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MISSION ILLIMITÉE

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JEAN-PIERRE CONTY

MISSION ILLIMITÉE ROMAN D'ESPIONNAGE

ÉDITIONS FLEUVE NOIR 6, rue Garancière - PARIS VI

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La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'Article 41, d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1 de l'Article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.

© 1981, « Éditions Fleuve Noir », Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris l'U.R.S.S. et les pays scandinaves.

ISBN 2-265-01663-2

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CHAPITRE PREMIER

Dix ans, déjà, que Steve Dalleson n'avait pas arpenté la Troisième Avenue ! Voici qu'il s'y trouvait en terre inconnue, chasseur traquant son gibier au milieu d'une jungle étouffante...

Une chaleur moite passait sur New York. Les néons multicolores clignotaient. Dans ce quar- tier, toutes les enseignes avaient quelque chose de louche. Le décor avait totalement changé. Foin des portiers galonnés de la Cinquième Avenue ! Ici, un hippie de service vous faisait l'article en termes crus, agressif sous l'effet du manque, ou confidentiel, insinuant, proposant d'une voix geignarde toutes sortes de plaisirs inédits.

Devant certaines boîtes s'aggloméraient de petits groupes colorés. Un touriste en aurait admiré le pittoresque, mais les touristes ne s'aventuraient pas en ces lieux. Les fauves de cette jungle ne toléraient pas les intrusions.

Dalleson se sentait mal à l'aise. Il ne portait

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pas l'uniforme des initiés : jean crasseux, torse nu tatoué ; il n'avait pas davantage l'allure d'un client sérieux.

Au milieu des faux Indiens et des macadam cow-boys, évoluaient furtivement quelques mes- sieurs d'âge plus ou moins mûr, honteusement vêtus en bourgeois, qui cherchaient en vain à se donner une apparence débraillée. L'œil avide et terrorisé, ils inspectaient la faune locale en tremblant de désir et de peur.

Minuit... La foire aux vices battait son plein. Les

enseignes raccrocheuses péchaient par leur monotomie : « Spectacle de nu intégral, salles privées, participation du public... » Tout au long de la rue chaude qui coupait l'avenue, on vous promettait de l'authentique, du non- simulé.

Ce coin de New York ressemblait aux pires quartiers du nouveau Los Angeles. A la diffé- rence de Los Angeles, où le travesti ne se cache pas, ici la police rétrograde interdit aux hommes le port de la jupe. Qu'importe ! Il existe une manière féminine de s'habiller en homme.

Le gibier que Dalleson suivait à la trace portait un sac en bandoulière ; un fourreau d'un noir mat lui collait à la peau, moulant étroite- ment ses jambes et ses fesses. La fermeture Eclair découvrait largement le torse, mettant en valeur une poitrine dodue. Il flânait à un rythme

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nonchalant. Ses cheveux blonds, bouclés, for- maient une couronne qui lui tombait sur le front et, par instants, lui masquait la vue. Il rejetait alors la mèche rebelle d'un mouvement brusque de la tête.

Deux Noirs vêtus de soie rose croisèrent Dalleson, le dévisagèrent d'un œil soupçonneux et, jouant les policiers de service, firent demi- tour pour le suivre...

Trente-deux ans, cheveux coupés court, épau- les de sportif, menton volontaire, œil bleu pâle, costume d'alpaga bleu de nuit, chemise de même couleur, Steve Dalleson faisait tache dans le paysage. On devait le prendre... pour ce qu'il était !

Quant au beau Willie qu'il filait, en habitué des lieux, le jeune homme ne manifestait ni inquiétude ni méfiance. La façon de saluer d'un hochement de tête, d'échanger simplement une tape sur l'épaule en disaient long sur ses rap- ports avec le milieu des homos.

L'un filant l'autre, les deux hommes firent une douzaine de bars sordides où de solides gaillards maquillés exhibaient leurs pectoraux et leurs cuisses. On y portait cheveux longs ou casquette à visière ou les deux. A force de tremper ses lèvres dans divers breuvages, Dalleson se sentait l'estomac barbouillé.

