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Lundi 22 mai 1967 dans l’après-midi. L’incendie qui fait rage à cet instant dévastera en quelques heures les 9 000 m 2 du grand magasin. Quarante ans plus tard, l’image de l’immense colonne de fumée noirâtre obscurcissant le ciel de la capitale reste gravée dans la mémoire de tous les Bruxellois. Ces documents aériens, trouvés en France, sont jusqu’ici restés dans les archives de Paris Match. PHOTO CHRISTIAN GIBEY/PARISMATCH/SCOOP LE GRAND LE GRAND BRASIER BRASIER 22 mai 1967, l’Innovation Quarante ans après la tragédie toujours inexpliquée qui a endeuillé la Belgique, des photos jamais vues voient le jour. Elles permettent de mieux comprendre l’enfer qui a tout changé en matière de sécurité dans les grandes surfaces

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Lundi 22 mai 1967 dans l’après-midi. L’incendie qui fait rage à cet instant dévastera

en quelques heures les 9000m2

du grand magasin. Quarante ans plus tard, l’image de l’immense colonne de fumée noirâtreobscurcissant le ciel de la capitale reste gravée

dans la mémoire de tous les Bruxellois.Ces documents aériens, trouvés en France,

sont jusqu’ici restés dans les archives de Paris Match.

PHOTO CHRISTIANGIBEY/PARISMATCH/SCOOP

LE GRAND LE GRAND BRASIERBRASIER

22 mai 1967, l’InnovationQuarante ans après la tragédie toujours inexpliquée qui a endeuillé la Belgique, des photos jamais vues voient le jour. Elles permettent de mieux comprendre l’enfer qui a tout changé en matière de sécurité dans les grandes surfaces

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Bruxelles est asphyxiée : un immense nuage s’abat sur la ville. Comme pour cacher l’horreur de la fournaiseLundi 22 mai 1967. Une date noire pour le pays. Aucœur de cette journée de printemps balayée par unvent léger, une colonne de fumée s’élève sur Bruxelles.L’Innovation, le célèbre grand magasin de la rue Neuve,est en flammes. En vingt minutes, les premières étin-celles se sont transformées en un gigantesque brasier.Les clients et le personnel sont pris au piège. Un piègehétéroclite, composé de plusieurs bâtiments juxtapo-sés, dont le Horta, aux armatures d’acier. Une après-midi d’horreur, de cauchemar sur la ville. Des heuresdurant, le feu dévore tout sur son passage. Un specta-cle terrifiant. En un temps record, les quatre bâtimentsde l’Inno, à l’agencement biscornu, sont dévastés.C ’ e s t le feu du ciel qui ronge un quartier entier. Un ciel qui tombesur la tête. La coupole de l’immeuble s’effondre. Il y aura325 morts, des dizaines de blessés. Et des rescapés de l’enfer, de vrais miraculés qui n’oublieront jamais.

L’Innovation et le Centre Rogier ne sont distants que de quelque 250 mètres.

Pourtant, la densité du gigantesque écran de fumée rend le brasier totalement invisible aux

yeux des occupants de la tour. Pendant ce temps, sur le Boulevard Adolphe Max,

des centaines de passants assistent, impuissants, au drame.

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Des passants s’en vont tranquillement.

