Mission de la jeunesse

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Mission de la jeunesseDE LA JEUNESSE
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réservés pour tous pays y compris l'U.R.S.S.
« On croit à l'approche d'une faillite humaine. On rappelle les effondrements du passé ; on énumère les signes moraux et physiques de la décadence. Myopie in- tellectuelle que tout cela. Leurs irrégularités deviennent insignifiantes dans la majesté et la sûreté du mouvement d'ensemble. Tous les obstacles qu'elle a rencontrés depuis des milliers d'années, la vie les a jusqu'ici tournés et ren- versés... Ce qui se passe aujourd'hui de si critique en Occident doit être une crise de progrès. Malgré toutes les évidences contraires, nous pouvons et nous devons le croire ; nous avançons. »
P. TEILHARD DE CHARDIN. 1937.
PREMIÈRE PARTIE
LE MOUVEMENT
LA RÉVOLTE
Beaucoup d'esprits clairvoyants, bien avant les évé- nements de 1939, ont pressenti la crise de la civilisation occidentale. Cette humanité, vouée aux appétits et aux servitudes déclanchés par les triomphes de sa technique, leur semblait perdre, selon le mot de M. Siegfried (1), la « direction spirituelle du monde ». Elle lui apportait désormais, au lieu du message chrétien, ou des traditions de l'humanisme, le despotisme anonyme et brutal de l'ar- gent et de la machine, sa servante. Déjà en 1927, M. Berdiaeff faisait paraître en France la traduction de son Nouveau Moyen Age. Voici ce qu'il écrivait au seuil de son ouvrage (2) : « La division classique de l'his- toire en trois parties : ancienne, médiévale et moderne, sera bientôt désuète ; on l'exclura de nos livres d'études. L'histoire contemporaine s'achève et voici que commence une ère inconnue à laquelle il faudra donner un nom. En vérité, nous sommes sortis du cadre de l'histoire. C'est un fait dont on a eu la sensation aiguë quand a éclaté la guerre mondiale. Pour ceux alors qui étaient
(1) A. Siegfried. L'Occident et la direction spirituelle du monde. Brochure à « La Cause ». Neuilly.
(2) Au Roseau d'Or, Plon. p. 1.
les plus clairvoyants, il était évident qu'un retour à l'exis- tence bourgeoise et paisible d'avant la catastrophe serait chose impossible. Le rythme de l'histoire change : il devient catastrophique... Il y a eu quelque chose d'ébranlé et de détruit dans l'âme de l'homme moderne
. avant que ne s'ébranlassent et ne se détruisissent ses valeurs historiques, et le fait qu'aujourd'hui tout l'univers entre en dissolution ne doit pas étonner ceux qui ont été attentifs aux mouvements de l'esprits... Nous pénétrons dans le royaume de l'inconnu et de l'invécu, et nous y pénétrons sans joie, sans radieux espoir ».
Sans joie, certes, et dans une atmosphère de catas- trophe. Mais sans espoir, non ! Ce livre n'a d'autre objet que de justifier cette espérance.
Là où M. Berdiaeff prévoit un nouveau Moyen Age, nous voudrions présager une Renaissance. Le Moyen Age, pour reprendre des termes ici bien vagues et sub- jectifs, le Moyen Age, pour nous, vient de finir avec la période de féodalité capitaliste que nous sommes en train de dépasser. Peut-être préparons-nous douloureusement un nouvel épanouissement de l'homme, c'est-à-dire de l'âme, adapté cette fois au rythme nouveau des grandes cités, une nouvelle libération des serfs. Peut-être, dans quelques années, ne parlera-t-on qu'avec horreur de l'égoïste XIX siècle, de ses seigneurs de proie, de ses scolastiques, de ses structures politiques et sociales péri- mées ou improvisées.
Il peut sembler paradoxal de parler de Renaissance à l'heure même où le monde attend dans l'angoisse les conséquences d'un conflit dont dépend son destin. N'ou-
blions pas cependant que les Renaissances sont des périodes catastrophiques, ravagées par les guerres reli- gieuses et idéologiques : l'humanité ne crée que dans le chaos, c'est dans le feu qu'elle se renouvelle et reprend des forces. La Renaissance contemporaine a commencé avec ce siècle : des forces secrètes travaillent tous les peuples d'Europe depuis longtemps déjà. Elles parais- sent miner l'ordre social auquel nous sommes accoutumés, comme des explosifs : mythes, religions nouvelles qui nous semblent parfois aussi dangereuses que le Christia- nisme l'était jadis aux yeux des empereurs de Rome. Les révolutions se succèdent autour de nous et dans l'an- goisse nous voyons surgir des peuples rajeunis, des âmes mieux trempées, baptisées par l'épreuve et toutes tendues vers la création ou l'acceptation joyeuse d'une vie nou- velle.
