«Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom» ou Marguerite Duras et la judaïté

download «Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom» ou Marguerite Duras et la judaïté

of 12

Transcript of «Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom» ou Marguerite Duras et la judaïté

  • 7/25/2019 Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    1/12

    Thlme. Revista Complutense de Estudios Franceses ISSN: 1139-93682007, 22, 13-24

    Mon nom est dans ma peine et ma peineest dans mon nom ou Marguerite Duras

    et la judatChristiane BLOT-LABARRRE

    Universit de Nice-Sophia [email protected]

    Recibido: 21 de diciembre de 2006Aceptado: 29 de marzo de 2007

    RSUMEntre lHistoire et la fiction, Duras fonde son rapport la judat. Tantt intrigue, tantt fascine, ellefait dujuifun personnage tardif puis rcurrent dans son uvre partir des annes quatre-vingt. Sansprtendre parvenir dmler le rel de linvention, on tente ici de montrer que la perception du juifselie chez elle, du point de vue formel, au nom propre et, du point de vue de sa mythologie personnelle, la connaissance de la douleur, lintelligence, la mmoire, la subversion ou, dans la perspectivedEdmond Jabs, la difficult dcrire.

    Mots cls: Juif, nomination, Shoah, douleur, intelligence, mmoire, criture.

    Mi nombre est en mi pena y mi pena est en mi nombreo Marguerite Duras y el judasmo

    RESUMENEntre historia y ficcin, Duras funda su relacin con el judasmo. A veces intrigada, otras fascinada,convierte aljudo en un personaje tardo y recurrente en su obra a partir de los aos ochenta. Sin pre-tender desentraar lo real de lo ficticio, aqu se intenta poner de manifiesto cmo la percepcin deljudo se liga en ella, desde el punto de vista formal al nombre propio, y desde el punto de vista de su

    mitologa personal, al conocimiento del dolor, a la inteligencia, a la memoria, a la subversin o, en laperspectiva de Edmond Jabs, a la dificultad de escribir.

    Palabras clave:judo, nominacin, Shoah, dolor, inteligencia, memoria, escritura.

    My name lies in my sorrow and my sorrow lies in my name,or Marguerite Duras and judaity

    ABSTRACTDurasrelation with judaity stands somewhere between History and fiction. The jewish characters, who

    sometimes puzzle her, sometimes hypnoptize her, appear in her work only after 1968, now and then to

  • 7/25/2019 Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    2/12

    14 Thlme. Revista Complutense de Estudios Franceses2007, 22, 13-24

    start with, then more regularly after the eighties. Although it seems almost impossible to tell the diffe-

    rence between reality and invention, this study tries to show that her own idea of the Jew is based first

    on his surname, then, according to her personal mythology, on her own experience of sorrow, also on

    such concepts as intelligence, memory, subversion or, referring to Edmond Jabs, on an endless strug-

    gle with words.

    Key words: Jew, nomination, Shoah, sorrow, intelligence, memory, writing.

    Jcris et aussitt je deviens le mot qui mchappe et grce auquel je suis.

    Edmond Jabs*

    Dans un curieux rcit posthume dont le narrateur est un chien, Franz Kafkadpeint les avatars de la condition juive. Il met laccent sur la diffrence, la spara-tion, voire lirrductible tranget qui empche le juif de se fondre innocemment

    dans la communaut humaine, quelle quelle soit: Quand je me reporte au pass et

    me remmore le temps o je vivais au sein de la socit canine, prenant part tousses soucis, en chien parmi des chiens, je trouve pourtant y regarder de prs quil y

    avait l depuis toujours quelque chose danormal, une petite flure, un lger malai-

    se qui me prenait au milieu des manifestations populaires les plus respectables, par-

    fois mme dans mon entourage intime [] de telle sorte que la simple vue de mes

    chers congnres, cette simple vue dcouverte sous quelque angle nouveau me plon-geait dans la gne, la frayeur, le dsarroi1. Selon lui, le juif rencontre toujours une

    rsistance et mme une oppression qui ne connat que des trves, des rpits, mais

    perdure en une mythologie o se fomentent et se justifient mfiance et violence.Albert Memmi nen juge gure autrement: Etre juif, cest dabord un fait glo-

    bal, cest dabord se sentir en permanente accusation, explicite ou implicite, claire

    ou confuse2.

