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MON PERE. ET MOI. Nordin Hildegard

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MON PERE. ET MOI. Nordin Hildegard

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A mon père, à ma famille . . .

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Une messe mortuaire n’est pas un

spectacle. Et ceux qui me connaissent savent

que la discrétion et la pudeur sont dans mes

gènes. Cependant, j’ai à cœur de mettre des

mots sur cette journée. Une des journées les

plus puissantes et les plus déstabilisantes de

ma vie. Ecrire, d’abord pour moi. Et, pourquoi

pas, pour ceux qui m’aiment et souhaitent

partager ce voyage intime avec moi. Un voyage

sans carte postale. Loin des marchés colorés

guatémaltèques, loin des villages indiens d’un

autre temps, loin des rizières bucoliques du

Vietnam et des glaciers éblouissants de

Patagonie. Une expédition au cœur de ma vie.

Je pourrais écrire une chanson au lieu de ce

texte. La musique et un supplément de poésie

arrondiraient les angles. Mais dans le fond,

raconter cette partie de mon histoire serait

tout aussi impudique.

J’essaie de concentrer mon attention sur ce

mercredi 4 octobre 2017. Mais c’est une

énorme pelote de souvenirs qui se déroule

malgré moi. Chaque jour, de nouvelles

réminiscences me submergent. Je les accueille

toutes. Des plus fleuries au plus

nauséabondes. Je les immortalise sur le papier.

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Vite ! Ecrire tout ! Me prendre par la main et

regarder ma vie en face. Expulser ma douleur.

Chialer, vomir, hurler. Mais écrire. Partout. Au

supermarché, en forêt, en voiture, à table, au

lit. Chercher l’apaisement.

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Le couple de mes parents vole en éclats

en 1977. J’ai 12 ans. Ma mère, allemande, est

une forte tête. Mon père est un algérien, doux

comme un agneau et investi dans un univers

occidental qui n’est pas vraiment le sien. Il

tolère que nous mangions du porc sous son

nez. Lui, n’en mange pas. Mais il fume et

l’alcool ne lui fait pas peur. Ma mère réclame

le divorce. Mon père part du jour au

lendemain, la tête haute. Fier et digne. Je le

revois partir à pieds, seul. Je le suis de loin sur

quelques kilomètres. Puis je m’immobilise et je

regarde sa silhouette s’éloigner et disparaître.

Cette image est gravée en moi. Mon frère aîné

devient majeur et quitte le foyer quasiment au

même moment. Je reste seul avec ma mère.

Gravement dépressive, celle-ci met en place

une stratégie monstrueuse qui me dissuade de

rechercher mon père : il serait reparti loin, au

bled. Et il ne serait pas mon père. Elle ouvre un

jour un album de photos, pointe son doigt sur

un homme que je ne connais pas et me dit

froidement : « ton père, c’est lui ». Cet homme

est alors invité à la maison. Il y passe la nuit.

J’entends, pour la première fois, des gammes

de jouissance. Une cacophonie qui pollue

encore ma mémoire. J’ai 12 ans. L’homme

revient. Jamais la journée. Toujours le soir, la

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nuit. J’ai peu de contact avec lui.

A sa demande, je lui dis quel disque 33 tours

me ferait plaisir. Il me l’offre. Une nuit, je dois

quitter ma chambre. Il faut que j’aille faire pipi.

Je croise ma mère complètement nue dans le

corridor. Malgré ce choc, j’ai envie de croire

que cet homme est mon père. Je finis par le

croire. C’est l’espoir d’un nouveau départ. Et

puis plus rien. Il disparaît aussi brutalement

qu’il est apparu. Je vais vivre mon adolescence

sur ce sable aride. Dans ce désert familial qui

pue le mensonge et l’angoisse. Un désert

traversé par des hommes en coup de vent. Sur

les sables mouvants où ma mère s’enlise et

m’emporte avec elle. Mais je chante déjà.

Chanter m’amène dans des vallées fertiles. Je

rencontre le public, je rencontre des Amis. Ma

famille désormais, ce sera eux. Chanter me

sauve la vie.

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Miraculeusement, mon parcours

scolaire est un sans faute. J’atteins la classe de

Terminale sans avoir jamais eu besoin de

« redoubler ». Je n’en suis pas peu fier.

Cependant, je change d’orientation. Je quitte

le circuit. Je sens qu’il faut vite que j’intègre le

monde du travail et gagne mon autonomie.

Mon intuition est juste. Ma mère me fout

dehors quelques mois plus tard. J’ai 18 ans.

J’apprends le métier de typographe. J’ai

renoncé au baccalauréat, mais je peux payer

le loyer d’un studio et faire bouillir la marmite.

Je n’ai plus la nationalité algérienne. Quatre

ans auparavant, ma mère a fait le nécessaire

pour que je devienne français. Dans le feu de

l’action, elle a aussi fait des démarches auprès

du consulat allemand. Mon passeport algérien

est estampillé « invalide » et remplacé par une

carte d’identité française et un passeport

allemand. J’ai 18 ans et je n’assume plus le

nom de mon père. Je ne le supporte plus. De

l’école primaire au lycée, j’en ai trop bouffé du

« sale arabe ! ». Et j’ai envie d’avoir des

enfants. Il n’est pas question qu’ils portent ce

nom-là. Ni moi, ni mes futurs enfants n’ont

quoi que ce soit à voir avec mes origines

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algériennes. Je les rejette en bloc. L’avenir sera

plus simple si je porte le nom de ma mère.

Dans la foulée, je choisis aussi un prénom

français : Marc. C’est le prénom d’un voisin de

ma mère. Je me réfugiais chez lui et sa femme

lorsque ma mère devenait trop agressive avec

moi ou était transportée par le SAMU suite à

une absorption massive de somnifères. Chez

eux, je regardais toutes sortes de films qui

passaient tard dans la nuit. Ils avaient une

énorme télé couleurs. Marc était très tactile

avec moi. Nous chahutions sur leur grand

canapé d’angle. Il me chatouillait partout.