C'est cette vie nouvelle que nous voudrions étudier ici. Pa r delà les mouvantes frontières et les incarnations politiques plus ou moins éphémères, il s'agit d'une aspi- ration morale étrangement commune à tous les peuples d'Occident, des monts de l 'Oural aux rivages de l 'Atlan- tique. Les crises sociales et nationales n'en sont qu'une manifestation extérieure et comme passagère. Il ne fau- drait pas que leur ampleur nous masque le travail essentiel qui se fait en profondeur, la montée de sève. Notre but est de dégager les signes avant-coureurs de cette réno- vation qui va entraîner une refonte de la culture, du style de vie, des conditions mêmes d'existence de chacun de nous. Plutôt que de déplorer les teintes d'automne au soir d'un humanisme d e décadence, nous essaierons de
décrire les poussées printanières qui font éclater les vieilles structures.
• Toute Renaissance est l'œuvre de la Jeunesse. C'est elle, cette génération née entre 1900 et 1930, qui sera l'objet de notre étude : génération de transition, véri- table clef de voûte entre l'ancien et le nouveau monde, elle porte toutes les promesses, tendue en un douloureux, un épuisant porte-à-faux vers l'avenir ; elle le crée et elle le fonde en vivant déjà sous nos yeux, du moins par son élite, cette vie houvelle qui, un jour, sera celle de tout le monde.
Toute Renaissance est aussi révolte. La Jeunesse est née au début de ce siècle dans un milieu asphyxiant. En France, l'école a réussi de bonne heure à dresser la masse des jeunes à cette vie étouffante en les vieillis- sant précocement. La plupart ont subi la défaite sans y rien comprendre et leur vœu secret c'est un retour pur et simple aux normes d'avant-guerre. Ils n'ont aucune con- science de la transformation du monde autour d'eux. Ceux-là ne nous intéressent pas. Ils appartiennent à un passé mort qu'ils continuent tant bien que mal, en vertu d'une sorte de vitesse acquise, c'est-à-dire de torpeur passive. Quelques-uns par contre ont voulu s'évader de cette atmosphère irrespirable et ont cherché de fausses consolations dans le dilettantisme de la ferveur. Il s'agit déjà là d'une élite, inquiète du reste, et toujours déçue. Mais les meilleurs ce sont les révoltés. Ils sont légion : du jeune ouvrier, écœuré de l'usine, à l'élève de Normale en rupture d'orthodoxie, la jeunesse qui compte, celle qui ne s'est pas hâtée de s'installer vaille que vaille pour
dormir sa vie, la vraie jeunesse est en révolte ouverte contre le monde modernç.
A l'origine des mouvements de jeunesse, de quelque ordre que ce soit, il y a un refus — et, chose étrange —, de cette révolte naît un subit épanouissement, l'impression d'avoir trouvé sa voie.
Cette révolte s'est allumée en grand à l'étranger ; en Europe septentrionale, centrale et orientale, c'est la jeunesse qui a brisé finalement les structures qui l'em- pêchaient de vivre ; c'est elle qui a jeté les bases de l'édi- fice nouveau.
Avant de l'expliquer, et peut-être de la justifier, analysons cette révolte.
Toute jeunesse se dresse contre la génération anté- rieure. C'est un fait souvent noté par les psychologues qu'aux approches de la vingtième année, les adolescents ont une crise « d'originalité » ou d'indépendance, sno- bisme ou anarchie, qui est comme une puberté morale, la cristallisation d'une personnalité qui s'affirme en s'op- posant (1) . Cette réaction joue souvent pour des niai- series, modes, préjugés, traditions de famille sans impor- tance, etc... Mais ici, il s'agit de tout autre chose : d'une révolte générale contre les principes mêmes dont ont vécu les parents, contre leur conception de la vie et, plus large- ment, contre la société.
D'habitude l'esprit de contradiction de la vingtième année ne dure pas. Les traditions, le milieu ont finalement
(1) Cf. Debesse. Essai sur la crise d'originalité juvénile (Alcan).
raison du jeune récalcitrant : il s'adapte et « continue ». Mais pour la jeune génération cette adaptation s'avère de plus en plus difficile et, en général, elle est mortelle : elle tue la jeunesse. C'est que le monde moderne fait obstacle à la poussée même de la vie comme un vaste barrage à l'épanchement d'un fleuve puissant. On ne s'étonne plus, dès lors, des progrès de l'idée révolution- naire chez les jeunes Français entre 1900 et 1940. Pre- nons garde, du reste, que la plupart du temps, le système politique n'est pour eux que le support d'une mystique et que cette mystique dans ses principes est commune à tous : c'est la langue seule qui diffère, l'aspiration pro- fonde est identique. Si l'on parcourt les revues des jeunes d'avant-guerre : Esprit, la Revue Française, la Revue du siècle, etc... que de fois y lit-on le mot révolution : sorte de leit-motiv qui suffit à rallier les enthousiasmes. Peu importe l'étiquette ou le programme : ce qu'on veut c'est la « Révolution pure » comme il y a une peinture « pure ».
