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Mémoires d'un faiseur de livres

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Henri Desroche

Mémoires d'un faiseur de livres

Entretiens et correspondances avec Thierry Paquot

(août 1991)

Lieu Commun

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C o l l e c t i o n « L e s p a s s e u r s d e f ron t i è r e s » dirigée par Thierry Paquot et Michel Sauquet

et publiée avec le concours de la Fondation pour le Progrès de l'Homme

Il existe des gens formidables partout dans le monde. Mais comment les rencontrer ? Comment les connaître ? Comment partager leur riche expé- rience ?

Leur implication sociale, politique, religieuse ou culturelle les empêche de rédiger leurs Mémoires, de faire le point sur les acquis et les rencontres de leur vie souvent mouvementée.

« Les passeurs de frontières » appartiennent à cette catégorie. Lieu Commun les accueille et transmet leur savoir et leur savoir-faire, leurs certitudes et leurs questionnements, leurs rêves et leurs passions, en une collection de « livres-entretiens » où les frontières des disciplines universitai- res, des idéologies, des religions, des langues, des cultures sont sans cesse « passées » afin de mettre en relation des mondes qui trop souvent s'ignorent.

Le monde est ouvert. Soyons ouverts au monde.

DANS LA MÊME COLLECTION

R u y d a Si lva , L a pédagogie de l ' honneur (avec la c o l l a b o r a t i o n d ' O l i v i e r C o l o m b a n i )

© É D I M A / L I E U C O M M U N , PARIS, 1992.

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À celle qui Et par ce qui Ayant chanté Durant l'été Aura pourvu L'hiver venu Au pain perdu D'avoir duré

H.D.

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Une relecture ayant postulé explication de termes ou connota- tions du texte, celles-ci annoncées par un astérisque* ont été portées en bas de page plutôt que reportées en fin de chapitre ou de livre. Lorsqu'il était utile de préciser des références à la bibliographie (in fine), plutôt que de réitérer leurs libellés, on s'est limité à les signaler par une numérotation (en chiffres gras et entre crochets).

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1. L'amour et son dictionnaire des affectivités

Henri Desroche, l'amour occupe une place essen- tielle dans votre œuvre comme dans votre vie. Je propose donc d'ouvrir cette série d'entretiens par Paul Claudel, poète de l'amour, premier livre que vous avez publié... D'abord, est-ce vraiment votre premier livre ? Aviez-vous auparavant, adolescent, rédigé des poèmes, des essais ou des esquisses de romans ? Et comment articuliez-vous alors l'écriture avec ce désir d'aller vers les autres ?

Ce premier livre [1] a été publié dans la même collection que celle pour laquelle j'ai alors préfacé l'ouvrage de Gertrude von Le Fort sur La Femme éternelle (Die Ewige Frau). Non sans une certaine parenté, disons lyrique, entre ces deux prestations. Auparavant cependant, je ne suis pas sans d'autres écritures : des correspondances, qui ont été détruites ; une pièce de théâtre, gisante dans mes cartons ; des acrobaties pour un théâtre de Guignol et dont j'étais féru ; enfin, ou surtout, une thèse de doctorat (en théologie) sur l'agapè, c'est-à-dire l'amour tel qu'il est annoncé dans la littérature néotestamentaire et tel que, hélas ! il deviendra caritas-charité dans les déra- pages terminologiques...[0]. Tout cela, dans les cryp- tes ou dans les oubliettes.

Une première publication aura donc été cette exégèse claudélienne, cette poésie de l'amour, avec ses cascades et ses récurrences dans le théâtre de cet

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auteur. M o n texte a été ruminé et rédigé pendant plusieurs années. Si je l'ai titré « poète de l 'amour », c'est que j'avais été séduit, ou même ensorcelé, par ce qui, chez Claudel, confine à une poésie « cathare » (selon que l'a suggéré Fourastié) ou à une poésie des t roubadours (selon que l'a développé Denis de Rou- gemont à travers les versions successives de son livre désormais classique L'Amour et l'Occident*). Il y a en effet, dans ces traditions, et sous une forme domi- nante ou latente, quelque chose comme l'idéal-type d 'un amour foudroyant et interdit, paroxystique et inhumé, tradit ion et idéal ayant donné naissance au roman. Ce fil directeur court dans toute l 'œuvre de

Claudel, depuis L'Annonce faite à Marie jusqu'au Soulier de satin en passant naturellement par le Pa r - tage de midi (texte encore tenu au secret) : un amour sublime ou sublimé et qui, pour des raisons parfois « tarabiscotées », comme l'a fait remarquer Bernanos pour L'Otage, se révèle impossible ou tabou, mais qui néanmoins s 'entretient, se maintient, se vit et se survit, persiste et signe, cela quasi sans repentance. Toujours est-il que j 'en étais fortement et délectable- ment impressionné. J'ai donc écrit.