J’aimais ça. Sa jeune épouse me faisait des

dictées de français. La réponse du tribunal

tombe : « demande irrecevable ». La société

décide à ma place. La société sait mieux que

moi ce qui est bon pour moi. La loi m’autorise

juste à prendre un « nom d’usage » : le nom de

mon père collé au nom de ma mère. Je n’ai pas

le droit de les dissocier. Le nom de mon père

doit rester mon patronyme et figurer en tête

de mon état civil. Plus tard, les lois changeront

et permettront à un enfant de porter le nom

de sa mère. Mais pour l’heure, si je fais des

enfants, ils devront se coltiner cette plaie.

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En 1989, j’ai plaqué l’Alsace depuis deux

ans. Besoin d’air. Envie de réaliser mes rêves.

A Paris, c’est la vie d’artiste. Ma chambre de

bonne ne m’offre guère qu’une douzaine de

mètres carrés sans eau courante. Mais j’ai 24

ans et je m’éclate comme un fou. D’un côté, je

mène ma propre barque. Petites salles de

concert, petites radios. Et d’un autre côté,

grâce au Studio des Variétés, on m’offre de

chanter à l’Olympia, au Casino de Paris, dans

d’autres beaux théâtres comme le Marigny et

en tournée. J’écris beaucoup de chansons

pendant ces années-bohème très inspirantes.

Je suis entrain de vivre un rêve, à des années

lumières de ma vie passée. Pourtant,

j’écris « Monsieur ». Une chanson où je chante

l’absence de mon père. Je crois l’apercevoir

partout.

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En 1997, je suis toujours parisien.

Malgré la distance, mes rapports avec ma

mère demeurent houleux et malsains. Je suis

sans nouvelle de mon frère depuis son départ

de la maison, il y a vingt ans. Ma mère

prétend ne pas savoir ce qu’il devient, où il se

trouve. Jusqu’au jour où elle cède à mes

relances et daigne enfin rétablir le contact

entre lui et moi. Les retrouvailles avec mon

frère sont heureuses et intenses. Et j’hérite en

même temps d’une belle-sœur que j’adore. Le

mot « famille » reprend un peu de sens. A ce

moment-là, je viens d’entamer une

psychothérapie. Ce travail est éprouvant, mais

il fait sauter des verrous et m’amène à confier

à ma belle-sœur : «j’aimerais bien retrouver

mon père, je suis prêt, mais je ne sais pas où le

chercher et j’ai peur qu’il soit mort ».

Instantanément et sans rien me dire, ma belle-

sœur-fée-magicienne épluche les bottins. Je

l’entends encore m’annoncer : « j’ai retrouvé

ton père, il est vivant. Il vit à Lyon. C’est bien

lui. Ton frère et moi l’avons appelé. Ton père

était submergé par l’émotion, au téléphone. Il

criait «mes fils, mes fils ! ». Ton père nous a

dit avoir cherché à vous retrouver, mais sans

succès. Il s’est remarié et a deux filles de 6 et

11 ans ». Mon frère propose que nous allions

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lui rendre visite et m’interroge : « tu vas en

parler à la mère ? ». Oui, évidemment ! Sans

hésitation ! « Ca va la tuer » s’inquiète ma

belle-sœur. Je ne vais tout de même pas

dissimuler ce père qui m’a tant manqué ! Y en

a marre des complications, des mensonges,

des non-dits, des intrigues !

J’envoie d’abord une lettre à mon père. Je lui

écris combien je suis heureux de le retrouver,

en bonne santé et bien entouré. Je joins une

dizaine de photos de moi. Quand je trouve

enfin le courage de lui téléphoner, je n’en

mène pas large. Le combiné du téléphone est

une grenade dégoupillée prête à me péter à la

gueule. J’entends mon père au bout du fil.

J’avais oublié le son de sa voix. Je ne sais pas

quoi dire. « Ca va papa ?... ». Mon père est

enthousiaste : « tu es marié ? Tu as combien

d’enfants ? Tu as des garçons ?….. ». Je lui

demande quand je pourrais venir le voir.

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Week-end de Pâques 1998. Mon frère,

ma belle-sœur et moi prenons la route,

direction Lyon. Nous rejoignons notre père et

sa nouvelle famille ! Je n’ai pas vu mon père

depuis vingt et une années ! Lui aussi semble

impatient de nous retrouver. Il ne nous attend

pas confortablement installé au fond d’un

fauteuil. Il se tient droit au coin de la rue. Il

est seul. Il porte une longue djellaba, aussi

blanche que sa barbe et sa chevelure. « Mon

dieu, ce qu’il est beau ! Il a de l’allure ! ». Ma

belle-sœur stoppe la voiture en pleine rue.

Mon père est dans mes bras. Je suis dans ses

bras. Il est doux. Il me laisse le caresser comme

je veux. Dans l’appartement, nous rencontrons

sa femme et ses deux filles. Mes sœurs !

Tendresse, joie, complicité… Tout se passe

immédiatement à merveille entre nous tous.

Notre père répand fièrement son bonheur. Ses

fils sont de retour !

La famille de mon père est immense.

L’émotion est incommensurable ! Tout le

monde est bouleversé. Parmi les cousins, les

cousines, les oncles, les tantes qui défilent et à

qui nous rendons visite, il y en a que j’ai

connus quand j’étais petit. J’allais en vacances

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chez eux, à Lyon, avec mon père. Nous

prenions le turbo train. J’adorais ce train

moderne et tout orange. Je voyageais avec

mon père. Rien qu’avec mon père. Les

moments que nous partagions seuls, tous les

deux, étaient rares.

