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Mode de recherche, n ° 2. à asseoir leur légitimité. Pour la simple rai- son qu’il n’existe pas un luxe immuable, il importe ici, entre autres avec la question des patrimoines, d’en saisir les contours, les limites et les mutations. Ce numéro dessine les prémisses d’une réflexion plus nourrie sur le luxe, à l’occa- sion de l’ouvrage collectif que publiera l’IFM en novembre 2004, où seront réunies les contributions de chercheurs internatio- naux et pluridisciplinaires. Editorial Si de nos jours le luxe se décline avec la commercialisation de biens et de services sous l’égide de marques prestigieuses, fran- çaises ou étrangères, il n’en a pas toujours été ainsi. Il suffit de rappeler que le luxe fut d’abord associé durant le Moyen-Âge aux impératifs d’honneur de la chevalerie ; ensuite, à l’obligation de représentation dans la société de cour ; enfin, avec l’essor du capitalisme, aux signes ostentatoires de la bourgeoisie industrielle. Ce détour histo- rique dépasse la simple curiosité. En effet, aujourd’hui, l’argumentaire des marques de luxe mobilise le passé et renvoie à des valeurs culturelles et historiques destinées Publication semestrielle - juin 2004 Luxe et patrimoines CENTRE DE RECHERCHE INSTITUT FRANÇAIS DE LA MODE Dossier/ Luxe et patrimoines Entretien/ Geneviève Teil Le luxe comme objet des sciences sociales Luxe : patrimoine ou capital de marque ? Marie-Claude Sicard Le patrimoine des industries du luxe : Bernardaud et Baccarat à l’heure de la valorisation Eugénie Briot De la vitrine au musée : la relation entre la marque et son patrimoine Bruno Remaury Le luxe dans le prisme des systèmes d’informations Laurent Raoul Note de lecture Olivier Assouly Etats de la recherche Publications Abonnement gratuit 3 4 23 39 41 47 12 16 20 33

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Luxe et patrimoine

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à asseoir leur légitimité. Pour la simple rai-son qu’il n’existe pas un luxe immuable, ilimporte ici, entre autres avec la questiondes patrimoines, d’en saisir les contours, leslimites et les mutations.Ce numéro dessine les prémisses d’uneréflexion plus nourrie sur le luxe, à l’occa-sion de l’ouvrage collectif que publieral’IFM en novembre 2004, où seront réuniesles contributions de chercheurs internatio-naux et pluridisciplinaires.

Editorial

Si de nos jours le luxe se décline avec lacommercialisation de biens et de servicessous l’égide de marques prestigieuses, fran-çaises ou étrangères, il n’en a pas toujoursété ainsi. Il suffit de rappeler que le luxe futd’abord associé durant le Moyen-Âge auximpératifs d’honneur de la chevalerie ;ensuite, à l’obligation de représentationdans la société de cour ; enfin, avec l’essordu capitalisme, aux signes ostentatoires dela bourgeoisie industrielle. Ce détour histo-rique dépasse la simple curiosité. En effet,aujourd’hui, l’argumentaire des marques deluxe mobilise le passé et renvoie à desvaleurs culturelles et historiques destinées

Publication semestrielle - juin 2004

Luxe et patrimoines

CENTRE DE RECHERCHEINSTITUT FRANÇAIS DE LA MODE

Dossier/Luxe et patrimoines

Entretien/Geneviève Teil

Le luxe comme objet des sciences sociales

Luxe : patrimoine ou capital de marque ?

Marie-Claude Sicard

Le patrimoine des industries du luxe : Bernardaud et Baccarat à l’heure de la valorisation

Eugénie Briot

De la vitrine au musée : la relation entre la marque et son patrimoine

Bruno Remaury

Le luxe dans le prisme des systèmes d’informations

Laurent Raoul

Note de lectureOlivier Assouly

Etats dela recherche

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Abonnement gratuit

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Entretien/Geneviève Teil

Le luxe comme objet des sciences sociales

Luxe : patrimoine ou capital de marque ?

Marie-Claude Sicard

Le patrimoine des industries du luxe : Bernardaud et Baccarat à l’heure de la valorisation

Eugénie Briot

De la vitrine au musée : la relation entre la marque et son patrimoine

Bruno Remaury

Le luxe dans le prisme des systèmes d’informations

Laurent Raoul

Note de lectureOlivier Assouly

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Le Centre de Recherche de l’IFM bénéficie du soutiendu Cercle Jean Goujon qui regroupe les entreprisesmécènes de l’Institut Français de la Mode :

CHANELDISNEYLAND PARISFRANCE PRINTEMPS

GROUPE ETAMKENZO

L’ORÉAL PRODUITS DE LUXEVIVARTE

YVES SAINT LAURENT

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Dossier/Luxe et patrimoines

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L’argumentaire des maisons de luxepuise dans le passé des valeurs culturelles et historiques fondatrices.L’objectif est ici d’identifier les enjeuxautour des patrimoines, d’en saisir lescontours, les limites et les mutations.Précédé d’un entretien sur la place du luxe au sein des sciences sociales,ce dossier s’achève avec une biblio-graphie sélective sur le luxe.

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donc des moteurs de la structuration socialedes goûts. Ils sont spécifiques de cesclasses parce qu’ils sont chers et sont doncde ce fait réservés aux personnes qui ont lapossibilité économique de se les acheter.Les élites sociales ne consomment pas quedes produits chers et les produits chers nesont pas seulement consommés par lesélites sociales. La définition des produits deluxe rassemble donc tous les produits chersque ne consomment que les élites sociales.Une telle définition présente deux incon-vénients. Si elle épouse assez bien les définitions deces produits par des acteurs qui ne les con-somment pas, elle s’oppose aux définitionsd’acteurs aussi centraux que les clients duluxe qui disent apprécier ces produits, oules producteurs pour lesquels ce sont desproduits de très haute qualité. Son premierinconvénient est donc de donner a prioriraison aux acteurs qui sont les moinsengagés dans une connaissance intime deces produits. Le second inconvénient consiste à vider le produit de luxe de toute qualité sub-stantielle pour n’en faire qu’un signe. Toutle considérable travail de fabrication estréduit à la production de la cherté et de larareté, deux caractéristiques pour lesquellesles fabricants apparaissent gaspiller uneénergie considérable. Et toutes les incerti-tudes des consommateurs de produits deluxe sur les qualités de ces produits sontelles aussi a priori écartées de la probléma-tique.Cette définition fait alors émerger unsoupçon. En épousant le point de vue desopposants qui dénoncent l’existence desproduits de luxe et en vidant de tout con-tenu les arguments de leurs partisans, elledonne raison aux premiers et se rendinvérifiable.C’est pour éviter les difficultés que posentces définitions a priori des produits de luxeque nous avons tenté d’aborder différem-ment cette question en évitant deprésupposer une nature intrinsèque auxproduits de luxe, leur qualité ou leur capa-cité à alimenter la différenciation sociale

Geneviève Teil, chercheur en sociologie àl’INRA, s’intéresse aux questions de la circulation marchande des produits dequalité, du goût des consommateurs, et desprescriptions relatives à la consommation.Elle a notamment rassemblé son attention,au fil de colloques et de publications, sur laproblématique des produits de luxe. Auteurde l’ouvrage De la coupe aux lèvres –Pratiques de la perception et mise enmarché des vins de qualité (EditionsOctarès, Collection Applications de l’an-thropologie, Toulouse, 2004), elle anime legroupe de travail Mise en Marché qui s’estdonné comme but de réunir les efforts desparticipants pour produire une analysepragmatique du fonctionnement desmarchés.

Olivier Assouly : De quelle manière les sciences sociales ont-elles jusqu’à présentconsidéré la question du luxe ?

Geneviève Teil : En sociologie, la questiondu luxe telle qu’on la trouve chez Veblen,Bourdieu, par exemple, est reliée à celle dugoût car le luxe est souvent entenducomme un goût particulier, un goût d’élitessociales.

O.A : Quelles sont les difficultés que posecette définition sociale du luxe comme goûtdes élites ?

G.T : Le luxe y est étroitement lié au goût etaux pratiques de consommation des élites.Les produits de luxe sont des produits deconsommation des élites qui marquent leurspécificité en matière de goût ; ce sont

Entretien/Geneviève TeilINRALe luxe comme objet des sciences sociales

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des goûts, et en cherchant au contraire à savoir comment les acteurs cherchaient à en faire une catégorie particulière de produits.

O.A : Comment faut-il alors reposer la question du luxe ?

G.T : Pour aller plus loin, il faut creuser laquestion du goût depuis laquelle la socio-logie envisage celle du luxe et donc lesthéories du goût. Le mot goût est très poly-sémique. Il faut donc bien préciser ce qu’ilrecouvre à chaque fois.En sciences humaines, le goût d’une per-sonne ou d’un ensemble de personnesdésigne leurs préférences pour certaineschoses, autrement la manière dont ilshiérarchisent certains objets. Cette capacitéà classer selon un ordre hiérarchique esttenue pour propre aux acteurs : ils font des« jugements de valeur ». Etant propre auxacteurs, cette capacité est traitée par desdisciplines qui s’occupent des phénomènespropres aux acteurs, les sciences humainesen général, la psychologie et la sociologieen particulier.La sociologie a rapproché ces hiérarchiesd’objets des hiérarchies sociales et produitdes interprétations qui tentent d’expliquercomment les objets participent à la hiérar-chisation sociale. L’imitation et la distinctionsont les deux grands mécanismes sociauxqui permettent d’expliquer d’une part laconstitution de classes de préférences pro-pres à des classes de personnes et d’autrepart la hiérarchisation de ces classes.Mais le goût n’est pas seulement unphénomène social d’imitation ou de distinc-tion où les personnes auraient des goûtsentièrement déterminés par les autres. Cequi suppose qu’elles ne feraient querépéter ce que certains acteurs socialementhiérarchiquement supérieurs, toujours vuscomme de bons prescripteurs d’opinion,leur diraient de préférer. Les préférencesdes personnes s’appuient aussi sur leur perception sensorielle individuelle,indépendamment de toute écoute des prescriptions sociales.

La sociologie a donc proposé des méca-nismes d’incorporation, l’habituation ou lafamiliarisation notamment – on aime ce quel’on connaît déjà. La psychologie sociale deson côté a plutôt opté pour des méca-nismes de conditionnement – on se met àaimer ce qui est valorisé par d’autres. Dansles deux cas, ces mécanismes ont pour butd’expliquer comment des préférencessocialement construites – car liées auxhiérarchies sociales – sont redoublées pardes mécanismes d’incorporation qui trans-forment les préférences sociales enpréférences sensorielles. C’est pourquoipour la sociologie, les préférences sen-sorielles des acteurs ne sont qu’une illusiondes acteurs qu’il ne faut jamais croire carelles ne sont que le résultat de l’incorpora-tion de préférences socialement construites.Même si les acteurs disent qu’ils aiment lesproduits de luxe, cet amour des produits deluxe n’est qu’une illusion, car l’objet deluxe n’est qu’un objet prétexte qui ne faitque permettre le fonctionnement desmécaniques sociales d’imitation et de dis-tinction. Pour reprendre les mots deBourdieu, les objets objectivent les rela-tions sociales, ils sont notamment desillusions sensorielles objectives. Il reste quecette objectivation suppose un mécanismetrès fort, l’incorporation qui assure la trans-formation de déterminations sociales endéterminations sensorielles. La sociologiesuppose les mécanismes d’incorporation ;mais elle ne s’est pas vraiment préoccupéede comprendre comment ils fonctionnentou s’ils sont les seuls. C’est plutôt vers lapsychologie ou la physiologie du goût qu’ilfaut alors se tourner.

O.A : La psychologie et la physiologie sont-elles parvenues à proposer une explicationdu ou des fonctionnements de l’incorpo-ration?

G.T : Dans ces deux disciplines, ces méca-nismes d’incorporation, conditionnementou habituation, reposent tous sur unemême hypothèse selon laquelle il y auraitdeux registres sensoriels distincts de saisie

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Personnellement, dans les différentesexpériences de dégustation que j’aimenées, je n’ai jamais observé de lien sys-tématique entre des registres permettant declasser et des registres permettant dedécrire dans les commentaires que les per-sonnes pouvaient faire des produits quileur étaient soumis. Quand on fait com-menter des produits, les personnes peuventles classer les uns par rapport aux autres,les évaluer dans l’absolu ou encore lesdécrire, ce qui revient souvent à faire l’in-ventaire de leurs différences. Le lien cachésupposé par la physiologie est finalementassez rare à observer (ce qui ne veut pasdire qu’il n’existe pas). Mais de plus, quandce lien existe, il est problématique : les per-sonnes se demandent souvent de quelpoint de vue elles doivent juger. Doivent-elles se fonder sur elles-mêmes, sur ce quetout le monde en pense, sur ce que prétendl’objet ? Elles se demandent aussi si ellesont bien tout perçu, s’il ne faudrait pas ensavoir plus, etc.Par ailleurs, Rozin, un psychologue social,s’est attaché à mieux cerner les mécanismesd’incorporation, à savoir si la familiarisationet le conditionnement sont les seuls,quelles sont leur efficacité, etc. Il a abouti àun résultat persistant : la familiarisation nefonctionne pas bien. Les enfants n’ont pasles goûts de leurs parents, l’habituation nereproduit pas les goûts, la valorisation parles parents ne permet pas de rendre lesproduits désirables. Mais alors c’estl’ensemble de la mécanique qui se fissure.Et si les mécanismes sociaux sont peu per-formants, on peut à nouveau penser que laperception sensorielle n’est pas qu’une illu-sion sociale et que les acteurs participent àleurs préférences ou du moins qu’ils peu-vent être une source d’information.De plus, si l’on demande aux acteurs dedonner leurs préférences, de les relier auxcaractéristiques des produits, on constateque les hypothèses centrales de la phy-siologie du goût à propos de la présence etde l’articulation des signes sensorielshédonistes ou non hédonistes sontrarement observées. Les acteurs n’ont pas

de la réalité : d’une part, un registre de per-ception de la variété des caractéristiquessensorielles distinctes non hiérarchisées, lesucré le salé, le rouge le jaune, le piquant,le rugueux etc. ; de l’autre, l’hédonisme oula perception du plaisir, qui serait un sup-port sensoriel permettant de hiérarchiser.Le premier est un registre de description dumonde, grâce auquel on peut avoir uneconnaissance de ce qui le constitue. Le second est un registre d’évaluation grâceauquel les personnes font leurs jugementsde valeur sur le monde et sur lequel s’exer-cent le conditionnement et l’habituation.Ces deux registres sont considérés commesuperposés : le registre de description nonhiérarchique informe le registre hédonisted’évaluation qui lui associe une valeur.Mais, comme le registre hédoniste est sensi-ble aux influences inconscientes, enparticulier aux influences sociales, la valeurattribuée aux choses est donc sociale. C’est ainsi, selon ces chercheurs, que bienqu’ils ne le sachent pas, les évaluations desacteurs n’échappent jamais aux influencessociales et donc à l’imitation et la distinc-tion. Dans la mesure où le goût ne sauraitéchapper au social, toute consommationcomprise comme le signalement d’un goûtest donc socialement produite et reconduiteindépendamment de ses caractéristiquespropres. En particulier les goûts de luxe, etdonc la consommation des produits deluxe, sont interprétés comme le résultat demécanismes de différenciation sociale. Et en aucun cas, on ne peut se fier auxacteurs pour comprendre l’amour desobjets de luxe ni leur économie, puisqueles préférences sont irrémédiablement desillusions.