Enfin, Willie fit une station prolongée dans une boîte où deux hommes se livraient à un

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strip-tease imprévu : ils se dépouillaient de leurs vêtements, les jetaient au public et faisaient jouer leurs muscles. Des rires s'élevaient. Les artistes firent écho.

Lorsqu'ils furent tout nus, ils exécutèrent une sorte de danse-gymnastique destinée à faire admirer la souplesse de leurs corps. Avec une lenteur calculée, ils mimèrent les gestes de la passion amoureuse.

Soudain, la musique s'arrêta. L'un d'eux, le plus frêle, tomba aux genoux de

l'autre. Un silence subit s'installa, meublé de respirations haletantes...

... Ce qui suivit fit penser à Dalleson que le responsable des mœurs de la circonscription devait palper à la fin du mois un joli paquet !

Placé au milieu de la foule en sueur, il observa Willie pendant que se déroulait le spectacle « naturel ». L'homme qu'il filait gardait le même visage figé, bouche légèrement entrou- verte ; pas offusqué, à peine intéressé.

L'acte consommé, quelques applaudissements incongrus éclatèrent. Sans saluer, les acteurs s'éclipsèrent derrière un rideau. Un comparse ramassa les vêtements.

On s'écarta de l'estrade. Chacun regagna sa place à table : de grandes tables où l'on se tenait au coude à coude sur des bancs inconfortables. Des serveurs aux bras nus et tatoués servirent des liquides colorés.

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Dominant la cohue, Dalleson aperçut une grande fille métissée dont le short rouge savam- ment effiloché permettait d'admirer les cuisses somptueuses et dorées. Elle portait des bottes de cavalier, ornées d'éperons d'argent ; un boléro de soie bien ouvert lui tenait lieu de soutien-gorge. Ce vêtement ne cachait guère la poitrine en proue. Une chaînette d'or mesurait son tour de taille. Cravache à la main, elle cherchait une place d'un regard conquérant.

Parfois, elle se retournait vers l'esclave blanc qui la suivait pieds nus, vêtu d'une chemisette et d'un short de toile. Les pommettes hautes de la femme bridaient ses yeux mi-clos, lui donnant une expression de tigresse à l'affût. Son épaisse bouche rouge sang accentuait cette expression d'avidité cruelle. D'un geste impatient, elle incita son esclave à ne pas flâner.

Soudain, apercevant une autre métisse atta- blée, elle fila dans sa direction. L'amie, plus sombre, cheveux ras, portait une simple chemise d'homme blanche aux manches retroussées et son jean disparaissait dans des bottes de cuir noir. Les deux cavalières s'embrassèrent sur la bouche. La métisse au boléro désigna son servi- teur et, manière de le présenter, lui piqua sa cravache dans le plexus. L'esclave s'inclina très bas ; elle lui releva le menton d'un second coup de cravache. L'autre fille désigna son serviteur

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debout derrière elle d'un geste du pouce par- dessus l'épaule.

Puis les deux femmes s'assirent sur le banc, serrées l'une contre l'autre, bavardant et riant entre elles à gorge déployée sans plus s'occuper des deux hommes debout derrière elles.

Dalleson observa les deux gaillards respec- tueux et pitoyables qui s'étaient loués aux deux femmes et trouvaient dans cet esclavage la solution des problèmes que leur posait leur libido.

Les deux « maîtresses » burent abondam- ment. Les deux esclaves, eux, transpirèrent en silence dans l'atmosphère gluante.

A l'exhibition du couple homo succéda une musique disco ; elle perçait le tympan, attaquait les nerfs. Autour des tables, on hurlait pour se faire entendre du voisin. Le projecteur de scène éteint, une quasi-obscurité régnait dans la salle.

Un grand Noir à coiffure afro-asiatique, cein- ture cloutée d'or large comme un corset, s'arrêta en face de Willie et le contempla un instant ; puis il fit le tour de la table pour s'asseoir à côté de lui. On ne protesta pas trop pour se serrer...

A la table voisine, Dalleson observait la scène, un peu éberlué. Il en avait beaucoup vu, mais la vie lui en apprenait toujours.

