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MON BEL ÉTÉ n (i) Dans ce coin de terrasse d'où l'on a une plus belle vue sur la mer et la campagne, j'ai mis le couvert : la nappe est à gros carreaux jaunes et blancs et les assiettes à fleurs sont bleues ; les verres irradient la lumière en étoiles d'or, les fourchettes ont des arêtes de clarté et, dans la jarre verte qui sert de potiche, une gerbe de feuillages rouges éclate. Tu le vois, tout est prêt pour te fêter : la nappe qui te plaît, je l'ai trempée moi-même dans l'eau fraîche du lavoir que parfume le grand jasmin ; je l'ai moi-même étendue sur le pré, au-dessus de l'herbe courte et du thym odorant ; j'ai posé des pierres aux quatre coins et tout un matin elle a reçu et absorbé le soleil. Vois, ne dirait-on pas qu'elle en a gardé le reflet ? Puis, debout sur le seuil de la porte, j'ai réfléchi plus d'une minute pour choisir le coin de la terrasse le mieux abrité, le plus agréable, celui que le soleil caresse le plus doucement à travers le rideau balancé de la vigne vierge. Sur la table, auprès du gros bouquet lumineux, formé par les feuillages que je suis allée chercher jusqu'à la pinède pour les trouver plus fournis et que j'ai apportés avec précaution, cou- chés sur mes bras comme un enfant malade, j'ai eu soin de dis- poser toutes choses harmonieusement. Contre le petit mur à l'ombre, j'ai mis le seau plein d'eau fraîche dans lequel repose- ront les bouteilles de vin blanc ; sur la chaise-longue en osier, j'ai entassé les coussins multicolores et tout à côté il y a des ciga- rettes et nos livres préférés. Maintenant, je vais cueillir les figues mûres gonflées de miel (1) Voir La Revue du 1" octobre.

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n (i)

Dans ce coin de terrasse d'où l'on a une plus belle vue sur la mer et la campagne, j 'ai mis le couvert : la nappe est à gros carreaux jaunes et blancs et les assiettes à fleurs sont bleues ; les verres irradient la lumière en étoiles d'or, les fourchettes ont des arêtes de clarté et, dans la jarre verte qui sert de potiche, une gerbe de feuillages rouges éclate.

T u le vois, tout est prêt pour te fêter : la nappe qui te plaît, je l'ai trempée moi-même dans l'eau fraîche du lavoir que parfume le grand jasmin ; je l'ai moi-même étendue sur le pré, au-dessus de l'herbe courte et du thym odorant ; j 'ai posé des pierres aux quatre coins et tout un matin elle a reçu et absorbé le soleil. Vois, ne dirait-on pas qu'elle en a gardé le reflet ?

Puis, debout sur le seuil de la porte, j 'ai réfléchi plus d'une minute pour choisir le coin de la terrasse le mieux abrité, le plus agréable, celui que le soleil caresse le plus doucement à travers le rideau balancé de la vigne vierge.

Sur la table, auprès du gros bouquet lumineux, formé par les feuillages que je suis allée chercher jusqu'à la pinède pour les trouver plus fournis et que j 'ai apportés avec précaution, cou­chés sur mes bras comme un enfant malade, j 'ai eu soin de dis­poser toutes choses harmonieusement. Contre le petit mur à l'ombre, j 'ai mis le seau plein d'eau fraîche dans lequel repose­ront les bouteilles de vin blanc ; sur la chaise-longue en osier, j 'ai entassé les coussins multicolores et tout à côté il y a des ciga­rettes et nos livres préférés.

Maintenant, je vais cueillir les figues mûres gonflées de miel

(1) Voir La Revue du 1 " octobre.

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et les disposer dans le panier rustique, sur les larges feuilles râpeu-peuses frottées contre ma robe afin qu'elles brillent. Voilà, tout est prêt ! Dans la cuisine, les bons plats chauffent à petit feu, tout doucement et Patou qui les garde hausse son nez pour mieux les sentir.

Midi. T u ne vas pas tarder à apparaître en haut de l'escalier rustique, apportant les gâteaux que j'aime ou les frais coquillages. Tout heureux de cette belle journée de soleil où nous sommes nous deux et où nous nous aimons, tu crieras comme un gosse : « J'ai faim ! » en me serrant très fort contre toi.

Vite, que j'aie passé ma robe rose, chaussé mes petits sou­liers blancs, poli mes ongles, rougi mes lèvres et surtout, arrondi sur mes joues deux boucles luisantes au bord du large ruban, pour la coiffure qui te plaît. Ensuite, n'ayant vécu cette matinée que pour t'attendre, j'aurai pourtant, quand tu arriveras, l'air d'être toute surprise et j'irai t 'attendre sous l'olivier, dans l'ombre claire, afin de te paraître plus jolie.

Quand vous êtes née, il y a un peu plus de vingt ans, minus­cule chose fragile et vagissante, votre maman qui croit en Dieu a voulu que l'on vous nommât Marie-Thérèse. Sur votre front tout neuf, elle a désiré la protection de la Vierge et celle de la pieuse femme consumée dans l'adoration de Jésus.

Votre amoureux, du nom chaste et dévot, a fait Mitzou. Mitzou ! La sainte est devenue courtisane. Et vous êtes très fière de ce joli nom nouveau, donné par le nouvel amour.

Quand on vous appelait Marie-Thérèse et que votre maman vivait, vous portiez des robes sages, avec des manches jusqu'aux coudes et un col de linon blanc brodé, autour du décolleté modeste. Mais votre maman est morte, vous avez grandi, vous avez voulu, comme les autres, couper vos cheveux et porter des bas de soie. Alaintenant, les larges emmanchures de votre robe de crêpe laissent voir des bras minces, entièrement nus.

Si votre maman n'était pas morte, vous ne porteriez pas cette robe, Marie-Thérèse. Si votre maman n'était pas morte, Mitzou, vous ne donneriez pas des rendez-vous à un jeune homme au fond de votre jardin, à un jeune homme que vous n'êtes pas bien

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sûre de vouloir épouser et que vous recevez pourtant quand il fait nuit et qu'on est comme en un lit étroit, entre les bordures d'iris, sous le feuillage épais du grand cèdre.