O.A : Cette hypothèse est très largementrépandue. A-t-elle été empiriquement vérifiée ?

G.T : La physiologie et la psychologieutilisent pour justifier cette différence denature, le fait que ces perceptions s’opèrentdans des lieux différents du cerveau, maiscoordonnés.

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toujours de préférences, ne savent pas tou-jours ce qu’ils aiment et ces préférencesn’ont que rarement la stabilité qu’on leurprétend. En particulier, l’hypothèse du lienentre perception descriptive et évaluativesemble nécessiter, là où elle est observable,par exemple chez les sommeliers dans certains jurys d’expertise sensorielle, unappareillage considérable de la perception.Dans l’immense majorité des cas, ce lienn’est pas fait, ou pas de manière stable etreste parfois très problématique pour lesacteurs quand ce n’est pas un enjeu de leuractivité, comme dans le cas du marketing.

O.A : Que faire alors du registre de descrip-tion et du registre de l’évaluation ou dujugement ?

G.T : Il semble plutôt que ce soit deuxmodalités différentes de saisie desphénomènes sensoriels. La description estune technique analytique de différenciationnon hiérarchique d’objets. Elle multiplie etordonne les qualités dans des classificationshorizontales pour reprendre l’imagerieéconomique. L’évaluation est une tech-nique de hiérarchisation qui nécessite unpoint de référence externe pour produireune mesure, une distance ou un ordre entreces points. Un exemple, pour hiérarchisertrois odeurs, il faut – au moins – un pointexterne à ces trois odeurs, comme uneodeur différente des trois que l’on va pren-dre pour référence pour évaluer la plus oumoins grande ressemblance entre elle et lestrois autres. Plus une description est fineplus elle produit de la différence au seind’objets similaires. Plus une évaluation estpuissante, plus elle permet d’ordonnerd’objets hétérogènes. On observe ces deuxopérations de qualification des choses dansles commentaires que produisent les per-sonnes sur les choses. Mais elles ne sontpas toujours toutes les deux présentes. Ellespeuvent cependant parfois être finemententremêlées et s’appuyer mutuellement. En s’intéressant donc aux techniques dedescription, de jugement, bref aux moda-lités d’énonciation des personnes sur les

choses, on peut donc espérer arriver à unenouvelle interprétation des phénomènesliés au goût et donc au luxe. Mais il faut alors reconsidérer en particulierl’activité de tous les professionnels de l’ex-pertise des choses comme les critiques, les producteurs ou artistes, ou même leschercheurs. Tous les acteurs, y comprisceux en charge d’une définition non socio-logique de la valeur des perceptions, leschercheurs, les musicologues, les œno-logues, les sémiologues, etc., qui étaientréduits à n’être que les éléments de lacheville ouvrière de la sociologisation desgoûts.Pour ce qui concerne le luxe notamment,les producteurs peuvent maintenant êtrevus comme des personnes cherchant à pro-duire des choses de qualité, qu’il s’agisse devoitures ou d’art. Cette intention qu’ilsaffichent n’a plus à être jugée a priori par lechercheur comme vraie ou fausse, maiscomme un désir à la réalisation incertaineet nécessitant la mise en œuvre d’une acti-vité dont on peut toujours parfairel’efficacité. De la même manière les choixopérés par les acheteurs ne sont plus à dis-qualifier d’entrée comme illusion, maisdoivent être interrogés.

O.A : Quelle autre définition génériquepeut-on proposer du luxe ?

G.T : Le point de vue de recherche quenous proposons aboutit donc à suspendreles hypothèses sur le goût et lespréférences pour revenir en arrière etétudier la manière dont les acteurs saventou non ce qu’ils aiment, ce qui est beau,mais aussi la manière dont ils s’interrogentet produisent leurs préférences, les nuancestrès fines sur la référence (style, mon goût,celui des autres) qu’ils peuvent fairelorsqu’ils portent des jugements sur les pro-duits. Mais si le goût apparaît plusproblématique, le goût du luxe et donc desélites sociales devient tout aussi incertain.Ainsi, du point de vue adopté, le luxe n’estdonc pas un donné qu’il appartient auchercheur de cerner finement, mais un

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besoins, des désirs des qualités parti-culières à ces produits. Ils sont alors trèssouvent décrits comme étant des acheteursdont les comportements d’achat ne sont pasfondés dans le produit. Mais le point de vueadopté montre que ce comportementd’achat n’est pas le résultat de caractéris-tiques propres aux acteurs ! Il est le résultatde l’absence de prises sur la demande quecomporte la mise en marché du luxe.

O.A : Comment doit-on comprendre laréférence constante des acteurs du luxe etnotamment des producteurs à la notion dequalité (matériaux, rareté, traditions,authenticité, savoir-faire) ?

G.T : Pour la sociologie, le produit de luxeest un produit dont la consommation per-met d’asseoir une distinction sociale. Ladéfinition du produit de luxe ne reposedonc en rien sur les qualités propres à cesproduits. Or, il peut paraître curieux d’é-carter la question de leur qualité ou de laréduire à une illusion, surtout, comme c’estle cas dans le luxe, lorsqu’elle motive à cepoint l’activité des producteurs. Nouspréférons considérer la qualité des produitsde luxe non pas comme une illusion, mêmeobjectivée, mais comme une prétention. Etune partie du succès des produits de luxedépend de la capacité des producteurs àfaire reconnaître cette prétention, ce qu’ilsfont avec une étonnante ingéniosité dansl’usage des médias et des outils de commer-cialisation.

O.A : Suffit-il de produire un objet de qua-lité pour aussitôt parler de luxe ?

G.T : Il existe de nombreux produits ayantune prétention de qualité, comme le vin, lefromage, le sur mesure… les voitures. Tousne sont pas des produits de luxe. Dans tousles cas, les produits ont une prétention dequalité, mais la manière dont leurs produc-teurs tentent de la faire reconnaître n’estpas la même. Dans le cas du vin de qualité que nousavons étudié, les producteurs tentent de

résultat dont la délimitation dépend de l’efficacité de l’action des acteurs.Le luxe sur lequel j’ai centré mon analyseconcerne exclusivement des marchandisesde luxe qui sont vendues. Ces observationsfont apparaître une activité extrêmementciblée qui conduit à une délimitation prag-matique, fondée sur l’activité des personnesconcernées par le luxe et qui a pour résul-tat d’en faire un domaine différent desautres produits commerciaux.La mise en marché du luxe regroupe ungrand nombre d’actions et de procéduresde commercialisation qui a en commun detenter de produire l’accord entre les pro-duits et les consommateurs en le fondantsur la reconnaissance de l’excellence de cesproduits. Les acheteurs du luxe sont doncnotamment ceux qui reconnaissent cetteexcellence et en font un critère d’achat,mais aussi des acheteurs « décalés, quibricolent ou détournent » et achètent cesproduits indépendamment de l’intentiond’excellence dont ils sont chargés par leursauteurs.Ce déplacement de point de vue conduit àun déplacement de définition des produitsde luxe : ce sont ceux que leurs produc-teurs cherchent à vendre en tentant de fairereconnaître leur excellence. Cette délimita-tion par l’activité qui les différencie évite les inconvénients tant des définitions à par-tir des objets – produits excellents eneux-mêmes, produits juxtaposant des com-posants excellents de première qualité etc.– que des définitions par les usagers – pro-duits achetés par les acteurs en quête dedistinction sociale ou mus par des stratégiesimitatives, etc.Mais cette nouvelle délimitation n’est passans lien avec ces autres définitions.L’action menée pour faire exister ce secteurs’appuie sur une démonstration d’excel-lence des produits (jamais acquise audépart, c’est toute la différence avec les définitions à partir des objets ci-dessus), etaboutit à ne pas chercher à configurer unedemande particulière. Ce qui fait qu’il estimpossible de saisir les acheteurs de pro-duits de luxe par des goûts spécifiques, des

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faire valider leur prétention de qualité parun ou plusieurs critiques. Mais les critiquesne s’accordent pas sur l’évaluation des vins,ni du point de vue du jugement sensoriel,ni de celui des critères constitutifs de laqualité. Ensuite, le travail des critiquesrepose sur une activité intense de compa-raison et de jugement des vins danslaquelle ils multiplient les principes deréférence du jugement : leur goût, la qua-lité intrinsèque du produit, le style duproducteur, de l’appellation, etc. Nousn’avons pas trouvé trace de telles compa-raisons pour les produits de luxe,comparaisons qui paraissent mêmesaugrenues ; de plus, tous les journalistesapparaissent toujours comme des informa-teurs qui décrivent la qualité des produits etnon des juges. La différence entre les produits de qualité et les produits de luxe peut donc être cir-conscrite par la notion d’excellence quisuppose une qualité incomparable et quine doit donc pas être comparée. Les pro-duits de luxe semblent parvenir à fourniraux médias chargés de leur diffusion à lafois les produits et le style à l’aune duquelle produit convient d’être jugé alors quedans le cas des vins, le travail de jugementde la qualité dépasse très largement celuide la reconnaissance d’un style au sein d’uncomité de dégustation d’appellation.En revanche, à l’intérieur de chacune descatégories de produits sus-nommées, onpeut remarquer qu’il existe toujours unpetit ensemble de produits particuliers (lespremiers grands crus classés de Bordeaux,le Romanée Conti, le Grange australien, leVega Sicilia, etc. pour les vins par exemple,les Rolls Royce, Ferrari, Bentley, etc. pourles voitures), qui jouissent de réputationsquasi universelles de qualité supérieure etne font pas un grand usage de la critiquepour faire reconnaître leur qualité de pro-duits.

O.A : Vous vous situez donc à égale distancede ces deux définitions, mais sans les rejeterdéfinitivement ?

G.T : Le déplacement de point de vue derecherche que l’on effectue ici permet demontrer un point important. La définitionsociologique du luxe par la consommationostentatoire ou socialement classante appa-raît n’être que la reprise de la dénonciationde cette consommation par les non con-sommateurs du luxe. La définition du luxepar la qualité et l’excellence n’est autre quela reprise de l’intention des producteurs oude l’interprétation de la plupart des con-sommateurs. Que l’on reprenne l’une oul’autre de ces définitions revient à consi-dérer les efforts de qualification desdénonciateurs ou des partisans commeabsolument efficaces, ce que la persistancedes deux nie, ou bien à considérer a priorique l’une est vraie et l’autre fausse. Maisalors quel est le principe de hiérarchisationdes différentes activités des acteurs qui permet d’en décider ?

O.A : Que reste-t-il des courants sociolo-giques, depuis Veblen jusqu’à Bourdieu,qui faisaient du luxe un des pivots d’unethéorie de la distinction ?

G.T : Comme je le disais à l’instant, onretrouve ces définitions du luxe chez denombreux acteurs qui dénoncent le luxe.Mais aussi curieusement chez certainsacteurs qui participent à sa mise en marché.Comme c’est souvent le cas, les théoriessociologiques sont rapidement reprises parles acteurs et utilisées par eux pour com-prendre, expliquer, motiver leurs actions.C’est encore le cas ici.En effet, au contraire des sociologues, lesproducteurs du luxe prennent leur inten-tion de qualité très au sérieux et y ajustentleur action. Néanmoins, de nombreuxclients n’achètent pas - ou semblent ne pasacheter - les produits de luxe pour leurexcellente qualité. Pour comprendre cetécart, ces acteurs ont recours aux théoriessociologiques ou psychologiques qui four-nissent des motivations des acheteurs nonliées à la qualité des produits.

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Dans la perspective que nous adoptons,celle de la mise en marché, la question duluxe dépasse celle du goût ou plutôt ladéplace vers la question de la productionde la satisfaction. Si l’on analyse la manièredont les producteurs de luxe tentent d’in-duire la satisfaction envers leur produit, ons’aperçoit que leur commune prétention àune excellente qualité les amène à faire unemploi similaire de certaines techniquescommerciales et instruments de communi-cation.

O.A : N’y a t-il pas dès lors un risque à lierqualité et subjectivité du goût pour desobjets qui visent un degré de qualificationplus universelle ?

G.T : Le goût n’est pas intrinsèquementsubjectif. C’est une hypothèse très forte quefait là la sociologie. De notre point de vue,le caractère objectif ou subjectif dépend duformat objectif ou subjectif que veulent luiconférer les acteurs. Certains veulent avoirun goût indépendant de leurs propres carac-téristiques de goûteur, d’autres pensent quec’est impossible… cela dépend ! La pra-tique peut chercher à rendre le goût le plusdépendant ou le plus indépendant possibledu goûteur. Dans ce cas, il dira souvent quece goût est subjectif ou objectif. Mais c’estun résultat de leur action, pas une propriétéde nature du goût.

O.A : La qualité des produits de luxe est-elleune propriété objective, une donnée identi-taire? Comment cette qualification desproducteurs peut-elle ensuite être partagéepar les acheteurs ?

G.T : Ni propriété de l’objet, ni donnéeidentitaire du sujet du point de vuethéorique que nous avons adopté, bien sûr.En revanche, l’ensemble des moyensretenus pour assurer la mise en marchéd’un vaste ensemble de produits de luxecherche à conférer aux produits de luxeune qualité indépendante de leurs usagers,et qu’eux-mêmes appellent objective. Maiselle n’est pas objective en soi, elle est

O.A : La thématique du luxe est-elle duressort plutôt de la sociologie, de l’anthro-pologie ou de la philosophie ? Existe-t-il unescience plus à même que les autres pourtraiter de luxe en sachant que les objets deluxe sont eux-mêmes très divers ?

G.T : Poser la question comme une ques-tion de discipline revient à faire deshypothèses sur la nature du phénomèneque l’on observe. Si l’on évite, comme noustentons de le faire, de supposer a priori lanature des phénomènes que l’on observepour permettre une meilleure observationde l’activité des acteurs qui vise à leur con-férer des propriétés particulières, laquestion du luxe, mais plus généralementcelle du goût ou des activités humainescontourne ce fractionnement disciplinairepour privilégier l’observation des actionscollectives qui aboutissent à donner nais-sance à une catégorie particulière deproduits, les produits de luxe.

O.A : La question du luxe se laisse-t-elleréduire à celle du goût ? L’objet de luxen’existe-t-il qu’à travers les médiations dugoût ?

G.T : Le luxe est souvent défini par un goûtspécifique pour les produits dits de luxequi sont à leur tour définis comme étantceux des élites, si l’on est plutôt socio-logue ; les produits très chers, si l’on estplutôt économiste ; les produits de qualité,si l’on est technologue. Ces définitionsopposent trois explications de la satisfac-tion produite par les produits de luxe. Pourla première, ce sont les caractéristiques pro-pres aux produits qui font leur qualité etdonc la satisfaction de l’usager ; pour laseconde et la troisième c’est la capacitéclassante de ces produits par leur prix ouleur image. Nous ne disons pas que cesdeux définitions soient vraies ou fausses,mais elles ne sont que des cas particuliersde motivations ou d’interprétation desacteurs que leur expérience de ces produitsou les théories existantes leur permettentou non de confirmer.

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rendue objective par leur travail spécifiquede diffusion des jugements sur leur qualité.

O.A : Quelles sont les procédures ou activitéspar lesquelles les producteurs tentent defaire reconnaître la qualité de leurs pro-duits dits de luxe ? Quel rôle les médiasjouent-ils au sein de ce processus ?