Daniel Rops en avril 1933 écrivait dans la Revue Française : « Les jeunes groupes répondent qu'ils ne sont ni droite ni gauche, ni socialistes ni conservateurs, ni radicaux, ni républicains du centre. Ils rejettent du même coup d'épaules ces éphémères formations politiques ap- pliquées à se battre pour des querelles de boutique inca- pables d'aborder en face les vrais problèmes. Pour eux il y a des questions qui ne se posent plus : le clérica- lisme, le parlementarisme, le militarisme, de même qu'ils considèrent comme vain de s'intéresser à l'organisation de la production pour l a production en dehors de toute
question spirituelle. » Ici, nous abordons le sens même de cette révolte : elle ne porte sur rien de concret, de visible, d'immédiatement réformable ; elle porte sur le spirituel et de là sa grandeur tragique. Ces jeunes gens font de leur refus un absolu parce que c'est un refus mé- taphysique. C'est le heurt de l'âme sur la matière ; le conflit de l'homme vierge et de l'homme calciné par le matérialisme. Devant ce néant, le garçon se sent pris de vertige. Il proclame la « Révolte en soi » et vit en elle. « La jeune génération, écrit Rauschnig ( 1 ), à propos de certaine jeunesse allemande, pense que toute doctrine, la nationale comme la sociale, est périmée, vide de sens et qu'il suffit de s'abandonner à la révolution car elle a en soi sa signification et sa fin. Elle fera naître une vie nou- velle inconnue et dangereuse, ou plus forte, qui est désor- mais la seule possible. Cette jeunesse considère, dès à présent, que la destruction et le bouleversement sont pré- cisément les caractères communs à tout grand mouvement révolutionnaire. Elle ne tient plus compte des distinctions de doctrine... Pour elle le sens de la vie est le danger. »
On aperçoit la tentation du nihilisme. La générosité naturelle à cet âge, faute d'idéal, s'exerce alors dans le vide, dans l'immense holocauste du désespoir. Mais la responsabilité de ce dénouement ne lui incombe pas : c'est la faute d'un monde qui s'est rendu imperméable à la vie, qui lui fait horreur.
« Problèmes mal posés, problèmes éludés, peur des responsabilités, déloyauté inconsciente ou voulue, telle
(1) La Révolution du Nihilisme, p. 75.
apparaît la société aux yeux de Marc Scherer (1) en 1932. Que nous le voulions ou non, ajoute-t-il, nous ap- partenons à un monde vicié... monde avec qui nous ne voulons avoir rien de commun mais à qui nous voudrions rendre une âme. » Car ces jeunes sont assoiffés de pureté. Leur regard vierge juge durement notre pourriture. Leur exigence de propreté a parfois quelque chose d'effrayant, de « rimbaldien »... et n'est-ce pas ce besoin de pureté qui a voué Rimbaud au néant ? « La génération actuelle est exigeante, certes... écrit le P . Dillard (2). La droi- ture est la première qualité qu'elle demande au chef et non une honnêteté de commerçant moyen, mais une sin- cérité absolue excluant toute politique, toute arrière-pen- sée, toute manœuvre, même excellente d'intention. » Alors elle préfère se détourner, car tout idéal parmi nous est aussitôt commercialisé, exploité et mis sur le marché. Il se crée ainsi, à côté et en dehors de la société, une communauté des jeunes où s'accumule le potentiel révo- lutionnaire. O n a trop joué leur générosité. Ils ne se livrent plus et se contentent de haïr.
C'est le châtiment du monde moderne qu'il se soit fait haïr de la jeunesse et que même l'affreux transport de la haine soit ici une marque de santé. « Plus que jamais, écrivait Maignial, en février 1943 (3) , s'adres- sant aux « Compagnons », plus que jamais il faut plain- dre les hommes inaccessibles à la révolte. Elle est le point de départ indispensable. Dégoût d'abord... dégoût pour
(1) Chantiers, organe de la J.E.C., 1 janvier 1932. « A pied d'oeuvre ». (2) Etudes. 5 novembre 1927, p. 320. (3) Métier de Chef.
tout ce que l'état social nous a fait et risque de nous faire un peu plus tous les jours si nous ne réagissons pas tous les jours », et, ailleurs, en termes plus violents : « c'est parce que le génie français nous tient jusqu'à la moelle, c'est parce que nous conservons dans l'âme de la France une foi fanatique, que nous haïssons ce présent et ce proche passé qui suffisent à la plupart des Français et ce corps malingre qu'ils lui font aujourd'hui ».