Si votre maman n'était pas morte, nous ne serions sûrement pas les amies que nous sommes, car elle aurait craint pour vous ma liberté d'esprit et ma façon trop païenne de comprendre la morale. Et moi sans doute, je n'aurais pas aimé vos yeux gais de jeune fille insouciante, comme j'aime vos yeux profonds d'enfant-femme, vous qui n'allez jamais vers l'amour furtif, sans avoir couché, câliné et endormi votre petit frère orphelin qui est telle­ment votre petit enfant.

Elle ne m'eût pas choisie, votre maman, Mitzou, j 'en suis certaine. Souvenez-vous de sa foi aveugle, de sa piété robuste. Nous aurions été séparées toutes les deux par cette religion, si forte, en elle, absente en moi. Sans doute j'aurais été l'ennemie et impitoyablement elle m'aurait écartée de vous. Il a fallu qu'elle ne soit plus là, pour que je trouve une place libre en votre affec­tion et que vous me donniez si vite votre cœur éperdu de tendresse.

Alors, il me semble être responsable un peu de vous. Et si je vous ai grondée hier, petite fille amoureuse qui vous plaisez trop aux baisers troubles du soir, lorsque, allongée sous les arbres, vous n'êtes plus qu'une menue tache blanche dans les bras d'un homme; si je vous ai suppliée de ne plus tenter, par votre jeune corps imprudemment offert, le démon sensuel qui fait battre si fort dans ses artères, le sang de votre jeune ami ; si je vous ai arraché la promesse de supprimer ces rencontres dans le jardin bleu où la nuit d'été trop parfumée de tilleul tend ses pièges perfides ; si j'ai commis ce crime de vouloir vous enlever à l'amour, moi qui n'aime que l'amour, pardonnez-moi Marie-Thérèse, mais il m'a semblé que votre maman, à partir d'aujourd'hui, aurait accepté que je sois votre amie.

J'ai mal à la tête : arrachez cette branche de vigne vierge qui s'agite devant ma fenêtre. Elle m'agace, c'est comme un doigt de vieille femme qui frappe à la vitre. Non, pas cette toute petite, celle qui porte une grappe de grains verts qu'elle secoue sans cesse comme des grelots. Non, plus bas... Oh, vous ne compre-

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nez rien ! Tan t pis, laissez-la, je me tournerai de l'autre côté. D'ailleurs tout le jardin m'énerve aujourd'hui, il fait trop

beau. Voulez-vous fermer les volets s'il vous plaît ? J'aime mieux regarder le papier de tenture fleuri qui fait de ma chambre un féerique parterre. Il est vert sous ses guirlandes de roses qui se mêlent somptueusement et deviennent des tulipes violettes avec des pistils bleus, des pistils plus grands que les fleurs. Des lianes légères, étoilées de myosotis d'or, forment des spirales où s'en­roule ma pensée, des cercles où ma pensée tourne, tourne, de plus en plus vite, sans pouvoir s'arrêter.

Tiens, voilà la vieille femme qui sort de la tulipe ! J'ai bien vu tout à l'heure qu'elle frappait à la vitre, avec son doigt noueux. On n'a pas voulu lui ouvrir, alors elle est entrée par le mur. Elle descend le long de la guirlande, parce que vous comprenez : il y a un escalier que nous n'avions pas vu. Maintenant, la voilà assise auprès de mon lit, elle me regarde. Quel air méchant elle a ! Elle parle... Oh, comme elle parle... Elle me fatigue ! Je ne sais pas ce qu'elle dit, mais je vois bien que ses lèvres minces remuent sans cesse entre son nez crochu et son menton en galoche.

Faites-la partir, je vous en prie ! J'ai si mal, si mal à la tête ! « Allez ! Allez-vous en ! » Ah, elle remonte par son escalier. Quelle jolie robe ! Ce velours rouge, c'est éblouissant. La voilà rentrée dans sa tulipe. Vite, enlevez la chaise qui est auprès de mon lit pour qu'elle ne puisse plus revenir s'y asseoir.

Comment ? Vous jurez qu'il n'y a pas de chaise ? Mais si voyons, je ne suis pas folle ! Quoi ? Qu'est-ce que c'est ? Un cachet de quinine ? Pourquoi faire ? Ah, je comprends, vous croyez que j'ai la fièvre et que je ne sais plus ce que je dis ?

Comme vous m'avez bien soignée ! Alors c'est vrai, j'ai été si malade ? J'ai eu le délire. Pas possible ? Je parlais de mes fleurs ? J'appelais Patou ? C'est curieux, je ne me souviens de rien.

Pourtant si, je revois une vieille femme qui venait toujours bavarder à mon chevet et qui habitait dans une tulipe du papier peint, où elle remontait tous les soirs par un grand escalier. Je me souviens aussi d'une mélodie très douce, une mélodie comme

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ne peuvent en chanter des voix humaines et que j'entendais après avoir pris mon cachet de quinine : « Un ange, une femme incon­nue... »

Jamais personne ne l'entendra chanter aussi suavement. Elle me berçait d'une harmonie si molle que je me croyais couchée dans une gondole fleurie sur des coussins de pourpre et des tapis de velours frangés d'or qui traînaient sur l'eau. Un gondolier, beau comme un page, guidait la barque. Il avait de grands yeux si noirs, si caressants, que je ne songeais qu'à le regarder tandis qu'il chantait pour me plaire. Pourquoi riez-vous ? Mais non, je n'ai plus la fièvre, je me souviens, voilà tout.

Oh, comme il fait beau temps ! Vous croyez que je ne peux pas encore me lever ? Je voudrais tant aller* voir mes fleurs et ma poule blanche avec ses poussins ! Demain seulement ? Comme c'est long ! Je m'ennuie, cette chambre est si laide...

Au moins, faites venir Patou, mon bon chien, que je lui demande s'il a pensé à moi pendant ma maladie ?

Non, je n'ai pas froid, pas froid du tout, j'ai même chaud avec cet édredon sur les jambes. Enfin, vous avez fini par me lais­ser lever, depuis tous ces jours où vous me disiez : « demain ».