Ignorant que 325malheureux vont être pris

au piège

Lundi 22 mai 1967. Bruxelles. 13heures. La foule sepresse rue Neuve et à l’Innovation en particulier. C’estla sacro-sainte heure du déjeuner, propice aux em-plettes. Le bâtiment compte un restaurant chic, fré-quenté par une clientèle d’âge mûr, et le fameux self-service, extrêmement populaire. Des guirlandes etdécorations de carton aux couleurs du drapeau amé-ricain ont été déployées le long de la façade. La ban-nière étoilée flotte devant l’entrée. Depuis quelquesjours, la «Quinzaine américaine» bat son plein commedans les autres succursales de Belgique. Une manifes-tation gaillarde qui, dans le contexte socio-politique dela guerre du Viêt-nam, n’a pas manqué de provoquerdes réactions des étudiants communistes qui,quelques jours auparavant, ont distribué des tracts etscandé des slogans anti-américains. Depuis 12h15,la plupart des employés du magasin prennent leurpause-déjeuner. Sauf ceux qui assurent le relais ets’éclipsent habituellement à 13h30. A 13h20, unevendeuse au premier étage sent une odeur de brûlé.Elle voit, dit-elle, des étincelles au plafond. Sa collègueva prévenir le «pompier» de service à l’étage. Le ma-gasin s’enorgueillit de la présence de quatre pompiers«en interne», souvent d’anciens employés retraités etpeu rompus aux choses du feu. Cinq minutes plustard, deux hommes s’activent à grands coups d’ex-tincteurs, ignorant que lorsqu’il s’agit de vêtements, cesont les lances à eau qu’il faut brandir. Mais lesconsignes du magasin sont claires: surtout ne pas af-foler la clientèle. Les extincteurs sont plus discrets et iln’y a, à ce stade, estiment-ils, aucune raison de pani-quer. Un peu plus tard, la sonnerie d’alarme se dé-clenche de façon ininterrompue. Las, elle est identiqueà celle qui annonce la fin de la pause et la reprise duboulot par les équipes. La confusion règne, mais la plu-part des employés, convaincus qu’il s’agit plutôt du si-gnal de relais du personnel, n’y voient, si l’on ose dire,que du feu. A 13h31, le rez-de-chaussée commenceà se vider. Au restaurant, certains clients abandonnentleur assiette précipitamment. Il est 13 h 34 environlorsque les pompiers de la ville de Bruxelles reçoiventun premier appel, bientôt suivi par un second. Il signaleun dégagement de fumée de l’Innovation du côté dela rue du Damier. «On n’a jamais pu identifier les appe-lants», commentera un employé. «Mais les appelsétaient donnés sur un ton tranquille». Au même mo-ment, tandis que la panique gagne progressivementdifférentes zones du bâtiment, les 2e et 5eétages sontmiraculeusement –ou plutôt dangereusement– épar-gnés. Inconscients de la tragédie qui se noue aux au-tres niveaux, les clients et le personnel poursuivent leursactivités en toute quiétude, protégés par ce qui pour-rait ressembler à une bulle, vaquant encore dans unesorte d’invraisemblable micro-climat. A l’extérieur règneun même surréalisme. En face de l’entrée principale del’Innovation et alors que des flammes sortent déjà enhaut du bâtiment, des passants s’en vont quasi nor-malement, ignorant qu’un drame horrible est en trainde se nouer.

Image surréaliste d’un lundi dramatique. Alors qu’à l’arrière-plan,

le feu dévaste le grand magasin, dans la rue du Pont-Neuf, la vie semble

poursuivre son cours de manière imperturbable.

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Martin Lafont, aujourd’hui pompier à la retraite et«doyen d’honneur du travail émérite», a 39ans lorsdes faits. Il raconte. « Je n’étais pas en service cejour-là. Mais dès 13h30, j’ai entendu les commen-taires sur le tram. La fumée apparaissait dans le ciel.Ma femme m’ayant confirmé l’alerte, j’ai foncé à lacaserne, place du Jeu de Balle.» A l’époque, grandparadoxe, le service900, un numéro d’appel uniquetout récent, fait l’admiration des foules. « Des res-ponsables des pompiers new-yorkais sont d’ailleursvenus nous rendre visite pour observer son fonction-nement. Ils sont restés comme deux ronds deflancs. Un service d’appel unique permettant d’iden-tifier les correspondants immédiatement : ils enétaient baba ! A la caserne, j’ai réuni des hommes.Nous sommes partis vers 14 h 30. Les premierspompiers avaient quitté les lieux à 13 h 38. En cetemps-là, la ville était protégée par la caserne centraleet entourée d’une multitude de postes d’incendie oc-cupant cinq à six personnes avec une autopompe et,parfois, une ambulance ». Des moyens ridicules,comme ceux donnés aux soldats du feu, armés dequelques lances inefficaces. A 13 h 40, quand lespremières équipes arrivent sur les lieux, la moitié dumagasin est déjà en feu. A l’intérieur, la fumée obs-curcit tout. Les clients tâtonnent à la recherche d’uneissue. Beaucoup sont asphyxiés ou piétinés dans lesescaliers. Bloqués aux étages, ils escaladent les ap-puis de fenêtre, et attendent, désespérés, que lespompiers puissent les évacuer. «C’était le sauvetagedans son sens le plus absolu», raconte Martin Lafont.«Notre première mission, c’est de sauver des vies hu-maines. Il faut ensuite s’attaquer au feu. Ici, il fallait faireles deux à la fois: arracher des gens à la mort, tout ententant de circonscrire le brasier. La fumée sortait detous les orifices. Nous avons vu les lueurs rougesdans les fenêtres avant qu’elles n’éclatent. Tout lemonde hurlait, des corps gisaient au sol, inanimés...»Les pompiers tentent d’isoler le bloc de feu. Ils formentavec leurs lances un rideau d’eau pour éviter la propa-gation des flammes par la radiation de la chaleur. Sur une photo de l’époque, on voit cette scène déri-soire : un pompier muni d’un maigre jet d’eau face au monstre brûlant. 175volontaires se battront commede beaux diables... «Au total, 15 millions de litres d’eau seront utilisés», précise encore Martin Lafont.