G.T : Ces procédures sont à la fois fines etcomplexes. Elles visent à faciliter l’agréga-tion des reconnaissances de la qualitéintrinsèque des produits et donc indépen-dantes des « goûts » particuliers, tout encherchant à disperser les contestations enles renvoyant à la multitude des goûts par-ticuliers.Les médias sont très utilisés car ils sontéquipés pour produire de « l’information »sur les objets à une multitude de lecteurspeu différenciés. Le format de ces outils estdonc particulièrement bien adapté à laprocédure de mise en marché du luxe.

O.A : Quelle est la spécificité de ce luxe àstrictement parler français ?

G.T : Concernant le lien entre France etluxe, il semble que cette mise en marchésoit un savoir-faire français de commercia-lisation que l’on ne retrouve pas aux USApar exemple, et qui est sans doute assezrare ailleurs qu’en France. Mais une telleaffirmation demande à être vérifiée.

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biens du pater familias), donc de famille, etd’héritage. « Patrimoine » apparaît d’ailleursplus tôt, en français, que « capital », utilisétel que nous le connaissons à partir du XVIe

siècle. Cependant, la chose existait avant lemot : l’histoire, ou en tout cas l’esprit ducapitalisme sont plus anciens qu’on ne lecroit habituellement, puisque les spécia-listes les font remonter au XIe siècle5.La principale différence entre les deux mots n’est donc pas historique, mais vientessentiellement du fait que « patrimoine »suppose une filiation, donc un lignage, tan-dis que « capital » relève plus clairement du vocabulaire commercial et financier.L’un se reçoit, l’autre peut se créer de toutespièces. Le premier est davantage du côté dela transmission, si possible à l’identique et sur le long terme ; le second, du côté de l’accumulation, mais aussi bien de la dissi-pation, l’une comme l’autre pouvant êtretrès rapides.Prenons le premier. Dire qu’on disposed’un « patrimoine de marque » dans le luxe,cela revient à revendiquer d’anciens etauthentiques quartiers de noblesse. C’estaussi pouvoir transmettre ce patrimoine degénération en génération, comme c’est lecas pour le joaillier Mellerio dit Meller, dontla discrétion n’empêche pas le prestige, etqui appartient à la même famille depuis leXVIe siècle.Cependant, Mellerio est une exception. Larègle est tout autre. Il y a des patrimoinesqu’on peut à peine appeler ainsi, car ilss’éteignent avec leur créateur. D’autresqu’on oublie, ou qu’on fabrique de toutespièces ; ou qui revivent, trois petits tours, etpuis s’en vont. Autrement dit, détenir un« patrimoine », même dans le luxe, ne suffitpas à assurer la pérennité d’une marque,encore moins son succès. Car la questionest de savoir ce qui, dans un patrimoine,peut ou non se transmettre.

De quel héritage parle-t-on ?

La noblesse a longtemps été héréditaire,avant de pouvoir s’acheter. Elle était l’a-panage de ceux qui faisaient preuve de

On mise beaucoup, dans l’univers du luxeen particulier, sur la notion de « patrimoinede marque ». L’expression s’est répandue enmarketing en même temps que celle de« capital de marque », au début des années901, peu après que les financiers aient com-mencé à prendre conscience des profitsénormes qu’ils pouvaient retirer des mar-ques, et que la Bourse commence à s’enmêler.Toutes les marques, aujourd’hui, utilisent àpeu près indifféremment l’une ou l’autreformule. Mais les marques de luxe ont unenette préférence pour « patrimoine » : lemot est plus noble, et convient mieux àl’idéologie aristocratique que ces marquescontinuent à entretenir avec soin – alorsmême que beaucoup d’entre elles sontnées au XIXe, et d’origine bourgeoise2.Pour la même raison, elles préfèrent parlerde leurs « clients » que de leurs « consomma-teurs ». Ces dédoublements de langage sonttrès révélateurs de l’ambiguïté fondamen-tale des marques de luxe européennes, etspécialement françaises, qui regardent d’uncôté sur le modèle de la société de cour3,de l’autre sur celui de l’entreprise modernetelle qu’elle s’est développée à partir duXIXe4.« Patrimoine » et « capital » sont-ils vraimentinterchangeables ? Ou bien les nuances quiles séparent entraînent-elles des différencesdans la gestion des marques de luxe ?

Une préférence significative

Si les marques de luxe préfèrent parler de« patrimoine » de marque, c’est que le motse rattache à l’idée de lignée ( il désigne les

Luxe : patrimoine ou capital de marque ?Marie-Claude Sicard

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courage, d’honneur, de loyauté. On pensaitque ces valeurs morales se transmettaientpar le sang. Malheureusement, même aumoment le plus glorieux du système aristo-cratique – en France, sous le règne de LouisXIV – cette transmission pouvait se tarir,comme le montre, dans le Don Juan deMolière, le rappel courroucé de Don Luis àson fils (« Apprenez que la vertu est le pre-mier titre de noblesse »).Au cœur de la notion de « patrimoine »,dans l’idéologie aristocratique, il y a doncd’abord des valeurs immatérielles. Existent-elles dans les marques de luxe ? A-t-on desexemples de « Maisons » qui auraient main-tenu, au fil des ans, l’équivalent de cette« vertu » dont parlait Don Luis ? Oui, biensûr : ce sont les marques qui peuvent seprévaloir, encore aujourd’hui, de chercherl’excellence et de viser la perfection dansleur métier, en tout cas dans leur cœur de métier : la haute joaillerie pour HarryWinston, la maroquinerie pour Hermès, lacouture chez Valentino. Derrière cette ambition transcendante, il y aaussi un savoir-faire très spécifique etpatiemment enseigné à des générationsd’artisans triés sur le volet : la broderie pourJesurum à Venise ou Lesage à Paris, le tra-vail de la vigne et l’art des assemblagesdans le champagne, la gravure sur cristalchez Waterford ou Lalique. Il faut desannées pour apprendre à choisir une bellepeausserie, ou à travailler un tissu dans lebiais. Il faut aussi des dispositionsnaturelles, du goût, un œil sûr, une bonne« main », comme on dit. Des qualités qui nes’achètent pas, des apprentissages longs etcoûteux. Enfin, il y a l’histoire de la mar-que, la richesse de ses archives, l’étenduede son influence, ses capacités d’innovationtechnique, les brevets qu’elle détient, lesexclusivités qu’elle propose.Cependant, le problème se pose de l’utilisa-tion de ce patrimoine immatériel. Unemarque de luxe d’inspiration aristocratiquene s’en vantera pas. Son seul nom suffit,pense-t-elle : il contient tout son passé,toutes ses qualités, et il serait vulgaire deles étaler. Voilà pourquoi tant de publicités

du luxe sont paradoxalement pauvres : onn’y voit qu’un sac, une montre, parfois justeun visage ou une silhouette, et un nom.Mais ce « code » peut être imité avec la plusgrande facilité par des marques de trèsgrande diffusion, qui ne s’en priventd’ailleurs pas, surtout dans la mode. Dèslors, la logique de marque, qui repose surla différenciation, ne s’étend pas jusqu’à lacommunication publicitaire, et l’image s’entrouve brouillée ou affaiblie, surtout auxyeux des clients potentiels, jeunes, ou peufamiliers avec l’univers du luxe.

Du patrimoine au capital

Raisonner en termes de « capital de marque »conduit à de tout autres conséquences : uncapital doit fructifier, rapporter, dégager des bénéfices, des profits. Ce qu’il a d’im-matériel, il faut le rendre visible, etmonnayable. Sinon, il ne sert à rien : péchémajeur aux yeux de la bourgeoisie d’af-faires, fondatrice de la plupart des marquesde luxe européennes.L’histoire, par exemple, n’est un capital quesi l’on s’en sert – pour créer un musée de lamarque (Christofle, Saint Laurent), ou unlieu représentatif à la fois de son passé etde son inscription dans le présent, commechez Baccarat. Elle peut servir aussi deréservoir à idées – ou mieux encore, àmotifs déclinables, comme le mors chezGucci, passé des chaussures aux sacs. Ellesert enfin de justification : dans le luxe,même les Modernes doivent parfois jouerles Anciens. Ralph Lauren a construit samarque sur « l’aristocratie » de la Nouvelle-Angleterre, telle qu’elle est décrite par lalittérature américaine depuis les romansd’Henry James jusqu’au Great Gatsby deScott Fitzgerald. À peine plus vieille devingt ans, la marque Dior a eu bien du malà justifier une parenté quelconque entreGalliano et Christian Dior, mais s’est tout demême livrée à cet exercice obligé. Elle y estparvenue en déterrant une improbableinfluence surréaliste qu’aurait connue lecouturier dans les années 20-306 ; alorsmême qu’il ouvrit ses salons en empruntant

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très littéralement au style Louis XVI, et queses premières créations faisaient penser àune résurgence épurée du XVIIIe7. La cou-ture surréaliste, on la trouve chez ElsaSchiapparelli, non chez Christian Dior.Mais la gestion d’un capital de marque con-duit parfois à retoucher l’histoire pourqu’elle puisse apparaître comme le fil con-ducteur d’une stratégie toujours renouveléeà partir de ses « racines », opération indis-pensable dans un univers où même lesruptures doivent se justifier par la conti-nuité, c’est-à-dire la transmission desvaleurs, au premier rang desquelles figurela créativité. Or le talent créatif ne se transmet pas.Heureusement, on peut l’acheter, et leprésenter sous le bon angle : celui del’artiste, par exemple, figure favorite desmarques de luxe, surtout quand ellereprend le mythe romantique de l’art fau-teur de trouble. Le public reste perplexedevant les créations du nouveau stylistemaison ? Rien de plus facile que de luirépondre : il suffit d’un syllogisme. Lesartistes sont des incompris, or Untel estincompris, donc Untel est un artiste. Restesimplement à le faire savoir, à grand renfortde défilés, de relations presse et de rela-tions publiques.De même, le savoir-faire artisanal ou l’ambition d’exceller ne sautent pas immé-diatement aux yeux : le « patrimoine », ici,n’est pas convertible en profit. Hermès peutfaire visiter – au compte-goutte – ses ate-liers, d’autres ne le peuvent pas. Lepatrimoine se cache, le capital se montre.C’est à l’intérieur du produit qu’on voit siun sac ou une veste ont été très bien faits.C’est à l’extérieur que s’affichent les logos,les initiales, les signes distinctifs. On sacri-fiera donc, dans la mesure du raisonnable,ce qui ne se voit pas à ce qui se voit, et quiseul peut se vendre à grande échelle, et auprix fort. Mais alors, on sort du luxe ? Oui et non. On est, comme le dit B. Arnault8,dans l’industrie du luxe. S’il y a suffisam-ment de gens de par le monde pour estimerque le sac Saddle, chez Dior, est un objetde luxe, il n’y a rien à leur opposer. Dior y

perd peut-être une clientèle de connais-seurs, mais il en gagne une autre, plusnombreuse et plus jeune. Il n’est pas sûrque le patrimoine de marque y acquièregrand chose, mais le capital de la marque,lui, s’en trouve nettement mieux, à tous lessens du terme.Dernière qualité qui ne s’hérite pas : le sensdes affaires. Mais celle-là aussi, on peut l’a-cheter, donc la faire entrer dans le capital.Le fondateur de Gucci possédait ce sensdes affaires. Ses héritiers ne l’avaient pas.Leurs successeurs – De Sole, Tom Ford –l’ont eu au centuple. Il existait, avant eux,un certain « patrimoine de marque », quisomnolait sur ses lauriers. Ils y ont puiséquelques pépites (le bambou), mais ontsurtout reconstitué un authentique « capitalde marque ». Pour combien de temps ?L’avenir le dira. Mais l’arrivée à la tête dugroupe d’un nouveau patron venud’Unilever est le pendant du recrutementd’anciens proctériens chez LVMH : dans lesdeux cas, on a bel et bien affaire à desstratégies industrielles appliquées à desmarques de luxe, ce qui veut dire exploita-tion intensive et extensive du « capital » dechaque marque, et derrière elles, du capital– tout court - du groupe tout entier.

Deux mots, un seul esprit

Un capital s’accumule, se dilapide, sereconstitue beaucoup plus vite qu’un patri-moine, précisément parce qu’il n’est faitque d’actifs financiers, comptables, compta-bilisables. C’est pourquoi il convient si bienau marketing, discipline issue de la gestioncomptable9, et plus à l’aise dans le courtterme que dans le long terme. La notion de« capital de marque », mobile à souhait, luiva donc comme un gant.Mais le marketing est-il toujours à même debien gérer un « patrimoine de marque » ?C’est moins sûr. Evidemment, il n’existaitpas du temps de Worth ou de Poiret, ce quiexplique peut-être pourquoi le patrimoinecréé ex nihilo par le génie de ces deux cou-turiers ne leur a pas survécu. Cependant,bien d’autres marques nées à la même

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6. S. Marchand, Les guerres du luxe, Fayard, 2001.

7. M.-F. Pochna, Dior, Editions Assouline, 1996.

8. La passion créative, Plon, 2000.9. F. Cochoy, Une histoire du marketing, La Découverte,1999.10. J. Ellul, Métamorphoses du bourgeois, Calmann-Lévy,1967.

époque existent encore aujourd’hui (pen-sons, au hasard, à Chaumet, Tiffany ouShiseido) ; et d’autre part, quand le marke-ting existe, comme c’est le cas de nos jours,il pourrait s’appliquer à des marquespourvues d’un beau patrimoine, commeLanvin, Caron, Daum, Nina Ricci, Patou,Rochas, pour ne citer que quelques exemplesfrançais. Or qu’en fait-il ? Pas grand-chose.Ces marques, autrefois glorieuses, ontaujourd’hui « la crête fort rabattue », commeaurait dit Robert Merle.Dès lors, de trois choses l’une : ou bien lapossession d’un « patrimoine de marque »n’est une condition ni nécessaire ni suf-fisante en soi pour s’imposer sur le marchédu luxe ; ou bien le marketing du luxe nesait pas ou ne peut pas le gérer ; ou encoreil ne se sert de cette expression que parcequ’elle est actuellement à la mode, et d’au-tant plus abondamment qu’elle flatte lefantasme nobiliaire des dirigeants desmaisons de luxe, dont la pratique profes-sionnelle est en réalité tout entière tournéevers le profit, dans la plus pure tradition dela bourgeoisie d’affaires. Fantasme nobi-liaire d’un côté, pratiques capitalistiques del’autre. Va-t-on en conclure que le luxeeuropéen est schizophrène ? Pas du tout,mais il est profondément bourgeois, c’est-à-dire – entre autres – doté d’une puissanced’assimilation inépuisable10, qui lui permetde combiner valeurs d’hier et contraintesd’aujourd’hui, respect du passé et recoursau modernisme, imaginaire du « patri-moine » et rendement du « capital » – et ce,pour les marques de luxe comme pour lesautres.

Marie-Claude Sicard, Professeur au CELSA

1. D. Aaker, Managing Brand Equity, Free Press, 1991 ;voir aussi le séminaire IREP : Le Capital de marque,1992.2. Voir Luxe, mensonge et marketing, M.-C. Sicard,Village Mondial, 2003.

3. N. Elias, La société de cour, Calmann-Lévy, 1974.4. Actes du Colloque « Le luxe en France du siècle desLumières à nos jours », 1999.5. R. Volpi, Mille ans de révolutions économiques,L’Harmattan, 2002.

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Aux côtés de Louis Vuitton2, Hermès3,Christian Dior4, Christofle5, et de nom-breuses sociétés du secteur des vins etspiritueux, Bernardaud depuis 1998 etBaccarat en 2003 ont ainsi fait ce choixd’ouvrir à la visite leur patrimoine d’entre-prise. Dépositaires d’un patrimoine à biendes égards comparable, ces deux maisonsse sont pourtant engagées à l’occasion decette valorisation dans des réalisations radi-calement différentes. Mis en regard, cesexemples ouvrent des voies de réflexion etapportent quelques éléments de réponse àdeux problématiques aussi évidentes quefondamentales : « qu’est-ce que le luxeaujourd’hui ? », et « pourquoi valoriser lepatrimoine ? ».