Dans une étude intéressante et mesurée, qu'en 1933, M . J. Robinne consacrait à la jeune génération (1) , on lit aussi : « Des désillusionnés, des ironistes, des révoltés, des vagabonds de l'esprit, des hors cadres en un mot, et j'irai jusqu'à dire des anarchistes idéalistes si beaucoup n'avaient gardé la vieille foi de leur enfance ; et chez tous, sans distinction, l'instinct de se grouper pour faire face à la vie, voilà en raccourci le portrait peu flatté, mais sincère que ces jeunes de 18 à 20 ans nous donnent d'eux-mêmes ». Oui, des hors-cadres. E t même s'ils ont trouvé une situation et parviennent à s'installer au maté- riel, une inadaptation secrète subsistera, un haut-le-cœur perpétuel tant qu'ils conserveront en eux un peu de vraie jeunesse.
Que cette révolte latente soit un mal et un danger, qui le nierait ? Mais dans son fond cette révolte est saine. Je dirai même qu'elle est nécessaire. « La Révo- lution, déclare M. Berdiaeff (2) , n'est pas un lever, une aurore ; elle n'est pas le commencement d'une journée
(1) Etudes, p. 396, 20 novembre 933. (2) Un Nouveau Moyen Age, p. 95.
nouvelle, mais un coucher, des ténèbres, le déclin suprême d'un jour consommé. » Reprenant ce discours et nous tournant vers l'avenir, nous dirons que la Révolution par la jeunesse ne détruit que ce qui est déjà épuisé, usé, mortifié ; c'est dans son essence un sursaut de vie, une réaction de défense de l'Occident contre des forces dis- solvantes qui pensaient le perdre. Cette Révolution est inquiétante parce qu'elle menace les situations faites, les idées reçues, les habitudes prises — elle est exaltante comme tout ce qui est création, jaillissement, renouveau.
Avant d'en étudier les données, traçons brièvement l'esquisse d'un monde que nous connaissons bien : le monde mort.
CHAPITRE II
UN MONDE MORT
Il n'entre pas dans nos intentions d'entreprendre ici le procès tant de fois intenté au monde moderne à la suite de Péguy. Machinisme, vie standardisée sur le modèle américain, primat du collectif, de l'industriel, du mé- diocre, absence de vie spirituelle dans un déclanchement crapuleux des appétits, tout cela est connu ; circule en formules toutes faites ; il n'est rien de plus automatique chez la plupart de nos contemporains que le procès du machinisme. Mais bien peu en souffrent vraiment et bien peu s'en priveraient à l'occasion !
Notre but est de souligner surtout en quoi ce monde répugne à la jeunesse.
I
LES PERSPECTIVES DE LA VIE BOURGEOISE
Il faudrait d'abord insister sur le vieillissement phy- sique du monde occidental. Jusqu'en 1939, la proportion de vieillards n'a fait qu'augmenter par rapport au nombre des jeunes. En France, où le phénomène est particuliè-
rement grave, « le vieillissement progressif de la popu- lation est commencé depuis longtemps. Si la proportion des adultes reste à peu près constante, par suite de l'ac- croissement de la longévité, celle des vieillards augmente, celle des enfants diminue ; ainsi se développe une situa- tion inquiétante qui justifie les plus graves alarmes pour un avenir pas très lointain » ( 1 ). Si l'on considère la « pyramide des âges » de 1861 et celle de 1936, on voit se rétrécir la base de la pyramide par suite de la diminution des naissances, et s'arrondir le sommet, par suite de la prolongation générale de la vie. Voici, du reste, le texte même de MM. Huber et Bunlé : « La proportion des enfants et adolescents de moins de 20 ans sur 1.000 habitants a diminué de 361, en 1851, à 302, en 1936, soit de 16 % ; par contre, celle des vieillards (60 ans et plus), s'est élevée de 102 à 147, soit de 45 %. La proportion des adultes s'est également accrue de 537 à 551 ou d'environ 3 %. Ils forment un peu plus de la moitié de la population... C'est en France que la pro- portion des vieillards est la plus élevée (147 % ) ; la plus faible 66 % est celle de l'U.R.S.S. L'Allemagne, 119 et l'Angleterre 129, s'approchent davantage de la France que les Pays-Bas, 103 et l'Italie, 109 ». (2). M. Landry, dans une brochure pleine d'enseignements : « L a démographie française » (3), tire les conclusions de ces faits : « Le vieillissement de la population est
(1) La population de la France, par M. Hubert, H. Bunlé, F. B o v e r a t . Hachette, 1944, p. 230.
Cf. Boverat « Le premier devoir, faire vivre la France », pp. 19-25 (Alliance Nationale contre la dépopulation).