    Beaucoup plus rcemment, Esther Benbassa slve contre cette idologie victi-maire. Elle ouvre un dbat nouveau: Lhistoire des juifs na pas toujours t une

    histoire de souffrances, elle ne se limite pas une succession de catastrophes []

    Cette tendance se dveloppe plus encore, et non sans raison, aprs la Shoah, surtout

    Christiane Blot-Labarrre Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    * Le titre et lpigraphe sont emprunts auLivre des questions dEdmond Jabs.1 uvres compltes, Paris, Cercle du Livre Prcieux, I, 1964, p. 99 et sq. Marthe Robert, la traductrice,

    donne cette explication: Hundschaft, form sur le modle de Gesellschaft, Gemeindschaft, etc. Dans cet

    ordre dides, le mot voque avec insistance deux autres notions collectives, celles de Menschheitet de

    Judentum sur quoi Kafka joue tout le long du rcit. En effet, le Chien est un homme puisquil est dou de

    parole et de pense ; mais cest aussi un juif, car si le juif est un chien comme le veut linjure traditionnelle

    de lantismitisme, le chien est un juif, en vertu du retournement que Kafka provoque toujours en prenant les

    locutions au mot (de mme, on traite lartiste de crve-la-faim et il en fait un champion du jene ; ou de para-

    site et il en fait une norme vermine). (p. 311).

    2 Portrait dun juif, Paris, Gallimard, 1962, p. 61.

  • 7/25/2019 Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    3/12

    Christiane Blot-Labarrre Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    Thlme. Revista Complutense de Estudios Franceses 152007, 22, 13-24

    partir des annes 1970, dans les milieux les plus sculariss. Se met en place cequun historien a pu appeler une religion de lHolocauste et de la Rdemption

    la rdemption tant associe Isral. Le devoir de mmoire nest pas illgitime pen-

    dant un temps et il est clair quil ny a pas dhistoire sans mmoire. Mais peut-on

    continuer ne vivre que sur une mmoire de souffrance qui ne souvre plus sur les-prance?3.

    Ce prambule ne me parat pas superflu. Il montre demble pourquoi et com-

    ment Marguerite Duras, ni juive, ni philosophe, ni historienne mais crivain, a tentdexprimer par son langage propre ces choses contradictoires qui dpassent les cat-

    gories de la logique et trouvent chez elle un clairage prcaire sans doute et fulgu-

    rant. Autrement dit, son rapport la judat se construit sur des vnements rels,

    nourriciers, cependant que lesprit parvient superposer des intuitions antagonistes.Naissent alors des phrases dont la valeur smantique saffaiblit au profit de la sono-

    rit, de la couleur, de linsolite association des mots. Ainsi dirait-on des formulesplus denses et polyvalentes de la mathmatique moderne.

    Avant den venir auxAurlia Steiner4, Yann Andra Steiner5, puis LHomme

    atlantique6, un bref rappel des faits mieux vaudrait dire desparoles auctoriales,

    puisque, chez Marguerite Duras, les mots valent plus que les faits permet de com-

    mencer rpondre.

    Nous sommes vers 1932. Elle a dix-huit ans et une liaison amoureuse avecFreddie, petit juif de Neuilly. Elle lvoquera souvent7. Entre autres, dans deux

    feuillets, conservs parmi ses archives, feuillets non dats, non rcents, longtemps

    indits, intitulsLa Bible8.

    En effet, ce petit juif lui a fait lire la Bible et, notamment, leLivre de Qohlet(LEcclsiaste) dont elle noubliera jamais ce verset: Vanit des vanits. Tout nest

    que vanit et poursuite du vent. En outre, elle se montre sensible au rythme de la

    phrase biblique, la valeur de chaque vocable, aux images, au ton, bref, toute uneprosodie qui informera sa propre criture. Avec Freddie, elle dcouvre une judat

    merveilleuse qui la requiert et la conduira cette question: Comment peut-on tre

    juif? Comment?9. A mon sens, ds lors senracinent en elle la splendeur scriptura-

    3Le Figaro littraire, jeudi 22 mars 2007. Entretien avec Jacques de Saint-Victor aprs la publication du

    livre dEsther BenbassaLa Souffrance comme identit, Paris, Fayard, 2007.4 M. Duras, Le Navire Night Csare Les Mains ngatives Aurlia Steiner Aurlia Steiner

    Aurlia Steiner, Paris, Mercure de France, 1979. Les deux premiresAurlia Steiner figurent dans uvres

    cinmatographiques Edition vidographique critique Ministre des Relations Extrieures, Bureau dani-

    mation culturelle, 1984, accompagns dentretiens films avec Dominique Noguez.5 Paris, POL, 1992.6 Paris, Minuit, 1982.7 VoirLes Yeux verts, numro spcial des Cahiers du cinma, Nouvelle dition 1987, p. 157, 229, etLa

    Couleur des mots, entretiens avec Dominique Noguez, Edition critique, Benot Jacob, 2001, p. 197.8 La version intgrale de ce texte figure dans Marguerite Duras, Cahiers de la guerre et autres textes,

    Paris, POL/IMEC, 2006, p. 395 et sq. Avant cette publication, nous en citions des extraits dans notre article

    Le vice-consul aux jardins dIsral, Paris,Europe, no 921-922, janvier-fvrier 2006.