Un riche patrimoine industriel et artistique

Dans la mesure où elles ont toutes deuxpleinement bénéficié de l’essor industrieldu Second Empire, le patrimoine industrielet artistique dont héritent aujourd’hui lesmaisons Bernardaud et Baccarat présentede nombreuses similitudes.Fondée en 1863 à Limoges, la manufacturede porcelaine de la rue Albert Thomasdevient propriété de la famille Bernardauden 19006. Les bâtiments principaux de l’u-sine datent de sa fondation, mais quelquesaménagements significatifs vers 1889 et en1911 conduiront à la physionomie actuellede la manufacture. Cette manufacture abritedes activités de production jusqu’en 1991,date à laquelle sa capacité devenue insuf-fisante pousse la société Bernardaud àimplanter une seconde unité industrielle àOradour-sur-Glanes et à abandonner touteproduction sur le site de la rue AlbertThomas. Les dirigeants de la société choi-sissent alors de créer sur le site même del’ancienne manufacture un parcours de visite dédié aux techniques de fabricationde la porcelaine et à l’histoire de la maisonBernardaud. Le musée national AdrienDubouché, dont l’origine remonte à 1845,fait déjà figure de conservatoire de la créa-tion artistique à Limoges.

Le développement des industries du luxes’effectue principalement dans les pre-mières décennies du XIXe siècle, à mesureque s’accélère le mouvement vers le confort et la qualité de couches de plus enplus larges de la société1. Une partie desmaisons qui constituent aujourd’hui encorele fleuron du luxe français sont précisémentnées à cette époque, de cet essor général-isé. Elles constituent en ce début de XXIe

siècle un patrimoine souvent plus que centcinquantenaire, comprenant aussi bien lesbâtiments industriels qu’un riche patri-moine d’objets qui, à mi-chemin entre lefonctionnel et l’œuvre d’art, ont souvent étéentourés de soins attentifs, ou du moinsconservés, pour nous parvenir en nombreet relativement préservés. Comme dans lesautres types d’industries, les outils de pro-duction les plus anciens ont souvent étéremplacés au fil des différentes innovationstechnologiques. Au cœur vivant du patri-moine des industries du luxe demeurentpourtant le savoir-faire et le geste tech-niques qui, s’ils ne sont plus sollicités de lamême façon qu’au XIXe siècle, font souventl’objet de démarches spécifiques pour êtretransmis et conservés. Dans un secteur où l’image de la marque,qui reste l’actif le plus précieux au biland’une entreprise de luxe, repose sur desvaleurs d’authenticité et de savoir-faire, laquestion de la valorisation de ce patrimoinese pose en des termes a priori particulière-ment favorables. Servi par une muséologiepertinente, il devient en effet un outil decommunication privilégié au service descréations contemporaines d’une maison.

16 Le patrimoine des industries du luxe : Bernardaud et Baccarat à l’heure de la valorisationEugénie Briot

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De fondation plus ancienne (1764), la ver-rerie Sainte-Anne de Baccarat, sur les rivesde la Meurthe, transformée en cristallerieen 1817, ne connaîtra son véritable essorque sous le règne de Louis-Philippe7, avantd’affirmer dans la seconde moitié du XIXe

siècle une incontestable suprématie enfournissant les cours les plus prestigieusesd’Europe8. Les actuels bâtiments de lacristallerie, au centre d’un ensemble archi-tectural progressivement élaboré aux XVIIIe

et XIXe siècles et révélateur des aspirationssociales des administrateurs successifs(logements ouvriers, chapelle, école, etc.),constituent un patrimoine industriel de toutpremier ordre, et sont toujours en activité.La volonté de créer une vitrine pour sesproductions s’affirme tôt chez Baccarat :dès 1831, la maison installe au 30 bis rue deParadis ses dépôts et magasins de venteparisiens, et en 1908, les « petits salons » ysont aménagés pour présenter les pièces deBaccarat dans le décor d’un véritableappartement. Le 30 bis rue de Paradisdeviendra peu à peu un musée regroupantune collection d’environ cinq mille objets.En 1966, l’ancienne demeure de l’adminis-trateur de la verrerie Sainte-Anne estchoisie pour abriter le musée de laManufacture. Jusqu’en 2003, musée de laManufacture et musée Baccarat du 30 bisrue de Paradis fonctionnent donc commedeux vitrines parallèles des créations his-toriques de la maison.

Des choix de valorisation différents

Malgré ce riche patrimoine industriel etcommercial, ce n’est ni l’un ni l’autre de sesdeux sites historiques que la sociétéBaccarat choisit pour créer fin 2003 saMaison Baccarat, mais l’hôtel particulier deMarie-Laure et Charles de Noailles, placedes Etats-Unis. Construit en 1895 par l’ar-chitecte Ernest Sanson, il a été dans lapremière moitié du XXe siècle le cadre defêtes somptueuses et le théâtre de rencon-tres pour les plus grands artistes. Dans celieu d’élection du Surréalisme, PhilippeStarck a reçu toute liberté pour aménager

un cadre de présentation hors du communaux pièces les plus exceptionnelles de lamaison. Masques parlants, cheminées decristal, lustre tournant, siège monumental,c’est un univers onirique qui accueille levisiteur dans la nouvelle Maison Baccarat et le guide jusqu’au musée à proprementparler. Trois espaces y ont été strictementréservés à l’exposition des pièces de cristal-lerie, intitulés « Folie des Grandeurs », « Alchimie » (orné d’un dais qui est l’œuvrede Gérard Garouste) et « Au-delà de latransparence ». Cette dernière salle abritequatre vitrines ordonnées elles aussi selonun mode thématique : la vitrine « Légéreté,raffinement, féminité » met l’accent sur letour de force technique et l’audace esthé-tique, « Grands créateurs » inscrit Baccarat àl’avant-garde de la modernité, « Commandesprestigieuses » souligne le caractère d’exclu-sivité de la maison, et “Contes d’ailleurs”évoque les thèmes exotiques qui ont faitévoluer le répertoire des formes et desdécors de Baccarat. Aux antipodes de ce modèle se situe la réalisation du circuit de visite de la ma-nufacture Bernardaud. L’aménagementimaginé par Yves Taralon9 a commencé parun dégagement nécessaire des bâtimentsanciens de la manufacture de la gangued’édifices annexes qui les avait petit à petitenvahis et parasités, afin de reconstituer lesvolumes historiques de l’ensemble. Lechoix effectué pour l’organisation de ce cir-cuit de visite a ensuite été de privilégier lamise en valeur du processus de fabricationdes pièces de porcelaine : modelage,coulage, garnissage, finissage, calibrage,émaillage, etc. Une attention particulière aété portée à la démonstration du geste tech-nique, avec la préoccupation constante defaire approcher les outils, et éventuellementmettre la main à la pâte : il est ainsi possi-ble de s’essayer au coulage ou à l’émaillaged’une pièce, et à toutes les étapes duprocessus de fabrication, de toucher lesmatériaux, de sentir leur fragilité, de pren-dre conscience de leur évolution. La pièce maîtresse de cette réalisation restela salle des ateliers, ancienne salle de

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de la table pour évoquer l’atmosphère fes-tive et fastueuse propre à son univers,tandis que Bernardaud se recentre sur lematériau porcelaine et le magnifie.Du circuit de visite de la manufactureBernardaud pourtant l’émerveillement n’estpas absent, et que ce soit devant le specta-cle féerique des ateliers que le temps afigés dans la blancheur du kaolin, ou labeauté du geste de l’émailleur indéfinimentrépété, le visiteur se laisse profondémenttoucher par l’incontestable poésie du lieu.De même, par delà la muséologie du spec-taculaire adoptée par Baccarat, un discoursse formule, replaçant la production de lamanufacture dans l’histoire de l’art et l’his-toire politique de son temps. Les vasesSimon de 1867 font revivre les prouessestechniques de l’Exposition universelle ; lescandélabres du tsar, dont deux exemplairesne furent jamais livrés, portent l’écho de larévolution russe. En somme, pour Bernardaud comme pourBaccarat, il s’agit de susciter l’émerveille-ment, par la beauté de la pièce ou la beautédu geste, mais aussi et surtout d’évoquerautour de la production passée ou actuellede la maison l’épaisseur d’une histoire,qu’elle soit technique, artistique, politiqueou sociale, qui seule distingue un objet deluxe de son pendant strictement utilitaire. Avec une structure de coûts où les frais depersonnel dominent, comptant pour prèsde 40 % du chiffre d’affaires des sociétés,les secteurs de la porcelaine et du cristal,malgré l’automatisation de certaines tâches,reposent encore sur des savoir-faire arti-sanaux, et connaissent pour leurs pièces uncoût unitaire élevé et un taux de rebutimportant. En démontrant leur savoir-faire,en mettant l’accent sur leur dynamismeartistique, Bernardaud et Baccarat se dis-tinguent de la concurrence des produits basde gamme ou d’importation, aux marquessans histoire et sans passé. Mais la qualité,résultat de ce savoir-faire et de cette créati-vité, comme le souligne Denis Woronoff,n’est pas le seul apanage des produits deluxe : « Les historiens ont appris à se défaired’une acception restrictive, venue du sens

coulage, et son vaste séchoir de planches,conservés strictement dans leur état de1991. Sur l’immense séchoir qui occupetoute la surface centrale de la salle reposentles pièces coulées dans les semaines quiont précédé l’arrêt d’activité du site, figeantles ateliers dans l’état où les ouvriers les ont quittés. Quatre expositions thématiques puisantdans le patrimoine artistique deBernardaud retracent ensuite l’histoire de la maison et sa démarche de création con-temporaine. Cette partie du parcoursconserve elle aussi un esprit industriel :dans l’ancienne salle des fours à dégourdi,c’est sur les wagonnets qui transportaientles pièces destinées à la cuisson que sontaujourd’hui exposées les créations dedesigners contemporains.

Les enjeux de la valorisation du patrimoine

A une démarche de valorisation d’un patri-moine industriel s’oppose donc celle d’unevalorisation d’un patrimoine artistique, à ladémonstration d’un savoir-faire technique,celle d’une créativité esthétique, et à uneapproche à la fois intellectuelle et sen-sorielle, un appel à l’émotionnel. La communication récente des deuxmaisons, diffusée par la presse et paraffichage, s’inscrit dans la continuité évi-dente de ces choix. Chez Bernardaud, lafocalisation porte sur l’objet lui-même, pho-tographié en très gros plan et maintenu àproximité d’un visage féminin qu’il effleure,le grain velouté de la peau répondant à laglaçure émaillée de la porcelaine. ChezBaccarat, dans un plan beaucoup pluslarge, le rapport à l’objet est dramatisé dansun climat d’étrangeté où « La beauté n’estpas raisonnable ». En somme, là oùBernardaud met l’accent sur l’objet, lamatière et la sensorialité, Baccarat élargit lechamp pour évoquer un univers dedémesure qui ne se donne pour limites quela fragilité du cristal.Jouant davantage sur sa production d’objetsd’art que sur sa production de verrerie,Baccarat se démarque du secteur des arts

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commun. La qualité ne s’identifie pas auxproduits de luxe […] ; elle est l’union decertaines caractéristiques propres et desusages adéquats d’une marchandise10. »Définie comme telle, la qualité existe horsdu champ réservé du produit de luxe,auquel on l’a trop souvent exclusivementassociée, de même qu’elle ne suffit pas, enretour, à le caractériser. Il reste pour le définir et le singulariser lapart de l’histoire, comprise au sens propre-ment historique ou plus largementdiégétique, avec laquelle l’amateur d’objetsde luxe, comme l’amateur d’art, se serafamiliarisé, et qu’il pourra lire et relire à tra-vers cet objet, comme une communautéd’initiés sensibles au même langage. On asouvent parlé, pour opposer le luxe tel qu’ilest vécu aujourd’hui au luxe d’hier, d’unluxe plus personnel, plus intime, d’un luxe« pour soi ». Cela ne signifie sans doute pasque le désir de distinction qui gouverne laconsommation de luxe se soit amenuisé,mais qu’il s’est déplacé vers la satisfactiond’une distinction intellectuelle autant que strictement matérielle. Dans une telleperspective, ouvrir le patrimoine d’une mai-son de luxe au visiteur, c’est toucher unpublic nouveau et offrir une voie d’accèsdifférente à son univers, non par unedescente en gamme, mais par une initiationà la beauté.

Eugénie Briot,Doctorante, Centre d’histoire des techniques,CNAM

1. Voir L. Bergeron, Les industries du luxe en France,Paris, Odile Jacob, 1998, pp. 63-64. 2. La Maison de famille Louis Vuitton, sur le site de pro-duction implanté par Louis Vuitton à Asnières en 1860,abrite depuis 1989 un musée d’entreprise non accessibleau public (scénographie de Bernard Fric). 3. La boutique Hermès du 24, faubourg Saint-Honoréabrite la collection d’Emile Hermès.4. Depuis 1995, la villa « Les Rhumbs » à Granville, oùChristian Dior a grandi, accueille un musée dédié aucouturier.5. Les collections de la maison Christofle sont ouvertesà un public d’individuels depuis l’agrandissement dumusée de Saint-Denis en 2002 (scénographie de RichardPeduzzi).

6. Sur l’histoire de Bernardaud, voir E. Blanc, AuRoyaume de la porcelaine : Visite d’une fabrique deporcelaine, la fabrique Bernardaud, Paris, ImprimerieCharles Lavauselle, 1944, 111 p. 7. Sur l’histoire du secteur des arts de la table, voir M. deFerrière Le Vayer, « Les arts de la table en France, 1830-1995 : du développement au déclin ou une industrievictime des consommateurs », Les entreprises et leursréseaux : hommes, capitaux, techniques et pouvoirs :mélanges en l’honneur de François Caron, sous la dir.de D. Barjot et M. Merger, Presses de l’université deParis-Sorbonne, 1998, pp. 251-261.8. Sur l’histoire de Baccarat, voir D. Sautot, Baccarat :une manufacture française, Paris, Massin, 2003, 277 p.9. Yves Taralon a également aménagé pour la visite lesite de la maison de cognac Rémy Martin, de même qu’ila réalisé en 2000 la scénographie de l’exposition con-sacrée aux Métiers d’Art qui s’est tenue au Palais desCongrès de Paris. 10. D. Woronoff, Postface, La qualité des produits enFrance, XVIIIe-XXe siècles, sous la dir. de A. Stanziani,Paris, Belin, 2003, p. 298.

