obtient son barreau agrave lrsquoUniversiteacute de Bordeaux en 1708 Deacutesirant acqueacuterir une plus grande expeacuterience pratique du droit le futur philosophe se rend agrave Paris lrsquoanneacutee suivante Les milieux de sociabiliteacute qui se deacuteveloppent dans cette ville au xviiie siegravecle permettent agrave la philosophie recluse de devenir engageacutee Les discours eacutecrits forment une philosophie de combat ougrave chaque homme cherche agrave sa maniegravere agrave atteindre un ideacuteal Cependant pour que ces eacutecrits aient un impact ils doivent ecirctre lus critiqueacutes et commenteacutes Pour ce faire les savants ont comme objectif premier drsquointroduire les milieux savants qui se trouvent alors en majoriteacute dans la capitale8 En tant que jeune philosophe Montesquieu deacutesire srsquoy faire connaicirctre pour y veacutehiculer ses ideacutees

Lors de son seacutejour agrave Paris Montesquieu rencontre le philosophe franccedilais Nicolas Freacuteret grand poleacutemiste et speacutecialiste de la Chine9 Ce dernier consideacutereacute par lrsquohistorienne chinoise Zhimin Bai comme le premier sinologue de lrsquohistoire renseigne le philosophe sur cet Empire10 Son inteacuterecirct pour la Contreacutee du Milieu se deacuteveloppe dans la premiegravere moitieacute du Siegravecle des Lumiegraveres soit au moment ougrave lrsquoon jette un regard drsquoeacutemerveillement sur cette terre lointaine Crsquoest cette vogue pour lrsquoEmpire du Milieu qui pousse Freacuteret agrave rencontrer un Chinois installeacute agrave Paris depuis quelques anneacutees Arcadio Hoange11 Ce dernier travaille alors agrave la bibliothegraveque royale comme interpregravete du roi afin de traduire les livres chinois apporteacutes par les missionnaires en France depuis le xviie siegravecle12 Fascineacute par tout ce qursquoil peut apprendre de ce Chinois le philosophe lrsquointroduit dans les milieux savants

Crsquoest ainsi que Montesquieu rencontre Hoange gracircce agrave Nicolas Freacuteret et au Pegravere Desmolets afin de le questionner sur son pays et plus preacuteciseacutement sur le gouvernement chinois13 Montesquieu nrsquoa alors que vingt-quatre ans et deacutebute tranquillement ses recherches sur la Chine Une part de leurs eacutechanges est accessible dans ses œuvres complegravetes sous le titre Quelques Remarques que jrsquoay tireacutees des conversations que jrsquoai eues avec Mr Ouanges14 La veacuteraciteacute de ces rencontres a eacuteteacute remise en cause par quelques historiens contemporains tels Jacques Pereira et Miguel Benitez Ces derniers amegravenent lrsquoideacutee que ces notes ne seraient pas des secreacutetaires de Montesquieu mais bien de Freacuteret15 Xu Longming membre de lrsquoAcadeacutemie chinoise des sciences sociales et de lrsquoInstitut de recherche de lrsquohistoire du monde en Chine affirme quant agrave lui que le philosophe bordelais a bien rencontreacute le Chinois dans sa modeste chambre agrave Paris Ce speacutecialiste qui eacutetudie Hoange depuis plus de vingt ans expose que Montesquieu et Hoange se sont rencontreacutes huit fois au total entre le 22 septembre et le 5 deacutecembre 1713 Xu Longming a lu et eacutetudieacute le Journal de Hoange disponible agrave la Bibliothegraveque nationale

97-112 2013 06 Janvierindd 99 13-01-17 1033

100 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

de Paris qui expose que le Franccedilais a rencontreacute le Chinois sept fois en tecircte agrave tecircte et une seule fois accompagneacute de Freacuteret16 Durant ces rencontres treize sujets sont traiteacutes tels que lrsquoancienneteacute de la civilisation la spiritualiteacute chinoise la justice et le gouvernement de la Chine17 Montesquieu est sans aucun doute influenceacute par ces discussions puisque lrsquoon deacutenote plusieurs relations entre ces rencontres et les reacuteflexions des Persans dans ses Lettres Persanes18 Toutefois dans ses Quelques remarques le ton envers la nation chinoise est neacutegatif et il est possible de pressentir qursquoil se ralliera au groupe sinophobe puisqursquoil deacuteclare deacutejagrave laquo Je crois que les Chinois perdraient infiniment agrave ecirctre connus19raquo

Montesquieu rencontre agrave Rome au fil de lrsquoanneacutee 1729 un autre personnage deacuteterminant dans sa sinophobie soit lrsquoex-jeacutesuite Fouquet20 Cet ancien missionnaire et eacutevecircque drsquoEacuteleutheacuteropolis adopte un ton neacutegatif envers la mission en Chine puisqursquoil a eacuteteacute forceacute de quitter la Compagnie de Jeacutesus au deacutebut des anneacutees 1720 en raison de tensions avec ses confregraveres Il avait constateacute que les meacutesententes entre les missionnaires causant la Querelle des rites en Chine eacutetaient en grande partie la cause de la condition preacutecaire du christianisme dans cet Empire21 En effet ces tensions qui eacutevoluent jusqursquoau milieu du xviiie siegravecle concernent la religiositeacute des Chinois sont-ils atheacutees sont-ils idolacirctres ont-ils une veacuteritable religion Cependant les eacutecrits des jeacutesuites vantent la morale des Chinois Agrave ce moment est-ce que la morale peut exister indeacutepen-damment de la religion Lrsquoun des points centraux de cette poleacutemique concerne la toleacuterance des jeacutesuites envers certains rites chinois dont le culte des morts et des ancecirctres ainsi que la toleacuterance envers lrsquoutilisation du terme chinois Tien pour signifier le Dieu du Ciel En effet ces pratiques sont consideacutereacutees comme idolacirctres par la papauteacute et par les dominicains Ces derniers refusent cette toleacuterance et exigent de lrsquoEmpereur alors nommeacute Kangxi de se soumettre entiegraverement aux dogmes de lrsquoEacuteglise et de renoncer agrave ses rites Cette intoleacuterance et les diffeacuterentes tensions qui animent les divers ordres religieux en Chine engendrent la perte de la mission eacutevangeacutelisatrice dans lrsquoEmpire du Milieu22 La querelle qui oppose deux groupes majeurs soit les Jeacutesuites et la papauteacute se poursuit jusqursquoen 1742 lorsque le pape Benoicirct xiv publie la Bulle Immensa Pastorum23 qui condamne deacutefinitivement les rites chinois Ainsi en seulement quelques lignes lrsquoautoriteacute papale venait de ruiner des milliers de pages drsquoargumentaires en faveur des jeacutesuites en Chine Sombre avenir pour la Compagnie qui subit nombre difficulteacutes jusqursquoen 1773 moment ougrave elle est deacutefinitivement interdite par le pape Cleacutement xiv Les propos peacutejoratifs de Fouquet agrave lrsquoeacutegard de son ancienne compagnie nrsquoont pour but qursquoune discreacuteditation du rocircle des jeacutesuites en Chine Au fil des discussions entre lrsquoancien jeacutesuite et Montesquieu le scepticisme du philosophe envers la nation chinoise se renforce sans cesse24 Par conseacutequent il est de plus en plus convaincu que la Chine est domineacutee par un gouvernement despotique

97-112 2013 06 Janvierindd 100 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 101

Les theacuteoriciens qui ont preacuteceacutedeacute le philosophe bordelais nrsquoabordaient que tregraves peu la notion du despotisme Lors de la reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois Montesquieu a cependant entre les mains les traits principaux du despotisme exposeacutes par divers personnages tels Jacques-Beacutenigne Bossuet et Franccedilois Feacutenelon Ces derniers avaient marqueacute une distinction entre une puissance arbitraire et une monarchie reacutegleacutee par les lois Bien avant ces derniers Bernard de La Roche avait poseacute lui aussi une distinction entre les principes de la monarchie franccedilaise et ceux des despotismes ottoman ou moscovite25 En fait le terme apparaicirct en France chez les pamphleacutetaires de la Fronde au moment ougrave lrsquoon critique la monteacutee de la monarchie absolue Lrsquoopposition aristocratique dans laquelle eacutevolue Feacutenelon cherche agrave aneacuteantir le regravegne arbitraire drsquoun seul dont le pouvoir nrsquoest pas limiteacute par les lois On associe alors lrsquoabsolutisme de la monarchie agrave lrsquoiniquiteacute dans lrsquoadministration des finances agrave lrsquointoleacuterance religieuse et agrave une politique de conquecircte26 La construction de la notion de despotisme au xviiie siegravecle reacutefegravere agrave un laquo ailleurs raquo deacutecrit dans les reacutecits de voyage La litteacuterature de lrsquoeacutepoque traite du despotisme des reacutegimes orientaux en exposant que les gouvernements europeacuteens sont toujours agrave risque drsquoy sombrer eux-mecircmes LrsquoEsprit des Lois de Montesquieu deacuteveloppe cette ideacutee de despotisme qursquoil applique geacuteneacuteralisation coutumiegravere agrave lrsquoeacutepoque agrave tous les pays orientaux Cependant agrave la suite de sa lecture des eacutecrits jeacutesuites et plus particuliegraverement celle de la Description de la Chine27 du Pegravere Du Halde le cas de lrsquoEmpire du Milieu semble apparaicirctre gecircnant voire deacuterangeant pour le philosophe bordelaisIntroduction agrave lrsquoimage de la Chine dans LrsquoEsprit des LoisLrsquoEsprit des Lois œuvre majeure de Montesquieu publieacutee pour la premiegravere fois en 1748 propose une typologie des gouvernements monarchique reacutepublicain et despotique Il cherche par cet ouvrage agrave deacutemontrer les causes naturelles derriegravere chaque institution Le philosophe tranche distinctement sur la moraliteacute de ces reacutegimes politiques en exposant que le principe de la monarchie est lrsquohonneur celui de la reacutepublique est la vertu tandis que celui du despotisme est la crainte28 Montesquieu est sans conteste au xviiie siegravecle lrsquoun des plus fervents deacutetracteurs du despotisme Il eacutecrit drsquoailleurs laquo On ne peut parler sans freacutemir de ces gouvernements monstrueux29raquo Montesquieu insiste sur le fait que les sujets sont tenus dans lrsquoobeacuteissance par le chacirctiment par une eacuteducation presque nulle et une application stricte des rites et des ceacutereacutemonies30 Les eacutetats despotiques qui regravegnent dans le monde asiatique se caracteacuterisent ainsi par la cruauteacute du prince et lrsquoheacutebeacutetement servile des sujets Crsquoest dans cette cateacutegorie que Montesquieu classe la Chine pourtant ideacutealiseacutee par la majoriteacute des hommes de son temps

Toutefois devant la masse drsquoinformations qui procircne voire ideacutealise lrsquoEmpire du Milieu Montesquieu deacutecide de nuancer sa theacuteorie du despotisme chinois laquo Il y a certaines circonstances qui peuvent faire que le gouvernement de la Chine ne soit pas aussi corrompu qursquoil devrait

97-112 2013 06 Janvierindd 101 13-01-17 1033

102 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

lrsquoecirctre31 raquo Il cherche dans son œuvre agrave faire une distinction entre les causes culturelles et naturelles qui forment les gouvernements De cette maniegravere il livre aux lecteurs du xviiie siegravecle une eacutetude sociologique des mœurs politiques qui repreacutesente agrave lrsquoeacutepoque une meacutethode reacutevolutionnaire Lrsquoambition du philosophe bordelais est drsquoexposer son inteacuterecirct pour les causes naturelles par sa fameuse theacuteorie des climats Selon Robert Shackleton laquo aucune theacuteorie de LrsquoEsprit des Lois nrsquoattira davantage lrsquoattention que celle de lrsquoinfluence du climat sur lrsquohumaniteacute [hellip]32 raquo Cette derniegravere drsquoabord esquisseacutee dans les Lettres persanes (1721)33 puis deacuteveloppeacutee dans LrsquoEsprit des Lois amegravene lrsquoideacutee que le climat influence agrave lui seul la nature de lrsquoHomme et la socieacuteteacute dans laquelle il vit En se basant sur les reacuteactions du corps dans diffeacuterents climats il affirme que les peuples du nord sont plus rigides travaillants courageux tandis que les peuples du sud sont plus lacircches faibles craintifs Les peuples du sud dont celui de la Chine sont donc plus agrave risque drsquoecirctre controcircleacutes par un gouvernement despotique Montesquieu croit cependant que le climat dans lrsquoEmpire chinois tempegravere ce type de reacutegime

Il expose dans LrsquoEsprit des Lois que lrsquoabondance des ressources vanteacutee par les jeacutesuites est relativiseacutee par la grande population qui habite les terres chinoises34 Le climat de la Chine laquo favorise prodigieusement la propagation de lrsquoespegravece humaine35 raquo et ce malgreacute la tyrannie la plus cruelle qui ne peut empecirccher le progregraves de la propagation36 Or une Chine surpeupleacutee engendre des crises drsquoapprovisionnement et donc de famine Le prince doit par conseacutequent aider son peuple afin qursquoil ne se reacutevolte pas Crsquoest lagrave selon Montesquieu toute lrsquoorigine de la sollicitude paternelle exposeacutee encore une fois dans les eacutecrits jeacutesuites37 Il ne faut ainsi voir qursquoune preacutecaution du despote afin de conserver le pouvoir et la tranquilliteacute dans son Empire En effet le philosophe deacutemontre que le prince doit craindre que ce peuple tirailleacute par la faim ne srsquounisse par neacutecessiteacute en quantiteacute de petits groupes de voleurs dans les provinces semant deacutesordre et reacutevoltes afin de trouver de quoi vivre Bien que lrsquoarmeacutee impeacuteriale puisse en limiter la propagation la Chine ne peut entretenir une force militaire quantitativement proportionneacutee agrave la taille immense de la population chinoise38 Ces groupes de bandits et les reacutevoltes qursquoils engendrent peuvent ainsi menacer non seulement lrsquoautoriteacute impeacuteriale mais la vie mecircme du despote Le principe de la crainte attacheacute au despotisme a ici une double facette En effet Montesquieu expose comme un demi-aveu qursquoun peuple aussi prodigieux ne peut ecirctre totalement soumis et que face aux multiples forces de seacutedition laquo le mauvais gouvernement y est drsquoabord puni39raquo Lrsquoempereur se doit drsquoecirctre agrave lrsquoaffucirct des famines qui peuvent subvenir sous son regravegne ainsi que tout autre eacutetat pouvant mener la population agrave la reacutevolte laquo LrsquoEmpire est souvent envahi par des voleurs voilagrave ce que crsquoest quand la monarchie devient faible que lrsquoeacutetat est mal administreacute40 raquo Or Montesquieu conserve son ideacutee de despotisme car bien que lrsquoempereur doive faire en certaines circonstances des compromis et eacutecouter ses sujets ses deacutecisions ne sont

97-112 2013 06 Janvierindd 102 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 103

pas dicteacutees par la loi ou par la bonteacute mais bien par neacutecessiteacute Le despotisme modeacutereacute avanceacute par Montesquieu permet donc cet eacutequilibre preacutecaire de lrsquoEacutetat chinois

Cependant le classement de la Chine dans les Eacutetats despotiques continue de poser problegraveme agrave Montesquieu En effet la Contreacutee du Milieu eacutemerveille agrave lrsquoeacutepoque par sa reacuteputation de sagesse de prospeacuteriteacute et de toleacuterance religieuse Plusieurs documents sont eacutecrits sur cet empire dont le ceacutelegravebre ouvrage du Pegravere Le Comte Nouveaux meacutemoires sur lrsquoEacutetat preacutesent de la Chine (1696) lrsquoeacutenorme compilation du Pegravere Du Halde La Description de la Chine (1735) sans oublier Les Lettres eacutedifiantes et curieuses (1702-1776)41 De ces ouvrages se deacutegage geacuteneacuteralement une image positive de la Chine on y vante la sagesse des lois le pouvoir et la fermeteacute paternelle des empereurs la fertiliteacute des sols etc On y procircne surtout la sagesse de la nation chinoise qui est sobre patiente et laborieuse On y exalte aussi le respect des sujets plutocirct que son obeacuteissance servile et le gouvernement certes absolu mais tempeacutereacute par la force des traditions Rien dans ces images ne rappelle la crainte la terreur et la cruauteacute caracteacuteristiques drsquoun gouvernement despotique dans LrsquoEsprit des Lois

Ainsi au fil de ses lectures et plus preacuteciseacutement lors de celle qursquoil effectue dans la Description Montesquieu srsquoaperccediloit que la Chine ne cadre pas tout agrave fait avec la deacutefinition du despotisme qui reacutegit les reacutegimes orientaux telle qursquoexposeacutee dans le premier tome de son Esprit des Lois Lrsquoœuvre du Pegravere Du Halde deacutepeint en effet une Chine plus monarchique que despotique obligeant Montesquieu agrave remettre en question le schegraveme theacuteorique de sa penseacutee Afin de pallier agrave ce problegraveme le philosophe se voit drsquoabord contraint drsquoajouter agrave son œuvre une preacuteclassification qui distingue laquo reacutegime modeacutereacute raquo et laquo reacutegime despotique raquo42 Sa deacutemarche conceptuelle peut donc apparaicirctre comme une tentative de nuancer sa deacutefinition mecircme de despotisme pour qursquoelle srsquoapplique neacuteanmoins agrave la Chine En fait Montesquieu deacutesire comprendre comment la Chine peut ecirctre moins despotique qursquoelle ne devrait lrsquoecirctre Cet eacutetat de penseacutee lrsquoamegravene agrave reacuteinterpreacuteter modifier voire mecircme neacutegliger certains passages de la Description affaiblissant trop la cateacutegorisation despotique de la Chine Les Geographica disponibles dans les Œuvres complegravetes du philosophe sont neacutecessaires agrave lrsquoanalyse puisqursquoon y trouve les reacutecits qursquoil a soigneusement lus et annoteacutes43

Montesquieu cherche dans la litteacuterature disponible des indices susceptibles de fragiliser la preacutesentation trop positive de ce modegravele de socieacuteteacute Dans lrsquoesprit du philosophe la Chine nrsquoest pas et ne doit pas ecirctre un modegravele pour la France Puisque les reacutecits neacutegatifs des voyageurs envers lrsquoEmpire du Milieu comme celui de Gustave Lange Relation de voyage de Laurent Lange agrave la Chine (1715) et de Gorge Anson Voyage autour du monde (1748)44 ne parviennent pas agrave eux seuls agrave combler sa deacutefinition du despotisme chinois il nrsquoa drsquoautre choix que de prendre en consideacute-ration les propos des jeacutesuites Le philosophe doit par conseacutequent utiliser

97-112 2013 06 Janvierindd 103 13-01-17 1033

104 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

leurs eacutecrits mais agrave des fins profitables pour ses propres conceptions Ainsi il lit les informations disponibles dans un premier temps srsquoapproprie celles-ci dans un deuxiegraveme temps puis dans un troisiegraveme temps deacutetourne le propos pour satisfaire ses ideacutees telle est la strateacutegie litteacuteraire de Montesquieu Crsquoest de cette maniegravere qursquoil procegravede avec La Description de la Chine du Pegravere du Halde

Suite agrave lrsquoanalyse de LrsquoEsprit des Lois jrsquoai remarqueacute que le philosophe a sous-estimeacute le pouvoir de lrsquoeacutetat chinois qui gracircce agrave une administration serreacutee fait respecter ses lois Il faut bien saisir qursquoagrave lrsquoeacutepoque les Europeacuteens commencent peu agrave peu agrave connaicirctre le systegraveme administratif chinois par lrsquoentremise des eacutecrits jeacutesuites On reacutealise alors que si la Chine a pris du retard aupregraves des sciences et des techniques elle a deacutepasseacute les eacutetats europeacuteens sur le plan administratif Cet eacutetat des faits qui impressionne le public savant nrsquoest pourtant pas exploiteacute par Montesquieu dans son Esprit des Lois Le philosophe passe presque sous silence lrsquoorganisation administrative de la Chine dans son œuvre Pourtant il est loin drsquoignorer le systegraveme mandarinal45 Ses notes du Spicilegravege46 et de son recueil Geographica47deacutemontrent que le philosophe lui a accordeacute une attention particuliegravere Parmi ses notes on trouve la description du statut de lrsquoempereur du respect qursquoon lui doit et de lrsquoimmensiteacute de ses compeacutetences Le mandarinat y est mentionneacute et on peut y lire les meacutethodes de recrutement des fonctionnaires Or ces passages dans ses Geographica ne sont qursquoune copie de La Description ou des Lettres eacutedifiantes De fait il nrsquoy a aucune trace drsquoasteacuterisques agrave la suite de ces passages qui deacutemontrent normalement lrsquointervention des remarques personnelles de Montesquieu Par conseacutequent les reacuteflexions sur lrsquoadministration chinoise qursquoil transcrit dans son Esprit des Lois ne sont qursquoune infime partie de ses notes Les conversations qursquoil a eues avec le Chinois Hoange permettent de constater que le philosophe est bien instruit sur la composition du gouvernement chinois plus que ne lrsquoexpose LrsquoEsprit des Lois Quelle en est la raison Est-ce que le philosophe a choisi de laisser de cocircteacute lrsquoadministration chinoise pour le bien de sa deacutemonstration du despotisme chinois Il semblerait que Montesquieu ressente un profond malaise envers cette organisation serreacutee et qursquoil ne sache pas comment faire usage de ce modegravele sociopolitique chinois Peut-ecirctre souhaitait-il en finir rapidement avec cet aspect de la politique chinoise

La description du systegraveme administratif chinois faite par le Pegravere Du Halde et les missionnaires jeacutesuites contraint le philosophe agrave repenser sa theacuteorie du despotisme qui reacutegit les grands empires Lrsquoorganisation serreacutee qui forme les tribunaux ainsi que la bonne communication entre les provinces et villes de la Chine ne cadrent pas dans la description drsquoun Eacutetat tyrannique telle qursquoexposeacutee dans LrsquoEsprit des Lois Bien que ses Geographica et ses notes prises dans Le Spicilegravege deacutemontrent que le philosophe avait pris connaissance de lrsquoorganisation administrative de la Chine il choisit de taire ce qursquoil sait dans son œuvre politique Il est probable qursquoil nrsquoavait rien agrave redire agrave ce sujet Cela en est tout autrement pour la question de la

97-112 2013 06 Janvierindd 104 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 105

justice chinoise Alors que les sinophiles utilisent la justice comme un argument valable pour promouvoir le modegravele chinois le sinophobe au contraire use de cet eacuteleacutement dans la prononciation de son jugement neacutegatif sans appel sur le reacutegime tout entier

La Description de la Chine aborde le thegraveme de la justice dans plusieurs chapitres du Tome 248 Dans ce dernier Du Halde insiste surtout sur le caractegravere centraliseacute du systegraveme judiciaire chinois Les deacutecisions sont prises par la cinquiegraveme cour souveraine nommeacutee Hing Pou dans lrsquoenceinte mecircme de la Citeacute interdite Crsquoest elle qui examine si lrsquoaccuseacute doit ecirctre puni selon ce que laquo les lois ont sagement eacutetabli49 raquo Cet eacuteleacutement ne peut qursquoattirer lrsquoattention des savants franccedilais conscients des faiblesses de leurs propres maniegraveres de conduire les affaires criminelles La France connaicirct en effet une profonde dispariteacute dans les proceacutedures et au sein des parlements provinciaux qui deacutemontrent une autonomie laquo trop vite abusive50 raquo Le Jeacutesuite expose que la justice chinoise ne peut ecirctre exerceacutee sous un pouvoir arbitraire puisque la sentence doit ecirctre toujours motiveacutee par une loi laquo Tous les jugements de crimes dignes de mort doivent ecirctre examineacutes deacutecideacutes et souscrits par lrsquoempereur Les mandarins envoient en cour lrsquoinstruction du procegraves et leur deacutecision marquant lrsquoarticle de la loi [hellip]51raquo Le Pegravere Du Halde reprend les propos qursquoil a lus dans les lettres mission-naires agrave savoir que la justice chinoise est juste et eacutequitable car elle permet au plus vil citoyen de se faire entendre52 Elle semble adopter une humaniteacute qui paraicirct manquer agrave la justice europeacuteenne Montesquieu concegravede cette humaniteacute agrave la justice chinoise Agrave titre drsquoexemple lrsquoempereur souhaite voir agrave trois reprises le procegraves de condamnation agrave mort avant de prendre une deacutecision finale ainsi laquo on y fait grand cas de la vie drsquoun homme53 raquo Ici cette derniegravere affirmation est preacuteceacutedeacutee drsquoun asteacuterisque dans les Geographica ce qui signifie lrsquointervention drsquoune reacuteflexion du philosophe

Montesquieu passe cependant de lrsquoacceptation au doute lorsqursquoil lit dans les Lettres eacutedifiantes et curieuses un argument qui le ramegravene agrave son scepticisme de deacutepart laquo Crsquoest la coutume des tribunaux de la Chine de prononcer seacutevegraverement pour donner lieu agrave lrsquoempereur drsquouser de cleacutemence54 raquo Toutefois ce passage nrsquoest pas utiliseacute par le philosophe dans sa reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois puisqursquoil peut lrsquoamener agrave deux interpreacutetations Drsquoune part il peut permettre de deacutenoncer le mythe drsquoun empereur aimant et bienveillant qui diminue la peine drsquoun sujet par amour de son peuple Or drsquoautre part il peut ecirctre perccedilu comme un acte eacuteducatif afin de deacutemontrer au fautif qursquoil aurait pu ecirctre puni plus seacutevegraverement Ici on visualise bien le cocircteacute paternaliste de la socieacuteteacute chinoise Ce choix difficile entre les deux interpreacutetations explique peut-ecirctre bien lrsquoabsence de ce passage dans son Esprit des Lois Or bien que Montesquieu fasse de la justice lrsquoindicateur par excellence de lrsquoeacutetat drsquoun reacutegime politique il semblerait qursquoil eacuteprouve un certain malaise envers celle appliqueacutee en Chine Eacutetant lui-mecircme juriste Montesquieu aurait ducirc donner plus de place agrave la justice chinoise dans son œuvre Ce dernier deacutemontre pourtant dans ses Geographica qursquoil a lu les eacutecrits jeacutesuites en

97-112 2013 06 Janvierindd 105 13-01-17 1033

106 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

retenant plusieurs eacuteleacutements importants Par contre les eacuteleacutements qursquoil retient servent agrave son argumentaire sinophobe En effet srsquoil nrsquoa pas trahi ou laquo gauchi raquo les textes de Du Halde il se montre sans conteste mal agrave lrsquoaise devant cette administration judiciaire qui semble moderne et organiseacutee55

Tel que deacutemontreacute preacuteceacutedemment Montesquieu est sceptique envers les eacutecrits des jeacutesuites qursquoil aborde toujours avec prudence Ce qursquoil faut bien saisir crsquoest qursquoavec le thegraveme de la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois le philosophe passe de la prudence au doute puis du doute agrave la neacutegation et ce sans jamais apporter de reacuteelles explications agrave ce changement drsquoopinion On pourrait penser que le juriste deacutesarmeacute devant la masse de documents jeacutesuites manque drsquoarguments en provenance drsquoautres sources qui pourraient affaiblir le groupe sinophile Or il est possible de comprendre ce cheminement de penseacutees en le remettant en contexte En effet le philosophe connaicirct une vague de scepticisme agrave lrsquoeacutegard de la Chine qui touche de plus en plus drsquoeacuterudits Cette tendance prend de lrsquoampleur durant la seconde moitieacute du xviiie siegravecle et est entre autres motiveacutee par lrsquoabbeacute Renaudot qui laquo eacutetait de mauvaise humeur contre la nation chinoise ou plutocirct contre ceux qui en ont parleacute avantageusement56 raquo Cette vague sinophobe pousse Montesquieu agrave prendre la deacutecision drsquoignorer pratiquement la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois et de srsquoen tenir agrave cette imputation vague laquo Jrsquoignore ce que crsquoest que cet honneur dont on parle chez des peuples agrave qui on ne fait rien faire qursquoagrave coups de bacircton raquo Il joint une note de bas de page agrave cette affirmation laquo Crsquoest le bacircton qui gouverne la chine dit le P du Halde57 raquo Crsquoest drsquoailleurs avec ce passage un peu court du chapitre XXI de LrsquoEsprit des Lois intituleacute laquo De la Chine raquo que le philosophe se propose de conclure sur la justice chinoise Cependant cette note ne renvoie agrave aucune page de la Description La raison est fort simple ce passage nrsquoexiste pas En fait le Pegravere Du Halde expose plutocirct dans sa Description que laquo [hellip] le Gouvernement Chinois ne subsiste guegravere que par lrsquoexercice du bacircton58 raquo Il faut bien comprendre que ce passage est dans le chapitre sur les prisons et les chacirctiments en Chine et que lrsquoobjectif du Jeacutesuite est simplement de deacutemontrer que le chacirctiment le plus commun est la bastonnade Le philosophe jouant avec ses sources deacutesire tant apposer le despotisme au gouvernement chinois qursquoil ne peut conclure autrement qursquoen affirmant que la justice chinoise nrsquoa qursquoun seul deacutesir soit celui de punir

Aux termes de son analyse de la justice chinoise et ce mecircme en prenant conscience du systegraveme organiseacute du tribunal de la cour criminelle qui empecircche lrsquoempereur de reacutegner laquo sans loi et sans regravegle raquo Montesquieu conclut en exposant le reacutegime du bacircton dans son Esprit des Lois Le philosophe a preacutefeacutereacute rester sur son ideacutee de deacutepart agrave savoir le despotisme chinois au lieu de repenser son classement des reacutegimes La Chine est maintenant eacutetiqueteacutee comme un despotisme du bacircton par Montesquieu

Lorsque le philosophe bordelais srsquointeacuteresse aux mœurs coutumes et maniegraveres de la nation chinoise il souhaite une fois de plus veacuterifier sa theacuteorie du despotisme Or sa curiositeacute le pousse vers des horizons

97-112 2013 06 Janvierindd 106 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 107

inattendus Il ne srsquoagit plus drsquoimposer uniquement ses principes mais eacutegalement drsquoexaminer comment lrsquoempereur peut modeler les coutumes et lrsquoesprit drsquoun peuple afin de conserver la tranquilliteacute publique Ces rites ceacutereacutemonies et lois forment une part neacutecessaire de la leacutegislation de lrsquoEmpire chinois autour du respect et de la pieacuteteacute filiale Ainsi les enfants doivent respecter leurs pegraveres qui eux doivent respecter les mandarins des villages qui agrave leur tour doivent respecter lrsquoempereur qui lui devient le pegravere de la nation Montesquieu eacutecrit agrave ce sujet laquo Cet empire est formeacute sur lrsquoideacutee du gouvernement drsquoune famille Si vous diminuez lrsquoautoriteacute paternelle ou mecircme si vous retranchez le respect que lrsquoon a pour elle [hellip] ce rapport drsquoamour qui est entre les princes et les sujets se perdra peu agrave peu Retranchez une de ces pratiques et vous eacutebranlez lrsquoEacutetat59 raquo Ainsi chaque geste doit ecirctre effectueacute sans perturber la tranquilliteacute et le repos de lrsquoEmpire Lrsquoune des maniegraveres de controcircler le peuple selon Montesquieu est lrsquoapplication stricte et reacutepeacutetitive des rites chinois Ces rites laborieux devant ecirctre appris degraves lrsquoenfance occupent tant lrsquoesprit de chacun qursquoils ne laissent pas de place agrave la penseacutee de reacutevolte Le Pegravere Du Halde dans sa Description eacutecrit que ces rites de politesse et ces ceacutereacutemonies enlegravevent les sentiments de colegravere et de rudesse pour laisser place agrave la douceur de lrsquoacircme au maintien de la paix et donc agrave la tranquilliteacute de lrsquoEmpire60 Montesquieu quant agrave lui va plus loin ou du moins adopte un autre angle drsquoapproche Il insiste sur le fait que ces rites empecircchent lrsquoeffondrement de la stabiliteacute de lrsquoEmpire chinois et lui assure la condition mecircme de son existence Crsquoest dans cette ligneacutee que Montesquieu adopte la toleacuterance religieuse de lrsquoempereur Kangxi envers le christianisme Il considegravere que cette toleacuterance est en fait une faccedilade qui cache le veacuteritable objectif de lrsquoEmpire soit la tranquilliteacute publique Toutes formes de rites doivent ecirctre exerceacutees dans le calme pour le respect de cette tranquilliteacute publique Ainsi on accepte la preacutesence drsquoeacutetrangers sur le territoire chinois agrave la seule condition qursquoils satisfassent les inteacuterecircts de lrsquoEmpire et qursquoils nrsquoentravent pas lrsquoautoriteacute du prince61

Par ailleurs on remarque que dans ce systegraveme baseacute sur lrsquoideacutee drsquoune famille on ne voit pas le principe de la crainte caracteacuteristique pourtant principale du gouvernement despotique exposeacute dans LrsquoEsprit des Lois Le philosophe se trouve confronteacute agrave une sorte de despotisme qursquoil a du mal agrave accepter soit un despotisme exempt de crainte ougrave le prince nrsquoa pas toujours le bras leveacute pour menacer ou pour deacutetruire Au contraire il semble faire fleurir lrsquoabondance et reacutegner dans la vertu62 Or Montesquieu est contraint drsquoaccepter sans gaieteacute de cœur cette image deacutevoileacutee par les jeacutesuites la Chine serait un despotisme sage et paternel fondeacute sur lrsquoamour et non sur la crainte

Au fil de la reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois le philosophe se voit parfois contraint drsquoassouplir la theacuteorie stricte du despotisme qursquoil applique neacuteanmoins agrave la Chine Il constate toutefois cette faiblesse en eacutecrivant que si cette morale chinoise ces rites et ceacutereacutemonies sont perdus lrsquoEmpire chinois tombe sans contredit dans le chaos des reacutevolutions63 Malgreacute cela

97-112 2013 06 Janvierindd 107 13-01-17 1033

108 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

Montesquieu conserve son ideacutee et conclut comme mentionneacute preacuteceacutedem-ment que la Chine est un gouvernement despotique baseacute sur la crainte Crsquoest lagrave toute lrsquoincoheacuterence de lrsquoœuvre de LrsquoEsprit des Lois et crsquoest alors que Montesquieu se contredit Il refuse de diluer sa peinture drsquoun despotisme monstrueux mecircme apregraves avoir eacutetudieacute le cas de la Chine Il conserve son scepticisme envers cette nation et refuse ainsi de voir la Contreacutee du Milieu comme un modegravele pour la France On peut eacutegalement exposer qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute aussi aiseacute pour Montesquieu drsquoapposer le masque du despotisme sur le visage de lrsquoempereur chinois comme il lrsquoavait si bien fait avec les Persans de ses Lettres persanes Conclusion Montesquieu deacutecouvre la Chine agrave une eacutepoque ougrave elle est sans conteste agrave la mode Cependant devant son scepticisme agrave lrsquoeacutegard des eacutecrits jeacutesuites trop souvent eacutelogieux envers la nation chinoise le philosophe deacutecide de poser un regard critique sur ces reacutecits Les personnages qursquoil a rencontreacutes soit le philosophe Nicolas Freacuteret lrsquoex-jeacutesuite Fouquet et le Chinois Arcadio Hoange jouent eacutegalement un rocircle significatif sur sa penseacutee sinophobe Ainsi malgreacute certaines de ses constatations et acceptations agrave la suite de sa lecture des eacutecrits jeacutesuites Montesquieu affirme que la Chine est reacutesolument reacutegie par un despote Il nrsquoheacutesite pas je lrsquoai deacutemontreacute agrave jouer avec ses sources pour satisfaire sa theacuteorie du despotisme Il a pour ainsi dire preacutefeacutereacute contenir le despotisme chinois dans une fausse speacutecificiteacute Chaque document est devenu pour lui un point de deacutepart et un moyen pour construire son argumentaire en deacutefaveur de la Chine Le philosophe a bien souvent saisi au vol quelques passages quelques ideacutees quelques faits eacutepars pour deacutevelopper ses conceptions LrsquoEsprit des Lois preacutesente donc aux lecteurs du xviiie siegravecle lrsquoimage drsquoune Chine redessineacutee drsquoapregraves les reacutecits missionnaires et ceux des voyageurs Aux termes de lrsquoanalyse de son œuvre politique je peux constater qursquoil voulait freiner lrsquoadmiration des lecteurs agrave propos de la Chine et surtout envers les eacutecrits jeacutesuites Montesquieu avait bien deacutetecteacute la leacutegende le mirage chinois engendreacute par ces reacutecits et il a choisi de srsquoy opposer

Comme tout savant de lrsquoeacutepoque le Montesquieu des Lettres persanes est inteacuteresseacute par lrsquoOrient et encore plus pour le reacutegime oriental Il est fort possible qursquoil ait tout simplement confondu la cruauteacute et les caprices de tous les pays de lrsquoOrient avec la Chine cette Chine pourtant deacutepeinte par les jeacutesuites comme eacutetant un empire paisible prospegravere et sage La Contreacutee du Milieu de Montesquieu est et restera dans LrsquoEsprit des Lois un empire despotique mecircme si elle reacutesiste agrave sa typologie des gouvernements Agrave la suite de la publication de son œuvre le philosophe a certes reccedilu des critiques et commentaires mais la Chine deacutecrite dans celle-ci nrsquoa pu par la suite ecirctre ignoreacutee par les eacutecrivains inteacuteresseacutes par elle Son œuvre est devenue en effet lrsquoun des ouvrages de reacutefeacuterence inestimables pour ceux qui deacutesiraient nourrir leur argumentaire sinophobe64 Enfin Montesquieu a utiliseacute les informations disponibles pour veacuterifier ses ideacutees ses

97-112 2013 06 Janvierindd 108 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 109

conceptions et ses theacuteories Les eacutecrits jeacutesuites et plus preacuteciseacutement la Description de la Chine lui ont certainement servi de puits drsquoinformations inestimables pour construire sa vision de la Chine non pas en Empire modegravele mais en Empire despotique Il a habilement joueacute avec ses sources afin de plaire agrave son argumentaire sinophobe Ainsi on peut conclure que la Chine du xviiie siegravecle eacutetait bel et bien laquo une Chine de papier65 raquo Notes 1 Agrave ce sujet voir lrsquoarticle de Pierre-Antoine Fabre laquo La compagnie de jeacutesus et le

souvenir du vœu de Montmartre eacutetat drsquoune recherche raquo Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques no 24 (2000) [httpccrhrevuesorg2032 Site consulteacute le 28 deacutecembre 2011]

2 Reneacute Eacutetiemble LrsquoEurope chinoise Tome 2 De la sinophilie agrave la sinophobie Paris Gallimard 1989 p 208

3 La trageacutedie theacuteacirctrale de Voltaire LrsquoOrphelin de la Chine (1763) le Traiteacute de Confucius du Pegravere Couplet (1687) les peintures drsquoAntoine Watteau (1684-1721) et de Franccedilois Boucher (1703-1770) pour ne nommer que ces exemples

4 Jacques Pereira Montesquieu et la Chine Paris LrsquoHarmattan 2008 p 169 5 Parmi les sinophiles qui procircnent la Chine comme modegravele politique et moral eacutevoluent

plusieurs personnages dont Franccedilois-Marie Arouet dit Voltaire (1694-1778) Franccedilois Quesnay (1694-1774) et Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) Parmi les sinophobes qui discreacuteditent la valeur des eacutecrits jeacutesuites et qui adhegraverent agrave la theacuteorie du despotisme du gouvernement chinois se trouvent entre autres Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) Franccedilois Feacutenelon (1651-1715) Denis Diderot (1713-1784)

6 Montesquieu De lrsquoesprit des loix Genegraveve Chez Barillot et fils 1748 deux tomes 7 Greacutegoire Holtz a deacutetermineacute quatre modes de deacutetournement lrsquoinsertion de la

citation avec ou sans reacutefeacuterence la paraphrase avec un leacuteger deacutecalage significatif le deacutetournement de lrsquoideacutee en inventant parfois certains passages la reacuteeacutecriture drsquoun passage en srsquoappropriant le contenu Confeacuterence donneacutee agrave Montreacuteal le 29 septembre intituleacutee laquo Lrsquoœil du diable Les Lettres missionnaires lues par les libertins raquo dans le cadre drsquoune table ronde sur les laquo Textes missionnaires dans lrsquoespace francophone raquo organiseacutee par Guy Poirier Greacutegoire Holz est professeur drsquohistoire agrave lrsquoUniversiteacute de Toronto

8 Daniel Roche Les Reacutepublicains des Lettres gens de culture et Lumiegraveres au XVIIIe siegravecle Paris Fayard 1988 p 157-158 et 242

9 Au sujet de Nicolas Freacuteret voir lrsquoouvrage de Danielle Elisseeff Nicolas Freacuteret (1688-1749) reacuteflexions drsquoun humaniste du XVIIIe siegravecle sur la Chine Paris Institut des hautes eacutetudes chinoises 1978 251 p

10 Zhimin Bai Les voyageurs franccedilais en Chine aux XVIIe et XVIIIe siegravecles Paris Harmattan 2007 p 91

11 Le nom de laquo Hoange raquo devrait plutocirct srsquoorthographier laquo Hoang raquo mais Arcadio Hoange lui-mecircme lrsquoeacutecrivait avec un laquo e raquo agrave la toute fin Pour ce qui est de son preacutenom laquo Arcadio raquo il le doit au Reacuteveacuterend pegravere espagnol qui le fit travailler avec lui dans la ville de Him Hoa dans la province du Fokien en Chine Andreacute Masson laquo Un Chinois inspirateur des laquo Lettres persanes raquo dans Revue des deux mondes deuxiegraveme quinzaine mai 1951 p 350

12 Hoange travaille drsquoabord sous la direction drsquoun Pegravere espagnol sur les fonds baptismaux dans la ville de Him Hoa en 1679 Le fils drsquoun ministre de Louis XIV eacutevecircque de Rosalie et vicaire apostolique du Sseacute Tchuan nommeacute Artus de Lionne

97-112 2013 06 Janvierindd 109 13-01-17 1033

98 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

Au fil des xviie et xviiie siegravecles la Chine qui introduit peu agrave peu les milieux savants tels les acadeacutemies les salons et les cafeacutes suscite maints deacutebats entre les philosophes En France les savants souhaitent deacuteterminer un modegravele politique et spirituel pour le royaume franccedilais puisqursquoils remettent en question les bienfaits de la monarchie absolue et critiquent lrsquointoleacuterance religieuse agrave la suite de la reacutevocation de lrsquoEacutedit de Nantes par Louis xiv en 1685 La deacutecouverte drsquoune Chine admirable prospegravere et toleacuterante envers le christianisme par lrsquointermeacutediaire des eacutecrits jeacutesuites suscite une curiositeacute et un inteacuterecirct marqueacutes chez les hommes du xviiie siegravecle Lrsquohistorien Reneacute Eacutetiemble eacutecrit drsquoailleurs qursquoaucun homme renseigneacute ne peut ignorer lrsquoEmpire Ceacuteleste agrave cette eacutepoque2 Par conseacutequent cette terre lointaine nrsquoeacutechappe souvent agrave aucune plume poleacutemiste et agrave aucun pinceau recircveur La Contreacutee du Milieu occupe pour ainsi dire une grande place dans la litteacuterature et dans les arts3 La vogue qui entoure la Chine au deacutebut du Siegravecle eacuteclaireacute amegravene plusieurs savants agrave proposer cet empire comme alternative au modegravele monarchique franccedilais qui ne semble plus satisfaire la majoriteacute Au mecircme moment ougrave la conscience chreacutetienne srsquointerroge sur le bien-fondeacute de son enracinement theacuteologique des informations parviennent de lrsquoautre bout du monde sur une autre maniegravere de vivre et sur une faccedilon divergente de concevoir la spiritualiteacute Les lecteurs deacutecouvrent aussi une nation qui applique des lois empreintes de morale et de sagesse qui ne manquent pas de les impressionner4 Ainsi la Chine ou plutocirct la repreacutesentation de la Chine fournie par les jeacutesuites devient le centre drsquoun deacutebat sur la recherche drsquoune alternative pour une nation en quecircte de changement Deux sphegraveres drsquoinfluence se forment sur la scegravene savante europeacuteenne les sinophiles et les sinophobes soit les admiratifs et les deacutetracteurs du modegravele chinois5

Charles-Louis de Secondat baron de La Bregravede et de Montesquieu connu sous le nom de Montesquieu (1689-1775) eacutevolue dans le groupe des sinophobes Dans son œuvre politique intituleacutee LrsquoEsprit des Lois6 qui expose une toute nouvelle typologie des gouvernements monarchique reacutepublicain et despotique Montesquieu deacutevoile sa vision neacutegative du reacutegime chinois Son scepticisme envers les eacutepanchements lyriques des jeacutesuites dans leurs eacutecrits lrsquoamegravene agrave remettre en question plusieurs eacuteleacutements telles la bienveillance des lois du gouvernement de la Chine ainsi que la spiritualiteacute du peuple chinois

Cet article se propose de deacutemontrer comment ce grand chercheur qursquoest Montesquieu utilise ses sources jeacutesuites pour promouvoir son argumentaire sinophobe En analysant son œuvre politique jrsquoai remarqueacute que parfois il modifie neacuteglige voire mecircme ignore certains passages des eacutecrits jeacutesuites Je mrsquoinsegravere ainsi dans le cadre des reacuteflexions du chercheur Greacutegoire Holtz qui a traiteacute des meacutethodes drsquoinsertion de la citation et des modes de deacutetournement du contenu des eacutecrits jeacutesuites par les libertins du xviie siegravecle7 Ainsi afin de saisir le cheminement des reacuteflexions de Montesquieu je ferai le point sur sa deacutecouverte de la Chine pour ensuite

97-112 2013 06 Janvierindd 98 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 99

faire une analyse sommaire de lrsquoimage de la Chine dans son Esprit des Lois image qui sera opposeacutee agrave celle deacutepeinte dans les eacutecrits des jeacutesuites Montesquieu et sa deacutecouverte de la Chine Montesquieu est neacute agrave Bordeaux en 1689 Inteacuteresseacute degraves sa jeunesse par les formes de gouvernements et leurs politiques il eacutetudie le droit et obtient son barreau agrave lrsquoUniversiteacute de Bordeaux en 1708 Deacutesirant acqueacuterir une plus grande expeacuterience pratique du droit le futur philosophe se rend agrave Paris lrsquoanneacutee suivante Les milieux de sociabiliteacute qui se deacuteveloppent dans cette ville au xviiie siegravecle permettent agrave la philosophie recluse de devenir engageacutee Les discours eacutecrits forment une philosophie de combat ougrave chaque homme cherche agrave sa maniegravere agrave atteindre un ideacuteal Cependant pour que ces eacutecrits aient un impact ils doivent ecirctre lus critiqueacutes et commenteacutes Pour ce faire les savants ont comme objectif premier drsquointroduire les milieux savants qui se trouvent alors en majoriteacute dans la capitale8 En tant que jeune philosophe Montesquieu deacutesire srsquoy faire connaicirctre pour y veacutehiculer ses ideacutees