Quel beau temps ! Est-ce qu'il a fait aussi beau pendant ces semaines où j'étais couchée, comme retirée de la vie ? Oui ? Quel dommage ! Voilà du soleil que je ne rattraperai jamais plus. Tant pis, disons bonjour à celui d'aujourd'hui. Je suis très bien placée, la vigne vierge me fait de l'ombre jusqu'à mi-corps et se balance doucement, m'éventant d'une légère brise. Qu'on est bien !

Patou, mon chien, tu es couché sous la chaise longue ? Viens un peu me montrer tes bons yeux, à travers les poils fous qui retombent de la tête. Non, non, ne me mords pas ! Je n'ai pas encore assez de force pour m'amuser. T u as été sage ? T u n'as pas fait trop de bêtises ? T u n'as pas couru après les poussins ? Dis, regarde-moi, que je voie si tu dis bien la vérité ? Oh, mes beaux pavots blancs... Eux que j'avais semés et soignés avec tant de patience ! Ils ont fleuri déjà et ne montrent plus que des têtes rondes et dures, dans lesquelles remuent de petites graines. T u

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dis qu'ils étaient très beaux. C'est vrai ? L 'un surtout, dont les larges pétales étaient d'un blanc si pur que tu as voulu me le mon­trer ? Ah oui, je me souviens ! Le jour où tu me l'as apporté dans mon lit, je l'ai à peine regardé et il s'est flétri tout de suite, jaune et recroquevillé comme une feuille morte, entre la cuiller poisseuse de potion et ce livre que je te demandais toujours de me lire et qui m'ennuyait tant...

Enfin je suis guérie ! Je peux respirer, courir, vivre enfin ! Toutes les fois où je demandais d'un air boudeur et puéril

qui te faisait rire : « Je voudrais me lever, je voudrais sortir... Oh, quand est-ce que je pourrai aller m'asseoir sous l'olivier ? », toutes ces fois pensaient à cette fois où je suis debout, encore un peu chancelante, mais éblouie par le soleil d'été, par la vie retrouvée que je sens avec délices courir dans mes veines, péné­trer mon cerveau plein de neuves impressions.

Comme les capucines ont fleuri pendant mon absence ! Jus­que dans l'étroite allée que déjà envahissaient la sauge et les iris, elles tendent leurs coupes couleur de joie, purs pétales en grès flammé, où des langues de feu coulent dans du jaune d'or. Et mes liserons bleus ? Ah, je les vois qui me disent bonjour du haut du toit. Les orgueilleux, les ingrats, ils sont maintenant tout près de ce ciel dont ils ont pris la couleur, mais ils n'auront jamais plus, sur leur velours, la caresse de mes lèvres.

Je veux aller me baigner dans le lavoir de vieilles pierres où l'eau doit être si fraîche sous la voûte des jasmins qui eurent tant de fleurs. Peut-être « Croucrougne », notre petite rainette fami­lière, est-elle encore immobile sur la brique rouge du bord ? Et va-t-elle, comme autrefois, sauter d'un bond peureux dans l'eau troublée soudain, où elle tombe comme un bijou vert. Je veux mettre ma robe de toile rouge et blanche, sous laquelle je suis nue, mes sandales dont les liens marquent en clair sur ma peau et ainsi je m'étendrai dans l'herbe, les yeux mi-clos, les cheveux fous, je me laisserai prendre par le soleil, mon magnifique amant retrouvé.

Et si, dans cet heureux moment, vous voyez glisser de mes cils une larme sur ma joue, c'est parce que je pense qu'un jour,

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ainsi, après une maladie presque semblable peut-être, on m'em­portera dans la terre froide-et que je ne verrai plus le soleil.

Que je vous ai aimée, Madeleine aux mains blanches qui ne le saurez pas, vous dont j'ai connu les mains avant toutes choses; tellement minces, transparentes, immatérielles, elles attiraient les yeux, posées bien sagement à plat sur le voile bleu de votre robe.

Vous dont je ne suis pas l'amie et qui avez apporté par hasard votre austérité de vierge forte dans le groupe vivant des vierges affolées, vous ne reviendrez plus, bien sûr, car elles vous ont déjà déplu et il ne pouvait en être autrement. Vous en êtes si diffé­rente jusqu'au pkis profond de vous-même. Je l'ai su tout de suite en vous voyant entrer. J'ignorais qui vous étiez, mais ce que vous êtes, chaste, prudente et pieuse, je l'ai deviné avec mon regard de femme qui connaît les femmes.

Votre robe de voile bleu, de ce bleu dont on fait les bannières de Jeanne d'Arc, est parée au col et aux manches de trois fines dentelles très froncées. Nancy porte une garniture semblable sur sa robe de toile fuschia et c'est très chic ; sur vous c'est inno­cent et candide comme une broderie de nappe d'autel. La robe de Nancy est un fourreau étroit qui plaque sur sa jeune chair ; votre robe a tant de plis autour de la ceinture, qu'elle ensevelit la forme de vos jambes jusqu'au soulier de toile à talon plat.

Vous ne ressemblerez jamais à Nancy, à moins qu'un jour l'amour ne vous apprenne à vous parer. Même alors ce sera dif­ficile, vous n'avez pas été habituée à ce jeu.

Mais le soir vient, vous allez rentrer chez vous où votre maman est seule, vous l'aiderez à terminer les apprêts du repas familial, ensuite vous vous mettrez à tricoter sous la lampe, un de ces ouvrages compliqués et inutiles qui occupaient jadis la vie d'une femme. A la nuit tombée, sans doute en vous déshabillant, vous songerez quelques minutes à ces folles qui montrent leurs jambes et leur gorge et ne semblent penser qu'aux plaisirs ; vous rêverez peut-être au mari pour lequel vous vous gardez, qui viendra vous chercher un jour dans le salon de votre mère où les meubles ont des housses de bazin. Madeleine, vous qui portez si chaste-

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ment le nom de la grande pécheresse d'amour, j 'ai tant vu sanglo­ter de jeunes filles imprudentes, que je me demande si vous n'avez pas choisi la meilleure part !