Je suis en pleine préparation de mon 1er

album. J’ai écrit toutes les chansons et toutes

les musiques. Mais sous l’impulsion des

retrouvailles avec mon père, je chamboule le

répertoire. Je me remets à l’écriture. De

nouvelles chansons naissent dans l’urgence.

L’une d’entre elles est directement adressée à

ma famille paternelle et à mon frère. Le texte

est français, mais je l’intitule « Mektoub »,

avec comme sous-titre « Famille sacrée ». Une

autre chanson cible ma mère et sa difficulté à

couper le cordon ombilical avec moi. J’ose

écrire : « je ne suis pas un homme pour toi ».

Je chante cette chanson en allemand. Je veux

être certain que ma mère la comprendra

parfaitement. Je suis producteur de mon

disque. Je peux tout me permettre. Je

demande à mon ingénieur du son et

orchestrateur de travailler sur des sonorités et

des arrangements orientaux.

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Le disque est enregistré. Sa couleur

« arabisante » me réjouit. Les bandes sont

prêtes à partir chez le fabricant pour le

pressage du CD. Mais je donne un coup de

frein. La question du nom refait surface. Je

veux un nom neutre, qui sonne bien et qui ne

veut rien dire. Je veux un nom sans aucune

connotation raciale. Je viens de visiter le Chili.

Là-bas, les paysages, les montagnes et les lacs

ont des noms formidables. J’y trouve mon

bonheur. Mes fréquentations sont surtout des

artistes, des musiciens, des comédiens qui

jouissent d’un esprit formidablement large. Les

considérations raciales les dépassent

complètement. « Quoi ? Mais tu es dingue !

C’est n’importe quoi ! Tu portes un prénom

superbe et original. Il te va bien. Et tu veux

t’appeler comme une montagne andine ? En

plus, personne ne sait que ton prénom est

arabe ! Fais gaffe, tu risques de le regretter !».

J’écoute leur réaction. Ils ont raison. Je ne

pourrai pas porter éternellement un nom

d’artiste dont je me serai lassé et auquel je ne

m’identifierai plus. Il vaut mieux que j’en

choisisse un qui me ressemble et ait un vrai

sens pour moi. Je décide de garder mon

prénom, bien qu’il commence à apparaître

dans la presse. « Nordin » est toujours associé

à un « délinquant de banlieue issu de

l’immigration ». Quoi qu’il en soit, ce prénom

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tout seul, ça ne me plaît pas. On me propose

de le coller tout simplement au nom de ma

mère. Non, je trouve ça nul ! Ca ne sonne pas !

Et puis, ma mère, encore ma mère, toujours

ma mère. Ras le bol …. « Oh putain ! Mais oui,

c’est ça ! C’est complètement dingue, mais

c’est ça : le prénom de ma mère ! Mon prénom

associé au prénom de ma mère ! Mes deux

origines réunies ! ». Bon, mon enthousiasme

est de courte durée. Mon idée ne fait pas

l’unanimité. Moi-même, je ne m’y habitue pas

facilement. Mon album se fait attendre

lorsqu’une de mes chansons est diffusée sur la

radio RFM. J’entends l’animatrice prononcer

mon nouveau nom. Je me dis : « ouais, pas

mal... » Passage télé sur la chaîne RTL9. Je

trouve mon pseudonyme de mieux en mieux.

Je me décide définitivement lors d’un concert

auquel je participe. Francis Cabrel est le

présentateur. Lorsque j’entends « Nordin

Hildegard » prononcé avec l’accent du célèbre

chanteur, j’adopte définitivement mon nom de

chanteur. Ma mère est très fière…

Quand je pense qu’elle-même a troqué son

prénom de naissance pour une appellation

plus franchouillarde… Elle l’a bien réussi, son

tour de passe-passe ! Personne ne connaît

« Hildegard ». Tout le monde appelle ma mère

« Jeannette ».

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Je retourne voir mon père et ma famille.

Je leur offre mon disque. Je me sens un peu

embarrassé. Leur nom n’apparaît nulle part.

Ni sur le CD, ni dans le livret. Mon père ne fait

pas de commentaire à ce sujet. En revanche,

lorsque je lui confie ce que j’ai vécu avec ma

mère après son départ de la maison, l’orage

explose ! Lui, d’ordinaire si calme et élégant, se

met à parler vite et fort, en arabe. Ses bras

s’agitent. Des flammes embrasent ces yeux. Je

retrouve son regard de loup qui me terrorisait

quand j’étais enfant. A cette époque, mon

père faisait très rarement preuve d’autorité à

mon encontre. Il intervenait peu dans mon

éducation. Mais quand il décidait de sévir,

j’avais intérêt à me planquer. Je ne compte pas

protéger mon père. Il faut qu’il connaisse

l’enfer que j’ai traversé. Et surtout, il faut que

moi, je sache d’où je viens. Je lui demande de

me raconter mon histoire, notre histoire.

Sincèrement, sans mensonge. Est-il mon père ?

Et tant qu’on y est : d’où vient vraiment cette

fille, de 13 ans mon aînée, présentée comme

ma sœur, mais qui n’a jamais vécu avec nous ?

Il me raconte tout. Enfin, presque tout…

Lorsqu’il a rencontré ma mère, celle-ci avait

déjà accouché d’une fille qu’elle n’était pas en

capacité d’élever. Pour sortir cette enfant de

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l’orphelinat, mon père l’avait adoptée et lui

avait donné son nom. Elle était néanmoins

restée en Allemagne, séjournant tantôt chez la

mère de ma mère, tantôt dans des foyers pour

jeunes filles.

J’ai huit ans lorsque je vois ma sœur pour la

première fois. Une grande sœur dont je sais

juste qu’elle vient d’Allemagne. Nous vivons

dans une cité HLM, en 1973. A part l’école,

mon horizon est court : les émissions de

variétés de Guy Lux à la télévision et mon

mange disque. Lorsque ma sœur débarque,

toutes les fenêtres de notre immeuble sont

grandes ouvertes et tout le quartier s’est

déplacé pour observer l’incroyable évènement.