Avec le nouveau service 900, les Belges se

croyaient protégés. Mais quand les pompiers

arrivent, la moitié du magasin est déjà

en feuPlus de 170 pompiers luttent

contre les flammes. Mais le courage et les moyens déployés par

les hommes du feu paraissent bien dérisoires façe à un sinistre

d’une telle ampleur.

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Le hall central à verrière agit comme un

gigantesque soufflet. Prisonniers au cœur du

monstrueux brasier, les clients n’ont aucune

chance d’en sortir vivants

Le feu, d’une violence inimaginable, dévaste le cœur de l’Innovation et s’étend rapidement

aux immeubles annexes qui composent le complexe commercial. A droite. Le Priba, qui occupe

le coin de la rue Neuve et de la rue de la Blanchisserie, subit les assauts des flammes

qui ravagent la partie Horta située à sa droite.

Le spectacle est dantesque. Les secours peinent àmaîtriser les flammes, activées par l’appel d’air de l’es-pace central. Le hall à verrière dessiné par Horta agitcomme un gigantesque soufflet et joue son rôle fatal decheminée. Cinq minutes plus tard, la structure métal-lique du bâtiment central commençe à se déformer. A13h46, les vitres de la façade explosent, provoquantun violent appel d’air qui décuple l’intensité du foyer,augmente la vitesse de propagation des flammes.L’incendie, nourri par l’oxygène, atteint des sommets.A 13h50, moins de vingt minutes après l’arrivée despremiers secours, l’ensemble des quatre bâtiments–9000 m2 au total, répartis sur cinq étages– forme unmonstrueux brasier. Une fois encore, la célérité desflammes déroute. Du côté de la rue du Damier, des fa-çades rompues par la chaleur s’effondrent. Plus tard,le feu attaque des bâtiments proches. Des commercesse transforment en havres improvisés, des locaux d’ur-gence où des premiers soins, sommaires mais utiles,peuvent être apportés aux victimes. Les flammescontinuent à tout dévorer sur leur passage. Elles ron-gent les immeubles voisins, atteignent le dépôt desoieries Ficher et s’attaquent au Priba tout proche. Un foyer fulgurant, puissant. Il ne laisse aucunechance à ceux qui sont restés prisonniers du piège.

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La panique est générale. Des dames en tail-leurs étriqués et escarpins ajustés s’accro-chent aux parapets. L’une d’elle pousse sesenfants avant de se précipiter dans le vide. Descorps s’écrasent sur les pavés de la rue duDamier. La tension est indescriptible. Des pas-sants tendent des toiles pour tenter d’amortirdes chutes. Dans la chaleur et les cris, les pluschanceux seront sauvés par les écheliers.

Pour ne pas mourir brûlés, les uns se jettent

dans le vide et les autres prennent des risques fous

pour fuir

La chaleur et les flammes ne laissent aucun choix aux prisonniers

terrifiés. Dans un geste désespéré, nombreux sont ceux qui se jetteront

des étages et s’écraseront sur la pavé de la rue du Damier.

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Elle refuse de lâcher son sac mais saute dans le vide.

Elle sera blessée... mais sauvée

Il était de notoriété publique que le complexe commercial hété-roclite que formait l’Innovation présentait de très nombreuses la-cunes en matière de sécurité. Aux problèmes structurels commela situation géographique du bâtiment –en plein centre et doncdifficile d’accès pour les secours–, l’architecture intérieure com-prenant un vide central –propice à une progression rapide dufeu–, et les materiaux de construction –verre et fer– peu adaptésaux fortes températures se sont ajoutés un nombre incalculabled’erreurs et de manquements dont l’accumulation, à travers letemps, déboucha sur l’inéluctable catastrophe. Electricité vé-tuste et sur-utilisée, absence de signal d’alerte réellement audi-ble, sorties de secours non balisées ou absentes, signalisationde secours lacunaire, fenêtres obstruées et échelles de secoursne menant nulle part ne sont que quelques exemples qui, conju-gués, expliquent en partie le nombre très élevé de victimes.

Un des clichés les plus représentatifs de l’horreur de

ce lundi noir. Une femme n’a d’autre choix que de se jeter dans le vide

pour tenter d’atterrir dans une des bâches tendues par

les sauveteurs. Des dizaines de personnes suivront le même chemin,

avec ou sans la même « réussite».