Lors de son seacutejour agrave Paris Montesquieu rencontre le philosophe franccedilais Nicolas Freacuteret grand poleacutemiste et speacutecialiste de la Chine9 Ce dernier consideacutereacute par lrsquohistorienne chinoise Zhimin Bai comme le premier sinologue de lrsquohistoire renseigne le philosophe sur cet Empire10 Son inteacuterecirct pour la Contreacutee du Milieu se deacuteveloppe dans la premiegravere moitieacute du Siegravecle des Lumiegraveres soit au moment ougrave lrsquoon jette un regard drsquoeacutemerveillement sur cette terre lointaine Crsquoest cette vogue pour lrsquoEmpire du Milieu qui pousse Freacuteret agrave rencontrer un Chinois installeacute agrave Paris depuis quelques anneacutees Arcadio Hoange11 Ce dernier travaille alors agrave la bibliothegraveque royale comme interpregravete du roi afin de traduire les livres chinois apporteacutes par les missionnaires en France depuis le xviie siegravecle12 Fascineacute par tout ce qursquoil peut apprendre de ce Chinois le philosophe lrsquointroduit dans les milieux savants

Crsquoest ainsi que Montesquieu rencontre Hoange gracircce agrave Nicolas Freacuteret et au Pegravere Desmolets afin de le questionner sur son pays et plus preacuteciseacutement sur le gouvernement chinois13 Montesquieu nrsquoa alors que vingt-quatre ans et deacutebute tranquillement ses recherches sur la Chine Une part de leurs eacutechanges est accessible dans ses œuvres complegravetes sous le titre Quelques Remarques que jrsquoay tireacutees des conversations que jrsquoai eues avec Mr Ouanges14 La veacuteraciteacute de ces rencontres a eacuteteacute remise en cause par quelques historiens contemporains tels Jacques Pereira et Miguel Benitez Ces derniers amegravenent lrsquoideacutee que ces notes ne seraient pas des secreacutetaires de Montesquieu mais bien de Freacuteret15 Xu Longming membre de lrsquoAcadeacutemie chinoise des sciences sociales et de lrsquoInstitut de recherche de lrsquohistoire du monde en Chine affirme quant agrave lui que le philosophe bordelais a bien rencontreacute le Chinois dans sa modeste chambre agrave Paris Ce speacutecialiste qui eacutetudie Hoange depuis plus de vingt ans expose que Montesquieu et Hoange se sont rencontreacutes huit fois au total entre le 22 septembre et le 5 deacutecembre 1713 Xu Longming a lu et eacutetudieacute le Journal de Hoange disponible agrave la Bibliothegraveque nationale

97-112 2013 06 Janvierindd 99 13-01-17 1033

100 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

de Paris qui expose que le Franccedilais a rencontreacute le Chinois sept fois en tecircte agrave tecircte et une seule fois accompagneacute de Freacuteret16 Durant ces rencontres treize sujets sont traiteacutes tels que lrsquoancienneteacute de la civilisation la spiritualiteacute chinoise la justice et le gouvernement de la Chine17 Montesquieu est sans aucun doute influenceacute par ces discussions puisque lrsquoon deacutenote plusieurs relations entre ces rencontres et les reacuteflexions des Persans dans ses Lettres Persanes18 Toutefois dans ses Quelques remarques le ton envers la nation chinoise est neacutegatif et il est possible de pressentir qursquoil se ralliera au groupe sinophobe puisqursquoil deacuteclare deacutejagrave laquo Je crois que les Chinois perdraient infiniment agrave ecirctre connus19raquo

Montesquieu rencontre agrave Rome au fil de lrsquoanneacutee 1729 un autre personnage deacuteterminant dans sa sinophobie soit lrsquoex-jeacutesuite Fouquet20 Cet ancien missionnaire et eacutevecircque drsquoEacuteleutheacuteropolis adopte un ton neacutegatif envers la mission en Chine puisqursquoil a eacuteteacute forceacute de quitter la Compagnie de Jeacutesus au deacutebut des anneacutees 1720 en raison de tensions avec ses confregraveres Il avait constateacute que les meacutesententes entre les missionnaires causant la Querelle des rites en Chine eacutetaient en grande partie la cause de la condition preacutecaire du christianisme dans cet Empire21 En effet ces tensions qui eacutevoluent jusqursquoau milieu du xviiie siegravecle concernent la religiositeacute des Chinois sont-ils atheacutees sont-ils idolacirctres ont-ils une veacuteritable religion Cependant les eacutecrits des jeacutesuites vantent la morale des Chinois Agrave ce moment est-ce que la morale peut exister indeacutepen-damment de la religion Lrsquoun des points centraux de cette poleacutemique concerne la toleacuterance des jeacutesuites envers certains rites chinois dont le culte des morts et des ancecirctres ainsi que la toleacuterance envers lrsquoutilisation du terme chinois Tien pour signifier le Dieu du Ciel En effet ces pratiques sont consideacutereacutees comme idolacirctres par la papauteacute et par les dominicains Ces derniers refusent cette toleacuterance et exigent de lrsquoEmpereur alors nommeacute Kangxi de se soumettre entiegraverement aux dogmes de lrsquoEacuteglise et de renoncer agrave ses rites Cette intoleacuterance et les diffeacuterentes tensions qui animent les divers ordres religieux en Chine engendrent la perte de la mission eacutevangeacutelisatrice dans lrsquoEmpire du Milieu22 La querelle qui oppose deux groupes majeurs soit les Jeacutesuites et la papauteacute se poursuit jusqursquoen 1742 lorsque le pape Benoicirct xiv publie la Bulle Immensa Pastorum23 qui condamne deacutefinitivement les rites chinois Ainsi en seulement quelques lignes lrsquoautoriteacute papale venait de ruiner des milliers de pages drsquoargumentaires en faveur des jeacutesuites en Chine Sombre avenir pour la Compagnie qui subit nombre difficulteacutes jusqursquoen 1773 moment ougrave elle est deacutefinitivement interdite par le pape Cleacutement xiv Les propos peacutejoratifs de Fouquet agrave lrsquoeacutegard de son ancienne compagnie nrsquoont pour but qursquoune discreacuteditation du rocircle des jeacutesuites en Chine Au fil des discussions entre lrsquoancien jeacutesuite et Montesquieu le scepticisme du philosophe envers la nation chinoise se renforce sans cesse24 Par conseacutequent il est de plus en plus convaincu que la Chine est domineacutee par un gouvernement despotique

97-112 2013 06 Janvierindd 100 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 101

Les theacuteoriciens qui ont preacuteceacutedeacute le philosophe bordelais nrsquoabordaient que tregraves peu la notion du despotisme Lors de la reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois Montesquieu a cependant entre les mains les traits principaux du despotisme exposeacutes par divers personnages tels Jacques-Beacutenigne Bossuet et Franccedilois Feacutenelon Ces derniers avaient marqueacute une distinction entre une puissance arbitraire et une monarchie reacutegleacutee par les lois Bien avant ces derniers Bernard de La Roche avait poseacute lui aussi une distinction entre les principes de la monarchie franccedilaise et ceux des despotismes ottoman ou moscovite25 En fait le terme apparaicirct en France chez les pamphleacutetaires de la Fronde au moment ougrave lrsquoon critique la monteacutee de la monarchie absolue Lrsquoopposition aristocratique dans laquelle eacutevolue Feacutenelon cherche agrave aneacuteantir le regravegne arbitraire drsquoun seul dont le pouvoir nrsquoest pas limiteacute par les lois On associe alors lrsquoabsolutisme de la monarchie agrave lrsquoiniquiteacute dans lrsquoadministration des finances agrave lrsquointoleacuterance religieuse et agrave une politique de conquecircte26 La construction de la notion de despotisme au xviiie siegravecle reacutefegravere agrave un laquo ailleurs raquo deacutecrit dans les reacutecits de voyage La litteacuterature de lrsquoeacutepoque traite du despotisme des reacutegimes orientaux en exposant que les gouvernements europeacuteens sont toujours agrave risque drsquoy sombrer eux-mecircmes LrsquoEsprit des Lois de Montesquieu deacuteveloppe cette ideacutee de despotisme qursquoil applique geacuteneacuteralisation coutumiegravere agrave lrsquoeacutepoque agrave tous les pays orientaux Cependant agrave la suite de sa lecture des eacutecrits jeacutesuites et plus particuliegraverement celle de la Description de la Chine27 du Pegravere Du Halde le cas de lrsquoEmpire du Milieu semble apparaicirctre gecircnant voire deacuterangeant pour le philosophe bordelaisIntroduction agrave lrsquoimage de la Chine dans LrsquoEsprit des LoisLrsquoEsprit des Lois œuvre majeure de Montesquieu publieacutee pour la premiegravere fois en 1748 propose une typologie des gouvernements monarchique reacutepublicain et despotique Il cherche par cet ouvrage agrave deacutemontrer les causes naturelles derriegravere chaque institution Le philosophe tranche distinctement sur la moraliteacute de ces reacutegimes politiques en exposant que le principe de la monarchie est lrsquohonneur celui de la reacutepublique est la vertu tandis que celui du despotisme est la crainte28 Montesquieu est sans conteste au xviiie siegravecle lrsquoun des plus fervents deacutetracteurs du despotisme Il eacutecrit drsquoailleurs laquo On ne peut parler sans freacutemir de ces gouvernements monstrueux29raquo Montesquieu insiste sur le fait que les sujets sont tenus dans lrsquoobeacuteissance par le chacirctiment par une eacuteducation presque nulle et une application stricte des rites et des ceacutereacutemonies30 Les eacutetats despotiques qui regravegnent dans le monde asiatique se caracteacuterisent ainsi par la cruauteacute du prince et lrsquoheacutebeacutetement servile des sujets Crsquoest dans cette cateacutegorie que Montesquieu classe la Chine pourtant ideacutealiseacutee par la majoriteacute des hommes de son temps

Toutefois devant la masse drsquoinformations qui procircne voire ideacutealise lrsquoEmpire du Milieu Montesquieu deacutecide de nuancer sa theacuteorie du despotisme chinois laquo Il y a certaines circonstances qui peuvent faire que le gouvernement de la Chine ne soit pas aussi corrompu qursquoil devrait

97-112 2013 06 Janvierindd 101 13-01-17 1033

102 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

lrsquoecirctre31 raquo Il cherche dans son œuvre agrave faire une distinction entre les causes culturelles et naturelles qui forment les gouvernements De cette maniegravere il livre aux lecteurs du xviiie siegravecle une eacutetude sociologique des mœurs politiques qui repreacutesente agrave lrsquoeacutepoque une meacutethode reacutevolutionnaire Lrsquoambition du philosophe bordelais est drsquoexposer son inteacuterecirct pour les causes naturelles par sa fameuse theacuteorie des climats Selon Robert Shackleton laquo aucune theacuteorie de LrsquoEsprit des Lois nrsquoattira davantage lrsquoattention que celle de lrsquoinfluence du climat sur lrsquohumaniteacute [hellip]32 raquo Cette derniegravere drsquoabord esquisseacutee dans les Lettres persanes (1721)33 puis deacuteveloppeacutee dans LrsquoEsprit des Lois amegravene lrsquoideacutee que le climat influence agrave lui seul la nature de lrsquoHomme et la socieacuteteacute dans laquelle il vit En se basant sur les reacuteactions du corps dans diffeacuterents climats il affirme que les peuples du nord sont plus rigides travaillants courageux tandis que les peuples du sud sont plus lacircches faibles craintifs Les peuples du sud dont celui de la Chine sont donc plus agrave risque drsquoecirctre controcircleacutes par un gouvernement despotique Montesquieu croit cependant que le climat dans lrsquoEmpire chinois tempegravere ce type de reacutegime

Il expose dans LrsquoEsprit des Lois que lrsquoabondance des ressources vanteacutee par les jeacutesuites est relativiseacutee par la grande population qui habite les terres chinoises34 Le climat de la Chine laquo favorise prodigieusement la propagation de lrsquoespegravece humaine35 raquo et ce malgreacute la tyrannie la plus cruelle qui ne peut empecirccher le progregraves de la propagation36 Or une Chine surpeupleacutee engendre des crises drsquoapprovisionnement et donc de famine Le prince doit par conseacutequent aider son peuple afin qursquoil ne se reacutevolte pas Crsquoest lagrave selon Montesquieu toute lrsquoorigine de la sollicitude paternelle exposeacutee encore une fois dans les eacutecrits jeacutesuites37 Il ne faut ainsi voir qursquoune preacutecaution du despote afin de conserver le pouvoir et la tranquilliteacute dans son Empire En effet le philosophe deacutemontre que le prince doit craindre que ce peuple tirailleacute par la faim ne srsquounisse par neacutecessiteacute en quantiteacute de petits groupes de voleurs dans les provinces semant deacutesordre et reacutevoltes afin de trouver de quoi vivre Bien que lrsquoarmeacutee impeacuteriale puisse en limiter la propagation la Chine ne peut entretenir une force militaire quantitativement proportionneacutee agrave la taille immense de la population chinoise38 Ces groupes de bandits et les reacutevoltes qursquoils engendrent peuvent ainsi menacer non seulement lrsquoautoriteacute impeacuteriale mais la vie mecircme du despote Le principe de la crainte attacheacute au despotisme a ici une double facette En effet Montesquieu expose comme un demi-aveu qursquoun peuple aussi prodigieux ne peut ecirctre totalement soumis et que face aux multiples forces de seacutedition laquo le mauvais gouvernement y est drsquoabord puni39raquo Lrsquoempereur se doit drsquoecirctre agrave lrsquoaffucirct des famines qui peuvent subvenir sous son regravegne ainsi que tout autre eacutetat pouvant mener la population agrave la reacutevolte laquo LrsquoEmpire est souvent envahi par des voleurs voilagrave ce que crsquoest quand la monarchie devient faible que lrsquoeacutetat est mal administreacute40 raquo Or Montesquieu conserve son ideacutee de despotisme car bien que lrsquoempereur doive faire en certaines circonstances des compromis et eacutecouter ses sujets ses deacutecisions ne sont

97-112 2013 06 Janvierindd 102 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 103

pas dicteacutees par la loi ou par la bonteacute mais bien par neacutecessiteacute Le despotisme modeacutereacute avanceacute par Montesquieu permet donc cet eacutequilibre preacutecaire de lrsquoEacutetat chinois

Cependant le classement de la Chine dans les Eacutetats despotiques continue de poser problegraveme agrave Montesquieu En effet la Contreacutee du Milieu eacutemerveille agrave lrsquoeacutepoque par sa reacuteputation de sagesse de prospeacuteriteacute et de toleacuterance religieuse Plusieurs documents sont eacutecrits sur cet empire dont le ceacutelegravebre ouvrage du Pegravere Le Comte Nouveaux meacutemoires sur lrsquoEacutetat preacutesent de la Chine (1696) lrsquoeacutenorme compilation du Pegravere Du Halde La Description de la Chine (1735) sans oublier Les Lettres eacutedifiantes et curieuses (1702-1776)41 De ces ouvrages se deacutegage geacuteneacuteralement une image positive de la Chine on y vante la sagesse des lois le pouvoir et la fermeteacute paternelle des empereurs la fertiliteacute des sols etc On y procircne surtout la sagesse de la nation chinoise qui est sobre patiente et laborieuse On y exalte aussi le respect des sujets plutocirct que son obeacuteissance servile et le gouvernement certes absolu mais tempeacutereacute par la force des traditions Rien dans ces images ne rappelle la crainte la terreur et la cruauteacute caracteacuteristiques drsquoun gouvernement despotique dans LrsquoEsprit des Lois

Ainsi au fil de ses lectures et plus preacuteciseacutement lors de celle qursquoil effectue dans la Description Montesquieu srsquoaperccediloit que la Chine ne cadre pas tout agrave fait avec la deacutefinition du despotisme qui reacutegit les reacutegimes orientaux telle qursquoexposeacutee dans le premier tome de son Esprit des Lois Lrsquoœuvre du Pegravere Du Halde deacutepeint en effet une Chine plus monarchique que despotique obligeant Montesquieu agrave remettre en question le schegraveme theacuteorique de sa penseacutee Afin de pallier agrave ce problegraveme le philosophe se voit drsquoabord contraint drsquoajouter agrave son œuvre une preacuteclassification qui distingue laquo reacutegime modeacutereacute raquo et laquo reacutegime despotique raquo42 Sa deacutemarche conceptuelle peut donc apparaicirctre comme une tentative de nuancer sa deacutefinition mecircme de despotisme pour qursquoelle srsquoapplique neacuteanmoins agrave la Chine En fait Montesquieu deacutesire comprendre comment la Chine peut ecirctre moins despotique qursquoelle ne devrait lrsquoecirctre Cet eacutetat de penseacutee lrsquoamegravene agrave reacuteinterpreacuteter modifier voire mecircme neacutegliger certains passages de la Description affaiblissant trop la cateacutegorisation despotique de la Chine Les Geographica disponibles dans les Œuvres complegravetes du philosophe sont neacutecessaires agrave lrsquoanalyse puisqursquoon y trouve les reacutecits qursquoil a soigneusement lus et annoteacutes43

Montesquieu cherche dans la litteacuterature disponible des indices susceptibles de fragiliser la preacutesentation trop positive de ce modegravele de socieacuteteacute Dans lrsquoesprit du philosophe la Chine nrsquoest pas et ne doit pas ecirctre un modegravele pour la France Puisque les reacutecits neacutegatifs des voyageurs envers lrsquoEmpire du Milieu comme celui de Gustave Lange Relation de voyage de Laurent Lange agrave la Chine (1715) et de Gorge Anson Voyage autour du monde (1748)44 ne parviennent pas agrave eux seuls agrave combler sa deacutefinition du despotisme chinois il nrsquoa drsquoautre choix que de prendre en consideacute-ration les propos des jeacutesuites Le philosophe doit par conseacutequent utiliser

97-112 2013 06 Janvierindd 103 13-01-17 1033

104 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

leurs eacutecrits mais agrave des fins profitables pour ses propres conceptions Ainsi il lit les informations disponibles dans un premier temps srsquoapproprie celles-ci dans un deuxiegraveme temps puis dans un troisiegraveme temps deacutetourne le propos pour satisfaire ses ideacutees telle est la strateacutegie litteacuteraire de Montesquieu Crsquoest de cette maniegravere qursquoil procegravede avec La Description de la Chine du Pegravere du Halde

Suite agrave lrsquoanalyse de LrsquoEsprit des Lois jrsquoai remarqueacute que le philosophe a sous-estimeacute le pouvoir de lrsquoeacutetat chinois qui gracircce agrave une administration serreacutee fait respecter ses lois Il faut bien saisir qursquoagrave lrsquoeacutepoque les Europeacuteens commencent peu agrave peu agrave connaicirctre le systegraveme administratif chinois par lrsquoentremise des eacutecrits jeacutesuites On reacutealise alors que si la Chine a pris du retard aupregraves des sciences et des techniques elle a deacutepasseacute les eacutetats europeacuteens sur le plan administratif Cet eacutetat des faits qui impressionne le public savant nrsquoest pourtant pas exploiteacute par Montesquieu dans son Esprit des Lois Le philosophe passe presque sous silence lrsquoorganisation administrative de la Chine dans son œuvre Pourtant il est loin drsquoignorer le systegraveme mandarinal45 Ses notes du Spicilegravege46 et de son recueil Geographica47deacutemontrent que le philosophe lui a accordeacute une attention particuliegravere Parmi ses notes on trouve la description du statut de lrsquoempereur du respect qursquoon lui doit et de lrsquoimmensiteacute de ses compeacutetences Le mandarinat y est mentionneacute et on peut y lire les meacutethodes de recrutement des fonctionnaires Or ces passages dans ses Geographica ne sont qursquoune copie de La Description ou des Lettres eacutedifiantes De fait il nrsquoy a aucune trace drsquoasteacuterisques agrave la suite de ces passages qui deacutemontrent normalement lrsquointervention des remarques personnelles de Montesquieu Par conseacutequent les reacuteflexions sur lrsquoadministration chinoise qursquoil transcrit dans son Esprit des Lois ne sont qursquoune infime partie de ses notes Les conversations qursquoil a eues avec le Chinois Hoange permettent de constater que le philosophe est bien instruit sur la composition du gouvernement chinois plus que ne lrsquoexpose LrsquoEsprit des Lois Quelle en est la raison Est-ce que le philosophe a choisi de laisser de cocircteacute lrsquoadministration chinoise pour le bien de sa deacutemonstration du despotisme chinois Il semblerait que Montesquieu ressente un profond malaise envers cette organisation serreacutee et qursquoil ne sache pas comment faire usage de ce modegravele sociopolitique chinois Peut-ecirctre souhaitait-il en finir rapidement avec cet aspect de la politique chinoise

La description du systegraveme administratif chinois faite par le Pegravere Du Halde et les missionnaires jeacutesuites contraint le philosophe agrave repenser sa theacuteorie du despotisme qui reacutegit les grands empires Lrsquoorganisation serreacutee qui forme les tribunaux ainsi que la bonne communication entre les provinces et villes de la Chine ne cadrent pas dans la description drsquoun Eacutetat tyrannique telle qursquoexposeacutee dans LrsquoEsprit des Lois Bien que ses Geographica et ses notes prises dans Le Spicilegravege deacutemontrent que le philosophe avait pris connaissance de lrsquoorganisation administrative de la Chine il choisit de taire ce qursquoil sait dans son œuvre politique Il est probable qursquoil nrsquoavait rien agrave redire agrave ce sujet Cela en est tout autrement pour la question de la

97-112 2013 06 Janvierindd 104 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 105

justice chinoise Alors que les sinophiles utilisent la justice comme un argument valable pour promouvoir le modegravele chinois le sinophobe au contraire use de cet eacuteleacutement dans la prononciation de son jugement neacutegatif sans appel sur le reacutegime tout entier

La Description de la Chine aborde le thegraveme de la justice dans plusieurs chapitres du Tome 248 Dans ce dernier Du Halde insiste surtout sur le caractegravere centraliseacute du systegraveme judiciaire chinois Les deacutecisions sont prises par la cinquiegraveme cour souveraine nommeacutee Hing Pou dans lrsquoenceinte mecircme de la Citeacute interdite Crsquoest elle qui examine si lrsquoaccuseacute doit ecirctre puni selon ce que laquo les lois ont sagement eacutetabli49 raquo Cet eacuteleacutement ne peut qursquoattirer lrsquoattention des savants franccedilais conscients des faiblesses de leurs propres maniegraveres de conduire les affaires criminelles La France connaicirct en effet une profonde dispariteacute dans les proceacutedures et au sein des parlements provinciaux qui deacutemontrent une autonomie laquo trop vite abusive50 raquo Le Jeacutesuite expose que la justice chinoise ne peut ecirctre exerceacutee sous un pouvoir arbitraire puisque la sentence doit ecirctre toujours motiveacutee par une loi laquo Tous les jugements de crimes dignes de mort doivent ecirctre examineacutes deacutecideacutes et souscrits par lrsquoempereur Les mandarins envoient en cour lrsquoinstruction du procegraves et leur deacutecision marquant lrsquoarticle de la loi [hellip]51raquo Le Pegravere Du Halde reprend les propos qursquoil a lus dans les lettres mission-naires agrave savoir que la justice chinoise est juste et eacutequitable car elle permet au plus vil citoyen de se faire entendre52 Elle semble adopter une humaniteacute qui paraicirct manquer agrave la justice europeacuteenne Montesquieu concegravede cette humaniteacute agrave la justice chinoise Agrave titre drsquoexemple lrsquoempereur souhaite voir agrave trois reprises le procegraves de condamnation agrave mort avant de prendre une deacutecision finale ainsi laquo on y fait grand cas de la vie drsquoun homme53 raquo Ici cette derniegravere affirmation est preacuteceacutedeacutee drsquoun asteacuterisque dans les Geographica ce qui signifie lrsquointervention drsquoune reacuteflexion du philosophe

Montesquieu passe cependant de lrsquoacceptation au doute lorsqursquoil lit dans les Lettres eacutedifiantes et curieuses un argument qui le ramegravene agrave son scepticisme de deacutepart laquo Crsquoest la coutume des tribunaux de la Chine de prononcer seacutevegraverement pour donner lieu agrave lrsquoempereur drsquouser de cleacutemence54 raquo Toutefois ce passage nrsquoest pas utiliseacute par le philosophe dans sa reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois puisqursquoil peut lrsquoamener agrave deux interpreacutetations Drsquoune part il peut permettre de deacutenoncer le mythe drsquoun empereur aimant et bienveillant qui diminue la peine drsquoun sujet par amour de son peuple Or drsquoautre part il peut ecirctre perccedilu comme un acte eacuteducatif afin de deacutemontrer au fautif qursquoil aurait pu ecirctre puni plus seacutevegraverement Ici on visualise bien le cocircteacute paternaliste de la socieacuteteacute chinoise Ce choix difficile entre les deux interpreacutetations explique peut-ecirctre bien lrsquoabsence de ce passage dans son Esprit des Lois Or bien que Montesquieu fasse de la justice lrsquoindicateur par excellence de lrsquoeacutetat drsquoun reacutegime politique il semblerait qursquoil eacuteprouve un certain malaise envers celle appliqueacutee en Chine Eacutetant lui-mecircme juriste Montesquieu aurait ducirc donner plus de place agrave la justice chinoise dans son œuvre Ce dernier deacutemontre pourtant dans ses Geographica qursquoil a lu les eacutecrits jeacutesuites en

97-112 2013 06 Janvierindd 105 13-01-17 1033

106 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

retenant plusieurs eacuteleacutements importants Par contre les eacuteleacutements qursquoil retient servent agrave son argumentaire sinophobe En effet srsquoil nrsquoa pas trahi ou laquo gauchi raquo les textes de Du Halde il se montre sans conteste mal agrave lrsquoaise devant cette administration judiciaire qui semble moderne et organiseacutee55

Tel que deacutemontreacute preacuteceacutedemment Montesquieu est sceptique envers les eacutecrits des jeacutesuites qursquoil aborde toujours avec prudence Ce qursquoil faut bien saisir crsquoest qursquoavec le thegraveme de la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois le philosophe passe de la prudence au doute puis du doute agrave la neacutegation et ce sans jamais apporter de reacuteelles explications agrave ce changement drsquoopinion On pourrait penser que le juriste deacutesarmeacute devant la masse de documents jeacutesuites manque drsquoarguments en provenance drsquoautres sources qui pourraient affaiblir le groupe sinophile Or il est possible de comprendre ce cheminement de penseacutees en le remettant en contexte En effet le philosophe connaicirct une vague de scepticisme agrave lrsquoeacutegard de la Chine qui touche de plus en plus drsquoeacuterudits Cette tendance prend de lrsquoampleur durant la seconde moitieacute du xviiie siegravecle et est entre autres motiveacutee par lrsquoabbeacute Renaudot qui laquo eacutetait de mauvaise humeur contre la nation chinoise ou plutocirct contre ceux qui en ont parleacute avantageusement56 raquo Cette vague sinophobe pousse Montesquieu agrave prendre la deacutecision drsquoignorer pratiquement la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois et de srsquoen tenir agrave cette imputation vague laquo Jrsquoignore ce que crsquoest que cet honneur dont on parle chez des peuples agrave qui on ne fait rien faire qursquoagrave coups de bacircton raquo Il joint une note de bas de page agrave cette affirmation laquo Crsquoest le bacircton qui gouverne la chine dit le P du Halde57 raquo Crsquoest drsquoailleurs avec ce passage un peu court du chapitre XXI de LrsquoEsprit des Lois intituleacute laquo De la Chine raquo que le philosophe se propose de conclure sur la justice chinoise Cependant cette note ne renvoie agrave aucune page de la Description La raison est fort simple ce passage nrsquoexiste pas En fait le Pegravere Du Halde expose plutocirct dans sa Description que laquo [hellip] le Gouvernement Chinois ne subsiste guegravere que par lrsquoexercice du bacircton58 raquo Il faut bien comprendre que ce passage est dans le chapitre sur les prisons et les chacirctiments en Chine et que lrsquoobjectif du Jeacutesuite est simplement de deacutemontrer que le chacirctiment le plus commun est la bastonnade Le philosophe jouant avec ses sources deacutesire tant apposer le despotisme au gouvernement chinois qursquoil ne peut conclure autrement qursquoen affirmant que la justice chinoise nrsquoa qursquoun seul deacutesir soit celui de punir

Aux termes de son analyse de la justice chinoise et ce mecircme en prenant conscience du systegraveme organiseacute du tribunal de la cour criminelle qui empecircche lrsquoempereur de reacutegner laquo sans loi et sans regravegle raquo Montesquieu conclut en exposant le reacutegime du bacircton dans son Esprit des Lois Le philosophe a preacutefeacutereacute rester sur son ideacutee de deacutepart agrave savoir le despotisme chinois au lieu de repenser son classement des reacutegimes La Chine est maintenant eacutetiqueteacutee comme un despotisme du bacircton par Montesquieu

Lorsque le philosophe bordelais srsquointeacuteresse aux mœurs coutumes et maniegraveres de la nation chinoise il souhaite une fois de plus veacuterifier sa theacuteorie du despotisme Or sa curiositeacute le pousse vers des horizons

97-112 2013 06 Janvierindd 106 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 107

inattendus Il ne srsquoagit plus drsquoimposer uniquement ses principes mais eacutegalement drsquoexaminer comment lrsquoempereur peut modeler les coutumes et lrsquoesprit drsquoun peuple afin de conserver la tranquilliteacute publique Ces rites ceacutereacutemonies et lois forment une part neacutecessaire de la leacutegislation de lrsquoEmpire chinois autour du respect et de la pieacuteteacute filiale Ainsi les enfants doivent respecter leurs pegraveres qui eux doivent respecter les mandarins des villages qui agrave leur tour doivent respecter lrsquoempereur qui lui devient le pegravere de la nation Montesquieu eacutecrit agrave ce sujet laquo Cet empire est formeacute sur lrsquoideacutee du gouvernement drsquoune famille Si vous diminuez lrsquoautoriteacute paternelle ou mecircme si vous retranchez le respect que lrsquoon a pour elle [hellip] ce rapport drsquoamour qui est entre les princes et les sujets se perdra peu agrave peu Retranchez une de ces pratiques et vous eacutebranlez lrsquoEacutetat59 raquo Ainsi chaque geste doit ecirctre effectueacute sans perturber la tranquilliteacute et le repos de lrsquoEmpire Lrsquoune des maniegraveres de controcircler le peuple selon Montesquieu est lrsquoapplication stricte et reacutepeacutetitive des rites chinois Ces rites laborieux devant ecirctre appris degraves lrsquoenfance occupent tant lrsquoesprit de chacun qursquoils ne laissent pas de place agrave la penseacutee de reacutevolte Le Pegravere Du Halde dans sa Description eacutecrit que ces rites de politesse et ces ceacutereacutemonies enlegravevent les sentiments de colegravere et de rudesse pour laisser place agrave la douceur de lrsquoacircme au maintien de la paix et donc agrave la tranquilliteacute de lrsquoEmpire60 Montesquieu quant agrave lui va plus loin ou du moins adopte un autre angle drsquoapproche Il insiste sur le fait que ces rites empecircchent lrsquoeffondrement de la stabiliteacute de lrsquoEmpire chinois et lui assure la condition mecircme de son existence Crsquoest dans cette ligneacutee que Montesquieu adopte la toleacuterance religieuse de lrsquoempereur Kangxi envers le christianisme Il considegravere que cette toleacuterance est en fait une faccedilade qui cache le veacuteritable objectif de lrsquoEmpire soit la tranquilliteacute publique Toutes formes de rites doivent ecirctre exerceacutees dans le calme pour le respect de cette tranquilliteacute publique Ainsi on accepte la preacutesence drsquoeacutetrangers sur le territoire chinois agrave la seule condition qursquoils satisfassent les inteacuterecircts de lrsquoEmpire et qursquoils nrsquoentravent pas lrsquoautoriteacute du prince61

Par ailleurs on remarque que dans ce systegraveme baseacute sur lrsquoideacutee drsquoune famille on ne voit pas le principe de la crainte caracteacuteristique pourtant principale du gouvernement despotique exposeacute dans LrsquoEsprit des Lois Le philosophe se trouve confronteacute agrave une sorte de despotisme qursquoil a du mal agrave accepter soit un despotisme exempt de crainte ougrave le prince nrsquoa pas toujours le bras leveacute pour menacer ou pour deacutetruire Au contraire il semble faire fleurir lrsquoabondance et reacutegner dans la vertu62 Or Montesquieu est contraint drsquoaccepter sans gaieteacute de cœur cette image deacutevoileacutee par les jeacutesuites la Chine serait un despotisme sage et paternel fondeacute sur lrsquoamour et non sur la crainte

Au fil de la reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois le philosophe se voit parfois contraint drsquoassouplir la theacuteorie stricte du despotisme qursquoil applique neacuteanmoins agrave la Chine Il constate toutefois cette faiblesse en eacutecrivant que si cette morale chinoise ces rites et ceacutereacutemonies sont perdus lrsquoEmpire chinois tombe sans contredit dans le chaos des reacutevolutions63 Malgreacute cela

97-112 2013 06 Janvierindd 107 13-01-17 1033

108 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

Montesquieu conserve son ideacutee et conclut comme mentionneacute preacuteceacutedem-ment que la Chine est un gouvernement despotique baseacute sur la crainte Crsquoest lagrave toute lrsquoincoheacuterence de lrsquoœuvre de LrsquoEsprit des Lois et crsquoest alors que Montesquieu se contredit Il refuse de diluer sa peinture drsquoun despotisme monstrueux mecircme apregraves avoir eacutetudieacute le cas de la Chine Il conserve son scepticisme envers cette nation et refuse ainsi de voir la Contreacutee du Milieu comme un modegravele pour la France On peut eacutegalement exposer qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute aussi aiseacute pour Montesquieu drsquoapposer le masque du despotisme sur le visage de lrsquoempereur chinois comme il lrsquoavait si bien fait avec les Persans de ses Lettres persanes Conclusion Montesquieu deacutecouvre la Chine agrave une eacutepoque ougrave elle est sans conteste agrave la mode Cependant devant son scepticisme agrave lrsquoeacutegard des eacutecrits jeacutesuites trop souvent eacutelogieux envers la nation chinoise le philosophe deacutecide de poser un regard critique sur ces reacutecits Les personnages qursquoil a rencontreacutes soit le philosophe Nicolas Freacuteret lrsquoex-jeacutesuite Fouquet et le Chinois Arcadio Hoange jouent eacutegalement un rocircle significatif sur sa penseacutee sinophobe Ainsi malgreacute certaines de ses constatations et acceptations agrave la suite de sa lecture des eacutecrits jeacutesuites Montesquieu affirme que la Chine est reacutesolument reacutegie par un despote Il nrsquoheacutesite pas je lrsquoai deacutemontreacute agrave jouer avec ses sources pour satisfaire sa theacuteorie du despotisme Il a pour ainsi dire preacutefeacutereacute contenir le despotisme chinois dans une fausse speacutecificiteacute Chaque document est devenu pour lui un point de deacutepart et un moyen pour construire son argumentaire en deacutefaveur de la Chine Le philosophe a bien souvent saisi au vol quelques passages quelques ideacutees quelques faits eacutepars pour deacutevelopper ses conceptions LrsquoEsprit des Lois preacutesente donc aux lecteurs du xviiie siegravecle lrsquoimage drsquoune Chine redessineacutee drsquoapregraves les reacutecits missionnaires et ceux des voyageurs Aux termes de lrsquoanalyse de son œuvre politique je peux constater qursquoil voulait freiner lrsquoadmiration des lecteurs agrave propos de la Chine et surtout envers les eacutecrits jeacutesuites Montesquieu avait bien deacutetecteacute la leacutegende le mirage chinois engendreacute par ces reacutecits et il a choisi de srsquoy opposer

Comme tout savant de lrsquoeacutepoque le Montesquieu des Lettres persanes est inteacuteresseacute par lrsquoOrient et encore plus pour le reacutegime oriental Il est fort possible qursquoil ait tout simplement confondu la cruauteacute et les caprices de tous les pays de lrsquoOrient avec la Chine cette Chine pourtant deacutepeinte par les jeacutesuites comme eacutetant un empire paisible prospegravere et sage La Contreacutee du Milieu de Montesquieu est et restera dans LrsquoEsprit des Lois un empire despotique mecircme si elle reacutesiste agrave sa typologie des gouvernements Agrave la suite de la publication de son œuvre le philosophe a certes reccedilu des critiques et commentaires mais la Chine deacutecrite dans celle-ci nrsquoa pu par la suite ecirctre ignoreacutee par les eacutecrivains inteacuteresseacutes par elle Son œuvre est devenue en effet lrsquoun des ouvrages de reacutefeacuterence inestimables pour ceux qui deacutesiraient nourrir leur argumentaire sinophobe64 Enfin Montesquieu a utiliseacute les informations disponibles pour veacuterifier ses ideacutees ses

97-112 2013 06 Janvierindd 108 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 109

conceptions et ses theacuteories Les eacutecrits jeacutesuites et plus preacuteciseacutement la Description de la Chine lui ont certainement servi de puits drsquoinformations inestimables pour construire sa vision de la Chine non pas en Empire modegravele mais en Empire despotique Il a habilement joueacute avec ses sources afin de plaire agrave son argumentaire sinophobe Ainsi on peut conclure que la Chine du xviiie siegravecle eacutetait bel et bien laquo une Chine de papier65 raquo Notes 1 Agrave ce sujet voir lrsquoarticle de Pierre-Antoine Fabre laquo La compagnie de jeacutesus et le

souvenir du vœu de Montmartre eacutetat drsquoune recherche raquo Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques no 24 (2000) [httpccrhrevuesorg2032 Site consulteacute le 28 deacutecembre 2011]

2 Reneacute Eacutetiemble LrsquoEurope chinoise Tome 2 De la sinophilie agrave la sinophobie Paris Gallimard 1989 p 208

3 La trageacutedie theacuteacirctrale de Voltaire LrsquoOrphelin de la Chine (1763) le Traiteacute de Confucius du Pegravere Couplet (1687) les peintures drsquoAntoine Watteau (1684-1721) et de Franccedilois Boucher (1703-1770) pour ne nommer que ces exemples

4 Jacques Pereira Montesquieu et la Chine Paris LrsquoHarmattan 2008 p 169 5 Parmi les sinophiles qui procircnent la Chine comme modegravele politique et moral eacutevoluent

plusieurs personnages dont Franccedilois-Marie Arouet dit Voltaire (1694-1778) Franccedilois Quesnay (1694-1774) et Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) Parmi les sinophobes qui discreacuteditent la valeur des eacutecrits jeacutesuites et qui adhegraverent agrave la theacuteorie du despotisme du gouvernement chinois se trouvent entre autres Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) Franccedilois Feacutenelon (1651-1715) Denis Diderot (1713-1784)

6 Montesquieu De lrsquoesprit des loix Genegraveve Chez Barillot et fils 1748 deux tomes 7 Greacutegoire Holtz a deacutetermineacute quatre modes de deacutetournement lrsquoinsertion de la

citation avec ou sans reacutefeacuterence la paraphrase avec un leacuteger deacutecalage significatif le deacutetournement de lrsquoideacutee en inventant parfois certains passages la reacuteeacutecriture drsquoun passage en srsquoappropriant le contenu Confeacuterence donneacutee agrave Montreacuteal le 29 septembre intituleacutee laquo Lrsquoœil du diable Les Lettres missionnaires lues par les libertins raquo dans le cadre drsquoune table ronde sur les laquo Textes missionnaires dans lrsquoespace francophone raquo organiseacutee par Guy Poirier Greacutegoire Holz est professeur drsquohistoire agrave lrsquoUniversiteacute de Toronto

8 Daniel Roche Les Reacutepublicains des Lettres gens de culture et Lumiegraveres au XVIIIe siegravecle Paris Fayard 1988 p 157-158 et 242

9 Au sujet de Nicolas Freacuteret voir lrsquoouvrage de Danielle Elisseeff Nicolas Freacuteret (1688-1749) reacuteflexions drsquoun humaniste du XVIIIe siegravecle sur la Chine Paris Institut des hautes eacutetudes chinoises 1978 251 p

10 Zhimin Bai Les voyageurs franccedilais en Chine aux XVIIe et XVIIIe siegravecles Paris Harmattan 2007 p 91

11 Le nom de laquo Hoange raquo devrait plutocirct srsquoorthographier laquo Hoang raquo mais Arcadio Hoange lui-mecircme lrsquoeacutecrivait avec un laquo e raquo agrave la toute fin Pour ce qui est de son preacutenom laquo Arcadio raquo il le doit au Reacuteveacuterend pegravere espagnol qui le fit travailler avec lui dans la ville de Him Hoa dans la province du Fokien en Chine Andreacute Masson laquo Un Chinois inspirateur des laquo Lettres persanes raquo dans Revue des deux mondes deuxiegraveme quinzaine mai 1951 p 350

12 Hoange travaille drsquoabord sous la direction drsquoun Pegravere espagnol sur les fonds baptismaux dans la ville de Him Hoa en 1679 Le fils drsquoun ministre de Louis XIV eacutevecircque de Rosalie et vicaire apostolique du Sseacute Tchuan nommeacute Artus de Lionne

97-112 2013 06 Janvierindd 109 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 99

faire une analyse sommaire de lrsquoimage de la Chine dans son Esprit des Lois image qui sera opposeacutee agrave celle deacutepeinte dans les eacutecrits des jeacutesuites Montesquieu et sa deacutecouverte de la Chine Montesquieu est neacute agrave Bordeaux en 1689 Inteacuteresseacute degraves sa jeunesse par les formes de gouvernements et leurs politiques il eacutetudie le droit et obtient son barreau agrave lrsquoUniversiteacute de Bordeaux en 1708 Deacutesirant acqueacuterir une plus grande expeacuterience pratique du droit le futur philosophe se rend agrave Paris lrsquoanneacutee suivante Les milieux de sociabiliteacute qui se deacuteveloppent dans cette ville au xviiie siegravecle permettent agrave la philosophie recluse de devenir engageacutee Les discours eacutecrits forment une philosophie de combat ougrave chaque homme cherche agrave sa maniegravere agrave atteindre un ideacuteal Cependant pour que ces eacutecrits aient un impact ils doivent ecirctre lus critiqueacutes et commenteacutes Pour ce faire les savants ont comme objectif premier drsquointroduire les milieux savants qui se trouvent alors en majoriteacute dans la capitale8 En tant que jeune philosophe Montesquieu deacutesire srsquoy faire connaicirctre pour y veacutehiculer ses ideacutees

Lors de son seacutejour agrave Paris Montesquieu rencontre le philosophe franccedilais Nicolas Freacuteret grand poleacutemiste et speacutecialiste de la Chine9 Ce dernier consideacutereacute par lrsquohistorienne chinoise Zhimin Bai comme le premier sinologue de lrsquohistoire renseigne le philosophe sur cet Empire10 Son inteacuterecirct pour la Contreacutee du Milieu se deacuteveloppe dans la premiegravere moitieacute du Siegravecle des Lumiegraveres soit au moment ougrave lrsquoon jette un regard drsquoeacutemerveillement sur cette terre lointaine Crsquoest cette vogue pour lrsquoEmpire du Milieu qui pousse Freacuteret agrave rencontrer un Chinois installeacute agrave Paris depuis quelques anneacutees Arcadio Hoange11 Ce dernier travaille alors agrave la bibliothegraveque royale comme interpregravete du roi afin de traduire les livres chinois apporteacutes par les missionnaires en France depuis le xviie siegravecle12 Fascineacute par tout ce qursquoil peut apprendre de ce Chinois le philosophe lrsquointroduit dans les milieux savants

Crsquoest ainsi que Montesquieu rencontre Hoange gracircce agrave Nicolas Freacuteret et au Pegravere Desmolets afin de le questionner sur son pays et plus preacuteciseacutement sur le gouvernement chinois13 Montesquieu nrsquoa alors que vingt-quatre ans et deacutebute tranquillement ses recherches sur la Chine Une part de leurs eacutechanges est accessible dans ses œuvres complegravetes sous le titre Quelques Remarques que jrsquoay tireacutees des conversations que jrsquoai eues avec Mr Ouanges14 La veacuteraciteacute de ces rencontres a eacuteteacute remise en cause par quelques historiens contemporains tels Jacques Pereira et Miguel Benitez Ces derniers amegravenent lrsquoideacutee que ces notes ne seraient pas des secreacutetaires de Montesquieu mais bien de Freacuteret15 Xu Longming membre de lrsquoAcadeacutemie chinoise des sciences sociales et de lrsquoInstitut de recherche de lrsquohistoire du monde en Chine affirme quant agrave lui que le philosophe bordelais a bien rencontreacute le Chinois dans sa modeste chambre agrave Paris Ce speacutecialiste qui eacutetudie Hoange depuis plus de vingt ans expose que Montesquieu et Hoange se sont rencontreacutes huit fois au total entre le 22 septembre et le 5 deacutecembre 1713 Xu Longming a lu et eacutetudieacute le Journal de Hoange disponible agrave la Bibliothegraveque nationale

97-112 2013 06 Janvierindd 99 13-01-17 1033

100 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

de Paris qui expose que le Franccedilais a rencontreacute le Chinois sept fois en tecircte agrave tecircte et une seule fois accompagneacute de Freacuteret16 Durant ces rencontres treize sujets sont traiteacutes tels que lrsquoancienneteacute de la civilisation la spiritualiteacute chinoise la justice et le gouvernement de la Chine17 Montesquieu est sans aucun doute influenceacute par ces discussions puisque lrsquoon deacutenote plusieurs relations entre ces rencontres et les reacuteflexions des Persans dans ses Lettres Persanes18 Toutefois dans ses Quelques remarques le ton envers la nation chinoise est neacutegatif et il est possible de pressentir qursquoil se ralliera au groupe sinophobe puisqursquoil deacuteclare deacutejagrave laquo Je crois que les Chinois perdraient infiniment agrave ecirctre connus19raquo