    9Les Yeux verts, op. cit., p. 56.

  • 7/25/2019 Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    4/12

    16 Thlme. Revista Complutense de Estudios Franceses2007, 22, 13-24

    le de la Torah, une certaine attirance trs obscure vers le divin et, naturellement, unintrt passionn pour le peuple juif. Surgissent vite les heures noires o monte le

    nazisme, puis la guerre. La judat merveilleuse parat nglige. Bien plus tard,

    deux ans aprs lesAurlia Steiner, en 1981, soit une quarantaine dannes aprs la

    Shoah, elle tmoignera, lors dentretiens Montral:

    Javais des amis juifs, javais eu un amant juif, deux de mes meilleurs amis taient juifs[]. Et puis, tout coup, ils avaient une toile jaune. Et je ny ai pas pens []. Cest inoublia-ble, abominable. Pendant des annes, jai t hante []. Ces gens qui portaient une toile jauneen toute innocence, comme nous, nous supportions quils la portent en toute innocence10.

    Jai dout, il faut lavouer, de cette innocence. Allait-on croire que les Franais

    de ce temps maudit avaient ignor le sort rserv aux juifs? Un jour, par hasard, jai

    lu ces lignes du Prix Nobel de littrature 2002, Imre Kertsz. Les voici:

    Jai t arrt Budapest par la police hongroise et dport Auschwitz par les nazis enseptembre 1944. []. Des millions de juifs europens avaient dj t extermins en Pologne.Pourtant, lisolement des juifs hongrois tait total. Nous navions pas la moindre ide de cequi se passait dans les camps.

    Cela a un peu nuanc mon opinion. Ensuite, Imre Kertsz ajoute ces phrases qui

    lucident involontairement lattitude de Marguerite Duras quant la judat:

    Il y a longtemps que je ne cherche plus ni ma patrie ni mon identit. LHolocauste a cr

    une nouvelle espce de juifs, pour qui tre juif nest ni une identit religieuse ni une apparte-nance communautaire, mais avant tout un devoir moral11.

    Devoir moral, devoir de mmoire Ce devoir indique un aspect de la direction

    choisie par Marguerite Duras. En ce qui la concerne, de surcrot, elle prouve le sen-

    timent dune culpabilit diffuse, en sorte quelle ne cessera pas de rappeler par lasuite la souffrance incommensurable des juifs torturs et extermins jusqu la con-

    fondre avec la souffrance universelle en passant par ses propres souffrances.

    Paralllement, Dionys Mascolo observe: Nous nous sommes retrouvs judass

    [] jamais12. Mais Marguerite Duras a besoin de temps pour lcrire. Un vne-

    ment a lieu, historique ou intime. Elle le maintient en elle. Il rapparatra, tel quelou diffrent, lointain projet dun livre venir. Au demeurant, la sidration des

    nations, aprs la Shoah, est si violente quen 1956 Alain Resnais tourneraNuit et

    Brouillard, son magnifique court mtrage dnonant lhorreur des camps sans yinsister outre mesure sur la spcificit du martyre juif. Tel est, du moins, le reproche

    Christiane Blot-Labarrre Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    10Marguerite Duras Montral, textes et entretiens runis par S. Lamy et A. Roy, Qubec, Spirale, 1981,

    p. 27-28.11Le Nouvel Observateur, 2 mars 2006.12Autour dun effort de mmoire, Sur une lettre Robert Antelme, Paris, Nadeau, 1987, p. 62. Voir aussi

    p. 61-68.

  • 7/25/2019 Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    5/12

    Christiane Blot-Labarrre Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    Thlme. Revista Complutense de Estudios Franceses 172007, 22, 13-24

    que, plus tard, tort ou raison, certains lui adresseront. Il faut ensuite attendre1971 pour queLe Chagrin et la pitide Marcel Ophuls jette une lumire crue et sans

    fard, rebours des images dEpinal, sur la France de Vichy mais le film ne sera pr-

    sent la tlvision quen 1983 et cest seulement en 1985 que Claude Lanzmann

    ralise Shoah o lampleur et latrocit du crime gnocidaire sont enfin rvles augrand jour.

    Pour en revenir Marguerite Duras, en 1964, paratLe Ravissement de Lol V.

    Stein13, mais rien alors nindique que Lol est juive. DansLes Yeux verts, en 1980,on lit: [Lol,] juive, je crois., comme une soudaine prise de conscience tardive. De

    mme, si lamant juif est le modle du Vice-Consul14, le hros ponyme noffre

    aucun dtail ayant un lien avec la judat. Tout change aprs les rvoltes de mai 68.