(2) Pp. 39 et 43. (3) Presses Universitaires 1941, p. 46.
l'une des caractéristiques d'un pays qui se dépeuple : il s'accompagnera nécessairement de moins d'espérance, de confiance dans l'avenir, d'ambition, d'élan dynamique ; la vie nationale en sera fâcheusement affectée dans l'ordre économique — en même temps que sous d'autres rap- ports —. D'autre part, quand il y a dépopulation, c'est que les familles nombreuses, et aussi les familles moyen- nes, nous dirons les familles normales, sont rares. Les adultes auront moins à se dévouer au sein de la commu- nauté familiale ; les enfants risqueront davantage d'être gâtés ; privés souvent de frères et de sœurs, des affections leur auront manqué, les plus naturelles après celles qui nous attachent aux êtres que nous avons procréés, et aux parents à qui nous devons la vie. Ainsi l'éducation du cœur, si importante pour la vie morale, la formation du caractère se feront dans des conditions défectueuses ». Nous avons tenu à citer ce texte car il dégage bien, au- près des conséquences économiques et nationales que personne n'ignore, les incidences d'ordre moral qu'en- traîne le vieillissement d'un peuple. Les jeunes ne se trou- vent plus dans le milieu éducatif normal, prévu par la
na tu re . Isolés et comme étrangers à un monde qui les ignore, ils apprennent tôt l'individualisme et la débrouil- lardise. Ils se durcissent à l'exemple de leur entourage et perdent les qualités de la jeunesse. D'autres, pour les conserver, se groupent et afin de vivre pleinement l a vingtième année s'évadent en bandes de la cité des vieux : c'est l'origine des mouvements de jeunesse.
N'est-il pas significatif que le pays le plus dyna- mique de l'Europe, l 'U.R.S.S. soit aussi celui où la pro-
portion des jeunes est la plus forte ? Le retard de la France dans la rénovation de l'Europe, est certainement dû à la présence de tant de vieillards, qui a freiné jusqu'à la chute dans l'abîme, jusqu'à ce qu'il soit trop tard, les aspirations révolutionnaires de la Jeunesse. On a souvent parlé de la gérontocratie française. Elle était le fait de tous les pays d'Europe jusqu'à ces dernières années. Laisser la jeunesse arriver au pouvoir, c'était introduire aux postes de commande l'espérance et le dynamisme. La prudence des vieillards s'était retranchée derrière l'absurde et injuste principe de l'ancienneté et dans toutes les administrations, dans tous les domaines on attendait que le feu de la jeunesse se fût épuisé pour prononcer le « dignus intrare » ; on attendait, en somme, que les énergies se fussent dépensées en vain, que les idées se . fussent rétrécies et sclérosées, qu'on eût montré son brevet de vieillesse et d'assoupissement.
En quoi consiste cet esprit vieilli ? Il est fait de statisme, de résignation, de prudence à vue courtes. A l'époque où les pays voisins se renouvelaient de fond en comble, des municipalités chenues discutaient sur l'opportunité d'une borne fontaine : « Sclérose française, écrit cruellement R. d'Harcourt (1) : l'absence d'imagi- nation, le tarissement de la faculté d'invention et de renouvellement sur le plan militaire n'en est qu'un aspect entre bien d'autres. Au vrai, c'est le spectacle de la vie française contemporaine tout entière, telle que nous la devons à un régime qui a systématiquement cultivé tous
(1) Revue des Deux-Mondes, 1 août 1940.
nos germes de faiblesse, qui impose la conclusion d'une sorte de sénilisation générale du pays... la sève d'un pays c'est sa jeunesse, c'est l'enfant. La France de nos petites villes, de nos provinces assoupies, végétantes, où rien ne bouge... cette France que nous connaissons, hélas ! trop
. bien, est un pays de vieillards ». Essayons, en un raccourci fatalement discutable, de
résumer les traits essentiels de cette sagesse étroite. Cette analyse peut éclairer toute la politique française de ces dernières années, politique de conservation qui n'était qu'une politique de faiblesse, obsédée par la peur, en quête de sécurité facile derrière un rempart de béton et d'alliances.
C'est essentiellement la sagesse voltairienne, avec la grâce en moins. Sagesse faite de plat bon sens et de la vaniteuse suffisance du rationalisme. Pendant que le Romantisme occupait la scène avec ses nobles élans reli- gieux et son généreux idéalisme social, le bourgeois vol- tairien proliférait dans la province. O n vit se multiplier les sous-Homais, égoïstes aux idées courtes, satisfaits de leurs dogmes laïques et confortablement installés dans la vie. Inaccessibles à toute inquiétude profonde, à tout élan héroïque, à toute mystique. Quand la quantité l'emporta sur la qualité à la fin du siècle dernier, ce type d'homme se trouva au pouvoir. P a r l'école publique, il imposa sa philosophie de la vie au peuple français : ce fut le vrai triomphe de Voltaire, plus grave de conséquences que celui d ' « Irène » au XVIII siècle.