Montesquieu rencontre agrave Rome au fil de lrsquoanneacutee 1729 un autre personnage deacuteterminant dans sa sinophobie soit lrsquoex-jeacutesuite Fouquet20 Cet ancien missionnaire et eacutevecircque drsquoEacuteleutheacuteropolis adopte un ton neacutegatif envers la mission en Chine puisqursquoil a eacuteteacute forceacute de quitter la Compagnie de Jeacutesus au deacutebut des anneacutees 1720 en raison de tensions avec ses confregraveres Il avait constateacute que les meacutesententes entre les missionnaires causant la Querelle des rites en Chine eacutetaient en grande partie la cause de la condition preacutecaire du christianisme dans cet Empire21 En effet ces tensions qui eacutevoluent jusqursquoau milieu du xviiie siegravecle concernent la religiositeacute des Chinois sont-ils atheacutees sont-ils idolacirctres ont-ils une veacuteritable religion Cependant les eacutecrits des jeacutesuites vantent la morale des Chinois Agrave ce moment est-ce que la morale peut exister indeacutepen-damment de la religion Lrsquoun des points centraux de cette poleacutemique concerne la toleacuterance des jeacutesuites envers certains rites chinois dont le culte des morts et des ancecirctres ainsi que la toleacuterance envers lrsquoutilisation du terme chinois Tien pour signifier le Dieu du Ciel En effet ces pratiques sont consideacutereacutees comme idolacirctres par la papauteacute et par les dominicains Ces derniers refusent cette toleacuterance et exigent de lrsquoEmpereur alors nommeacute Kangxi de se soumettre entiegraverement aux dogmes de lrsquoEacuteglise et de renoncer agrave ses rites Cette intoleacuterance et les diffeacuterentes tensions qui animent les divers ordres religieux en Chine engendrent la perte de la mission eacutevangeacutelisatrice dans lrsquoEmpire du Milieu22 La querelle qui oppose deux groupes majeurs soit les Jeacutesuites et la papauteacute se poursuit jusqursquoen 1742 lorsque le pape Benoicirct xiv publie la Bulle Immensa Pastorum23 qui condamne deacutefinitivement les rites chinois Ainsi en seulement quelques lignes lrsquoautoriteacute papale venait de ruiner des milliers de pages drsquoargumentaires en faveur des jeacutesuites en Chine Sombre avenir pour la Compagnie qui subit nombre difficulteacutes jusqursquoen 1773 moment ougrave elle est deacutefinitivement interdite par le pape Cleacutement xiv Les propos peacutejoratifs de Fouquet agrave lrsquoeacutegard de son ancienne compagnie nrsquoont pour but qursquoune discreacuteditation du rocircle des jeacutesuites en Chine Au fil des discussions entre lrsquoancien jeacutesuite et Montesquieu le scepticisme du philosophe envers la nation chinoise se renforce sans cesse24 Par conseacutequent il est de plus en plus convaincu que la Chine est domineacutee par un gouvernement despotique

97-112 2013 06 Janvierindd 100 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 101

Les theacuteoriciens qui ont preacuteceacutedeacute le philosophe bordelais nrsquoabordaient que tregraves peu la notion du despotisme Lors de la reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois Montesquieu a cependant entre les mains les traits principaux du despotisme exposeacutes par divers personnages tels Jacques-Beacutenigne Bossuet et Franccedilois Feacutenelon Ces derniers avaient marqueacute une distinction entre une puissance arbitraire et une monarchie reacutegleacutee par les lois Bien avant ces derniers Bernard de La Roche avait poseacute lui aussi une distinction entre les principes de la monarchie franccedilaise et ceux des despotismes ottoman ou moscovite25 En fait le terme apparaicirct en France chez les pamphleacutetaires de la Fronde au moment ougrave lrsquoon critique la monteacutee de la monarchie absolue Lrsquoopposition aristocratique dans laquelle eacutevolue Feacutenelon cherche agrave aneacuteantir le regravegne arbitraire drsquoun seul dont le pouvoir nrsquoest pas limiteacute par les lois On associe alors lrsquoabsolutisme de la monarchie agrave lrsquoiniquiteacute dans lrsquoadministration des finances agrave lrsquointoleacuterance religieuse et agrave une politique de conquecircte26 La construction de la notion de despotisme au xviiie siegravecle reacutefegravere agrave un laquo ailleurs raquo deacutecrit dans les reacutecits de voyage La litteacuterature de lrsquoeacutepoque traite du despotisme des reacutegimes orientaux en exposant que les gouvernements europeacuteens sont toujours agrave risque drsquoy sombrer eux-mecircmes LrsquoEsprit des Lois de Montesquieu deacuteveloppe cette ideacutee de despotisme qursquoil applique geacuteneacuteralisation coutumiegravere agrave lrsquoeacutepoque agrave tous les pays orientaux Cependant agrave la suite de sa lecture des eacutecrits jeacutesuites et plus particuliegraverement celle de la Description de la Chine27 du Pegravere Du Halde le cas de lrsquoEmpire du Milieu semble apparaicirctre gecircnant voire deacuterangeant pour le philosophe bordelaisIntroduction agrave lrsquoimage de la Chine dans LrsquoEsprit des LoisLrsquoEsprit des Lois œuvre majeure de Montesquieu publieacutee pour la premiegravere fois en 1748 propose une typologie des gouvernements monarchique reacutepublicain et despotique Il cherche par cet ouvrage agrave deacutemontrer les causes naturelles derriegravere chaque institution Le philosophe tranche distinctement sur la moraliteacute de ces reacutegimes politiques en exposant que le principe de la monarchie est lrsquohonneur celui de la reacutepublique est la vertu tandis que celui du despotisme est la crainte28 Montesquieu est sans conteste au xviiie siegravecle lrsquoun des plus fervents deacutetracteurs du despotisme Il eacutecrit drsquoailleurs laquo On ne peut parler sans freacutemir de ces gouvernements monstrueux29raquo Montesquieu insiste sur le fait que les sujets sont tenus dans lrsquoobeacuteissance par le chacirctiment par une eacuteducation presque nulle et une application stricte des rites et des ceacutereacutemonies30 Les eacutetats despotiques qui regravegnent dans le monde asiatique se caracteacuterisent ainsi par la cruauteacute du prince et lrsquoheacutebeacutetement servile des sujets Crsquoest dans cette cateacutegorie que Montesquieu classe la Chine pourtant ideacutealiseacutee par la majoriteacute des hommes de son temps

Toutefois devant la masse drsquoinformations qui procircne voire ideacutealise lrsquoEmpire du Milieu Montesquieu deacutecide de nuancer sa theacuteorie du despotisme chinois laquo Il y a certaines circonstances qui peuvent faire que le gouvernement de la Chine ne soit pas aussi corrompu qursquoil devrait

97-112 2013 06 Janvierindd 101 13-01-17 1033

102 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

lrsquoecirctre31 raquo Il cherche dans son œuvre agrave faire une distinction entre les causes culturelles et naturelles qui forment les gouvernements De cette maniegravere il livre aux lecteurs du xviiie siegravecle une eacutetude sociologique des mœurs politiques qui repreacutesente agrave lrsquoeacutepoque une meacutethode reacutevolutionnaire Lrsquoambition du philosophe bordelais est drsquoexposer son inteacuterecirct pour les causes naturelles par sa fameuse theacuteorie des climats Selon Robert Shackleton laquo aucune theacuteorie de LrsquoEsprit des Lois nrsquoattira davantage lrsquoattention que celle de lrsquoinfluence du climat sur lrsquohumaniteacute [hellip]32 raquo Cette derniegravere drsquoabord esquisseacutee dans les Lettres persanes (1721)33 puis deacuteveloppeacutee dans LrsquoEsprit des Lois amegravene lrsquoideacutee que le climat influence agrave lui seul la nature de lrsquoHomme et la socieacuteteacute dans laquelle il vit En se basant sur les reacuteactions du corps dans diffeacuterents climats il affirme que les peuples du nord sont plus rigides travaillants courageux tandis que les peuples du sud sont plus lacircches faibles craintifs Les peuples du sud dont celui de la Chine sont donc plus agrave risque drsquoecirctre controcircleacutes par un gouvernement despotique Montesquieu croit cependant que le climat dans lrsquoEmpire chinois tempegravere ce type de reacutegime

Il expose dans LrsquoEsprit des Lois que lrsquoabondance des ressources vanteacutee par les jeacutesuites est relativiseacutee par la grande population qui habite les terres chinoises34 Le climat de la Chine laquo favorise prodigieusement la propagation de lrsquoespegravece humaine35 raquo et ce malgreacute la tyrannie la plus cruelle qui ne peut empecirccher le progregraves de la propagation36 Or une Chine surpeupleacutee engendre des crises drsquoapprovisionnement et donc de famine Le prince doit par conseacutequent aider son peuple afin qursquoil ne se reacutevolte pas Crsquoest lagrave selon Montesquieu toute lrsquoorigine de la sollicitude paternelle exposeacutee encore une fois dans les eacutecrits jeacutesuites37 Il ne faut ainsi voir qursquoune preacutecaution du despote afin de conserver le pouvoir et la tranquilliteacute dans son Empire En effet le philosophe deacutemontre que le prince doit craindre que ce peuple tirailleacute par la faim ne srsquounisse par neacutecessiteacute en quantiteacute de petits groupes de voleurs dans les provinces semant deacutesordre et reacutevoltes afin de trouver de quoi vivre Bien que lrsquoarmeacutee impeacuteriale puisse en limiter la propagation la Chine ne peut entretenir une force militaire quantitativement proportionneacutee agrave la taille immense de la population chinoise38 Ces groupes de bandits et les reacutevoltes qursquoils engendrent peuvent ainsi menacer non seulement lrsquoautoriteacute impeacuteriale mais la vie mecircme du despote Le principe de la crainte attacheacute au despotisme a ici une double facette En effet Montesquieu expose comme un demi-aveu qursquoun peuple aussi prodigieux ne peut ecirctre totalement soumis et que face aux multiples forces de seacutedition laquo le mauvais gouvernement y est drsquoabord puni39raquo Lrsquoempereur se doit drsquoecirctre agrave lrsquoaffucirct des famines qui peuvent subvenir sous son regravegne ainsi que tout autre eacutetat pouvant mener la population agrave la reacutevolte laquo LrsquoEmpire est souvent envahi par des voleurs voilagrave ce que crsquoest quand la monarchie devient faible que lrsquoeacutetat est mal administreacute40 raquo Or Montesquieu conserve son ideacutee de despotisme car bien que lrsquoempereur doive faire en certaines circonstances des compromis et eacutecouter ses sujets ses deacutecisions ne sont

97-112 2013 06 Janvierindd 102 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 103

pas dicteacutees par la loi ou par la bonteacute mais bien par neacutecessiteacute Le despotisme modeacutereacute avanceacute par Montesquieu permet donc cet eacutequilibre preacutecaire de lrsquoEacutetat chinois

Cependant le classement de la Chine dans les Eacutetats despotiques continue de poser problegraveme agrave Montesquieu En effet la Contreacutee du Milieu eacutemerveille agrave lrsquoeacutepoque par sa reacuteputation de sagesse de prospeacuteriteacute et de toleacuterance religieuse Plusieurs documents sont eacutecrits sur cet empire dont le ceacutelegravebre ouvrage du Pegravere Le Comte Nouveaux meacutemoires sur lrsquoEacutetat preacutesent de la Chine (1696) lrsquoeacutenorme compilation du Pegravere Du Halde La Description de la Chine (1735) sans oublier Les Lettres eacutedifiantes et curieuses (1702-1776)41 De ces ouvrages se deacutegage geacuteneacuteralement une image positive de la Chine on y vante la sagesse des lois le pouvoir et la fermeteacute paternelle des empereurs la fertiliteacute des sols etc On y procircne surtout la sagesse de la nation chinoise qui est sobre patiente et laborieuse On y exalte aussi le respect des sujets plutocirct que son obeacuteissance servile et le gouvernement certes absolu mais tempeacutereacute par la force des traditions Rien dans ces images ne rappelle la crainte la terreur et la cruauteacute caracteacuteristiques drsquoun gouvernement despotique dans LrsquoEsprit des Lois

Ainsi au fil de ses lectures et plus preacuteciseacutement lors de celle qursquoil effectue dans la Description Montesquieu srsquoaperccediloit que la Chine ne cadre pas tout agrave fait avec la deacutefinition du despotisme qui reacutegit les reacutegimes orientaux telle qursquoexposeacutee dans le premier tome de son Esprit des Lois Lrsquoœuvre du Pegravere Du Halde deacutepeint en effet une Chine plus monarchique que despotique obligeant Montesquieu agrave remettre en question le schegraveme theacuteorique de sa penseacutee Afin de pallier agrave ce problegraveme le philosophe se voit drsquoabord contraint drsquoajouter agrave son œuvre une preacuteclassification qui distingue laquo reacutegime modeacutereacute raquo et laquo reacutegime despotique raquo42 Sa deacutemarche conceptuelle peut donc apparaicirctre comme une tentative de nuancer sa deacutefinition mecircme de despotisme pour qursquoelle srsquoapplique neacuteanmoins agrave la Chine En fait Montesquieu deacutesire comprendre comment la Chine peut ecirctre moins despotique qursquoelle ne devrait lrsquoecirctre Cet eacutetat de penseacutee lrsquoamegravene agrave reacuteinterpreacuteter modifier voire mecircme neacutegliger certains passages de la Description affaiblissant trop la cateacutegorisation despotique de la Chine Les Geographica disponibles dans les Œuvres complegravetes du philosophe sont neacutecessaires agrave lrsquoanalyse puisqursquoon y trouve les reacutecits qursquoil a soigneusement lus et annoteacutes43

Montesquieu cherche dans la litteacuterature disponible des indices susceptibles de fragiliser la preacutesentation trop positive de ce modegravele de socieacuteteacute Dans lrsquoesprit du philosophe la Chine nrsquoest pas et ne doit pas ecirctre un modegravele pour la France Puisque les reacutecits neacutegatifs des voyageurs envers lrsquoEmpire du Milieu comme celui de Gustave Lange Relation de voyage de Laurent Lange agrave la Chine (1715) et de Gorge Anson Voyage autour du monde (1748)44 ne parviennent pas agrave eux seuls agrave combler sa deacutefinition du despotisme chinois il nrsquoa drsquoautre choix que de prendre en consideacute-ration les propos des jeacutesuites Le philosophe doit par conseacutequent utiliser

97-112 2013 06 Janvierindd 103 13-01-17 1033

104 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

leurs eacutecrits mais agrave des fins profitables pour ses propres conceptions Ainsi il lit les informations disponibles dans un premier temps srsquoapproprie celles-ci dans un deuxiegraveme temps puis dans un troisiegraveme temps deacutetourne le propos pour satisfaire ses ideacutees telle est la strateacutegie litteacuteraire de Montesquieu Crsquoest de cette maniegravere qursquoil procegravede avec La Description de la Chine du Pegravere du Halde

Suite agrave lrsquoanalyse de LrsquoEsprit des Lois jrsquoai remarqueacute que le philosophe a sous-estimeacute le pouvoir de lrsquoeacutetat chinois qui gracircce agrave une administration serreacutee fait respecter ses lois Il faut bien saisir qursquoagrave lrsquoeacutepoque les Europeacuteens commencent peu agrave peu agrave connaicirctre le systegraveme administratif chinois par lrsquoentremise des eacutecrits jeacutesuites On reacutealise alors que si la Chine a pris du retard aupregraves des sciences et des techniques elle a deacutepasseacute les eacutetats europeacuteens sur le plan administratif Cet eacutetat des faits qui impressionne le public savant nrsquoest pourtant pas exploiteacute par Montesquieu dans son Esprit des Lois Le philosophe passe presque sous silence lrsquoorganisation administrative de la Chine dans son œuvre Pourtant il est loin drsquoignorer le systegraveme mandarinal45 Ses notes du Spicilegravege46 et de son recueil Geographica47deacutemontrent que le philosophe lui a accordeacute une attention particuliegravere Parmi ses notes on trouve la description du statut de lrsquoempereur du respect qursquoon lui doit et de lrsquoimmensiteacute de ses compeacutetences Le mandarinat y est mentionneacute et on peut y lire les meacutethodes de recrutement des fonctionnaires Or ces passages dans ses Geographica ne sont qursquoune copie de La Description ou des Lettres eacutedifiantes De fait il nrsquoy a aucune trace drsquoasteacuterisques agrave la suite de ces passages qui deacutemontrent normalement lrsquointervention des remarques personnelles de Montesquieu Par conseacutequent les reacuteflexions sur lrsquoadministration chinoise qursquoil transcrit dans son Esprit des Lois ne sont qursquoune infime partie de ses notes Les conversations qursquoil a eues avec le Chinois Hoange permettent de constater que le philosophe est bien instruit sur la composition du gouvernement chinois plus que ne lrsquoexpose LrsquoEsprit des Lois Quelle en est la raison Est-ce que le philosophe a choisi de laisser de cocircteacute lrsquoadministration chinoise pour le bien de sa deacutemonstration du despotisme chinois Il semblerait que Montesquieu ressente un profond malaise envers cette organisation serreacutee et qursquoil ne sache pas comment faire usage de ce modegravele sociopolitique chinois Peut-ecirctre souhaitait-il en finir rapidement avec cet aspect de la politique chinoise

La description du systegraveme administratif chinois faite par le Pegravere Du Halde et les missionnaires jeacutesuites contraint le philosophe agrave repenser sa theacuteorie du despotisme qui reacutegit les grands empires Lrsquoorganisation serreacutee qui forme les tribunaux ainsi que la bonne communication entre les provinces et villes de la Chine ne cadrent pas dans la description drsquoun Eacutetat tyrannique telle qursquoexposeacutee dans LrsquoEsprit des Lois Bien que ses Geographica et ses notes prises dans Le Spicilegravege deacutemontrent que le philosophe avait pris connaissance de lrsquoorganisation administrative de la Chine il choisit de taire ce qursquoil sait dans son œuvre politique Il est probable qursquoil nrsquoavait rien agrave redire agrave ce sujet Cela en est tout autrement pour la question de la

97-112 2013 06 Janvierindd 104 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 105

justice chinoise Alors que les sinophiles utilisent la justice comme un argument valable pour promouvoir le modegravele chinois le sinophobe au contraire use de cet eacuteleacutement dans la prononciation de son jugement neacutegatif sans appel sur le reacutegime tout entier

La Description de la Chine aborde le thegraveme de la justice dans plusieurs chapitres du Tome 248 Dans ce dernier Du Halde insiste surtout sur le caractegravere centraliseacute du systegraveme judiciaire chinois Les deacutecisions sont prises par la cinquiegraveme cour souveraine nommeacutee Hing Pou dans lrsquoenceinte mecircme de la Citeacute interdite Crsquoest elle qui examine si lrsquoaccuseacute doit ecirctre puni selon ce que laquo les lois ont sagement eacutetabli49 raquo Cet eacuteleacutement ne peut qursquoattirer lrsquoattention des savants franccedilais conscients des faiblesses de leurs propres maniegraveres de conduire les affaires criminelles La France connaicirct en effet une profonde dispariteacute dans les proceacutedures et au sein des parlements provinciaux qui deacutemontrent une autonomie laquo trop vite abusive50 raquo Le Jeacutesuite expose que la justice chinoise ne peut ecirctre exerceacutee sous un pouvoir arbitraire puisque la sentence doit ecirctre toujours motiveacutee par une loi laquo Tous les jugements de crimes dignes de mort doivent ecirctre examineacutes deacutecideacutes et souscrits par lrsquoempereur Les mandarins envoient en cour lrsquoinstruction du procegraves et leur deacutecision marquant lrsquoarticle de la loi [hellip]51raquo Le Pegravere Du Halde reprend les propos qursquoil a lus dans les lettres mission-naires agrave savoir que la justice chinoise est juste et eacutequitable car elle permet au plus vil citoyen de se faire entendre52 Elle semble adopter une humaniteacute qui paraicirct manquer agrave la justice europeacuteenne Montesquieu concegravede cette humaniteacute agrave la justice chinoise Agrave titre drsquoexemple lrsquoempereur souhaite voir agrave trois reprises le procegraves de condamnation agrave mort avant de prendre une deacutecision finale ainsi laquo on y fait grand cas de la vie drsquoun homme53 raquo Ici cette derniegravere affirmation est preacuteceacutedeacutee drsquoun asteacuterisque dans les Geographica ce qui signifie lrsquointervention drsquoune reacuteflexion du philosophe

Montesquieu passe cependant de lrsquoacceptation au doute lorsqursquoil lit dans les Lettres eacutedifiantes et curieuses un argument qui le ramegravene agrave son scepticisme de deacutepart laquo Crsquoest la coutume des tribunaux de la Chine de prononcer seacutevegraverement pour donner lieu agrave lrsquoempereur drsquouser de cleacutemence54 raquo Toutefois ce passage nrsquoest pas utiliseacute par le philosophe dans sa reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois puisqursquoil peut lrsquoamener agrave deux interpreacutetations Drsquoune part il peut permettre de deacutenoncer le mythe drsquoun empereur aimant et bienveillant qui diminue la peine drsquoun sujet par amour de son peuple Or drsquoautre part il peut ecirctre perccedilu comme un acte eacuteducatif afin de deacutemontrer au fautif qursquoil aurait pu ecirctre puni plus seacutevegraverement Ici on visualise bien le cocircteacute paternaliste de la socieacuteteacute chinoise Ce choix difficile entre les deux interpreacutetations explique peut-ecirctre bien lrsquoabsence de ce passage dans son Esprit des Lois Or bien que Montesquieu fasse de la justice lrsquoindicateur par excellence de lrsquoeacutetat drsquoun reacutegime politique il semblerait qursquoil eacuteprouve un certain malaise envers celle appliqueacutee en Chine Eacutetant lui-mecircme juriste Montesquieu aurait ducirc donner plus de place agrave la justice chinoise dans son œuvre Ce dernier deacutemontre pourtant dans ses Geographica qursquoil a lu les eacutecrits jeacutesuites en

97-112 2013 06 Janvierindd 105 13-01-17 1033

106 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

retenant plusieurs eacuteleacutements importants Par contre les eacuteleacutements qursquoil retient servent agrave son argumentaire sinophobe En effet srsquoil nrsquoa pas trahi ou laquo gauchi raquo les textes de Du Halde il se montre sans conteste mal agrave lrsquoaise devant cette administration judiciaire qui semble moderne et organiseacutee55

Tel que deacutemontreacute preacuteceacutedemment Montesquieu est sceptique envers les eacutecrits des jeacutesuites qursquoil aborde toujours avec prudence Ce qursquoil faut bien saisir crsquoest qursquoavec le thegraveme de la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois le philosophe passe de la prudence au doute puis du doute agrave la neacutegation et ce sans jamais apporter de reacuteelles explications agrave ce changement drsquoopinion On pourrait penser que le juriste deacutesarmeacute devant la masse de documents jeacutesuites manque drsquoarguments en provenance drsquoautres sources qui pourraient affaiblir le groupe sinophile Or il est possible de comprendre ce cheminement de penseacutees en le remettant en contexte En effet le philosophe connaicirct une vague de scepticisme agrave lrsquoeacutegard de la Chine qui touche de plus en plus drsquoeacuterudits Cette tendance prend de lrsquoampleur durant la seconde moitieacute du xviiie siegravecle et est entre autres motiveacutee par lrsquoabbeacute Renaudot qui laquo eacutetait de mauvaise humeur contre la nation chinoise ou plutocirct contre ceux qui en ont parleacute avantageusement56 raquo Cette vague sinophobe pousse Montesquieu agrave prendre la deacutecision drsquoignorer pratiquement la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois et de srsquoen tenir agrave cette imputation vague laquo Jrsquoignore ce que crsquoest que cet honneur dont on parle chez des peuples agrave qui on ne fait rien faire qursquoagrave coups de bacircton raquo Il joint une note de bas de page agrave cette affirmation laquo Crsquoest le bacircton qui gouverne la chine dit le P du Halde57 raquo Crsquoest drsquoailleurs avec ce passage un peu court du chapitre XXI de LrsquoEsprit des Lois intituleacute laquo De la Chine raquo que le philosophe se propose de conclure sur la justice chinoise Cependant cette note ne renvoie agrave aucune page de la Description La raison est fort simple ce passage nrsquoexiste pas En fait le Pegravere Du Halde expose plutocirct dans sa Description que laquo [hellip] le Gouvernement Chinois ne subsiste guegravere que par lrsquoexercice du bacircton58 raquo Il faut bien comprendre que ce passage est dans le chapitre sur les prisons et les chacirctiments en Chine et que lrsquoobjectif du Jeacutesuite est simplement de deacutemontrer que le chacirctiment le plus commun est la bastonnade Le philosophe jouant avec ses sources deacutesire tant apposer le despotisme au gouvernement chinois qursquoil ne peut conclure autrement qursquoen affirmant que la justice chinoise nrsquoa qursquoun seul deacutesir soit celui de punir

Aux termes de son analyse de la justice chinoise et ce mecircme en prenant conscience du systegraveme organiseacute du tribunal de la cour criminelle qui empecircche lrsquoempereur de reacutegner laquo sans loi et sans regravegle raquo Montesquieu conclut en exposant le reacutegime du bacircton dans son Esprit des Lois Le philosophe a preacutefeacutereacute rester sur son ideacutee de deacutepart agrave savoir le despotisme chinois au lieu de repenser son classement des reacutegimes La Chine est maintenant eacutetiqueteacutee comme un despotisme du bacircton par Montesquieu

Lorsque le philosophe bordelais srsquointeacuteresse aux mœurs coutumes et maniegraveres de la nation chinoise il souhaite une fois de plus veacuterifier sa theacuteorie du despotisme Or sa curiositeacute le pousse vers des horizons

97-112 2013 06 Janvierindd 106 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 107

inattendus Il ne srsquoagit plus drsquoimposer uniquement ses principes mais eacutegalement drsquoexaminer comment lrsquoempereur peut modeler les coutumes et lrsquoesprit drsquoun peuple afin de conserver la tranquilliteacute publique Ces rites ceacutereacutemonies et lois forment une part neacutecessaire de la leacutegislation de lrsquoEmpire chinois autour du respect et de la pieacuteteacute filiale Ainsi les enfants doivent respecter leurs pegraveres qui eux doivent respecter les mandarins des villages qui agrave leur tour doivent respecter lrsquoempereur qui lui devient le pegravere de la nation Montesquieu eacutecrit agrave ce sujet laquo Cet empire est formeacute sur lrsquoideacutee du gouvernement drsquoune famille Si vous diminuez lrsquoautoriteacute paternelle ou mecircme si vous retranchez le respect que lrsquoon a pour elle [hellip] ce rapport drsquoamour qui est entre les princes et les sujets se perdra peu agrave peu Retranchez une de ces pratiques et vous eacutebranlez lrsquoEacutetat59 raquo Ainsi chaque geste doit ecirctre effectueacute sans perturber la tranquilliteacute et le repos de lrsquoEmpire Lrsquoune des maniegraveres de controcircler le peuple selon Montesquieu est lrsquoapplication stricte et reacutepeacutetitive des rites chinois Ces rites laborieux devant ecirctre appris degraves lrsquoenfance occupent tant lrsquoesprit de chacun qursquoils ne laissent pas de place agrave la penseacutee de reacutevolte Le Pegravere Du Halde dans sa Description eacutecrit que ces rites de politesse et ces ceacutereacutemonies enlegravevent les sentiments de colegravere et de rudesse pour laisser place agrave la douceur de lrsquoacircme au maintien de la paix et donc agrave la tranquilliteacute de lrsquoEmpire60 Montesquieu quant agrave lui va plus loin ou du moins adopte un autre angle drsquoapproche Il insiste sur le fait que ces rites empecircchent lrsquoeffondrement de la stabiliteacute de lrsquoEmpire chinois et lui assure la condition mecircme de son existence Crsquoest dans cette ligneacutee que Montesquieu adopte la toleacuterance religieuse de lrsquoempereur Kangxi envers le christianisme Il considegravere que cette toleacuterance est en fait une faccedilade qui cache le veacuteritable objectif de lrsquoEmpire soit la tranquilliteacute publique Toutes formes de rites doivent ecirctre exerceacutees dans le calme pour le respect de cette tranquilliteacute publique Ainsi on accepte la preacutesence drsquoeacutetrangers sur le territoire chinois agrave la seule condition qursquoils satisfassent les inteacuterecircts de lrsquoEmpire et qursquoils nrsquoentravent pas lrsquoautoriteacute du prince61

Par ailleurs on remarque que dans ce systegraveme baseacute sur lrsquoideacutee drsquoune famille on ne voit pas le principe de la crainte caracteacuteristique pourtant principale du gouvernement despotique exposeacute dans LrsquoEsprit des Lois Le philosophe se trouve confronteacute agrave une sorte de despotisme qursquoil a du mal agrave accepter soit un despotisme exempt de crainte ougrave le prince nrsquoa pas toujours le bras leveacute pour menacer ou pour deacutetruire Au contraire il semble faire fleurir lrsquoabondance et reacutegner dans la vertu62 Or Montesquieu est contraint drsquoaccepter sans gaieteacute de cœur cette image deacutevoileacutee par les jeacutesuites la Chine serait un despotisme sage et paternel fondeacute sur lrsquoamour et non sur la crainte

Au fil de la reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois le philosophe se voit parfois contraint drsquoassouplir la theacuteorie stricte du despotisme qursquoil applique neacuteanmoins agrave la Chine Il constate toutefois cette faiblesse en eacutecrivant que si cette morale chinoise ces rites et ceacutereacutemonies sont perdus lrsquoEmpire chinois tombe sans contredit dans le chaos des reacutevolutions63 Malgreacute cela

97-112 2013 06 Janvierindd 107 13-01-17 1033

108 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

Montesquieu conserve son ideacutee et conclut comme mentionneacute preacuteceacutedem-ment que la Chine est un gouvernement despotique baseacute sur la crainte Crsquoest lagrave toute lrsquoincoheacuterence de lrsquoœuvre de LrsquoEsprit des Lois et crsquoest alors que Montesquieu se contredit Il refuse de diluer sa peinture drsquoun despotisme monstrueux mecircme apregraves avoir eacutetudieacute le cas de la Chine Il conserve son scepticisme envers cette nation et refuse ainsi de voir la Contreacutee du Milieu comme un modegravele pour la France On peut eacutegalement exposer qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute aussi aiseacute pour Montesquieu drsquoapposer le masque du despotisme sur le visage de lrsquoempereur chinois comme il lrsquoavait si bien fait avec les Persans de ses Lettres persanes Conclusion Montesquieu deacutecouvre la Chine agrave une eacutepoque ougrave elle est sans conteste agrave la mode Cependant devant son scepticisme agrave lrsquoeacutegard des eacutecrits jeacutesuites trop souvent eacutelogieux envers la nation chinoise le philosophe deacutecide de poser un regard critique sur ces reacutecits Les personnages qursquoil a rencontreacutes soit le philosophe Nicolas Freacuteret lrsquoex-jeacutesuite Fouquet et le Chinois Arcadio Hoange jouent eacutegalement un rocircle significatif sur sa penseacutee sinophobe Ainsi malgreacute certaines de ses constatations et acceptations agrave la suite de sa lecture des eacutecrits jeacutesuites Montesquieu affirme que la Chine est reacutesolument reacutegie par un despote Il nrsquoheacutesite pas je lrsquoai deacutemontreacute agrave jouer avec ses sources pour satisfaire sa theacuteorie du despotisme Il a pour ainsi dire preacutefeacutereacute contenir le despotisme chinois dans une fausse speacutecificiteacute Chaque document est devenu pour lui un point de deacutepart et un moyen pour construire son argumentaire en deacutefaveur de la Chine Le philosophe a bien souvent saisi au vol quelques passages quelques ideacutees quelques faits eacutepars pour deacutevelopper ses conceptions LrsquoEsprit des Lois preacutesente donc aux lecteurs du xviiie siegravecle lrsquoimage drsquoune Chine redessineacutee drsquoapregraves les reacutecits missionnaires et ceux des voyageurs Aux termes de lrsquoanalyse de son œuvre politique je peux constater qursquoil voulait freiner lrsquoadmiration des lecteurs agrave propos de la Chine et surtout envers les eacutecrits jeacutesuites Montesquieu avait bien deacutetecteacute la leacutegende le mirage chinois engendreacute par ces reacutecits et il a choisi de srsquoy opposer

Comme tout savant de lrsquoeacutepoque le Montesquieu des Lettres persanes est inteacuteresseacute par lrsquoOrient et encore plus pour le reacutegime oriental Il est fort possible qursquoil ait tout simplement confondu la cruauteacute et les caprices de tous les pays de lrsquoOrient avec la Chine cette Chine pourtant deacutepeinte par les jeacutesuites comme eacutetant un empire paisible prospegravere et sage La Contreacutee du Milieu de Montesquieu est et restera dans LrsquoEsprit des Lois un empire despotique mecircme si elle reacutesiste agrave sa typologie des gouvernements Agrave la suite de la publication de son œuvre le philosophe a certes reccedilu des critiques et commentaires mais la Chine deacutecrite dans celle-ci nrsquoa pu par la suite ecirctre ignoreacutee par les eacutecrivains inteacuteresseacutes par elle Son œuvre est devenue en effet lrsquoun des ouvrages de reacutefeacuterence inestimables pour ceux qui deacutesiraient nourrir leur argumentaire sinophobe64 Enfin Montesquieu a utiliseacute les informations disponibles pour veacuterifier ses ideacutees ses

97-112 2013 06 Janvierindd 108 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 109

conceptions et ses theacuteories Les eacutecrits jeacutesuites et plus preacuteciseacutement la Description de la Chine lui ont certainement servi de puits drsquoinformations inestimables pour construire sa vision de la Chine non pas en Empire modegravele mais en Empire despotique Il a habilement joueacute avec ses sources afin de plaire agrave son argumentaire sinophobe Ainsi on peut conclure que la Chine du xviiie siegravecle eacutetait bel et bien laquo une Chine de papier65 raquo Notes 1 Agrave ce sujet voir lrsquoarticle de Pierre-Antoine Fabre laquo La compagnie de jeacutesus et le

souvenir du vœu de Montmartre eacutetat drsquoune recherche raquo Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques no 24 (2000) [httpccrhrevuesorg2032 Site consulteacute le 28 deacutecembre 2011]

2 Reneacute Eacutetiemble LrsquoEurope chinoise Tome 2 De la sinophilie agrave la sinophobie Paris Gallimard 1989 p 208

3 La trageacutedie theacuteacirctrale de Voltaire LrsquoOrphelin de la Chine (1763) le Traiteacute de Confucius du Pegravere Couplet (1687) les peintures drsquoAntoine Watteau (1684-1721) et de Franccedilois Boucher (1703-1770) pour ne nommer que ces exemples

4 Jacques Pereira Montesquieu et la Chine Paris LrsquoHarmattan 2008 p 169 5 Parmi les sinophiles qui procircnent la Chine comme modegravele politique et moral eacutevoluent

plusieurs personnages dont Franccedilois-Marie Arouet dit Voltaire (1694-1778) Franccedilois Quesnay (1694-1774) et Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) Parmi les sinophobes qui discreacuteditent la valeur des eacutecrits jeacutesuites et qui adhegraverent agrave la theacuteorie du despotisme du gouvernement chinois se trouvent entre autres Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) Franccedilois Feacutenelon (1651-1715) Denis Diderot (1713-1784)

6 Montesquieu De lrsquoesprit des loix Genegraveve Chez Barillot et fils 1748 deux tomes 7 Greacutegoire Holtz a deacutetermineacute quatre modes de deacutetournement lrsquoinsertion de la

citation avec ou sans reacutefeacuterence la paraphrase avec un leacuteger deacutecalage significatif le deacutetournement de lrsquoideacutee en inventant parfois certains passages la reacuteeacutecriture drsquoun passage en srsquoappropriant le contenu Confeacuterence donneacutee agrave Montreacuteal le 29 septembre intituleacutee laquo Lrsquoœil du diable Les Lettres missionnaires lues par les libertins raquo dans le cadre drsquoune table ronde sur les laquo Textes missionnaires dans lrsquoespace francophone raquo organiseacutee par Guy Poirier Greacutegoire Holz est professeur drsquohistoire agrave lrsquoUniversiteacute de Toronto

8 Daniel Roche Les Reacutepublicains des Lettres gens de culture et Lumiegraveres au XVIIIe siegravecle Paris Fayard 1988 p 157-158 et 242

9 Au sujet de Nicolas Freacuteret voir lrsquoouvrage de Danielle Elisseeff Nicolas Freacuteret (1688-1749) reacuteflexions drsquoun humaniste du XVIIIe siegravecle sur la Chine Paris Institut des hautes eacutetudes chinoises 1978 251 p

10 Zhimin Bai Les voyageurs franccedilais en Chine aux XVIIe et XVIIIe siegravecles Paris Harmattan 2007 p 91

11 Le nom de laquo Hoange raquo devrait plutocirct srsquoorthographier laquo Hoang raquo mais Arcadio Hoange lui-mecircme lrsquoeacutecrivait avec un laquo e raquo agrave la toute fin Pour ce qui est de son preacutenom laquo Arcadio raquo il le doit au Reacuteveacuterend pegravere espagnol qui le fit travailler avec lui dans la ville de Him Hoa dans la province du Fokien en Chine Andreacute Masson laquo Un Chinois inspirateur des laquo Lettres persanes raquo dans Revue des deux mondes deuxiegraveme quinzaine mai 1951 p 350

12 Hoange travaille drsquoabord sous la direction drsquoun Pegravere espagnol sur les fonds baptismaux dans la ville de Him Hoa en 1679 Le fils drsquoun ministre de Louis XIV eacutevecircque de Rosalie et vicaire apostolique du Sseacute Tchuan nommeacute Artus de Lionne

97-112 2013 06 Janvierindd 109 13-01-17 1033

100 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

de Paris qui expose que le Franccedilais a rencontreacute le Chinois sept fois en tecircte agrave tecircte et une seule fois accompagneacute de Freacuteret16 Durant ces rencontres treize sujets sont traiteacutes tels que lrsquoancienneteacute de la civilisation la spiritualiteacute chinoise la justice et le gouvernement de la Chine17 Montesquieu est sans aucun doute influenceacute par ces discussions puisque lrsquoon deacutenote plusieurs relations entre ces rencontres et les reacuteflexions des Persans dans ses Lettres Persanes18 Toutefois dans ses Quelques remarques le ton envers la nation chinoise est neacutegatif et il est possible de pressentir qursquoil se ralliera au groupe sinophobe puisqursquoil deacuteclare deacutejagrave laquo Je crois que les Chinois perdraient infiniment agrave ecirctre connus19raquo

Montesquieu rencontre agrave Rome au fil de lrsquoanneacutee 1729 un autre personnage deacuteterminant dans sa sinophobie soit lrsquoex-jeacutesuite Fouquet20 Cet ancien missionnaire et eacutevecircque drsquoEacuteleutheacuteropolis adopte un ton neacutegatif envers la mission en Chine puisqursquoil a eacuteteacute forceacute de quitter la Compagnie de Jeacutesus au deacutebut des anneacutees 1720 en raison de tensions avec ses confregraveres Il avait constateacute que les meacutesententes entre les missionnaires causant la Querelle des rites en Chine eacutetaient en grande partie la cause de la condition preacutecaire du christianisme dans cet Empire21 En effet ces tensions qui eacutevoluent jusqursquoau milieu du xviiie siegravecle concernent la religiositeacute des Chinois sont-ils atheacutees sont-ils idolacirctres ont-ils une veacuteritable religion Cependant les eacutecrits des jeacutesuites vantent la morale des Chinois Agrave ce moment est-ce que la morale peut exister indeacutepen-damment de la religion Lrsquoun des points centraux de cette poleacutemique concerne la toleacuterance des jeacutesuites envers certains rites chinois dont le culte des morts et des ancecirctres ainsi que la toleacuterance envers lrsquoutilisation du terme chinois Tien pour signifier le Dieu du Ciel En effet ces pratiques sont consideacutereacutees comme idolacirctres par la papauteacute et par les dominicains Ces derniers refusent cette toleacuterance et exigent de lrsquoEmpereur alors nommeacute Kangxi de se soumettre entiegraverement aux dogmes de lrsquoEacuteglise et de renoncer agrave ses rites Cette intoleacuterance et les diffeacuterentes tensions qui animent les divers ordres religieux en Chine engendrent la perte de la mission eacutevangeacutelisatrice dans lrsquoEmpire du Milieu22 La querelle qui oppose deux groupes majeurs soit les Jeacutesuites et la papauteacute se poursuit jusqursquoen 1742 lorsque le pape Benoicirct xiv publie la Bulle Immensa Pastorum23 qui condamne deacutefinitivement les rites chinois Ainsi en seulement quelques lignes lrsquoautoriteacute papale venait de ruiner des milliers de pages drsquoargumentaires en faveur des jeacutesuites en Chine Sombre avenir pour la Compagnie qui subit nombre difficulteacutes jusqursquoen 1773 moment ougrave elle est deacutefinitivement interdite par le pape Cleacutement xiv Les propos peacutejoratifs de Fouquet agrave lrsquoeacutegard de son ancienne compagnie nrsquoont pour but qursquoune discreacuteditation du rocircle des jeacutesuites en Chine Au fil des discussions entre lrsquoancien jeacutesuite et Montesquieu le scepticisme du philosophe envers la nation chinoise se renforce sans cesse24 Par conseacutequent il est de plus en plus convaincu que la Chine est domineacutee par un gouvernement despotique

97-112 2013 06 Janvierindd 100 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 101

Les theacuteoriciens qui ont preacuteceacutedeacute le philosophe bordelais nrsquoabordaient que tregraves peu la notion du despotisme Lors de la reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois Montesquieu a cependant entre les mains les traits principaux du despotisme exposeacutes par divers personnages tels Jacques-Beacutenigne Bossuet et Franccedilois Feacutenelon Ces derniers avaient marqueacute une distinction entre une puissance arbitraire et une monarchie reacutegleacutee par les lois Bien avant ces derniers Bernard de La Roche avait poseacute lui aussi une distinction entre les principes de la monarchie franccedilaise et ceux des despotismes ottoman ou moscovite25 En fait le terme apparaicirct en France chez les pamphleacutetaires de la Fronde au moment ougrave lrsquoon critique la monteacutee de la monarchie absolue Lrsquoopposition aristocratique dans laquelle eacutevolue Feacutenelon cherche agrave aneacuteantir le regravegne arbitraire drsquoun seul dont le pouvoir nrsquoest pas limiteacute par les lois On associe alors lrsquoabsolutisme de la monarchie agrave lrsquoiniquiteacute dans lrsquoadministration des finances agrave lrsquointoleacuterance religieuse et agrave une politique de conquecircte26 La construction de la notion de despotisme au xviiie siegravecle reacutefegravere agrave un laquo ailleurs raquo deacutecrit dans les reacutecits de voyage La litteacuterature de lrsquoeacutepoque traite du despotisme des reacutegimes orientaux en exposant que les gouvernements europeacuteens sont toujours agrave risque drsquoy sombrer eux-mecircmes LrsquoEsprit des Lois de Montesquieu deacuteveloppe cette ideacutee de despotisme qursquoil applique geacuteneacuteralisation coutumiegravere agrave lrsquoeacutepoque agrave tous les pays orientaux Cependant agrave la suite de sa lecture des eacutecrits jeacutesuites et plus particuliegraverement celle de la Description de la Chine27 du Pegravere Du Halde le cas de lrsquoEmpire du Milieu semble apparaicirctre gecircnant voire deacuterangeant pour le philosophe bordelaisIntroduction agrave lrsquoimage de la Chine dans LrsquoEsprit des LoisLrsquoEsprit des Lois œuvre majeure de Montesquieu publieacutee pour la premiegravere fois en 1748 propose une typologie des gouvernements monarchique reacutepublicain et despotique Il cherche par cet ouvrage agrave deacutemontrer les causes naturelles derriegravere chaque institution Le philosophe tranche distinctement sur la moraliteacute de ces reacutegimes politiques en exposant que le principe de la monarchie est lrsquohonneur celui de la reacutepublique est la vertu tandis que celui du despotisme est la crainte28 Montesquieu est sans conteste au xviiie siegravecle lrsquoun des plus fervents deacutetracteurs du despotisme Il eacutecrit drsquoailleurs laquo On ne peut parler sans freacutemir de ces gouvernements monstrueux29raquo Montesquieu insiste sur le fait que les sujets sont tenus dans lrsquoobeacuteissance par le chacirctiment par une eacuteducation presque nulle et une application stricte des rites et des ceacutereacutemonies30 Les eacutetats despotiques qui regravegnent dans le monde asiatique se caracteacuterisent ainsi par la cruauteacute du prince et lrsquoheacutebeacutetement servile des sujets Crsquoest dans cette cateacutegorie que Montesquieu classe la Chine pourtant ideacutealiseacutee par la majoriteacute des hommes de son temps

Toutefois devant la masse drsquoinformations qui procircne voire ideacutealise lrsquoEmpire du Milieu Montesquieu deacutecide de nuancer sa theacuteorie du despotisme chinois laquo Il y a certaines circonstances qui peuvent faire que le gouvernement de la Chine ne soit pas aussi corrompu qursquoil devrait

97-112 2013 06 Janvierindd 101 13-01-17 1033

102 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

lrsquoecirctre31 raquo Il cherche dans son œuvre agrave faire une distinction entre les causes culturelles et naturelles qui forment les gouvernements De cette maniegravere il livre aux lecteurs du xviiie siegravecle une eacutetude sociologique des mœurs politiques qui repreacutesente agrave lrsquoeacutepoque une meacutethode reacutevolutionnaire Lrsquoambition du philosophe bordelais est drsquoexposer son inteacuterecirct pour les causes naturelles par sa fameuse theacuteorie des climats Selon Robert Shackleton laquo aucune theacuteorie de LrsquoEsprit des Lois nrsquoattira davantage lrsquoattention que celle de lrsquoinfluence du climat sur lrsquohumaniteacute [hellip]32 raquo Cette derniegravere drsquoabord esquisseacutee dans les Lettres persanes (1721)33 puis deacuteveloppeacutee dans LrsquoEsprit des Lois amegravene lrsquoideacutee que le climat influence agrave lui seul la nature de lrsquoHomme et la socieacuteteacute dans laquelle il vit En se basant sur les reacuteactions du corps dans diffeacuterents climats il affirme que les peuples du nord sont plus rigides travaillants courageux tandis que les peuples du sud sont plus lacircches faibles craintifs Les peuples du sud dont celui de la Chine sont donc plus agrave risque drsquoecirctre controcircleacutes par un gouvernement despotique Montesquieu croit cependant que le climat dans lrsquoEmpire chinois tempegravere ce type de reacutegime