Moi, je vois arriver Sheila ! Une fille

magnifique, grande et fine, extrêmement

maquillée et parfumée, avec une chevelure qui

n’en finit pas d’onduler et une ceinture très

large qui marque la taille. Une vraie star ! Son

compagnon barbu est beaucoup plus âgé

qu’elle. Il conduit une Mercedes. Chez nous,

personne n’a le permis de conduire. Seule ma

mère peut réellement bavarder avec le couple.

Mon père, mon frère et moi ne parlons pas un

mot d’allemand. Mais ma fierté est sans borne.

Ma sœur ne mange pas les cuisses et les ailes

de poulet grillé avec ses doigts. Qu’est-ce que

c’est chic !

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Je ne rencontre cette sœur que quatre fois au

cours de ma vie. Elle ne connaît rien de mon

existence. Elle s’accroche à un fantasme : pour

elle, je suis un privilégié, un fils à maman…

Lorsque notre mère meurt, ma sœur ne se

déplace pas. J’aimerais sincèrement pouvoir

avoir une relation fraternelle avec elle. Je

l’invite à Paris avec son compagnon qui porte

toujours la barbe. Je leur déroule le tapis

rouge. J’espère un séjour joyeux, des

retrouvailles chaleureuses. Or ma sœur est

animée par la rancœur. J’ai appris l’allemand.

Elle en profite pour déverser sur moi tous les

reproches qu’elle ne peut plus adresser à sa

mère. Je témoigne à ma sœur infiniment de

compassion. Mais le fardeau familial que je

porte sur mes épaules est déjà très lourd. Je

refuse de supporter ses frustrations à elle. Elle

n’est pas en mesure de comprendre. Elle

perpétue son acharnement sur moi. Je romps

définitivement les ponts.

Mon père me confirme qu’il est mon père. Ma

mère m’avait convaincu du contraire alors que

nos ressemblances sont flagrantes. Les traits

de nos visages, nos silhouettes, la finesse de

nos membres et de nos articulations, nos

postures… Serrer mon père dans mes bras en

lui disant que je l’aime. Recevoir son amour en

échange. Etre convaincu de son amour pour

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moi. Il ne m’en faut pas plus. Tout bascule !

J’ai des ailes. Je reprends confiance en moi.

Avec l’appui de ma thérapeute, je règle son

compte à ma mère. Sans aucune pitié. Ce jour-

là, je la provoque en duel. Elle veut se défiler.

A chaque banderille que je lui plante, elle

sanglote, elle crie, se cabre. Elle est à terre.

Mais elle n’exprime aucun regret. Elle

n’éprouve aucune compassion pour moi. Elle

me traite de « monstre ». Elle souffre, oui. Moi

aussi, je souffre. Elle a toujours souffert, ma

mère. Elle a toujours trimballé son « corps de

souffrance » partout, chaque jour, à chaque

instant. Je n’y suis pour rien !!! Et je n’y peux

rien !!! Et aujourd’hui, elle souffre aussi de me

savoir proche de mon père. Merde !!!

J’ai déjà stoppé ma psychothérapie lorsque ma

mère meurt brutalement, deux ans plus tard,

en décembre 2000. Elle emporte avec elle

tous ses secrets, toutes ses blessures cachées.

Moi, j’ai sauvé ma peau, j’ai crevé les abcès. Et

je n’ai plus de colère à son égard. Mon père,

lui, est affecté par la mort de sa première

épouse. Je me rends compte alors qu’il n’a ni

oublié, ni dissimulé sa vie d’avant, sa vie avec

nous. Quand des membres de sa famille

évoquent ma mère, tout le monde décrit avec

admiration : « une grande et belle femme

blonde aux yeux bleus venue d’Allemagne ».

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Lorsque je séjourne chez mon père, je

savoure ma joie d’être auprès de lui et mes

petites sœurs. Je suis en vacances. Je me laisse

bercer par les vagues douces et chaudes de

l’océan familial. Mon père va prier plusieurs

fois par jour dans une cave qui fait office de

mosquée. Je suis heureux de le voir aussi

rayonnant et serein. Ses traditions et sa

religion ne me concernent pas. Je flotte.

Jusqu’à ce que des courants contraires et des

lames de fond me fassent chavirer. Les

mariages prévus et arrangés dès la petite

enfance ; les femmes qui reviennent d’Algérie

avec un nouveau né alors qu’elles n’ont jamais

été enceintes… Je ne peux pas cautionner ça.

Les mensonges, aussi convenus soient-ils,

comment pourrais-je les considérer avec

légèreté ? Comment pourrais-je en être le

témoin passif ? Surtout en matière de

filiation… Ces traditions-là m’atteignent et me

dérangent profondément. Or, elles sont

inébranlables. Elles sont en béton armé. Je ne

peux pas les affronter. Si ça ne me plaît pas, je

ne vois qu’une issue : partir. Et que dire de ma

vie ? Elle est à dix-mille lieues du monde de

mon père. Je l’ai construite sur des

fondements laïques et résolument modernes.

Je pourrais dire tout. Je pourrais me révéler

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entièrement. Je choisis de ne pas le faire. Je ne

veux pas décevoir mon père et, pire, le couvrir

de honte. Mon frère et moi ne lui donnons pas

de petits enfants. Il ne nous le reproche pas

explicitement, mais je sais que c’est difficile à

porter pour lui. Et puis, je fais partie de ceux

qui ont souffert d’être montrés du doigt,

harcelés et maltraités à cause de leurs

différences, leurs singularités. Je défends

farouchement mes libertés. Je commence

enfin à m’accepter comme je suis, avec

sérénité. Je ne donnerai pas le bâton pour me

faire battre. Mon père, qui se révèle être un

grand sensible, devine tout cela probablement.