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Vers 17 heures, l’incendiede l’Innovation s’apaise, maisles établissements de soie-ries Ficher et Bloch, à l’arrièredu magasin, sont touchés.«J’ai travaillé jusque 3heuresdu matin », raconte Martin.«Une équipe de nuit a pris lerelais. Je n’ai pas dormi etsuis retourné sur place le len-demain. Le mardi donc, nousavons aidé les hommes de laCroix-Rouge à pénétrer dansle bâtiment, en évitant leszones qui menaçaient des’effondrer. Nous avions unmal fou à repérer les corps. Ilsétaient tellement réduits. Uncorps d’adulte pouvait res-sembler à un corps d’enfantrecroquevillé. On retrouvaitcontre les portes ou sous lesmeubles les corps de ceuxqui avaient couru et avaientsuffoqué. On les repérait et onles marquait à l’aide de petitsinsignes. Ensuite, la Croix-Rouge sortait les corps. Al’extérieur, sur une plateformedans le vide, j’avait repéré uneforme humaine toute noire.Quand nous nous sommesapprochés, la tache sombres’était effacée. Plus rien.C’était un petit monceau de cendres qui s’étaient dis-persées... Comme si la per-sonne avait disparu deux fois.»

De nombreuses personnes bloquées aux étages sont heureusement sau-vées par les pompiers et évacuées vers les hopitaux de l’agglomérationpar les dizaines d’ambulances qui ne cessent d’effectuer la navette.

Coincés sur les balcons ou les corniches, les prisonniers

des flammes attendent avec angoisse un hypothétique

sauvetage

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Le mercredi matin, deux jours après ledrame, les pompiers aspergent encore lesvestiges du grand magasin. Briques noir-cies. Armatures tordues. L’aile donnant surla rue aux Choux s’est effondrée. Le jeudi,enfin, une première liste des personnes dis-parues est publiée dans la presse. On faitétat de 325 morts et disparus, de 80 bles-sés encore soignés dans les hôpitaux.«Avec la protection civile, nous disposionsde douze auto-pompes et de huit échellesaériennes », explique Martin Lafont. «Lestransports en ambulance étaient assurés parles pompiers, la Croix-Rouge, la protectioncivile, l’hôpital militaire et les polices de Saint-Gilles et Saint-Josse notamment. Au total, ai-dés par une kyrielle de bénévoles, nousavons pu sauver 180 personnes, Les ano-nymes se sont dévoués magnifiquement.C’étaient pour la plupart de simples civils,sans aucune connaissance du danger. Tous,nous avons pris des risques insensés. »

En équilibre instable, perdu dans les décombres brûlants,

un pompier tente de vaincre le feu qui menace encore après

deux jours d’efforts intenses

A l’aide de sa lance d’incendie, un pompier lutte contre les dernières

flammes qui sortent des décombres. Aux risques inhérents

au feu, il fallait aussi rajouter les menaces d’effondrement

des ruines fumantes.

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Les jours qui suivent la catas-trophe ne laisseront aucun ré-pit aux nombreux services d’in-tervention qui se relayeront surles lieux du sinistre. Dès le len-demain de l’incendie, alors queles pompiers sont toujours oc-cupés à éteindre les foyers ré-sistants, les secouristes detoute l’agglomération com-mencent leur pénible tâched’exploration et de déblaie-ment des décombres. La puis-sance du brasier est telle quela majorité des dépouilles cal-cinées est impossible à identi-fier. Epaulés par les soldats du11e Génie de Burcht, ils semettent à la recherche d’in-dices –montres, bagues, etc–qui permettront aux prochesdes victimes d’entamer leur tra-vail de deuil. Beaucoup de se-couristes présents, souventjeunes et inexpérimentés, res-teront marqués psychologique-ment par cet éprouvant travail.

Le brasier à peine éteint, un immensedécor de désolation apparaît aux yeux du

monde entier

Le magasin éventré offre un spectacle de désolation totale. Sous

l’action de températures apocalyptiques, les charpentes

métalliques de la partie Horta se sont tordues comme

de vulgaires fils de fer. A droite. La façade et l’intérieur

de la partie Tietz offrent un visage tout aussi navrant.

Ça et là, des objets épargnés par le feu surgissent des décombres. Leur présence

presque irréelle témoigne de l’activité commerciale

qui se tenait dans ces lieux quelques jours

plus tôt. A gauche. Le prince Albert avec les sauveteurs.