Il expose dans LrsquoEsprit des Lois que lrsquoabondance des ressources vanteacutee par les jeacutesuites est relativiseacutee par la grande population qui habite les terres chinoises34 Le climat de la Chine laquo favorise prodigieusement la propagation de lrsquoespegravece humaine35 raquo et ce malgreacute la tyrannie la plus cruelle qui ne peut empecirccher le progregraves de la propagation36 Or une Chine surpeupleacutee engendre des crises drsquoapprovisionnement et donc de famine Le prince doit par conseacutequent aider son peuple afin qursquoil ne se reacutevolte pas Crsquoest lagrave selon Montesquieu toute lrsquoorigine de la sollicitude paternelle exposeacutee encore une fois dans les eacutecrits jeacutesuites37 Il ne faut ainsi voir qursquoune preacutecaution du despote afin de conserver le pouvoir et la tranquilliteacute dans son Empire En effet le philosophe deacutemontre que le prince doit craindre que ce peuple tirailleacute par la faim ne srsquounisse par neacutecessiteacute en quantiteacute de petits groupes de voleurs dans les provinces semant deacutesordre et reacutevoltes afin de trouver de quoi vivre Bien que lrsquoarmeacutee impeacuteriale puisse en limiter la propagation la Chine ne peut entretenir une force militaire quantitativement proportionneacutee agrave la taille immense de la population chinoise38 Ces groupes de bandits et les reacutevoltes qursquoils engendrent peuvent ainsi menacer non seulement lrsquoautoriteacute impeacuteriale mais la vie mecircme du despote Le principe de la crainte attacheacute au despotisme a ici une double facette En effet Montesquieu expose comme un demi-aveu qursquoun peuple aussi prodigieux ne peut ecirctre totalement soumis et que face aux multiples forces de seacutedition laquo le mauvais gouvernement y est drsquoabord puni39raquo Lrsquoempereur se doit drsquoecirctre agrave lrsquoaffucirct des famines qui peuvent subvenir sous son regravegne ainsi que tout autre eacutetat pouvant mener la population agrave la reacutevolte laquo LrsquoEmpire est souvent envahi par des voleurs voilagrave ce que crsquoest quand la monarchie devient faible que lrsquoeacutetat est mal administreacute40 raquo Or Montesquieu conserve son ideacutee de despotisme car bien que lrsquoempereur doive faire en certaines circonstances des compromis et eacutecouter ses sujets ses deacutecisions ne sont

97-112 2013 06 Janvierindd 102 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 103

pas dicteacutees par la loi ou par la bonteacute mais bien par neacutecessiteacute Le despotisme modeacutereacute avanceacute par Montesquieu permet donc cet eacutequilibre preacutecaire de lrsquoEacutetat chinois

Cependant le classement de la Chine dans les Eacutetats despotiques continue de poser problegraveme agrave Montesquieu En effet la Contreacutee du Milieu eacutemerveille agrave lrsquoeacutepoque par sa reacuteputation de sagesse de prospeacuteriteacute et de toleacuterance religieuse Plusieurs documents sont eacutecrits sur cet empire dont le ceacutelegravebre ouvrage du Pegravere Le Comte Nouveaux meacutemoires sur lrsquoEacutetat preacutesent de la Chine (1696) lrsquoeacutenorme compilation du Pegravere Du Halde La Description de la Chine (1735) sans oublier Les Lettres eacutedifiantes et curieuses (1702-1776)41 De ces ouvrages se deacutegage geacuteneacuteralement une image positive de la Chine on y vante la sagesse des lois le pouvoir et la fermeteacute paternelle des empereurs la fertiliteacute des sols etc On y procircne surtout la sagesse de la nation chinoise qui est sobre patiente et laborieuse On y exalte aussi le respect des sujets plutocirct que son obeacuteissance servile et le gouvernement certes absolu mais tempeacutereacute par la force des traditions Rien dans ces images ne rappelle la crainte la terreur et la cruauteacute caracteacuteristiques drsquoun gouvernement despotique dans LrsquoEsprit des Lois

Ainsi au fil de ses lectures et plus preacuteciseacutement lors de celle qursquoil effectue dans la Description Montesquieu srsquoaperccediloit que la Chine ne cadre pas tout agrave fait avec la deacutefinition du despotisme qui reacutegit les reacutegimes orientaux telle qursquoexposeacutee dans le premier tome de son Esprit des Lois Lrsquoœuvre du Pegravere Du Halde deacutepeint en effet une Chine plus monarchique que despotique obligeant Montesquieu agrave remettre en question le schegraveme theacuteorique de sa penseacutee Afin de pallier agrave ce problegraveme le philosophe se voit drsquoabord contraint drsquoajouter agrave son œuvre une preacuteclassification qui distingue laquo reacutegime modeacutereacute raquo et laquo reacutegime despotique raquo42 Sa deacutemarche conceptuelle peut donc apparaicirctre comme une tentative de nuancer sa deacutefinition mecircme de despotisme pour qursquoelle srsquoapplique neacuteanmoins agrave la Chine En fait Montesquieu deacutesire comprendre comment la Chine peut ecirctre moins despotique qursquoelle ne devrait lrsquoecirctre Cet eacutetat de penseacutee lrsquoamegravene agrave reacuteinterpreacuteter modifier voire mecircme neacutegliger certains passages de la Description affaiblissant trop la cateacutegorisation despotique de la Chine Les Geographica disponibles dans les Œuvres complegravetes du philosophe sont neacutecessaires agrave lrsquoanalyse puisqursquoon y trouve les reacutecits qursquoil a soigneusement lus et annoteacutes43

Montesquieu cherche dans la litteacuterature disponible des indices susceptibles de fragiliser la preacutesentation trop positive de ce modegravele de socieacuteteacute Dans lrsquoesprit du philosophe la Chine nrsquoest pas et ne doit pas ecirctre un modegravele pour la France Puisque les reacutecits neacutegatifs des voyageurs envers lrsquoEmpire du Milieu comme celui de Gustave Lange Relation de voyage de Laurent Lange agrave la Chine (1715) et de Gorge Anson Voyage autour du monde (1748)44 ne parviennent pas agrave eux seuls agrave combler sa deacutefinition du despotisme chinois il nrsquoa drsquoautre choix que de prendre en consideacute-ration les propos des jeacutesuites Le philosophe doit par conseacutequent utiliser

97-112 2013 06 Janvierindd 103 13-01-17 1033

104 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

leurs eacutecrits mais agrave des fins profitables pour ses propres conceptions Ainsi il lit les informations disponibles dans un premier temps srsquoapproprie celles-ci dans un deuxiegraveme temps puis dans un troisiegraveme temps deacutetourne le propos pour satisfaire ses ideacutees telle est la strateacutegie litteacuteraire de Montesquieu Crsquoest de cette maniegravere qursquoil procegravede avec La Description de la Chine du Pegravere du Halde

Suite agrave lrsquoanalyse de LrsquoEsprit des Lois jrsquoai remarqueacute que le philosophe a sous-estimeacute le pouvoir de lrsquoeacutetat chinois qui gracircce agrave une administration serreacutee fait respecter ses lois Il faut bien saisir qursquoagrave lrsquoeacutepoque les Europeacuteens commencent peu agrave peu agrave connaicirctre le systegraveme administratif chinois par lrsquoentremise des eacutecrits jeacutesuites On reacutealise alors que si la Chine a pris du retard aupregraves des sciences et des techniques elle a deacutepasseacute les eacutetats europeacuteens sur le plan administratif Cet eacutetat des faits qui impressionne le public savant nrsquoest pourtant pas exploiteacute par Montesquieu dans son Esprit des Lois Le philosophe passe presque sous silence lrsquoorganisation administrative de la Chine dans son œuvre Pourtant il est loin drsquoignorer le systegraveme mandarinal45 Ses notes du Spicilegravege46 et de son recueil Geographica47deacutemontrent que le philosophe lui a accordeacute une attention particuliegravere Parmi ses notes on trouve la description du statut de lrsquoempereur du respect qursquoon lui doit et de lrsquoimmensiteacute de ses compeacutetences Le mandarinat y est mentionneacute et on peut y lire les meacutethodes de recrutement des fonctionnaires Or ces passages dans ses Geographica ne sont qursquoune copie de La Description ou des Lettres eacutedifiantes De fait il nrsquoy a aucune trace drsquoasteacuterisques agrave la suite de ces passages qui deacutemontrent normalement lrsquointervention des remarques personnelles de Montesquieu Par conseacutequent les reacuteflexions sur lrsquoadministration chinoise qursquoil transcrit dans son Esprit des Lois ne sont qursquoune infime partie de ses notes Les conversations qursquoil a eues avec le Chinois Hoange permettent de constater que le philosophe est bien instruit sur la composition du gouvernement chinois plus que ne lrsquoexpose LrsquoEsprit des Lois Quelle en est la raison Est-ce que le philosophe a choisi de laisser de cocircteacute lrsquoadministration chinoise pour le bien de sa deacutemonstration du despotisme chinois Il semblerait que Montesquieu ressente un profond malaise envers cette organisation serreacutee et qursquoil ne sache pas comment faire usage de ce modegravele sociopolitique chinois Peut-ecirctre souhaitait-il en finir rapidement avec cet aspect de la politique chinoise

La description du systegraveme administratif chinois faite par le Pegravere Du Halde et les missionnaires jeacutesuites contraint le philosophe agrave repenser sa theacuteorie du despotisme qui reacutegit les grands empires Lrsquoorganisation serreacutee qui forme les tribunaux ainsi que la bonne communication entre les provinces et villes de la Chine ne cadrent pas dans la description drsquoun Eacutetat tyrannique telle qursquoexposeacutee dans LrsquoEsprit des Lois Bien que ses Geographica et ses notes prises dans Le Spicilegravege deacutemontrent que le philosophe avait pris connaissance de lrsquoorganisation administrative de la Chine il choisit de taire ce qursquoil sait dans son œuvre politique Il est probable qursquoil nrsquoavait rien agrave redire agrave ce sujet Cela en est tout autrement pour la question de la

97-112 2013 06 Janvierindd 104 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 105

justice chinoise Alors que les sinophiles utilisent la justice comme un argument valable pour promouvoir le modegravele chinois le sinophobe au contraire use de cet eacuteleacutement dans la prononciation de son jugement neacutegatif sans appel sur le reacutegime tout entier

La Description de la Chine aborde le thegraveme de la justice dans plusieurs chapitres du Tome 248 Dans ce dernier Du Halde insiste surtout sur le caractegravere centraliseacute du systegraveme judiciaire chinois Les deacutecisions sont prises par la cinquiegraveme cour souveraine nommeacutee Hing Pou dans lrsquoenceinte mecircme de la Citeacute interdite Crsquoest elle qui examine si lrsquoaccuseacute doit ecirctre puni selon ce que laquo les lois ont sagement eacutetabli49 raquo Cet eacuteleacutement ne peut qursquoattirer lrsquoattention des savants franccedilais conscients des faiblesses de leurs propres maniegraveres de conduire les affaires criminelles La France connaicirct en effet une profonde dispariteacute dans les proceacutedures et au sein des parlements provinciaux qui deacutemontrent une autonomie laquo trop vite abusive50 raquo Le Jeacutesuite expose que la justice chinoise ne peut ecirctre exerceacutee sous un pouvoir arbitraire puisque la sentence doit ecirctre toujours motiveacutee par une loi laquo Tous les jugements de crimes dignes de mort doivent ecirctre examineacutes deacutecideacutes et souscrits par lrsquoempereur Les mandarins envoient en cour lrsquoinstruction du procegraves et leur deacutecision marquant lrsquoarticle de la loi [hellip]51raquo Le Pegravere Du Halde reprend les propos qursquoil a lus dans les lettres mission-naires agrave savoir que la justice chinoise est juste et eacutequitable car elle permet au plus vil citoyen de se faire entendre52 Elle semble adopter une humaniteacute qui paraicirct manquer agrave la justice europeacuteenne Montesquieu concegravede cette humaniteacute agrave la justice chinoise Agrave titre drsquoexemple lrsquoempereur souhaite voir agrave trois reprises le procegraves de condamnation agrave mort avant de prendre une deacutecision finale ainsi laquo on y fait grand cas de la vie drsquoun homme53 raquo Ici cette derniegravere affirmation est preacuteceacutedeacutee drsquoun asteacuterisque dans les Geographica ce qui signifie lrsquointervention drsquoune reacuteflexion du philosophe

Montesquieu passe cependant de lrsquoacceptation au doute lorsqursquoil lit dans les Lettres eacutedifiantes et curieuses un argument qui le ramegravene agrave son scepticisme de deacutepart laquo Crsquoest la coutume des tribunaux de la Chine de prononcer seacutevegraverement pour donner lieu agrave lrsquoempereur drsquouser de cleacutemence54 raquo Toutefois ce passage nrsquoest pas utiliseacute par le philosophe dans sa reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois puisqursquoil peut lrsquoamener agrave deux interpreacutetations Drsquoune part il peut permettre de deacutenoncer le mythe drsquoun empereur aimant et bienveillant qui diminue la peine drsquoun sujet par amour de son peuple Or drsquoautre part il peut ecirctre perccedilu comme un acte eacuteducatif afin de deacutemontrer au fautif qursquoil aurait pu ecirctre puni plus seacutevegraverement Ici on visualise bien le cocircteacute paternaliste de la socieacuteteacute chinoise Ce choix difficile entre les deux interpreacutetations explique peut-ecirctre bien lrsquoabsence de ce passage dans son Esprit des Lois Or bien que Montesquieu fasse de la justice lrsquoindicateur par excellence de lrsquoeacutetat drsquoun reacutegime politique il semblerait qursquoil eacuteprouve un certain malaise envers celle appliqueacutee en Chine Eacutetant lui-mecircme juriste Montesquieu aurait ducirc donner plus de place agrave la justice chinoise dans son œuvre Ce dernier deacutemontre pourtant dans ses Geographica qursquoil a lu les eacutecrits jeacutesuites en

97-112 2013 06 Janvierindd 105 13-01-17 1033

106 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

retenant plusieurs eacuteleacutements importants Par contre les eacuteleacutements qursquoil retient servent agrave son argumentaire sinophobe En effet srsquoil nrsquoa pas trahi ou laquo gauchi raquo les textes de Du Halde il se montre sans conteste mal agrave lrsquoaise devant cette administration judiciaire qui semble moderne et organiseacutee55

Tel que deacutemontreacute preacuteceacutedemment Montesquieu est sceptique envers les eacutecrits des jeacutesuites qursquoil aborde toujours avec prudence Ce qursquoil faut bien saisir crsquoest qursquoavec le thegraveme de la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois le philosophe passe de la prudence au doute puis du doute agrave la neacutegation et ce sans jamais apporter de reacuteelles explications agrave ce changement drsquoopinion On pourrait penser que le juriste deacutesarmeacute devant la masse de documents jeacutesuites manque drsquoarguments en provenance drsquoautres sources qui pourraient affaiblir le groupe sinophile Or il est possible de comprendre ce cheminement de penseacutees en le remettant en contexte En effet le philosophe connaicirct une vague de scepticisme agrave lrsquoeacutegard de la Chine qui touche de plus en plus drsquoeacuterudits Cette tendance prend de lrsquoampleur durant la seconde moitieacute du xviiie siegravecle et est entre autres motiveacutee par lrsquoabbeacute Renaudot qui laquo eacutetait de mauvaise humeur contre la nation chinoise ou plutocirct contre ceux qui en ont parleacute avantageusement56 raquo Cette vague sinophobe pousse Montesquieu agrave prendre la deacutecision drsquoignorer pratiquement la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois et de srsquoen tenir agrave cette imputation vague laquo Jrsquoignore ce que crsquoest que cet honneur dont on parle chez des peuples agrave qui on ne fait rien faire qursquoagrave coups de bacircton raquo Il joint une note de bas de page agrave cette affirmation laquo Crsquoest le bacircton qui gouverne la chine dit le P du Halde57 raquo Crsquoest drsquoailleurs avec ce passage un peu court du chapitre XXI de LrsquoEsprit des Lois intituleacute laquo De la Chine raquo que le philosophe se propose de conclure sur la justice chinoise Cependant cette note ne renvoie agrave aucune page de la Description La raison est fort simple ce passage nrsquoexiste pas En fait le Pegravere Du Halde expose plutocirct dans sa Description que laquo [hellip] le Gouvernement Chinois ne subsiste guegravere que par lrsquoexercice du bacircton58 raquo Il faut bien comprendre que ce passage est dans le chapitre sur les prisons et les chacirctiments en Chine et que lrsquoobjectif du Jeacutesuite est simplement de deacutemontrer que le chacirctiment le plus commun est la bastonnade Le philosophe jouant avec ses sources deacutesire tant apposer le despotisme au gouvernement chinois qursquoil ne peut conclure autrement qursquoen affirmant que la justice chinoise nrsquoa qursquoun seul deacutesir soit celui de punir

Aux termes de son analyse de la justice chinoise et ce mecircme en prenant conscience du systegraveme organiseacute du tribunal de la cour criminelle qui empecircche lrsquoempereur de reacutegner laquo sans loi et sans regravegle raquo Montesquieu conclut en exposant le reacutegime du bacircton dans son Esprit des Lois Le philosophe a preacutefeacutereacute rester sur son ideacutee de deacutepart agrave savoir le despotisme chinois au lieu de repenser son classement des reacutegimes La Chine est maintenant eacutetiqueteacutee comme un despotisme du bacircton par Montesquieu

Lorsque le philosophe bordelais srsquointeacuteresse aux mœurs coutumes et maniegraveres de la nation chinoise il souhaite une fois de plus veacuterifier sa theacuteorie du despotisme Or sa curiositeacute le pousse vers des horizons

97-112 2013 06 Janvierindd 106 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 107

inattendus Il ne srsquoagit plus drsquoimposer uniquement ses principes mais eacutegalement drsquoexaminer comment lrsquoempereur peut modeler les coutumes et lrsquoesprit drsquoun peuple afin de conserver la tranquilliteacute publique Ces rites ceacutereacutemonies et lois forment une part neacutecessaire de la leacutegislation de lrsquoEmpire chinois autour du respect et de la pieacuteteacute filiale Ainsi les enfants doivent respecter leurs pegraveres qui eux doivent respecter les mandarins des villages qui agrave leur tour doivent respecter lrsquoempereur qui lui devient le pegravere de la nation Montesquieu eacutecrit agrave ce sujet laquo Cet empire est formeacute sur lrsquoideacutee du gouvernement drsquoune famille Si vous diminuez lrsquoautoriteacute paternelle ou mecircme si vous retranchez le respect que lrsquoon a pour elle [hellip] ce rapport drsquoamour qui est entre les princes et les sujets se perdra peu agrave peu Retranchez une de ces pratiques et vous eacutebranlez lrsquoEacutetat59 raquo Ainsi chaque geste doit ecirctre effectueacute sans perturber la tranquilliteacute et le repos de lrsquoEmpire Lrsquoune des maniegraveres de controcircler le peuple selon Montesquieu est lrsquoapplication stricte et reacutepeacutetitive des rites chinois Ces rites laborieux devant ecirctre appris degraves lrsquoenfance occupent tant lrsquoesprit de chacun qursquoils ne laissent pas de place agrave la penseacutee de reacutevolte Le Pegravere Du Halde dans sa Description eacutecrit que ces rites de politesse et ces ceacutereacutemonies enlegravevent les sentiments de colegravere et de rudesse pour laisser place agrave la douceur de lrsquoacircme au maintien de la paix et donc agrave la tranquilliteacute de lrsquoEmpire60 Montesquieu quant agrave lui va plus loin ou du moins adopte un autre angle drsquoapproche Il insiste sur le fait que ces rites empecircchent lrsquoeffondrement de la stabiliteacute de lrsquoEmpire chinois et lui assure la condition mecircme de son existence Crsquoest dans cette ligneacutee que Montesquieu adopte la toleacuterance religieuse de lrsquoempereur Kangxi envers le christianisme Il considegravere que cette toleacuterance est en fait une faccedilade qui cache le veacuteritable objectif de lrsquoEmpire soit la tranquilliteacute publique Toutes formes de rites doivent ecirctre exerceacutees dans le calme pour le respect de cette tranquilliteacute publique Ainsi on accepte la preacutesence drsquoeacutetrangers sur le territoire chinois agrave la seule condition qursquoils satisfassent les inteacuterecircts de lrsquoEmpire et qursquoils nrsquoentravent pas lrsquoautoriteacute du prince61

Par ailleurs on remarque que dans ce systegraveme baseacute sur lrsquoideacutee drsquoune famille on ne voit pas le principe de la crainte caracteacuteristique pourtant principale du gouvernement despotique exposeacute dans LrsquoEsprit des Lois Le philosophe se trouve confronteacute agrave une sorte de despotisme qursquoil a du mal agrave accepter soit un despotisme exempt de crainte ougrave le prince nrsquoa pas toujours le bras leveacute pour menacer ou pour deacutetruire Au contraire il semble faire fleurir lrsquoabondance et reacutegner dans la vertu62 Or Montesquieu est contraint drsquoaccepter sans gaieteacute de cœur cette image deacutevoileacutee par les jeacutesuites la Chine serait un despotisme sage et paternel fondeacute sur lrsquoamour et non sur la crainte

Au fil de la reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois le philosophe se voit parfois contraint drsquoassouplir la theacuteorie stricte du despotisme qursquoil applique neacuteanmoins agrave la Chine Il constate toutefois cette faiblesse en eacutecrivant que si cette morale chinoise ces rites et ceacutereacutemonies sont perdus lrsquoEmpire chinois tombe sans contredit dans le chaos des reacutevolutions63 Malgreacute cela

97-112 2013 06 Janvierindd 107 13-01-17 1033

108 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

Montesquieu conserve son ideacutee et conclut comme mentionneacute preacuteceacutedem-ment que la Chine est un gouvernement despotique baseacute sur la crainte Crsquoest lagrave toute lrsquoincoheacuterence de lrsquoœuvre de LrsquoEsprit des Lois et crsquoest alors que Montesquieu se contredit Il refuse de diluer sa peinture drsquoun despotisme monstrueux mecircme apregraves avoir eacutetudieacute le cas de la Chine Il conserve son scepticisme envers cette nation et refuse ainsi de voir la Contreacutee du Milieu comme un modegravele pour la France On peut eacutegalement exposer qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute aussi aiseacute pour Montesquieu drsquoapposer le masque du despotisme sur le visage de lrsquoempereur chinois comme il lrsquoavait si bien fait avec les Persans de ses Lettres persanes Conclusion Montesquieu deacutecouvre la Chine agrave une eacutepoque ougrave elle est sans conteste agrave la mode Cependant devant son scepticisme agrave lrsquoeacutegard des eacutecrits jeacutesuites trop souvent eacutelogieux envers la nation chinoise le philosophe deacutecide de poser un regard critique sur ces reacutecits Les personnages qursquoil a rencontreacutes soit le philosophe Nicolas Freacuteret lrsquoex-jeacutesuite Fouquet et le Chinois Arcadio Hoange jouent eacutegalement un rocircle significatif sur sa penseacutee sinophobe Ainsi malgreacute certaines de ses constatations et acceptations agrave la suite de sa lecture des eacutecrits jeacutesuites Montesquieu affirme que la Chine est reacutesolument reacutegie par un despote Il nrsquoheacutesite pas je lrsquoai deacutemontreacute agrave jouer avec ses sources pour satisfaire sa theacuteorie du despotisme Il a pour ainsi dire preacutefeacutereacute contenir le despotisme chinois dans une fausse speacutecificiteacute Chaque document est devenu pour lui un point de deacutepart et un moyen pour construire son argumentaire en deacutefaveur de la Chine Le philosophe a bien souvent saisi au vol quelques passages quelques ideacutees quelques faits eacutepars pour deacutevelopper ses conceptions LrsquoEsprit des Lois preacutesente donc aux lecteurs du xviiie siegravecle lrsquoimage drsquoune Chine redessineacutee drsquoapregraves les reacutecits missionnaires et ceux des voyageurs Aux termes de lrsquoanalyse de son œuvre politique je peux constater qursquoil voulait freiner lrsquoadmiration des lecteurs agrave propos de la Chine et surtout envers les eacutecrits jeacutesuites Montesquieu avait bien deacutetecteacute la leacutegende le mirage chinois engendreacute par ces reacutecits et il a choisi de srsquoy opposer

Comme tout savant de lrsquoeacutepoque le Montesquieu des Lettres persanes est inteacuteresseacute par lrsquoOrient et encore plus pour le reacutegime oriental Il est fort possible qursquoil ait tout simplement confondu la cruauteacute et les caprices de tous les pays de lrsquoOrient avec la Chine cette Chine pourtant deacutepeinte par les jeacutesuites comme eacutetant un empire paisible prospegravere et sage La Contreacutee du Milieu de Montesquieu est et restera dans LrsquoEsprit des Lois un empire despotique mecircme si elle reacutesiste agrave sa typologie des gouvernements Agrave la suite de la publication de son œuvre le philosophe a certes reccedilu des critiques et commentaires mais la Chine deacutecrite dans celle-ci nrsquoa pu par la suite ecirctre ignoreacutee par les eacutecrivains inteacuteresseacutes par elle Son œuvre est devenue en effet lrsquoun des ouvrages de reacutefeacuterence inestimables pour ceux qui deacutesiraient nourrir leur argumentaire sinophobe64 Enfin Montesquieu a utiliseacute les informations disponibles pour veacuterifier ses ideacutees ses

97-112 2013 06 Janvierindd 108 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 109

conceptions et ses theacuteories Les eacutecrits jeacutesuites et plus preacuteciseacutement la Description de la Chine lui ont certainement servi de puits drsquoinformations inestimables pour construire sa vision de la Chine non pas en Empire modegravele mais en Empire despotique Il a habilement joueacute avec ses sources afin de plaire agrave son argumentaire sinophobe Ainsi on peut conclure que la Chine du xviiie siegravecle eacutetait bel et bien laquo une Chine de papier65 raquo Notes 1 Agrave ce sujet voir lrsquoarticle de Pierre-Antoine Fabre laquo La compagnie de jeacutesus et le

souvenir du vœu de Montmartre eacutetat drsquoune recherche raquo Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques no 24 (2000) [httpccrhrevuesorg2032 Site consulteacute le 28 deacutecembre 2011]

2 Reneacute Eacutetiemble LrsquoEurope chinoise Tome 2 De la sinophilie agrave la sinophobie Paris Gallimard 1989 p 208

3 La trageacutedie theacuteacirctrale de Voltaire LrsquoOrphelin de la Chine (1763) le Traiteacute de Confucius du Pegravere Couplet (1687) les peintures drsquoAntoine Watteau (1684-1721) et de Franccedilois Boucher (1703-1770) pour ne nommer que ces exemples

4 Jacques Pereira Montesquieu et la Chine Paris LrsquoHarmattan 2008 p 169 5 Parmi les sinophiles qui procircnent la Chine comme modegravele politique et moral eacutevoluent

plusieurs personnages dont Franccedilois-Marie Arouet dit Voltaire (1694-1778) Franccedilois Quesnay (1694-1774) et Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) Parmi les sinophobes qui discreacuteditent la valeur des eacutecrits jeacutesuites et qui adhegraverent agrave la theacuteorie du despotisme du gouvernement chinois se trouvent entre autres Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) Franccedilois Feacutenelon (1651-1715) Denis Diderot (1713-1784)

6 Montesquieu De lrsquoesprit des loix Genegraveve Chez Barillot et fils 1748 deux tomes 7 Greacutegoire Holtz a deacutetermineacute quatre modes de deacutetournement lrsquoinsertion de la

citation avec ou sans reacutefeacuterence la paraphrase avec un leacuteger deacutecalage significatif le deacutetournement de lrsquoideacutee en inventant parfois certains passages la reacuteeacutecriture drsquoun passage en srsquoappropriant le contenu Confeacuterence donneacutee agrave Montreacuteal le 29 septembre intituleacutee laquo Lrsquoœil du diable Les Lettres missionnaires lues par les libertins raquo dans le cadre drsquoune table ronde sur les laquo Textes missionnaires dans lrsquoespace francophone raquo organiseacutee par Guy Poirier Greacutegoire Holz est professeur drsquohistoire agrave lrsquoUniversiteacute de Toronto

8 Daniel Roche Les Reacutepublicains des Lettres gens de culture et Lumiegraveres au XVIIIe siegravecle Paris Fayard 1988 p 157-158 et 242

9 Au sujet de Nicolas Freacuteret voir lrsquoouvrage de Danielle Elisseeff Nicolas Freacuteret (1688-1749) reacuteflexions drsquoun humaniste du XVIIIe siegravecle sur la Chine Paris Institut des hautes eacutetudes chinoises 1978 251 p

10 Zhimin Bai Les voyageurs franccedilais en Chine aux XVIIe et XVIIIe siegravecles Paris Harmattan 2007 p 91

11 Le nom de laquo Hoange raquo devrait plutocirct srsquoorthographier laquo Hoang raquo mais Arcadio Hoange lui-mecircme lrsquoeacutecrivait avec un laquo e raquo agrave la toute fin Pour ce qui est de son preacutenom laquo Arcadio raquo il le doit au Reacuteveacuterend pegravere espagnol qui le fit travailler avec lui dans la ville de Him Hoa dans la province du Fokien en Chine Andreacute Masson laquo Un Chinois inspirateur des laquo Lettres persanes raquo dans Revue des deux mondes deuxiegraveme quinzaine mai 1951 p 350

12 Hoange travaille drsquoabord sous la direction drsquoun Pegravere espagnol sur les fonds baptismaux dans la ville de Him Hoa en 1679 Le fils drsquoun ministre de Louis XIV eacutevecircque de Rosalie et vicaire apostolique du Sseacute Tchuan nommeacute Artus de Lionne

97-112 2013 06 Janvierindd 109 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 101

Les theacuteoriciens qui ont preacuteceacutedeacute le philosophe bordelais nrsquoabordaient que tregraves peu la notion du despotisme Lors de la reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois Montesquieu a cependant entre les mains les traits principaux du despotisme exposeacutes par divers personnages tels Jacques-Beacutenigne Bossuet et Franccedilois Feacutenelon Ces derniers avaient marqueacute une distinction entre une puissance arbitraire et une monarchie reacutegleacutee par les lois Bien avant ces derniers Bernard de La Roche avait poseacute lui aussi une distinction entre les principes de la monarchie franccedilaise et ceux des despotismes ottoman ou moscovite25 En fait le terme apparaicirct en France chez les pamphleacutetaires de la Fronde au moment ougrave lrsquoon critique la monteacutee de la monarchie absolue Lrsquoopposition aristocratique dans laquelle eacutevolue Feacutenelon cherche agrave aneacuteantir le regravegne arbitraire drsquoun seul dont le pouvoir nrsquoest pas limiteacute par les lois On associe alors lrsquoabsolutisme de la monarchie agrave lrsquoiniquiteacute dans lrsquoadministration des finances agrave lrsquointoleacuterance religieuse et agrave une politique de conquecircte26 La construction de la notion de despotisme au xviiie siegravecle reacutefegravere agrave un laquo ailleurs raquo deacutecrit dans les reacutecits de voyage La litteacuterature de lrsquoeacutepoque traite du despotisme des reacutegimes orientaux en exposant que les gouvernements europeacuteens sont toujours agrave risque drsquoy sombrer eux-mecircmes LrsquoEsprit des Lois de Montesquieu deacuteveloppe cette ideacutee de despotisme qursquoil applique geacuteneacuteralisation coutumiegravere agrave lrsquoeacutepoque agrave tous les pays orientaux Cependant agrave la suite de sa lecture des eacutecrits jeacutesuites et plus particuliegraverement celle de la Description de la Chine27 du Pegravere Du Halde le cas de lrsquoEmpire du Milieu semble apparaicirctre gecircnant voire deacuterangeant pour le philosophe bordelaisIntroduction agrave lrsquoimage de la Chine dans LrsquoEsprit des LoisLrsquoEsprit des Lois œuvre majeure de Montesquieu publieacutee pour la premiegravere fois en 1748 propose une typologie des gouvernements monarchique reacutepublicain et despotique Il cherche par cet ouvrage agrave deacutemontrer les causes naturelles derriegravere chaque institution Le philosophe tranche distinctement sur la moraliteacute de ces reacutegimes politiques en exposant que le principe de la monarchie est lrsquohonneur celui de la reacutepublique est la vertu tandis que celui du despotisme est la crainte28 Montesquieu est sans conteste au xviiie siegravecle lrsquoun des plus fervents deacutetracteurs du despotisme Il eacutecrit drsquoailleurs laquo On ne peut parler sans freacutemir de ces gouvernements monstrueux29raquo Montesquieu insiste sur le fait que les sujets sont tenus dans lrsquoobeacuteissance par le chacirctiment par une eacuteducation presque nulle et une application stricte des rites et des ceacutereacutemonies30 Les eacutetats despotiques qui regravegnent dans le monde asiatique se caracteacuterisent ainsi par la cruauteacute du prince et lrsquoheacutebeacutetement servile des sujets Crsquoest dans cette cateacutegorie que Montesquieu classe la Chine pourtant ideacutealiseacutee par la majoriteacute des hommes de son temps

Toutefois devant la masse drsquoinformations qui procircne voire ideacutealise lrsquoEmpire du Milieu Montesquieu deacutecide de nuancer sa theacuteorie du despotisme chinois laquo Il y a certaines circonstances qui peuvent faire que le gouvernement de la Chine ne soit pas aussi corrompu qursquoil devrait

97-112 2013 06 Janvierindd 101 13-01-17 1033

102 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

lrsquoecirctre31 raquo Il cherche dans son œuvre agrave faire une distinction entre les causes culturelles et naturelles qui forment les gouvernements De cette maniegravere il livre aux lecteurs du xviiie siegravecle une eacutetude sociologique des mœurs politiques qui repreacutesente agrave lrsquoeacutepoque une meacutethode reacutevolutionnaire Lrsquoambition du philosophe bordelais est drsquoexposer son inteacuterecirct pour les causes naturelles par sa fameuse theacuteorie des climats Selon Robert Shackleton laquo aucune theacuteorie de LrsquoEsprit des Lois nrsquoattira davantage lrsquoattention que celle de lrsquoinfluence du climat sur lrsquohumaniteacute [hellip]32 raquo Cette derniegravere drsquoabord esquisseacutee dans les Lettres persanes (1721)33 puis deacuteveloppeacutee dans LrsquoEsprit des Lois amegravene lrsquoideacutee que le climat influence agrave lui seul la nature de lrsquoHomme et la socieacuteteacute dans laquelle il vit En se basant sur les reacuteactions du corps dans diffeacuterents climats il affirme que les peuples du nord sont plus rigides travaillants courageux tandis que les peuples du sud sont plus lacircches faibles craintifs Les peuples du sud dont celui de la Chine sont donc plus agrave risque drsquoecirctre controcircleacutes par un gouvernement despotique Montesquieu croit cependant que le climat dans lrsquoEmpire chinois tempegravere ce type de reacutegime

Il expose dans LrsquoEsprit des Lois que lrsquoabondance des ressources vanteacutee par les jeacutesuites est relativiseacutee par la grande population qui habite les terres chinoises34 Le climat de la Chine laquo favorise prodigieusement la propagation de lrsquoespegravece humaine35 raquo et ce malgreacute la tyrannie la plus cruelle qui ne peut empecirccher le progregraves de la propagation36 Or une Chine surpeupleacutee engendre des crises drsquoapprovisionnement et donc de famine Le prince doit par conseacutequent aider son peuple afin qursquoil ne se reacutevolte pas Crsquoest lagrave selon Montesquieu toute lrsquoorigine de la sollicitude paternelle exposeacutee encore une fois dans les eacutecrits jeacutesuites37 Il ne faut ainsi voir qursquoune preacutecaution du despote afin de conserver le pouvoir et la tranquilliteacute dans son Empire En effet le philosophe deacutemontre que le prince doit craindre que ce peuple tirailleacute par la faim ne srsquounisse par neacutecessiteacute en quantiteacute de petits groupes de voleurs dans les provinces semant deacutesordre et reacutevoltes afin de trouver de quoi vivre Bien que lrsquoarmeacutee impeacuteriale puisse en limiter la propagation la Chine ne peut entretenir une force militaire quantitativement proportionneacutee agrave la taille immense de la population chinoise38 Ces groupes de bandits et les reacutevoltes qursquoils engendrent peuvent ainsi menacer non seulement lrsquoautoriteacute impeacuteriale mais la vie mecircme du despote Le principe de la crainte attacheacute au despotisme a ici une double facette En effet Montesquieu expose comme un demi-aveu qursquoun peuple aussi prodigieux ne peut ecirctre totalement soumis et que face aux multiples forces de seacutedition laquo le mauvais gouvernement y est drsquoabord puni39raquo Lrsquoempereur se doit drsquoecirctre agrave lrsquoaffucirct des famines qui peuvent subvenir sous son regravegne ainsi que tout autre eacutetat pouvant mener la population agrave la reacutevolte laquo LrsquoEmpire est souvent envahi par des voleurs voilagrave ce que crsquoest quand la monarchie devient faible que lrsquoeacutetat est mal administreacute40 raquo Or Montesquieu conserve son ideacutee de despotisme car bien que lrsquoempereur doive faire en certaines circonstances des compromis et eacutecouter ses sujets ses deacutecisions ne sont

97-112 2013 06 Janvierindd 102 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 103

pas dicteacutees par la loi ou par la bonteacute mais bien par neacutecessiteacute Le despotisme modeacutereacute avanceacute par Montesquieu permet donc cet eacutequilibre preacutecaire de lrsquoEacutetat chinois

Cependant le classement de la Chine dans les Eacutetats despotiques continue de poser problegraveme agrave Montesquieu En effet la Contreacutee du Milieu eacutemerveille agrave lrsquoeacutepoque par sa reacuteputation de sagesse de prospeacuteriteacute et de toleacuterance religieuse Plusieurs documents sont eacutecrits sur cet empire dont le ceacutelegravebre ouvrage du Pegravere Le Comte Nouveaux meacutemoires sur lrsquoEacutetat preacutesent de la Chine (1696) lrsquoeacutenorme compilation du Pegravere Du Halde La Description de la Chine (1735) sans oublier Les Lettres eacutedifiantes et curieuses (1702-1776)41 De ces ouvrages se deacutegage geacuteneacuteralement une image positive de la Chine on y vante la sagesse des lois le pouvoir et la fermeteacute paternelle des empereurs la fertiliteacute des sols etc On y procircne surtout la sagesse de la nation chinoise qui est sobre patiente et laborieuse On y exalte aussi le respect des sujets plutocirct que son obeacuteissance servile et le gouvernement certes absolu mais tempeacutereacute par la force des traditions Rien dans ces images ne rappelle la crainte la terreur et la cruauteacute caracteacuteristiques drsquoun gouvernement despotique dans LrsquoEsprit des Lois

Ainsi au fil de ses lectures et plus preacuteciseacutement lors de celle qursquoil effectue dans la Description Montesquieu srsquoaperccediloit que la Chine ne cadre pas tout agrave fait avec la deacutefinition du despotisme qui reacutegit les reacutegimes orientaux telle qursquoexposeacutee dans le premier tome de son Esprit des Lois Lrsquoœuvre du Pegravere Du Halde deacutepeint en effet une Chine plus monarchique que despotique obligeant Montesquieu agrave remettre en question le schegraveme theacuteorique de sa penseacutee Afin de pallier agrave ce problegraveme le philosophe se voit drsquoabord contraint drsquoajouter agrave son œuvre une preacuteclassification qui distingue laquo reacutegime modeacutereacute raquo et laquo reacutegime despotique raquo42 Sa deacutemarche conceptuelle peut donc apparaicirctre comme une tentative de nuancer sa deacutefinition mecircme de despotisme pour qursquoelle srsquoapplique neacuteanmoins agrave la Chine En fait Montesquieu deacutesire comprendre comment la Chine peut ecirctre moins despotique qursquoelle ne devrait lrsquoecirctre Cet eacutetat de penseacutee lrsquoamegravene agrave reacuteinterpreacuteter modifier voire mecircme neacutegliger certains passages de la Description affaiblissant trop la cateacutegorisation despotique de la Chine Les Geographica disponibles dans les Œuvres complegravetes du philosophe sont neacutecessaires agrave lrsquoanalyse puisqursquoon y trouve les reacutecits qursquoil a soigneusement lus et annoteacutes43

Montesquieu cherche dans la litteacuterature disponible des indices susceptibles de fragiliser la preacutesentation trop positive de ce modegravele de socieacuteteacute Dans lrsquoesprit du philosophe la Chine nrsquoest pas et ne doit pas ecirctre un modegravele pour la France Puisque les reacutecits neacutegatifs des voyageurs envers lrsquoEmpire du Milieu comme celui de Gustave Lange Relation de voyage de Laurent Lange agrave la Chine (1715) et de Gorge Anson Voyage autour du monde (1748)44 ne parviennent pas agrave eux seuls agrave combler sa deacutefinition du despotisme chinois il nrsquoa drsquoautre choix que de prendre en consideacute-ration les propos des jeacutesuites Le philosophe doit par conseacutequent utiliser

97-112 2013 06 Janvierindd 103 13-01-17 1033

104 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

leurs eacutecrits mais agrave des fins profitables pour ses propres conceptions Ainsi il lit les informations disponibles dans un premier temps srsquoapproprie celles-ci dans un deuxiegraveme temps puis dans un troisiegraveme temps deacutetourne le propos pour satisfaire ses ideacutees telle est la strateacutegie litteacuteraire de Montesquieu Crsquoest de cette maniegravere qursquoil procegravede avec La Description de la Chine du Pegravere du Halde

Suite agrave lrsquoanalyse de LrsquoEsprit des Lois jrsquoai remarqueacute que le philosophe a sous-estimeacute le pouvoir de lrsquoeacutetat chinois qui gracircce agrave une administration serreacutee fait respecter ses lois Il faut bien saisir qursquoagrave lrsquoeacutepoque les Europeacuteens commencent peu agrave peu agrave connaicirctre le systegraveme administratif chinois par lrsquoentremise des eacutecrits jeacutesuites On reacutealise alors que si la Chine a pris du retard aupregraves des sciences et des techniques elle a deacutepasseacute les eacutetats europeacuteens sur le plan administratif Cet eacutetat des faits qui impressionne le public savant nrsquoest pourtant pas exploiteacute par Montesquieu dans son Esprit des Lois Le philosophe passe presque sous silence lrsquoorganisation administrative de la Chine dans son œuvre Pourtant il est loin drsquoignorer le systegraveme mandarinal45 Ses notes du Spicilegravege46 et de son recueil Geographica47deacutemontrent que le philosophe lui a accordeacute une attention particuliegravere Parmi ses notes on trouve la description du statut de lrsquoempereur du respect qursquoon lui doit et de lrsquoimmensiteacute de ses compeacutetences Le mandarinat y est mentionneacute et on peut y lire les meacutethodes de recrutement des fonctionnaires Or ces passages dans ses Geographica ne sont qursquoune copie de La Description ou des Lettres eacutedifiantes De fait il nrsquoy a aucune trace drsquoasteacuterisques agrave la suite de ces passages qui deacutemontrent normalement lrsquointervention des remarques personnelles de Montesquieu Par conseacutequent les reacuteflexions sur lrsquoadministration chinoise qursquoil transcrit dans son Esprit des Lois ne sont qursquoune infime partie de ses notes Les conversations qursquoil a eues avec le Chinois Hoange permettent de constater que le philosophe est bien instruit sur la composition du gouvernement chinois plus que ne lrsquoexpose LrsquoEsprit des Lois Quelle en est la raison Est-ce que le philosophe a choisi de laisser de cocircteacute lrsquoadministration chinoise pour le bien de sa deacutemonstration du despotisme chinois Il semblerait que Montesquieu ressente un profond malaise envers cette organisation serreacutee et qursquoil ne sache pas comment faire usage de ce modegravele sociopolitique chinois Peut-ecirctre souhaitait-il en finir rapidement avec cet aspect de la politique chinoise

La description du systegraveme administratif chinois faite par le Pegravere Du Halde et les missionnaires jeacutesuites contraint le philosophe agrave repenser sa theacuteorie du despotisme qui reacutegit les grands empires Lrsquoorganisation serreacutee qui forme les tribunaux ainsi que la bonne communication entre les provinces et villes de la Chine ne cadrent pas dans la description drsquoun Eacutetat tyrannique telle qursquoexposeacutee dans LrsquoEsprit des Lois Bien que ses Geographica et ses notes prises dans Le Spicilegravege deacutemontrent que le philosophe avait pris connaissance de lrsquoorganisation administrative de la Chine il choisit de taire ce qursquoil sait dans son œuvre politique Il est probable qursquoil nrsquoavait rien agrave redire agrave ce sujet Cela en est tout autrement pour la question de la

97-112 2013 06 Janvierindd 104 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 105

justice chinoise Alors que les sinophiles utilisent la justice comme un argument valable pour promouvoir le modegravele chinois le sinophobe au contraire use de cet eacuteleacutement dans la prononciation de son jugement neacutegatif sans appel sur le reacutegime tout entier

La Description de la Chine aborde le thegraveme de la justice dans plusieurs chapitres du Tome 248 Dans ce dernier Du Halde insiste surtout sur le caractegravere centraliseacute du systegraveme judiciaire chinois Les deacutecisions sont prises par la cinquiegraveme cour souveraine nommeacutee Hing Pou dans lrsquoenceinte mecircme de la Citeacute interdite Crsquoest elle qui examine si lrsquoaccuseacute doit ecirctre puni selon ce que laquo les lois ont sagement eacutetabli49 raquo Cet eacuteleacutement ne peut qursquoattirer lrsquoattention des savants franccedilais conscients des faiblesses de leurs propres maniegraveres de conduire les affaires criminelles La France connaicirct en effet une profonde dispariteacute dans les proceacutedures et au sein des parlements provinciaux qui deacutemontrent une autonomie laquo trop vite abusive50 raquo Le Jeacutesuite expose que la justice chinoise ne peut ecirctre exerceacutee sous un pouvoir arbitraire puisque la sentence doit ecirctre toujours motiveacutee par une loi laquo Tous les jugements de crimes dignes de mort doivent ecirctre examineacutes deacutecideacutes et souscrits par lrsquoempereur Les mandarins envoient en cour lrsquoinstruction du procegraves et leur deacutecision marquant lrsquoarticle de la loi [hellip]51raquo Le Pegravere Du Halde reprend les propos qursquoil a lus dans les lettres mission-naires agrave savoir que la justice chinoise est juste et eacutequitable car elle permet au plus vil citoyen de se faire entendre52 Elle semble adopter une humaniteacute qui paraicirct manquer agrave la justice europeacuteenne Montesquieu concegravede cette humaniteacute agrave la justice chinoise Agrave titre drsquoexemple lrsquoempereur souhaite voir agrave trois reprises le procegraves de condamnation agrave mort avant de prendre une deacutecision finale ainsi laquo on y fait grand cas de la vie drsquoun homme53 raquo Ici cette derniegravere affirmation est preacuteceacutedeacutee drsquoun asteacuterisque dans les Geographica ce qui signifie lrsquointervention drsquoune reacuteflexion du philosophe