Vous éblouissez, Gilberte." Comme ce rayon de lumière qui frappe une vitre, l'enflamme, en renvoie le reflet plus ardent sur les yeux qu'elle force à se fermer, vous brillez tellement, tout en ors et en pourpres, qu'on voudrait, devant vous, cacher son cœur comme ses yeux.

Vous savez que vous êtes belle. Justement vous le savez trop et vous êtes trop belle ! Simone a de tendres yeux, Marie-Thérèse a des cheveux de soie, Janine a un corps d'éphèbe et personne ne peut les voir sans remarquer en elles ces détails. Mais en vous, comment admirer quelqu'une de ces perfections ? Elles sont trop, cela fatigue.

Il semble que les choses mêmes, comme les gens, soient les esclaves de votre splendeur. Tout vous sert, votre élégance natu­relle et la fortune de vos parents. De porter avec négligence des robes de grands couturiers, vous permet de séduire dans un sar­rau de cretonne qui prend sur votre fière gorge des allures de peplum. Vous êtes tout luxe et tout raffinement. Depuis vos che­veux assouplis par des soins quotidiens, jusqu'à vos pieds affinés dont le talon aigu paraît vouloir se planter au cœur même de la vie, vous êtes toute puissance et toute grâce, toute audace et toute certitude.

Vous passez, avec votre visage aux blondeurs de fruit mûr, avec vos belles lèvres lumineuses et vos belles dents blanches et vos beaux yeux larges et profonds qui se posent droit dans les yeux ; avec vos nobles bras nus dont on voudrait arracher les bracelets qui osent les rougir, avec vos seins gonflés et le balan­cement de vos hanches déjà formées et le mouvement de vos belles longues jambes ; vous passez et tous se lèvent à votre suite. Les plus jeunes auxquels l'amour charnel fait peur et qui rêvent encore chastement, rêvent de vous. Ceux qui ont vécu ont la bouche sèche et le cœur haletant, à deviner la volupté enclose dans votre corps somptueux. Et les vieux, ceux que la passion a meurtris avant de les abandonner, crispent les doigts sur leur portefeuille, dans l'obsession de vous acheter.

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Mais celui qui vous aime, Gilberte... Celui auquel vous avez souri un soir et l'avez oublié, celui qui sanglote les nuits parce que vous ne serez jamais sa femme, je songe avec pitié à celui-là, qui est marqué pour payer en souffrance la rançon de votre agressive beauté.

Mais tu sais bien que je n'ai presque rien à emporter : ma robe de crêpe mauve pour le matin, ma robe de voile rose pour l'après-midi, ma robe de toile blanche et rouge parce que je l'aime et qu'elle est tout à fait « bord de mer », ma veste de jersey rouge, mon béret blanc, mon pull-over de laine pour les jours gris, mon pyjama de satin noir pour les moments où j'ai envie de flâner dans la chambre, puis mon maillot, mon bonnet de bain, le gros peignoir éponge... (C'est ça qui tient de la place ! Et pourtant on ne peut pas s'en passer), mes sandales, mes petits souliers blancs et mon linge. Là, tu ne vas pas dire que j'exagère ? Vois, à peine six de ces toutes petites culottes qui semblent un gros mouchoir lorsqu'on les met en boule !

Je ne comprends pas les gens qui s'embarrassent d'une énorme malle pour voyager. C'est stupide. Vivent les Anglais qui font le tour du monde avec une chemise de rechange, un savon et leur brosse à dents !

Ah, ce petit paquet ? T u sais bien, voyons, c'est le dessus de lit en toile de Jouy que j 'emporte avec moi, pour cacher ces affreuses couvertures déteintes des hôtels. Oh, non, je ne peux pas le laisser, je serais trop triste au matin, de ne pas le voir dans un si joli pays ! Naturellement j 'emporte aussi le dessus de chemi­née. T u n'as pas remarqué que, dans ces chambres de petites villes, les marbres sont toujours éraillés ? Ça ? Ce n'est rien, c'est un petit napperon brodé pour la table à coiffer et ce carré de soie ancienne sur lequel j 'ai l 'habitude d'appuyer mon sous-main. Quoi : « Le sous-main aussi ? » Mais bien sûr. Il faut pouvoir écrire tout de même ?

T u vois, une fois tout arrangé (remarque que je m'entends très bien à faire les valises !) tu as largement la place de caser tes quatre chemises et ton costume blanc. Oh, je t 'en prie, tâche de glisser dans un coin ma boîte d'aquarelles et mon carnet de croquis. T u serais gentil aussi de nicher dans tes mouchoirs, bien

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délicatement, mon flacon de verveine... Ça y est, tout y va ! Tu as bien raison de dire que je sais voyager en femme intelligente.

Enfin je vous retrouve, mes beaux mimosas ! Vous qui étiez dans mes souvenirs comme des morts chéris, je vous retrouve vivants, frémissants, parfumés, plus beaux encore que dans mon rêve !

Dans cette vallée du Gapeau qui est une vision de la Norman­die, à Solliès-Toucas, il y a un vieux cyprès si plein d'oiseaux que je souhaite souvent être auprès de lui, les soirs, quand il est comme un nid vaste et profond, recueillant pour la nuit les petites boules soyeuses, lasses du vol.

Sur cette côte sauvagement découpée, où un soleil italien brûle des rochers corses, dans la calanque de Morgiou, il y a une large pierre rose et bombée qui est comme un flanc tiède d'amou­reuse. J'ai vu le flot ralentir son élan, pour mieux caresser cette hanche lisse et brillante et j'aurais alors voulu être l'eau...

Mais vous, mais vous, ô mimosas de Cavalière, je vous ai rêvés plus que tout ! Je crois que le soleil vous a choisis pour le représenter sur la terre et qu'Aphrodite s'est dévêtue entre vos branches, puisque vous répandez la lumière et que vous sentez l'amour...