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Prévue dans un premier temps àla cathédrale Saints-Michel etGudule, la céremonie religieused’hommage aux victimes se déroule finalement en la Basiliquede Koekelberg, seul lieu de cultebruxellois susceptible d’accueil-lir les quelque quatre mille per-sonnes attendues ce jour-là. Leroi Baudouin et la reine Fabiola,de nombreux représentants desdivers gouvernements, com-munes et provinces, mais aussi le personnel et dirigeants del’Innovation s’associent à la dou-leur des familles des victimes.Au beau milieu du choeur de labasilique, un seul cercueil, re-couvert d’un voile noir, évoquesymboliquement les centainesde disparus. Après la messe cé-lébrée par le cardinal Suenens,l’unique dépouille mortelle et lelong cortège se dirigent lentementvers le cimetière de Bruxelles.

Une semaine après l’incendie, devant l’image

de l’interminable rangée de cercueilsalignés, la Nation

entière sous le chocprend réellement

conscience de l’ampleurde la catastrophe

Le cérémonie religieuse re-transmise à la télévision permetau pays tout entier de s’asso-cier en pensée au chagrin res-senti par les familles des 325victimes. L’office religieux estsuivi d’une marche silensieusevers le cimetière. Ci-dessus etci-contre. Le cortège qui ac-compagne la dépouille mortelleanonyme est composé de plusde 4 000 personnes. Arrivés auCimetière de Bruxelles, seuls lesfamilles de victimes et le per-sonnel de l’Innovation sont au-torisés à pénétrer dans l’en-ceinte. Une pelouse réservéeaccueille le seul cercueil ano-nyme tandis que les autres dé-pouilles sont alignées dans unautre lieu de sépulture commun.

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néficié d’aucune thérapie à l’époque. Pour mongrand-père, les médecins étaient tous des charla-tans. Mes grands-parents aussi d’ailleurs s’en se-raient peut-être mieux sortis avec une telle aide.Ils en ont bavé et moi également. Comment avez-vous été indemnisée ?

J’ai reçu une rente du fonds des accidents detravail, une rente d’orpheline, trimestrielle.Jusqu’à mes 21ans, l’Inno a fourni à la caisse unesomme initiale qui rapportait des intérêts tousles ans. Quand j’ai atteint ma majorité, ils ontréalisé qu’ils avaient fait une erreur dans les pla-cements et j’ai dû attendre un an pour avoir lacompensation. Mon grand-père disait que c’étaitscandaleux... Le syndicat des employés m’a ou-vert des comptes et un village des Ardenness’était cotisé pour nous. Un curé du village avaitorganisé une petite collecte. Quant aux gestes del’Inno... J’ai reçu une carte de fidélité de 10 %...soi-disant à vie. Mais un jour, beaucoup plustard, quand j’ai voulu l’utiliser, on m’a dit : «Pluspersonne ne se souvient de ça ». MadameBernheim, l’épouse du propriétaire de l’Inno àl’époque, me faisait parvenir un cadeau de St-Nicolas tous les ans. Le chauffeur arrivait en DSnoire avec le cadeau. Et une carte signée. J’aireçu une fois un bic en plastique argenté, un bicà deux balles et à quatre couleurs ; une autre foisun ballotin de pralines ou encore un puzzle Mais

la première année, je m’en souviens, c’était unebelle poupée. Mon grand-père était furieux. Moi,j’étais contente...Quelles répercussions ce drame a-t-il eu sur l’édu-cation de vos filles ?

Elles ont aujourd’hui 20 ans. Pendant desannées, je ne partais pas sans elles. Il était trèsrare que nous prenions des baby-sitters. J’ai misdu temps à aller en groupe avec mes filles dansles grands magasins. La première chose que jeregarde, c’est l’accès aux sorties de secours. Ames filles, j’ai toujours dit que si nous devionsnous retrouver séparées dans une situation simi-laire à celle de mes parents, chacun devait foncerseule pour multiplier ses chances de sortie et desurvie. Pour vaincre cette peur du feu, j’ai suiviune formation de pompier. J’ai rampé dans unecabane en bois en feu. Elle était pleine de car-tons. Cela ma aidée. Quel impact la tragédie a-t-elle eu sur votre per-sonnalité, sur votre vie ?

Ce drame a radicalement changé monexistence. Il a bouleversé toute ma vision deschoses. Je n’ai jamais eu le même regard queles gens de ma génération, mes amis ou monmari. J’ai toujours été, depuis lors, complète-ment hors du temps. Je suis persuadée que matrajectoire aurait été tout autre sans ce 22 mai.J’en cauchemarde encore la nuit. Je suis pas-