Si j'ai publié, c'est que, ce sera souvent le cas, le hasard s'en est mêlé ; un hasard, comme dit l 'autre, qui ne laisse pas grand-chose au hasard. J'étais alors en échange avec « Bruck »... le père Bruckberger, celui qui avait signé ou qui allait signer, entre autres, Les Cosaques et le Saint-Esprit , en souvenir de Léon Bloy et de son orageuse expectative (« J 'at tends les Cosa- ques et le Saint-Espri t »). Il mijotait une revue dont déjà il brandissait le titre : Le Cheval de Troie. Dans

* Plon, 1939. Édition remaniée et augmentée, Plon, 1956.

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cette « chevalerie », il avait eu la magnanimité de me confier la littérature, lui-même et un troisième cheva- lier se chargeant respectivement du théâtre et du cinéma. Le Paul Claudel et sa poésie auraient été un échantillon de ma prose. Et voilà comment j'ai failli devenir critique littéraire. Une de mes vocations sans autre suite que souterraine.

Comment votre livre a-t-il été accueilli ?

J'avoue n'en rien savoir. Je ne me suis jamais préoccupé de l'accueil de mes livres, sauf quand je suis bousculé par le choc en retour de leur réproba- tion. Je m'en détache dès lors qu'ils sont écrits. En l'occurrence, je conserve seulement quelques lettres de Claudel. Et elles demeurent émouvantes.

Vous l'avez publié, je crois, en 1946 ? L'aviez-vous écrit avant la guerre ?

Non, seulement conçu avant. Écrit pendant. Et publié après.

Vous avez passé tout le temps de la guerre à Paris ?

Non, une partie seulement. Après la Drôle de guerre dans les cantonnements du Nord, la moins drôle dans le raid piégé sur Anvers et Bréda, l'embar- quement de justesse à Dunkerque et les errances d'une campagne-fantôme en France sous les bombar- dements, j'avais été démobilisé, et avais repris mes études théologiques.

À ce moment, j'ai failli encourir une autre voca- tion. L 'un de mes professeurs, excellent et bouillant exégète, m'avait remarqué, suite à un pensum que j'avais rédigé sur saint Jean et qui, arguait-il, témoi-

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gnait de ma « bosse » pour sa discipline. On m'a cependant laissé le choix entre cette discipline - auquel cas je devais passer plusieurs années à l'École de Jérusalem - et l'histoire de la philosophie pour laquelle je nourrissais un faible. J'ai finalement choisi celle-ci.

On m'a donc envoyé à Paris, au studium* du Saulchoir. J'y ai connu de grands théologiens, dont Chenu, et quelques historiens de la philosophie. J'ai suivi également quelques cours en Sorbonne où je ne me suis guère plu, et quelques autres au Collège de France où je me suis complu. Cette pseudo-vocation d'historien-philosophe s'est donc débattue avec mon ex-vocation d'herméneute, et c'est alors que j'ai écrit et soutenu la thèse sur l'agapè, déjà alléguée, à peu près en même temps que j'accouchais de cet opuscule sur la poésie de Claudel...

Agapè est un terme grec pour désigner l'amour. En étiez-vous déjà à imaginer que, dans votre vie, vous alliez retrouver à plusieurs reprises une interprétation différente, notamment, chez Fourier, son Nouveau Monde amoureux, tel qu'il l'a écrit et tel qu'il sera pratiquement vécu dans l'une de ses postérités ? Mais, préalablement, pouvez-vous nous définir précisément cette agapè de votre thèse ?

Vous remuez le couteau dans la plaie. J'ai écrit cette thèse il y a près de cinquante ans. Mon exem- plaire gît dans une oubliette. Curieusement j'en suis à la remettre sur le métier, car dans ce labeur de jeunesse la chasse l'aura emporté sur la prise, et j'en suis plutôt à me remettre en chasse.

* Studium : couvent d'études philosophiques et théologiques.

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Oui, cette agapè est un terme grec singulièrement privilégié par la littérature néotestamentaire et parti- culièrement paulinienne*. Comme si cette littérature avait requis un mot relativement inédit pour annoncer une manière d'aimer qui se voulait elle-même inédite. De fait, cette agapè ne s'identifie ni à la philia d'Aris- tote ni à l'eros de Platon... Depuis lors, un auteur suédois, Anders Nygren, a commis trois volumes sur Eros et Agapè pour emmêler et démêler « la notion chrétienne de l'amour et ses transformations », soit quelque neuf cents pages. Un exégète - il avait dirigé ma thèse - a compilé trois volumes, soit mille cent pages, et même un autre encore de deux cents autres pages, pour passer au peigne fin les cent dix-sept emplois d'agapè, nonobstant les cent quarante et un emplois de son verbe - agapan - dans l'ensemble des écrits néotestamentaires. La conclusion de sa « bri- que » nous laisse d'ailleurs dans l'incertitude puisque sa traduction ultime bronche sur la plupart des termes français qui se proposent pour formuler ou pour formaliser l'énigme de l' agapè...