Qu'est-ce que le bourgeois ? Nous prendrons délibé- ment ce mot dans son sens péjoratif. Qu'on ne cherche
pas ici une doctrine politique quelconque : ce ne sont pas les institutions qui sont à l'origine de la bourgeoisie que nous attaquons. Encore moins la morale des familles bourgeoises françaises, classes moyennes qui sont le lest du navire et assurent sa stabilité. Il n'est rien de plus respectable qu'une belle famille bourgeoise appuyée sur. ses traditions et dont chaque génération a fourni à la France des ingénieurs, des officiers, des chefs. Ces fa- milles-là sont les oeuvres vives du pays : paisiblement mais avec ténacité, elles résistent au travail de mort qui se fait autour d'elles ; isolés dans la dégradation générale, leurs fils sont les premiers à former la communauté révo- lutionnaire des jeunes.
Le bourgeois c'est l'homme pétrifié par le matéria- lisme. L'ouvrier, calciné par la haine, au cœur battant d'espoir, a plus de vie spirituelle que le bourgeois. C'est, nous dit B. Groethuysen (1) « un être sans mystère. Il s'explique naturellement par des phénomènes économi- ques. Il travaille et thésaurise, il calcule et mesure, rai- sonne et prévoit, et, créant de l'ordre partout, il écarte partout les puissances du mystère... la bourgeoisie est sans mystère. C'est un phénomène d'ordre social, essentielle- ment profane, régi uniquement par les lois de ce monde ».
Texte riche de pensée. Le bourgeois est une sorte de fonction de la nature, un accumulateur d'argent, une machine. Le plus grave, c'est qu'il n'a aucunement be- soin, pour remplir son destin, de faire appel au spirituel : il est sans mystère car il est complètement dé-spiritualisé. L'ouvrier plus qu'aucun autre, s'il veut vivre en homme,
(1) B. Groethysen. Origines de l 'Esprit Bourgeois.
a besoin de secours spirituels dans sa misère. Et de là les prodiges presque surnaturels de la J.O.C. Rien de pareil chez le bourgeois : l'argent remplace tout le reste. Les lois économiques suffisent à expliquer cet homme qui n'est plus qu'un centre égoïste d'intérêts matériels. Au- cun rayonnement humain, aucun nimbe ne flotte sur lui, n'émane de lui. Il est vide. « En notre siècle, arrivé au pinacle de l'ère humaniste, l'homme européen se dresse dans un état de vacuité terrible» (1). L'existence uni- quement emplie de soins matériels sonne creux. Com- ment, devant pareille perspective, la jeunesse ne se révol- terait-elle pas ? Et l'on comprend dès lors que cette révo- lution, quelles qu'en soient les modalités d'application, soit essentiellement une exigence de vie spirituelle.
Qu'offre la vie bourgeoise à la Jeunesse ? Une exis- tence terne sans grandeur, sans noblesse ; des fonctions qui s'accomplissent sans joie et presque sans participation profonde de l'homme. Une activité mécanique, sans aven- ture, souvent sans risque, qu'on peut dérouler d'avance, lugubrement, au long de 30 ou 40 ans pour déboucher sur la « retraite ». Et le plus triste, c'est qu'un tel pro- gramme suffit à beaucoup et qu'ils y trouvent un attrait morbide. Ils plongent dans cet océan d'ennui sans en éprouver le goût de mort ; et bientôt ils ne s'ennuient plus, leur jeunesse s'est fanée, ils sont adaptés. Par contre, ceux qui réagissent ont tendance à englober dans leur haine les vraies vertus bourgeoises, et leur révolte, étant absolue, les plonge dans l'anarchie. Tel est le drame de la Jeunesse.
(1) Berdiaeff. Un nouveau Moyen Age, p. 13.
I I
LA VIE CITADINE
Nous commençons à nous apercevoir que la vie arti- ficielle des grandes cités est mortelle pour l'homme. On cite en zoologie des espèces animales qu'un instinct per- vers a menées à leur perte. Ici c'est l'intelligence qui s'est mise au service des appétits les plus grossiers et a créé un milieu asphyxiant pour l'animal humain. Nous ne nous étendrons pas sur ce chapitre. Il suffit de renvoyer aux fortes pages du D Carrel, montrant que la cité cons- truite par les hommes n'est pas faite pour eux. Elle atro- phie par exemple les fonctions adaptives qui sont le signe de la vigueur physique. « Les habitants de la Cité nou- velle, écrit-il (1), n'ont pas à souffrir des changements de la température atmosphérique. Le confort des maisons, les appareils de chauffage et de réfrigération, l'excellence des vêtements... nous protègent de façon parfaite contre les intempéries. Pendant l'hiver nous ne subissons plus les alternatives de froid prolongé et de réchauffement brutal devant le feu des cheminées et des poêles auxquelles nos ancêtres étaient exposés. Notre organisme n'a plus à mettre en branle les enchaînements de processus physiolo- giques qui augmentaient l'activité des échanges et modi- fiaient la circulation du corps tout entier... Nous savons que le fonctionnement, au lieu d'user les structures ato-
(1) L'Homme, cet Inconnu, pp. 271 et 372. Plon.