Sans autre préambule, sans un mot, le grand type noir saisit Willie par la taille. De sa main libre, il s'empara du verre à moitié plein pour le

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vider d'une goulée. Visiblement, ces deux-là ne se connaissaient pas. Le blondin bouclé gardait son allure détachée, absente, se laissait faire... L'autre se montra plus entreprenant. Il tira le zip du fourreau noir de Willie jusqu'au nombril et passa sa vaste main dans l'échancrure. Le blond ferma à demi les yeux, comme une chatte qui ronronne d'aise. Le Noir en profita pour lui coller un baiser possessif style film de la Metro des années trente. Ensuite, ses mains disparu- rent sous la table.

Sourires discrets des voisins. Mais on ne prêta pas une attention soutenue aux agissements du couple. On était en famille, on ne se gênait pas.

Au fond de la salle, d'autres couples bou- geaient avec lenteur, agglutinés, sans se soucier du rythme frénétique du disco.

Tout à coup, la lumière des projecteurs jaillit sur la scène. Deux jeunes en jeans roses, torses nus, un Blanc et un Noir, se mirent à danser avec un art de professionnels.

A ce moment, le grand Noir se leva, entraî- nant Willie. Etroitement enlacés, tous deux s'éloignèrent en direction de la sortie...

Quelques secondes après, Dalleson se levait à son tour. Il posa le prix de sa consommation sur la table, se fraya un chemin à travers la foule des drogués euphoriques ou mornes, des maîtresses et de leurs esclaves, des voyeurs et des curieux...

Dehors, il eut juste le temps de voir le beau

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Willie et son conquérant disparaître par une porte étroite entre deux enseignes criardes. Rien n'indiquait s'il s'agissait d'un hôtel.

Son attente commença. Il regarda sa montre, se mit à marcher de long en large, alluma une cigarette.

Une créature androgyne vêtue d'un pantalon de soie jaune l'aborda aimablement. Voix rau- que, ni mâle ni femelle, teint doré, ni blanc ni noir, elle demanda poliment une cigarette. A en juger par ses cuisses rondes, la créature était féminine, mais le décolleté vide faisait pencher pour l'autre sexe.

— Je marche à tous les trucs ! annonça la charmante créature. Si le cœur t'en dit...

Dalleson sourit et promit : — Je penserai à toi ! Il flâna jusqu'au coin de la rue, revint sur ses

pas. La créature qui l'avait abordé était occupée à

montrer son dos dénudé à deux passants. Un dos strié de cicatrices verticales.

Il reçut encore de nombreuses propositions avant que ne reparut le grand Noir à la ceinture cloutée suivi de Willie. Un Willie démaquillé, décoiffé. Les deux hommes s'en allèrent chacun de son côté, comme s'ils ne se connaissaient pas.

Dalleson fila Willie jusqu'à la station de taxis la plus proche. Le jeune homme blond prit une voiture, Dalleson la suivante.

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Les deux hommes arrivèrent en même temps à Central Station et prirent des billets pour Washington à des guichets voisins...

De retour chez lui, Steve Dalleson avala un scotch on the rocks avant de passer vivement sous la douche et de se coucher.

Il dormait d'un profond sommeil lorsque des coups violents ébranlèrent sa porte...

Mal réveillé, il chercha la lumière, fit tomber sa pendulette, trouva l'olive...

— Qui est-ce? cria-t-il d'une voix rageuse. — C'est moi : Ida ! Une mèche trempée de sueur masquant l'œil

droit, poisseux dans son pyjama froissé, il tituba vers la porte et la fille entra en coup de vent.

— Ah ! tu m'as bien laissée tomber. J'ai attendu toute la nuit ! J'ai téléphoné...

— Ecoute, mon chou, j'ai passé un message à ton bureau pour qu'on te prévienne. Ce n'est pas ma faute si tu étais absente.

— Première nouvelle ! Ida avait allumé le plafonnier. D'un œil soup-

çonneux et méprisant, elle inspecta son amant. Teint blême, pantalon tire-bouchonné, veste flasque, yeux profondément cernés, au milieu d'un désordre sans grâce de célibataire, Steve Dalleson avait l'air bébété et, devant la fureur

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concentrée de la fille, se sentait vaguement fautif.