    Dtruire dit-elle15, en 1969, met en scne, cette fois, des personnages dclars juifs.Lun se nomme Stein, un autre reprend les mots de Daniel Cohn-Bendit, le leader

    tudiant: Nous sommes tous des juifs allemands.. Lanne prcdente, la pice dethtre Un homme est venu me voir16, qui comporte un Steiner, et, lanne suivante,

    Abahn Sabana David17, devenu film sous le titre deJaune le soleil en 1971, ne lais-sent plus de doute sur lengagement de Marguerite Duras dans cette voie.

    A ce terme, que reprsente pour elle ltre-juif? Avant tout, le symbole dune

    douleur insondable qui la plonge, dans un trauma abominable et lobsde durable-

    ment: Je ne me suis jamais remise de ce qui est arriv aux juifs durant la guerre.[] Cest l en moi pour toujours18. Assurment, la cause, pour tre juste nest pas

    suffisante.

    De cette douleur dcoule ce que Dionys Mascolo appelle lintelligence du

    monde, comprendre: lintelligence des malheurs du monde, qualit prte au vice-consul et Anne-Marie Stretter, entre autres, et aux juifs. Marguerite Duras lexpli-

    cite ainsi: Le mot juif dit en mme temps la puissance de mort que lhomme peut

    soctroyer et sa reconnaissance par nous19. Elle confiera plus tard: La seule rpon-se faire ce crime est den faire un crime de tous. De le partager. De mme que

    lide dgalit, de fraternit. Pour le supporter, pour en tolrer lide, partager le

    crime20.

    Cette position sallie chez le juif, vu par Marguerite Duras, un dsespoir poli-tique uni une vive lucidit et un pouvoir subversif. DansDtruire dit-elle, Stein

    sexclame: Je peux me permettre de faire des choses que vous ne feriez pas.

    Enfin, propos de lexil, de la diaspora qui, selon Marguerite Duras, dfinit le

    juif [Aurlia], dit-elle Dominique Noguez, se dilue sur la plante. Elle se

    13 Paris, Gallimard, 1964.14 Paris, Gallimard, 1965.15 Paris, Minuit, 1969.16 Thtre II, Paris, Gallimard, 1968.17 Paris, Gallimard, 1970.18Marguerite Duras Montral, op. cit., p. 73 et p. 27.19Les Yeux verts, op. cit., p. 179.

    20La Douleur, Paris, POL, 1985, p. 60-61.

  • 7/25/2019 Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    6/12

    18 Thlme. Revista Complutense de Estudios Franceses2007, 22, 13-24

    dilue, elle est partout, comme tous les juifs , elle devance la pense dAbrahamYehoshua, un des fondateurs de la littrature isralienne contemporaine: La ques-

    tion de lexil est la question fondamentale quun juif doit se poser quand il sinter-

    roge sur lessence du peuple juif21.

    Chacun fera maintenant la part de ce qui relve des poncifs, de linvention et duconstat, du rle de limaginaire chez Marguerite Duras. Un seul point me parat

    indniable: dans tous les traits considrs comme juifs, elle glisse des facettes de sa

    propre personnalit. Davantage, elle sapproprie lhistoire juive et proclame, tou-jours en 1981: Lhistoire des juifs, cest mon histoire. Puisque je lai vcue dans

    cette horreur, je sais que cest ma propre histoire22. Une remarque cependant. Ce

    mythe juif, quelle forge son gr et qui se repre dans luvre peu avant les ann-

    es 70, grandit, slargit, ne connat plus de bornes autour de 1980. Deux exemples.Cet extrait des Yeux verts:

    Les juifs, ce trouble, ce dj-vu, a d certainement commencer pour moi, avec lenfan-ce en Asie, les lazarets hors des villages, lendmie de la peste, du cholra, de la misre ; lesrues condamnes des pestifrs sont les premiers camps de concentration que jai vus23.

    Certes, mais il y a l un effet daprs-coup o lon sgare un peu.

    Autre exemple. Toujours dansLes Yeux verts, elle converse avec Elia Kazan etveut absolument le croire juif alors quil ne lest pas. La voil donc, on la vu, non

    seulement judase mais dsireuse de judaser tous ceux quelle aime ou admire24.

    Il est probable quElia ou Elias ou Elie lont induite en erreur et ceci met en jeu la

    nomination.DansLe Camion, le personnage fminin tient ce discours propos de son gen-

    dre, lequel, antismite, ne veut pas appeler son fils Abraham:

    Il disait quil fallait oublier ces noms-l, ces mots juifs []. Il disait que ctait encou-rager les pires psychoses collectives que de nommer un enfant de ce nom, Abraham, toutesles discriminations, les pogromes. [] Il avait peur quon le dise raciste, voyez, sil nommaitson enfant Abraham. [] Il disait que ce ntait pas la peine de nommer un enfant de ce nom-l, un enfant non juif25.