miques les rend plus résistantes. Aussi, la stimulation des activités organiques et mentales est-elle le moyen le plus sûr d'améliorer la qualité des tissus et de l'esprit. » Bref, l'individu humain s'étiole dans nos cités. Il perd physi- quement sa jeunesse. O n ne s'étonnera pas que la Jeu- nesse fuie les villes, symbole de cette civilisation délétère et qu'à l'appel de Baden-Powell tant de campeurs aient répondu joyeusement. « Il y a bien peu de gens, écrit celui-ci (1) , qui apprennent ces choses (les réalités de la vie simple), et qui s'y exercent en pleine civilisation. Ils ont des maisons confortables, des lits pour y dormir, on leur prépare leurs dîners et pour trouver leur chemin ils le demandent à l'agent. Quand ces gens-là se trouvent en campagne et qu'ils s'essaient au rôle d'éclaireur, ils se trouvent bien empotés. Prenez un athlète et transportez-le au sud de l'Afrique, dans le Veldt, en lui disant de se tirer d'affaire, son art et sa flanelle blanche ne lui servi- ront pas à grand-chose », or, ajoute-t-il, « cette science- là, on trouve à en faire son profit dans toutes les car- rières. »
Ce que la Jeunesse reproche à la vie citadine ce n'est pas seulement d'être malsaine, c'est d'être laide. Le décor que nos pères nous ont légué pour y vivre est abominable. On dirait qu'ils avaient le génie de la laideur. Ce n'est même pas une laideur franche, pittoresque et que le temps empreint de beauté ; c'est; absolument, l'absence de beauté. Les bicoques de banlieue et les blocs du centre.
(1) Baden-Powell. Eclaireurs, p. 25.
rivalisent d'horreur et ne peuvent qu'engendrer des senti- ments ignobles chez leurs habitants. G. Duhamel a pro- fondément souffert, en artiste, en poète, mais aussi en homme sain et juste, de cette marée montante de lèpre et d'infamie. Il faudrait citer des pages entières de « Querelles de famille » ( 1 ) , où il écrit l'invasion des vallons d'Ile de France par l'atmosphère de banlieue. Cette laideur est inconsciente. Elle est faite de sottise et d'irrespect. Ces gens-là ne frémissent devant aucun sacrilège ; ils ne sentent plus rien ; seuls priment l'utilita- risme et le laisser faire, l'édicule et la poubelle : rien de ce qui est de l'esprit ne les touche.
Laideur ; mais aussi ennui. O n n'offre à la jeunesse que des divertissements séniles et moroses.
« Ce qu'on présentait à la jeunesse, écrit encore R. d 'Harcourt (2) , était sale ou triste. On oscillait entre le music-hall d'exhibition et le cinéma de la « Bête hu- maine » ou de « l 'Hôtel du Nord ». Tout ce qui réveille l'animal ou fait désespérer l'homme. Contre dix films asphyxiants, un ou deux au maximum où l'air était pur et si peu ! » Jadis, quand une ville était en fête, elle savait s'amuser. Rousseau décrit (3) de façon bien sa- voureuse les fêtes d'autrefois dans l'austère Genève : dans les villages la tradition ne s'est pas perdue, les « fes- tins » dans le Midi, les « kilbe » en Alsace, les braderies dans le Nord comportent de sains et joyeux divertisse- ments pour la Jeunesse. Il suffit d'évoquer les bonnes
(1) Mercure de France, édit. (2) Revue des Deux-Mondes, août 1940. (3) Lettre sur les Spectacles, fin.
v i l l e s d u M o y e n - A g e , l e s d a n s e s p u b l i q u e s , l e s f e s t o i e -
m e n t s , l e s d é f i l é s , l a s a i n e a t m o s p h è r e d e f r a t e r n i t é é p a -
n o u i e p o u r s e n t i r n o t r e d é c a d e n c e . C o m m e l a v i l l e , l a
f a m i l l e a u s s i n e s a i t p l u s s ' a m u s e r . F a u t e d ' i m a g i n a t i o n
e t d e t r a d i t i o n s , f a u t e d e j e u n e s s e s u r t o u t , l e s f ê t e s d e
f a m i l l e o n t p r e s q u e d i s p a r u . I l s ' a g i t l à d ' u n e b a i s s e d e
v i t a l i t é c a r a c t é r i s t i q u e .