— Ah! tu es beau... Ah oui, tu as bonne mine ! Je ne te demande pas où tu as passé la nuit...

— Quelle heure est-il? demanda-t-il, pro- saïque.

Il ramassa le réveil : huit heures ! — J'ai à peine dormi..., se plaignit-il. Bras croisés, elle ne cessait de l'examiner. Finalement, il s'allongea en s'adossant à la

tête du lit. — Veux-tu du café ? demanda la fille. — Avec joie, merci. Elle passa dans la cuisine, laissant la porte

ouverte. Mit de l'eau sur le feu. Reprit ses imprécations.

— Dis-moi carrément avec qui tu as passé la nuit !

— J'ai filé un pédé à New York, Troisième Avenue et rues adjacentes. Bu quelques verres de je ne sais quoi, des saletés. J'aurais préféré dîner avec toi, crois-moi.

Ida gardait son attitude incrédule et soupçon- neuse. Dalleson lui faisait croire qu'il était employé dans une agence de détectives privés...

— Ton agence de filature a bon dos ! reprit- elle. Je te préviens : ou bien je suis la seule, où je te quitte ! C'est simple.

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Elle apporta le plateau, deux tasses et les granulés. Repartit chercher l'eau chaude.

Comme il commençait à préparer le café, elle retira ses chaussures et sa robe à toute vitesse.

— Qu'est-ce que tu fais ? interrogea-t-il, ter- rifié.

Sa nuit blanche parmi les maniaques, les invertis et les obsédés lui laissait la tête lourde, l'estomac barbouillé et une vraie nausée du sexe.

Avec une hâte agressive, presque de la rage. Ida se débarrassa de son soutien-gorge et de son slip. Elle n'était pas grande et, vêtue, paraissait mince ; nue, elle était plutôt potelée.

Son teint de miel doré faisait de son corps un fruit délectable. Ses boucles noires s'agitaient sans cesse, tant elle mettait de véhémence dans tous ses mouvements.

— Attention ! fit-il. Tu vas renverser ta tasse...

Il but avidement de larges rasades bouillantes, déposa un baiser de convenance sur l'épaule ronde et lisse. Ida ne but qu'une gorgée et arriva tout de suite au fait.

— Ainsi, mon chéri, je t'ai manqué cette nuit? Me voici prête à te consoler...

Alors il comprit qu'il fallait y passer. Il s'agissait d'un test. Ida voulait se rendre compte s'il avait passé une nuit d'orgie ou non. Elle le

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mettait au pied du mur. Vue sous cet angle, la chose se présentait mal...

— Enlève cet horrible pyjama! ordonna- t-elle.

... Et de passer à l'action. Elle le déshabilla de force, se lova contre lui.

Il ferma les yeux et la pressa sur son cœur. Ce fut un moment de tendresse qu'il aurait bien voulu prolonger, mais Ida avait de la suite dans les idées! Elle guettait ses réactions, inquisitrice. C'était ce côté méfiant qui lui déplaisait en elle. A part ce défaut et son esprit possessif, il n'avait jamais connu fille plus adorable. Leur liaison durait depuis plus d'un an, cependant il sentait qu'il ne se lasserait jamais d'elle. Avec son accent italo-brooklynien, son intarissable élo- quence, elle l'amusait et surtout le touchait, l'attendrissait. Parfois aussi elle le fatiguait. Un cœur d'or, une générosité envahissante. Elle donnait tout et voulait tout en échange.

Brusquement, l'envie de dormir de Steve se dissipa ; il venait d'enfoncer son nez dans la toison bouclée, noire et drue, au parfum d'am- bre. Il se mit ensuite à mordiller un téton, histoire de ne pas rester passif. Ida ne fut pas dupe. Elle attendait expressément la suite. Elle fit mine de le chevaucher.

— Va ! ordonna-t-elle, sur un ton à la fois plaintif et impératif.

L'instant d'après, il démarrait. Secouée d'im-

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portance, elle eut des hoquets de plaisir qui ressemblaient à des rires. Sentant qu'il allait la devancer, elle le supplia d'attendre, précipita la cadence. Parvint à ses fins in extremis et gloussa de plaisir. Enfin, elle se laissa tomber sur lui comme assommée par un coup sur la nuque.