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1. La marque reprend et cite le contexte deson époque, c’est-à-dire qu’elle metexplicitement en scène des éléments nondirectement patrimoniaux mais qui laramène vers un univers passé censé évo-quer (sinon décrire) son origine. Cettestratégie a été assez présente dans lesannées 70 et 80 à la faveur des revivals nos-talgiques, nombreux à cette époque – on serappellera pour ceux qui l’ont connue, lapersistante mode rétro des années 73-78.Une forme d’évocation qui concerne plutôtdes marques anciennes au patrimoine unpeu malmené dont certaines expressionsde Lanvin ou de Courrèges ont pu être desexemples. Derrière cette forme de citationse place une logique de reconstitution,dans laquelle l’idée est de recréer uneépoque (par le décor, le cadre, certainstraits stylistiques, etc.) afin de favoriser l’at-tribution de la marque à l’époquereconstituée. Elle s’est retrouvée plusrécemment chez Burberry qui, dans lespublicités qui ont immédiatement suivi sonredéveloppement, a projeté de manièreévocatrice dans ses visuels une Angleterrearistocratique edwardienne (le « berceau dela marque ») empreinte de références à l’u-nivers de Shakespeare ou de Lewis Carroll.Mais cette logique, si elle a été employéepar quelques marques anciennes dont lepatrimoine était un peu dilué, a égalementété utilisée par des marques sans passé quipouvaient ainsi, par le biais de la reconsti-tution, se créer une aura de légitimité etdont Ralph Lauren restera l’exemple même,ainsi que, plus discrètement, GiorgioArmani et ses références, légères maisrégulières, aux années 30.

2. La marque possède un certain répertoirestylistique qui lui appartient en propre –patrimoine généralement issu du produit –et qu’elle cite en le faisant évoluer. Un patrimoine dont la plus ou moins grandeamplitude selon les marques est évidem-ment favorisée par le mode de recherchedu créateur lui-même, lorsqu’il fait partie deceux qui travaillent à agrandir et à faireévoluer un même répertoire de formes.

Si l’on considère les dates de création desmarques de luxe française dans les secteursde la mode, de l’accessoire et du parfum,on se rend compte que près de la moitié (et non des moindres) sont antérieures auxannées 50. Un constat que tout un chacunpeut faire : les marques qui opèrent dans lesecteur du luxe sont parmi les plus anciennes,la position de prééminence qu’elles occu-pent dans leur secteur d’activité leur ayant àl’évidence permis une longévité accrue.Ainsi, ce sont des marques relativemententremêlées de patrimoine et d’ancienneté,patrimoine qui est tout à la fois – et c’estsans doute une de leur spécificité – lasource de leur légitimité et une partie con-stitutive de leur offre. Pour le direautrement, l’histoire d’une marque de luxeest certes tout d’abord un réservoirstratégique autant que stylistique (plus oumoins bien exploité hélas par les dif-férentes marques, mais là n’est pas lepropos) tout en étant simultanément unepartie de ce qu’elle donne à voir (et à con-sommer). C’est ce deuxième pointqu’évoque la courte description qui suit :quels sont aujourd’hui les modes d’appari-tion et d’inscription du patrimoine de lamarque dans la stratégie globale de l’offrede la marque – du produit à la communica-tion et au point de vente ? On en retiendracinq, qui sont autant de formes d’irruptiondu passé dans le présent de la marque.

20 De la vitrine au musée : la relation entre la marque et son patrimoine Bruno Remaury

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Plus la période « dynamique » de la marque,celle où elle innove continûment, estlongue (comme le montrent bien entreautres Yves Saint Laurent ou Jean-PaulGaultier), plus elle sera riche et son patri-moine large. Cette patrimonialité « naturelle »peut ensuite faire l’objet de futures altéra-tions et interprétations, particulièrementlorsque la marque change de directionartistique, le nouveau styliste ayant souventà cœur de réancrer son travail dans le patri-moine de la marque à l’instar de Tom Fordfaisant des smokings chez Saint Laurent oude Karl Lagerfeld des tailleurs en tweedchez Chanel. Mais que ce soit un patri-moine en « invention » ou en « ré-invention »,la logique reste la même : il s’agit à chaquefois de re-travailler ses classiques tout enles faisant évoluer, opérant par là mêmeune logique de mutation. Cette logiqueprévaut aujourd’hui dans toutes les mar-ques, du moins chez celles qui ont unminimum de patrimoine constitué.

3. La marque utilise un patrimoine composéd’emblèmes atemporels qui lui appartien-nent en propre et qu’elle gère comme unesorte de « refrain » venant rappeler – sur descréations qui peuvent par ailleurs être toutà fait en rupture avec le patrimoine stylis-tique évoqué au point 2 – l’appartenance.Ce répertoire de motifs emblématiques(quel que soit le nom qu’on leur donne :identifiant, logotype, symbole de marque)est généralement relativement stable,encore que la course à l’innovation danslaquelle les grandes marques se sontengagées ces dernières années n’aitfavorisé une évolution plus rapide. Pourautant, elle est généralement graduelle afinque l’emblème ne se perde pas dans lepaysage et qu’il garde sa valeur de recon-naissance. La liste en est innombrable –chaque grande marque en possède aumoins un, parfois davantage, et ils peuventprendre différentes formes (objet, motif,sigle, logotype) du camélia Chanel au Novacheck de Burberry, du monogrammeVuitton au H d’Hermès. Progressivementdevenus le mode majeur de mise en conti-

nuité du patrimoine de la marque, ils sesituent dans une logique de perpétuation,l’emblème de marque venant rappeler(même déformé, retravaillé, recoloré) l’appartenance du produit en même tempsqu’il sert de symbole identitaire. Au pas-sage, il faut signaler que la manipulation del’évolution de ce type de patrimoine estdélicate, et autant l’évolution d’un patri-moine stylistique est nécessaire et peut être« iconoclaste », autant celle d’un patrimoineemblématique doit être prudente : il faut« changer pour ne pas changer » tout en évi-tant les ruptures trop brusques qui nuiraientà la clarté de la marque. Il est ainsi notablede constater que, lors de la reprise de Guccipar Tom Ford, et alors même que le patri-moine stylistique était par lui assezradicalement bousculé, les quelques codesprésents dans la marque (le logo, le bam-bou, la sangle rouge et verte) sont restésinchangés.

4. La marque cite explicitement son passéet le juxtapose au présent, le plus souventau point de vente, que ce soit par l’évoca-tion du passé de la marque par des détailsd’architecture, par des visuels ou encoreplus directement encore par la présence deproduits anciens. Il s’agit par ce moyen –apparu plus récemment – de redire au con-sommateur l’origine de la marque, lesavoir-faire et l’ancienneté dont elle peut setarguer et le ou les récits qui constituentson passé, qu’ils soient centrés sur le seulsavoir-faire (exposition de malles ancienneschez Vuitton, photos des ateliers chezLoewe) ou sur le récit (photos de clientescélèbres chez Ferragamo, vidéos de défiléshistoriques chez Dior, répertoire architec-tural de la boutique-mère chez Hermès).On peut également inclure dans ce modestratégique la réédition de produits vintage,du moins lorsque celle-ci est explicitecomme Dior rééditant un des sacs réaliséspour la duchesse de Windsor et consacrantune vitrine à la photo de celle-ci portant lesac en question. Cette démarche, relative-ment proche du muséographique, s’inscritdans une logique de confrontation permet-

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doublé (ou remplacé) par une politiqued’exposition (Giorgio Armani auGuggenheim Museum de New York),stratégie également récente dont l’initiateuraura été, à nouveau, Yves Saint Laurent etson invitation à exposer au MetropolitanMuseum de New York en 1983.Comme on voit, des stratégies diverses quicorrespondent également à une évolutionplus générale : les cinq modes esquissés ci-dessus sont en effet plus ou moinschronologiques, et il semble évident que le mode « muséographique » (les points 4 et5), d’apparition récente, est appelé à sedévelopper pendant que le travail sur lerépertoire des points 2 et 3 (qu’il soit stylis-tique ou emblématique) reste un passageobligé, moins peut-être pour signifier sonpatrimoine que pour le faire vivre. Si l’onconsidère les points qui précèdent commeautant de forme d’intertextualité, c’est-à-dire de mode d’entrelacement d’un récitdans un autre, les points 2 et 3 sont sansdoute moins directement des formes d’in-tertextualité du patrimoine que de simplesprolongements de l’évolution naturelle decelui-ci, là où les deux dernières au con-traire, sont plus directement des modesd’entrelacement explicites du passé et duprésent de la marque – un constat qui laisseà penser que le récit de marque doit être, etsera toujours plus dans le futur, un récitarticulé, articulé entre passé et actualité,entre patrimoine et avenir.

Bruno Remaury, Professeur à l’IFM

tant à la marque de produire simultanémentsur le même lieu les traces de son passé etles expressions de sa contemporanéité. Ellereproduit au fond ce que le consommateur-connaisseur a en tête lorsqu’il s’approchede telles marques : à la fois une image deson passé et une envie, sinon de modernitéradicale, au moins d’actualité pour le pro-duit qu’il serait à même d’y acquérir. Il est ànoter que, chez certaines marques, cettestratégie de confrontation peut ne pas êtresystématique et être mise en place demanière temporelle, autour d’une vitrine oud’une animation point de vente commeDior semble jusqu’ici le gérer. En dehors du point de vente – aujourd’hui sans con-teste le premier vecteur de cette manièred’exprimer son patrimoine – quelquesexemples peuvent exister en communica-tion presse, ainsi d’un catalogue Chaneldestiné aux clientes qui montrait des pho-tos anciennes de Coco Chanel et leur« pendant » moderne – confrontation làdirecte de deux expressions d’un mêmestyle.

5. La marque s’engage dans une politiquepatrimoniale directe, et crée des espacessur mesure destinés à montrer son patri-moine. Une politique récente dont un desprécurseurs aura sans doute été la maisonYves Saint Laurent, une des premières àavoir créé un musée même s’il n’était pasouvert au public, aujourd’hui complété del’ouverture de la fondation dans les ancienslocaux de la maison de couture. Mais unepolitique également entamée de longuedate par d’autres maisons, telle Hermès quipossède depuis longtemps son musée, etaujourd’hui suivie par un nombre croissantde marque. Des formes muséographiqueségalement diverses, qui vont du purementhistorique (tel le musée Vuitton à Asnières)à une logique proche de la stratégie deconfrontation évoquée au point 4 et dontun des très bons exemples récents est lemusée Baccarat. Il s’agit au fond d’unelogique directe de monstration du patri-moine par le biais d’un dispositifmuséographique, qui peut d’ailleurs être

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Existe-t-il une relation entre la performancedes entreprises et leur niveau d’informatisa-tion ? Cette question fait actuellementl’objet de nombreuses études des analysteséconomiques mondiaux qui réalisentdepuis quelques mois que la performancetrès avantageuse des entreprises améri-caines au sortir de la période de criserécente est principalement expliquée parune utilisation intensive et pragmatique des technologies de l’information. Cephénomène peut-il constituer à terme unerègle générale de l’économie moderne, etpar voie de conséquence s’appliquer unjour aux entreprises du luxe ? En réalité,compte tenu de la nature protéiforme destechnologies contemporaines de l’informa-tion, s’interroger sur cette question revientà tenter de discerner quelles sont les infor-mations elles-mêmes qui apportent unevaleur spécifique à ces entreprises. Est-ceque ce sont les données liées à la gestion,celles portant sur la clientèle, les donnéesgraphiques et photographiques ou d’autresencore ? A ce stade de l’analyse, il y a peude risque à prétendre que les données liéesau patrimoine et aux savoir-faire sont spéci-fiquement génératrices de valeur pour lesecteur du luxe, et qu’il y a lieu d’y porterune attention particulière.Les quinze dernières années ont constituéune période privilégiée pendant laquelles’est déroulé un changement important,mais imperceptible, au sein des entreprisesdu luxe. Alors que les discours officiels des

dirigeants des entreprises concentraientleurs énergies sur les questions tradition-nellement liées à la maîtrise de l’identitédes marques ou de la création, voire auxenjeux de la distribution et de la préserva-tion des savoir-faire artisanaux, des pansentiers de leur « back-office » subissaient destransformations profondes, mais silen-cieuses. D’une certaine manière, l’informa-tisation des activités, puisque c’est de celaqu’il s’agit, s’est déroulée sans objectifstratégique précis, avec souvent la simplevolonté de régler des questions ordinairesd’exploitation et d’efficacité du travail, parfois dans une vision inconsciemmenttaylorienne.Rétrospectivement, on peut rappeler lesdomaines pour lesquels l’apparition dessystèmes d’information dans les industriesdu luxe s’est concrétisée entre la fin desannées 70 et ce début du XXIe siècle.Les premières fonctions concernées ont étécelles proches de la gestion financière, desressources humaines, de l’administrationcommerciale. On peut dire que c’est lanécessité de court terme qui a justifié cetteapparition. Il fallait remplacer les calcula-trices et les machines à écrire. Un longpalier stationnaire a alors été marqué pourla plupart des entreprises jusqu’à la fin desannées 80, décennie qui a vu émerger lanouvelle génération des micro-ordinateurset de l’infographie (informatique dédiée àla manipulation d’images). Parallèlement, lephénomène d’intégration de la distributionconditionnait l’apparition des applicationsinformatiques de RMS (Retail ManagementSystems) pour donner aux maisons mèresla capacité d’administrer de manière plusou moins centralisée les boutiques et les corners des grands magasins.Simultanément, les applications tradition-nelles d’administration commerciale se sontadossées à des programmes de gestion deproduction ou de maîtrise de la chaînelogistique. Plus récemment encore, lesprogiciels de PDM (Product DataManagement) sont apparus pour gérer l’or-ganisation des collections et des donnéesliées au développement des produits avant

Le luxe dans le prisme des systèmes d’informationsLaurent Raoul

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elle s’avère être l’une des plus avancéesdans la gestion de son patrimoine au tra-vers entre autres de systèmes numériques.

Une spécificité des systèmes d’information dans leluxe ?