Par respect, par amour pour moi ou peut-être

par peur d’être trop déçu, il me fiche la paix.

Celui qui deviendra le patriarche adoré et

influent de toute une communauté

musulmane fout la paix à son propre fils.

Une distance muette s’installe de nouveau

entre nous.

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Le 2 juin 2014, à la mairie du 20e

arrondissement de Paris, j’épouse celui qui

partage ma vie depuis 2001. Je n’en informe

pas mon père.

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Lundi 2 octobre 2017. A 23h30, Valérie,

une amie de longue date de mon père,

m’annonce qu’il est mort ce matin. Valérie est

une quinquagénaire cultivée, française, non

musulmane, très attachée à ma famille et

particulièrement à mon père. J’ai partagé de

nombreux moments de complicité avec elle.

Et puis, nous nous sommes perdus de vue.

Farce du destin, Valérie m’a retrouvé un peu

par hasard sur Internet, il y a à peine quelques

semaines. Sans cela, je n’aurais sans doute pas

été averti de la mort de mon père. Pourtant,

depuis l’acquisition mon premier téléphone

portable en février 2001, je me suis toujours

débrouillé pour conserver le même numéro. A

chaque changement d’appareil ou

d’opérateur, j’avais la même obsession : il faut

que mon père et ma famille puissent me

joindre. Valérie me raconte brièvement dans

quelles circonstances brutales mon père est

parti. Il souffrait d’un cancer. Mais c’est une

septicémie qui l’a foudroyé. Une cérémonie lui

sera dédiée à la mosquée mercredi. « Je n’irai

pas, je pense que ma présence aux obsèques

est incongrue, je n’y ai pas ma place…». Je me

rends vite compte que cette réaction

catégorique est celle d’un adulte hyper blindé

et peut-être un brin rancunier... L’enfant blotti

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au fond de moi ne l’entend pas de cette oreille

et il va énergiquement manifester ses

sentiments et son chagrin. J’ai l’impression

d’être une femme enceinte. Je prends des

coups toute la nuit. Je ne lutte pas. J’écoute ce

que mon cœur et mon enfant intérieur ont à

me dire. Je sors les albums de photos. Je

possède des milliers de clichés. Mais j’en ai

très peu de mon père. Je scanne les photos qui

me plaisent. Je les recadre. J’effectue un

montage sur ma chanson ABI dédiée à mon

père. Le jour se lève. Avec la fatigue, toutes

mes résistances sont tombées. Je décide de

faire le voyage à Lyon pour dire adieu à mon

père et revoir ma famille. C’est vital pour mon

équilibre. Mais j’ignore où se passe la

cérémonie et à quelle heure. Si c’est le matin,

c’est cuit. Je ne pourrai pas y être. Je ne

parviens pas à joindre Valérie au téléphone.

Alors j’appelle toutes les mosquées autour de

Lyon. Et, enfin, un responsable me répond :

« oui, c’est bien ici. Votre père est très

important pour la communauté. La prière aura

lieu à 14h ». Il ajoute que le matin, le corps

sera toiletté selon le rite musulman et visible

par la famille proche exclusivement. Je le

remercie vivement. Je ne souhaite pas voir la

dépouille de mon père. J’ai vu celle de ma

mère et ça ne m’a pas aidé. Je préviens mon

frère et je prépare mon voyage de demain. Je

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rappelle la mosquée. Je précise au responsable

que je ne connais rien au culte musulman.

Serai-je admis quand-même ? Dois-je prévoir

quelque chose ? Un texte ? Une tenue

vestimentaire particulière ? Il me rassure : tout

le monde est bienvenu. Les chrétiens, tout le

monde.

Mon frère m’informe qu’il ne viendra pas.

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Mercredi 4 octobre 2017. J’arrive à

Lyon Part-Dieu à 12h26. Par chance, Valérie ne

travaille pas aujourd’hui. Elle peut venir me

chercher à la gare et m’accompagner tout au

long de cette redoutable journée. Nous nous

arrêtons brièvement dans un bistrot. Nous

discutons comme si nous ne nous étions jamais

quittés. Valérie retient ses larmes. Nous

continuons jusqu’à la mosquée, un grand

bâtiment ultra moderne et tout neuf. A

l’entrée, un homme avec un brassard

« sécurité » nous arrête. Il ne comprend pas ce

que nous venons faire ici. Il ne veut pas croire

que je sois le fils de l’illustre défunt. Valérie

appelle un de mes cousins qui est déjà à

l’intérieur de la mosquée. Il vient à notre

rescousse. Valérie est priée d’emprunter une

entrée annexe : l’entrée réservée aux femmes.

Mon cousin, que je ne connais pas, me fait

pénétrer dans la première pièce de la

mosquée. Celle-ci est tapissée d’étagères où

sont posées les chaussures des fidèles. Les

étagères débordent. Un grand écran plasma

affiche un texte dédié à mon père. Un texte

élogieux. Des fidèles continuent d’arriver.

Certains me saluent brièvement en passant, en

arabe. D’autres ne me disent rien et filent se

laver les pieds. La salle de prière est juste à

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côté. La porte est grande ouverte. J’aimerais

bien la franchir, cette porte. Je suis venu pour

ça. J’entends le prêche. Enfin, j’imagine que

c’est un prêche. Je ne comprends pas l’arabe.

Je suis seul dans cette pièce. L’homme de la

sécurité revient vers moi. Mais cette fois, il

prend ma main et ne la lâche plus. Il plonge ses

yeux mouillés dans les miens et me confie :

« votre père était l’homme le plus respecté, le

plus aimé de la communauté. La mosquée

existe grâce à votre père. Votre père était un

homme bon. C’est une perte énorme.

D’habitude la mosquée n’est pleine que le

vendredi. Le mercredi après-midi, il y a peu de

monde. Tout le monde est venu pour votre

père aujourd’hui »….. Il me dit tant de choses.