Vos beaux rameaux, lourds de mille boules pressées en houppes floues qui ont le parfum des fleurs et la forme des fruits, eux qui sont chargés de tant de pollen que les abeilles en sortent trem­pées d'or, je les ai cueillis avec la rage jalouse du désir passionnel, j 'en ai rempli mes bras, j 'en ai brodé ma blouse et ma ceinture, j 'en ai mêlé à mes cheveux, j 'en ai pressé contre mes seins et mes dents en ont mordu la saveur.

J'aurais voulu vous prendre comme un amant et quand je suis restée seule avec vous, debout, pressant tout mon corps contre votre tronc élancé, je vous ai serrés sur ma chair et je vous ai caressés longuement de mes lèvres, en fermant les yeux sur mon plaisir.

Nous allons voir tirer le borjin au clair de lune, comme l'autre soir. Vous savez bien, c'est ce grand filet que les pêcheurs vont

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mettre au petit jour et qu'ils relèvent le soir, toujours très tard. Depuis le coucher du soleil, ils sont là-bas sur la plage, plus

de vingt hommes qui, le câble attaché autour de la taille, arc bou­tent leurs reins en arrière et tendent les muscles durs de leurs jambes, pour sortir de l'eau la pêche fructueuse. Tantôt ils chan­tent tous ensemble en patois du Var un refrain traînant et mélan­colique, tantôt ils rient avec les filles du village, attirées par les plaisanteries, les dents blanches et les bras solides des garçons ; tantôt aussi, l'un d'eux rejette la corde mouillée qui roule sur ses pieds nus comme un serpent, et se laisse tomber à terre en jurant qu'il a les reins brisés.

Nous nous allongerons sur la plage non loin d'eux et nous nous amuserons à nous enterrer dans le sable comme hier. Les petites filles éclateront de rire, lorsque, sous la couche mouvante, vous remuerez vos mains et vos pieds et Roselyne dira encore que « c'est comme une bête sans coquille qui sortirait de là-dessous ».

Puis, le lourd bateau accostera. Nous entendrons crier : « Il est là ! » Le câble ruisselant, tendu d'un dernier effort, restera abandonné et nous verrons le butin, tout argenté par la lune, grouiller et faire des bonds dans les mailles du grand filet où il y aura des merveilles : rascasses épineuses, girelles si bien peintes, roses rougets, langoustes qui se défendent à coups de queue, mulets habillés d'argent. Et qui sait, peut-être pourrons-nous ramasser une étoile de mer, un bizarre hippocampe, une molle méduse, ou même quelque pauvre petit poisson bleu, tout hale­tant, qui mourra dans nos mains...

Bonjour la Guite ! Etes-vous prête ? Nous allons à Cavalière, venez-vous avec nous ? Il fait beau, c'est délicieux ! Mettez votre béret blanc dont le gros pompon va si bien à votre frimousse de gavroche. Votre robe de toile ? Oh oui, il fait si chaud ! Ainsi toutes les deux, en blanc, avec nos bérets semblables, nous serons comme des sœurs.

Ce qu'on est bien avec les pieds nus dans les sandales ! Il n 'y a que les dames de Bormes qui gardent leurs bas pour des­cendre au Lavandou, mais nous, même pour aller chez elles, nous conservons la tradition. Ce n'est pas sans risques, c'est vrai... L'autre jour, après cette montée au vieux Château, à travers

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les pins, les romarins et les myrtes, sur les aiguilles glissantes et les buissons griffants, nous avions les jambes tout égratignées.

Surtout vous qui aviez eu cette fameuse idée de prendre par le raccourci conseillé par Mouney... Si vous le connaissiez mieux, vous sauriez qu'avec lui, les raccourcis sont toujours les plus longs chemins. Enfin, vous êtes arrivés, tout de même ! Mais si rouges, si essoufflés, si trempés de sueur, avec vos cheveux collés aux tempes, qu'il faut nous pardonner si nous avons ri.

La petite chapelle était bien jolie, tout ouverte au vent parfumé de la colline, tout envahie par les ronces, sous la garde de ses deux gros cyprès poussés de guingois. Parce que vous êtes pieuse, vous êtes allée devant l'autel abandonné faire un bout de prière. Moi, païenne, je me suis allongée de tout mon long sur la pierre chaude et j 'ai adoré la beauté.

C'est une longue promenade dont nous nous souvenions le lendemain avec mal aux jarrets, mais aujourd'hui ce sera beau­coup moins fatigant. Nous sommes tout le temps sur la route, sauf à Saint Clair où nous couperons par la plage. C'est bien plus court et le sable est doux aux pieds nus. Nous pouvons emporter les maillots et nous nous baignerons dans la petite crique où l'eau est si bonne.

Ensuite, en revenant sur la route, à côté de la gare d'Aigue-belle, toute blanche sous ses grands eucalyptus, j'irai voir si les raisins sont mûrs dans l'immense vigne qui moutonne de la colline à la mer, tout près de la maison à volets rouges qui nous plaît tant...

Quoi ? Vous m'accusez de vol ? Ne savez-vous pas que Maurin des Maures, le beau braconnier, professait que « si on ne man­geait que les fruits de son cerisier, on ne connaîtrait jamais le goût des cerises » ? Son âme libre doit se plaire parmi ces paysages, entre cette forêt du Dom où il trouva l'amour et Bormes où il allait philosopher avec monsieur Reynal. Il m'absoudra si vous me grondez. D'ailleurs vous seriez bien punie de ne pas goûter aux raisins, frais lavés dans le puits proche et dont chaque grain luit ensuite comme un petit soleil.

Je vais emporter un gros morceau de pain, comme les charre­tiers, et je vous conseille d'en faire autant. Et du chocolat. Oui oui je sais, en partant on n'a jamais faim ! Mais la route est longue et nous nous arrêterons à ce petit café où il y a un gros chat noir, un joli bébé très sale et un petit vin blanc du pays, si chargé de

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lumière et de parfum qu'il semble qu'on a toute la chaleur de Provence dans le! cœur lorsqu'on l'a bu.