    Or, crivant cela seule fin de dnoncer ce racisme, elle met laccent sur un pr-nom li, il est vrai, la tradition hbraque. Dans Un homme est venu me voir, elle

    passe du prnom au nom: Je mappelle Stein, dit-il. Je suis juif. Mme procd

    dansDtruire dit-elle: Stein, dit Max Thor. Un juif aussi., lequel Stein sera appe-

    l Blum lors dune confusion due un personnage antismite.

    Christiane Blot-Labarrre Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    21 Pour une normalit juive, Paris, Liana Levi, [1980], 1992, p. 11.22Marguerite Duras Montral, op. cit., p. 73.23Les Yeux verts, op. cit., p. 179.24 Voir larticle de H. Merlin-Kajman, La communaut judase de Marguerite Duras, Cahiers de

    LHerne, Duras, no 86, novembre 2005, p. 60-68.

    25 Paris, Gallimard, 1977, p. 54.

  • 7/25/2019 Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    7/12

    Christiane Blot-Labarrre Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    Thlme. Revista Complutense de Estudios Franceses 192007, 22, 13-24

    On voit le pige. A mes yeux je peux me tromper, bien sr, Marguerite Durasme semble fidle son amour fascin du juif. Pour dautres, non. Ont-ils tort? Je ne

    sais. Cette insistance dans la nomination de juifs est, selon eux, dj la mise en

    lumire dune diffrence oriente. De fait, nul nignore quun mme patronyme peut

    recouvrir une identit juive ou non juive. Le film de Joseph Losey,M. Klein, repo-se tout entier sur cette vidence. Il nest pas ncessaire de porter un patronyme sig-

    nal, jug, considr comme juif pour tre juif. Inversement, il nest pas ncessaire

    de porter un patronyme suppos non juif pour ntre pas, en ralit, dorigine juive.Marguerite Duras ne semble pas sattacher ces nuances. Certains lont regrett26.

    Inluctablement, le motif de la judat qui court en filigrane dans luvre prend

    toute sa force avec la srie des troisAurlia Steiner semblablement intituls, que

    lon distingue parAurlia Steiner Melbourne, le premier, puis Vancouver, puisParis, qui ne donna pas lieu une adaptation filmique. Ces tournages saccom-

    plissent dans lombre dune audace transgressive. A Dominique Noguez, MargueriteDuras confesse: Ce sont des films comme sacrilges un peu. Dordre sacrilge.

    Presque sacrificiel. [] Cest un cinma limite que je ne peux pas dpasser. O jeme dvoile, si vous voulez Je me dvoile dans ce dsespoir de ne pas pouvoir pr-

    hender la chose juive. Et de quoi je me mle de parler de a?27.

    Toutefois, elle en parlera, se confondant compltement avec son hrone. Dans

    Les Yeux verts, ceci: Quand je parle, je suis Aurlia Steiner. Dautre part et pres-que revers, elle emploie des dtours et semble se dissimuler. Dans Melbourne

    particulirement, les allusions aux camps sont rares. Elle cite les crmatoires vers

    Cracovie, mais lappel dAurlia demeure un appel damour lanc quelquun qui

    nest pas identifiable, sans doute juif mort parmi les charniers de la Shoah, le toutdemeurant discret et allusif. Au fond, lesprit de luvre se concentre dans ces phra-

    ses: Je nai connaissance seulement que de cet amour que jai pour vous. Entier,

    terrible. Mais, qui est ce vous?Bien des modifications se montrent dans Vancouver. L, on apprend la mort

    dAurlia Steiner, la mre, la naissance dAurlia Steiner, la fille, la mort du pre,

    pendu au long dun interminable supplice et la survie de lenfant Aurlia, dans le

    rectangle blanc du rassemblement des captifs o lon a aperu une allgorie de lapage ou de lcran. Vient cette confidence Dominique Noguez:

    Cest un appel lintrieur, un appel dans la mort. La voix appelle les morts, elle leurparle. Noubliez pas que les morts dAuschwitz sont morts sans spulture (). Cest une dis-parition. Il ny a pas o aller prier. O appeler. On peut appeler sur les fleuves ou sur les rou-tes. Sur les fleuves28.

    Dans Melbourne, le fleuve est la Seine qui, dans Vancouver, rejoindra lamer, prludant ce passage de Yann Andra Steiner:

    26 Voir H. Merlin-Kajman, op. cit.,passim.27La Couleur des mots, op. cit., p. 183.

    28Ibid., p. 190.

  • 7/25/2019 Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    8/12

    20 Thlme. Revista Complutense de Estudios Franceses2007, 22, 13-24

    Et puis les eaux de la Seine ont commenc tre envahies par celles de la mer. Et les diff-rences entre les eaux de la Seine et celles de la mer se lisaient comme dans une lecture claire.