Comme vous le savez, le terme le plus usuel, via la caritas latine, aurait été la charité. Mais ce terme a pris une telle tournure que l'apôtre Paul lui-même en a par avance dénoncé l'inadéquation : « Si même je donne tous mes biens aux pauvres » (ce qui serait un apogée de la démarche caritative), « mais si je n'ai pas l'agapè »... je ne suis qu'un instrument à braire et à bruire...

Quoi qu'il en soit, comme l'herméneutique ne m'avait pas donné et ne me donnait pas les clefs de

* Soit les treize épîtres de Paul, et leur nomenclature embobinée dans la mnémotechnie : ROCOCO/GALEPHI/COLTHESSA/TIMOTIPHILÉ.

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l 'énigme agapè, le sociologue que je suis devenu a imaginé de demander ces clefs non plus à l ' interpréta- tion des textes mais à la reconstitution des faits.

Depuis deux millénaires, une cascade d'expériences- témoins ont en effet, de facto, et dans le vif, tenté de réitérer cette expérience du christianisme primitif, en particulier dans des communautés ad hoc, et à par t i r de cette réitération ont réinterprété ce qui, selon les textes (des Évangiles, des Épîtres ou des Actes), aurait été l'agapè dans les communautés chrétiennes primi- tives. L 'expérience kimbanguiste est l 'une de ces réinterprétations dans la conjoncture... quasi immé- diate, une conjoncture qui, selon une enquête récente et pour les seules Afriques noires, compte des « Christs par milliers »...

Un fai t de tradition, également?

Et même une double tradition dans la typologie des christianismes établie par Ernst Troeltsch, comme vous le savez. N e parlons pas du type Église (Kirchentypus), celui qui intervient lorsque l 'attente du Royaume devient obsolescente. Mais parlons du Sektentypus, le type Secte (au sens non péjoratif du terme) ; et parlons aussi du type Ordre, qui tend ou qui pré tend généralement à une ecclésification de la Secte. Accordez-moi de ne pas trop batifoler dans ce galimatias conceptuel ou typologique : il a ses raisons que la rumeur et ses vulgates méconnaissent ou ne connaissent guère. Et reconnaissons que dans ces dissidences (sectes), surtout de forme messianique ou millénariste, d 'une part, et d 'autre part dans ces Ordres religieux qui ré-intériorisent telle ou telle dissidence, nous voici ou nous voilà devant ou avec

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autant de restaurations ou ré-instaurations du ci- devant christianisme primitif. Non pas pour en parler ou en reparler, mais pour le faire ou le refaire. Topiquement. Y compris dans des utopies prati- quantes.

Est-ce là l'origine de vos « voyages en utopies » ?

Probablement. L'origine - et en un sens le privi- lège - c'est que j'ai commencé par vivre dans le type Ordre. Que j'ai continué en m'adonnant et en m'éver- tuant à des travaux sur le type Dissidence. Et que ça m'a induit ou conduit à une typologie de communau- tés dont les utopies se sont prouvées - fût-ce éphémè- rement - topiques... Tout cela constitue un fantas- tique gisement. Dans les ordres religieux, il faut décompter les masculins, les féminins, sans parler des Tiers Ordres, et de-ci, de-là, des Ordres religieux mixtes : tantôt en coexistence séparée, tantôt en « cloî- tre double », sous le même toit, mais avec clôture intérieure. Et dans la dissidence, l'affaire repart avec un monachisme mixte, redéployant le « cloître dou- ble », mais sans clôture matérielle. Vous me direz c'est une utopie, pour me signifier que c'est une chimère. Et pourtant l'utopie est devenue topique dans un cas de figure, entre autres : celui des Shakers américains, auxquels j'ai consacré plusieurs années studieuses.

Pouvez-vous préciser ou circonstancier ? Comment les avez-vous connus ? Avez-vous vécu avec et parmi eux ?

Non. Je n'ai vécu ni avec ni parmi. Et pour cause : surgis au tournant du X V I I I siècle, ils étaient en évanescence au tournant du X I X C'est ce que j'ai

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répondu à un anthropologue, alors consulté, et qui, toutes affaires cessantes, me recommandait de « vivre avec », pendant au moins deux ans. Ne pouvant le tenter avec des vivants, je l'ai réalisé avec des survi- vances, exceptionnellement recueillies dans un gise- ment d'archives dont j'ai pu bénéficier.

Quels rapports avec les Ordres religieux et le monachisme ?

Celui, en quelque sorte, d ' u n chaînon manquant entre les « cloîtres doubles » d 'une tradition médiévale

et des communautés prophétiques, dites également « kérygmatiques* » : celles, récentes, d 'un premier kimbanguisme, celles, anciennes, des Frères moraves dans l 'après-Jean Huss, ou des Frères houttériens dans l 'après-Réforme. Mais là, chez les Shakers, le prophétisme était le fait d 'une assez extraordinaire prophétesse voire d ' un Messie féminin, une petite prolétaire rescapée du capitalisme manchestérien, annonciatrice d ' un dieu androgyne et instigatrice d ' un ordre ou d 'une dissidence à l'image de ce dieu. Autrement dit : des communautés d 'hommes et de femmes, dûment démariés s'ils étaient mariés et vivant sous le même toit, dans les mêmes salles de réunion, les mêmes ateliers, le même réfectoire ou le même dortoir, mais séparés par une clôture invisible. Leur « gouvernorat » était un quadripart isme composé de deux hommes et deux femmes. Après démariages et renoncement formel à toute reproduction donc à toute sexualité (tenues pour le « péché originel »), ces

* Kérygmatiques : du mot « kérygme », absent des dictionnaires français mais présent dans les dictionnaires théologiques. Signifie : l'annonce d'un message annonçant lui-même l'âge d'un nouveau règne ou « royaume » de dieu.