Oui, adieu toi, adieu tout ! T u crois que c'est au revoir qu'il faut dire ? Moi, je dis toujours adieu quand je quitte quelqu'un ou quelque chose que j 'aime, parce que, vois-tu, on ne sait jamais... La mort vient si vite. On dit bien que ce sont des mots qu'on ne doit pas prononcer tout haut, de peur qu'ils attirent le malheur ? Eh bien, au revoir donc, parfum des mimosas ! Joyaux verts de l'eau claire au cap de la Fossette ! Cyprès de Bormes et panaches sombres des hauts eucalyptus ! Au revoir, rire à belles dents des pêcheurs du Lavandou ! Hardiesse jolie des filles brunes ! Vivante fête de la petite place à l'heure de l'apéritif ! Au revoir bouillabaisses monstres, bouillonnantes d'ors et de pourpres sur un feu de sarments, entre trois pierres noires. Au revoir tout ce bonheur venu d'une mer clémente, d'un soleil sans défaillance* d'un séjour sans souci. A bientôt, madame Rivoire, qui me tutoyez et m'embrassez parce que vous m'avez connue huit jours, mais dont j 'emporte le précieux secret : une recette de la vraie bourride. Vous me dites : « A bientôt ! — C'est donc que je reviendrai, n'est-ce pas ? Vous en êtes sûre ? Merci. »

Quelle assurance en effet contre le destin, ces « Au revoir », ces « A bientôt », que se disent les pauvres humains, si peu assurés de participer au jour suivant ! Je reviendrai ? C'est bien possible, mais pouvez-vous me promettre que je ramènerai ici, dans mes robes légères de l'été, cette enfant joueuse, riant de voir la vague mordre ses pieds nus et le soleil plaquer une rude main brune sur sa gorge découverte? Je reviendrai... Oui, oui, on revient toujours, ne serait-ce que pour s'asseoir à une place chérie, sous un pin au bord de l'eau et y chercher, là où l'on ramassait les mauves coquillages, le souvenir d'une heure de joie qu'on ne retrou­vera plus. Jamais plus.

Je reviendrai... Quand ? Comment ? Avec qui ?

Il y a une petite fille que j 'aime, que j'aime tant qu'elle vient tout de suite dans mon cœur après l'amour. Elle a de beaux yeux

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pensifs et une âme délicieuse. Toute petite déjà, elle avait cette sensibilité et à six ans, elle savait regarder souffrir et consoler, ce qu'ignorent tant de vieillards.

Bien souvent, j'ai pensé que j'aurais voulu me mettre comme en rempart entre la vie et elle pour lui en épargner les blessures ; pourtant, on me dit que je lui ai fait du mal en lui donnant mon amour des chimères, mon mépris des conventions, ma pitié éter­nelle et immense. Heureusement elle a des forces qui me man­quent et qui font qu'elle souffrira moins. Heureusement elle a des faiblesses, de ces faiblesses puériles qui reposent d'être trop forte. Ses faiblesses sont les miennes et quand je me vois dans son âme, je devine ce qu'elle sent et elle sent ce que je pense.

Ma petite aimée, je suis jalouse si l'on t'aime et je méprise ceux qui ne savent pas t'aimer. Oh, que nul jamais ne te cause de chagrin, il n'aurait pas grand mérite, tu es si vite, toi aussi, blessée à moit ! Jamais je ne t'avais sentie si bien, si vraiment ma sœur. Mais l'autre soir, à ce thé, tu as pleuré parce que nous étions trop gaies ; parce que moi-même je riais trop fort et débi­tais cent bêtises, comme une folle.

Dis-moi, ma douce, quelle affreuse solitude d'âme as-tu res­sentie à ce moment-là ? Va, tu peux me la confesser, je la connais, mais elle ne s'exprime que dans les larmes. Après nous avoir tordu le cœur, elle nous déborde des yeux, elle éloigne de nous et rend semblable à un étranger l'être le plus chéri. C'est alors que nous nous trouvons vraiment comme le voyageur égaré dans le désert : seules avec notre âme affreusement blessée.

Lorsque j'avais quinze ans, moi non plus je n'aimais pas cette gaîté bruyante et lorsque je me trouvais en contact avec elle, comme toi ma petite fille, je devenais triste infiniment. Comme toi l'autre soir, on disait que j'avais mauvais caractère et qu'on ne m'amènerait jamais plus en visite. Et personne, personne ne comprenait. Oh, pourquoi toi aussi ?

Patou, nous sommes deux fous aujourd'hui ! Mon bon chien, comme j'ai été heureuse de te retrouver au retour du voyage, allongé au seuil de la petite maison, comme si depuis quinze jours, tu n'avais fait que cela : attendre tes maîtres !

Quels bonds, quels gémissements de joie, lorsque tu nous

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as vus paraître en haut de l'escalier rustique ! T u n'étais plus qu'une chose dansante et tendre et durant tout le temps que j'ai mis à me déshabiller, j 'ai eu la caresse de ta langue chaude sur mes mains et celle de ton regard affectueux sur mon visage.

Maintenant je vais, je viens, je dis bonjour à tout, je revois la lapine Poupougne et ses huit petits, jolies boules de velours taupe ; je goûte aux dernières figues mûries pendant notre absence, j 'admire les grains brunis de la vigne vierge et je vais dans le pré pour savoir si les toutes petites fleurs mauves que j'aimais ne se sont pas flétries sous tant de soleil.

Je vais te raconter : d'abord on a très bien fait de ne pas t 'em­mener ; tu n'aimes pas l'eau, tout le monde sait ça, tu aurais eu grand-peur à nous voir nous jeter dedans et y jouer... T u te serais sauvé, la queue entre les pattes, tout ton poil hérissé. Alors de quoi aurais-tu eu l'air quand le grand chien-loup de la Guite se lançait hardiment dans la vague pour repêcher la sandale de sa maîtresse ? J'aurais eu honte de toi ! Et puis tu sais, c'était plein de chats, ce pays. La chatte du père Plantade avait trois petits et s'accrochait au museau de tous les chiens qui s'appro­chaient. Je te connais, tu es courageux, tu te serais battu tout le temps et tu aurais fini par manger les chatons comme tu manges les petits lapins ou les œufs du jour, quand tu en trouves.