    Toujours, on le constate, leau requiert et le regard et lcoute et la lecture et l-

    criture. Dans nos films, coute de la bande son, clapotis, bruits, silence, et refletsvanescents de la Seine, images de Paris, point si spars les uns des autres, comme

    si la voix devenait passerelle entre les deux. Ce que souligne le critique Michel

    Cournot: Entre la mmoire millnaire dun peuple qui bute contre les piles des

    ponts et la voix fragile dAurlia Steiner qui, toute seule, appelle au secours, il y aune union entire29. Je dirais mme une unit qui se confirme, unit qui tient pr-

    cisment la nomination. On nabandonne pas si facilement ce domaine.

    LorsquAurlia rencontre le marin, on le retrouve: Je lui dis: je vais vous don-

    ner un nom. Vous allez le prononcer, vous ne comprendrez pas pourquoi et cepen-dant je vous demande de le faire, de rpter sans comprendre pourquoi. Je lui dis le

    nom: Aurlia Steiner. A cet ordre, le marin rpondra: Juden, Juden Aurlia, JudenAurlia Steiner. Aurlia devient alors moins un nom que le Nom, comme on diraitde Dieu chez les religieux juifs. Il ny a l nulle divinisation incongrue dAurlia

    mais la qute, presque blasphmatoire, dune identit qui en passe par la profration

    de son nom, le rve fou de devenir enfin sujet part entire. Pourquoi? Comme lex-

    plique pertinemment Bernard Alazet30, Aurlia ne porte pas le nom du pre, seule-ment celui de sa mre, identique au sien. Do labsolue ncessit de combler ce

    manque par un ancrage nominal qui exprime la fois son existence et sa judat.

    Par l, Marguerite Duras tente une synthse entre Dieu, lcrit et les juifs. On

    dcouvre dansLes Yeux verts une affirmation nette: Aurlia Steiner, dix-huit ans,dans loubli de Dieu se pose en quivalence Dieu face elle-mme. et aussi [La

    judat] a profondment voir avec lcriture. Cette phrase que dit Aurlia Steiner

    la fin:

    Je mappelle Aurlia Steiner []Jai dix-huit ansJcris. -,[cet] appel, ce nest pas jappelle mais jcris. a a voir avec Dieu. Lcrit a voir avecDieu.

    Et comme cela arrive assez souvent, elle fait cho, sa faon, ce que lcrivain,

    juif gyptien, Edmond Jabs traduit ainsi:

    Je vous ai parl de la difficult dtre juif, qui se confond avec la difficult dcrire; carle judasme et lcriture ne sont quune mme attente, un mme espoir, une mme usure31.

    Christiane Blot-Labarrre Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    29Le Nouvel Observateur, 26 novembre 1979.30 Je mappelle Aurlia Steiner, in Didascalies 3, Bruxelles, 1982, p. 51 et sq. Larticle suggre de

    nombreuses pistes dinterprtation.

    31Le Livre des questions, Paris, Gallimard, [1963], LImaginaire, 2002, p. 136.

  • 7/25/2019 Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    9/12

    Christiane Blot-Labarrre Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    Thlme. Revista Complutense de Estudios Franceses 212007, 22, 13-24

    Consciente de cette difficult, Marguerite Duras nen continue pas moins dcri-re. Ecriture ininterrompue. Ecriture qui sappuie sur une trs personnelle intertex-

    tualit. Ainsi parvient-on Yann Andra Steiner, linachevable livre qui sappuie sur

    LEt 80. Et ce nest pas Paul Otchakowsky-Laurens qui me contredira. Par lui, et

    longtemps sans le savoir puis sans le dire, jai appris qu Yann Andra Steinercorrespondaient trois versions dissemblables du livre. Les bons tirer en font foi: 9

    juin, 24 juin et 7 juillet 1992. Je nai pas le temps danalyser ici les variantes et nen

    retiendrai que deux32 Chronologiquement, lune aprs lautre vont dans le sens dunlien plus serr la judat. Par rapport au premier volume les deux suivants mettent

    en lumire un dialogue caractristique.Lenfant aux yeux gris, tour priphrastique,

    est remplac par son nom avec la monitrice des colonies de vacances dont il veut

    connatre on nen sort pas ! quels sont le prnom et le patronyme:

    Alors il demande: Johanna comment La jeune fille elle dit:Goldberg, Johanna Goldberg. Lenfant rpte le nom entier.La jeune fille demande pour lui quel nom ctait.Lenfant dit:- Steiner Samuel.[]Et ma petite sur, ctait Steiner Judith.

    Plus tard, toujours entre ces deux personnages, cette curiosit linguistique:

    Elle a souri lenfant. Il lui a demand: Tu es juif?