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fidèles cessaient donc d'être père et mère naturels pour devenir père et mère adoptifs d'orphelins adop- tés, lesquels pour la plupart reconduisaient la dissi- dence. Et cette histoire a duré une bonne centaine d'années...

Comment avez-vous eu l'idée de travailler sur, disons, cette ethnie ?

Là encore, un peu par hasard. Quand mon histoire de vie a pivoté en 1950, je me demandais comment la reconvertir. On me conseillait d'entrer au CNRS, et donc d'y déposer un avant-projet. Comme je venais d'explorer la « signification » des socialismes autoritai- res, j'ai d'abord eu l'idée de fouiller la signification des libertaires, entre autres celle de Pierre Kropot- kine. Mais Georges Gurvitch me l'a déconseillé. J'ai ensuite pensé au champ de fouilles des « communau- tés de travail » avec lequel j'étais déjà familier... d'autant plus familier que, pour accompagner mon transit, une de ces communautés ouvrières m'avait « sponsoré » une année sabbatique.

J'avais mis à profit cette année pour compiler une encyclopédie « historico-mondiale » en fouillant Bi- bliothèque nationale, British Museum, microfilms des universités américaines, et les archives que j'avais exhumées d'un grenier où, depuis le début du siècle, elles dormaient sous la poussière, après avoir été collectées et recueillies par une mission universitaire française et sa cheville ouvrière, Jules Prudhom- meaux. En ramenant de ces fouilles tout ce qui, de près ou de loin, pouvait ressembler à des communau- tés de vie et de travail (quelles que soient leurs inspirations ou leurs structures, leurs desseins et leurs

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destins), j'avais accumulé un matériel assez fabuleux, et en première ligne ce gisement de Prudhommeaux.

Comment aviez-vous pu y accéder ?

D'abord en dénichant leur site, à Versailles. Ensuite en m'accommodant avec leur détenteur. Non pas leur rassembleur, il était mort. Mais son fils. Il était d'autant plus détaché de cet héritage communau- taire, qu'il se trouvait davantage impliqué dans une conjoncture libertaire, avec laquelle il m'a convié à une coopération culturelle. Moyennant quoi, j'ai eu la liberté de m'ébattre et me débattre dans les archives poussiéreuses de ce grenier inespéré. Et j'ai com- mencé par les Shakers..., le fruit qui était archivisti- quement le plus mûr.

Est-ce par la même filière que vous avez été conduit au Familistère de Godin, à Guise, et à l'École de Nîmes ?

Oui, du moins en partie, mais plus tard. J'ai commencé, et donc pendant deux ans, par me plonger dans les documents et monuments de cette tradition shaker : leur vie quotidienne, leur intergénération, leur prophétisme, leur dualisme, leurs modes d'ap- propriation ou/et de désappropriation, leur autogou- vernement charismatique, leurs théologies et leur apologétique, leurs exégèses et leurs contentieux, leurs artisanats et leurs pharmacopées, leur chorégra- phie et ses transes (d'où leur nom de « shakers » ou « shaking quakers* »), leurs cantiques et leurs homé- lies, les genres littéraires de leur littérature, leurs

* Littéralement : « trembleurs » c'est-à-dire enclins à entrer en transe.

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ascendances postulées, leurs descendances routini- sées, etc. Et j'ai fini par pondre une brique, homolo- guée par la V section des Hautes Études, et acceptée comme un premier acompte pour mon intégration au CNRS.

Comment traduisaient-ils l'agapè en anglais ?

Bonne question. Si je me souviens bien, le mot anglais love était assez élastique pour accueillir le recto verso du message, à savoir : la prescription d'une « communauté » dans la proscription de toute sexua- lité. L'essentiel est que le love annoncé comme agapè se présentait dans une structure, que cette structure voulait signifier la réitération d'un christianisme primitif, et que cette signification se réclamait d'une chaîne de témoins, en remontant des dissidences dualistes (cathares, bogomiles, messaliens) à la tradi- tion essénienne (pour eux, aucun doute : Jesus was an Essene), et de cette tradition jusqu'au bouddhisme et aux religions de la Maternité divine, telle qu'elle était encore ensevelie dans les écrits gnostiques. Le tout serait d'ailleurs à corréler avec la conjoncture nord- américaine de cette époque, celle du Sex and marriage in Utopian Communities : 19th century America : dans les années 1970, une recherche s'en est acquittée.