On peut considérer qu’il existe aujourd’huiun point d’intersection à fort potentiel entreles possibilités offertes par les systèmesd’information et certains enjeux spécifiquesaux entreprises de luxe. Il est loisible d’enrappeler ici quelques-uns.S’il est dit, selon Pascal Morand dans sonarticle du précédent Mode de recherche1,que nos économies sont appelées à « embrasser l’immatériel » dans les décen-nies qui viennent, l’information, supportimmatériel par définition, trouve une placede choix dans la panoplie des outilsd’avenir, et sa forme numérique une placeparticulière. Par leur fluidité, leur capacité àse prêter au jeu du copier/coller, et leuraptitude à la diffusion mondiale en tempsréel au travers des réseaux comme Internet,les informations numériques participent à ce que l’on peut désigner avec excèscomme un prosélytisme2 à caractèreéconomique. Le contrôle des informationsest en effet très prisé par les maisonsdésireuses de maîtriser leur image, et de lafaire évoluer progressivement autour d’unmessage homogène, et dans un environ-nement de nouveautés permanentes.L’informatique donne accès à ce type defaculté. La compatibilité de principe entrele luxe et les systèmes d’informationnumérique est également renforcée par lescapacités techniques offertes à présentpour manipuler tous types d’informations,textes, images, sons et programmes, avecdes niveaux de qualité élevés – pourvuqu’on sache les manipuler – et souventconformes aux attentes qualitatives, ellesaussi élevées, des acteurs de ce secteurd’activité. Par ailleurs, plus que toute autre,et considérant les prix élevés auxquels lesproduits sont commercialisés, le luxe sedoit de fournir à sa clientèle, qu’elle soitdirecte ou indirecte (wholesale ou retail),

leur production en série, avec en filigranela volonté de maîtriser les délais dans lecycle de production des collections.Egalement, la photographie numérique aenvahie organiquement les studios desphotographes de mode et la presse demode. La fin des années 90 aura été lethéâtre des pérégrinations de l’Internet,dont il reste malgré tout quelques tracesprobantes au travers de sites esthétisants demarques fortes mélangeant informationsinstitutionnelles et données produits, allantmême parfois jusqu’à la vente, comme dansle cas d’eluxury.com du groupe LVMH.Enfin, une tendance de fond émerge depuisdeux ans portant sur la gestion et l’utili-sation du patrimoine au travers dessystèmes de « Knowledge management » oude gestion électronique de documents, afinde rendre leurs archives vivantes et de lesvaloriser au quotidien. Il est prévisible quecette génération d’outils d’information con-stituera un levier spécifique aux entreprisesdu luxe, elles qui toujours puisent dansleurs racines pour mieux se confronter à lacontemporanéité.Au final, nombre de maisons prestigieusesont aujourd’hui constitué des systèmes d’in-formation étendus, onéreux et complexes,mais sans jamais vraiment prétendre lefaire. Il est sur ce point singulier d’observerque, concernant les problématiques de sys-tèmes d’information dans le luxe, unnombre significatif d’entreprises décline lesinvitations à intervenir lors de séminairesarguant qu’il s’agit de sujets sur lesquelselles ne souhaitent pas communiquer, sous-entendant peut-être que leur imagepourrait s’en trouver affectée. En 1984, ledirigeant d’une prestigieuse entreprise decouture et de prêt-à-porter avait à l’époqueindiqué que l’avènement de l’informatiquedans les maisons de luxe ne se ferait pasavant longtemps, voire jamais. Ce fut pour-tant chose faite, pour cette mêmeentreprise, comme pour beaucoup d’autres,dans les années 90 avec l’apparition dessystèmes de dessin, de publication par ordi-nateur et, plus tardivement, de scanning etde reproduction numérique. Aujourd’hui,

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un niveau de service hors pair, fortementtourné vers l’exceptionnel, l’unique. A titred’exemple, il est intéressant d’observer lesnombreux projets informatiques quis’amorcent dans le secteur de l’horlogeriede haut de gamme ou la maroquinerie deluxe pour parvenir à identifier les clients et les marchandises qu’ils détiennent afinde leur fournir un service d’après-venteirréprochable et personnalisé lors desnécessaires phases de réparation ou entre-tien périodique. Si les consultants enorganisation résument ces pratiques sous l’acronyme de « CRM » (ConsumerRelationship Management), il est plus par-lant d’évoquer ici les services personnalisésà la clientèle pour décrire cette pratiqueessentielle. On peut prédire que durant ladécennie à venir, un axe stratégique desmarques de luxe dans le domaine de l’in-formation consistera à savoir mettre enœuvre des architectures informatiquesbasées sur des terminaux point de vente, etaptes à identifier en temps réel ou semi-réelun client afin de lui fournir un niveau deservice parfaitement adapté à ses attentescomme à ses habitudes. Dans ce domaine,certaines entreprises ont déjà inversé leurposition par rapport aux technologies del’information en commençant à imaginerdes formules de commerce en boutiqueutilisant des technologies portables, etminiaturisées comme les terminaux sans fil(type WIFI) pour accompagner les clientsdans les espaces de vente en leur four-nissant des éléments d’information et enfacilitant les opérations techniques non valorisantes liées à la vente (comme l’en-caissement par exemple).Les technologies dites de RFID (RadioFrequency Identification) basées sur descircuits miniaturisés insérés dans lesmarchandises devrait également constituerune innovation significative en permettantde bénéficier de la sécurité de ces com-posants, analogues à ceux contenus dansles cartes bancaires à puce, avec une dis-crétion totale vis-à-vis du client – il faut sesouvenir du rejet massif par des marques deluxe des codes barre dans les années 80/90,

code barre dont il a été dit qu’il confère àl’article une image de produit de grandeconsommation. Il convient de noter quecertaines enseignes de prêt-à-porter degrande diffusion commencent également àconcevoir des formules de commerce trèsinteractives dans leurs espaces de vente, etce, malgré un positionnement prix relative-ment bas. Il n’est pas exclu qu’à long terme,les clients du luxe admettent de moins enmoins que la relation qu’ils ont à leurs mar-ques favorites soit moins qualitative quecelle qu’ils entretiennent avec des marquesplus portées à la grande diffusion, marquesauprès desquelles nous savons à présentqu’ils sont susceptibles de faire leur shop-ping.Ce type de débat portant sur la tensionexistant entre modernité et tradition a déjàfait l’objet de repositionnements importantsdans le secteur des automobiles de luxedans les années 80, secteur au sein duquelil a été longtemps considéré que leséquipements électroniques de hautes per-formances n’étaient pas susceptibles d’êtrevalorisants par les dirigeants des marquestraditionnelles du haut de gamme, souventanglaises ou italiennes, et qui ont revu, engénéral avec succès, leur position dans lesannées 90 sous la pression de leurs nouveaux propriétaires, issus de la grandeindustrie. Il est probable que ce phénomènese produira plus généralement dans toutesles différentes branches du luxe sous lapression des nouveaux «capitalistes duluxe» que sont les grands groupes récem-ment formés autour de marques phare.

Conservation et valorisation du patrimoine

Comme il est dit plus haut, maîtriser totale-ment l’image et l’identité de la marque, lesfaire évoluer sans renier les valeurs orig-inelles, constitue une obligation stratégiquedes acteurs du luxe. Cette obligation estparticulièrement mise à rude épreuve dufait de la pression du marché et des action-naires à augmenter la capacité de créationet de commercialisation de nouveaux pro-duits, voire de nouvelles lignes, hors des

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patrimoine et des archives, les maisons deluxe évoquent fréquemment le problèmede ce que l’on peut décrire comme un « effet de seuil » dissuasif, généralementressenti à l’origine des projets lors de lanumérisation des archives existantes. Pareffet de seuil, il faut entendre ledéploiement d’un effort considérable deressources financières et humaines pourindexer, c’est à dire numériser et décrire pardes mots experts, les entités constitutivesdu patrimoine. Il n’est pas rare que lareprise des archives du passé correspondeà plusieurs dizaines voire centaines de mil-liers de références. Cet effort de rattrapagedu passé s’avère généralement proportion-nel à la notoriété de la marque, à l’étendueen termes de variété des lignes de produits,et à l’ancienneté des marques concernées.L’enseignement qui doit en être tiré est quesi la gestion et la valorisation du patrimoinene deviennent pas des préoccupations per-manentes et quotidiennes, les entreprisesseront éternellement condamnées à subirpériodiquement cet effet de seuil, à gérerleur patrimoine de manière compulsive etintermittente. La mise en continuité desdépartements de gestion des archives avecles systèmes d’information à vocation degestion pure deviendra à moyen terme unenjeu d’organisation des systèmes d’infor-mation du secteur du luxe.

Risque, opportunité : inverser la relation aux technologies de l’information

De ce qui est évoqué dans cette analyse, ilpourrait être tiré la conclusion abusive queles outils d’information des entreprises duluxe vont suivre aveuglement les tendancesdes secteurs plus « proctériens ». Ce risqueexiste bel et bien, et la capacité des entre-prises à ne pas prendre les technologiespour argent comptant sera certainement unenjeu majeur de leur capacité à poursuivreleurs initiatives avant tout axées sur la rela-tion très particulière qu’elles tententd’établir avec leur clientèle et la valorisationde leur patrimoine et savoir-faire distinctifs.A ce titre, il est essentiel qu’elles puissent

métiers historiques de la marque. Cetteépreuve est renforcée par les phénomènesde changement périodique des designersvedettes qui bouscule les habitudes et lesschémas de valeur originels. La résurgenceactuelle des problématiques de valorisationdu patrimoine des marques est sans nuldoute en partie liée à ces préoccupationsnouvelles, et elle s’accompagne de tout uncortège d’outils parmi lesquels les systèmesde gestion électronique de contenu (ououtils de Knowledge Management) com-mencent à trouver une place spécifique. Endonnant un accès potentiellement mondialmais réservé et protégé, en permettant detravailler des archives sans les manipulerphysiquement, en rapprochant instantané-ment différents types de contenus, textuels,photographiques, vidéographiques, les outils de gestion électronique de contenusoffrent des possibilités adaptées auxbesoins de valorisation – plus que de con-servation – du patrimoine.Les expériences présentées lors des ren-contres internationales d’Hyères 2004 lorsde la table ronde concernant le patrimoineont permis de témoigner d’une très forteattente des entreprises et de leurs réseauxde communication à l’endroit du patri-moine. Les causes avancées pour justifierun regain d’intérêt pour les archives élec-troniques sont diverses et nombreuses :pour certains, la nécessité de préparer desexpositions des rétrospectives ou desouvrages, voire de répondre à des deman-des externes pour des articles ou destravaux d’étude n’est pas envisageable sansl’apport d’un outil numérique lorsque lesarchives sont volumineuses. Pour d’autres,c’est le manque de temps, voire de moyensfinanciers, qui peut justifier de manipulerde l’information immatérielle plutôt que detravailler avec des archives physiques.D’autres encore, ayant multiplié les sitesliés à la création et à la communicationdans le monde sur leurs principales zonesd’activité commerciale, y voient la possibi-lité de structurer les informations mises àdisposition d’une collectivité parsemée. Dans leurs tentatives de numérisation du

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inverser leur relation aux technologies del’information pour en diriger à moyen etlong terme les orientations plutôt qued’adopter aveuglement des choix pousséspar les éditeurs ou les consultants, ou plussimplement que de s’inspirer des méthodesde concurrents directs. Dans ce domaine,les maisons ayant intégré tout ou partie deleur réseau de distribution auront à imposeraux éditeurs une vision du commerce différente de celle qui a inspiré la créationdes logiciels de RMS (Retail ManagementSystems) dédiés à l’administration du pointde vente, et historiquement issus du mondede la distribution organisée alimentaire ougénéraliste. Celles réalisant la valeur deleurs archives devront imaginer unemanière spécifique de gestion numérisée,autre que muséale ou simplement imagée.Qui plus est, certaines technologies netrouveront pas leur place dans ce secteur,alors que d’autres participeront de manièredéterminante à l’existence des marques deluxe.Une vision simpliste pourrait laisser croireque seules les plus grandes entreprises duluxe, fortes de leur puissance d’investis-sement et de leurs ressources humainesqualifiées, seront les plus susceptibles d’ac-croître leur réussite par une utilisationadéquate des technologies de l’information.Il n’est pourtant pas exclu que certains nou-veaux entrants, de taille plus modeste maisau discernement plus aiguisé, imaginent lemeilleur usage à faire de ces outilsnumériques dans une vision « fraîche »,cohérente et contemporaine. Car depuisquelques années, les technologies informa-tiques venues du grand public ont apportéune forte contribution au progrès tech-nique, en replaçant notamment l’utilisateurau centre de la problématique de l’infor-mation.

Laurent Raoul, Professeur associé à l’IFM

1. In : Mode de recherche n° 1, « Comment embrasserl’immatériel », Pascal Morand, Janvier 2004.2. Prosélytisme au sens du Petit Robert : « Zèle déployépour répandre la foi, recruter des adeptes ».

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Professeur de sociologie à l’Ecole normalesupérieure de Lyon et directeur du Groupede recherche sur la socialisation, BernardLahire, à la fois critique et héritier deBourdieu, est l’auteur de La culture desindividus, Dissonances culturelles et dis-tinction de soi (La Découverte, 2004). Onprête au philosophe Ludwig Wittgensteinun goût quasi enfantin pour les histoirespolicières et les baraques foraines et l’onsait que Jean-Paul Sartre aimait regarder deswesterns à la télévision et préférait lesromans de la « Série noire » aux ouvrages deWittgenstein. Ce qui surprend dans ces his-toires, c’est le décalage entre les portraitsque l’on dresse d’eux en philosophes et ceque l’on apprend par ailleurs de leurs pratiques et de leurs goûts culturels. Maison se tromperait en considérant qu’il s’agitd’exceptions statistiques qui confirment larègle générale de « cohérence culturelle ».De caricatures en vulgarisations schéma-tiques des travaux sociologiques, on a finipar penser que nos sociétés, marquées parle maintien de grandes inégalités socialesd’accès à la culture, étaient réductibles à untableau assez simple : des classes domi-nantes cultivées, des classes moyennescaractérisées par une « bonne volonté cul-turelle » et des classes dominées tenues àdistance de la culture. Dans ce livre quicombine argumentation, modèle théoriqueet ampleur du matériau empirique (don-nées statistiques, plus de cent entretiens,etc.), Bernard Lahire propose de trans-former la vision ordinaire des rapports à la

culture. Il met ainsi en lumière un fait fon-damental : la frontière entre la « hauteculture » et la « sous-culture » ou le « simpledivertissement » ne sépare pas seulementles classes sociales, mais partage les dif-férentes pratiques et préférences culturellesdes mêmes individus, dans toutes lesclasses de la société. L’auteur montrequ’une majorité d’individus présentent desprofils dissonants qui associent des pra-tiques culturelles allant des plus légitimesaux moins légitimes. Si le monde social estun champ de luttes, les individus sont sou-vent eux-mêmes les arènes d’une lutte desclassements, d’une lutte de soi contre soi.

Les goûts marginaux

En publiant, en 1979, La Distinction,Bourdieu soutenait, contre le sens com-mun, que les préférences culturelles desindividus n’avaient rien de spontanées etqu’elles dépendaient de facteurs socio-économiques. C’est parce que les goûts desindividus sont relatifs à leur classe socialeque ceux-là sont sociologiquement évalu-ables et par conséquent déterminables. A sa manière Bourdieu réitérait ce que

Note de lecture

Contribution à l’éclatement des goûts individuelsOlivier Assouly

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dans la grande majorité des cas. Ainsi lesindividus dont les goûts sont disparates,hétérogènes, font certes exception, maissans changer fondamentalement le sens dela règle. Pourtant, selon Bernard Lahire, lesdissonances culturelles sont desphénomènes non pas minoritaires et pure-ment accidentels, mais largement répandus.D’où la nécessité, voire l’urgence, pour lasociologie, d’assumer des cas « marginaux »que Bourdieu considérait à tort comme tropsinguliers pour devoir être véritablementpris en compte.