O n m a n q u e d e f a n t a i s i e o u a l o r s o n t o m b e d a n s l e
g e n r e v u l g a i r e d e l ' a r t i c l e d e f a n t a i s i e ( c a r l e m o n d e m o - d e r n e a i n d u s t r i a l i s é e t m i s e n s é r i e l a f a n t a i s i e e l l e -
m ê m e ) . N ' é t a n t p a s c a p a b l e s d e c r é e r d e l a j o i e a u t o u r
d ' e u x , d ' i n v e n t e r u n d i v e r t i s s e m e n t , d e d i r i g e r u n e f ê t e ,
n o s t r i s t e s c o n t e m p o r a i n s s ' e n v o n t s a t i s f a i r e p a s s i v e m e n t
l e u r b e s o i n d ' é v a s i o n d a n s c e s m a c h i n e s à d i v e r t i r q u e
s o n t l e s c i n é m a s o ù , c o n t r e a r g e n t e t s a n s a v o i r à p a y e r
d e l e u r p e r s o n n e , i l s p o u r r o n t o u b l i e r p e n d a n t q u e l q u e s
h e u r e s . L e s j e u n e s s ' e n n u i e n t d a n s c e s v i l l e s o ù t o u s l e s
d i v e r t i s s e m e n t s l e u r s o n t p o u r t a n t o f f e r t s .
A n t i c i p a n t s u r l a s e c o n d e p a r t i e d e c e l i v r e o ù n o u s
é t u d i e r o n s l ' i d é a l d e l a j e u n e s s e n o u v e l l e , n o u s n e r é s i s -
t o n s p a s a u p l a i s i r d e c i t e r l ' a n e c d o t e s u i v a n t e : e l l e o p -
p o s e n e t t e m e n t a u s i n i s t r e d i v e r t i s s e m e n t d ' u n e j e u n e s s e
s a n s i m a g i n a t i o n , l a f ê t e t e l l e q u e l e s m o u v e m e n t s d e j e u - n e s s e l ' o n t r é n o v é e e t e n n o b l i e .
« T o u t p r è s d e c e p e t i t v i l l a g e ( 1 ) , i l y a u n c e n t r e
d e p r é - a p p r e n t i s s a g e c o m p a g n o n . U n s a m e d i o n a p p r e n d
a u c e n t r e q u e l e l e n d e m a i n s o i r l a j e u n e s s e d u v i l l a g e
d a n s e r a d a n s u n e g r a n g e p r è s d u c e n t r e à l ' o c c a s i o n d u
d é p a r t d e q u e l q u e s j e u n e s g e n s . Q u e f a i r e ?
(1) C o m p a g n o n n a g e , n ° 23.
« Le chef du centre réunit ses chefs d'équipe (dont le plus vieux n'a pas 18 ans), et demande leur avis. Il y a trois solutions : s'opposer, laisser faire ou favoriser. Laisser faire, il n'en est pas question. On est un compa- gnon ou on ne l'est pas. S'opposer par un coup Compa- gnon, c'est bien, mais c'est se mettre le monde à dos. Quant à favoriser... pourquoi pas, dit le meneur de jeu ?
« Une délégation est chargée de se mettre en rapports, très discrètement et mine de rien, avec les organisateurs du bal pour leur proposer une salle du centre plutôt que la mauvaise grange incommode pour danser, — mais pratique pour ses coins sombres... Réussite. Alors on s'occupe de l'orchestre, on décore la salle, on cire et l'on voit les jeunes filles pour la pâtisserie. Le dimanche soir les plus jeunes compagnons vont se coucher pendant que, un peu intimidés, les premiers couples arrivent. L'orches- tre envoie one step, valse, fox, etc... selon des morceaux choisis par les Compagnons et le meneur de jeu. — Cer- tains airs ont pu être ainsi éliminés, Bel Ami, par exem- ple —. De temps en temps le meneur de jeu arrête la danse et fait chanter les gens. Vers 2 heures du matin — au moment critique — les Compagnons entraînent tous les danseurs dans une fougueuse farandole qui s'arrête dehors autour d'un magnifique feu de camp. Là on chante un peu ; puis le meneur de jeu dégage le sens de cette soirée, puis, après les chants patriotiques, chacun s'en est allé, ému, digne et conscient ; puis, tout s'est éteint dans le silence. »
Le monde moderne a tout avili, même les saines réjouissances de la Jeunesse. Il s'agit de leur rendre leur
Couverture
I - LA RÉVOLTE
I - LES PERSPECTIVES DE LA VIE BOURGEOISE
II - LA VIE CITADINE