Ne s'agit-il pas d'une recherche ésotérique ?

Vraiment pas ! La prophétesse fondatrice, Ann Lee, était une femme extraordinaire, aux dimensions d'une Thérèse d'Avila ou d'une Catherine de Sienne. D'après sa légende et ses fioretti, elle excipe d'une maîtrise et d'une sapience qui ont fait l'admiration d'orfèvres en la matière. Owen a connu les Shakers et

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les a honorés d'un opuscule. Engels en prononce l'éloge dans une communication de jeunesse (sa Be- schreibung*). Tolstoï les admire ; il échange une cor- respondance avec un personnage monumental de leur seconde génération : l'Elder Evans..., lequel entrete- nait paradoxalement d'autres échanges non moins cordiaux avec une autre community non conformiste et contestataire, celle d'Oneida...

Pourquoi paradoxalement ?

Parce que ce sont deux communautés de même genre commun (la contestation du mariage) et de différences spécifiques contrastées. À savoir : pour les Shakers, une « agamie », personne n'étant marié avec personne ; pour Oneida, une « multigamie », tous étant mariés avec toutes et réciproquement. Il se trouve que je détenais également les archives d'Oneida, en particulier une dizaine d'in-folio de leur journal. Je voulais entreprendre sur cette expérience une spéléologie analogue à celle qui m'avait mobilisé sur les Shakers. Oneida était une autre référence au christianisme primitif, moyennant, sur l'agapè, une exégèse à inductions contradictoires, sustentée par des injections crypto-fouriéristes. Un grand monde dans un petit monde, car c'était, comme l'a décelé Aldous Huxley dans son Island, une récurrence in- consciente de précédents taoïstes, voire de pratiques sexuelles chinoises... Mais cela nous mènerait trop loin...**.

Entre ces deux extrêmes, ce que vous nommez

* Description des colonies communistes récemment constituées et encore existantes. Texte de 1844. Traduction et introduction [13].

** Cf. A. Huxley, Island. A Novel (trad. fr.), Plon, 1963.

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l'agamie des Shakers et la multigamie d'Oneida, et dans votre galerie typologique, n'avez-vous pas discerné d'autres modèles, pour ne pas dire d'autres « formes élémentaires » ?...

Si, et je vous l'ai déjà allégué : le modèle morave ou le modèle houttérien. Il est moins connu que le modèle « amish » puisque celui-ci a bénéficié d ' u n film de grande diffusion. Disons que mes Hout tér iens seraient cousins germains de ces Amish, les uns comme les autres étant postérités des Mennoni tes . Plus précisément, les Hout tér iens (du n o m de leur fondateur Jakob Hut te r ) sont, dans la Réforme, une dissidence des Frères suisses, eux-mêmes postéri té dissidente de Zwingli. Ils pra t iquent leur agapè comme objecteurs de conscience, pacifistes, dans une communauté de vie et de biens dans le mariage, et même mariages à nombreuse progéniture. Après quatre siècles à par t i r de leur fondation, ils avaient été rejoints par une contestation de l 'hit lérisme, les Brüderhof, émigrés d 'abord au Liechtenstein, puis en Grande-Bretagne, où ma curiosité a bénéficié de leur hospitalité pendant une quinzaine de jours, après correspondance nourr ie avec l 'un des leurs, frère Kenneth .

C'était en quelle année ?

Dans les années 1950. J ' en retrouverai la date plus précise car, à ce moment , j'ai publié u n mémorial pour concélébrer leur quatr ième centenaire. J 'ai d 'ail leurs invité frère Kenne th à Paris pour des rencontres avec des assemblées libertaires, dans la salle haute d 'une brasserie, place de la Républ ique. Les partenaires libertaires excipaient tous, peu ou prou, de commu-

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nautés champignonnantes, à peine nées que déjà mortes, « en marge des compressions sociales ». De- vant une communauté quadricentenaire, ils étaient éblouis, médusés, un brin scandalisés : « Quel dom- mage que vous soyez religieux », objectaient-ils à Kenne th ; à l ' instar d 'une objection d'Engels au réseau Shaker, en 1844... Malentendu. . . !

Autre malentendu lorsque, moi-même, j'ai résidé à Costwold Brüderhof, une communauté houtté- rienne, en Grande-Bretagne. J'arrivais avec mes questionnaires, mes protocoles d'observation, mes guides d 'entret ien, mes grilles de corrélations. Et eux m'accueillaient avec projet - implicite ou même expli- cite - de conquérir un adhérent, un novice, un frère. J'étais venu accompagné d 'Albert Meister, dans ma première voiture, une petite Panhard. Kenneth nous répétait et me disait : « À quoi ça sert tous tes papiers ? Entre chez nous, viens avec nous, et tu comprendras tout. » Nous avons même été au centre d ' un culte et

d 'une adjuration auxquels Albert Meister et ses ron- chonnements opposaient une allergie que j'ai finale- ment partagée. Nous sommes repartis au bout de deux semaines, bons amis certes, nous avec nos questionnaires en trop, eux avec un ou deux novices en moins.