    Elle a rpondu quelle aussi tait juif. On peut relever un dtail voisin dans

    Aurlia Steiner Paris, non film, et quil serait trop long de commenter. Aurlia

    sept ans, chante un chant juif et dit la dame qui la cache pendant la guerre: Je suis

    juive et, ensuite: Juif, dit lenfant.Lon voit bien ici quau-del du masculin et du fminin, le mot juif est un

    terme quasi talismanique ou encore un mot-valise. La clture de Yann Andra

    Steiner, dont largument tourne autour de Thodora Kats, personnage juif dun

    roman abandonn dont les bauches figurent dans les Archives Duras, saugmen-

    te in fine de ce mot rpt comme une litanie: Ctait peut-tre quelque chosedinconnu, Thodora Kats, un nouveau silence de lcriture, celui des femmes et

    des juifs.Mais ce qui intrigue la critique, et en particulier Michel Braudeau dansLe Monde

    du 26 juin 1992, cest le titre. Il crit que, si Yann Andra existe, pour Steiner, a

    on ne peut rien vous en dire de plus. Or, la veille, France-Soir, Marguerite Duras

    rvle, pour la premire fois, le sens de ce titre et son secret:

    32 Nous nous permettons de renvoyer notre article Yann Andra Steiner de M. Duras, un livre sur-

    prise?, Mlanges offerts Etienne Brunet, Paris, Champion, 1998, p. 377 et sq.

  • 7/25/2019 Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    10/12

    22 Thlme. Revista Complutense de Estudios Franceses2007, 22, 13-24

    Yann Andra est quelquun de trs douloureux, trs intelligent, trs silencieux, trsenfantin, aussi, il aurait pu tre juif et je lai fait juif. Je lai naturellement associ Steiner.Cest un mot cl, un mot qui est moi. Jai connu un juif, Milan, qui sappelait Steiner. Avecsa femme, ses gosses, ils taient tous juifs. Des gens merveilleux.

    Tout lheure jvoquais le mythe juif: intelligence, douleur, etc. Ici, il senrichitdu silence et de lesprit denfance. On comprend bien alors que lorsque le Centre

    Rachi, Paris, convie Marguerite Duras parler du peuplement juif de ses livres,

    elle refuse. Limage quelle construit de la judat lui appartient, vaut par son inten-

    se subjectivit et devient discutable, si lon souhaite discuter. Il nempche, elle per-siste et signe. Lcriture apparat comme une faon de semparer de ce qui sest pro-

    duit pour promulguer une loi mystrieuse o tous les crimes seraient enfouis sans

    quon en perde la mmoire.

    Ne sparant pas je lai dit lvnement historique de lvnement intime,

    Marguerite Duras sait aussi se cantonner dans la seule intimit. Cest le cas deLHomme atlantique. Bien quil ait t publi en 1982, donc entre les deux uvres

    prcdentes, je lai gard pour la fin parce quil ne sattache pas la judat propre-

    ment dite mais le titre est aussi intrigant que lemploi des Stein ou des Steiner.On sait que le film est tir des chutes dAgatha. Quant sa gense, je men rap-

    porte encore Dominique Noguez. Voici ce quil suggre, se souvenant des projec-

    tions auxquelles il assistait avec Marguerite Duras au Festival dHyres. Il note plai-samment qu lpoque elle avait de mauvaises frquentations, elle sintressait

    au cinma exprimental. En outre, bien avantLHomme atlantique, elle dpouillait

    et amenuisait de plus en plus ses films et il continue: A Hyres, je lui avais dit quil

    ne lui restait qu faire un film avec seulement la bande sonore et des images noi-res33. Pourquoi cette ide naurait-elle pas fait son chemin en elle? Quoi quil en

    soit, cest bien ce quon observe avecLHomme atlantique. Elle est certaine de la

    surprise quelle crera, certaine quelle sera mal comprise. Elle demande alors un

    espace au journalLe Monde - du 27 novembre 1981 - et crit:

    Je rappelle aux uns et aux autres que ce film est dans sa majeure partie compos de noir.Il est dans les murs du plus grand nombre des spectateurs de cinma en France de fairecomme si le cinma leur tait d et de protester et de hurler la mort contre les films dont ilsjugent quils nont pas t faits pour eux seuls.

    Je voudrais donc dire ces spectateurs-l de ne pas entrer dans la salle deLHomme atlan-tique, que ce nest pas la peine parce que ce film a t fait dans lignorance totale de leur exis-tence et quen y allant ils gneraient les spectateurs ventuels de ce film. Je leur dis donc: neprenez pas le risque de sortir: nentrez pas.