sée directement du stade de l’enfance à celuide l’âge adulte. Je passais toutes mes vacancesavec des gens de 60 ans. Mes grands-parentsme racontaient des choses, parlaient devantmoi, ne savaient pas qu’un enfant de 8 ans ades yeux et des oreilles. J’ai emmagasiné destonnes de choses comme ça. Au départ, je necomprenais pas pourquoi ma grand-mère étaittoujours agressive, hyper nerveuse. Un matin,elle me conduit à l’école. Une dame, qui noussuivait depuis deux ou trois jours, l’aborde en-fin et lui demande clairement si elle comptevendre la maison de mes parents. Ça, je m’ensouviens : ma grand-mère l’a giflée, elle a étéscandalisée. Et moi, petite fille, je me deman-dais pourquoi cette dame voulait vivre dansma maison. Pendant longtemps aussi, je nesupportais pas qu’on m’embrasse. J’ai eu tropde baisers mouillés. Régulièrement, une amiede maman fondait en larmes quand elle mevoyait. Les gens portaient sur moi un regard« psychologique » que je ne supporte plus. Ceque j’ai à reprocher à la vie, c’est qu’elle s’estprésentée à moi sans crier gare. C’est elle quim’a faite et pas moi qui ai fait ma vie... Je nefais jamais de projets, demain est un autrejour. Je connais encore des moments de dé-pression terrible. Je suis comme une loquedans mon lit. Mais je vis. m

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Madeleine Delvaux travaillait au ser-vice clientèle de l’Inno et HenriRosseels dirigeait le self-service. Pourtout le monde, ils étaient « le coupleRosseels », un couple modèle. Trenteans les séparaient mais, comme deux

tourtereaux, ils incarnaient la passion. Le jour dudrame, ils s’étaient quittés sereins, à 13 heures, àl’intérieur du magasin. Plus tard, ils ont sauvé desvies et ont tenté de se retrouver avant de dispa-raître dans les flammes. Leur fille unique,Patricia, 8 ans à l’époque, n’a pas pris immédia-tement conscience du drame. Elevée dans un co-con ouaté, elle a mis plusieurs années à faire ledeuil de ses parents. Couvée mais stimulée aussipar des grands-parents surprotecteurs, elle estdevenue ingénieur chimiste et est aujourd’huienseignante. Elle parle d’une blessure qui a misdu temps à saigner et qui ne se refermera jamais. La Libre Match. Quels souvenirs avez-vous decette journée du 22 mai ?

Patricia Rosseels. Le matin, mes parents meconduisent à l’école, et puis, sans transition, c’estdu moins l’impression que j’en ai gardé, je voisma grand-mère débarquer vers 14 ou 15heures.Elle portait des lunettes de soleil alors qu’il pleu-vait. Elle venait me chercher. Anormalement tôt.Je lui demande pourquoi elle porte des lunettes.Elle ne me dit rien. Le soir, toute la famille estréunie. On me dit dans un premier temps quemes parents sont blessés et que je vais devoirpasser la nuit là. J’ai eu une pensée ridicule :j’étais tracassée à l’idée que je n’avais pas delinge propre chez mes grands-parents. Je n’ai pas

réalisé immédiatement mais plus tard, vers 16 ou17ans, ça a été terrible. Que savez-vous des faits et gestes de vos parentslors de l’incendie ?

Ils ont déjeuné ensemble et se sont quittés à13 heures. Ils se sont séparés au pied de l’ascen-seur. Quand l’incendie s’est déclaré, je sais quemon père a pu sauver sept à huit personnes. Pouratteindre la sortie de secours du 4e étage, il fallaitenjamber le tapis roulant servant à transporterles plats. Ça a été terrible. Maman, de son côté, asauvé des vies aussi. Quand elle a entendu lesalarmes, elle a pris plusieurs personnes et les abousculées vers l’escalier, la seule issue. Unedame du service clientèle de l’époque a priscontact avec mes grands-parents. Cette personneraconte que ma mère, qui la tenait par l’épaule,l’a soudain lâchée à hauteur du 3e étage et a dit :« Continuez à descendre ». Elle a sans doutevoulu rejoindre mon père. Je lui en ai longtempsvoulu de m’avoir oubliée. J’ai eu le sentimentque, pour eux, à ce moment, je n’existais pas. Ceque je sais des faits, c’est ce qu’on m’en a dit, biensûr. Mes grands-parents n’ont pu aller au procèscar celui-ci se passait en huis clos. Ou alors ils de-vaient se constituer partie civile.

Du jour au lendemain, ils ont dû vous élever. Queltype d’éducation vous ont-ils donnée ?

Ils se sont littéralement sacrifiés pour moi.Je suis devenue ingénieur grâce à leur dévoue-ment. Pour eux, cela a dû être très dur d’élever, àleur âge, une enfant de 8 ans, même si mongrand-père maternel était plus jeune que monpère. Mes grands-parents se sont repliés sur eux-mêmes et sur moi pour essayer de me donnerune vie normale. Le restant de la famille en a res-senti une certaine jalousie. Ma grand-mère a sur-vécu à son mari et à ses deux filles car la sœur ju-melle de ma mère est décédée assez jeune dessuites d’un cancer. Vous vous sentiez surprotégée ?