Quatre siècles, c'était pourtant beaucoup.

Assurément et pendant ce temps-là, temps d 'une incubation européenne, c'est une pléiade d'expérien- ces témoins qui s'étaient et qui se sont laissé recueillir. Il y a eu la petite République coopérative et œcumé- nique de Pieter Plockhoy, sous Cromwell, une des premières à avoir voulu inaugurer des « nouveaux

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cieux » sur de « nouvelles terres », en Amérique du Nord*. Sous le même Cromwell, les communautés de Gérard Winstanley et de ses « Défricheurs » (Diggers). Après la Révolution française et pour la « terminer » : les vagues utopiques, qui, après avoir été écrites, chercheront à se pratiquer dans d'autres exodes amé- ricains... Pour ne pas parler d'autres vagues et sur un autre continent : la vague du Raskol et de ses conven- tualités-maquis (« ermites dans la Taïga ») dans une Russie qui n'en était pas à être soviétique.

C'était un champ de fouilles ?

En effet, mais trop vaste et trop complexe pour ne pas relever de coopérations multiples... S'agissant de ma fouille Shaker et Oneida, pour en terminer avec elles, voici des subséquences...

Sur les conseils de mon ami d'alors, le poète Jean Grosjean, j'ai porté ma « shakérologie », bille en tête, à Raymond Queneau. Celui-ci a lu le texte et, sourire en coin, semi-cordial, semi-acidulé, il m'a proposé son conseil : « C'est magnifique ; et c'est impubliable. Faites-en un roman et je serai preneur. » Mais, comme il me trouvait un peu groggy par son uppercut, il m'a cependant adressé à un lecteur des Éditions de Minuit, lesquelles, moyennant raccourcis, ont non seulement envisagé l'édition mais également accepté de l'intituler numéro 1 d'une collection, dans laquelle j'alignerai pas moins de quatorze volumes. Mais l'his- toire s'écrit droite sur des lignes courbes, à moins que ce ne soit le contraire.

* Cf. Jean Séguy. Utopie coopérative et œcuménisme. Pieter Cornelisz Plockhoy van Zürik-Zee, 1620-1700. Paris-La Haye, Éd. Mouton-EPHE, 1968.

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D u moins le conseil de Queneau a-t-il été suivi, dans la mesure où, sans savoir qu'il y obtempérait , un romancier, John Fowles, en écrivant La Créature (A Maggot) aura rédigé sinon l'histoire du moins une préhistoire des Shakers*. Bernard Pivot lui a fait les honneurs d'Apostrophes.

Quant à Oneida, faute d 'en restituer la monogra- phie, j'ai seulement dressé le canevas fouriérisant de son aventure ; conseillé une thèse de psychologie comme une exhaure sur mes archives ; et préfacé la version française du volume où le fils du prophète a consigné ses souvenirs - La Maison de mon père - , cette maison et cette communauté extraordinaire, exorbitante, bienheureuse et maudite**.

Nous voilà donc reconduits à Fourier ?

Oui, mais pour une période plutôt ultérieure. C'est lié à une affaire d 'éditeurs, « ces occasions qui font le larron »... Par exemple, Jean-Pierre Vernant m'avait demandé de produire un Marxisme et religions pour la collection « Mythes et religions », et c'est ainsi d'ailleurs que j'ai connu le directeur de cette collec- tion, Georges Dumézil [11]. De même, Jacques Jul- liard me demandera un Saint-Simon pour sa collec- tion «Politique » et j'ai produi t cet opuscule [16]. C'est Jean-Marie Domenach qui m 'a suggéré un livre sur Fourier, - j'ai alors compilé La Société festive [26] en y réinjectant de longs, très longs « avec Fourier » et ses fouriérismes écrits ou pratiqués... Il avait fallu préalablement : retrouver les archives fouriéristes,

* John Fowles, La Créature, Paris, Albin Michel, 1987. ** P.B. Noyes, La Maison de mon père, Éd. Balland-France

Adel, 1978 (préface H.D., trad. fr. Paulin Desroche).

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qu 'une rumeur prétendai t détruites par un incendie et qu 'Éd i th T h o m a s avait sauvées d ' u n e telle r u m e u r ; entamer des dépouil lements ou des exhumations, ce qui avait été accompli par Émile Poulat et Simone Debout-Oleszkiewicz ; re trouver dans les archives P rudhommeaux les pistes ouvertes par ses griffonna- ges sur les prat iques fouriéristes ; prolonger ou élargir ces pistes ; négocier avec les razzias documentaires de G. del Bo, pour ses exportations sur l ' Ins t i tu t Fel tr i - nelli ; fourrager dans le Familistère ; dépouiller les manuscri ts Zola ; collationner la documenta t ion amé- ricaine sur les Phalanxes ou les annales russes sur les

petrachevtsy, etc.

Retrouve-t-on sous une autre forme l'agapè chez Fourier... ?