Je suis sidéré. Je ne retiens pas tout. Il désigne

un coin, de l’autre côté de la vitre, à l’extérieur

du bâtiment : « c’était la place préférée de

votre père, là. C’est là que votre père… ». Mon

cousin revient et l’interrompt. Je lui demande

ce que je dois faire. Enlever mes chaussures ?

Il me répond : « si tu ne pries pas, tu dois

rester ici, dans cette pièce ». Bon, je me dis

qu’après la prière réservée aux musulmans, il y

aura autre chose. Un autre office plus

« universel » auquel je pourrai assister. Je

m’assieds sur une banquette, les yeux rivés sur

l’écran qui rend hommage à mon père.

J’attends. J’entends la prière à laquelle je ne

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comprends rien. Et j’attends. Un premier

fidèle sort de la salle de prière et vient droit

vers moi. Il m’attrape les mains. Il me dit des

paroles en arabe. Il m’embrasse. Un autre

arrive et fait la même chose. Puis un troisième,

un quatrième…. Je ne les compte plus. La pièce

est maintenant noire de monde et tous

veulent me tenir les mains, m’étreindre,

m’embrasser, me parler. Quelqu’un loue mon

père en français et m’explique : «tous ces mots

que l’on t’adresse en arabe, ce sont des

condoléances et des prières. Ton père…. ». Il

n’arrive pas à finir sa phrase. Il cache ses

larmes. J’ai le vertige. C’est trop. Je ne peux

rien dire à chacun de ces inconnus. Je dis juste

« merci », « merci monsieur », lorsqu’on m’en

laisse le temps. Accueillir et recevoir tout cet

amour, toute cette fraternité, tout ce respect

dédiés à mon père … Ca pèse si lourd. Lorsque

je pense que c’est terminé, une autre vague de

fidèles déferle sur moi. J’ai juste le temps

d’échanger quelques mots avec l’architecte de

la mosquée qui me répète combien mon père

a œuvré pour que celle-ci existe. Quelqu’un

m’attrape le bras : « si tu veux voir ton père,

c’est maintenant. Le cercueil va partir. Il faut

venir ! ». Je n’ai pas le temps de répondre que

je ne veux pas voir le corps. On me prend par

la main, on m’emmène devant une porte

ouverte. Je me déchausse hâtivement et me

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retrouve brutalement dans l’immense salle de

prière. Je n’ai pas le temps de regarder autour

de moi. J’aperçois juste, furtivement, le balcon

où sont agglutinées les femmes. On me dit :

« viens ». Le cercueil est là, à quelques pas de

moi. Ouf, il est fermé ! Des fidèles sont là, les

yeux braqués sur moi. Je m’approche du

cercueil. Et là, je frôle l’évanouissement. Le

visage, tout petit, tout figé de mon père,

délicatement orné d’un linceul blanc, me saute

aux yeux. Je ne connaissais pas ce genre de

cercueil avec une petite fenêtre. Je pose une

main sur le couvercle. Mon regard tétanisé

s’accroche aux yeux clos, au nez, aux lèvres de

mon père. Dix, quinze secondes... Pas le temps

de me recueillir vraiment. Et il y a trop de

monde autour de moi. Ca me met la pression…

Je me recule. Déjà. On referme un volet sur la

petite fenêtre du cercueil. Le nom et le

prénom de mon père sont gravés dessus. On

emporte le cercueil tandis que j’aperçois un

petit homme tout amaigri, les yeux pleins de

larmes et qui a besoin d’être soutenu. Je le

reconnais immédiatement. C’est mon oncle

Hassan ! Des dizaines d’hommes inconnus

m’ont embrassé. Enfin, il y en a un que je

connais ! Nous tombons dans les bras l’un de

l’autre. Je lui caresse le visage comme si je

caressais le visage de mon père. Cela m’apaise.

Mais un barbu en larmes m’attire vers lui. Il dit

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me connaître. Un autre l’imite. Moi, j’ignore

qui ils sont. Et je n’ai pas une seule seconde

pour essayer de me souvenir d’eux. Tout

s’enchaîne encore. Tout se précipite.

Le responsable, qui m’a répondu au téléphone

et m’a donné les infos me permettant de

m’organiser pour venir ici, se présente à moi.

C’est grâce à lui que je suis là. Il ne réalise pas

ce qu’il a fait pour moi. Il ne mesure pas ce que

je suis entrain de vivre. Pour lui, « c’est

normal ». Je le remercie chaleureusement et

lui demande l’autorisation de photographier

l’écran où s’affiche l’hommage à mon père. Je

ressors de la salle de prière. D’autres fidèles

m’attendent pour m’embrasser encore. C’est

terrible et tellement incompréhensible pour

moi. Je ne suis pas musulman et je n’ai pas vu

mon père depuis 16 ans.

La femme de mon père et les deux filles de

mon père sont moins honorées que moi. Elles

n’ont pas droit aux condoléances. Elles

n’existent pas. En d’autres circonstances,

j’aurais hurlé : « injustice ! scandale ! honte !

pas d’accord !». Je suis viscéralement du côté

des femmes. Dans tous leurs combats. En

amitié, en littérature, en musique, au cinéma,

en politique, je suis majoritairement touché

par les femmes. Mais là…. Je ne peux rien

faire.

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Je me sens encore plus triste.

Triste et étranger.

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Sorti de la mosquée, je retrouve Valérie.

Mes 2 cousines adorées, Yasmina et Djamila,

viennent vers moi. Notre joie est contenue

mais forte. Elles font partie de mon enfance.

Elles se souviennent de ma mère. C’est vrai, je

l’avais oublié : tout au début, ma mère venait

avec nous lorsque nous partions en vacances à

Lyon. C’est vrai, ça me revient : nous étions

joyeusement accueillis dans des

« baraquements ». Aujourd’hui, on appelle ça

des bidonvilles. Mes cousines sont heureuses

que je sois là. Je m’apprête à les embrasser.