    Les interprtations du film divergent selon la presse. On sy montre attentif au

    mot mort qui revient frquemment. Ainsi, quelquun note: Elle filme la mort du

    Christiane Blot-Labarrre Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    33Marguerite Duras entre littrature et cinma, trajectoire dune criture, sous la direction de Jean Cl-

    der, Rennes, Ennoa, p. 91.

  • 7/25/2019 Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    11/12

    Christiane Blot-Labarrre Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    Thlme. Revista Complutense de Estudios Franceses 232007, 22, 13-24

    cinma. Peut-tre. Mais, bien couter la voix, bien lire le texte, dautres appro-ches deviennent plausibles. Si mort il y a, cest dabord la plus redoutable ses

    yeux, la mort du dsir, la fin dun amour, dautant plus pathtique que la narratrice

    a t quitte par celui quelle aime. La voix dit:

    Je ne vous aime plus comme lepremier jour. Je ne vous aimeplus.[]Tandis que je ne vous aimeplus je naime plus rien, quevous, encore.

    Aprs cette dfense et cet aveu contradictoire, ne demeurent que la disparition,

    le vide, labsence, vrits marteles comme pour sen persuader:

    Vous tes absent. []Votre seule absence reste, elleest sans paisseur aucune dsormais, sans possibilit aucune desy frayer une voie, dy succomber de dsir. Vous tes rest dans ltatdtre parti. Et jai fait un film devotre absence.

    Film et non point livre. Ecrire, dans ces circonstances, est prsent comme unetche insurmontable. Le noir noir couleur et non noir du noir et blanc semble alors

    transcrire ou mtaphoriser cette absence et ce vide. Le rien, en somme. Ce qui jus-tifie une rcurrente puis dfinitive pnurie dimages. Mme sil est travers parfois,

    ainsi que dans un souvenir proche, par la rapparition de lhomme, cet homme

    nomm atlantique parce que, dit la voix, Vous et la mer, vous ne faites quun pour

    moi., il y a un leurre dans ces rapparitions, un flottement des rminiscences quiaboutit la dcision den finir avec le film:

    Le film restera ainsi. Termin. Vous tes la fois cach et prsent. Prsent seulement tra-

    vers le film, au-del de ce film, et cach tout savoir de vous, tout savoir que lon pourraitavoir de vous. [] Je sais quaucune image, plus une seule image ne pourrait le prolonger.

    Si crmonie il y a, avec ses rituels, son allure de pavane pour un infant perdu,

    elle ne me parat pas funbre, mais, ce qui est diffrent, endeuille par un abandon.

    Avec cette tranget significative. Une femme invisible lcran mais qui occupe la

    bande son se rduit une voix imprieuse et, malgr la douleur ou bien causedelle, se dote dune mission solennelle:

    Vous penserez que cest moi

    qui vous ai choisi. Moi. Vous.

  • 7/25/2019 Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    12/12

    24 Thlme. Revista Complutense de Estudios Franceses2007, 22, 13-24

    Vous qui tes chaque instant letout de vous-mme auprs demoi, cela, quoi que vous fassiez,si loin ou si prs que vous soyezde mon esprance. []Personne, personne dautre aumonde que vous ne pourra fairece que vous allez faire maintenant: passer ici pour la deuximefois aujourdhui, par moi seuleordonn, devant Dieu.

    Linterlocuteur qui, lui, se montre lcran ne parle pas. Il est une prsence

    clipses, muette, immobile ou en mouvement, recevant bientt des ordres que le noir

    de lcran interdit de savoir sil les excute. Car il y a bel et bien une narration dans

    ce film si abstrait dapparence. La voix dcrit la maison dlaisse, convoque lesoiseaux, les roses, la mer, dont le bruit de la houle enfle un moment jusqu se subs-

    tituer elle. Voix qui raconte lillusion de la passion et lt chang en saison men-

    teuse, indcise, affreuse, sans nom.Cest sur ce vocable que je termine. Bien dpourvus sont les tres et les choses

    sans nom, vous demeurer prisonniers de lpreuve du manque tre selon

    Lacan, pauvres mots devenus cependant mots glorieux par lcriture, mme envisa-

    ge comme une sorte daporie. Une dernire fois, Marguerite Duras frle cette pen-se dEdmond Jabs qui rapproche lcrivain et le juif:

    Face limpossibilit dcrire qui paralyse tout crivain et limpossibilit dtre juifqui, depuis deux mille ans, dchire le peuple de ce nom, lcrivain choisit dcrire et le juifde survivre34.

    Triomphe incontestable du courage, de lespoir et de la libert, cette dernire ft-

    elle, selon un titre dEmmanuel Levinas, une bienDifficile Libert35.

    Christiane Blot-Labarrre Mon nom est dans ma peine et ma peine est dans mon nom ou Marguerite Duras et la judat

    34Le Livre des questions, op. cit. p. 253-254.

    35 Paris, Albin Michel, 1963.