Oui, une forme paradoxale, « charmante et sau- grenue » comme la qualifiait Roland Barthes. L a forme du « Nouveau M o n d e amoureux », avouée ini- t ialement dans la Théorie des Quatre Mouvements, forme autocensurée ou refoulée-occultée dans l 'œuvre

contrôlée par les disciples, et f inalement inhumée dans les arcanes des manuscri ts . Après la théorie (de 1808), ses premiers disciples sont intervenus : « Bravo, on vous accompagne, on vous soutient, on vous suit ou on vous escorte : mais at tent ion à la

bagatelle ! » Four ier s 'en plaint dans les lignes et il en geint entre les lignes. O n lui faisait t i rer un char à trois roues, alors que sa quatr ième roue était précisément ce Nouveau M o n d e amoureux, ses séries passionnel- les, son plaisir composé. J 'ai relevé [26] tous les libellés de ce cahier de doléances. L ' é tonnan t ou

l 'admirable est que ce message passionnel ou amou-

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reux, tel que Fourier l'avait élucubré, sera demeuré inconnu d 'Oneida, la seule postérité fouriérisante ou fouriériste à l 'avoir cependant plus ou moins pratiqué.

Autre paradoxe : quand l 'ouvrage est paru, j'ai été convié à le commenter dans une émission de radio. Mais, lorsque je suis arrivé au studio, le producteur m 'a avoué qu' i l s'agissait d 'une table ronde sur les variantes du carnaval : mon titre l'avait induit en

erreur. J 'ai répondu que je participerai malgré tout à son émission... Car le carnaval, dans une société saine, a toujours été une fête des fous, et ma « société fes- tive », ou celle de Fourier, relevait précisément d 'une telle configuration aussi ancienne et aussi vénérable que celle du guan* taoïste et de ses « mystères ».

Je reviens un peu à la chronologie. Après Claudel, vous avez rédigé un cahier sur Nécessité de la famille et liberté de l'amour.

C'est une rédaction de transit [106-4] ; entre Économie et Humanisme que j'allais quitter et une implication dans une fraternité de prêtres ouvriers, à part ir de laquelle j'allais m' induire à l'état laïc.

Étiez-vous encore dominicain ?

Oui, mais déjà plus ou moins en partance. Allez observer le 48, avenue d'Italie. C'était le site de notre fraternité. Hier encore, une maison fermée, cimentée, taguée, at tendant sa destruction. Aujourd 'hui , et depuis peu, une destruction s'avérant un fait accom- pli. Nous étions là quatre frères. Deux sont morts,

* Guan : mode de vie conventuelle dans le taoïsme. Significati- vement traduit parfois par « phalanstère ». Cf. H. Maspero, Le Taoïsme et les religions chinoises, NRF, 1971 ; et R. Van Gülik, La Vie sexuelle dans la Chine ancienne, NRF, 1971.

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dont l'un tout récemment après notre émouvante revoyure. L'autre, admirable octogénaire. Mais je ne vais pas vous raconter tout ce « has been »... pour le moment du moins.

Je reviens au cahier que vous mentionnez. Et je prends un peu de recul pour le situer.

Initialement, entre 1940-1941, le Père Lebret (Louis-Joseph) avait conçu le centre d'études Éco- nomie et Humanisme, et il n'avait pas exclu, il avait même inclus que ce soit un centre d'études marxis- tes... ou marxologiques. Il était lui-même grand connaisseur d'économie marxiste ; et aussi l 'un des rares pour qui les équations du Capital n'avaient pas de secret. Son dessein, espiègle et pathétique, était de jouer à Marx - et à la barbe du Saint-Office — le bon ou le mauvais tour qu'Albert le Grand et surtout Thomas d'Aquin avaient joué à Aristote ; voire le même tour que le Père Lagrange et l'École biblique de Jérusalem avaient joué à et avec l'exégèse moder- niste. Il m'avait embarqué dans cette acrobatie, que je raconte ailleurs.

Son axiomatique était que chaque équipier devait se spécialiser, pour le maîtriser, dans un secteur économique nommé par lui « secteur de miséricorde ». Ce qu'il avait réalisé lui-même dans le secteur des pêches maritimes. Mon père, ayant été ouvrier dans une tannerie, Lebret avait promulgué : « C'est parfait, tu prends le secteur des cuirs et peaux. » Il disait le « secteur ». Il disait aussi le « complexe ».

J'ai rechigné, et me voilà délégué ou relégué au secteur... ou au complexe... des «bases doctrinales » où, moitié-moitié, je me suis consacré à des littératu- res patristiques ou pontificales, et me suis dédié aux

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grands textes des socialismes, les autoritaires et les libertaires.

Votre père vous avait-il jamais parlé du commu- nisme ou de Marx ?

Au grand jamais ! Nous étions à cent lieues de tout ça. Dans ma famille ouvrière et notre quartier ouvrier, on ne pensait pas à notre situation en termes de condition « prolétarienne » ou de « luttes de classes ». On la vivait en termes de convivialité paroissiale. C'est seulement plus tard que j'ai « encaissé » une secousse : lorsque, accompagnant des « communautés de travail », je m'y suis échangé avec un marxisme averti et des marxistes pratiquants.