Montesquieu passe cependant de lrsquoacceptation au doute lorsqursquoil lit dans les Lettres eacutedifiantes et curieuses un argument qui le ramegravene agrave son scepticisme de deacutepart laquo Crsquoest la coutume des tribunaux de la Chine de prononcer seacutevegraverement pour donner lieu agrave lrsquoempereur drsquouser de cleacutemence54 raquo Toutefois ce passage nrsquoest pas utiliseacute par le philosophe dans sa reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois puisqursquoil peut lrsquoamener agrave deux interpreacutetations Drsquoune part il peut permettre de deacutenoncer le mythe drsquoun empereur aimant et bienveillant qui diminue la peine drsquoun sujet par amour de son peuple Or drsquoautre part il peut ecirctre perccedilu comme un acte eacuteducatif afin de deacutemontrer au fautif qursquoil aurait pu ecirctre puni plus seacutevegraverement Ici on visualise bien le cocircteacute paternaliste de la socieacuteteacute chinoise Ce choix difficile entre les deux interpreacutetations explique peut-ecirctre bien lrsquoabsence de ce passage dans son Esprit des Lois Or bien que Montesquieu fasse de la justice lrsquoindicateur par excellence de lrsquoeacutetat drsquoun reacutegime politique il semblerait qursquoil eacuteprouve un certain malaise envers celle appliqueacutee en Chine Eacutetant lui-mecircme juriste Montesquieu aurait ducirc donner plus de place agrave la justice chinoise dans son œuvre Ce dernier deacutemontre pourtant dans ses Geographica qursquoil a lu les eacutecrits jeacutesuites en

97-112 2013 06 Janvierindd 105 13-01-17 1033

106 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

retenant plusieurs eacuteleacutements importants Par contre les eacuteleacutements qursquoil retient servent agrave son argumentaire sinophobe En effet srsquoil nrsquoa pas trahi ou laquo gauchi raquo les textes de Du Halde il se montre sans conteste mal agrave lrsquoaise devant cette administration judiciaire qui semble moderne et organiseacutee55

Tel que deacutemontreacute preacuteceacutedemment Montesquieu est sceptique envers les eacutecrits des jeacutesuites qursquoil aborde toujours avec prudence Ce qursquoil faut bien saisir crsquoest qursquoavec le thegraveme de la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois le philosophe passe de la prudence au doute puis du doute agrave la neacutegation et ce sans jamais apporter de reacuteelles explications agrave ce changement drsquoopinion On pourrait penser que le juriste deacutesarmeacute devant la masse de documents jeacutesuites manque drsquoarguments en provenance drsquoautres sources qui pourraient affaiblir le groupe sinophile Or il est possible de comprendre ce cheminement de penseacutees en le remettant en contexte En effet le philosophe connaicirct une vague de scepticisme agrave lrsquoeacutegard de la Chine qui touche de plus en plus drsquoeacuterudits Cette tendance prend de lrsquoampleur durant la seconde moitieacute du xviiie siegravecle et est entre autres motiveacutee par lrsquoabbeacute Renaudot qui laquo eacutetait de mauvaise humeur contre la nation chinoise ou plutocirct contre ceux qui en ont parleacute avantageusement56 raquo Cette vague sinophobe pousse Montesquieu agrave prendre la deacutecision drsquoignorer pratiquement la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois et de srsquoen tenir agrave cette imputation vague laquo Jrsquoignore ce que crsquoest que cet honneur dont on parle chez des peuples agrave qui on ne fait rien faire qursquoagrave coups de bacircton raquo Il joint une note de bas de page agrave cette affirmation laquo Crsquoest le bacircton qui gouverne la chine dit le P du Halde57 raquo Crsquoest drsquoailleurs avec ce passage un peu court du chapitre XXI de LrsquoEsprit des Lois intituleacute laquo De la Chine raquo que le philosophe se propose de conclure sur la justice chinoise Cependant cette note ne renvoie agrave aucune page de la Description La raison est fort simple ce passage nrsquoexiste pas En fait le Pegravere Du Halde expose plutocirct dans sa Description que laquo [hellip] le Gouvernement Chinois ne subsiste guegravere que par lrsquoexercice du bacircton58 raquo Il faut bien comprendre que ce passage est dans le chapitre sur les prisons et les chacirctiments en Chine et que lrsquoobjectif du Jeacutesuite est simplement de deacutemontrer que le chacirctiment le plus commun est la bastonnade Le philosophe jouant avec ses sources deacutesire tant apposer le despotisme au gouvernement chinois qursquoil ne peut conclure autrement qursquoen affirmant que la justice chinoise nrsquoa qursquoun seul deacutesir soit celui de punir

Aux termes de son analyse de la justice chinoise et ce mecircme en prenant conscience du systegraveme organiseacute du tribunal de la cour criminelle qui empecircche lrsquoempereur de reacutegner laquo sans loi et sans regravegle raquo Montesquieu conclut en exposant le reacutegime du bacircton dans son Esprit des Lois Le philosophe a preacutefeacutereacute rester sur son ideacutee de deacutepart agrave savoir le despotisme chinois au lieu de repenser son classement des reacutegimes La Chine est maintenant eacutetiqueteacutee comme un despotisme du bacircton par Montesquieu

Lorsque le philosophe bordelais srsquointeacuteresse aux mœurs coutumes et maniegraveres de la nation chinoise il souhaite une fois de plus veacuterifier sa theacuteorie du despotisme Or sa curiositeacute le pousse vers des horizons

97-112 2013 06 Janvierindd 106 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 107

inattendus Il ne srsquoagit plus drsquoimposer uniquement ses principes mais eacutegalement drsquoexaminer comment lrsquoempereur peut modeler les coutumes et lrsquoesprit drsquoun peuple afin de conserver la tranquilliteacute publique Ces rites ceacutereacutemonies et lois forment une part neacutecessaire de la leacutegislation de lrsquoEmpire chinois autour du respect et de la pieacuteteacute filiale Ainsi les enfants doivent respecter leurs pegraveres qui eux doivent respecter les mandarins des villages qui agrave leur tour doivent respecter lrsquoempereur qui lui devient le pegravere de la nation Montesquieu eacutecrit agrave ce sujet laquo Cet empire est formeacute sur lrsquoideacutee du gouvernement drsquoune famille Si vous diminuez lrsquoautoriteacute paternelle ou mecircme si vous retranchez le respect que lrsquoon a pour elle [hellip] ce rapport drsquoamour qui est entre les princes et les sujets se perdra peu agrave peu Retranchez une de ces pratiques et vous eacutebranlez lrsquoEacutetat59 raquo Ainsi chaque geste doit ecirctre effectueacute sans perturber la tranquilliteacute et le repos de lrsquoEmpire Lrsquoune des maniegraveres de controcircler le peuple selon Montesquieu est lrsquoapplication stricte et reacutepeacutetitive des rites chinois Ces rites laborieux devant ecirctre appris degraves lrsquoenfance occupent tant lrsquoesprit de chacun qursquoils ne laissent pas de place agrave la penseacutee de reacutevolte Le Pegravere Du Halde dans sa Description eacutecrit que ces rites de politesse et ces ceacutereacutemonies enlegravevent les sentiments de colegravere et de rudesse pour laisser place agrave la douceur de lrsquoacircme au maintien de la paix et donc agrave la tranquilliteacute de lrsquoEmpire60 Montesquieu quant agrave lui va plus loin ou du moins adopte un autre angle drsquoapproche Il insiste sur le fait que ces rites empecircchent lrsquoeffondrement de la stabiliteacute de lrsquoEmpire chinois et lui assure la condition mecircme de son existence Crsquoest dans cette ligneacutee que Montesquieu adopte la toleacuterance religieuse de lrsquoempereur Kangxi envers le christianisme Il considegravere que cette toleacuterance est en fait une faccedilade qui cache le veacuteritable objectif de lrsquoEmpire soit la tranquilliteacute publique Toutes formes de rites doivent ecirctre exerceacutees dans le calme pour le respect de cette tranquilliteacute publique Ainsi on accepte la preacutesence drsquoeacutetrangers sur le territoire chinois agrave la seule condition qursquoils satisfassent les inteacuterecircts de lrsquoEmpire et qursquoils nrsquoentravent pas lrsquoautoriteacute du prince61

Par ailleurs on remarque que dans ce systegraveme baseacute sur lrsquoideacutee drsquoune famille on ne voit pas le principe de la crainte caracteacuteristique pourtant principale du gouvernement despotique exposeacute dans LrsquoEsprit des Lois Le philosophe se trouve confronteacute agrave une sorte de despotisme qursquoil a du mal agrave accepter soit un despotisme exempt de crainte ougrave le prince nrsquoa pas toujours le bras leveacute pour menacer ou pour deacutetruire Au contraire il semble faire fleurir lrsquoabondance et reacutegner dans la vertu62 Or Montesquieu est contraint drsquoaccepter sans gaieteacute de cœur cette image deacutevoileacutee par les jeacutesuites la Chine serait un despotisme sage et paternel fondeacute sur lrsquoamour et non sur la crainte

Au fil de la reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois le philosophe se voit parfois contraint drsquoassouplir la theacuteorie stricte du despotisme qursquoil applique neacuteanmoins agrave la Chine Il constate toutefois cette faiblesse en eacutecrivant que si cette morale chinoise ces rites et ceacutereacutemonies sont perdus lrsquoEmpire chinois tombe sans contredit dans le chaos des reacutevolutions63 Malgreacute cela

97-112 2013 06 Janvierindd 107 13-01-17 1033

108 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

Montesquieu conserve son ideacutee et conclut comme mentionneacute preacuteceacutedem-ment que la Chine est un gouvernement despotique baseacute sur la crainte Crsquoest lagrave toute lrsquoincoheacuterence de lrsquoœuvre de LrsquoEsprit des Lois et crsquoest alors que Montesquieu se contredit Il refuse de diluer sa peinture drsquoun despotisme monstrueux mecircme apregraves avoir eacutetudieacute le cas de la Chine Il conserve son scepticisme envers cette nation et refuse ainsi de voir la Contreacutee du Milieu comme un modegravele pour la France On peut eacutegalement exposer qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute aussi aiseacute pour Montesquieu drsquoapposer le masque du despotisme sur le visage de lrsquoempereur chinois comme il lrsquoavait si bien fait avec les Persans de ses Lettres persanes Conclusion Montesquieu deacutecouvre la Chine agrave une eacutepoque ougrave elle est sans conteste agrave la mode Cependant devant son scepticisme agrave lrsquoeacutegard des eacutecrits jeacutesuites trop souvent eacutelogieux envers la nation chinoise le philosophe deacutecide de poser un regard critique sur ces reacutecits Les personnages qursquoil a rencontreacutes soit le philosophe Nicolas Freacuteret lrsquoex-jeacutesuite Fouquet et le Chinois Arcadio Hoange jouent eacutegalement un rocircle significatif sur sa penseacutee sinophobe Ainsi malgreacute certaines de ses constatations et acceptations agrave la suite de sa lecture des eacutecrits jeacutesuites Montesquieu affirme que la Chine est reacutesolument reacutegie par un despote Il nrsquoheacutesite pas je lrsquoai deacutemontreacute agrave jouer avec ses sources pour satisfaire sa theacuteorie du despotisme Il a pour ainsi dire preacutefeacutereacute contenir le despotisme chinois dans une fausse speacutecificiteacute Chaque document est devenu pour lui un point de deacutepart et un moyen pour construire son argumentaire en deacutefaveur de la Chine Le philosophe a bien souvent saisi au vol quelques passages quelques ideacutees quelques faits eacutepars pour deacutevelopper ses conceptions LrsquoEsprit des Lois preacutesente donc aux lecteurs du xviiie siegravecle lrsquoimage drsquoune Chine redessineacutee drsquoapregraves les reacutecits missionnaires et ceux des voyageurs Aux termes de lrsquoanalyse de son œuvre politique je peux constater qursquoil voulait freiner lrsquoadmiration des lecteurs agrave propos de la Chine et surtout envers les eacutecrits jeacutesuites Montesquieu avait bien deacutetecteacute la leacutegende le mirage chinois engendreacute par ces reacutecits et il a choisi de srsquoy opposer

Comme tout savant de lrsquoeacutepoque le Montesquieu des Lettres persanes est inteacuteresseacute par lrsquoOrient et encore plus pour le reacutegime oriental Il est fort possible qursquoil ait tout simplement confondu la cruauteacute et les caprices de tous les pays de lrsquoOrient avec la Chine cette Chine pourtant deacutepeinte par les jeacutesuites comme eacutetant un empire paisible prospegravere et sage La Contreacutee du Milieu de Montesquieu est et restera dans LrsquoEsprit des Lois un empire despotique mecircme si elle reacutesiste agrave sa typologie des gouvernements Agrave la suite de la publication de son œuvre le philosophe a certes reccedilu des critiques et commentaires mais la Chine deacutecrite dans celle-ci nrsquoa pu par la suite ecirctre ignoreacutee par les eacutecrivains inteacuteresseacutes par elle Son œuvre est devenue en effet lrsquoun des ouvrages de reacutefeacuterence inestimables pour ceux qui deacutesiraient nourrir leur argumentaire sinophobe64 Enfin Montesquieu a utiliseacute les informations disponibles pour veacuterifier ses ideacutees ses

97-112 2013 06 Janvierindd 108 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 109

conceptions et ses theacuteories Les eacutecrits jeacutesuites et plus preacuteciseacutement la Description de la Chine lui ont certainement servi de puits drsquoinformations inestimables pour construire sa vision de la Chine non pas en Empire modegravele mais en Empire despotique Il a habilement joueacute avec ses sources afin de plaire agrave son argumentaire sinophobe Ainsi on peut conclure que la Chine du xviiie siegravecle eacutetait bel et bien laquo une Chine de papier65 raquo Notes 1 Agrave ce sujet voir lrsquoarticle de Pierre-Antoine Fabre laquo La compagnie de jeacutesus et le

souvenir du vœu de Montmartre eacutetat drsquoune recherche raquo Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques no 24 (2000) [httpccrhrevuesorg2032 Site consulteacute le 28 deacutecembre 2011]

2 Reneacute Eacutetiemble LrsquoEurope chinoise Tome 2 De la sinophilie agrave la sinophobie Paris Gallimard 1989 p 208

3 La trageacutedie theacuteacirctrale de Voltaire LrsquoOrphelin de la Chine (1763) le Traiteacute de Confucius du Pegravere Couplet (1687) les peintures drsquoAntoine Watteau (1684-1721) et de Franccedilois Boucher (1703-1770) pour ne nommer que ces exemples

4 Jacques Pereira Montesquieu et la Chine Paris LrsquoHarmattan 2008 p 169 5 Parmi les sinophiles qui procircnent la Chine comme modegravele politique et moral eacutevoluent

plusieurs personnages dont Franccedilois-Marie Arouet dit Voltaire (1694-1778) Franccedilois Quesnay (1694-1774) et Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) Parmi les sinophobes qui discreacuteditent la valeur des eacutecrits jeacutesuites et qui adhegraverent agrave la theacuteorie du despotisme du gouvernement chinois se trouvent entre autres Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) Franccedilois Feacutenelon (1651-1715) Denis Diderot (1713-1784)

6 Montesquieu De lrsquoesprit des loix Genegraveve Chez Barillot et fils 1748 deux tomes 7 Greacutegoire Holtz a deacutetermineacute quatre modes de deacutetournement lrsquoinsertion de la

citation avec ou sans reacutefeacuterence la paraphrase avec un leacuteger deacutecalage significatif le deacutetournement de lrsquoideacutee en inventant parfois certains passages la reacuteeacutecriture drsquoun passage en srsquoappropriant le contenu Confeacuterence donneacutee agrave Montreacuteal le 29 septembre intituleacutee laquo Lrsquoœil du diable Les Lettres missionnaires lues par les libertins raquo dans le cadre drsquoune table ronde sur les laquo Textes missionnaires dans lrsquoespace francophone raquo organiseacutee par Guy Poirier Greacutegoire Holz est professeur drsquohistoire agrave lrsquoUniversiteacute de Toronto

8 Daniel Roche Les Reacutepublicains des Lettres gens de culture et Lumiegraveres au XVIIIe siegravecle Paris Fayard 1988 p 157-158 et 242

9 Au sujet de Nicolas Freacuteret voir lrsquoouvrage de Danielle Elisseeff Nicolas Freacuteret (1688-1749) reacuteflexions drsquoun humaniste du XVIIIe siegravecle sur la Chine Paris Institut des hautes eacutetudes chinoises 1978 251 p

10 Zhimin Bai Les voyageurs franccedilais en Chine aux XVIIe et XVIIIe siegravecles Paris Harmattan 2007 p 91

11 Le nom de laquo Hoange raquo devrait plutocirct srsquoorthographier laquo Hoang raquo mais Arcadio Hoange lui-mecircme lrsquoeacutecrivait avec un laquo e raquo agrave la toute fin Pour ce qui est de son preacutenom laquo Arcadio raquo il le doit au Reacuteveacuterend pegravere espagnol qui le fit travailler avec lui dans la ville de Him Hoa dans la province du Fokien en Chine Andreacute Masson laquo Un Chinois inspirateur des laquo Lettres persanes raquo dans Revue des deux mondes deuxiegraveme quinzaine mai 1951 p 350

12 Hoange travaille drsquoabord sous la direction drsquoun Pegravere espagnol sur les fonds baptismaux dans la ville de Him Hoa en 1679 Le fils drsquoun ministre de Louis XIV eacutevecircque de Rosalie et vicaire apostolique du Sseacute Tchuan nommeacute Artus de Lionne

97-112 2013 06 Janvierindd 109 13-01-17 1033

102 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

lrsquoecirctre31 raquo Il cherche dans son œuvre agrave faire une distinction entre les causes culturelles et naturelles qui forment les gouvernements De cette maniegravere il livre aux lecteurs du xviiie siegravecle une eacutetude sociologique des mœurs politiques qui repreacutesente agrave lrsquoeacutepoque une meacutethode reacutevolutionnaire Lrsquoambition du philosophe bordelais est drsquoexposer son inteacuterecirct pour les causes naturelles par sa fameuse theacuteorie des climats Selon Robert Shackleton laquo aucune theacuteorie de LrsquoEsprit des Lois nrsquoattira davantage lrsquoattention que celle de lrsquoinfluence du climat sur lrsquohumaniteacute [hellip]32 raquo Cette derniegravere drsquoabord esquisseacutee dans les Lettres persanes (1721)33 puis deacuteveloppeacutee dans LrsquoEsprit des Lois amegravene lrsquoideacutee que le climat influence agrave lui seul la nature de lrsquoHomme et la socieacuteteacute dans laquelle il vit En se basant sur les reacuteactions du corps dans diffeacuterents climats il affirme que les peuples du nord sont plus rigides travaillants courageux tandis que les peuples du sud sont plus lacircches faibles craintifs Les peuples du sud dont celui de la Chine sont donc plus agrave risque drsquoecirctre controcircleacutes par un gouvernement despotique Montesquieu croit cependant que le climat dans lrsquoEmpire chinois tempegravere ce type de reacutegime

Il expose dans LrsquoEsprit des Lois que lrsquoabondance des ressources vanteacutee par les jeacutesuites est relativiseacutee par la grande population qui habite les terres chinoises34 Le climat de la Chine laquo favorise prodigieusement la propagation de lrsquoespegravece humaine35 raquo et ce malgreacute la tyrannie la plus cruelle qui ne peut empecirccher le progregraves de la propagation36 Or une Chine surpeupleacutee engendre des crises drsquoapprovisionnement et donc de famine Le prince doit par conseacutequent aider son peuple afin qursquoil ne se reacutevolte pas Crsquoest lagrave selon Montesquieu toute lrsquoorigine de la sollicitude paternelle exposeacutee encore une fois dans les eacutecrits jeacutesuites37 Il ne faut ainsi voir qursquoune preacutecaution du despote afin de conserver le pouvoir et la tranquilliteacute dans son Empire En effet le philosophe deacutemontre que le prince doit craindre que ce peuple tirailleacute par la faim ne srsquounisse par neacutecessiteacute en quantiteacute de petits groupes de voleurs dans les provinces semant deacutesordre et reacutevoltes afin de trouver de quoi vivre Bien que lrsquoarmeacutee impeacuteriale puisse en limiter la propagation la Chine ne peut entretenir une force militaire quantitativement proportionneacutee agrave la taille immense de la population chinoise38 Ces groupes de bandits et les reacutevoltes qursquoils engendrent peuvent ainsi menacer non seulement lrsquoautoriteacute impeacuteriale mais la vie mecircme du despote Le principe de la crainte attacheacute au despotisme a ici une double facette En effet Montesquieu expose comme un demi-aveu qursquoun peuple aussi prodigieux ne peut ecirctre totalement soumis et que face aux multiples forces de seacutedition laquo le mauvais gouvernement y est drsquoabord puni39raquo Lrsquoempereur se doit drsquoecirctre agrave lrsquoaffucirct des famines qui peuvent subvenir sous son regravegne ainsi que tout autre eacutetat pouvant mener la population agrave la reacutevolte laquo LrsquoEmpire est souvent envahi par des voleurs voilagrave ce que crsquoest quand la monarchie devient faible que lrsquoeacutetat est mal administreacute40 raquo Or Montesquieu conserve son ideacutee de despotisme car bien que lrsquoempereur doive faire en certaines circonstances des compromis et eacutecouter ses sujets ses deacutecisions ne sont

97-112 2013 06 Janvierindd 102 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 103

pas dicteacutees par la loi ou par la bonteacute mais bien par neacutecessiteacute Le despotisme modeacutereacute avanceacute par Montesquieu permet donc cet eacutequilibre preacutecaire de lrsquoEacutetat chinois

Cependant le classement de la Chine dans les Eacutetats despotiques continue de poser problegraveme agrave Montesquieu En effet la Contreacutee du Milieu eacutemerveille agrave lrsquoeacutepoque par sa reacuteputation de sagesse de prospeacuteriteacute et de toleacuterance religieuse Plusieurs documents sont eacutecrits sur cet empire dont le ceacutelegravebre ouvrage du Pegravere Le Comte Nouveaux meacutemoires sur lrsquoEacutetat preacutesent de la Chine (1696) lrsquoeacutenorme compilation du Pegravere Du Halde La Description de la Chine (1735) sans oublier Les Lettres eacutedifiantes et curieuses (1702-1776)41 De ces ouvrages se deacutegage geacuteneacuteralement une image positive de la Chine on y vante la sagesse des lois le pouvoir et la fermeteacute paternelle des empereurs la fertiliteacute des sols etc On y procircne surtout la sagesse de la nation chinoise qui est sobre patiente et laborieuse On y exalte aussi le respect des sujets plutocirct que son obeacuteissance servile et le gouvernement certes absolu mais tempeacutereacute par la force des traditions Rien dans ces images ne rappelle la crainte la terreur et la cruauteacute caracteacuteristiques drsquoun gouvernement despotique dans LrsquoEsprit des Lois

Ainsi au fil de ses lectures et plus preacuteciseacutement lors de celle qursquoil effectue dans la Description Montesquieu srsquoaperccediloit que la Chine ne cadre pas tout agrave fait avec la deacutefinition du despotisme qui reacutegit les reacutegimes orientaux telle qursquoexposeacutee dans le premier tome de son Esprit des Lois Lrsquoœuvre du Pegravere Du Halde deacutepeint en effet une Chine plus monarchique que despotique obligeant Montesquieu agrave remettre en question le schegraveme theacuteorique de sa penseacutee Afin de pallier agrave ce problegraveme le philosophe se voit drsquoabord contraint drsquoajouter agrave son œuvre une preacuteclassification qui distingue laquo reacutegime modeacutereacute raquo et laquo reacutegime despotique raquo42 Sa deacutemarche conceptuelle peut donc apparaicirctre comme une tentative de nuancer sa deacutefinition mecircme de despotisme pour qursquoelle srsquoapplique neacuteanmoins agrave la Chine En fait Montesquieu deacutesire comprendre comment la Chine peut ecirctre moins despotique qursquoelle ne devrait lrsquoecirctre Cet eacutetat de penseacutee lrsquoamegravene agrave reacuteinterpreacuteter modifier voire mecircme neacutegliger certains passages de la Description affaiblissant trop la cateacutegorisation despotique de la Chine Les Geographica disponibles dans les Œuvres complegravetes du philosophe sont neacutecessaires agrave lrsquoanalyse puisqursquoon y trouve les reacutecits qursquoil a soigneusement lus et annoteacutes43

Montesquieu cherche dans la litteacuterature disponible des indices susceptibles de fragiliser la preacutesentation trop positive de ce modegravele de socieacuteteacute Dans lrsquoesprit du philosophe la Chine nrsquoest pas et ne doit pas ecirctre un modegravele pour la France Puisque les reacutecits neacutegatifs des voyageurs envers lrsquoEmpire du Milieu comme celui de Gustave Lange Relation de voyage de Laurent Lange agrave la Chine (1715) et de Gorge Anson Voyage autour du monde (1748)44 ne parviennent pas agrave eux seuls agrave combler sa deacutefinition du despotisme chinois il nrsquoa drsquoautre choix que de prendre en consideacute-ration les propos des jeacutesuites Le philosophe doit par conseacutequent utiliser

97-112 2013 06 Janvierindd 103 13-01-17 1033

104 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

leurs eacutecrits mais agrave des fins profitables pour ses propres conceptions Ainsi il lit les informations disponibles dans un premier temps srsquoapproprie celles-ci dans un deuxiegraveme temps puis dans un troisiegraveme temps deacutetourne le propos pour satisfaire ses ideacutees telle est la strateacutegie litteacuteraire de Montesquieu Crsquoest de cette maniegravere qursquoil procegravede avec La Description de la Chine du Pegravere du Halde

Suite agrave lrsquoanalyse de LrsquoEsprit des Lois jrsquoai remarqueacute que le philosophe a sous-estimeacute le pouvoir de lrsquoeacutetat chinois qui gracircce agrave une administration serreacutee fait respecter ses lois Il faut bien saisir qursquoagrave lrsquoeacutepoque les Europeacuteens commencent peu agrave peu agrave connaicirctre le systegraveme administratif chinois par lrsquoentremise des eacutecrits jeacutesuites On reacutealise alors que si la Chine a pris du retard aupregraves des sciences et des techniques elle a deacutepasseacute les eacutetats europeacuteens sur le plan administratif Cet eacutetat des faits qui impressionne le public savant nrsquoest pourtant pas exploiteacute par Montesquieu dans son Esprit des Lois Le philosophe passe presque sous silence lrsquoorganisation administrative de la Chine dans son œuvre Pourtant il est loin drsquoignorer le systegraveme mandarinal45 Ses notes du Spicilegravege46 et de son recueil Geographica47deacutemontrent que le philosophe lui a accordeacute une attention particuliegravere Parmi ses notes on trouve la description du statut de lrsquoempereur du respect qursquoon lui doit et de lrsquoimmensiteacute de ses compeacutetences Le mandarinat y est mentionneacute et on peut y lire les meacutethodes de recrutement des fonctionnaires Or ces passages dans ses Geographica ne sont qursquoune copie de La Description ou des Lettres eacutedifiantes De fait il nrsquoy a aucune trace drsquoasteacuterisques agrave la suite de ces passages qui deacutemontrent normalement lrsquointervention des remarques personnelles de Montesquieu Par conseacutequent les reacuteflexions sur lrsquoadministration chinoise qursquoil transcrit dans son Esprit des Lois ne sont qursquoune infime partie de ses notes Les conversations qursquoil a eues avec le Chinois Hoange permettent de constater que le philosophe est bien instruit sur la composition du gouvernement chinois plus que ne lrsquoexpose LrsquoEsprit des Lois Quelle en est la raison Est-ce que le philosophe a choisi de laisser de cocircteacute lrsquoadministration chinoise pour le bien de sa deacutemonstration du despotisme chinois Il semblerait que Montesquieu ressente un profond malaise envers cette organisation serreacutee et qursquoil ne sache pas comment faire usage de ce modegravele sociopolitique chinois Peut-ecirctre souhaitait-il en finir rapidement avec cet aspect de la politique chinoise

La description du systegraveme administratif chinois faite par le Pegravere Du Halde et les missionnaires jeacutesuites contraint le philosophe agrave repenser sa theacuteorie du despotisme qui reacutegit les grands empires Lrsquoorganisation serreacutee qui forme les tribunaux ainsi que la bonne communication entre les provinces et villes de la Chine ne cadrent pas dans la description drsquoun Eacutetat tyrannique telle qursquoexposeacutee dans LrsquoEsprit des Lois Bien que ses Geographica et ses notes prises dans Le Spicilegravege deacutemontrent que le philosophe avait pris connaissance de lrsquoorganisation administrative de la Chine il choisit de taire ce qursquoil sait dans son œuvre politique Il est probable qursquoil nrsquoavait rien agrave redire agrave ce sujet Cela en est tout autrement pour la question de la

97-112 2013 06 Janvierindd 104 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 105

justice chinoise Alors que les sinophiles utilisent la justice comme un argument valable pour promouvoir le modegravele chinois le sinophobe au contraire use de cet eacuteleacutement dans la prononciation de son jugement neacutegatif sans appel sur le reacutegime tout entier

La Description de la Chine aborde le thegraveme de la justice dans plusieurs chapitres du Tome 248 Dans ce dernier Du Halde insiste surtout sur le caractegravere centraliseacute du systegraveme judiciaire chinois Les deacutecisions sont prises par la cinquiegraveme cour souveraine nommeacutee Hing Pou dans lrsquoenceinte mecircme de la Citeacute interdite Crsquoest elle qui examine si lrsquoaccuseacute doit ecirctre puni selon ce que laquo les lois ont sagement eacutetabli49 raquo Cet eacuteleacutement ne peut qursquoattirer lrsquoattention des savants franccedilais conscients des faiblesses de leurs propres maniegraveres de conduire les affaires criminelles La France connaicirct en effet une profonde dispariteacute dans les proceacutedures et au sein des parlements provinciaux qui deacutemontrent une autonomie laquo trop vite abusive50 raquo Le Jeacutesuite expose que la justice chinoise ne peut ecirctre exerceacutee sous un pouvoir arbitraire puisque la sentence doit ecirctre toujours motiveacutee par une loi laquo Tous les jugements de crimes dignes de mort doivent ecirctre examineacutes deacutecideacutes et souscrits par lrsquoempereur Les mandarins envoient en cour lrsquoinstruction du procegraves et leur deacutecision marquant lrsquoarticle de la loi [hellip]51raquo Le Pegravere Du Halde reprend les propos qursquoil a lus dans les lettres mission-naires agrave savoir que la justice chinoise est juste et eacutequitable car elle permet au plus vil citoyen de se faire entendre52 Elle semble adopter une humaniteacute qui paraicirct manquer agrave la justice europeacuteenne Montesquieu concegravede cette humaniteacute agrave la justice chinoise Agrave titre drsquoexemple lrsquoempereur souhaite voir agrave trois reprises le procegraves de condamnation agrave mort avant de prendre une deacutecision finale ainsi laquo on y fait grand cas de la vie drsquoun homme53 raquo Ici cette derniegravere affirmation est preacuteceacutedeacutee drsquoun asteacuterisque dans les Geographica ce qui signifie lrsquointervention drsquoune reacuteflexion du philosophe

Montesquieu passe cependant de lrsquoacceptation au doute lorsqursquoil lit dans les Lettres eacutedifiantes et curieuses un argument qui le ramegravene agrave son scepticisme de deacutepart laquo Crsquoest la coutume des tribunaux de la Chine de prononcer seacutevegraverement pour donner lieu agrave lrsquoempereur drsquouser de cleacutemence54 raquo Toutefois ce passage nrsquoest pas utiliseacute par le philosophe dans sa reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois puisqursquoil peut lrsquoamener agrave deux interpreacutetations Drsquoune part il peut permettre de deacutenoncer le mythe drsquoun empereur aimant et bienveillant qui diminue la peine drsquoun sujet par amour de son peuple Or drsquoautre part il peut ecirctre perccedilu comme un acte eacuteducatif afin de deacutemontrer au fautif qursquoil aurait pu ecirctre puni plus seacutevegraverement Ici on visualise bien le cocircteacute paternaliste de la socieacuteteacute chinoise Ce choix difficile entre les deux interpreacutetations explique peut-ecirctre bien lrsquoabsence de ce passage dans son Esprit des Lois Or bien que Montesquieu fasse de la justice lrsquoindicateur par excellence de lrsquoeacutetat drsquoun reacutegime politique il semblerait qursquoil eacuteprouve un certain malaise envers celle appliqueacutee en Chine Eacutetant lui-mecircme juriste Montesquieu aurait ducirc donner plus de place agrave la justice chinoise dans son œuvre Ce dernier deacutemontre pourtant dans ses Geographica qursquoil a lu les eacutecrits jeacutesuites en

97-112 2013 06 Janvierindd 105 13-01-17 1033

106 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

retenant plusieurs eacuteleacutements importants Par contre les eacuteleacutements qursquoil retient servent agrave son argumentaire sinophobe En effet srsquoil nrsquoa pas trahi ou laquo gauchi raquo les textes de Du Halde il se montre sans conteste mal agrave lrsquoaise devant cette administration judiciaire qui semble moderne et organiseacutee55

Tel que deacutemontreacute preacuteceacutedemment Montesquieu est sceptique envers les eacutecrits des jeacutesuites qursquoil aborde toujours avec prudence Ce qursquoil faut bien saisir crsquoest qursquoavec le thegraveme de la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois le philosophe passe de la prudence au doute puis du doute agrave la neacutegation et ce sans jamais apporter de reacuteelles explications agrave ce changement drsquoopinion On pourrait penser que le juriste deacutesarmeacute devant la masse de documents jeacutesuites manque drsquoarguments en provenance drsquoautres sources qui pourraient affaiblir le groupe sinophile Or il est possible de comprendre ce cheminement de penseacutees en le remettant en contexte En effet le philosophe connaicirct une vague de scepticisme agrave lrsquoeacutegard de la Chine qui touche de plus en plus drsquoeacuterudits Cette tendance prend de lrsquoampleur durant la seconde moitieacute du xviiie siegravecle et est entre autres motiveacutee par lrsquoabbeacute Renaudot qui laquo eacutetait de mauvaise humeur contre la nation chinoise ou plutocirct contre ceux qui en ont parleacute avantageusement56 raquo Cette vague sinophobe pousse Montesquieu agrave prendre la deacutecision drsquoignorer pratiquement la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois et de srsquoen tenir agrave cette imputation vague laquo Jrsquoignore ce que crsquoest que cet honneur dont on parle chez des peuples agrave qui on ne fait rien faire qursquoagrave coups de bacircton raquo Il joint une note de bas de page agrave cette affirmation laquo Crsquoest le bacircton qui gouverne la chine dit le P du Halde57 raquo Crsquoest drsquoailleurs avec ce passage un peu court du chapitre XXI de LrsquoEsprit des Lois intituleacute laquo De la Chine raquo que le philosophe se propose de conclure sur la justice chinoise Cependant cette note ne renvoie agrave aucune page de la Description La raison est fort simple ce passage nrsquoexiste pas En fait le Pegravere Du Halde expose plutocirct dans sa Description que laquo [hellip] le Gouvernement Chinois ne subsiste guegravere que par lrsquoexercice du bacircton58 raquo Il faut bien comprendre que ce passage est dans le chapitre sur les prisons et les chacirctiments en Chine et que lrsquoobjectif du Jeacutesuite est simplement de deacutemontrer que le chacirctiment le plus commun est la bastonnade Le philosophe jouant avec ses sources deacutesire tant apposer le despotisme au gouvernement chinois qursquoil ne peut conclure autrement qursquoen affirmant que la justice chinoise nrsquoa qursquoun seul deacutesir soit celui de punir

Aux termes de son analyse de la justice chinoise et ce mecircme en prenant conscience du systegraveme organiseacute du tribunal de la cour criminelle qui empecircche lrsquoempereur de reacutegner laquo sans loi et sans regravegle raquo Montesquieu conclut en exposant le reacutegime du bacircton dans son Esprit des Lois Le philosophe a preacutefeacutereacute rester sur son ideacutee de deacutepart agrave savoir le despotisme chinois au lieu de repenser son classement des reacutegimes La Chine est maintenant eacutetiqueteacutee comme un despotisme du bacircton par Montesquieu

Lorsque le philosophe bordelais srsquointeacuteresse aux mœurs coutumes et maniegraveres de la nation chinoise il souhaite une fois de plus veacuterifier sa theacuteorie du despotisme Or sa curiositeacute le pousse vers des horizons

97-112 2013 06 Janvierindd 106 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 107

inattendus Il ne srsquoagit plus drsquoimposer uniquement ses principes mais eacutegalement drsquoexaminer comment lrsquoempereur peut modeler les coutumes et lrsquoesprit drsquoun peuple afin de conserver la tranquilliteacute publique Ces rites ceacutereacutemonies et lois forment une part neacutecessaire de la leacutegislation de lrsquoEmpire chinois autour du respect et de la pieacuteteacute filiale Ainsi les enfants doivent respecter leurs pegraveres qui eux doivent respecter les mandarins des villages qui agrave leur tour doivent respecter lrsquoempereur qui lui devient le pegravere de la nation Montesquieu eacutecrit agrave ce sujet laquo Cet empire est formeacute sur lrsquoideacutee du gouvernement drsquoune famille Si vous diminuez lrsquoautoriteacute paternelle ou mecircme si vous retranchez le respect que lrsquoon a pour elle [hellip] ce rapport drsquoamour qui est entre les princes et les sujets se perdra peu agrave peu Retranchez une de ces pratiques et vous eacutebranlez lrsquoEacutetat59 raquo Ainsi chaque geste doit ecirctre effectueacute sans perturber la tranquilliteacute et le repos de lrsquoEmpire Lrsquoune des maniegraveres de controcircler le peuple selon Montesquieu est lrsquoapplication stricte et reacutepeacutetitive des rites chinois Ces rites laborieux devant ecirctre appris degraves lrsquoenfance occupent tant lrsquoesprit de chacun qursquoils ne laissent pas de place agrave la penseacutee de reacutevolte Le Pegravere Du Halde dans sa Description eacutecrit que ces rites de politesse et ces ceacutereacutemonies enlegravevent les sentiments de colegravere et de rudesse pour laisser place agrave la douceur de lrsquoacircme au maintien de la paix et donc agrave la tranquilliteacute de lrsquoEmpire60 Montesquieu quant agrave lui va plus loin ou du moins adopte un autre angle drsquoapproche Il insiste sur le fait que ces rites empecircchent lrsquoeffondrement de la stabiliteacute de lrsquoEmpire chinois et lui assure la condition mecircme de son existence Crsquoest dans cette ligneacutee que Montesquieu adopte la toleacuterance religieuse de lrsquoempereur Kangxi envers le christianisme Il considegravere que cette toleacuterance est en fait une faccedilade qui cache le veacuteritable objectif de lrsquoEmpire soit la tranquilliteacute publique Toutes formes de rites doivent ecirctre exerceacutees dans le calme pour le respect de cette tranquilliteacute publique Ainsi on accepte la preacutesence drsquoeacutetrangers sur le territoire chinois agrave la seule condition qursquoils satisfassent les inteacuterecircts de lrsquoEmpire et qursquoils nrsquoentravent pas lrsquoautoriteacute du prince61

Par ailleurs on remarque que dans ce systegraveme baseacute sur lrsquoideacutee drsquoune famille on ne voit pas le principe de la crainte caracteacuteristique pourtant principale du gouvernement despotique exposeacute dans LrsquoEsprit des Lois Le philosophe se trouve confronteacute agrave une sorte de despotisme qursquoil a du mal agrave accepter soit un despotisme exempt de crainte ougrave le prince nrsquoa pas toujours le bras leveacute pour menacer ou pour deacutetruire Au contraire il semble faire fleurir lrsquoabondance et reacutegner dans la vertu62 Or Montesquieu est contraint drsquoaccepter sans gaieteacute de cœur cette image deacutevoileacutee par les jeacutesuites la Chine serait un despotisme sage et paternel fondeacute sur lrsquoamour et non sur la crainte

Au fil de la reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois le philosophe se voit parfois contraint drsquoassouplir la theacuteorie stricte du despotisme qursquoil applique neacuteanmoins agrave la Chine Il constate toutefois cette faiblesse en eacutecrivant que si cette morale chinoise ces rites et ceacutereacutemonies sont perdus lrsquoEmpire chinois tombe sans contredit dans le chaos des reacutevolutions63 Malgreacute cela

97-112 2013 06 Janvierindd 107 13-01-17 1033

108 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

Montesquieu conserve son ideacutee et conclut comme mentionneacute preacuteceacutedem-ment que la Chine est un gouvernement despotique baseacute sur la crainte Crsquoest lagrave toute lrsquoincoheacuterence de lrsquoœuvre de LrsquoEsprit des Lois et crsquoest alors que Montesquieu se contredit Il refuse de diluer sa peinture drsquoun despotisme monstrueux mecircme apregraves avoir eacutetudieacute le cas de la Chine Il conserve son scepticisme envers cette nation et refuse ainsi de voir la Contreacutee du Milieu comme un modegravele pour la France On peut eacutegalement exposer qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute aussi aiseacute pour Montesquieu drsquoapposer le masque du despotisme sur le visage de lrsquoempereur chinois comme il lrsquoavait si bien fait avec les Persans de ses Lettres persanes Conclusion Montesquieu deacutecouvre la Chine agrave une eacutepoque ougrave elle est sans conteste agrave la mode Cependant devant son scepticisme agrave lrsquoeacutegard des eacutecrits jeacutesuites trop souvent eacutelogieux envers la nation chinoise le philosophe deacutecide de poser un regard critique sur ces reacutecits Les personnages qursquoil a rencontreacutes soit le philosophe Nicolas Freacuteret lrsquoex-jeacutesuite Fouquet et le Chinois Arcadio Hoange jouent eacutegalement un rocircle significatif sur sa penseacutee sinophobe Ainsi malgreacute certaines de ses constatations et acceptations agrave la suite de sa lecture des eacutecrits jeacutesuites Montesquieu affirme que la Chine est reacutesolument reacutegie par un despote Il nrsquoheacutesite pas je lrsquoai deacutemontreacute agrave jouer avec ses sources pour satisfaire sa theacuteorie du despotisme Il a pour ainsi dire preacutefeacutereacute contenir le despotisme chinois dans une fausse speacutecificiteacute Chaque document est devenu pour lui un point de deacutepart et un moyen pour construire son argumentaire en deacutefaveur de la Chine Le philosophe a bien souvent saisi au vol quelques passages quelques ideacutees quelques faits eacutepars pour deacutevelopper ses conceptions LrsquoEsprit des Lois preacutesente donc aux lecteurs du xviiie siegravecle lrsquoimage drsquoune Chine redessineacutee drsquoapregraves les reacutecits missionnaires et ceux des voyageurs Aux termes de lrsquoanalyse de son œuvre politique je peux constater qursquoil voulait freiner lrsquoadmiration des lecteurs agrave propos de la Chine et surtout envers les eacutecrits jeacutesuites Montesquieu avait bien deacutetecteacute la leacutegende le mirage chinois engendreacute par ces reacutecits et il a choisi de srsquoy opposer

Comme tout savant de lrsquoeacutepoque le Montesquieu des Lettres persanes est inteacuteresseacute par lrsquoOrient et encore plus pour le reacutegime oriental Il est fort possible qursquoil ait tout simplement confondu la cruauteacute et les caprices de tous les pays de lrsquoOrient avec la Chine cette Chine pourtant deacutepeinte par les jeacutesuites comme eacutetant un empire paisible prospegravere et sage La Contreacutee du Milieu de Montesquieu est et restera dans LrsquoEsprit des Lois un empire despotique mecircme si elle reacutesiste agrave sa typologie des gouvernements Agrave la suite de la publication de son œuvre le philosophe a certes reccedilu des critiques et commentaires mais la Chine deacutecrite dans celle-ci nrsquoa pu par la suite ecirctre ignoreacutee par les eacutecrivains inteacuteresseacutes par elle Son œuvre est devenue en effet lrsquoun des ouvrages de reacutefeacuterence inestimables pour ceux qui deacutesiraient nourrir leur argumentaire sinophobe64 Enfin Montesquieu a utiliseacute les informations disponibles pour veacuterifier ses ideacutees ses

97-112 2013 06 Janvierindd 108 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 109

conceptions et ses theacuteories Les eacutecrits jeacutesuites et plus preacuteciseacutement la Description de la Chine lui ont certainement servi de puits drsquoinformations inestimables pour construire sa vision de la Chine non pas en Empire modegravele mais en Empire despotique Il a habilement joueacute avec ses sources afin de plaire agrave son argumentaire sinophobe Ainsi on peut conclure que la Chine du xviiie siegravecle eacutetait bel et bien laquo une Chine de papier65 raquo Notes 1 Agrave ce sujet voir lrsquoarticle de Pierre-Antoine Fabre laquo La compagnie de jeacutesus et le

souvenir du vœu de Montmartre eacutetat drsquoune recherche raquo Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques no 24 (2000) [httpccrhrevuesorg2032 Site consulteacute le 28 deacutecembre 2011]

2 Reneacute Eacutetiemble LrsquoEurope chinoise Tome 2 De la sinophilie agrave la sinophobie Paris Gallimard 1989 p 208

3 La trageacutedie theacuteacirctrale de Voltaire LrsquoOrphelin de la Chine (1763) le Traiteacute de Confucius du Pegravere Couplet (1687) les peintures drsquoAntoine Watteau (1684-1721) et de Franccedilois Boucher (1703-1770) pour ne nommer que ces exemples

4 Jacques Pereira Montesquieu et la Chine Paris LrsquoHarmattan 2008 p 169 5 Parmi les sinophiles qui procircnent la Chine comme modegravele politique et moral eacutevoluent

plusieurs personnages dont Franccedilois-Marie Arouet dit Voltaire (1694-1778) Franccedilois Quesnay (1694-1774) et Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) Parmi les sinophobes qui discreacuteditent la valeur des eacutecrits jeacutesuites et qui adhegraverent agrave la theacuteorie du despotisme du gouvernement chinois se trouvent entre autres Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) Franccedilois Feacutenelon (1651-1715) Denis Diderot (1713-1784)