Au bout d'un moment, elle roula sur le côté et avoua :

— Tu n'as peut-être pas passé toute la nuit avec une fille...

— Ça veut dire quoi ? — Que je veux des preuves supplémentaires. — Eh dis, protesta-t-il, j'ai besoin de dormir,

moi ! Cet après-midi je vais au bureau... — Je me fiche du bureau quand il s'agit de

nous ! Elle réfléchit un instant, les sourcils froncés. — Au fait, pourquoi ne m'emmènes-tu pas

dans tes filatures? dit-elle. Un homme seul qui suit un gars, ça se remarque. Ça fait louche ! Tandis que deux amoureux...

— Il y a du vrai, reconnut Steve, pensif. Il se hâta d'ajouter : — Mais je crois que le patron n'aimerait pas

ça ! — Qui t'oblige à le lui dire ? Les grands yeux noirs d'Ida suppliaient. — On verra! promit-il. Si tu es sage, tu

m'accompagneras peut-être dans ma prochaine mission...

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CHAPITRE II

Willie bâilla longuement, s'étira... Une odeur de café et de buns lui chatouilla les

narines. D'une détente des reins, il sauta du lit, bondit sous la douche. Après quoi, il enfila une robe de chambre de soie rubis avec ses initiales W. F. brodées en noir.

Le grincement des marches avertit Marjorie de son arrivée. Elle achevait son petit déjeuner, seule. Elle avait conduit les enfants à l'école maternelle et Jack était parti à son bureau.

— Bonjour, Honey! dit Willie en l'embras- sant sur le front. Comment va ma douce chérie ?

Plutôt froide, la douce chérie ! Sans mot dire, elle se leva pour aller réchauffer le lait. Sentant venir l'orage, Willie se recroquevilla sur sa chaise.

La petite salle à manger intime lui faisait chaud au cœur. Au mur, quelques gravures anglaises et la photographie agrandie d'un groupe d'étudiants devant un bâtiment gothique

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lui rappelaient le bon vieux temps. Tous les anciens d'Oxford étaient là et lui souriaient.

En prévision de la suite, il prit un air boudeur au moment où Marjorie apporta le lait fumant.

— Merci..., fit-il d'une petite voix timide. Et de glisser un regard par en dessous vers la

femme pour voir quelle serait l'intensité de la scène de reproches.

Les cheveux châtain clair de Marjorie n'avaient pas le bel éclat blond de ceux de Willie. Ses yeux vert pâle ne pouvaient rivaliser avec l'émail bleu intense de ceux du jeune homme. Marjorie portait une robe de chambre vert Nil, cadeau de Willie, et un genou rond dépassa de l'échancrure lorsqu'elle croisa les jambes. Pour l'amadouer, Willie effleura le genou d'une main légère, mais la femme repoussa la main d'un geste agacé.

Après avoir longuement humé son café, Wil- lie le but avec extase. Marjorie le laissa avaler ses buns, puis attaqua :

— Je t'ai entendu rentrer cette nuit, ou plutôt ce matin ! Tu as réveillé les enfants. Ils ne se sont pas rendormis ; ils vont être insupportables toute la journée.

— Je te demande pardon..., dit humblement Willie. Je ne ferai plus de bruit. C'est à force de prendre des précautions...

— Ce n'est pas seulement l'heure ! poursui- vit-elle sur un ton sévère. Tu devrais cesser de

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mener cette vie scandaleuse. D'abord à cause des enfants. Ils grandissent, ils vont finir par comprendre. Quel exemple ! Je n'ai pas le droit de les exposer à... découvrir...

Elle ne trouva pas le mot. — Si tu veux continuer à vivre sous ce toit,

reprit-elle, il faut mener une existence convena- ble. Sinon...

— Sinon ? releva Willie. — Tu partiras ! Ce fut assené avec force et décision. Marjorie

durcit ses traits autant qu'elle put. Le jeune homme adorait son visage tout en courbes douces. Il aimait surtout son expression tendre, son air d'indulgence maternelle qui évoquaient un inépuisable trésor de compréhension. Il se laissa tomber à ses pieds, posa sa tête sur ses genoux qu'elle cacha en rassemblant les pans de son vêtement.