J’hésite. Est-ce péché ? Je les embrasse quand

même. J’aperçois la femme de mon père. Celle

qui a partagé sa vie durant une quarantaine

d’années. Je la serre dans mes bras. D’autres

membres de la famille, dont je me souviens

peu ou pas du tout, viennent vers moi : « tu es

le portrait craché de ton père ». Mais je ne

vois pas mes sœurs…. Valérie et moi sommes

escortés par un cousin que je ne connais pas.

Nous marchons quelques minutes. Nous

poussons une grille noire et avançons derrière

une grande maison.

La dernière fois que j’ai vu mes sœurs, elles

devaient avoir 9 et 14 ans. Aujourd’hui, l’aînée

est mère de 3 enfants. Et j’imagine qu’elle a

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autour de 30 ans. Je ne connais pas leurs

dates et leurs lieux de naissance… L’âge de

mon père, aussi, est incertain. Ca, au moins,

j’en suis sûr. Dans le livret de famille, sa date

de naissance est précédée de la mention

« présumée ». Enfin quelque chose d’inscrit

noir sur blanc ! Pour le reste … Il demeure

encore des mystères familiaux, des zones

d’ombre, aussi bien outre Rhin que de l’autre

côté de la Méditerranée. Je le sais.

Je n’en reviens pas d’être ici, chez ma petite

sœur. Dans cette jolie propriété plantée au

milieu d’une cité modeste de la banlieue

lyonnaise. Trois tables sont dressées dans le

jardin où s’imposent aussi un trampoline, plein

de jeux pour enfants et des arbres fruitiers.

Les hommes sont là, ainsi qu’une ribambelle

de mômes qui jouent et que l’on me présente

au fur et à mesure. Une terrasse jouxte la

maison. Des bâches provisoires sont

accrochées pour séparer le jardin et la

terrasse. Les femmes sont là, derrière la bâche.

Je les aperçois furtivement, en passant. Elles

bavardent, préparent le repas. J’aimerais aller

les saluer. On me fait comprendre que ça ne se

fait pas. Je demande où sont mes sœurs.

J’aimerais les voir. Si je suis venu aujourd’hui,

c’est aussi pour elles. « Elles sont à l’intérieur

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de la maison. Tu ne peux pas y aller, viens par

ici». Je commence à me sentir agacé. Mais je

joue le jeu. Il faut que je m’adapte aux us et

coutumes. En pareilles circonstances, je n’ai

pas le choix. Je dis quand-même, poli mais un

brin narquois : « j’espère qu’on m’autorisera à

voir mes sœurs avant 18h, car mon train est à

18h ». Personne ne réagit à ma remarque. Je

m’assieds avec les hommes. Je n’en connais

aucun. Ils ne se présentent pas, parlent peu.

Ou alors ils parlent entre eux, en arabe. Je me

dis : ils ne le font pas exprès, ils fonctionnent

comme ça. Il ne faut pas que je prenne la

mouche. Deux thermos posées sur la table me

font de l’œil. Je me lance : « c’est du café ?

J’en prendrais bien un. Merci. Oui, un seul

sucre, s’il te plaît. Merci. Excuse-moi, mais qui

es-tu ? Ah bon, nous sommes cousins ?

Enchanté… ». Bon ben voilà, il suffisait

d’embrayer ! Je m’impose. Je pose des

questions. Les discussions s’enchaînent et me

captivent. Je fréquente peu de musulmans. A

la campagne où je vis désormais, je n’en ai

guère l’occasion. Ils me parlent de l’Algérie

actuelle, mais surtout de leur rapport à la

France. Passionnant ! Enfin, j’entends des

témoignages positifs et vrais. Enfin, je suis

débarrassé du filtre des médias et des

balivernes politiques. Et, en plus, ces

témoignages viennent de ma propre famille.

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Ceux qui me parlent, là, maintenant, j’ai

quasiment le même sang qu’eux. Que je le

veuille ou non.

C’est un peu le jeu des chaises musicales.

Quand un cousin s’en va, un autre arrive. A

chaque fois, je recommence : « qui es-tu ?... »,

etc … Certains sont nés en France, d’autres y

sont venus pour faire leurs études et sont

restés. Parfois illégalement. Tous travaillent et

ont fondé une famille en France. Tous aiment

la France et la respecte. Aucun n’est dupe ou

arrogant : « en France, si tu marches droit,

tout va bien, t’as pas de problème ».

L’islamisme ? Les intégristes ? « C’est

politique ! ». De temps en temps, je ramène la

discussion à mon père. J’apprends des choses

amusantes et émouvantes sur lui. On me

raconte des anecdotes. Récemment, mon père

déjà très âgé et deux fidèles sont partis en

Suisse en voiture pour aller récolter des fonds

pour la mosquée. Au retour, ils ont franchi la

douane suisse avec le coffre rempli de billets

de banque…. Mon père s’est battu pendant 30

ans pour la création cette mosquée. Elle

fonctionne depuis 2 ans seulement. Quelques

jours avant sa mort, mon père, vieillard

malade, faisait encore la quête dans son

quartier pour venir en aide aux musulmans

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persécutés en Birmanie. La Birmanie… Un pays

que j’ai visité il y a peu de temps et que j’aime

tant. Je ne sais pas quoi dire. Quoi dire ?...

Alors j’exprime simplement mon étonnement,

ma gratitude, à l’égard de l’accueil qui m’a été

réservé bien que je ne sois pas musulman. On

me répond : «chez nous, on ne mélange pas

les affaires religieuses et les affaires

familiales ». J’ai besoin de me justifier :

« lorsque je vivais avec mon père, il ne parlait

jamais de religion ». Le cousin vêtu d’un

jogging m’explique : «comme beaucoup

d’algériens à l’époque, ton père a quitté son

pays très jeune. Il fallait surtout travailler. La

religion n’était pas sa préoccupation première,

c’est normal ». Le cousin avec les grosses

lunettes renchérit : « mais il est entré ensuite

dans le droit chemin, Hamdoulillah ! ». Une

sorte de parabole bizarre me tombe alors

dessus. Totalement inconscient, je lance à la

cantonade : « Imaginez que vous êtes enfants.