6 Montesquieu De lrsquoesprit des loix Genegraveve Chez Barillot et fils 1748 deux tomes 7 Greacutegoire Holtz a deacutetermineacute quatre modes de deacutetournement lrsquoinsertion de la

citation avec ou sans reacutefeacuterence la paraphrase avec un leacuteger deacutecalage significatif le deacutetournement de lrsquoideacutee en inventant parfois certains passages la reacuteeacutecriture drsquoun passage en srsquoappropriant le contenu Confeacuterence donneacutee agrave Montreacuteal le 29 septembre intituleacutee laquo Lrsquoœil du diable Les Lettres missionnaires lues par les libertins raquo dans le cadre drsquoune table ronde sur les laquo Textes missionnaires dans lrsquoespace francophone raquo organiseacutee par Guy Poirier Greacutegoire Holz est professeur drsquohistoire agrave lrsquoUniversiteacute de Toronto

8 Daniel Roche Les Reacutepublicains des Lettres gens de culture et Lumiegraveres au XVIIIe siegravecle Paris Fayard 1988 p 157-158 et 242

9 Au sujet de Nicolas Freacuteret voir lrsquoouvrage de Danielle Elisseeff Nicolas Freacuteret (1688-1749) reacuteflexions drsquoun humaniste du XVIIIe siegravecle sur la Chine Paris Institut des hautes eacutetudes chinoises 1978 251 p

10 Zhimin Bai Les voyageurs franccedilais en Chine aux XVIIe et XVIIIe siegravecles Paris Harmattan 2007 p 91

11 Le nom de laquo Hoange raquo devrait plutocirct srsquoorthographier laquo Hoang raquo mais Arcadio Hoange lui-mecircme lrsquoeacutecrivait avec un laquo e raquo agrave la toute fin Pour ce qui est de son preacutenom laquo Arcadio raquo il le doit au Reacuteveacuterend pegravere espagnol qui le fit travailler avec lui dans la ville de Him Hoa dans la province du Fokien en Chine Andreacute Masson laquo Un Chinois inspirateur des laquo Lettres persanes raquo dans Revue des deux mondes deuxiegraveme quinzaine mai 1951 p 350

12 Hoange travaille drsquoabord sous la direction drsquoun Pegravere espagnol sur les fonds baptismaux dans la ville de Him Hoa en 1679 Le fils drsquoun ministre de Louis XIV eacutevecircque de Rosalie et vicaire apostolique du Sseacute Tchuan nommeacute Artus de Lionne

97-112 2013 06 Janvierindd 109 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 103

pas dicteacutees par la loi ou par la bonteacute mais bien par neacutecessiteacute Le despotisme modeacutereacute avanceacute par Montesquieu permet donc cet eacutequilibre preacutecaire de lrsquoEacutetat chinois

Cependant le classement de la Chine dans les Eacutetats despotiques continue de poser problegraveme agrave Montesquieu En effet la Contreacutee du Milieu eacutemerveille agrave lrsquoeacutepoque par sa reacuteputation de sagesse de prospeacuteriteacute et de toleacuterance religieuse Plusieurs documents sont eacutecrits sur cet empire dont le ceacutelegravebre ouvrage du Pegravere Le Comte Nouveaux meacutemoires sur lrsquoEacutetat preacutesent de la Chine (1696) lrsquoeacutenorme compilation du Pegravere Du Halde La Description de la Chine (1735) sans oublier Les Lettres eacutedifiantes et curieuses (1702-1776)41 De ces ouvrages se deacutegage geacuteneacuteralement une image positive de la Chine on y vante la sagesse des lois le pouvoir et la fermeteacute paternelle des empereurs la fertiliteacute des sols etc On y procircne surtout la sagesse de la nation chinoise qui est sobre patiente et laborieuse On y exalte aussi le respect des sujets plutocirct que son obeacuteissance servile et le gouvernement certes absolu mais tempeacutereacute par la force des traditions Rien dans ces images ne rappelle la crainte la terreur et la cruauteacute caracteacuteristiques drsquoun gouvernement despotique dans LrsquoEsprit des Lois

Ainsi au fil de ses lectures et plus preacuteciseacutement lors de celle qursquoil effectue dans la Description Montesquieu srsquoaperccediloit que la Chine ne cadre pas tout agrave fait avec la deacutefinition du despotisme qui reacutegit les reacutegimes orientaux telle qursquoexposeacutee dans le premier tome de son Esprit des Lois Lrsquoœuvre du Pegravere Du Halde deacutepeint en effet une Chine plus monarchique que despotique obligeant Montesquieu agrave remettre en question le schegraveme theacuteorique de sa penseacutee Afin de pallier agrave ce problegraveme le philosophe se voit drsquoabord contraint drsquoajouter agrave son œuvre une preacuteclassification qui distingue laquo reacutegime modeacutereacute raquo et laquo reacutegime despotique raquo42 Sa deacutemarche conceptuelle peut donc apparaicirctre comme une tentative de nuancer sa deacutefinition mecircme de despotisme pour qursquoelle srsquoapplique neacuteanmoins agrave la Chine En fait Montesquieu deacutesire comprendre comment la Chine peut ecirctre moins despotique qursquoelle ne devrait lrsquoecirctre Cet eacutetat de penseacutee lrsquoamegravene agrave reacuteinterpreacuteter modifier voire mecircme neacutegliger certains passages de la Description affaiblissant trop la cateacutegorisation despotique de la Chine Les Geographica disponibles dans les Œuvres complegravetes du philosophe sont neacutecessaires agrave lrsquoanalyse puisqursquoon y trouve les reacutecits qursquoil a soigneusement lus et annoteacutes43

Montesquieu cherche dans la litteacuterature disponible des indices susceptibles de fragiliser la preacutesentation trop positive de ce modegravele de socieacuteteacute Dans lrsquoesprit du philosophe la Chine nrsquoest pas et ne doit pas ecirctre un modegravele pour la France Puisque les reacutecits neacutegatifs des voyageurs envers lrsquoEmpire du Milieu comme celui de Gustave Lange Relation de voyage de Laurent Lange agrave la Chine (1715) et de Gorge Anson Voyage autour du monde (1748)44 ne parviennent pas agrave eux seuls agrave combler sa deacutefinition du despotisme chinois il nrsquoa drsquoautre choix que de prendre en consideacute-ration les propos des jeacutesuites Le philosophe doit par conseacutequent utiliser

97-112 2013 06 Janvierindd 103 13-01-17 1033

104 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

leurs eacutecrits mais agrave des fins profitables pour ses propres conceptions Ainsi il lit les informations disponibles dans un premier temps srsquoapproprie celles-ci dans un deuxiegraveme temps puis dans un troisiegraveme temps deacutetourne le propos pour satisfaire ses ideacutees telle est la strateacutegie litteacuteraire de Montesquieu Crsquoest de cette maniegravere qursquoil procegravede avec La Description de la Chine du Pegravere du Halde

Suite agrave lrsquoanalyse de LrsquoEsprit des Lois jrsquoai remarqueacute que le philosophe a sous-estimeacute le pouvoir de lrsquoeacutetat chinois qui gracircce agrave une administration serreacutee fait respecter ses lois Il faut bien saisir qursquoagrave lrsquoeacutepoque les Europeacuteens commencent peu agrave peu agrave connaicirctre le systegraveme administratif chinois par lrsquoentremise des eacutecrits jeacutesuites On reacutealise alors que si la Chine a pris du retard aupregraves des sciences et des techniques elle a deacutepasseacute les eacutetats europeacuteens sur le plan administratif Cet eacutetat des faits qui impressionne le public savant nrsquoest pourtant pas exploiteacute par Montesquieu dans son Esprit des Lois Le philosophe passe presque sous silence lrsquoorganisation administrative de la Chine dans son œuvre Pourtant il est loin drsquoignorer le systegraveme mandarinal45 Ses notes du Spicilegravege46 et de son recueil Geographica47deacutemontrent que le philosophe lui a accordeacute une attention particuliegravere Parmi ses notes on trouve la description du statut de lrsquoempereur du respect qursquoon lui doit et de lrsquoimmensiteacute de ses compeacutetences Le mandarinat y est mentionneacute et on peut y lire les meacutethodes de recrutement des fonctionnaires Or ces passages dans ses Geographica ne sont qursquoune copie de La Description ou des Lettres eacutedifiantes De fait il nrsquoy a aucune trace drsquoasteacuterisques agrave la suite de ces passages qui deacutemontrent normalement lrsquointervention des remarques personnelles de Montesquieu Par conseacutequent les reacuteflexions sur lrsquoadministration chinoise qursquoil transcrit dans son Esprit des Lois ne sont qursquoune infime partie de ses notes Les conversations qursquoil a eues avec le Chinois Hoange permettent de constater que le philosophe est bien instruit sur la composition du gouvernement chinois plus que ne lrsquoexpose LrsquoEsprit des Lois Quelle en est la raison Est-ce que le philosophe a choisi de laisser de cocircteacute lrsquoadministration chinoise pour le bien de sa deacutemonstration du despotisme chinois Il semblerait que Montesquieu ressente un profond malaise envers cette organisation serreacutee et qursquoil ne sache pas comment faire usage de ce modegravele sociopolitique chinois Peut-ecirctre souhaitait-il en finir rapidement avec cet aspect de la politique chinoise

La description du systegraveme administratif chinois faite par le Pegravere Du Halde et les missionnaires jeacutesuites contraint le philosophe agrave repenser sa theacuteorie du despotisme qui reacutegit les grands empires Lrsquoorganisation serreacutee qui forme les tribunaux ainsi que la bonne communication entre les provinces et villes de la Chine ne cadrent pas dans la description drsquoun Eacutetat tyrannique telle qursquoexposeacutee dans LrsquoEsprit des Lois Bien que ses Geographica et ses notes prises dans Le Spicilegravege deacutemontrent que le philosophe avait pris connaissance de lrsquoorganisation administrative de la Chine il choisit de taire ce qursquoil sait dans son œuvre politique Il est probable qursquoil nrsquoavait rien agrave redire agrave ce sujet Cela en est tout autrement pour la question de la

97-112 2013 06 Janvierindd 104 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 105

justice chinoise Alors que les sinophiles utilisent la justice comme un argument valable pour promouvoir le modegravele chinois le sinophobe au contraire use de cet eacuteleacutement dans la prononciation de son jugement neacutegatif sans appel sur le reacutegime tout entier

La Description de la Chine aborde le thegraveme de la justice dans plusieurs chapitres du Tome 248 Dans ce dernier Du Halde insiste surtout sur le caractegravere centraliseacute du systegraveme judiciaire chinois Les deacutecisions sont prises par la cinquiegraveme cour souveraine nommeacutee Hing Pou dans lrsquoenceinte mecircme de la Citeacute interdite Crsquoest elle qui examine si lrsquoaccuseacute doit ecirctre puni selon ce que laquo les lois ont sagement eacutetabli49 raquo Cet eacuteleacutement ne peut qursquoattirer lrsquoattention des savants franccedilais conscients des faiblesses de leurs propres maniegraveres de conduire les affaires criminelles La France connaicirct en effet une profonde dispariteacute dans les proceacutedures et au sein des parlements provinciaux qui deacutemontrent une autonomie laquo trop vite abusive50 raquo Le Jeacutesuite expose que la justice chinoise ne peut ecirctre exerceacutee sous un pouvoir arbitraire puisque la sentence doit ecirctre toujours motiveacutee par une loi laquo Tous les jugements de crimes dignes de mort doivent ecirctre examineacutes deacutecideacutes et souscrits par lrsquoempereur Les mandarins envoient en cour lrsquoinstruction du procegraves et leur deacutecision marquant lrsquoarticle de la loi [hellip]51raquo Le Pegravere Du Halde reprend les propos qursquoil a lus dans les lettres mission-naires agrave savoir que la justice chinoise est juste et eacutequitable car elle permet au plus vil citoyen de se faire entendre52 Elle semble adopter une humaniteacute qui paraicirct manquer agrave la justice europeacuteenne Montesquieu concegravede cette humaniteacute agrave la justice chinoise Agrave titre drsquoexemple lrsquoempereur souhaite voir agrave trois reprises le procegraves de condamnation agrave mort avant de prendre une deacutecision finale ainsi laquo on y fait grand cas de la vie drsquoun homme53 raquo Ici cette derniegravere affirmation est preacuteceacutedeacutee drsquoun asteacuterisque dans les Geographica ce qui signifie lrsquointervention drsquoune reacuteflexion du philosophe

Montesquieu passe cependant de lrsquoacceptation au doute lorsqursquoil lit dans les Lettres eacutedifiantes et curieuses un argument qui le ramegravene agrave son scepticisme de deacutepart laquo Crsquoest la coutume des tribunaux de la Chine de prononcer seacutevegraverement pour donner lieu agrave lrsquoempereur drsquouser de cleacutemence54 raquo Toutefois ce passage nrsquoest pas utiliseacute par le philosophe dans sa reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois puisqursquoil peut lrsquoamener agrave deux interpreacutetations Drsquoune part il peut permettre de deacutenoncer le mythe drsquoun empereur aimant et bienveillant qui diminue la peine drsquoun sujet par amour de son peuple Or drsquoautre part il peut ecirctre perccedilu comme un acte eacuteducatif afin de deacutemontrer au fautif qursquoil aurait pu ecirctre puni plus seacutevegraverement Ici on visualise bien le cocircteacute paternaliste de la socieacuteteacute chinoise Ce choix difficile entre les deux interpreacutetations explique peut-ecirctre bien lrsquoabsence de ce passage dans son Esprit des Lois Or bien que Montesquieu fasse de la justice lrsquoindicateur par excellence de lrsquoeacutetat drsquoun reacutegime politique il semblerait qursquoil eacuteprouve un certain malaise envers celle appliqueacutee en Chine Eacutetant lui-mecircme juriste Montesquieu aurait ducirc donner plus de place agrave la justice chinoise dans son œuvre Ce dernier deacutemontre pourtant dans ses Geographica qursquoil a lu les eacutecrits jeacutesuites en

97-112 2013 06 Janvierindd 105 13-01-17 1033

106 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

retenant plusieurs eacuteleacutements importants Par contre les eacuteleacutements qursquoil retient servent agrave son argumentaire sinophobe En effet srsquoil nrsquoa pas trahi ou laquo gauchi raquo les textes de Du Halde il se montre sans conteste mal agrave lrsquoaise devant cette administration judiciaire qui semble moderne et organiseacutee55

Tel que deacutemontreacute preacuteceacutedemment Montesquieu est sceptique envers les eacutecrits des jeacutesuites qursquoil aborde toujours avec prudence Ce qursquoil faut bien saisir crsquoest qursquoavec le thegraveme de la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois le philosophe passe de la prudence au doute puis du doute agrave la neacutegation et ce sans jamais apporter de reacuteelles explications agrave ce changement drsquoopinion On pourrait penser que le juriste deacutesarmeacute devant la masse de documents jeacutesuites manque drsquoarguments en provenance drsquoautres sources qui pourraient affaiblir le groupe sinophile Or il est possible de comprendre ce cheminement de penseacutees en le remettant en contexte En effet le philosophe connaicirct une vague de scepticisme agrave lrsquoeacutegard de la Chine qui touche de plus en plus drsquoeacuterudits Cette tendance prend de lrsquoampleur durant la seconde moitieacute du xviiie siegravecle et est entre autres motiveacutee par lrsquoabbeacute Renaudot qui laquo eacutetait de mauvaise humeur contre la nation chinoise ou plutocirct contre ceux qui en ont parleacute avantageusement56 raquo Cette vague sinophobe pousse Montesquieu agrave prendre la deacutecision drsquoignorer pratiquement la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois et de srsquoen tenir agrave cette imputation vague laquo Jrsquoignore ce que crsquoest que cet honneur dont on parle chez des peuples agrave qui on ne fait rien faire qursquoagrave coups de bacircton raquo Il joint une note de bas de page agrave cette affirmation laquo Crsquoest le bacircton qui gouverne la chine dit le P du Halde57 raquo Crsquoest drsquoailleurs avec ce passage un peu court du chapitre XXI de LrsquoEsprit des Lois intituleacute laquo De la Chine raquo que le philosophe se propose de conclure sur la justice chinoise Cependant cette note ne renvoie agrave aucune page de la Description La raison est fort simple ce passage nrsquoexiste pas En fait le Pegravere Du Halde expose plutocirct dans sa Description que laquo [hellip] le Gouvernement Chinois ne subsiste guegravere que par lrsquoexercice du bacircton58 raquo Il faut bien comprendre que ce passage est dans le chapitre sur les prisons et les chacirctiments en Chine et que lrsquoobjectif du Jeacutesuite est simplement de deacutemontrer que le chacirctiment le plus commun est la bastonnade Le philosophe jouant avec ses sources deacutesire tant apposer le despotisme au gouvernement chinois qursquoil ne peut conclure autrement qursquoen affirmant que la justice chinoise nrsquoa qursquoun seul deacutesir soit celui de punir

Aux termes de son analyse de la justice chinoise et ce mecircme en prenant conscience du systegraveme organiseacute du tribunal de la cour criminelle qui empecircche lrsquoempereur de reacutegner laquo sans loi et sans regravegle raquo Montesquieu conclut en exposant le reacutegime du bacircton dans son Esprit des Lois Le philosophe a preacutefeacutereacute rester sur son ideacutee de deacutepart agrave savoir le despotisme chinois au lieu de repenser son classement des reacutegimes La Chine est maintenant eacutetiqueteacutee comme un despotisme du bacircton par Montesquieu

Lorsque le philosophe bordelais srsquointeacuteresse aux mœurs coutumes et maniegraveres de la nation chinoise il souhaite une fois de plus veacuterifier sa theacuteorie du despotisme Or sa curiositeacute le pousse vers des horizons

97-112 2013 06 Janvierindd 106 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 107

inattendus Il ne srsquoagit plus drsquoimposer uniquement ses principes mais eacutegalement drsquoexaminer comment lrsquoempereur peut modeler les coutumes et lrsquoesprit drsquoun peuple afin de conserver la tranquilliteacute publique Ces rites ceacutereacutemonies et lois forment une part neacutecessaire de la leacutegislation de lrsquoEmpire chinois autour du respect et de la pieacuteteacute filiale Ainsi les enfants doivent respecter leurs pegraveres qui eux doivent respecter les mandarins des villages qui agrave leur tour doivent respecter lrsquoempereur qui lui devient le pegravere de la nation Montesquieu eacutecrit agrave ce sujet laquo Cet empire est formeacute sur lrsquoideacutee du gouvernement drsquoune famille Si vous diminuez lrsquoautoriteacute paternelle ou mecircme si vous retranchez le respect que lrsquoon a pour elle [hellip] ce rapport drsquoamour qui est entre les princes et les sujets se perdra peu agrave peu Retranchez une de ces pratiques et vous eacutebranlez lrsquoEacutetat59 raquo Ainsi chaque geste doit ecirctre effectueacute sans perturber la tranquilliteacute et le repos de lrsquoEmpire Lrsquoune des maniegraveres de controcircler le peuple selon Montesquieu est lrsquoapplication stricte et reacutepeacutetitive des rites chinois Ces rites laborieux devant ecirctre appris degraves lrsquoenfance occupent tant lrsquoesprit de chacun qursquoils ne laissent pas de place agrave la penseacutee de reacutevolte Le Pegravere Du Halde dans sa Description eacutecrit que ces rites de politesse et ces ceacutereacutemonies enlegravevent les sentiments de colegravere et de rudesse pour laisser place agrave la douceur de lrsquoacircme au maintien de la paix et donc agrave la tranquilliteacute de lrsquoEmpire60 Montesquieu quant agrave lui va plus loin ou du moins adopte un autre angle drsquoapproche Il insiste sur le fait que ces rites empecircchent lrsquoeffondrement de la stabiliteacute de lrsquoEmpire chinois et lui assure la condition mecircme de son existence Crsquoest dans cette ligneacutee que Montesquieu adopte la toleacuterance religieuse de lrsquoempereur Kangxi envers le christianisme Il considegravere que cette toleacuterance est en fait une faccedilade qui cache le veacuteritable objectif de lrsquoEmpire soit la tranquilliteacute publique Toutes formes de rites doivent ecirctre exerceacutees dans le calme pour le respect de cette tranquilliteacute publique Ainsi on accepte la preacutesence drsquoeacutetrangers sur le territoire chinois agrave la seule condition qursquoils satisfassent les inteacuterecircts de lrsquoEmpire et qursquoils nrsquoentravent pas lrsquoautoriteacute du prince61

Par ailleurs on remarque que dans ce systegraveme baseacute sur lrsquoideacutee drsquoune famille on ne voit pas le principe de la crainte caracteacuteristique pourtant principale du gouvernement despotique exposeacute dans LrsquoEsprit des Lois Le philosophe se trouve confronteacute agrave une sorte de despotisme qursquoil a du mal agrave accepter soit un despotisme exempt de crainte ougrave le prince nrsquoa pas toujours le bras leveacute pour menacer ou pour deacutetruire Au contraire il semble faire fleurir lrsquoabondance et reacutegner dans la vertu62 Or Montesquieu est contraint drsquoaccepter sans gaieteacute de cœur cette image deacutevoileacutee par les jeacutesuites la Chine serait un despotisme sage et paternel fondeacute sur lrsquoamour et non sur la crainte

Au fil de la reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois le philosophe se voit parfois contraint drsquoassouplir la theacuteorie stricte du despotisme qursquoil applique neacuteanmoins agrave la Chine Il constate toutefois cette faiblesse en eacutecrivant que si cette morale chinoise ces rites et ceacutereacutemonies sont perdus lrsquoEmpire chinois tombe sans contredit dans le chaos des reacutevolutions63 Malgreacute cela

97-112 2013 06 Janvierindd 107 13-01-17 1033

108 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

Montesquieu conserve son ideacutee et conclut comme mentionneacute preacuteceacutedem-ment que la Chine est un gouvernement despotique baseacute sur la crainte Crsquoest lagrave toute lrsquoincoheacuterence de lrsquoœuvre de LrsquoEsprit des Lois et crsquoest alors que Montesquieu se contredit Il refuse de diluer sa peinture drsquoun despotisme monstrueux mecircme apregraves avoir eacutetudieacute le cas de la Chine Il conserve son scepticisme envers cette nation et refuse ainsi de voir la Contreacutee du Milieu comme un modegravele pour la France On peut eacutegalement exposer qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute aussi aiseacute pour Montesquieu drsquoapposer le masque du despotisme sur le visage de lrsquoempereur chinois comme il lrsquoavait si bien fait avec les Persans de ses Lettres persanes Conclusion Montesquieu deacutecouvre la Chine agrave une eacutepoque ougrave elle est sans conteste agrave la mode Cependant devant son scepticisme agrave lrsquoeacutegard des eacutecrits jeacutesuites trop souvent eacutelogieux envers la nation chinoise le philosophe deacutecide de poser un regard critique sur ces reacutecits Les personnages qursquoil a rencontreacutes soit le philosophe Nicolas Freacuteret lrsquoex-jeacutesuite Fouquet et le Chinois Arcadio Hoange jouent eacutegalement un rocircle significatif sur sa penseacutee sinophobe Ainsi malgreacute certaines de ses constatations et acceptations agrave la suite de sa lecture des eacutecrits jeacutesuites Montesquieu affirme que la Chine est reacutesolument reacutegie par un despote Il nrsquoheacutesite pas je lrsquoai deacutemontreacute agrave jouer avec ses sources pour satisfaire sa theacuteorie du despotisme Il a pour ainsi dire preacutefeacutereacute contenir le despotisme chinois dans une fausse speacutecificiteacute Chaque document est devenu pour lui un point de deacutepart et un moyen pour construire son argumentaire en deacutefaveur de la Chine Le philosophe a bien souvent saisi au vol quelques passages quelques ideacutees quelques faits eacutepars pour deacutevelopper ses conceptions LrsquoEsprit des Lois preacutesente donc aux lecteurs du xviiie siegravecle lrsquoimage drsquoune Chine redessineacutee drsquoapregraves les reacutecits missionnaires et ceux des voyageurs Aux termes de lrsquoanalyse de son œuvre politique je peux constater qursquoil voulait freiner lrsquoadmiration des lecteurs agrave propos de la Chine et surtout envers les eacutecrits jeacutesuites Montesquieu avait bien deacutetecteacute la leacutegende le mirage chinois engendreacute par ces reacutecits et il a choisi de srsquoy opposer

Comme tout savant de lrsquoeacutepoque le Montesquieu des Lettres persanes est inteacuteresseacute par lrsquoOrient et encore plus pour le reacutegime oriental Il est fort possible qursquoil ait tout simplement confondu la cruauteacute et les caprices de tous les pays de lrsquoOrient avec la Chine cette Chine pourtant deacutepeinte par les jeacutesuites comme eacutetant un empire paisible prospegravere et sage La Contreacutee du Milieu de Montesquieu est et restera dans LrsquoEsprit des Lois un empire despotique mecircme si elle reacutesiste agrave sa typologie des gouvernements Agrave la suite de la publication de son œuvre le philosophe a certes reccedilu des critiques et commentaires mais la Chine deacutecrite dans celle-ci nrsquoa pu par la suite ecirctre ignoreacutee par les eacutecrivains inteacuteresseacutes par elle Son œuvre est devenue en effet lrsquoun des ouvrages de reacutefeacuterence inestimables pour ceux qui deacutesiraient nourrir leur argumentaire sinophobe64 Enfin Montesquieu a utiliseacute les informations disponibles pour veacuterifier ses ideacutees ses

97-112 2013 06 Janvierindd 108 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 109

conceptions et ses theacuteories Les eacutecrits jeacutesuites et plus preacuteciseacutement la Description de la Chine lui ont certainement servi de puits drsquoinformations inestimables pour construire sa vision de la Chine non pas en Empire modegravele mais en Empire despotique Il a habilement joueacute avec ses sources afin de plaire agrave son argumentaire sinophobe Ainsi on peut conclure que la Chine du xviiie siegravecle eacutetait bel et bien laquo une Chine de papier65 raquo Notes 1 Agrave ce sujet voir lrsquoarticle de Pierre-Antoine Fabre laquo La compagnie de jeacutesus et le

souvenir du vœu de Montmartre eacutetat drsquoune recherche raquo Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques no 24 (2000) [httpccrhrevuesorg2032 Site consulteacute le 28 deacutecembre 2011]

2 Reneacute Eacutetiemble LrsquoEurope chinoise Tome 2 De la sinophilie agrave la sinophobie Paris Gallimard 1989 p 208

3 La trageacutedie theacuteacirctrale de Voltaire LrsquoOrphelin de la Chine (1763) le Traiteacute de Confucius du Pegravere Couplet (1687) les peintures drsquoAntoine Watteau (1684-1721) et de Franccedilois Boucher (1703-1770) pour ne nommer que ces exemples

4 Jacques Pereira Montesquieu et la Chine Paris LrsquoHarmattan 2008 p 169 5 Parmi les sinophiles qui procircnent la Chine comme modegravele politique et moral eacutevoluent

plusieurs personnages dont Franccedilois-Marie Arouet dit Voltaire (1694-1778) Franccedilois Quesnay (1694-1774) et Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) Parmi les sinophobes qui discreacuteditent la valeur des eacutecrits jeacutesuites et qui adhegraverent agrave la theacuteorie du despotisme du gouvernement chinois se trouvent entre autres Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) Franccedilois Feacutenelon (1651-1715) Denis Diderot (1713-1784)

6 Montesquieu De lrsquoesprit des loix Genegraveve Chez Barillot et fils 1748 deux tomes 7 Greacutegoire Holtz a deacutetermineacute quatre modes de deacutetournement lrsquoinsertion de la

citation avec ou sans reacutefeacuterence la paraphrase avec un leacuteger deacutecalage significatif le deacutetournement de lrsquoideacutee en inventant parfois certains passages la reacuteeacutecriture drsquoun passage en srsquoappropriant le contenu Confeacuterence donneacutee agrave Montreacuteal le 29 septembre intituleacutee laquo Lrsquoœil du diable Les Lettres missionnaires lues par les libertins raquo dans le cadre drsquoune table ronde sur les laquo Textes missionnaires dans lrsquoespace francophone raquo organiseacutee par Guy Poirier Greacutegoire Holz est professeur drsquohistoire agrave lrsquoUniversiteacute de Toronto

8 Daniel Roche Les Reacutepublicains des Lettres gens de culture et Lumiegraveres au XVIIIe siegravecle Paris Fayard 1988 p 157-158 et 242

9 Au sujet de Nicolas Freacuteret voir lrsquoouvrage de Danielle Elisseeff Nicolas Freacuteret (1688-1749) reacuteflexions drsquoun humaniste du XVIIIe siegravecle sur la Chine Paris Institut des hautes eacutetudes chinoises 1978 251 p

10 Zhimin Bai Les voyageurs franccedilais en Chine aux XVIIe et XVIIIe siegravecles Paris Harmattan 2007 p 91

11 Le nom de laquo Hoange raquo devrait plutocirct srsquoorthographier laquo Hoang raquo mais Arcadio Hoange lui-mecircme lrsquoeacutecrivait avec un laquo e raquo agrave la toute fin Pour ce qui est de son preacutenom laquo Arcadio raquo il le doit au Reacuteveacuterend pegravere espagnol qui le fit travailler avec lui dans la ville de Him Hoa dans la province du Fokien en Chine Andreacute Masson laquo Un Chinois inspirateur des laquo Lettres persanes raquo dans Revue des deux mondes deuxiegraveme quinzaine mai 1951 p 350

12 Hoange travaille drsquoabord sous la direction drsquoun Pegravere espagnol sur les fonds baptismaux dans la ville de Him Hoa en 1679 Le fils drsquoun ministre de Louis XIV eacutevecircque de Rosalie et vicaire apostolique du Sseacute Tchuan nommeacute Artus de Lionne

97-112 2013 06 Janvierindd 109 13-01-17 1033

104 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

leurs eacutecrits mais agrave des fins profitables pour ses propres conceptions Ainsi il lit les informations disponibles dans un premier temps srsquoapproprie celles-ci dans un deuxiegraveme temps puis dans un troisiegraveme temps deacutetourne le propos pour satisfaire ses ideacutees telle est la strateacutegie litteacuteraire de Montesquieu Crsquoest de cette maniegravere qursquoil procegravede avec La Description de la Chine du Pegravere du Halde

Suite agrave lrsquoanalyse de LrsquoEsprit des Lois jrsquoai remarqueacute que le philosophe a sous-estimeacute le pouvoir de lrsquoeacutetat chinois qui gracircce agrave une administration serreacutee fait respecter ses lois Il faut bien saisir qursquoagrave lrsquoeacutepoque les Europeacuteens commencent peu agrave peu agrave connaicirctre le systegraveme administratif chinois par lrsquoentremise des eacutecrits jeacutesuites On reacutealise alors que si la Chine a pris du retard aupregraves des sciences et des techniques elle a deacutepasseacute les eacutetats europeacuteens sur le plan administratif Cet eacutetat des faits qui impressionne le public savant nrsquoest pourtant pas exploiteacute par Montesquieu dans son Esprit des Lois Le philosophe passe presque sous silence lrsquoorganisation administrative de la Chine dans son œuvre Pourtant il est loin drsquoignorer le systegraveme mandarinal45 Ses notes du Spicilegravege46 et de son recueil Geographica47deacutemontrent que le philosophe lui a accordeacute une attention particuliegravere Parmi ses notes on trouve la description du statut de lrsquoempereur du respect qursquoon lui doit et de lrsquoimmensiteacute de ses compeacutetences Le mandarinat y est mentionneacute et on peut y lire les meacutethodes de recrutement des fonctionnaires Or ces passages dans ses Geographica ne sont qursquoune copie de La Description ou des Lettres eacutedifiantes De fait il nrsquoy a aucune trace drsquoasteacuterisques agrave la suite de ces passages qui deacutemontrent normalement lrsquointervention des remarques personnelles de Montesquieu Par conseacutequent les reacuteflexions sur lrsquoadministration chinoise qursquoil transcrit dans son Esprit des Lois ne sont qursquoune infime partie de ses notes Les conversations qursquoil a eues avec le Chinois Hoange permettent de constater que le philosophe est bien instruit sur la composition du gouvernement chinois plus que ne lrsquoexpose LrsquoEsprit des Lois Quelle en est la raison Est-ce que le philosophe a choisi de laisser de cocircteacute lrsquoadministration chinoise pour le bien de sa deacutemonstration du despotisme chinois Il semblerait que Montesquieu ressente un profond malaise envers cette organisation serreacutee et qursquoil ne sache pas comment faire usage de ce modegravele sociopolitique chinois Peut-ecirctre souhaitait-il en finir rapidement avec cet aspect de la politique chinoise

La description du systegraveme administratif chinois faite par le Pegravere Du Halde et les missionnaires jeacutesuites contraint le philosophe agrave repenser sa theacuteorie du despotisme qui reacutegit les grands empires Lrsquoorganisation serreacutee qui forme les tribunaux ainsi que la bonne communication entre les provinces et villes de la Chine ne cadrent pas dans la description drsquoun Eacutetat tyrannique telle qursquoexposeacutee dans LrsquoEsprit des Lois Bien que ses Geographica et ses notes prises dans Le Spicilegravege deacutemontrent que le philosophe avait pris connaissance de lrsquoorganisation administrative de la Chine il choisit de taire ce qursquoil sait dans son œuvre politique Il est probable qursquoil nrsquoavait rien agrave redire agrave ce sujet Cela en est tout autrement pour la question de la

97-112 2013 06 Janvierindd 104 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 105

justice chinoise Alors que les sinophiles utilisent la justice comme un argument valable pour promouvoir le modegravele chinois le sinophobe au contraire use de cet eacuteleacutement dans la prononciation de son jugement neacutegatif sans appel sur le reacutegime tout entier

La Description de la Chine aborde le thegraveme de la justice dans plusieurs chapitres du Tome 248 Dans ce dernier Du Halde insiste surtout sur le caractegravere centraliseacute du systegraveme judiciaire chinois Les deacutecisions sont prises par la cinquiegraveme cour souveraine nommeacutee Hing Pou dans lrsquoenceinte mecircme de la Citeacute interdite Crsquoest elle qui examine si lrsquoaccuseacute doit ecirctre puni selon ce que laquo les lois ont sagement eacutetabli49 raquo Cet eacuteleacutement ne peut qursquoattirer lrsquoattention des savants franccedilais conscients des faiblesses de leurs propres maniegraveres de conduire les affaires criminelles La France connaicirct en effet une profonde dispariteacute dans les proceacutedures et au sein des parlements provinciaux qui deacutemontrent une autonomie laquo trop vite abusive50 raquo Le Jeacutesuite expose que la justice chinoise ne peut ecirctre exerceacutee sous un pouvoir arbitraire puisque la sentence doit ecirctre toujours motiveacutee par une loi laquo Tous les jugements de crimes dignes de mort doivent ecirctre examineacutes deacutecideacutes et souscrits par lrsquoempereur Les mandarins envoient en cour lrsquoinstruction du procegraves et leur deacutecision marquant lrsquoarticle de la loi [hellip]51raquo Le Pegravere Du Halde reprend les propos qursquoil a lus dans les lettres mission-naires agrave savoir que la justice chinoise est juste et eacutequitable car elle permet au plus vil citoyen de se faire entendre52 Elle semble adopter une humaniteacute qui paraicirct manquer agrave la justice europeacuteenne Montesquieu concegravede cette humaniteacute agrave la justice chinoise Agrave titre drsquoexemple lrsquoempereur souhaite voir agrave trois reprises le procegraves de condamnation agrave mort avant de prendre une deacutecision finale ainsi laquo on y fait grand cas de la vie drsquoun homme53 raquo Ici cette derniegravere affirmation est preacuteceacutedeacutee drsquoun asteacuterisque dans les Geographica ce qui signifie lrsquointervention drsquoune reacuteflexion du philosophe

Montesquieu passe cependant de lrsquoacceptation au doute lorsqursquoil lit dans les Lettres eacutedifiantes et curieuses un argument qui le ramegravene agrave son scepticisme de deacutepart laquo Crsquoest la coutume des tribunaux de la Chine de prononcer seacutevegraverement pour donner lieu agrave lrsquoempereur drsquouser de cleacutemence54 raquo Toutefois ce passage nrsquoest pas utiliseacute par le philosophe dans sa reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois puisqursquoil peut lrsquoamener agrave deux interpreacutetations Drsquoune part il peut permettre de deacutenoncer le mythe drsquoun empereur aimant et bienveillant qui diminue la peine drsquoun sujet par amour de son peuple Or drsquoautre part il peut ecirctre perccedilu comme un acte eacuteducatif afin de deacutemontrer au fautif qursquoil aurait pu ecirctre puni plus seacutevegraverement Ici on visualise bien le cocircteacute paternaliste de la socieacuteteacute chinoise Ce choix difficile entre les deux interpreacutetations explique peut-ecirctre bien lrsquoabsence de ce passage dans son Esprit des Lois Or bien que Montesquieu fasse de la justice lrsquoindicateur par excellence de lrsquoeacutetat drsquoun reacutegime politique il semblerait qursquoil eacuteprouve un certain malaise envers celle appliqueacutee en Chine Eacutetant lui-mecircme juriste Montesquieu aurait ducirc donner plus de place agrave la justice chinoise dans son œuvre Ce dernier deacutemontre pourtant dans ses Geographica qursquoil a lu les eacutecrits jeacutesuites en

97-112 2013 06 Janvierindd 105 13-01-17 1033

106 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

retenant plusieurs eacuteleacutements importants Par contre les eacuteleacutements qursquoil retient servent agrave son argumentaire sinophobe En effet srsquoil nrsquoa pas trahi ou laquo gauchi raquo les textes de Du Halde il se montre sans conteste mal agrave lrsquoaise devant cette administration judiciaire qui semble moderne et organiseacutee55

Tel que deacutemontreacute preacuteceacutedemment Montesquieu est sceptique envers les eacutecrits des jeacutesuites qursquoil aborde toujours avec prudence Ce qursquoil faut bien saisir crsquoest qursquoavec le thegraveme de la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois le philosophe passe de la prudence au doute puis du doute agrave la neacutegation et ce sans jamais apporter de reacuteelles explications agrave ce changement drsquoopinion On pourrait penser que le juriste deacutesarmeacute devant la masse de documents jeacutesuites manque drsquoarguments en provenance drsquoautres sources qui pourraient affaiblir le groupe sinophile Or il est possible de comprendre ce cheminement de penseacutees en le remettant en contexte En effet le philosophe connaicirct une vague de scepticisme agrave lrsquoeacutegard de la Chine qui touche de plus en plus drsquoeacuterudits Cette tendance prend de lrsquoampleur durant la seconde moitieacute du xviiie siegravecle et est entre autres motiveacutee par lrsquoabbeacute Renaudot qui laquo eacutetait de mauvaise humeur contre la nation chinoise ou plutocirct contre ceux qui en ont parleacute avantageusement56 raquo Cette vague sinophobe pousse Montesquieu agrave prendre la deacutecision drsquoignorer pratiquement la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois et de srsquoen tenir agrave cette imputation vague laquo Jrsquoignore ce que crsquoest que cet honneur dont on parle chez des peuples agrave qui on ne fait rien faire qursquoagrave coups de bacircton raquo Il joint une note de bas de page agrave cette affirmation laquo Crsquoest le bacircton qui gouverne la chine dit le P du Halde57 raquo Crsquoest drsquoailleurs avec ce passage un peu court du chapitre XXI de LrsquoEsprit des Lois intituleacute laquo De la Chine raquo que le philosophe se propose de conclure sur la justice chinoise Cependant cette note ne renvoie agrave aucune page de la Description La raison est fort simple ce passage nrsquoexiste pas En fait le Pegravere Du Halde expose plutocirct dans sa Description que laquo [hellip] le Gouvernement Chinois ne subsiste guegravere que par lrsquoexercice du bacircton58 raquo Il faut bien comprendre que ce passage est dans le chapitre sur les prisons et les chacirctiments en Chine et que lrsquoobjectif du Jeacutesuite est simplement de deacutemontrer que le chacirctiment le plus commun est la bastonnade Le philosophe jouant avec ses sources deacutesire tant apposer le despotisme au gouvernement chinois qursquoil ne peut conclure autrement qursquoen affirmant que la justice chinoise nrsquoa qursquoun seul deacutesir soit celui de punir

Aux termes de son analyse de la justice chinoise et ce mecircme en prenant conscience du systegraveme organiseacute du tribunal de la cour criminelle qui empecircche lrsquoempereur de reacutegner laquo sans loi et sans regravegle raquo Montesquieu conclut en exposant le reacutegime du bacircton dans son Esprit des Lois Le philosophe a preacutefeacutereacute rester sur son ideacutee de deacutepart agrave savoir le despotisme chinois au lieu de repenser son classement des reacutegimes La Chine est maintenant eacutetiqueteacutee comme un despotisme du bacircton par Montesquieu

Lorsque le philosophe bordelais srsquointeacuteresse aux mœurs coutumes et maniegraveres de la nation chinoise il souhaite une fois de plus veacuterifier sa theacuteorie du despotisme Or sa curiositeacute le pousse vers des horizons

97-112 2013 06 Janvierindd 106 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 107

inattendus Il ne srsquoagit plus drsquoimposer uniquement ses principes mais eacutegalement drsquoexaminer comment lrsquoempereur peut modeler les coutumes et lrsquoesprit drsquoun peuple afin de conserver la tranquilliteacute publique Ces rites ceacutereacutemonies et lois forment une part neacutecessaire de la leacutegislation de lrsquoEmpire chinois autour du respect et de la pieacuteteacute filiale Ainsi les enfants doivent respecter leurs pegraveres qui eux doivent respecter les mandarins des villages qui agrave leur tour doivent respecter lrsquoempereur qui lui devient le pegravere de la nation Montesquieu eacutecrit agrave ce sujet laquo Cet empire est formeacute sur lrsquoideacutee du gouvernement drsquoune famille Si vous diminuez lrsquoautoriteacute paternelle ou mecircme si vous retranchez le respect que lrsquoon a pour elle [hellip] ce rapport drsquoamour qui est entre les princes et les sujets se perdra peu agrave peu Retranchez une de ces pratiques et vous eacutebranlez lrsquoEacutetat59 raquo Ainsi chaque geste doit ecirctre effectueacute sans perturber la tranquilliteacute et le repos de lrsquoEmpire Lrsquoune des maniegraveres de controcircler le peuple selon Montesquieu est lrsquoapplication stricte et reacutepeacutetitive des rites chinois Ces rites laborieux devant ecirctre appris degraves lrsquoenfance occupent tant lrsquoesprit de chacun qursquoils ne laissent pas de place agrave la penseacutee de reacutevolte Le Pegravere Du Halde dans sa Description eacutecrit que ces rites de politesse et ces ceacutereacutemonies enlegravevent les sentiments de colegravere et de rudesse pour laisser place agrave la douceur de lrsquoacircme au maintien de la paix et donc agrave la tranquilliteacute de lrsquoEmpire60 Montesquieu quant agrave lui va plus loin ou du moins adopte un autre angle drsquoapproche Il insiste sur le fait que ces rites empecircchent lrsquoeffondrement de la stabiliteacute de lrsquoEmpire chinois et lui assure la condition mecircme de son existence Crsquoest dans cette ligneacutee que Montesquieu adopte la toleacuterance religieuse de lrsquoempereur Kangxi envers le christianisme Il considegravere que cette toleacuterance est en fait une faccedilade qui cache le veacuteritable objectif de lrsquoEmpire soit la tranquilliteacute publique Toutes formes de rites doivent ecirctre exerceacutees dans le calme pour le respect de cette tranquilliteacute publique Ainsi on accepte la preacutesence drsquoeacutetrangers sur le territoire chinois agrave la seule condition qursquoils satisfassent les inteacuterecircts de lrsquoEmpire et qursquoils nrsquoentravent pas lrsquoautoriteacute du prince61

Par ailleurs on remarque que dans ce systegraveme baseacute sur lrsquoideacutee drsquoune famille on ne voit pas le principe de la crainte caracteacuteristique pourtant principale du gouvernement despotique exposeacute dans LrsquoEsprit des Lois Le philosophe se trouve confronteacute agrave une sorte de despotisme qursquoil a du mal agrave accepter soit un despotisme exempt de crainte ougrave le prince nrsquoa pas toujours le bras leveacute pour menacer ou pour deacutetruire Au contraire il semble faire fleurir lrsquoabondance et reacutegner dans la vertu62 Or Montesquieu est contraint drsquoaccepter sans gaieteacute de cœur cette image deacutevoileacutee par les jeacutesuites la Chine serait un despotisme sage et paternel fondeacute sur lrsquoamour et non sur la crainte

Au fil de la reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois le philosophe se voit parfois contraint drsquoassouplir la theacuteorie stricte du despotisme qursquoil applique neacuteanmoins agrave la Chine Il constate toutefois cette faiblesse en eacutecrivant que si cette morale chinoise ces rites et ceacutereacutemonies sont perdus lrsquoEmpire chinois tombe sans contredit dans le chaos des reacutevolutions63 Malgreacute cela

97-112 2013 06 Janvierindd 107 13-01-17 1033

108 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

Montesquieu conserve son ideacutee et conclut comme mentionneacute preacuteceacutedem-ment que la Chine est un gouvernement despotique baseacute sur la crainte Crsquoest lagrave toute lrsquoincoheacuterence de lrsquoœuvre de LrsquoEsprit des Lois et crsquoest alors que Montesquieu se contredit Il refuse de diluer sa peinture drsquoun despotisme monstrueux mecircme apregraves avoir eacutetudieacute le cas de la Chine Il conserve son scepticisme envers cette nation et refuse ainsi de voir la Contreacutee du Milieu comme un modegravele pour la France On peut eacutegalement exposer qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute aussi aiseacute pour Montesquieu drsquoapposer le masque du despotisme sur le visage de lrsquoempereur chinois comme il lrsquoavait si bien fait avec les Persans de ses Lettres persanes Conclusion Montesquieu deacutecouvre la Chine agrave une eacutepoque ougrave elle est sans conteste agrave la mode Cependant devant son scepticisme agrave lrsquoeacutegard des eacutecrits jeacutesuites trop souvent eacutelogieux envers la nation chinoise le philosophe deacutecide de poser un regard critique sur ces reacutecits Les personnages qursquoil a rencontreacutes soit le philosophe Nicolas Freacuteret lrsquoex-jeacutesuite Fouquet et le Chinois Arcadio Hoange jouent eacutegalement un rocircle significatif sur sa penseacutee sinophobe Ainsi malgreacute certaines de ses constatations et acceptations agrave la suite de sa lecture des eacutecrits jeacutesuites Montesquieu affirme que la Chine est reacutesolument reacutegie par un despote Il nrsquoheacutesite pas je lrsquoai deacutemontreacute agrave jouer avec ses sources pour satisfaire sa theacuteorie du despotisme Il a pour ainsi dire preacutefeacutereacute contenir le despotisme chinois dans une fausse speacutecificiteacute Chaque document est devenu pour lui un point de deacutepart et un moyen pour construire son argumentaire en deacutefaveur de la Chine Le philosophe a bien souvent saisi au vol quelques passages quelques ideacutees quelques faits eacutepars pour deacutevelopper ses conceptions LrsquoEsprit des Lois preacutesente donc aux lecteurs du xviiie siegravecle lrsquoimage drsquoune Chine redessineacutee drsquoapregraves les reacutecits missionnaires et ceux des voyageurs Aux termes de lrsquoanalyse de son œuvre politique je peux constater qursquoil voulait freiner lrsquoadmiration des lecteurs agrave propos de la Chine et surtout envers les eacutecrits jeacutesuites Montesquieu avait bien deacutetecteacute la leacutegende le mirage chinois engendreacute par ces reacutecits et il a choisi de srsquoy opposer