Oui. J’avais tout ce que je souhaitais, ilscomblaient mes moindres désirs. J’allais à la mer,j’avais un chien, un chat, j’avais tout au moment

où je le demandais... J’ai été hyper gâtée. Maisen même temps, ils étaient très exigeants sur leplan des études. Ils me disaient sans cesse que jene pouvais compter que sur moi-même. Même siça leur faisait un mal de chien, ils me disaient :«La vie continue pour toi et les autres». Quandj’avais un objectif, je me concentrais et ne pen-sais pas aux idées noires. Je suis devenue ingé-nieur chimiste. J’étais la seule fille sur huit, je suissortie première de ma promotion ! Mes grands-parents m’ont poussée à du 200 à l’heure. Quoique je fasse, quoi que je veuille, ils me soute-naient. Ils manquaient totalement d’objectivité,mais ils m’ont permis de devenir ce que je suis. Quand avez-vous réellement pris conscience de laperte de vos parents ?

A l’adolescence. Et quand je me suis ma-riée. C’est terrible de se marier sans son père,d’avoir des enfants sans en parler à sa maman.Personne ne peut le comprendre sans l’avoirvécu. Quand mes enfants étaient petits, j’ai vu,lors d’une rentrée des classes, les autres grands-parents offrir des cahiers. J’en ai fait une dé-prime qui a duré cinq ou six ans. Mais je suis en-core en dépression, au moins partiellement,aujourd’hui. Enfant, vous étiez dans une sorte de brouillard oud’inconscience ?

Pas de réel brouillard car mes grands-pa-rents m’avaient quand même clairement dit quemes parents étaient morts, mais une incons-cience, oui, c’est vrai. Quand on est enfant, rien nevous fait peur. Et mes grands-parents n’ont paseu plus de suivi que moi. Mais ils ont compensécomme ils ont pu. Vous avez mis du temps à faire votre deuil...

Oui, il faut exorciser. Mon gros problèmeest que je n’ai pas vu le cadavre de mes parents.Jusqu’à l’âge de 15 ou 16 ans, j’étais convaincueque je pourrais les croiser à un coin de rue.J’avais entendu que, des années après l’incendie,on avait retrouvé quelqu’un dans les îles : ils’était fait passer pour mort au moment dudrame. Ils ont disparu en cendres ensemble, onn’a rien retrouvé d’eux. Mon grand-père et mononcle ont fait tous les hôpitaux. L’armée les a ai-dés. Ils ont vu des débris de corps, mais ils n’ontrien identifié, ou alors ils ne m’ont rien dit. Je po-sais des questions à la sœur de mon grand-père.Les psys vous diront qu’il faut voir le corps d’undéfunt pour pouvoir faire son deuil. Vous n’avez pas eu de suivi psychologique ?

Non. En 1967, on ne songeait guère à en-voyer un enfant chez un psychologue. Je n’ai bé-

Patricia Rosseels a perdu ses parents dans l’incendie : « J’AVAIS 8 ANS À L’ÉPOQUE. JE N’AI PAS VU LES CORPS.

JE N’AI PAS PU FAIRE MON DEUIL. J’AI CRU DES ANNÉES DURANT QUE J’ALLAIS LES CROISER AU COIN D’UNE RUE »

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Le quotidien du journaliste est souvent lefruit du hasard. Je travaillais alors pour«9millions», le magazine de reportage dela télévision et, ce 22 mai 1967, je déjeunaisdans un de nos bistrots habituels, placeFlagey. La radio fonctionnait en sourdineet j’ai cru entendre un « flash » du journal

où l’on parlait d’enfants évacués d’une écoledans le centre de Bruxelles. Cela «sentait» l’évé-nement grave plutôt que le simple fait divers.

J’ai foncé à la rédaction du J.p. où le journa-liste de service, un stagiaire, m’a dit «L’Innovationbrûle, que dois-je faire? J’essaie d’appeler un res-ponsable, sans succès jusqu’ici...». Du haut de latour, on voyait un énorme panache de fumée.Un journaliste (je crois que c’était FrédéricFrançois) était déjà parti sur place avec un ma-gnéto. J’ai tout de suite pensé que ça pouvait du-rer longtemps et qu’il fallait prévoir du direct. Jeconnaissais bien les techniciens de la radio poury avoir travaillé pendant plusieurs années. J’ai puen un temps minimum réunir un technicien, unevoiture de reportage (elle était prévue pour sui-vre le Tour de France) et une rallonge de 200 mde fil (les valises-relais satellite n’existaient évi-demment pas). Nous avons foncé à grands coupsde sirène et de klaxon vers le centre-ville oùconvergeaient évidemment des milliers de cu-rieux (il a fallu souvent rouler sur les trottoirs !).