N 'y pense plus. Puisque nous voici revenus, reprenons nos bonnes courses. Viens, Patou ! Attrape-moi... Ah, tu me mords, méchant ! Lâche ma robe, tu vas la déchirer ! T u sais bien, c'est ma robe- rouge et blanche que j 'aime tant ? Cours seulement après moi en faisant de grands sauts, j'aurais l'air d'avoir peur et de me sauver et tu croiras vraiment que je ne pense qu'à jouer avec toi... T u ne vois pas, mon bon chien naïf, que celui que j 'aime me regarde et que je sais que je lui plais, quand je cours ainsi, toute blanche dans du soleil ?

Je n'aimais pas les bêtes avant de connaître Patou, ou si je les aimais, c'était de loin, vaguement, craintivement presque, comme j'aime encore aujourd'hui les enfants. Depuis Patou je les comprends, je sais leur parler, deviner leurs besoins, leurs soucis, . leurs joies.

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La première bête qui m'a été familière fut un vieux chien très laid, appelé Médor, qui venait de la ferme voisine où on le soignait mal, mendier devant ma porte. Je lui servais une soupe réconfor­tante et il s'allongeait ensuite à mes pieds, sur la terrasse où le soleil, trop fort pour ses vieux yeux, faisait cligner ses paupières lassées.

Un jour, il ne vint pas, je l'appelai en vain et le cherchai dans les pinèdes voisines, puis j'appris par lui l'ingratitude des hommes à l'égard des bêtes, en le découvrant pendu aux poutres du pla­fond, dans une grange abandonnée. La brute de paysan, son maître qu'il avait gardé et servi fidèlement pendant dix ans, m'avoua que c'était tout ce qu'il y avait à faire de lui, « vu qu'il devenait sourd et qu'il n'était plus bon pour la garde ». Le proverbe de terroir ne disait-il pas d'ailleurs : « Trois ans jeune chien, trois ans bon chien, trois ans bon à rien ? »

Après lui, je connus l'éphémère et tumultueuse tendresse d'un splendide loulou blanc qui, s'étant perdu, m'avait suivie un soir où je revenais de Château-Gombert. Pendant quinze jours, à son aise comme chez lui, il emplit l'étroit jardin de ses bonds joyeux et de ses courses folles, ne semblant avoir d'autre désir que de rester avec moi. Un matin, son possesseur ayant su où il était, vint me le reprendre et, cette fois, j'appris que les bêtes, elles aussi, pouvaient être ingrates, car ivre de joie, il me quitta sans un regard, me refusant la dernière caresse que je sollicitais avec des larmes de regret aux yeux. Je lui ai pardonné depuis, en songeant que je n'avais pas été son premier maître.

Et puis, quelques jours après, je te connus, Patou. De toi non plus, je n'étais pas le premier maître. T u m'as pourtant si vite aimée et pour longtemps. Patou ! Quel saint, quel sage, quel héros antique a voulu l'abri de ton rude pelage de chien briard pour y revivre, si pur, si noble, si philosophe, si courageux, si tendre, si intelligent ?

T u étais né loin de moi et je ne t'ai pas connu au temps où tu trottinais, petit chien lourd parmi les soldats, dans un can­tonnement de l'Oise. Ni lorsque quelqu'un t'emporta, boule de laine, sous sa capote de guerrier, pour te laisser à Marseille, en pleine ville, au troisième étage d'une maison, chez une vieille femme qui n'aimait pas les chiens et qui t'appela Turc.

Turc ! Pourquoi pas, ô Pelléas, te nommer Sganarelle ! Toi, créé pour les grandes courses et la griserie de toutes les odeurs

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campagnardes, tu avais l'air bien malheureux, blotti sous la table, dans une sombre cuisine dont tu grattais rageusement le sol rouge, pour tâcher de sentir un peu de terre !

C'est là que je vins te chercher, pauvre bête qui ne sortait jamais et qu'affola les bruits de la rue, pour t'emmener vers ces nouveaux maîtres dont tu ignorais tout. Longtemps, dans le tramway dont le terrain mouvant se dérobait sous toi, tu restas haletant, la queue basse, les yeux tristes et tirant jusqu'à t 'étran-gler sur ta chaîne. Cependant, je passais doucement ma main sur ta tête pour te calmer et je t'expliquais à voix basse que tu allais à présent habiter la campagne et que tu serais bien plus heureux. Je pense que tu dus me comprendre, car alors, te dres­sant, tu posas tes pattes sur ma poitrine et lécha d'une timide langue, mon visage penché vers toi. Ton beau regard se fixa lon­guement dans le mien et je compris à cette minute que tu me donnais ton amitié.

Et c'était vrai. Puisque cette amitié n'a jamais failli, puisque tu me préfères à tout, même aux courses enivrantes à travers les belles collines provençales, même aux jeux avec d'autres chiens, même à ta soupe savoureuse qui a cependant une si grande part dans tes soucis de chaque jour.

Ce fut le beau moment alors ! T u commenças à vivre chez nous, en chien libre qui ne connaît ni le collier ni l'attache. C'était ton nom : « Patou, chien libre ». Le domaine en friche et sans clôture, le domaine des quatorze oliviers, était ton terrain de jeu ; tu possédais pour champ de courses les prairies, les routes et les jardins ; à mon appel, sautant les murs bas et les barrières épineuses, je te voyais t'élancer, bondissant, à travers un hectare de jeune blé.

Hélas, mon beau chien heureux, tu fis tant de sottises qu'il fallut bien te surveiller. Les paysans venaient se plaindre parce que les canards disparaissaient mystérieusement la nuit des pou­laillers ; on te jeta des pierres, tu revins le museau en sang. Je me disputai pour toi et je payai pour la mort de plus de canards que tu n'aurais pu en manger. On te menaça de la fourche, je jurai de mettre le feu aux meules de paille, à la ferme, à la maison, si on te tuait ! Rouge, criarde et les cheveux au vent, j'égorgeais mentalement le fermier, sa femme laide et leurs quatre enfants morveux, plutôt que de te perdre !