Comme tout savant de lrsquoeacutepoque le Montesquieu des Lettres persanes est inteacuteresseacute par lrsquoOrient et encore plus pour le reacutegime oriental Il est fort possible qursquoil ait tout simplement confondu la cruauteacute et les caprices de tous les pays de lrsquoOrient avec la Chine cette Chine pourtant deacutepeinte par les jeacutesuites comme eacutetant un empire paisible prospegravere et sage La Contreacutee du Milieu de Montesquieu est et restera dans LrsquoEsprit des Lois un empire despotique mecircme si elle reacutesiste agrave sa typologie des gouvernements Agrave la suite de la publication de son œuvre le philosophe a certes reccedilu des critiques et commentaires mais la Chine deacutecrite dans celle-ci nrsquoa pu par la suite ecirctre ignoreacutee par les eacutecrivains inteacuteresseacutes par elle Son œuvre est devenue en effet lrsquoun des ouvrages de reacutefeacuterence inestimables pour ceux qui deacutesiraient nourrir leur argumentaire sinophobe64 Enfin Montesquieu a utiliseacute les informations disponibles pour veacuterifier ses ideacutees ses

97-112 2013 06 Janvierindd 108 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 109

conceptions et ses theacuteories Les eacutecrits jeacutesuites et plus preacuteciseacutement la Description de la Chine lui ont certainement servi de puits drsquoinformations inestimables pour construire sa vision de la Chine non pas en Empire modegravele mais en Empire despotique Il a habilement joueacute avec ses sources afin de plaire agrave son argumentaire sinophobe Ainsi on peut conclure que la Chine du xviiie siegravecle eacutetait bel et bien laquo une Chine de papier65 raquo Notes 1 Agrave ce sujet voir lrsquoarticle de Pierre-Antoine Fabre laquo La compagnie de jeacutesus et le

souvenir du vœu de Montmartre eacutetat drsquoune recherche raquo Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques no 24 (2000) [httpccrhrevuesorg2032 Site consulteacute le 28 deacutecembre 2011]

2 Reneacute Eacutetiemble LrsquoEurope chinoise Tome 2 De la sinophilie agrave la sinophobie Paris Gallimard 1989 p 208

3 La trageacutedie theacuteacirctrale de Voltaire LrsquoOrphelin de la Chine (1763) le Traiteacute de Confucius du Pegravere Couplet (1687) les peintures drsquoAntoine Watteau (1684-1721) et de Franccedilois Boucher (1703-1770) pour ne nommer que ces exemples

4 Jacques Pereira Montesquieu et la Chine Paris LrsquoHarmattan 2008 p 169 5 Parmi les sinophiles qui procircnent la Chine comme modegravele politique et moral eacutevoluent

plusieurs personnages dont Franccedilois-Marie Arouet dit Voltaire (1694-1778) Franccedilois Quesnay (1694-1774) et Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) Parmi les sinophobes qui discreacuteditent la valeur des eacutecrits jeacutesuites et qui adhegraverent agrave la theacuteorie du despotisme du gouvernement chinois se trouvent entre autres Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) Franccedilois Feacutenelon (1651-1715) Denis Diderot (1713-1784)

6 Montesquieu De lrsquoesprit des loix Genegraveve Chez Barillot et fils 1748 deux tomes 7 Greacutegoire Holtz a deacutetermineacute quatre modes de deacutetournement lrsquoinsertion de la

citation avec ou sans reacutefeacuterence la paraphrase avec un leacuteger deacutecalage significatif le deacutetournement de lrsquoideacutee en inventant parfois certains passages la reacuteeacutecriture drsquoun passage en srsquoappropriant le contenu Confeacuterence donneacutee agrave Montreacuteal le 29 septembre intituleacutee laquo Lrsquoœil du diable Les Lettres missionnaires lues par les libertins raquo dans le cadre drsquoune table ronde sur les laquo Textes missionnaires dans lrsquoespace francophone raquo organiseacutee par Guy Poirier Greacutegoire Holz est professeur drsquohistoire agrave lrsquoUniversiteacute de Toronto

8 Daniel Roche Les Reacutepublicains des Lettres gens de culture et Lumiegraveres au XVIIIe siegravecle Paris Fayard 1988 p 157-158 et 242

9 Au sujet de Nicolas Freacuteret voir lrsquoouvrage de Danielle Elisseeff Nicolas Freacuteret (1688-1749) reacuteflexions drsquoun humaniste du XVIIIe siegravecle sur la Chine Paris Institut des hautes eacutetudes chinoises 1978 251 p

10 Zhimin Bai Les voyageurs franccedilais en Chine aux XVIIe et XVIIIe siegravecles Paris Harmattan 2007 p 91

11 Le nom de laquo Hoange raquo devrait plutocirct srsquoorthographier laquo Hoang raquo mais Arcadio Hoange lui-mecircme lrsquoeacutecrivait avec un laquo e raquo agrave la toute fin Pour ce qui est de son preacutenom laquo Arcadio raquo il le doit au Reacuteveacuterend pegravere espagnol qui le fit travailler avec lui dans la ville de Him Hoa dans la province du Fokien en Chine Andreacute Masson laquo Un Chinois inspirateur des laquo Lettres persanes raquo dans Revue des deux mondes deuxiegraveme quinzaine mai 1951 p 350

12 Hoange travaille drsquoabord sous la direction drsquoun Pegravere espagnol sur les fonds baptismaux dans la ville de Him Hoa en 1679 Le fils drsquoun ministre de Louis XIV eacutevecircque de Rosalie et vicaire apostolique du Sseacute Tchuan nommeacute Artus de Lionne

97-112 2013 06 Janvierindd 109 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 105

justice chinoise Alors que les sinophiles utilisent la justice comme un argument valable pour promouvoir le modegravele chinois le sinophobe au contraire use de cet eacuteleacutement dans la prononciation de son jugement neacutegatif sans appel sur le reacutegime tout entier

La Description de la Chine aborde le thegraveme de la justice dans plusieurs chapitres du Tome 248 Dans ce dernier Du Halde insiste surtout sur le caractegravere centraliseacute du systegraveme judiciaire chinois Les deacutecisions sont prises par la cinquiegraveme cour souveraine nommeacutee Hing Pou dans lrsquoenceinte mecircme de la Citeacute interdite Crsquoest elle qui examine si lrsquoaccuseacute doit ecirctre puni selon ce que laquo les lois ont sagement eacutetabli49 raquo Cet eacuteleacutement ne peut qursquoattirer lrsquoattention des savants franccedilais conscients des faiblesses de leurs propres maniegraveres de conduire les affaires criminelles La France connaicirct en effet une profonde dispariteacute dans les proceacutedures et au sein des parlements provinciaux qui deacutemontrent une autonomie laquo trop vite abusive50 raquo Le Jeacutesuite expose que la justice chinoise ne peut ecirctre exerceacutee sous un pouvoir arbitraire puisque la sentence doit ecirctre toujours motiveacutee par une loi laquo Tous les jugements de crimes dignes de mort doivent ecirctre examineacutes deacutecideacutes et souscrits par lrsquoempereur Les mandarins envoient en cour lrsquoinstruction du procegraves et leur deacutecision marquant lrsquoarticle de la loi [hellip]51raquo Le Pegravere Du Halde reprend les propos qursquoil a lus dans les lettres mission-naires agrave savoir que la justice chinoise est juste et eacutequitable car elle permet au plus vil citoyen de se faire entendre52 Elle semble adopter une humaniteacute qui paraicirct manquer agrave la justice europeacuteenne Montesquieu concegravede cette humaniteacute agrave la justice chinoise Agrave titre drsquoexemple lrsquoempereur souhaite voir agrave trois reprises le procegraves de condamnation agrave mort avant de prendre une deacutecision finale ainsi laquo on y fait grand cas de la vie drsquoun homme53 raquo Ici cette derniegravere affirmation est preacuteceacutedeacutee drsquoun asteacuterisque dans les Geographica ce qui signifie lrsquointervention drsquoune reacuteflexion du philosophe

Montesquieu passe cependant de lrsquoacceptation au doute lorsqursquoil lit dans les Lettres eacutedifiantes et curieuses un argument qui le ramegravene agrave son scepticisme de deacutepart laquo Crsquoest la coutume des tribunaux de la Chine de prononcer seacutevegraverement pour donner lieu agrave lrsquoempereur drsquouser de cleacutemence54 raquo Toutefois ce passage nrsquoest pas utiliseacute par le philosophe dans sa reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois puisqursquoil peut lrsquoamener agrave deux interpreacutetations Drsquoune part il peut permettre de deacutenoncer le mythe drsquoun empereur aimant et bienveillant qui diminue la peine drsquoun sujet par amour de son peuple Or drsquoautre part il peut ecirctre perccedilu comme un acte eacuteducatif afin de deacutemontrer au fautif qursquoil aurait pu ecirctre puni plus seacutevegraverement Ici on visualise bien le cocircteacute paternaliste de la socieacuteteacute chinoise Ce choix difficile entre les deux interpreacutetations explique peut-ecirctre bien lrsquoabsence de ce passage dans son Esprit des Lois Or bien que Montesquieu fasse de la justice lrsquoindicateur par excellence de lrsquoeacutetat drsquoun reacutegime politique il semblerait qursquoil eacuteprouve un certain malaise envers celle appliqueacutee en Chine Eacutetant lui-mecircme juriste Montesquieu aurait ducirc donner plus de place agrave la justice chinoise dans son œuvre Ce dernier deacutemontre pourtant dans ses Geographica qursquoil a lu les eacutecrits jeacutesuites en

97-112 2013 06 Janvierindd 105 13-01-17 1033

106 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

retenant plusieurs eacuteleacutements importants Par contre les eacuteleacutements qursquoil retient servent agrave son argumentaire sinophobe En effet srsquoil nrsquoa pas trahi ou laquo gauchi raquo les textes de Du Halde il se montre sans conteste mal agrave lrsquoaise devant cette administration judiciaire qui semble moderne et organiseacutee55

Tel que deacutemontreacute preacuteceacutedemment Montesquieu est sceptique envers les eacutecrits des jeacutesuites qursquoil aborde toujours avec prudence Ce qursquoil faut bien saisir crsquoest qursquoavec le thegraveme de la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois le philosophe passe de la prudence au doute puis du doute agrave la neacutegation et ce sans jamais apporter de reacuteelles explications agrave ce changement drsquoopinion On pourrait penser que le juriste deacutesarmeacute devant la masse de documents jeacutesuites manque drsquoarguments en provenance drsquoautres sources qui pourraient affaiblir le groupe sinophile Or il est possible de comprendre ce cheminement de penseacutees en le remettant en contexte En effet le philosophe connaicirct une vague de scepticisme agrave lrsquoeacutegard de la Chine qui touche de plus en plus drsquoeacuterudits Cette tendance prend de lrsquoampleur durant la seconde moitieacute du xviiie siegravecle et est entre autres motiveacutee par lrsquoabbeacute Renaudot qui laquo eacutetait de mauvaise humeur contre la nation chinoise ou plutocirct contre ceux qui en ont parleacute avantageusement56 raquo Cette vague sinophobe pousse Montesquieu agrave prendre la deacutecision drsquoignorer pratiquement la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois et de srsquoen tenir agrave cette imputation vague laquo Jrsquoignore ce que crsquoest que cet honneur dont on parle chez des peuples agrave qui on ne fait rien faire qursquoagrave coups de bacircton raquo Il joint une note de bas de page agrave cette affirmation laquo Crsquoest le bacircton qui gouverne la chine dit le P du Halde57 raquo Crsquoest drsquoailleurs avec ce passage un peu court du chapitre XXI de LrsquoEsprit des Lois intituleacute laquo De la Chine raquo que le philosophe se propose de conclure sur la justice chinoise Cependant cette note ne renvoie agrave aucune page de la Description La raison est fort simple ce passage nrsquoexiste pas En fait le Pegravere Du Halde expose plutocirct dans sa Description que laquo [hellip] le Gouvernement Chinois ne subsiste guegravere que par lrsquoexercice du bacircton58 raquo Il faut bien comprendre que ce passage est dans le chapitre sur les prisons et les chacirctiments en Chine et que lrsquoobjectif du Jeacutesuite est simplement de deacutemontrer que le chacirctiment le plus commun est la bastonnade Le philosophe jouant avec ses sources deacutesire tant apposer le despotisme au gouvernement chinois qursquoil ne peut conclure autrement qursquoen affirmant que la justice chinoise nrsquoa qursquoun seul deacutesir soit celui de punir

Aux termes de son analyse de la justice chinoise et ce mecircme en prenant conscience du systegraveme organiseacute du tribunal de la cour criminelle qui empecircche lrsquoempereur de reacutegner laquo sans loi et sans regravegle raquo Montesquieu conclut en exposant le reacutegime du bacircton dans son Esprit des Lois Le philosophe a preacutefeacutereacute rester sur son ideacutee de deacutepart agrave savoir le despotisme chinois au lieu de repenser son classement des reacutegimes La Chine est maintenant eacutetiqueteacutee comme un despotisme du bacircton par Montesquieu

Lorsque le philosophe bordelais srsquointeacuteresse aux mœurs coutumes et maniegraveres de la nation chinoise il souhaite une fois de plus veacuterifier sa theacuteorie du despotisme Or sa curiositeacute le pousse vers des horizons

97-112 2013 06 Janvierindd 106 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 107

inattendus Il ne srsquoagit plus drsquoimposer uniquement ses principes mais eacutegalement drsquoexaminer comment lrsquoempereur peut modeler les coutumes et lrsquoesprit drsquoun peuple afin de conserver la tranquilliteacute publique Ces rites ceacutereacutemonies et lois forment une part neacutecessaire de la leacutegislation de lrsquoEmpire chinois autour du respect et de la pieacuteteacute filiale Ainsi les enfants doivent respecter leurs pegraveres qui eux doivent respecter les mandarins des villages qui agrave leur tour doivent respecter lrsquoempereur qui lui devient le pegravere de la nation Montesquieu eacutecrit agrave ce sujet laquo Cet empire est formeacute sur lrsquoideacutee du gouvernement drsquoune famille Si vous diminuez lrsquoautoriteacute paternelle ou mecircme si vous retranchez le respect que lrsquoon a pour elle [hellip] ce rapport drsquoamour qui est entre les princes et les sujets se perdra peu agrave peu Retranchez une de ces pratiques et vous eacutebranlez lrsquoEacutetat59 raquo Ainsi chaque geste doit ecirctre effectueacute sans perturber la tranquilliteacute et le repos de lrsquoEmpire Lrsquoune des maniegraveres de controcircler le peuple selon Montesquieu est lrsquoapplication stricte et reacutepeacutetitive des rites chinois Ces rites laborieux devant ecirctre appris degraves lrsquoenfance occupent tant lrsquoesprit de chacun qursquoils ne laissent pas de place agrave la penseacutee de reacutevolte Le Pegravere Du Halde dans sa Description eacutecrit que ces rites de politesse et ces ceacutereacutemonies enlegravevent les sentiments de colegravere et de rudesse pour laisser place agrave la douceur de lrsquoacircme au maintien de la paix et donc agrave la tranquilliteacute de lrsquoEmpire60 Montesquieu quant agrave lui va plus loin ou du moins adopte un autre angle drsquoapproche Il insiste sur le fait que ces rites empecircchent lrsquoeffondrement de la stabiliteacute de lrsquoEmpire chinois et lui assure la condition mecircme de son existence Crsquoest dans cette ligneacutee que Montesquieu adopte la toleacuterance religieuse de lrsquoempereur Kangxi envers le christianisme Il considegravere que cette toleacuterance est en fait une faccedilade qui cache le veacuteritable objectif de lrsquoEmpire soit la tranquilliteacute publique Toutes formes de rites doivent ecirctre exerceacutees dans le calme pour le respect de cette tranquilliteacute publique Ainsi on accepte la preacutesence drsquoeacutetrangers sur le territoire chinois agrave la seule condition qursquoils satisfassent les inteacuterecircts de lrsquoEmpire et qursquoils nrsquoentravent pas lrsquoautoriteacute du prince61

Par ailleurs on remarque que dans ce systegraveme baseacute sur lrsquoideacutee drsquoune famille on ne voit pas le principe de la crainte caracteacuteristique pourtant principale du gouvernement despotique exposeacute dans LrsquoEsprit des Lois Le philosophe se trouve confronteacute agrave une sorte de despotisme qursquoil a du mal agrave accepter soit un despotisme exempt de crainte ougrave le prince nrsquoa pas toujours le bras leveacute pour menacer ou pour deacutetruire Au contraire il semble faire fleurir lrsquoabondance et reacutegner dans la vertu62 Or Montesquieu est contraint drsquoaccepter sans gaieteacute de cœur cette image deacutevoileacutee par les jeacutesuites la Chine serait un despotisme sage et paternel fondeacute sur lrsquoamour et non sur la crainte

Au fil de la reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois le philosophe se voit parfois contraint drsquoassouplir la theacuteorie stricte du despotisme qursquoil applique neacuteanmoins agrave la Chine Il constate toutefois cette faiblesse en eacutecrivant que si cette morale chinoise ces rites et ceacutereacutemonies sont perdus lrsquoEmpire chinois tombe sans contredit dans le chaos des reacutevolutions63 Malgreacute cela

97-112 2013 06 Janvierindd 107 13-01-17 1033

108 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

Montesquieu conserve son ideacutee et conclut comme mentionneacute preacuteceacutedem-ment que la Chine est un gouvernement despotique baseacute sur la crainte Crsquoest lagrave toute lrsquoincoheacuterence de lrsquoœuvre de LrsquoEsprit des Lois et crsquoest alors que Montesquieu se contredit Il refuse de diluer sa peinture drsquoun despotisme monstrueux mecircme apregraves avoir eacutetudieacute le cas de la Chine Il conserve son scepticisme envers cette nation et refuse ainsi de voir la Contreacutee du Milieu comme un modegravele pour la France On peut eacutegalement exposer qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute aussi aiseacute pour Montesquieu drsquoapposer le masque du despotisme sur le visage de lrsquoempereur chinois comme il lrsquoavait si bien fait avec les Persans de ses Lettres persanes Conclusion Montesquieu deacutecouvre la Chine agrave une eacutepoque ougrave elle est sans conteste agrave la mode Cependant devant son scepticisme agrave lrsquoeacutegard des eacutecrits jeacutesuites trop souvent eacutelogieux envers la nation chinoise le philosophe deacutecide de poser un regard critique sur ces reacutecits Les personnages qursquoil a rencontreacutes soit le philosophe Nicolas Freacuteret lrsquoex-jeacutesuite Fouquet et le Chinois Arcadio Hoange jouent eacutegalement un rocircle significatif sur sa penseacutee sinophobe Ainsi malgreacute certaines de ses constatations et acceptations agrave la suite de sa lecture des eacutecrits jeacutesuites Montesquieu affirme que la Chine est reacutesolument reacutegie par un despote Il nrsquoheacutesite pas je lrsquoai deacutemontreacute agrave jouer avec ses sources pour satisfaire sa theacuteorie du despotisme Il a pour ainsi dire preacutefeacutereacute contenir le despotisme chinois dans une fausse speacutecificiteacute Chaque document est devenu pour lui un point de deacutepart et un moyen pour construire son argumentaire en deacutefaveur de la Chine Le philosophe a bien souvent saisi au vol quelques passages quelques ideacutees quelques faits eacutepars pour deacutevelopper ses conceptions LrsquoEsprit des Lois preacutesente donc aux lecteurs du xviiie siegravecle lrsquoimage drsquoune Chine redessineacutee drsquoapregraves les reacutecits missionnaires et ceux des voyageurs Aux termes de lrsquoanalyse de son œuvre politique je peux constater qursquoil voulait freiner lrsquoadmiration des lecteurs agrave propos de la Chine et surtout envers les eacutecrits jeacutesuites Montesquieu avait bien deacutetecteacute la leacutegende le mirage chinois engendreacute par ces reacutecits et il a choisi de srsquoy opposer

Comme tout savant de lrsquoeacutepoque le Montesquieu des Lettres persanes est inteacuteresseacute par lrsquoOrient et encore plus pour le reacutegime oriental Il est fort possible qursquoil ait tout simplement confondu la cruauteacute et les caprices de tous les pays de lrsquoOrient avec la Chine cette Chine pourtant deacutepeinte par les jeacutesuites comme eacutetant un empire paisible prospegravere et sage La Contreacutee du Milieu de Montesquieu est et restera dans LrsquoEsprit des Lois un empire despotique mecircme si elle reacutesiste agrave sa typologie des gouvernements Agrave la suite de la publication de son œuvre le philosophe a certes reccedilu des critiques et commentaires mais la Chine deacutecrite dans celle-ci nrsquoa pu par la suite ecirctre ignoreacutee par les eacutecrivains inteacuteresseacutes par elle Son œuvre est devenue en effet lrsquoun des ouvrages de reacutefeacuterence inestimables pour ceux qui deacutesiraient nourrir leur argumentaire sinophobe64 Enfin Montesquieu a utiliseacute les informations disponibles pour veacuterifier ses ideacutees ses

97-112 2013 06 Janvierindd 108 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 109

conceptions et ses theacuteories Les eacutecrits jeacutesuites et plus preacuteciseacutement la Description de la Chine lui ont certainement servi de puits drsquoinformations inestimables pour construire sa vision de la Chine non pas en Empire modegravele mais en Empire despotique Il a habilement joueacute avec ses sources afin de plaire agrave son argumentaire sinophobe Ainsi on peut conclure que la Chine du xviiie siegravecle eacutetait bel et bien laquo une Chine de papier65 raquo Notes 1 Agrave ce sujet voir lrsquoarticle de Pierre-Antoine Fabre laquo La compagnie de jeacutesus et le

souvenir du vœu de Montmartre eacutetat drsquoune recherche raquo Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques no 24 (2000) [httpccrhrevuesorg2032 Site consulteacute le 28 deacutecembre 2011]

2 Reneacute Eacutetiemble LrsquoEurope chinoise Tome 2 De la sinophilie agrave la sinophobie Paris Gallimard 1989 p 208

3 La trageacutedie theacuteacirctrale de Voltaire LrsquoOrphelin de la Chine (1763) le Traiteacute de Confucius du Pegravere Couplet (1687) les peintures drsquoAntoine Watteau (1684-1721) et de Franccedilois Boucher (1703-1770) pour ne nommer que ces exemples

4 Jacques Pereira Montesquieu et la Chine Paris LrsquoHarmattan 2008 p 169 5 Parmi les sinophiles qui procircnent la Chine comme modegravele politique et moral eacutevoluent

plusieurs personnages dont Franccedilois-Marie Arouet dit Voltaire (1694-1778) Franccedilois Quesnay (1694-1774) et Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) Parmi les sinophobes qui discreacuteditent la valeur des eacutecrits jeacutesuites et qui adhegraverent agrave la theacuteorie du despotisme du gouvernement chinois se trouvent entre autres Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) Franccedilois Feacutenelon (1651-1715) Denis Diderot (1713-1784)

6 Montesquieu De lrsquoesprit des loix Genegraveve Chez Barillot et fils 1748 deux tomes 7 Greacutegoire Holtz a deacutetermineacute quatre modes de deacutetournement lrsquoinsertion de la

citation avec ou sans reacutefeacuterence la paraphrase avec un leacuteger deacutecalage significatif le deacutetournement de lrsquoideacutee en inventant parfois certains passages la reacuteeacutecriture drsquoun passage en srsquoappropriant le contenu Confeacuterence donneacutee agrave Montreacuteal le 29 septembre intituleacutee laquo Lrsquoœil du diable Les Lettres missionnaires lues par les libertins raquo dans le cadre drsquoune table ronde sur les laquo Textes missionnaires dans lrsquoespace francophone raquo organiseacutee par Guy Poirier Greacutegoire Holz est professeur drsquohistoire agrave lrsquoUniversiteacute de Toronto

8 Daniel Roche Les Reacutepublicains des Lettres gens de culture et Lumiegraveres au XVIIIe siegravecle Paris Fayard 1988 p 157-158 et 242

9 Au sujet de Nicolas Freacuteret voir lrsquoouvrage de Danielle Elisseeff Nicolas Freacuteret (1688-1749) reacuteflexions drsquoun humaniste du XVIIIe siegravecle sur la Chine Paris Institut des hautes eacutetudes chinoises 1978 251 p

10 Zhimin Bai Les voyageurs franccedilais en Chine aux XVIIe et XVIIIe siegravecles Paris Harmattan 2007 p 91

11 Le nom de laquo Hoange raquo devrait plutocirct srsquoorthographier laquo Hoang raquo mais Arcadio Hoange lui-mecircme lrsquoeacutecrivait avec un laquo e raquo agrave la toute fin Pour ce qui est de son preacutenom laquo Arcadio raquo il le doit au Reacuteveacuterend pegravere espagnol qui le fit travailler avec lui dans la ville de Him Hoa dans la province du Fokien en Chine Andreacute Masson laquo Un Chinois inspirateur des laquo Lettres persanes raquo dans Revue des deux mondes deuxiegraveme quinzaine mai 1951 p 350

12 Hoange travaille drsquoabord sous la direction drsquoun Pegravere espagnol sur les fonds baptismaux dans la ville de Him Hoa en 1679 Le fils drsquoun ministre de Louis XIV eacutevecircque de Rosalie et vicaire apostolique du Sseacute Tchuan nommeacute Artus de Lionne

97-112 2013 06 Janvierindd 109 13-01-17 1033

106 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

retenant plusieurs eacuteleacutements importants Par contre les eacuteleacutements qursquoil retient servent agrave son argumentaire sinophobe En effet srsquoil nrsquoa pas trahi ou laquo gauchi raquo les textes de Du Halde il se montre sans conteste mal agrave lrsquoaise devant cette administration judiciaire qui semble moderne et organiseacutee55

Tel que deacutemontreacute preacuteceacutedemment Montesquieu est sceptique envers les eacutecrits des jeacutesuites qursquoil aborde toujours avec prudence Ce qursquoil faut bien saisir crsquoest qursquoavec le thegraveme de la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois le philosophe passe de la prudence au doute puis du doute agrave la neacutegation et ce sans jamais apporter de reacuteelles explications agrave ce changement drsquoopinion On pourrait penser que le juriste deacutesarmeacute devant la masse de documents jeacutesuites manque drsquoarguments en provenance drsquoautres sources qui pourraient affaiblir le groupe sinophile Or il est possible de comprendre ce cheminement de penseacutees en le remettant en contexte En effet le philosophe connaicirct une vague de scepticisme agrave lrsquoeacutegard de la Chine qui touche de plus en plus drsquoeacuterudits Cette tendance prend de lrsquoampleur durant la seconde moitieacute du xviiie siegravecle et est entre autres motiveacutee par lrsquoabbeacute Renaudot qui laquo eacutetait de mauvaise humeur contre la nation chinoise ou plutocirct contre ceux qui en ont parleacute avantageusement56 raquo Cette vague sinophobe pousse Montesquieu agrave prendre la deacutecision drsquoignorer pratiquement la justice chinoise dans LrsquoEsprit des Lois et de srsquoen tenir agrave cette imputation vague laquo Jrsquoignore ce que crsquoest que cet honneur dont on parle chez des peuples agrave qui on ne fait rien faire qursquoagrave coups de bacircton raquo Il joint une note de bas de page agrave cette affirmation laquo Crsquoest le bacircton qui gouverne la chine dit le P du Halde57 raquo Crsquoest drsquoailleurs avec ce passage un peu court du chapitre XXI de LrsquoEsprit des Lois intituleacute laquo De la Chine raquo que le philosophe se propose de conclure sur la justice chinoise Cependant cette note ne renvoie agrave aucune page de la Description La raison est fort simple ce passage nrsquoexiste pas En fait le Pegravere Du Halde expose plutocirct dans sa Description que laquo [hellip] le Gouvernement Chinois ne subsiste guegravere que par lrsquoexercice du bacircton58 raquo Il faut bien comprendre que ce passage est dans le chapitre sur les prisons et les chacirctiments en Chine et que lrsquoobjectif du Jeacutesuite est simplement de deacutemontrer que le chacirctiment le plus commun est la bastonnade Le philosophe jouant avec ses sources deacutesire tant apposer le despotisme au gouvernement chinois qursquoil ne peut conclure autrement qursquoen affirmant que la justice chinoise nrsquoa qursquoun seul deacutesir soit celui de punir

Aux termes de son analyse de la justice chinoise et ce mecircme en prenant conscience du systegraveme organiseacute du tribunal de la cour criminelle qui empecircche lrsquoempereur de reacutegner laquo sans loi et sans regravegle raquo Montesquieu conclut en exposant le reacutegime du bacircton dans son Esprit des Lois Le philosophe a preacutefeacutereacute rester sur son ideacutee de deacutepart agrave savoir le despotisme chinois au lieu de repenser son classement des reacutegimes La Chine est maintenant eacutetiqueteacutee comme un despotisme du bacircton par Montesquieu

Lorsque le philosophe bordelais srsquointeacuteresse aux mœurs coutumes et maniegraveres de la nation chinoise il souhaite une fois de plus veacuterifier sa theacuteorie du despotisme Or sa curiositeacute le pousse vers des horizons

97-112 2013 06 Janvierindd 106 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 107

inattendus Il ne srsquoagit plus drsquoimposer uniquement ses principes mais eacutegalement drsquoexaminer comment lrsquoempereur peut modeler les coutumes et lrsquoesprit drsquoun peuple afin de conserver la tranquilliteacute publique Ces rites ceacutereacutemonies et lois forment une part neacutecessaire de la leacutegislation de lrsquoEmpire chinois autour du respect et de la pieacuteteacute filiale Ainsi les enfants doivent respecter leurs pegraveres qui eux doivent respecter les mandarins des villages qui agrave leur tour doivent respecter lrsquoempereur qui lui devient le pegravere de la nation Montesquieu eacutecrit agrave ce sujet laquo Cet empire est formeacute sur lrsquoideacutee du gouvernement drsquoune famille Si vous diminuez lrsquoautoriteacute paternelle ou mecircme si vous retranchez le respect que lrsquoon a pour elle [hellip] ce rapport drsquoamour qui est entre les princes et les sujets se perdra peu agrave peu Retranchez une de ces pratiques et vous eacutebranlez lrsquoEacutetat59 raquo Ainsi chaque geste doit ecirctre effectueacute sans perturber la tranquilliteacute et le repos de lrsquoEmpire Lrsquoune des maniegraveres de controcircler le peuple selon Montesquieu est lrsquoapplication stricte et reacutepeacutetitive des rites chinois Ces rites laborieux devant ecirctre appris degraves lrsquoenfance occupent tant lrsquoesprit de chacun qursquoils ne laissent pas de place agrave la penseacutee de reacutevolte Le Pegravere Du Halde dans sa Description eacutecrit que ces rites de politesse et ces ceacutereacutemonies enlegravevent les sentiments de colegravere et de rudesse pour laisser place agrave la douceur de lrsquoacircme au maintien de la paix et donc agrave la tranquilliteacute de lrsquoEmpire60 Montesquieu quant agrave lui va plus loin ou du moins adopte un autre angle drsquoapproche Il insiste sur le fait que ces rites empecircchent lrsquoeffondrement de la stabiliteacute de lrsquoEmpire chinois et lui assure la condition mecircme de son existence Crsquoest dans cette ligneacutee que Montesquieu adopte la toleacuterance religieuse de lrsquoempereur Kangxi envers le christianisme Il considegravere que cette toleacuterance est en fait une faccedilade qui cache le veacuteritable objectif de lrsquoEmpire soit la tranquilliteacute publique Toutes formes de rites doivent ecirctre exerceacutees dans le calme pour le respect de cette tranquilliteacute publique Ainsi on accepte la preacutesence drsquoeacutetrangers sur le territoire chinois agrave la seule condition qursquoils satisfassent les inteacuterecircts de lrsquoEmpire et qursquoils nrsquoentravent pas lrsquoautoriteacute du prince61

Par ailleurs on remarque que dans ce systegraveme baseacute sur lrsquoideacutee drsquoune famille on ne voit pas le principe de la crainte caracteacuteristique pourtant principale du gouvernement despotique exposeacute dans LrsquoEsprit des Lois Le philosophe se trouve confronteacute agrave une sorte de despotisme qursquoil a du mal agrave accepter soit un despotisme exempt de crainte ougrave le prince nrsquoa pas toujours le bras leveacute pour menacer ou pour deacutetruire Au contraire il semble faire fleurir lrsquoabondance et reacutegner dans la vertu62 Or Montesquieu est contraint drsquoaccepter sans gaieteacute de cœur cette image deacutevoileacutee par les jeacutesuites la Chine serait un despotisme sage et paternel fondeacute sur lrsquoamour et non sur la crainte

Au fil de la reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois le philosophe se voit parfois contraint drsquoassouplir la theacuteorie stricte du despotisme qursquoil applique neacuteanmoins agrave la Chine Il constate toutefois cette faiblesse en eacutecrivant que si cette morale chinoise ces rites et ceacutereacutemonies sont perdus lrsquoEmpire chinois tombe sans contredit dans le chaos des reacutevolutions63 Malgreacute cela

97-112 2013 06 Janvierindd 107 13-01-17 1033

108 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

Montesquieu conserve son ideacutee et conclut comme mentionneacute preacuteceacutedem-ment que la Chine est un gouvernement despotique baseacute sur la crainte Crsquoest lagrave toute lrsquoincoheacuterence de lrsquoœuvre de LrsquoEsprit des Lois et crsquoest alors que Montesquieu se contredit Il refuse de diluer sa peinture drsquoun despotisme monstrueux mecircme apregraves avoir eacutetudieacute le cas de la Chine Il conserve son scepticisme envers cette nation et refuse ainsi de voir la Contreacutee du Milieu comme un modegravele pour la France On peut eacutegalement exposer qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute aussi aiseacute pour Montesquieu drsquoapposer le masque du despotisme sur le visage de lrsquoempereur chinois comme il lrsquoavait si bien fait avec les Persans de ses Lettres persanes Conclusion Montesquieu deacutecouvre la Chine agrave une eacutepoque ougrave elle est sans conteste agrave la mode Cependant devant son scepticisme agrave lrsquoeacutegard des eacutecrits jeacutesuites trop souvent eacutelogieux envers la nation chinoise le philosophe deacutecide de poser un regard critique sur ces reacutecits Les personnages qursquoil a rencontreacutes soit le philosophe Nicolas Freacuteret lrsquoex-jeacutesuite Fouquet et le Chinois Arcadio Hoange jouent eacutegalement un rocircle significatif sur sa penseacutee sinophobe Ainsi malgreacute certaines de ses constatations et acceptations agrave la suite de sa lecture des eacutecrits jeacutesuites Montesquieu affirme que la Chine est reacutesolument reacutegie par un despote Il nrsquoheacutesite pas je lrsquoai deacutemontreacute agrave jouer avec ses sources pour satisfaire sa theacuteorie du despotisme Il a pour ainsi dire preacutefeacutereacute contenir le despotisme chinois dans une fausse speacutecificiteacute Chaque document est devenu pour lui un point de deacutepart et un moyen pour construire son argumentaire en deacutefaveur de la Chine Le philosophe a bien souvent saisi au vol quelques passages quelques ideacutees quelques faits eacutepars pour deacutevelopper ses conceptions LrsquoEsprit des Lois preacutesente donc aux lecteurs du xviiie siegravecle lrsquoimage drsquoune Chine redessineacutee drsquoapregraves les reacutecits missionnaires et ceux des voyageurs Aux termes de lrsquoanalyse de son œuvre politique je peux constater qursquoil voulait freiner lrsquoadmiration des lecteurs agrave propos de la Chine et surtout envers les eacutecrits jeacutesuites Montesquieu avait bien deacutetecteacute la leacutegende le mirage chinois engendreacute par ces reacutecits et il a choisi de srsquoy opposer

Comme tout savant de lrsquoeacutepoque le Montesquieu des Lettres persanes est inteacuteresseacute par lrsquoOrient et encore plus pour le reacutegime oriental Il est fort possible qursquoil ait tout simplement confondu la cruauteacute et les caprices de tous les pays de lrsquoOrient avec la Chine cette Chine pourtant deacutepeinte par les jeacutesuites comme eacutetant un empire paisible prospegravere et sage La Contreacutee du Milieu de Montesquieu est et restera dans LrsquoEsprit des Lois un empire despotique mecircme si elle reacutesiste agrave sa typologie des gouvernements Agrave la suite de la publication de son œuvre le philosophe a certes reccedilu des critiques et commentaires mais la Chine deacutecrite dans celle-ci nrsquoa pu par la suite ecirctre ignoreacutee par les eacutecrivains inteacuteresseacutes par elle Son œuvre est devenue en effet lrsquoun des ouvrages de reacutefeacuterence inestimables pour ceux qui deacutesiraient nourrir leur argumentaire sinophobe64 Enfin Montesquieu a utiliseacute les informations disponibles pour veacuterifier ses ideacutees ses

97-112 2013 06 Janvierindd 108 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 109

conceptions et ses theacuteories Les eacutecrits jeacutesuites et plus preacuteciseacutement la Description de la Chine lui ont certainement servi de puits drsquoinformations inestimables pour construire sa vision de la Chine non pas en Empire modegravele mais en Empire despotique Il a habilement joueacute avec ses sources afin de plaire agrave son argumentaire sinophobe Ainsi on peut conclure que la Chine du xviiie siegravecle eacutetait bel et bien laquo une Chine de papier65 raquo Notes 1 Agrave ce sujet voir lrsquoarticle de Pierre-Antoine Fabre laquo La compagnie de jeacutesus et le

souvenir du vœu de Montmartre eacutetat drsquoune recherche raquo Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques no 24 (2000) [httpccrhrevuesorg2032 Site consulteacute le 28 deacutecembre 2011]

2 Reneacute Eacutetiemble LrsquoEurope chinoise Tome 2 De la sinophilie agrave la sinophobie Paris Gallimard 1989 p 208

3 La trageacutedie theacuteacirctrale de Voltaire LrsquoOrphelin de la Chine (1763) le Traiteacute de Confucius du Pegravere Couplet (1687) les peintures drsquoAntoine Watteau (1684-1721) et de Franccedilois Boucher (1703-1770) pour ne nommer que ces exemples

4 Jacques Pereira Montesquieu et la Chine Paris LrsquoHarmattan 2008 p 169 5 Parmi les sinophiles qui procircnent la Chine comme modegravele politique et moral eacutevoluent

plusieurs personnages dont Franccedilois-Marie Arouet dit Voltaire (1694-1778) Franccedilois Quesnay (1694-1774) et Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) Parmi les sinophobes qui discreacuteditent la valeur des eacutecrits jeacutesuites et qui adhegraverent agrave la theacuteorie du despotisme du gouvernement chinois se trouvent entre autres Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) Franccedilois Feacutenelon (1651-1715) Denis Diderot (1713-1784)

6 Montesquieu De lrsquoesprit des loix Genegraveve Chez Barillot et fils 1748 deux tomes 7 Greacutegoire Holtz a deacutetermineacute quatre modes de deacutetournement lrsquoinsertion de la

citation avec ou sans reacutefeacuterence la paraphrase avec un leacuteger deacutecalage significatif le deacutetournement de lrsquoideacutee en inventant parfois certains passages la reacuteeacutecriture drsquoun passage en srsquoappropriant le contenu Confeacuterence donneacutee agrave Montreacuteal le 29 septembre intituleacutee laquo Lrsquoœil du diable Les Lettres missionnaires lues par les libertins raquo dans le cadre drsquoune table ronde sur les laquo Textes missionnaires dans lrsquoespace francophone raquo organiseacutee par Guy Poirier Greacutegoire Holz est professeur drsquohistoire agrave lrsquoUniversiteacute de Toronto

8 Daniel Roche Les Reacutepublicains des Lettres gens de culture et Lumiegraveres au XVIIIe siegravecle Paris Fayard 1988 p 157-158 et 242

9 Au sujet de Nicolas Freacuteret voir lrsquoouvrage de Danielle Elisseeff Nicolas Freacuteret (1688-1749) reacuteflexions drsquoun humaniste du XVIIIe siegravecle sur la Chine Paris Institut des hautes eacutetudes chinoises 1978 251 p

10 Zhimin Bai Les voyageurs franccedilais en Chine aux XVIIe et XVIIIe siegravecles Paris Harmattan 2007 p 91

11 Le nom de laquo Hoange raquo devrait plutocirct srsquoorthographier laquo Hoang raquo mais Arcadio Hoange lui-mecircme lrsquoeacutecrivait avec un laquo e raquo agrave la toute fin Pour ce qui est de son preacutenom laquo Arcadio raquo il le doit au Reacuteveacuterend pegravere espagnol qui le fit travailler avec lui dans la ville de Him Hoa dans la province du Fokien en Chine Andreacute Masson laquo Un Chinois inspirateur des laquo Lettres persanes raquo dans Revue des deux mondes deuxiegraveme quinzaine mai 1951 p 350

12 Hoange travaille drsquoabord sous la direction drsquoun Pegravere espagnol sur les fonds baptismaux dans la ville de Him Hoa en 1679 Le fils drsquoun ministre de Louis XIV eacutevecircque de Rosalie et vicaire apostolique du Sseacute Tchuan nommeacute Artus de Lionne

97-112 2013 06 Janvierindd 109 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 107

inattendus Il ne srsquoagit plus drsquoimposer uniquement ses principes mais eacutegalement drsquoexaminer comment lrsquoempereur peut modeler les coutumes et lrsquoesprit drsquoun peuple afin de conserver la tranquilliteacute publique Ces rites ceacutereacutemonies et lois forment une part neacutecessaire de la leacutegislation de lrsquoEmpire chinois autour du respect et de la pieacuteteacute filiale Ainsi les enfants doivent respecter leurs pegraveres qui eux doivent respecter les mandarins des villages qui agrave leur tour doivent respecter lrsquoempereur qui lui devient le pegravere de la nation Montesquieu eacutecrit agrave ce sujet laquo Cet empire est formeacute sur lrsquoideacutee du gouvernement drsquoune famille Si vous diminuez lrsquoautoriteacute paternelle ou mecircme si vous retranchez le respect que lrsquoon a pour elle [hellip] ce rapport drsquoamour qui est entre les princes et les sujets se perdra peu agrave peu Retranchez une de ces pratiques et vous eacutebranlez lrsquoEacutetat59 raquo Ainsi chaque geste doit ecirctre effectueacute sans perturber la tranquilliteacute et le repos de lrsquoEmpire Lrsquoune des maniegraveres de controcircler le peuple selon Montesquieu est lrsquoapplication stricte et reacutepeacutetitive des rites chinois Ces rites laborieux devant ecirctre appris degraves lrsquoenfance occupent tant lrsquoesprit de chacun qursquoils ne laissent pas de place agrave la penseacutee de reacutevolte Le Pegravere Du Halde dans sa Description eacutecrit que ces rites de politesse et ces ceacutereacutemonies enlegravevent les sentiments de colegravere et de rudesse pour laisser place agrave la douceur de lrsquoacircme au maintien de la paix et donc agrave la tranquilliteacute de lrsquoEmpire60 Montesquieu quant agrave lui va plus loin ou du moins adopte un autre angle drsquoapproche Il insiste sur le fait que ces rites empecircchent lrsquoeffondrement de la stabiliteacute de lrsquoEmpire chinois et lui assure la condition mecircme de son existence Crsquoest dans cette ligneacutee que Montesquieu adopte la toleacuterance religieuse de lrsquoempereur Kangxi envers le christianisme Il considegravere que cette toleacuterance est en fait une faccedilade qui cache le veacuteritable objectif de lrsquoEmpire soit la tranquilliteacute publique Toutes formes de rites doivent ecirctre exerceacutees dans le calme pour le respect de cette tranquilliteacute publique Ainsi on accepte la preacutesence drsquoeacutetrangers sur le territoire chinois agrave la seule condition qursquoils satisfassent les inteacuterecircts de lrsquoEmpire et qursquoils nrsquoentravent pas lrsquoautoriteacute du prince61

Par ailleurs on remarque que dans ce systegraveme baseacute sur lrsquoideacutee drsquoune famille on ne voit pas le principe de la crainte caracteacuteristique pourtant principale du gouvernement despotique exposeacute dans LrsquoEsprit des Lois Le philosophe se trouve confronteacute agrave une sorte de despotisme qursquoil a du mal agrave accepter soit un despotisme exempt de crainte ougrave le prince nrsquoa pas toujours le bras leveacute pour menacer ou pour deacutetruire Au contraire il semble faire fleurir lrsquoabondance et reacutegner dans la vertu62 Or Montesquieu est contraint drsquoaccepter sans gaieteacute de cœur cette image deacutevoileacutee par les jeacutesuites la Chine serait un despotisme sage et paternel fondeacute sur lrsquoamour et non sur la crainte

Au fil de la reacutedaction de LrsquoEsprit des Lois le philosophe se voit parfois contraint drsquoassouplir la theacuteorie stricte du despotisme qursquoil applique neacuteanmoins agrave la Chine Il constate toutefois cette faiblesse en eacutecrivant que si cette morale chinoise ces rites et ceacutereacutemonies sont perdus lrsquoEmpire chinois tombe sans contredit dans le chaos des reacutevolutions63 Malgreacute cela