Vous savez que votre père aime les fraises.

Vous vous doutez bien qu’il en mange ailleurs

qu’à la maison, mais il ne vous en propose

jamais. Vous ne savez même pas quel goût

elles ont, les fraises qu’il mange. Plus tard,

votre père meurt et tout le monde vous

rapporte qu’il a été le meilleur cultivateur de

fraises. Il en a donné à tout le monde et tout le

monde a adoré ça ». Comparer l’Islam à des

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fraises !!! Lorsque je me rends compte des

propos que je viens de leur jeter à la figure,

j’ai envie de disparaître tellement je suis gêné.

Et pourtant, ça marche. Ils m’ont compris.

Evidemment, les questions qui tuent

déboulent : « tu es marié ? Tu as des

enfants ? ». On me pose plusieurs fois ces

questions. Je réponds invariablement : « je ne

suis pas venu ici pour parler de moi. Ce n’est

pas le moment ».

Soudain, mon cousin Youssef débarque. Lui

aussi, c’est mon enfance ! Son arrivée est pour

moi un shoot de bonne humeur et une

discussion plus décomplexée s’engage entre

lui et moi. Ce cousin-là n’est pas tout à fait

comme les autres… Il est 17h lorsque Valérie

s’échappe du « quartier des femmes » et me

souffle à l’oreille : « si tu ne veux pas rater ton

train, il va falloir songer à partir ». Et boum, les

femmes commencent à se montrer.

Maintenant que je dois m’en aller ! Je peux

enfin aller embrasser mes sœurs et les serrer

contre moi. Leur parler. Trop brièvement.

J’oublie l’heure. Tout le monde prend des

photos. Il n’y a quasiment plus d’hommes dans

les parages. Les femmes peuvent se lâcher,

enfin ! L’épouse de mon père est en face de

moi. Mes mains agrippent ses épaules. Elle ne

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laisse paraître aucune émotion. Ca ne se fait

pas. Pourtant je sais ce que représente pour

elle la perte de son mari. Elle me dit dans un

murmure : « il faut que tu te maries….. ».

Et vlan ! Elle a beau me dire ça comme une

caresse, c’est un uppercut que je prends en

pleine gueule. Tout le monde s’étonne

maintenant que je reparte déjà. Je promets de

revenir. J’y crois sans y croire. J’aimerais y

croire.

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Nous quittons la maison et croisons un

autre cousin qui me tend un paquet. « Tiens,

c’est un cadeau de la part de la mosquée ». Ce

sont 2 livres : « Le génie de l’Islam. Initiation à

ses fondements, sa spiritualité et son histoire »

de Tariq Ramadan et « La citadelle du

musulman. Invocations selon le Coran et la

Sunna ». Je remercie poliment. Valérie ne se

démonte pas et charrie le cousin en riant : « tu

n’arriveras pas à le convertir ! ». Je saute dans

le train in-extremis, au moment où les portes

se referment. C’est très raide comme départ.

La solitude est brutale. Peu de voyageurs dans

le wagon. Une femme asiatique dans mon

champ de vision. Quelques européens. Je

n’entends plus parler arabe. Où suis-je ?

Aurais-je rêvé cette journée ? Les paysages

défilent. Oranges, jaunes, verts, bleus ... Le

coucher de soleil est un feu d’artifices. Et ce

ciel !… On dit que les morts vont au ciel. Le

ciel est si beau, si éclatant, ce soir…

Papa …

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Demain matin, une partie de la famille

s’envolera vers l’Algérie avec mon père. Ils

atterriront à Sétif et parcourront encore

quelques 200 kilomètres par la route, pour

rejoindre la ville natale de mon père : Biskra. Je

me souviens de cette ville aux portes du

Sahara. En 1975, mon père nous y avait

emmenés, ma mère, mon frère et moi. Un

voyage compliqué, mais des vacances d’été

passées tous ensemble. Une bulle

d’insouciance avant le rouleau compresseur. A

Biskra, la famille est très nombreuse aussi. Le

cortège sera immense. D’autres prières seront

prononcées. Le corps de mon père sera extrait

du cercueil et sera enterré dans le linceul

blanc. Demain matin, je me réveillerai dans ma

maison en Normandie. Si loin de l’Algérie. Si

loin de tout. Ma vie reprendra son cours

comme avant. Non, pas tout à fait comme

avant. J’ai grandi avec une image floue de mon

père. Toute ma vie, je l’ai fantasmé, idéalisé,

dénigré. Or tout ce respect, tout cet amour,

toute cette fraternité, tous ces sentiments

sincères d’une communauté entière et de

toute une famille à l’attention de mon père

forcent mon admiration. A 52 ans, je peux

enfin considérer mon père comme un bel

exemple pour moi. Je peux me sentir fier de

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lui. Je peux enfin cesser de le chercher partout

et arrêter de me perdre. Je peux sentir son

regard bienveillant posé sur moi. Sentir mon

père tout proche de moi. Plus présent que

jamais.

Je suis rentré chez moi. Avant de fermer la

maison, je fume une cigarette sur la terrasse.

La pleine lune inonde le jardin et la forêt. Les

chouettes bavardent. Le brame des cerfs me

fascine. Va falloir que je tonde la pelouse, un

de ces jours. Jeff, mon jeune chien, mon

bébé, me fixe du coin de l’œil en remuant la

queue. On dirait que mon piano s’ennuie.

L’autre homme de ma vie, mon compagnon,

rentrera chez nous après demain. La vie est là,

éternelle, indestructible. MA VIE.

Nordin HILDEGARD