La critique de l’individualisme

Une sociologie des goûts peut-elle êtreautre chose qu’une exploration systéma-tique de l’individualisme ? Critiquant unesociologie – explicative et caricaturale –accusée de plaquer des modèles sur desindividus, au reste tous différents, l’indivi-dualisme reprend à son compte, en lapoussant à son comble, l’idée que chacunest unique et irréductible aux autres indi-vidus. Selon Gilles Lipovetsky, dès lors quel’individu est souverain, le projet social sesubordonne au bien-être individuel où cha-cun devient maître de ses goûts. Ses choixsont l’expression d’une liberté dont le con-sumérisme, mais pas seulement, peut êtreun moyen privilégié d’expression. Levantles objections morales et justifiant l’essor del’économie de marché, cette thèse permet a posteriori de justifier la « demande »marchande. Au sein de ce schéma, l’indi-vidu est moins sujet de la consommationque libre et responsable de ses actes. Cependant, cette perspective s’appuie surle déni de tous les facteurs – sociaux,économiques, psychiques, publicitaires,marketing – qui influent sur les choix desindividus, sans compter qu’elle fait l’im-passe sur les travaux de philosophes,psychanalystes, sociologues et d’écono-mistes qui ont contribués à ce débat, faisantla preuve d’une controverse irréductible àdes équations aussi simplifiées. Le parti prisde l’individualisme place le plaisir au centredes préoccupations de l’individu, oubliant

Durkheim avait auparavant engagé avec LeSuicide : faire la preuve que la sociologiepeut traiter, au titre de phénomènes soci-aux, de ce qui relève apparemment del’ordre individuel. En même temps, touteentreprise d’explication sociologique dugoût passe par une généralisation préjudi-ciable à l’individualité des goûts. Afin des’arrimer au degré d’exactitude des sciencesde la nature, la sociologie explicative a sacrifié les exceptions à la règle, les indivi-dualités à l’ordre des lois. Parce qu’il n’y ade science que du général, il ne pouvaitêtre question de traiter scientifiquement duparticulier. En ce sens, dans le champ de lasociologie, la singularité des goûts étaitcondamnée à demeurer accidentelle. Evidemment, les lois sociologiques ne peu-vent être déterministes : les mêmes causesn’engendrant pas ici les mêmes effets. Onpeut bien appartenir à des catégoriessociales défavorisées sans pour autant enadopter systématiquement les préférences.Le sociologue doit limiter ses prétentionsen matière de prédiction, et préférer leprobable au certain, le vraisemblable auvrai, la majorité à la totalité. S’il n’a pas falluattendre les travaux de Bernard Lahire pourrelever que de nombreux individus échap-paient aux lois sociologiques, on lui doitd’avoir tenté de formaliser des comporte-ments bigarrés, à l’instar par exemple deces ouvriers appréciant Bach, le Titien,Rachmaninov, le thé fumé de chez Mariagefrères, même si la majorité d’entre euxpréfère la musique populaire et la bière. Une partie de l’entreprise de La culture desindividus se résume à répondre aux objec-tions qui ont accompagné la sociologie.Quelles sont les réserves et les critiques desdétracteurs ? La sociologie ne rendraitcompte que partiellement de comporte-ments d’individus pouvant agir aux dépensde normes préétablies. De plus, à l’intérieurd’un groupe social, chaque individu peutavoir des préférences dissonantes, oscillantentre musique baroque et genres musicauxplus populaires. La réponse de Bourdieu netarderait pas à poindre : la sociologie pro-jette ce qui se produit le plus couramment,

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qu’on peut être esclave de ses passions,soumis à désirs, et plus largement, sous l’in-fluence d’un marketing suscitant des désirsautant qu’il les commande. Il est contradic-toire d’affirmer la liberté de l’individu touten admettant l’efficacité de stratégies mar-keting qui, pour se révéler opérantes,doivent empiéter sur le libre-arbitre. La critique de l’individualisme dénonce à samanière l’illusion de liberté. Il ne faut pasconfondre l’idéal de l’individualisme avecune réalité où les comportements – notam-ment en matière de goût – sont globalementhomogènes et prévisibles. En témoignent la sociologie des goûts et les études demarché. En outre, sans le secours d’en-quêtes rigoureuses ou de donnéesstatistiques, Lipovetsky peut parler d’éclec-tisme des goûts individuels, d’individumulticulturel et métissé, sans jamais être enmesure d’expliciter ces phénomènes. Unehypothèse en redouble au mieux une autre. La Culture des individus vise moins à fairele constat de l’individualisme, qui fait figurede lieu commun, qu’à en produire les expli-cations correspondantes. Le défi dusociologue consiste à se pencher sur l’indi-vidualisation des goûts sans céder auxsirènes idéologiques de l’individualisme età ses avatars hédonistes. L’auteur sedétache des conceptions individualistespour déployer puis expliciter une « sociolo-gie des socialisations individuelles ». Eneffet, rien n’empêche d’affirmer que lesgoûts prétendument individuels des unssoient à l’unisson avec les goûts des autres.

La mesure des préférences

Un des mérites de l’ouvrage est de poser laquestion des outils d’évaluation des goûts.Il s’agit, contrairement aux méthodes clas-siques des entretiens, de s’abstenir deprésupposer un système de dispositions,c’est-à-dire un « passé incorporé » (éduca-tion, école, famille) qui constituerait lacause de toutes les préférences passées etfutures. De surcroît, les variables d’uneenquête quantitative ne disent pas grand-chose sur les modalités de l’engagement

des personnes enquêtées. Elles ne précisentpas si le goût de l’individu correspond àune pratique plus ou moins contrainte, rou-tinière, associée à de l’intérêt ou du plaisir,ou encore vécue sur le mode de la passion.Il faudrait plutôt retenir la pluralité desdomaines culturels, des compétences, desdispositions, des contextes et des circon-stances de leur actualisation, de même queles fréquents décalages entre goûts et pra-tiques effectives. Nombreuses sont lesvariables à intégrer : la pratique par obliga-tion scolaire, par contrainte situationnelleexceptionnelle, l’activité habituelle et sansgoût particulier, l’accompagnement plus oumoins heureux d’autrui (enfants, amis, con-joint), la pratique par courtoisie oupolitesse, le désir de délassement ou dedéfoulement par des pratiques qu’on n’ap-précie pas habituellement, la délimitationtemporelle d’une licence qu’on s’accorde,la consommation ironique, la curiosité sansengouement, la gratuité de l’accès à l’offrequi engage alors moins personnellement. Les variables individuelles dépendent engrande partie du modèle d’investigationretenu par le sociologue. S’il croise descatégories socioprofessionnelles, sexuelles,d’âge, avec des pratiques et des goûts, ilprivilégie une variation de goûts entre caté-gories. S’il concentre son attention sur unindividu, il laisse apparaître des variationsindividuelles qui, auparavant, ne se voyaient qu’entre catégories. La critique del’enquête par questionnaires tient à celaqu’elle ne bénéficie pas de la confianceétablie dans le cadre d’entretiens (modèledu confessionnal). En même temps, n’endéplaise à Bernard Lahire, la confiance nesuffit pas à valider des désirs personnelsqui peuvent être aléatoires, éphémères,illusoires ou faussement transparents. Comment se fondent les différents degrésde légitimité culturelle, depuis des produitsà forte légitimité culturelle (musiquebaroque ou nouveau roman) aux autres àfaible légitimité (chanson populaire oukaraoké) ? Tout d’abord, la légitimité cul-turelle ne se définit pas extérieurement auxacteurs, elle découle de leur propre sys-

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Les facteurs à l’origine de profils culturelsdissonants sont les suivants : individun’ayant pas la même position sociale queses parents ; augmentation du capital sco-laire à la suite d’études ; changement deposition sociale dans la hiérarchie ; con-frontation régulière avec des personnes auxpropriétés culturelles différentes. Cedernier point est essentiel pour compren-dre l’importance des influences « sociales »sur les patrimoines individuels, lesquellessont autant de relais possible aux socialisa-tions culturelles d’origine familiale.Sans doute les analyses n’insistent-elles passuffisamment sur les rapports de concur-rence entre différents modèles de culture –littéraire, scientifique et commercial – à l’in-térieur de l’école ou à l’extérieur, avec lesmodèles de socialisations marchandes desindustries culturelles. A juste titre, lajeunesse n’est une classe substantiellementrepliée sur elle-même, contrairement à desidées reçues, mais soumise à des con-traintes qui impliquent des modes desocialisation, parfois antagonistes, au nom-bre de trois : les parents, l’école et les pairs(amis et médias). La dissonance culturelleforte qui anime la jeunesse est à la mesurede l’importance des relations extérieures àla sphère domestique. On remarque notam-ment chez les jeunes, une correspondancesignificative entre le reflux de la culture lit-téraire et artistique et des comportementsdissonants, libérant la place à des pratiquesnaguère hérétiques ou impures.

Lignes de fuite

On peut regretter que La culture des indi-vidus ignore délibérément la dimensionconsumériste et économique des biens cul-turels, proposant une explication partielle,voire par moment naïve de la socialisationdes préférences. Cette dernière gagnerait àse combiner à l’analyse des stratégiesdéployées par les entreprises, à l’examendes techniques de commercialisation desproduits et aux modalités de jugement et deconsommation. L’économie de marché etles motivations attenantes des individus

tème de représentations. La légitimité cul-turelle s’impose même à ceux qui s’ydérobent : on peut affirmer aimer RichardStrauss, reconnaître là une formesupérieure de culture, tout en continuantd’écouter des musiques populaires. C’est lapreuve d’un ordre culturel – légitime etdominant – auquel tous les individus seréfèrent, indépendamment de leurs pra-tiques effectives. C’est parce qu’il peut yavoir des consommations non légitimantesde certains produits qu’il est difficile d’as-socier invariablement consommation etdésir. Par ailleurs, la démocratisation debiens de consommation à forte légitimitéculturelle tend à réduire leur degré de dis-tinction et de légitimité. Reste à mettre enlumière les ressorts qui conduisent l’indi-vidu à la variation de ses goûts dans unsens ou dans l’autre, en justifiant la direc-tion dans laquelle les dissonances opèrentchez un même individu.

Les facteurs de dissonances

Bernard Lahire ne pose pas l’existenced’une libre circulation des préférences :chacun conserve un noyau dur depréférences conformément à son rangsocial. Globalement, il existe des profilsculturels consonants très légitimes pour lesCSP élevées (élitisme, ascétisme culturel)et, inversement, des profils consonants peulégitimes pour les catégories socialesinférieures. Plusieurs raisons expliquent lasituation des dernières : le faible capitalscolaire parental et personnel, l’isolementgéographique, le défaut de relations profes-sionnelles ou amicales, et donc de rarescontacts avec des profils culturels dissem-blables. Les comportements dissonants desclasses supérieures sont justifiés par leurcapital culturel et économique qui évite deconfondre dissonances et rattachement àdes classes inférieures. C’est en outre unemanière de se démarquer de la bourgeoisieconservatrice. Pour les classes moyennes, lapossibilité reste très ouverte d’aller soit versdes formes de culture supérieure ou aucontraire inférieure.

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dans la sphère de la consommation ontcontribué à l’émergence de ces goûts dis-cordants. Car l’idée d’un consommateurrésolument labile, dont les goûts ne répon-dent plus à une ligne directrice, peuts’expliquer par une offre commerciale dontle constant renouvellement a accru la versa-tilité des individus.Au terme de La culture des individus,l’équation que proposait Bourdieu 30 ansplus tôt ne se trouve pas être fondamentale-ment transformée, si ce n’est amendée ounuancée. Que les individus aient des goûtsdissonants ne remet guère en question l’ex-istence d’un noyau culturel dominant,indispensable à la prolifération épisodiquede formes dissidentes de culture. Bourdieule reconnaissait, Bernard Lahire ne fait quele confirmer. Le principal intérêt de l’entre-prise du disciple aura été de conduire lasociologie du maître dans ses derniersretranchements, a étendre le champ de larationalité, à rendre raison des accidents, às’attacher à prédire davantage les com-portements des individus. Intégrer lesexceptions, montrer qu’elles sont au fondsoumises à une logique explicative, c’estjustifier la pratique de la sociologie sur labase des sciences exactes, geste classiqueet récurrent de fondation qu’aucune disci-pline aux ambitions scientifiques ne doitmésestimer.

Olivier AssoulyProfesseur à l’IFM

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Cultures de consommation 2003-2007 – Grande-Bretagne

L’objectif de ce programme de recherchepluridisciplinaire, essentiellement en sciences sociales, est d’analyser le change-ment de sens et de dynamique de laconsommation, ainsi que ses conséquencesdans les sociétés modernes. Sous la direc-tion de Frank Trentmann, (School ofHistory, Classics and Archaeology,Birkbeck College, University of London), ceprojet, composé de 20 à 25 propositions derecherche, associera également des usagerspublics, parmi lesquels des groupes sociaux, des gouvernements, des organisa-tions internationales et des entreprises.La recherche traitera de l’importance crois-sante de la consommation et desconsommateurs dans les sociétés mo-dernes, depuis les questions d’identitécollective et d’opinions du consommateurjusqu’à ses coûts et bénéfices socio-économiques. Les principales sphèresd’investigation incluront plusieurs théma-tiques : information et consommateurs ;consommation et citoyenneté ; nouvellestechnologies et consommation virtuelle ;cultures de consommation locales, urbaineset mondialisées ; consommation nationaleet media ; intégration et exclusion sociale ;consommation alternative et durable. Les projets de recherche ont débuté en2003 et prendront fin en juin 2007.Pour d’autres informations :www.regards.ac.uk

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Les cartes et images de la route de la soie15-14 mai 2004 – Zürich

Ce colloque qui s’est tenu à l’université deZurich avait pour but d’examiner la trans-mission de connaissances iconographiquespar la route de la soie qui fut, pendant 2000 ans la liaison principale entrel’Extrême-Orient, le Moyen-Orient etl’Europe. Son réseau de routes commer-ciales et d’états prospères ont permis ladiffusion de représentations complexes, parle truchement de cartes géographiques, depeintures et de dessins paysagers, de texteset d’images religieux, astronomiques etmathématiques, qui ont profondémentinfluencé notre compréhension du cosmoset notre conception de l’espace et dutemps.L’analyse de ce savoir visuel a permis decomparer les approches méthodologiquesde disciplines telles que l’histoire de l’art,les études asiatiques, les études islamiques,l’astronomie, la cartographie, les étudesculturelles, la géographie, l’histoire des sciences et des religions et les étudesmédiévales. Les communications des con-férenciers feront l’objet d’une publication.Contact : [email protected]

Les nouveaux régimes de la conception13-20 juin 2004 – Cerisy-la-Salle

A partir des récentes avancées théoriques,ce colloque, organisé avec le soutien del’Ecole nationale des mines, s’est penchésur la place prépondérante des activités deconception dans la société contemporaineet à l’avenir. Les thèmes abordés allaient dela recherche sur le fondement, la tradition,le mode de raisonnement spécifique desactivités de la conception à l’avenir de sesmétiers.Pour construire un futur sur lequel pèsentdes exigences multiples, les designers, lesarchitectes, les ingénieurs exerceront-ilsune activité collective ou divergente ? Verra-t-on apparaître des modes de conception

inédits et une réorganisation des profes-sions attenantes ? Comment concevoir desnouveaux rapports entre prospective, con-ception et recherche ? Voici brièvementrésumées quelques unes des questionsmises en relief dans ce colloque qui s’inscritdans la série des rencontres « Prospectivesdu Présent ».Contact : [email protected]

Les enjeux du management responsable18-19 juin 2004 – Lyon

Ce colloque, organisé par l’Ecole de ma-nagement de l’université catholique deLyon a fait le point sur le concept de ma-nagement responsable, lequel alimente lathéorie et l’exercice des dirigeants en ques-tionnant les organisations de salariés, leschercheurs, et la société civile.Contact : [email protected]

Etats de la recherche

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caractéristique des années 80, à une « recherche d’authenticité et de sens »,notamment avec les impératifs de qualité etde respect des traditions. Ce mouvementcorrespondrait à l’affirmation d’un souci desoi, pièce maîtresse de la construction del’individualité et de sa personnalité. Loin dese réduire au culte des apparences, cettemanière d’être montre que le luxe se tient àl’intersection d’une éthique et d’une esthé-tique. Autant de facteurs que les marquesde luxe, à l’instar de Chanel, ont raisond’intégrer à la gestion tant du patrimoine,du présent que de l’avenir.

Victimes de la mode ?Guillaume Erner, Editions La Découverte,Paris, 2004

Voici un nouvel ouvrage didactique quidresse un état des lieux actuel du systèmede la mode et de ses arcanes. Après unebrève approche historique, les différentsacteurs et stratégies des industries du paraître y sont décrits et expliqués à grandrenfort d’exemples concrets : les coutu-riers, les créateurs, les gestionnaires, ainsique les heurs et malheurs de la marque etdes licences. Bien que le système de lamode et des « tendanceurs » (bureaux destyle, presse et autre media, concept store)soient expliqués dans le détail, ils ne suffi-sent pas, selon l’auteur, à éclaircir lemystère des tendances qui reste la zoned’ombre des industriels du secteur. L’auteurpasse ensuite à l’analyse sociologique duphénomène de mode où il réfute l’actualitédes thèses de Bourdieu et de Baudrillardsur la diffusion verticale de la mode. Eneffet, selon Bourdieu, une élite lance lamode qui est ensuite copiée par la masse,thèse largement reprise par les marketeursdans les socio-styles. Pour Guillaume Ernerqui convoque, à l’appui de son opinion,philosophes, sociologues, peintres et écri-vains, sans vraiment en rapporter la preuve,le besoin de mode s’inscrit aujourd’huientre une logique identitaire narcissique etla pathologie du lien social.