Alors je connus seule la puissance de destruction que tu recé-

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lais : dans le jardin, le linge mis à blanchir sur l'herbe disparut méthodiquement ; je dus te reprendre à la course les mouchoirs que tu enlevais comme un taureau les capes rouges et les chaus­settes dont tu faisais une patiente dentelle. Si je t'enfermais à la maison, tu te rattrapais en jouant à semer dans toutes les pièces le duvet des coussins éventrés ; ou bien, dans une danse de scalp, c'était les pantoufles que tu emportais en triomphe pour en dévo­rer les bouts ; les pyjamas • mis en lambeaux, sagement, comme pour une utile charpie qu'on retirait le soir de ton repaire.

Attaché dehors, tu t'étranglais à la chaîne ou tu rongeais ta corde pour te libérer ; tu chipais les œufs frais pondus, devant les yeux épouvantés des poules ; tu volais un gigot dans le placard fermé (je n'ai jamais vu de chien ouvrir si bien les placards !) T u t'échappais à l'heure du sommeil, tu égorgeais un lapin pour me l'apporter tout sanglant sur les genoux. Que de sottises, que de sottises, mon pauvre chien !

Enfin tu devins raisonnable. T u appris à défendre, sans y toucher, les basses-cours peureuses ; à soupirer auprès d'un rôti sans y mordre ; à respecter les chaussures ; tu appris, hélas, à supporter l'horreur du collier infamant et de la pesante chaîne, tu devins un chien civilisé et cela nous attrista, tant tu semblais avoir été naturellement créé pour la liberté.

Quelle joie maintenant quand on te détache et que, fou, tu cours dans le vent qui rebrousse tes poils ! T u épuises en bonds fantastiques la jeune élasticité de tes muscles, puis, pour te récon­forter, tu cueilles une à une, délicatement, les figues mielleuses mises à sécher au soleil de septembre, sur la claie où, chaque soir, grâce à toi, on en compte moins que la veille.

Si quelque incrédule s'étonne de voir un chien manger des figues, c'est qu'il ne t'a pas surpris comme moi, à choisir les fraises les plus rouges, suivi gravement au long de la bordure par tes élèves en maraude, respectueux de ton droit d'aînesse : Bobette la chienne, Zizi, la poule naine, Pivolo le blanc pigeon familier, eux-mêmes escortés par la foule timide de tous les pigeons.

T u avais trois ans, quand nous t'avons donné Boubou. Elle est de ta famille et ne te ressemble pourtant pas (toujours cette vieille histoire de ta mère, louve de pure race, qui se compromit

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avec un Briard). De ce labri rustique amené sur le front par quel­que paysan, tu as pris ton poil rude et dru, tes larges oreilles tom­bantes, tes candides yeux intelligents sous la frange des sourcils en désordre. Toi, tu es Patou, l'ami du berger et son aide, celui qui mord les brebis aux cuisses quand elles n'obéissent pas ; tu es aussi le bon chien de Chanteclair, « celui qui sait regarder pleurer ». T u es le père de la lignée, nous l'avons voulu ainsi, ton nom de famille est « Tchoutche » et les petits qui naissent de toi sont tous de petits Tchoutches.

Elle, c'est « Bobette, Boubou, Bout-de-Bibi » ou encore « La Princesse en or » ou « Tsara la blonde ». Elle est fine, mince comme une bête sauvage ; sa robe est élégante, dorée, soyeuse, ses courtes oreilles effilées se dressent, mouvantes, au moindre bruit. Son museau est pointu et ses dents acérées ; sous des paupières aussi longuement fendues que celles des antilopes, ses yeux faux, où nagent des étincelles sur un métal en fusion, s'ouvrent avec la nonchalance de ceux des tigres.

Qu'est-ce que tu as pu grogner à son arrivée ! Elle te prenait pour sa mère qu'elle venait de quitter et se fourrait sans cesse sous ton ventre pour te têter. T u la fuyais en montrant les dents et il fallut te gronder sévèrement pour que tu la supportes. Elle était bien agaçante, c'est vrai, petite boule de poils bourrus, tou­jours en promenade, lourde comme un jeune ours, roulant et pissotant partout, mordillant tout sur son passage et s'arc-boutant soudain sur ses pattes courtes, d'un air rêveur, pour jeter un aboiement aigu à vous percer les oreilles.

Il te fallut longtemps pour l'adopter, tu étais jaloux de l'atten­tion que nous lui donnions et tu disparaissais hargneusement dès qu'on s'occupait d'elle. Mais quand on t'eut longuement expli­qué à l'oreille qu'on t'aimait mieux, toi, et que tu l'eus compris, tu devins pour la Boube, le plus indulgent des compagnons de jeu. Paternel, tu te laissas héroïquement mordiller les oreilles et les pattes, voler les os les mieux garnis et c'est depuis que tu commenças à aimer, comme un vice, le plaisir de lui chercher les puces, plaisir qu'elle te réclame obstinément quand tu l'oublies.

Quelque six mois plus tard, parvint à tes narines l'odeur mys­térieuse et toute puissante qui guide le vol pressé des papillons lointains vers la femelle prisonnière. Et maintenant vous voilà devenus un ménage, un bon et sérieux ménage, lié par la vie commune et les enfantements.

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Pour dire vrai, je crois bien qu'au début, Patou, et par erreur (ils ressemblaient tant à des lapereaux !) tu mangeas les petits nés de toi... car on resta longtemps à en attendre, mais du jour où Boubou fut isolée, on fut envahi par de minuscules Tchout-ches, tout ronds, tout lourds, ravissants, avec de grands yeux naïfs et d'humides museaux à délicieux parfum de lait.

Hélas, un jour Patou, tu seras un vieux chien bien avant que je ne sois une vieille femme, puisque celui qui mesura notre temps, m'en promit plus à moi qu'à toi. J'ai peur, en pensant que je pour­rais te voir mourir, car si j'écris que j'aime Boubou, la mobile et sa gracieuse brusquerie, comment nommerai-je la tendresse profonde que j'ai pour toi, mon Patou, le plus pur, le plus noble, le plus fidèle ami ! Pour toi qui, dans la transmigration des âmes, dut choisir d'être chien par dégoût d'être homme.

T H Y D E MONNIER. (A suivre.)