Ces échanges avaient cependant commencé dans un labo d'Économie et Humanisme. Y était clandesti- nement préposé un juif allemand, orfèvre en matière de marxisme et de marxologie, et aussi pointilleux, aussi sourcilleux que vous pouvez l'imaginer. Dans cette banlieue lyonnaise où nous gîtions, que d'heures passées ensemble pour m'expliquer, dans le texte, la « méthode » de Marx, celle du « je ne suis pas mar- xiste », et à chacun de mes écarts tant soit peu... « idéologiques », me martelant son leitmotiv : « pas une doctrine; une méthode, la méthode »... Nous avons collaboré et coproduit nos textes, dont Signifi- cation du marxisme [4], qui a commencé à « sentir le fagot ».

C'est alors que l'équipe d'E.H. et son capitaine ont souhaité ma « distanciation », et pour assurer celle-ci d'un commun accord, j'ai pris le large avec les cahiers Idées et Forces [106]. Je voulais y passer au crible la série marxiste des aliénations, des divisions du travail

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qui en sont issues, et des issues à ces issues dans un humanisme prospectif. L'une des premières divisions

.du travail, dénoncées par Marx-Engels, après Fou- rier, étant « la division du travail entre l'homme et la femme », le quatrième cahier [67], ainsi différencié, a sous-titré Nécessité de la famille et liberté de l'amour. Ce fut émis comme un défi. Ce fut reçu plutôt comme une inconvenance.

Quand vous avez commencé, dans les années 1940, à travailler sur le marxisme avec votre compère clan- destin, aviez-vous déjà lu des textes de la revue Philo- sophie et La Critique sociale ? Souvarine, Lucien Laurat, Henri Lefebvre, ces noms vous étaient-ils familiers ?

Laurat, plus tard. Souvarine, dans Le Contrat social. Mais surtout Henri Lefebvre. Nous avions une commune prédilection : pour les utopies et pour les hérésies agraires. Il m'invitait dans son séminaire pour y plancher sur les dissidences médiévales : les Fraticelles, les Dolcinistes, les Lollards, les Calixtins et les Taborites, et naturellement le grand mouve- ment des paysans allemands avec Thomas Münzer... Mais, là-dessus, j'ai trouvé plus tard une marxologie encore mieux concernée : celle de Ernst Bloch. Avec celui-ci j'ai incidemment correspondu sur l'une ou l'autre fiche, et surtout j'ai labouré son œuvre*.

Revenons au marxisme. Dans le milieu marxiste de l'époque, n'étiez-vous pas un marginal?

Tout à fait. Je travaillais dans mon coin, et direc-

* Ernst Bloch, L'Esprit de l'utopie, N R F , 1964 : Le Principe Espérance, N R F , I, 1976, II , 1982. Et son Thomas Münzer (traduit par M. de Gandillac).

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tement aux sources avec, comment dire, mon mentor, mon cornac, m o n manager. Par abréviation et par amitié, il se nommait ou on le nommait « Doune ». Hommage à sa mémoire ! Plus tard, atteint d 'hémi- plégie, il s'est dédié au décryptage de mirobolantes sectes chinoises. Je lui dois beaucoup. D 'au tan t plus que, devant sa contagion marxologique, j'étais vacciné par labeurs et autres labours en socialismes libertai- res. J 'ai ainsi traversé l 'Occupation, en naviguant et en voguant entre Marx-Engels à bâbord, et ce cher vieux Kropotkine à tribord...

Avant la parution de votre livre sur le marxisme et dans les années autour de 1950, l'époque est fortement dominée par le PCF, et vous restez dans votre coin... ?

Il y a un peu de ça. N'oubl iez pas que le corpus Marx-Engels , tel que je l'ai cultivé, relevait de per- sonnages sans parti (a-partidaires) sauf implications dans l 'A IT , c 'est-à-dire la Première Internationale, qui n'était pas une internationale de partis politiques mais de mouvements sociaux ; et personnages qui déclaraient : « Nous qui doutons de nous lorsque nous commençons à devenir populaires »... De plus, la « signi- fication du marxisme », telle que mon bouquin en plaidait la défense et l 'illustration, avait été distillée, avec une sérieuse instillation libertaire : ce que des amis, marxistes italiens, avaient aussitôt subodoré. Pour la France, Roger Garaudy m 'a raconté plus tard qu'il avait lui-même commenté mon incursion marxo- logique au comité central du P C F , et l'avait plaidée comme une excursion marxisante ou marxophile... D ' u n côté comme de l 'autre, ça ne tirait pas à consé- quence.

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D'un commun accord, derechef, tous ces textes sont publiés séparément dans un cahier Anamnèses, cahier de maïeutique, 1992, n° 9, à la diligence et sous les auspices de l'Association collégiale Henri Desroche (ASSCOHD, 79, rue du Moulin-de-Saquet, 94800 Villejuif).

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