Le luxe éternel : de l’âge du sacré au temps desmarquesGilles Lipovetsky/Elyette Roux,Gallimard, 2003

Dans le sillage de la synthèse historique et philosophique que propose GillesLipovetsky du luxe depuis les premièresformes sociales jusqu’aux sociétés contem-poraines, Elyette Roux traite la questionsous un angle plus directement écono-mique. Il s’agit d’abord de dresser unconstat en soulignant le passage, opéré aucours de la dernière décennie, d’unelogique artisanale et familiale à une logiqueindustrielle et financière. Dans une configu-ration fortement concurrentielle, lesmarchés de luxe semblent être passés d’unordre communément fondé sur l’offre, avecla création et le créateur, à un système sou-cieux, sinon contraint, d’intégrer de plus enplus la demande des consommateurs. C’estla raison pour laquelle le marketing a pus’imposer à son tour dans les secteurs duluxe. En témoigne la manière dont lescognacs Hennessy, aux USA, ont sacrifié, àgrand renfort de communication, une per-ception de digestif traditionnel à une imagemoins classique, en promouvant des cock-tails auxquels des « cibles » jeunes étaientsensibles. D’autres éléments ont contribuéà refondre les enjeux du luxe : une sensibi-lité accrue des consommateurs aux prix, unrenouvellement croissant de l’offre, lecontrôle de la distribution, des recours àdes offres promotionnelles, la qualité duservice. Rassemblant son attention sur lasignification du luxe, Elyette Roux pose quele luxe a évolué, passant d’une formeostentatoire, socialement discriminante,

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Imagining Consumers: Design and Innovation fromWedgwood to Corning (Studies in Industry andSociety)Imaginer les consommateurs : Création et innova-tion de Wedgwood à Corning (Etudes sur l’industrieet la société)Regina Lee Blaszczyk, John HopkinsUniversity Press, 2000

Ce livre, dont il n’existe pas pour lemoment de traduction française, proposeune approche historique de l’industrie de lavaisselle et de la verrerie, objets pour les-quels les individus développèrent, au coursdu XXe siècle, un goût spécifique. C’estparce que la baisse des prix ne provoquepas nécessairement un surcroît de venteque la même question revient : commentrendre des produits désirables ? Un desenjeux pour les producteurs tient auxmoyens déployés à la fois pour capter etsusciter de nouveaux goûts. Cela peut pas-ser par la réduction des intermédiaires pourcerner plus efficacement la volonté desclients ; l’accroissement de l’observationsur les points de vente ; l’invention d’unnouvel espace de validation du goût, au-delà des connaisseurs et des critiques, àtravers les jugements des individus ; lamise à disposition d’une variété dont ladisponibilité ne détermine pas a priori legoût. Il faudrait encore ajouter le pastichedu cristal, la variété des formes, le renou-vellement constant des gammes de produit.L’ouvrage souligne que la demande se créeà partir de la valorisation du choix desconsommateurs. En ce sens, en contribuantà valoriser l’attachement à des objets nonexclusivement artistiques mais aussi ordi-naires, le marché contribuerait à libérer lespréférences des individus. Si tout concourten apparence à affranchir le goût desconsommateurs des canons prescripteurs,apparaissent simultanément de nouvellesinstances de prescription, que ce soit lesgrands magasins ou les journaux de mode.L’auteur met l’accent sur l’intégration dequalités esthétiques aux produits. Rendupossible avec le passage de la décoration àla main à la décalcomanie (monochrome),

ce mouvement traduit la naissance dumétier de designer, designer qui dicte demodifier le dessin mais aussi la forme de lavaisselle. Par ailleurs, les difficultés crois-santes à distinguer la copie de l’originaljustifient le recours à la marque commesigne distinctif des produits et des niveauxde qualité.

Le design et les immatérialités de l’entrepriseMonique Vervaeke, L’Harmattan, 2003

La conception de produit est un enjeu privilégié du design industriel. Toutefois, lapolitique de design d’une firme ambitionneune vision plus globale. Elle cherche à pro-mouvoir simultanément des projets incluantdes dimensions technologique, formelle etsémiotique, ainsi que des valeurs et unecohérence de marque. Cet ouvrage exa-mine la part que prend le design à lastratégie de conception de produit, particu-lièrement dans le secteur de la lunetterie. Il propose, entre autres, une définition du concept d’innovation formelle et discutede l’apport de celui-ci aux théories dudéveloppement local. En raison de leurpolitique de création, les sociétés sont ame-nées à gérer et à accumuler un capitalimmatériel. Les entreprises lunetières étu-diées, confrontées aux transformations des rapports concurrentiels, sont ainsicontraintes d’adopter de nouvelles straté-gies managériales relatives à la protectionde la propriété intellectuelle.

Publications 41

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et éthique du “total look” de Chanel », cetexte est ici publié avec pour titreL’indémodable total look de Coco Chanel,titre d’une conférence que Jean-Marie Flochavait donnée lors du colloque de sémio-tique d’Urbino en 1993.

Marques et récitsLa marque face à l’imaginaire culturel contemporainBruno Remaury, Editions IFM, 2004

Une ancienne publicité de la marque Levi’sdisait : « Entrez dans la légende », sloganexemplaire de la manière dont les marquesfonctionnent aujourd’hui, non comme deslégendes, mais comme autant de portesd’entrée vers des « grands récits » culturelsdont elles ont agrégé plus ou moins volon-tairement tout ou partie et sur lesquels sefonde leur légitimité. Remarquable à biendes égards, cet ouvrage propose uneréflexion sur la marque au travers d’uneobservation des relations qu’elle entretientavec la notion de récit, afin de poser laquestion des conditions de développementd’une « culture de la consommation », deses limites, et au-delà, de ses conséquencessur l’imaginaire culturel contemporain. Aune lecture des types de récits à partir dedifférents exemples de marques succèdel’analyse de trois cas d’utilisation par lamarque de récits culturels majeurs, en l’oc-currence ceux du féminin, au travers deChanel, Dior et Saint Laurent.

Textiles

Le groupe anglais Berg, auquel on doit déjàla revue « Fashion Theory » dirigée parValérie Steele, annonce le lancement d’unenouvelle publication trisannuelle intitulée « Textiles. The Journal of Cloth and Culture ». Ce périodique se propose de rassembler lesrecherches académiques, dans le domainedu textile, qui s’inscrivent dans le contexteplus large de la culture matérielle etvisuelle.

Le Dictionnaire des mots et des couleurs : Le BleuAnne Mollard-Desfour, CNRS Editions, 2004

Cet ouvrage s’inscrit dans la série « Dictionnaires des mots et des couleurs »où l’auteur, linguiste au CNRS, a déjà publiéLe Rouge, le Rose et le Bleu dans une pre-mière version en 1998. Cette nouvelleédition a été totalement révisée pour intégrer des données directement contem-poraines. En mobilisant un large corpus detextes, Anne Mollard-Desfour répertorietoutes les dénominations chromatiques dubleu et de ses nuances, ainsi que l’aspectmatériel de cette couleur et ses procédés defabrication. Elle inventorie également lessymboles, les locutions et les utilisationssociales auxquelles le bleu a donné lieu, enfaisant une large part à l’étymologie.Etroitement liée aux phénomènes de mode,la terminologie des couleurs est un refletprivilégié des rapports sociaux. Les déno-minations de la couleur sont, par leurdiversité, indispensable à la connaissancede la sensibilité sociale d’une époque etd’une culture.

L’indémodable total look de Coco ChanelJean-Marie Floch, Editions IFM, 2004

Ce texte est sans doute un des meilleursexemples de lecture stylistique d’unemarque de mode. Jean-Marie Floch yexplore de manière brillante les caractéris-tiques du style de Chanel, traçant aupassage la voie pour une discipline peupratiquée à ce jour, celui de l’analyse esthé-tique appliquée à une marque de création.Une marque d’autant plus exemplaire que,depuis sa fondation en 1909, elle n’a cesséde se régénérer, réactivant sans cesse unterritoire stylistique par ailleurs rigoureuse-ment établi. C’est tout l’intérêt de ce texte,et ce qui a motivé sa publication en volumeséparé, d’identifier et d’expliquer les com-posantes d’un patrimoine toujours aussivivant aujourd’hui. Initialement écrit pourun ouvrage intitulé Identités visuelles sousle titre « La liberté et le maintien, esthétique

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Fashion Classics from Carlyle to BarthesTextes classiques sur la mode : de Carlyle à BarthesMichael Carver, Berg Publishers, 2003

Toute l’attention portée à la théoriecontemporaine fait aisément oublier que les analyses sérieuses du vêtement et de lamode ont déjà une longue histoire quiremonte au XIXe siècle. Cet ouvrage offreun panorama explicatif des écrits révolu-tionnaires et souvent originaux de huitthéoriciens dont le travail a profondémentinfluencé les fondements théoriques etconceptuels de notre compréhensionactuelle du système de la mode et du vête-ment. Le commentaire de Michael Carvermontre clairement que les points de vue surla mode ont toujours été passionnés, plusparticulièrement lors de la fameuse attaquedu dandysme par Carlyle ou encore avec lasuggestion de Veblen de faire des vête-ments à partir de vieux journaux.

Fashion under Fascism: Beyond the Black ShirtLa mode sous le fascisme : Au-delà des chemisesnoiresEugenia Paulicelli, Berg Publishers, 2004

Quand nous songeons à l’industrie de lamode italienne, les noms de Gucci, MaxMara et de Prada nous viennent immédiate-ment à l’esprit. Mais c’est oublier que cetteindustrie a une histoire sombre qui est iciétudiée pour la première fois. Dans lesannées 30, en Italie, le fascisme ne domi-nait pas seulement la politique, il aégalement influencé la mode. SousMussolini, celle-ci reflétait nettement latyrannie sociale. L’allégeance au régimeétait orchestrée par la dictature avec l’inten-tion de créer une nouvelle consciencenationale. Les femmes étaient manipuléesau travers l’idéal de mode dans le but decréer une féminité italienne authentique.Eugenia Paulicelli montre aussi commentcette évolution a constitué la genèse de lapuissance mondiale de la mode italienneactuelle.

Fashion FoundationsEcrits fondateurs sur la modeKim K.P. Johnson, Susan J. Torntore,Joanne B. Eicher, Berg Publishers, 2003

Même s’il est difficile de penser la modedans un contexte autre que contemporain,le concept de mode n’est précisément pasnouveau. Les historiens du costume le fontremonter au XIIIe siècle et les écrits les plusanciens sur la mode datent du XVIe siècle,lorsque Montaigne méditait sur ses origines,suscitant ainsi des interrogations qui n’ontpas cessé de se poser au fil des siècles pos-térieurs. Cet ouvrage réédite les écritsclassiques de Montaigne, William Hazlitt,Herbert Spencer, Thorstein B. Veblen,Adam Smith, Herbert Blumer ou GeorgesSimmel sur la mode, autant d’auteurs quiont contribué à modeler l’approche et lacompréhension du costume moderne.

Le SariMukulika Banerjee et Daniel Miller, BergPublishers, 2003

Etayé par les déclarations de représentantsde diverses classes sociales, ce livre explorela beauté, le bien-aller, et la singularité duvêtement le plus emblématique de l’Inde.Ses auteurs montrent pourquoi le sari a sur-vécu et même prospéré comme vêtementtraditionnel, alors que la plus grande partiedu monde adoptait le costume occidental.L’ouvrage présente à la fois un portraitintime de la vie des femmes indiennesaujourd’hui et une façon alternative de pen-ser notre relation aux vêtements. Denombreuses anecdotes soulignent la placeque tient le sari au cœur des relations sociales entre mère et enfant, maîtresse etservante, créateurs et stars de « soap operas ». Le Sari montre comment le vêtement leplus simplement construit peut révélertoute la complexité des modes de vie del’Inde.

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Mode et TextilesUn panoramaColin Gale, Jasbir Kaur, Berg Publishers,Juin 2004

Ce livre aborde la question de la symbioseentre la mode et le textile. Ses auteurs,enseignants à l’University of CentralEngland de Birmingham, explorent les rela-tions culturelles, industrielles et sociales dela mode et des textiles, leur rivalité et leurinfluence réciproque. C. Gale et J. Kauridentifient et commentent les domaines clésde l’interaction commerciale et culturelle,incluant matières premières, distribution,consommateurs et futures technologies, enétayant leur propos d’exemples concrets deprofessionnels, designers, distributeurs etproducteurs. L’ouvrage examine l’influencedes ten-dances de mode nationales et mondialessur les matières premières. Le résultat estun livre qui débute par l’offre et lademande et se poursuit sur des problèmesde design, de technologie, de globalisationet de tendances de mode.

Nazi « chic » ?Formation de la mode féminine sous le TroisièmeReichIrène Guenther, Berg Publishers, 2004

Nazi « chic » est le premier livre à traiterexclusivement de l’industrie allemande dela mode depuis la première guerre mon-diale jusqu’à la fin du Troisième Reich. Sonauteur explore les tentatives avortées del’Etat Nazi pour construire une image fémi-nine reflétant la politique officielle dessexes ou inculquer des sentiments de fierténationale. L’auteur examine également lapolitique infructueuse du Reich pourasseoir la suprématie allemande sur lesdéfilés européens et soutenir une industrieeuropéenne de la mode contrôlée par lesnazis.

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Programme 2004

Publication semestrielle en versions française et anglaise : Mode de recherche (IFM Research Report)Offrir un instrument d’information sur la recherche dans les domaines de la mode et des industries de la création.Conférer à cet instrument de veille une dimension internationale.

Séminaire de recherche sur le thème de la construction du goûtDécembre 2004, IFMDécrypter avec le concours de chercheurs internationaux en sciences sociales les modalitésd’élaboration des goûts. Publication des actes.

Publication d’un ouvrage collectif sur le luxe (Éditions de l’IFM)Novembre 2004Proposer une vision historique, culturelle et contemporaine à la fois des enjeux et des théma-tiques du luxe. L’ouvrage qui comporte quatre parties – Les fonctions historiques et socialesdu luxe ; Luxe et identités nationales ; le luxe face au marché – rassemblera plus de 20 contri-butions de spécialistes, notamment universitaires, français ou étrangers (Italie, USA, GB, Inde).

Mode de recherche, n°1.Février 2004 (L’immatériel)

Mode de recherche, n°2.Juin 2004 (Luxe et patrimoines)

Mode de recherche, n°3.Janvier 2005 (Le commerce éthique)

CENTRE DE RECHERCHEINSTITUT FRANÇAIS DE LA MODE

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Prochain numéro : janvier 2005

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Mode de recherche,n°2.Juin 2004, publication semestrielle

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Directeur de la publication : Olivier [email protected]

Ont collaboré à ce numéro : Eugénie Briot, Laurent Raoul, BrunoRemaury, Marie-Claude Sicard, GenevièveTeil, Marie Weigel

Conception graphique : Pascal Gautrand

Réalisation :Dominique Lotti

CENTRE DE RECHERCHEINSTITUT FRANÇAIS DE LA MODE