— Tu me chasses..., lança-t-il sur un ton douloureux et pleurard un peu forcé.

— Arrête tes singeries, je t'en prie ! répliqua- t-elle.

Willie avait une manière agaçante de refuser tout entretien sérieux par le recours systémati- que à la dérision et à l'emphase.

Comme il restait prostré à ses pieds, elle se leva et, le visage renfrogné, s'assit sur le divan. Lentement, Willie se leva ; ses lèvres se gonflè- rent en une moue de contrariété.

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— Tu sais très bien, Marjorie, que toi, Jack et les enfants vous êtes ma seule famille. Je n'ai que vous au monde. Ceux d'Oxford se trouvent éparpillés aux quatre coins de l'univers !

Avec sa couronne de cheveux blonds en broussaille, son visage d'adolescent qui aurait passé trop de nuits blanches, son torse sportif et ses jambes d'éphèbe où brillaient quelques poils dorés, il troublait Marjorie, provoquant des élans d'affection et un autre sentiment aussi, mélange d'attirance et de répulsion. Il était beau, et il incarnait l'interdit, la perversion, tout un monde qu'elle voulait ignorer...

— Tu as vingt-neuf ans, reprit-elle. Il serait temps que tu te maries ! C'est le meilleur moyen de ne pas être seul au monde...

Willie haussa les épaules, fit deux pas en baissant les yeux.

— Ne reprenons pas cette vieille discussion ! lança-t-il sur un ton sec. Je suis heureux chez toi, avec toi, grâce à toi. Pourquoi changer?

— Je te l'ai dit ! Elle aussi avait adopté un ton sec. La nuit où Marjorie avait découvert le vrai

visage de l'ami de son mari, Willie s'apprêtait à sortir sur la pointe des pieds, et ils s'étaient trouvés face à face... Avec une horreur muette, elle avait contemplé ce visage fardé, son vête- ment qui le moulait de haut en bas avec indé- cence, sa chemise à fleurs, ses chaînes autour du

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cou, le décolleté profond entre les mamelons musclés. Elle en fut moins choquée que terri- fiée. Et elle avait déployé beaucoup d'efforts pour effacer ce souvenir...

— Pourquoi es-tu comme ça? reprit-elle. Pourquoi aimes-tu les hommes ?

Elle en revenait toujours à l'éternelle ques- tion : pourquoi les choses sont-elles ce qu'elles sont ?

— Je n'aime pas les hommes ! dit-il d'un ton hargneux. Je n'aime que toi et tu le sais bien !

— Et tes nuits dehors ? — Ça n'a rien à voir ! Après réflexion, il poursuivit : — Mettons qu'il me plaît d'être aimé par un

homme. Peut-être ai-je une libido passive, un excès d'hormones femelles. Tous les hommes ont des hormones femelles ; j'en ai peut-être davantage. Je ne sais pas. Il y a des bibliothè- ques entières sur le sujet. Tout ce fatras ne change rien à ce qui est.

— Si tu voyais un psychanalyste ? — J'en ai vu dix, tu le sais. Ils sont unanimes

à me dire : « Si vous combattez vos pulsions profondes, vous courez à la névrose. » C'est clair !

Après un silence, Willie se rapprocha de Marjorie, lui prit la main, l'embrassa et la garda. Elle n'osait plus bouger. Elle se sentait toute molle. Il s'approcha davantage, lâcha la main,

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Les nouveaux moyens de destruction massive sont si formidables qu'il faut écarter le risque de les voir tomber entre des mains douteuses ou simplement suspectes... Aussi, le viol de la vie privée est-il devenu

l'occupation principale de H. Ridges, chargé de sonder les cœurs et les reins des responsa- bles des hautes énergies. Il traque les goûts pervers, les penchants secrets, les pensées dé- viantes. Cette chasse à l'être intime provoque une série de drames et finit dans le sang... Qui est, en définitive, H. Ridges? Un mania-

que, un fin psychologue ou une «taupe» du K.G.B. infiltrée à la C.I.A.?

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