97-112 2013 06 Janvierindd 107 13-01-17 1033

108 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

Montesquieu conserve son ideacutee et conclut comme mentionneacute preacuteceacutedem-ment que la Chine est un gouvernement despotique baseacute sur la crainte Crsquoest lagrave toute lrsquoincoheacuterence de lrsquoœuvre de LrsquoEsprit des Lois et crsquoest alors que Montesquieu se contredit Il refuse de diluer sa peinture drsquoun despotisme monstrueux mecircme apregraves avoir eacutetudieacute le cas de la Chine Il conserve son scepticisme envers cette nation et refuse ainsi de voir la Contreacutee du Milieu comme un modegravele pour la France On peut eacutegalement exposer qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute aussi aiseacute pour Montesquieu drsquoapposer le masque du despotisme sur le visage de lrsquoempereur chinois comme il lrsquoavait si bien fait avec les Persans de ses Lettres persanes Conclusion Montesquieu deacutecouvre la Chine agrave une eacutepoque ougrave elle est sans conteste agrave la mode Cependant devant son scepticisme agrave lrsquoeacutegard des eacutecrits jeacutesuites trop souvent eacutelogieux envers la nation chinoise le philosophe deacutecide de poser un regard critique sur ces reacutecits Les personnages qursquoil a rencontreacutes soit le philosophe Nicolas Freacuteret lrsquoex-jeacutesuite Fouquet et le Chinois Arcadio Hoange jouent eacutegalement un rocircle significatif sur sa penseacutee sinophobe Ainsi malgreacute certaines de ses constatations et acceptations agrave la suite de sa lecture des eacutecrits jeacutesuites Montesquieu affirme que la Chine est reacutesolument reacutegie par un despote Il nrsquoheacutesite pas je lrsquoai deacutemontreacute agrave jouer avec ses sources pour satisfaire sa theacuteorie du despotisme Il a pour ainsi dire preacutefeacutereacute contenir le despotisme chinois dans une fausse speacutecificiteacute Chaque document est devenu pour lui un point de deacutepart et un moyen pour construire son argumentaire en deacutefaveur de la Chine Le philosophe a bien souvent saisi au vol quelques passages quelques ideacutees quelques faits eacutepars pour deacutevelopper ses conceptions LrsquoEsprit des Lois preacutesente donc aux lecteurs du xviiie siegravecle lrsquoimage drsquoune Chine redessineacutee drsquoapregraves les reacutecits missionnaires et ceux des voyageurs Aux termes de lrsquoanalyse de son œuvre politique je peux constater qursquoil voulait freiner lrsquoadmiration des lecteurs agrave propos de la Chine et surtout envers les eacutecrits jeacutesuites Montesquieu avait bien deacutetecteacute la leacutegende le mirage chinois engendreacute par ces reacutecits et il a choisi de srsquoy opposer

Comme tout savant de lrsquoeacutepoque le Montesquieu des Lettres persanes est inteacuteresseacute par lrsquoOrient et encore plus pour le reacutegime oriental Il est fort possible qursquoil ait tout simplement confondu la cruauteacute et les caprices de tous les pays de lrsquoOrient avec la Chine cette Chine pourtant deacutepeinte par les jeacutesuites comme eacutetant un empire paisible prospegravere et sage La Contreacutee du Milieu de Montesquieu est et restera dans LrsquoEsprit des Lois un empire despotique mecircme si elle reacutesiste agrave sa typologie des gouvernements Agrave la suite de la publication de son œuvre le philosophe a certes reccedilu des critiques et commentaires mais la Chine deacutecrite dans celle-ci nrsquoa pu par la suite ecirctre ignoreacutee par les eacutecrivains inteacuteresseacutes par elle Son œuvre est devenue en effet lrsquoun des ouvrages de reacutefeacuterence inestimables pour ceux qui deacutesiraient nourrir leur argumentaire sinophobe64 Enfin Montesquieu a utiliseacute les informations disponibles pour veacuterifier ses ideacutees ses

97-112 2013 06 Janvierindd 108 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 109

conceptions et ses theacuteories Les eacutecrits jeacutesuites et plus preacuteciseacutement la Description de la Chine lui ont certainement servi de puits drsquoinformations inestimables pour construire sa vision de la Chine non pas en Empire modegravele mais en Empire despotique Il a habilement joueacute avec ses sources afin de plaire agrave son argumentaire sinophobe Ainsi on peut conclure que la Chine du xviiie siegravecle eacutetait bel et bien laquo une Chine de papier65 raquo Notes 1 Agrave ce sujet voir lrsquoarticle de Pierre-Antoine Fabre laquo La compagnie de jeacutesus et le

souvenir du vœu de Montmartre eacutetat drsquoune recherche raquo Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques no 24 (2000) [httpccrhrevuesorg2032 Site consulteacute le 28 deacutecembre 2011]

2 Reneacute Eacutetiemble LrsquoEurope chinoise Tome 2 De la sinophilie agrave la sinophobie Paris Gallimard 1989 p 208

3 La trageacutedie theacuteacirctrale de Voltaire LrsquoOrphelin de la Chine (1763) le Traiteacute de Confucius du Pegravere Couplet (1687) les peintures drsquoAntoine Watteau (1684-1721) et de Franccedilois Boucher (1703-1770) pour ne nommer que ces exemples

4 Jacques Pereira Montesquieu et la Chine Paris LrsquoHarmattan 2008 p 169 5 Parmi les sinophiles qui procircnent la Chine comme modegravele politique et moral eacutevoluent

plusieurs personnages dont Franccedilois-Marie Arouet dit Voltaire (1694-1778) Franccedilois Quesnay (1694-1774) et Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) Parmi les sinophobes qui discreacuteditent la valeur des eacutecrits jeacutesuites et qui adhegraverent agrave la theacuteorie du despotisme du gouvernement chinois se trouvent entre autres Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) Franccedilois Feacutenelon (1651-1715) Denis Diderot (1713-1784)

6 Montesquieu De lrsquoesprit des loix Genegraveve Chez Barillot et fils 1748 deux tomes 7 Greacutegoire Holtz a deacutetermineacute quatre modes de deacutetournement lrsquoinsertion de la

citation avec ou sans reacutefeacuterence la paraphrase avec un leacuteger deacutecalage significatif le deacutetournement de lrsquoideacutee en inventant parfois certains passages la reacuteeacutecriture drsquoun passage en srsquoappropriant le contenu Confeacuterence donneacutee agrave Montreacuteal le 29 septembre intituleacutee laquo Lrsquoœil du diable Les Lettres missionnaires lues par les libertins raquo dans le cadre drsquoune table ronde sur les laquo Textes missionnaires dans lrsquoespace francophone raquo organiseacutee par Guy Poirier Greacutegoire Holz est professeur drsquohistoire agrave lrsquoUniversiteacute de Toronto

8 Daniel Roche Les Reacutepublicains des Lettres gens de culture et Lumiegraveres au XVIIIe siegravecle Paris Fayard 1988 p 157-158 et 242

9 Au sujet de Nicolas Freacuteret voir lrsquoouvrage de Danielle Elisseeff Nicolas Freacuteret (1688-1749) reacuteflexions drsquoun humaniste du XVIIIe siegravecle sur la Chine Paris Institut des hautes eacutetudes chinoises 1978 251 p

10 Zhimin Bai Les voyageurs franccedilais en Chine aux XVIIe et XVIIIe siegravecles Paris Harmattan 2007 p 91

11 Le nom de laquo Hoange raquo devrait plutocirct srsquoorthographier laquo Hoang raquo mais Arcadio Hoange lui-mecircme lrsquoeacutecrivait avec un laquo e raquo agrave la toute fin Pour ce qui est de son preacutenom laquo Arcadio raquo il le doit au Reacuteveacuterend pegravere espagnol qui le fit travailler avec lui dans la ville de Him Hoa dans la province du Fokien en Chine Andreacute Masson laquo Un Chinois inspirateur des laquo Lettres persanes raquo dans Revue des deux mondes deuxiegraveme quinzaine mai 1951 p 350

12 Hoange travaille drsquoabord sous la direction drsquoun Pegravere espagnol sur les fonds baptismaux dans la ville de Him Hoa en 1679 Le fils drsquoun ministre de Louis XIV eacutevecircque de Rosalie et vicaire apostolique du Sseacute Tchuan nommeacute Artus de Lionne

97-112 2013 06 Janvierindd 109 13-01-17 1033

108 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

Montesquieu conserve son ideacutee et conclut comme mentionneacute preacuteceacutedem-ment que la Chine est un gouvernement despotique baseacute sur la crainte Crsquoest lagrave toute lrsquoincoheacuterence de lrsquoœuvre de LrsquoEsprit des Lois et crsquoest alors que Montesquieu se contredit Il refuse de diluer sa peinture drsquoun despotisme monstrueux mecircme apregraves avoir eacutetudieacute le cas de la Chine Il conserve son scepticisme envers cette nation et refuse ainsi de voir la Contreacutee du Milieu comme un modegravele pour la France On peut eacutegalement exposer qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute aussi aiseacute pour Montesquieu drsquoapposer le masque du despotisme sur le visage de lrsquoempereur chinois comme il lrsquoavait si bien fait avec les Persans de ses Lettres persanes Conclusion Montesquieu deacutecouvre la Chine agrave une eacutepoque ougrave elle est sans conteste agrave la mode Cependant devant son scepticisme agrave lrsquoeacutegard des eacutecrits jeacutesuites trop souvent eacutelogieux envers la nation chinoise le philosophe deacutecide de poser un regard critique sur ces reacutecits Les personnages qursquoil a rencontreacutes soit le philosophe Nicolas Freacuteret lrsquoex-jeacutesuite Fouquet et le Chinois Arcadio Hoange jouent eacutegalement un rocircle significatif sur sa penseacutee sinophobe Ainsi malgreacute certaines de ses constatations et acceptations agrave la suite de sa lecture des eacutecrits jeacutesuites Montesquieu affirme que la Chine est reacutesolument reacutegie par un despote Il nrsquoheacutesite pas je lrsquoai deacutemontreacute agrave jouer avec ses sources pour satisfaire sa theacuteorie du despotisme Il a pour ainsi dire preacutefeacutereacute contenir le despotisme chinois dans une fausse speacutecificiteacute Chaque document est devenu pour lui un point de deacutepart et un moyen pour construire son argumentaire en deacutefaveur de la Chine Le philosophe a bien souvent saisi au vol quelques passages quelques ideacutees quelques faits eacutepars pour deacutevelopper ses conceptions LrsquoEsprit des Lois preacutesente donc aux lecteurs du xviiie siegravecle lrsquoimage drsquoune Chine redessineacutee drsquoapregraves les reacutecits missionnaires et ceux des voyageurs Aux termes de lrsquoanalyse de son œuvre politique je peux constater qursquoil voulait freiner lrsquoadmiration des lecteurs agrave propos de la Chine et surtout envers les eacutecrits jeacutesuites Montesquieu avait bien deacutetecteacute la leacutegende le mirage chinois engendreacute par ces reacutecits et il a choisi de srsquoy opposer

Comme tout savant de lrsquoeacutepoque le Montesquieu des Lettres persanes est inteacuteresseacute par lrsquoOrient et encore plus pour le reacutegime oriental Il est fort possible qursquoil ait tout simplement confondu la cruauteacute et les caprices de tous les pays de lrsquoOrient avec la Chine cette Chine pourtant deacutepeinte par les jeacutesuites comme eacutetant un empire paisible prospegravere et sage La Contreacutee du Milieu de Montesquieu est et restera dans LrsquoEsprit des Lois un empire despotique mecircme si elle reacutesiste agrave sa typologie des gouvernements Agrave la suite de la publication de son œuvre le philosophe a certes reccedilu des critiques et commentaires mais la Chine deacutecrite dans celle-ci nrsquoa pu par la suite ecirctre ignoreacutee par les eacutecrivains inteacuteresseacutes par elle Son œuvre est devenue en effet lrsquoun des ouvrages de reacutefeacuterence inestimables pour ceux qui deacutesiraient nourrir leur argumentaire sinophobe64 Enfin Montesquieu a utiliseacute les informations disponibles pour veacuterifier ses ideacutees ses

97-112 2013 06 Janvierindd 108 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 109

conceptions et ses theacuteories Les eacutecrits jeacutesuites et plus preacuteciseacutement la Description de la Chine lui ont certainement servi de puits drsquoinformations inestimables pour construire sa vision de la Chine non pas en Empire modegravele mais en Empire despotique Il a habilement joueacute avec ses sources afin de plaire agrave son argumentaire sinophobe Ainsi on peut conclure que la Chine du xviiie siegravecle eacutetait bel et bien laquo une Chine de papier65 raquo Notes 1 Agrave ce sujet voir lrsquoarticle de Pierre-Antoine Fabre laquo La compagnie de jeacutesus et le

souvenir du vœu de Montmartre eacutetat drsquoune recherche raquo Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques no 24 (2000) [httpccrhrevuesorg2032 Site consulteacute le 28 deacutecembre 2011]

2 Reneacute Eacutetiemble LrsquoEurope chinoise Tome 2 De la sinophilie agrave la sinophobie Paris Gallimard 1989 p 208

3 La trageacutedie theacuteacirctrale de Voltaire LrsquoOrphelin de la Chine (1763) le Traiteacute de Confucius du Pegravere Couplet (1687) les peintures drsquoAntoine Watteau (1684-1721) et de Franccedilois Boucher (1703-1770) pour ne nommer que ces exemples

4 Jacques Pereira Montesquieu et la Chine Paris LrsquoHarmattan 2008 p 169 5 Parmi les sinophiles qui procircnent la Chine comme modegravele politique et moral eacutevoluent

plusieurs personnages dont Franccedilois-Marie Arouet dit Voltaire (1694-1778) Franccedilois Quesnay (1694-1774) et Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) Parmi les sinophobes qui discreacuteditent la valeur des eacutecrits jeacutesuites et qui adhegraverent agrave la theacuteorie du despotisme du gouvernement chinois se trouvent entre autres Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) Franccedilois Feacutenelon (1651-1715) Denis Diderot (1713-1784)

6 Montesquieu De lrsquoesprit des loix Genegraveve Chez Barillot et fils 1748 deux tomes 7 Greacutegoire Holtz a deacutetermineacute quatre modes de deacutetournement lrsquoinsertion de la

citation avec ou sans reacutefeacuterence la paraphrase avec un leacuteger deacutecalage significatif le deacutetournement de lrsquoideacutee en inventant parfois certains passages la reacuteeacutecriture drsquoun passage en srsquoappropriant le contenu Confeacuterence donneacutee agrave Montreacuteal le 29 septembre intituleacutee laquo Lrsquoœil du diable Les Lettres missionnaires lues par les libertins raquo dans le cadre drsquoune table ronde sur les laquo Textes missionnaires dans lrsquoespace francophone raquo organiseacutee par Guy Poirier Greacutegoire Holz est professeur drsquohistoire agrave lrsquoUniversiteacute de Toronto

8 Daniel Roche Les Reacutepublicains des Lettres gens de culture et Lumiegraveres au XVIIIe siegravecle Paris Fayard 1988 p 157-158 et 242

9 Au sujet de Nicolas Freacuteret voir lrsquoouvrage de Danielle Elisseeff Nicolas Freacuteret (1688-1749) reacuteflexions drsquoun humaniste du XVIIIe siegravecle sur la Chine Paris Institut des hautes eacutetudes chinoises 1978 251 p

10 Zhimin Bai Les voyageurs franccedilais en Chine aux XVIIe et XVIIIe siegravecles Paris Harmattan 2007 p 91

11 Le nom de laquo Hoange raquo devrait plutocirct srsquoorthographier laquo Hoang raquo mais Arcadio Hoange lui-mecircme lrsquoeacutecrivait avec un laquo e raquo agrave la toute fin Pour ce qui est de son preacutenom laquo Arcadio raquo il le doit au Reacuteveacuterend pegravere espagnol qui le fit travailler avec lui dans la ville de Him Hoa dans la province du Fokien en Chine Andreacute Masson laquo Un Chinois inspirateur des laquo Lettres persanes raquo dans Revue des deux mondes deuxiegraveme quinzaine mai 1951 p 350

12 Hoange travaille drsquoabord sous la direction drsquoun Pegravere espagnol sur les fonds baptismaux dans la ville de Him Hoa en 1679 Le fils drsquoun ministre de Louis XIV eacutevecircque de Rosalie et vicaire apostolique du Sseacute Tchuan nommeacute Artus de Lionne

97-112 2013 06 Janvierindd 109 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 109

conceptions et ses theacuteories Les eacutecrits jeacutesuites et plus preacuteciseacutement la Description de la Chine lui ont certainement servi de puits drsquoinformations inestimables pour construire sa vision de la Chine non pas en Empire modegravele mais en Empire despotique Il a habilement joueacute avec ses sources afin de plaire agrave son argumentaire sinophobe Ainsi on peut conclure que la Chine du xviiie siegravecle eacutetait bel et bien laquo une Chine de papier65 raquo Notes 1 Agrave ce sujet voir lrsquoarticle de Pierre-Antoine Fabre laquo La compagnie de jeacutesus et le

souvenir du vœu de Montmartre eacutetat drsquoune recherche raquo Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques no 24 (2000) [httpccrhrevuesorg2032 Site consulteacute le 28 deacutecembre 2011]

2 Reneacute Eacutetiemble LrsquoEurope chinoise Tome 2 De la sinophilie agrave la sinophobie Paris Gallimard 1989 p 208

3 La trageacutedie theacuteacirctrale de Voltaire LrsquoOrphelin de la Chine (1763) le Traiteacute de Confucius du Pegravere Couplet (1687) les peintures drsquoAntoine Watteau (1684-1721) et de Franccedilois Boucher (1703-1770) pour ne nommer que ces exemples

4 Jacques Pereira Montesquieu et la Chine Paris LrsquoHarmattan 2008 p 169 5 Parmi les sinophiles qui procircnent la Chine comme modegravele politique et moral eacutevoluent

plusieurs personnages dont Franccedilois-Marie Arouet dit Voltaire (1694-1778) Franccedilois Quesnay (1694-1774) et Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) Parmi les sinophobes qui discreacuteditent la valeur des eacutecrits jeacutesuites et qui adhegraverent agrave la theacuteorie du despotisme du gouvernement chinois se trouvent entre autres Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) Franccedilois Feacutenelon (1651-1715) Denis Diderot (1713-1784)

6 Montesquieu De lrsquoesprit des loix Genegraveve Chez Barillot et fils 1748 deux tomes 7 Greacutegoire Holtz a deacutetermineacute quatre modes de deacutetournement lrsquoinsertion de la

citation avec ou sans reacutefeacuterence la paraphrase avec un leacuteger deacutecalage significatif le deacutetournement de lrsquoideacutee en inventant parfois certains passages la reacuteeacutecriture drsquoun passage en srsquoappropriant le contenu Confeacuterence donneacutee agrave Montreacuteal le 29 septembre intituleacutee laquo Lrsquoœil du diable Les Lettres missionnaires lues par les libertins raquo dans le cadre drsquoune table ronde sur les laquo Textes missionnaires dans lrsquoespace francophone raquo organiseacutee par Guy Poirier Greacutegoire Holz est professeur drsquohistoire agrave lrsquoUniversiteacute de Toronto

8 Daniel Roche Les Reacutepublicains des Lettres gens de culture et Lumiegraveres au XVIIIe siegravecle Paris Fayard 1988 p 157-158 et 242

9 Au sujet de Nicolas Freacuteret voir lrsquoouvrage de Danielle Elisseeff Nicolas Freacuteret (1688-1749) reacuteflexions drsquoun humaniste du XVIIIe siegravecle sur la Chine Paris Institut des hautes eacutetudes chinoises 1978 251 p

10 Zhimin Bai Les voyageurs franccedilais en Chine aux XVIIe et XVIIIe siegravecles Paris Harmattan 2007 p 91

11 Le nom de laquo Hoange raquo devrait plutocirct srsquoorthographier laquo Hoang raquo mais Arcadio Hoange lui-mecircme lrsquoeacutecrivait avec un laquo e raquo agrave la toute fin Pour ce qui est de son preacutenom laquo Arcadio raquo il le doit au Reacuteveacuterend pegravere espagnol qui le fit travailler avec lui dans la ville de Him Hoa dans la province du Fokien en Chine Andreacute Masson laquo Un Chinois inspirateur des laquo Lettres persanes raquo dans Revue des deux mondes deuxiegraveme quinzaine mai 1951 p 350

12 Hoange travaille drsquoabord sous la direction drsquoun Pegravere espagnol sur les fonds baptismaux dans la ville de Him Hoa en 1679 Le fils drsquoun ministre de Louis XIV eacutevecircque de Rosalie et vicaire apostolique du Sseacute Tchuan nommeacute Artus de Lionne

97-112 2013 06 Janvierindd 109 13-01-17 1033

110 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

offre le voyage en France agrave Hoange en 1703 Il devient lrsquointerpregravete du roi et est chargeacute de srsquooccuper des livres chinois de la Bibliothegraveque du Roi Robert Shackleton Montesquieu une biographie critique Grenoble Presses Universitaires de Grenoble 1977 p 17 Virgile Pinot La Chine et la formation de lrsquoesprit philosophique en France (1640-1740) Genegraveve Slatkine Reprints 2e eacutedition 1971 (1932) p 69 Daniel Fabre laquo Chinoiseries des Lumiegraveres Variations sur lrsquoindividu-monde raquo LrsquoHomme Vol 1 No 185-186 (2008) p 282-287

13 Le Pegravere Desmolets agrave lrsquoeacutepoque est consideacutereacute comme un eacuterudit Montesquieu est eacutetroitement lieacute agrave ce mondain bibliotheacutecaire de lrsquoOratoire qui lui procure des livres et des anecdotes sur la Chine Andreacute Masson op cit p 350

14 Notons que la premiegravere copie de ce manuscrit est disponible agrave la bibliothegraveque de Bordeaux sous la reacutefeacuterence BM-1696 (XXXII) ff 1-27 Celle consulteacutee se trouve au 16e tome des Œuvres complegravetes de Montesquieu qui se nomme Geographica Oxford Voltaire foundation 2007 (1997) p 113-130

15 Jacques Pereira srsquoappuie sur Michel Benitez pour affirmer que les deux personnages ne se sont jamais rencontreacutes Il dit que Montesquieu nrsquoaurait pas pu rencontrer Hoange durant les mois de novembre et de deacutecembre puisqursquoil a ducirc revenir agrave Bordeaux suite au deacutecegraves de son pegravere le 15 novembre 1713 Il preacutesuppose donc que Montesquieu a emprunteacute les notes de Nicolas Freacuteret Jacques Pereira op cit p 23

16 Les deux personnages se seraient vus agrave 8 ou 9 jours drsquointervalle pendant 3 mois Agrave ce sujet voir Xu Longming Huang Jialue yu zaoqi faguo hanxue (Arcade Huang et le deacutebut de la sinologie franccedilaise) Beijing Zhonghua shuju 2004 p 274

17 Ibid p 277 18 On peut exposer par exemple la lettre que Ricca eacutecrit agrave Smirne agrave propos de son

ideacutee de quitter lrsquohabit persan pour celui de lrsquohabit europeacuteen afin drsquoeacutechapper agrave la curiositeacute parisienne Cette lettre est eacutecrite le 6 de la lune de chalval 1712 soit au mecircme moment ougrave Hoange deacutecide de faire de mecircme au mois de deacutecembre 1712 Montesquieu Lettres persanes Paris Flammarion 1995 p 87 (Lettre XXX)

19 Montesquieu Geographica op cit p 114 (Quelques remarques sur la Chine) 20 Montesquieu rencontre Fouquet une premiegravere fois entre le 19 janvier et la fin du

moins drsquoavril puis une deuxiegraveme fois entre le 7 mai et le 4 juillet 1729 Crsquoest au fil de cette anneacutee que Montesquieu deacutebute ses reacuteflexions sur les diffeacuterents types de gouvernements et planifie drsquoeacutecrire agrave ce sujet Arnold H Towbotham laquo China in The Esprit des Lois Montesquieu and Mgr Foucquet raquo Comparative Literature Vol 2 No 4 (1950) p 355

21 Jacques Pereira op cit p 99 22 La mission prend un dur coup sous lrsquoempereur Kangxi en 1717 et srsquoeffondre avec

lrsquoarriveacutee de lrsquoempereur Youngzheng sur le trocircne en 1722 LrsquoEacutedit de toleacuterance si chegraverement gagneacute par les jeacutesuites en 1692 venait de tomber en poussiegraveres Jacques Gernet Le monde chinois Paris Armand Colin 1999 p 633-634

23 Benoicirct XIV Bulles Immense Pastorum et Ex Quo Singulari contre la Compagnie de Jeacutesus pour lrsquoAffranchissement des Indiens du Paraguay et la Condamnation des Rites chinois Paris Librairie moderne 1925 (1742) 127 p

24 Montesquieu Penseacutees-Spicilegravege Paris Robert Laffont 1991 p 806-809 (no 483 484 et 490)

25 Eacutelie Carcassonne laquo La Chine dans LrsquoEsprit des lois raquo Revue drsquoHistoire litteacuteraire de la France 31e anneacutee No 2 (1994) p 204

26 Ceacutelise Spector Montesquieu liberteacute droit et histoire Paris Eacuteditions Michelon 2010 p 107

97-112 2013 06 Janvierindd 110 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 111

27 Le titre complet est Description geacuteographique histoire chronologique et physique de lrsquoempire de la Chine et de la Tartarie chinoise enrichie des cartes geacuteneacuterales et particuliegraveres de ces pays de la carte geacuteneacuterale du Tibet amp de la Coreacutee amp orneacutee drsquoun grand nombre de figures amp vignettes graveacutees en taille douce Se reacutefeacuterer agrave lrsquoeacutedition de 1735 chez PG Le Mercier eacutediteacutee agrave Paris qui se compose de 4 tomes Elle est la source la plus utiliseacutee chez les eacuterudits jusqursquoagrave la reacuteouverture forceacutee de la Chine par les Britanniques en 1842 agrave la suite de la guerre de lrsquoOpium

28 Montesquieu De lrsquoesprit des loix Tome 1 Genegraveve Chez Barillot et fils 1748 p 12 (Livre II Chapitre I)

29 Ibid p 43 (Livre III Chapitre IX) 30 Ibid p 45 (Livre III Chapitre X) 31 Ibid p 201 (Livre VIII Chapitre XXI) 32 Robert Shackleton op cit p 235 33 Les Lettres persanes sont un roman eacutepistolaire de Montesquieu Agrave travers les

dialogues entre des personnages persans le philosophe critique les institutions franccedilaises Dans ce livre le philosophe expose deacutejagrave lrsquoideacutee que le climat chaud et humide de lrsquoOrient encourage des comportements propices au despotisme Lettres persanes Cologne Chez Pierre Marteau 2e eacutedition 1721 deux tomes

34 Il y a effectivement un chapitre intituleacute laquo De lrsquoAbondance qui regravegne agrave la Chine raquo dans Du Halde La Description de la Chine op cit Tome 2 p 138

35 Montesquieu De lrsquoesprit des loix op cit Tome 1 p 201 (Livre VIII Chapitre XXI) 36 Ibid p 202 37 Lrsquounique objectif de lrsquoempereur est drsquoapprendre agrave bien gouverner en bon pegravere de

famille afin de procurer du bonheur agrave son peuple Lettres eacutedifiantes et curieuses Tome 11 p 321 Des greniers publics dirigeacutes par des mandarins ont eacuteteacute mis en place pour aider la population en cas de famine Lettres eacutedifiantes et curieuses Paris Desjonquiegraveres 2001 p 196

38 Du Halde La Description de la Chine op cit Tome 2 p 54 39 Montesquieu De lrsquoesprit des loix op cit Tome 1 p 257 (Livre XVIII Chapitre

XXI) Cette affirmation a incontestablement eacuteteacute influenceacutee par ce passage dans La Description laquo [hellip] crsquoest le caractegravere de la nation que les 1egraveres semaines de reacutebellion non eacutetouffeacutees pullulent beaucoup raquo Geographica op cit p 209 (Description de la Chine par Du Halde)

40 Montesquieu Penseacutees-Le Spicilegravege op cit p 806 (no 483) Le philosophe poursuit laquo Dix vingt trente personnes srsquoassemblent De mecircme dans drsquoautres villages ils se font la guerre Les vaincus se joignent au plus fort la troupe grossit on fait drsquohorribles brigandages et pareille cause a tregraves souvent renverseacute lrsquoempire raquo

41 Louis Le Comte Un jeacutesuite agrave Peacutekin Nouveaux meacutemoires sur lrsquoeacutetat preacutesent de la Chine 1687-1692 Paris Pheacutebus 1990 554 p Jean-Baptiste Du Halde Description geacuteographique histoire chronologique et physique de lrsquoempire de la Chine et de la Tartarie chinoise enrichie des cartes geacuteneacuterales et particuliegraveres de ces pays de la carte geacuteneacuterale du Tibet amp de la Coreacutee amp orneacutee drsquoun grand nombre de figures amp vignettes graveacutees en taille douce chez PG Le Mercier Paris 1735 4 tomes Lettres eacutedifiantes et curieuses des missions eacutetrangegraveres Lyon Chez J Vernarel et Cabin 1819 14 tomes dont les tomes 9-14 concernent la Chine et lrsquoInde

42 La section est intituleacutee Diffeacuterence de lrsquoobeacuteissance dans les gouvernements modeacutereacutes et dans les gouvernements despotiques Montesquieu De lrsquoesprit des Loix op cit Tome 1 p 43 (Livre III Chapitre XI)

97-112 2013 06 Janvierindd 111 13-01-17 1033

112 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

43 Dans les Geographica de Montesquieu disponibles dans ses Œuvres complegravetes on constate qursquoil a transcrit et annoteacute de larges extraits de la Description de la Chine par le P du Halde Le philosophe a eacutegalement annoteacute des passages des Lettres eacutedifiantes et de plusieurs relations de voyages dans ce mecircme document Geographica dans les Œuvres complegravetes de Montesquieu Tome 16 Oxford Voltaire foundation 2007 (1997) 449 p

44 Gustave Lanson Recueils de voyages au Nord Tome huitiegraveme Amsterdam Chez Jean Freacutedeacuteric Bernard 1727 429 p George Anson Voyage autour du monde [traduction] Amsterdam et Leipzig Chez Arkstee amp Merkus 1749 333 p

45 Lrsquohistorien Reneacute Eacutetiemble ignorait la teneur des informations dans les Geographica lorsqursquoil a eacutecrit son Europe chinoise Il avait donc expliqueacute lrsquoabsence de la description du systegraveme mandarinal dans LrsquoEsprit des Lois par le fait que Montesquieu srsquoeacutetait mal informeacute Reneacute Eacutetiemble op cit p 67

46 Voir Le Spicilegravege op cit p 806-807 (no 483) 47 Voir les notes prises dans Geographica sur La Description de la Chine plus

particuliegraverement celles prises sur le tome 2 aux pages 207-218 et 222 voir aussi celles prises sur les Lettres eacutedifiantes et curieuses plus particuliegraverement le tome XIX aux pages 396-398 Lrsquoeacutedition qursquoil utilise ici est celle imprimeacutee agrave Paris par Nicolas Le Clerc et PG Le Mercier en 1729 voir enfin ses Quelques remarques sur la Chine aux pages 124-127

48 La justice est traiteacutee dans les chapitres suivants laquo De la forme du Gouvernement de la Chine des diffeacuterents Tribunaux des Mandarins des honneurs qursquoon leur rend de leur pouvoir amp de leurs fonctions raquo (p 22-42) laquo De la police de la Chine soit dans les Villes pour y maintenir le bon ordre soit dans les grands chemin pour la sucircreteacute des Voyageurs des Douanes des Postes raquo (p 50-57) et laquo Des prisons ougrave lrsquoon renferme les criminels amp des chacirctiments dont on les punit raquo (p 131-137)

49 Du Halde La Description de la Chine op cit Tome 2 p 25 La cinquiegraveme cour souveraine a quatorze tribunaux subalternes selon le nombre des quatorze provinces de lrsquoempire

50 Jacques Pereira op cit p 389 51 Du Halde La Description de la Chine Tome 2 p 136 52 Lettres eacutedifiantes et curieuses laquo [hellip] on accorde ici agrave lrsquohomme le plus vil et le plus

miseacuterable ce qui ne srsquoaccorde en Europe [hellip] raquo op cit Tome 11 p 320 53 Montesquieu Geographica op cit p 228 (Description de la Chine) 54 Ibid p 394 (Lettres eacutedifiantes et curieuses) 55 Tel que constateacute eacutegalement par lrsquohistorien Jacques Pereira op cit p 400-401 56 Lettres eacutedifiantes et curieuses op cit Tome 12 p 83 57 Montesquieu De lrsquoesprit des loix Tome second Genegraveve Chez Barrillot et fils 1749

(nouvelle eacutedition) p 125 58 Du Halde La Description de la Chine op cit Tome 2 p 134 59 Montesquieu De lrsquoesprit des loix op cit p 138 60 Du Halde La Description de la Chine op cit Tome 2 p 22 61 Jacques Pereira op cit p 104 62 Eacutelie Carcassonne op cit p 195 63 Montesquieu De lrsquoesprit des loix op cit p 138 64 En effet il est possible de penser que la vision politique de Lord Macartney (1737-

1806) face agrave la Chine a eacuteteacute influenceacutee par le groupe sinophobe eacutevoluant dans le milieu intellectuel franccedilais dans lequel Montesquieu srsquoest investi Ce personnage a drsquoailleurs eacutecrit un journal dans lequel il deacutepeint la Chine drsquoune maniegravere neacutegative Pour en savoir davantage sur ce dernier consulter Peter Roebuck (dir) Macartney of Lissanoure 1737-1806 Essays in Biography Belfast Ulster Historical Foundation 1983

65 Paul Servais laquo Une Chine de papier raquo dans Shenwen Li (dir) Chine-Europe-Ameacuterique rencontres et eacutechanges de Marco Polo agrave nos jours Queacutebec PUL 2009 p 75

97-112 2013 06 Janvierindd 112 13-01-17 1033

Montesquieu et la Chine un scepticisme marqueacute 1721-1748 111

27 Le titre complet est Description geacuteographique histoire chronologique et physique de lrsquoempire de la Chine et de la Tartarie chinoise enrichie des cartes geacuteneacuterales et particuliegraveres de ces pays de la carte geacuteneacuterale du Tibet amp de la Coreacutee amp orneacutee drsquoun grand nombre de figures amp vignettes graveacutees en taille douce Se reacutefeacuterer agrave lrsquoeacutedition de 1735 chez PG Le Mercier eacutediteacutee agrave Paris qui se compose de 4 tomes Elle est la source la plus utiliseacutee chez les eacuterudits jusqursquoagrave la reacuteouverture forceacutee de la Chine par les Britanniques en 1842 agrave la suite de la guerre de lrsquoOpium

28 Montesquieu De lrsquoesprit des loix Tome 1 Genegraveve Chez Barillot et fils 1748 p 12 (Livre II Chapitre I)

29 Ibid p 43 (Livre III Chapitre IX) 30 Ibid p 45 (Livre III Chapitre X) 31 Ibid p 201 (Livre VIII Chapitre XXI) 32 Robert Shackleton op cit p 235 33 Les Lettres persanes sont un roman eacutepistolaire de Montesquieu Agrave travers les

dialogues entre des personnages persans le philosophe critique les institutions franccedilaises Dans ce livre le philosophe expose deacutejagrave lrsquoideacutee que le climat chaud et humide de lrsquoOrient encourage des comportements propices au despotisme Lettres persanes Cologne Chez Pierre Marteau 2e eacutedition 1721 deux tomes

34 Il y a effectivement un chapitre intituleacute laquo De lrsquoAbondance qui regravegne agrave la Chine raquo dans Du Halde La Description de la Chine op cit Tome 2 p 138

35 Montesquieu De lrsquoesprit des loix op cit Tome 1 p 201 (Livre VIII Chapitre XXI) 36 Ibid p 202 37 Lrsquounique objectif de lrsquoempereur est drsquoapprendre agrave bien gouverner en bon pegravere de

famille afin de procurer du bonheur agrave son peuple Lettres eacutedifiantes et curieuses Tome 11 p 321 Des greniers publics dirigeacutes par des mandarins ont eacuteteacute mis en place pour aider la population en cas de famine Lettres eacutedifiantes et curieuses Paris Desjonquiegraveres 2001 p 196

38 Du Halde La Description de la Chine op cit Tome 2 p 54 39 Montesquieu De lrsquoesprit des loix op cit Tome 1 p 257 (Livre XVIII Chapitre

XXI) Cette affirmation a incontestablement eacuteteacute influenceacutee par ce passage dans La Description laquo [hellip] crsquoest le caractegravere de la nation que les 1egraveres semaines de reacutebellion non eacutetouffeacutees pullulent beaucoup raquo Geographica op cit p 209 (Description de la Chine par Du Halde)

40 Montesquieu Penseacutees-Le Spicilegravege op cit p 806 (no 483) Le philosophe poursuit laquo Dix vingt trente personnes srsquoassemblent De mecircme dans drsquoautres villages ils se font la guerre Les vaincus se joignent au plus fort la troupe grossit on fait drsquohorribles brigandages et pareille cause a tregraves souvent renverseacute lrsquoempire raquo

41 Louis Le Comte Un jeacutesuite agrave Peacutekin Nouveaux meacutemoires sur lrsquoeacutetat preacutesent de la Chine 1687-1692 Paris Pheacutebus 1990 554 p Jean-Baptiste Du Halde Description geacuteographique histoire chronologique et physique de lrsquoempire de la Chine et de la Tartarie chinoise enrichie des cartes geacuteneacuterales et particuliegraveres de ces pays de la carte geacuteneacuterale du Tibet amp de la Coreacutee amp orneacutee drsquoun grand nombre de figures amp vignettes graveacutees en taille douce chez PG Le Mercier Paris 1735 4 tomes Lettres eacutedifiantes et curieuses des missions eacutetrangegraveres Lyon Chez J Vernarel et Cabin 1819 14 tomes dont les tomes 9-14 concernent la Chine et lrsquoInde

42 La section est intituleacutee Diffeacuterence de lrsquoobeacuteissance dans les gouvernements modeacutereacutes et dans les gouvernements despotiques Montesquieu De lrsquoesprit des Loix op cit Tome 1 p 43 (Livre III Chapitre XI)

97-112 2013 06 Janvierindd 111 13-01-17 1033

112 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

43 Dans les Geographica de Montesquieu disponibles dans ses Œuvres complegravetes on constate qursquoil a transcrit et annoteacute de larges extraits de la Description de la Chine par le P du Halde Le philosophe a eacutegalement annoteacute des passages des Lettres eacutedifiantes et de plusieurs relations de voyages dans ce mecircme document Geographica dans les Œuvres complegravetes de Montesquieu Tome 16 Oxford Voltaire foundation 2007 (1997) 449 p

44 Gustave Lanson Recueils de voyages au Nord Tome huitiegraveme Amsterdam Chez Jean Freacutedeacuteric Bernard 1727 429 p George Anson Voyage autour du monde [traduction] Amsterdam et Leipzig Chez Arkstee amp Merkus 1749 333 p

45 Lrsquohistorien Reneacute Eacutetiemble ignorait la teneur des informations dans les Geographica lorsqursquoil a eacutecrit son Europe chinoise Il avait donc expliqueacute lrsquoabsence de la description du systegraveme mandarinal dans LrsquoEsprit des Lois par le fait que Montesquieu srsquoeacutetait mal informeacute Reneacute Eacutetiemble op cit p 67

46 Voir Le Spicilegravege op cit p 806-807 (no 483) 47 Voir les notes prises dans Geographica sur La Description de la Chine plus

particuliegraverement celles prises sur le tome 2 aux pages 207-218 et 222 voir aussi celles prises sur les Lettres eacutedifiantes et curieuses plus particuliegraverement le tome XIX aux pages 396-398 Lrsquoeacutedition qursquoil utilise ici est celle imprimeacutee agrave Paris par Nicolas Le Clerc et PG Le Mercier en 1729 voir enfin ses Quelques remarques sur la Chine aux pages 124-127

48 La justice est traiteacutee dans les chapitres suivants laquo De la forme du Gouvernement de la Chine des diffeacuterents Tribunaux des Mandarins des honneurs qursquoon leur rend de leur pouvoir amp de leurs fonctions raquo (p 22-42) laquo De la police de la Chine soit dans les Villes pour y maintenir le bon ordre soit dans les grands chemin pour la sucircreteacute des Voyageurs des Douanes des Postes raquo (p 50-57) et laquo Des prisons ougrave lrsquoon renferme les criminels amp des chacirctiments dont on les punit raquo (p 131-137)

49 Du Halde La Description de la Chine op cit Tome 2 p 25 La cinquiegraveme cour souveraine a quatorze tribunaux subalternes selon le nombre des quatorze provinces de lrsquoempire

50 Jacques Pereira op cit p 389 51 Du Halde La Description de la Chine Tome 2 p 136 52 Lettres eacutedifiantes et curieuses laquo [hellip] on accorde ici agrave lrsquohomme le plus vil et le plus

miseacuterable ce qui ne srsquoaccorde en Europe [hellip] raquo op cit Tome 11 p 320 53 Montesquieu Geographica op cit p 228 (Description de la Chine) 54 Ibid p 394 (Lettres eacutedifiantes et curieuses) 55 Tel que constateacute eacutegalement par lrsquohistorien Jacques Pereira op cit p 400-401 56 Lettres eacutedifiantes et curieuses op cit Tome 12 p 83 57 Montesquieu De lrsquoesprit des loix Tome second Genegraveve Chez Barrillot et fils 1749

(nouvelle eacutedition) p 125 58 Du Halde La Description de la Chine op cit Tome 2 p 134 59 Montesquieu De lrsquoesprit des loix op cit p 138 60 Du Halde La Description de la Chine op cit Tome 2 p 22 61 Jacques Pereira op cit p 104 62 Eacutelie Carcassonne op cit p 195 63 Montesquieu De lrsquoesprit des loix op cit p 138 64 En effet il est possible de penser que la vision politique de Lord Macartney (1737-

1806) face agrave la Chine a eacuteteacute influenceacutee par le groupe sinophobe eacutevoluant dans le milieu intellectuel franccedilais dans lequel Montesquieu srsquoest investi Ce personnage a drsquoailleurs eacutecrit un journal dans lequel il deacutepeint la Chine drsquoune maniegravere neacutegative Pour en savoir davantage sur ce dernier consulter Peter Roebuck (dir) Macartney of Lissanoure 1737-1806 Essays in Biography Belfast Ulster Historical Foundation 1983

65 Paul Servais laquo Une Chine de papier raquo dans Shenwen Li (dir) Chine-Europe-Ameacuterique rencontres et eacutechanges de Marco Polo agrave nos jours Queacutebec PUL 2009 p 75

97-112 2013 06 Janvierindd 112 13-01-17 1033

112 Actes du 12e colloque internAtionAl eacutetudiAnt du deacutepArteMent drsquoHistoire

43 Dans les Geographica de Montesquieu disponibles dans ses Œuvres complegravetes on constate qursquoil a transcrit et annoteacute de larges extraits de la Description de la Chine par le P du Halde Le philosophe a eacutegalement annoteacute des passages des Lettres eacutedifiantes et de plusieurs relations de voyages dans ce mecircme document Geographica dans les Œuvres complegravetes de Montesquieu Tome 16 Oxford Voltaire foundation 2007 (1997) 449 p

44 Gustave Lanson Recueils de voyages au Nord Tome huitiegraveme Amsterdam Chez Jean Freacutedeacuteric Bernard 1727 429 p George Anson Voyage autour du monde [traduction] Amsterdam et Leipzig Chez Arkstee amp Merkus 1749 333 p

45 Lrsquohistorien Reneacute Eacutetiemble ignorait la teneur des informations dans les Geographica lorsqursquoil a eacutecrit son Europe chinoise Il avait donc expliqueacute lrsquoabsence de la description du systegraveme mandarinal dans LrsquoEsprit des Lois par le fait que Montesquieu srsquoeacutetait mal informeacute Reneacute Eacutetiemble op cit p 67

46 Voir Le Spicilegravege op cit p 806-807 (no 483) 47 Voir les notes prises dans Geographica sur La Description de la Chine plus

particuliegraverement celles prises sur le tome 2 aux pages 207-218 et 222 voir aussi celles prises sur les Lettres eacutedifiantes et curieuses plus particuliegraverement le tome XIX aux pages 396-398 Lrsquoeacutedition qursquoil utilise ici est celle imprimeacutee agrave Paris par Nicolas Le Clerc et PG Le Mercier en 1729 voir enfin ses Quelques remarques sur la Chine aux pages 124-127

48 La justice est traiteacutee dans les chapitres suivants laquo De la forme du Gouvernement de la Chine des diffeacuterents Tribunaux des Mandarins des honneurs qursquoon leur rend de leur pouvoir amp de leurs fonctions raquo (p 22-42) laquo De la police de la Chine soit dans les Villes pour y maintenir le bon ordre soit dans les grands chemin pour la sucircreteacute des Voyageurs des Douanes des Postes raquo (p 50-57) et laquo Des prisons ougrave lrsquoon renferme les criminels amp des chacirctiments dont on les punit raquo (p 131-137)

49 Du Halde La Description de la Chine op cit Tome 2 p 25 La cinquiegraveme cour souveraine a quatorze tribunaux subalternes selon le nombre des quatorze provinces de lrsquoempire

50 Jacques Pereira op cit p 389 51 Du Halde La Description de la Chine Tome 2 p 136 52 Lettres eacutedifiantes et curieuses laquo [hellip] on accorde ici agrave lrsquohomme le plus vil et le plus

miseacuterable ce qui ne srsquoaccorde en Europe [hellip] raquo op cit Tome 11 p 320 53 Montesquieu Geographica op cit p 228 (Description de la Chine) 54 Ibid p 394 (Lettres eacutedifiantes et curieuses) 55 Tel que constateacute eacutegalement par lrsquohistorien Jacques Pereira op cit p 400-401 56 Lettres eacutedifiantes et curieuses op cit Tome 12 p 83 57 Montesquieu De lrsquoesprit des loix Tome second Genegraveve Chez Barrillot et fils 1749

(nouvelle eacutedition) p 125 58 Du Halde La Description de la Chine op cit Tome 2 p 134 59 Montesquieu De lrsquoesprit des loix op cit p 138 60 Du Halde La Description de la Chine op cit Tome 2 p 22 61 Jacques Pereira op cit p 104 62 Eacutelie Carcassonne op cit p 195 63 Montesquieu De lrsquoesprit des loix op cit p 138 64 En effet il est possible de penser que la vision politique de Lord Macartney (1737-

1806) face agrave la Chine a eacuteteacute influenceacutee par le groupe sinophobe eacutevoluant dans le milieu intellectuel franccedilais dans lequel Montesquieu srsquoest investi Ce personnage a drsquoailleurs eacutecrit un journal dans lequel il deacutepeint la Chine drsquoune maniegravere neacutegative Pour en savoir davantage sur ce dernier consulter Peter Roebuck (dir) Macartney of Lissanoure 1737-1806 Essays in Biography Belfast Ulster Historical Foundation 1983

65 Paul Servais laquo Une Chine de papier raquo dans Shenwen Li (dir) Chine-Europe-Ameacuterique rencontres et eacutechanges de Marco Polo agrave nos jours Queacutebec PUL 2009 p 75

97-112 2013 06 Janvierindd 112 13-01-17 1033