Entre la place des Martyrs et la rue auxChoux, j’ai trouvé une brave dame qui, du seuilde sa maison, regardait ce spectacle incroyablede flammes et de torrents de fumée. Je lui ai de-

mandé si je pouvais utiliser son téléphone.« Vous en avez pour longtemps ? – Je le crains...– Ce n’est rien, j’irai téléphoner chez ma voi-sine ». Utilisant la technique « débrouille » desreporters radio de l’époque, j’ai dévissé le microdu téléphone, placé deux pinces crocodile, dé-roulé mes 200 mètres de câble et tenté de dé-crire ce que je pouvais voir : les flammes, biensûr, la fumée qui assombrissait tout le quartier,les gens qui avaient pu échapper au brasier etqui fuyaient au hasard, presque bousculés parles badauds qui voulaient voir le spectacle...Ceux, moins chanceux, qui sautaient par les fe-nêtres du magasin (certains ont survécu)... Lespompiers déversant des tonnes d’eau partout oùils le pouvaient.

Et puis, au fil des heures, les responsables

politiques de la ville, de l’Etat, le Roi. Des se-cours qui s’organisaient, des gens de bonne vo-lonté cherchant à se rendre utile. Parfois sousune forme inattendue : ainsi, vers 2 heures dumatin, des « dames de petite vertu » avaient im-provisé dans leur établissement voisin une distri-bution de soupe aux sauveteurs et aux journa-listes. Je me suis rendu compte que j’étais « en

direct» depuis quatorze heures ! La brave dameau téléphone était allée se coucher, laissant unpetit mot : «Merci de revisser mon appareil et derefermer la porte». Je lui ai fait porter des fleursle lendemain. m

14 HEURES DE DIRECT À LA RADIO... PAR HASARD

PAR EMMANUELLE JOWA

PAR RENÉ THIERRY

« Ma trajectoire aurait été tout autresans ce 22 mai. J'en cauchemardeencore la nuit. Je suis passéedirectement du stade de l'enfance à celui de l'âge adulte »

« L’Innovation brûle, que dois-je faire ? »

Patricia Rosseels, entourée de ses parents tant aimés.

« Vers 2 heures du matin, des « dames de petite vertu »avaient improvisé dans leur établissement voisin une dis-tribution de soupe aux sauveteurs et aux journalistes. »

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Page 13: Mise en page 1data.over-blog-kiwi.com/1/45/89/83/20170511/ob_5f81cf... · 2017-05-11 · Bruxelles est asphyxiée: un immense nuage s’abat sur la ville. Comme pour cacher l’horreur

Les causes du sinistre sont obscures.L’Innovation avait été ouvert en 1902 etagrandi en 1920. Il est était orné de boise-ries et verreries, le tout recouvert au fil desans et des modes par des planches encontreplaqué. Des défaillances techniques

ont été évoquées, des étincelles se seraient pro-pagées et auraient engendré le feu. Mais, selonMartin Lafont, l’incendie aurait été causé parune cigarette consommée à la sauvette dans uneréserve de vêtements improvisée.

«Nous en sommes arrivés à cette conclusionaprès moult recoupements. A cette époque, il yavait une grande activité rue Neuve. C’était la« Quinzaine américaine » et l’Innovation avaitreçu des masses de vêtements qui avaient étéstockés dans de petits endroits mal fichus. On aparlé de courts-circuits, mais nous n’y croyons pas

trop. Nous pensons que quelqu’un est allé fumerdans un réduit. Or, il faut savoir que les vêtementsen nylon ne dégagent pas de flammes quand ils seconsument, mais seulement de la fumée. Cette fu-mée devient de plus en plus chaude et se répand.Dans les quatre bâtiments imbriqués, des dénivel-lations et de faux plafonds couverts de poussièreont emmagasiné ces gaz brûlants. Il a suffi d’unepetite arrivée d’air pour que ça s’embrase. Dansnotre jargon, nous appelons ça aujourd’hui un« flash over ». Au départ, en tout état de cause,c’était un banal incendie très limité comme il y ena des centaines. Ce banal incendie aurait pu êtrefacilement éteint s’il avait été détecté rapidement.Mais les pompiers de la maison ont utilisé des ex-tincteurs. Or, les matières synthétiques ne peuvent

être «éteintes» qu’avec de l’eau. Quand vous pro-jetez sur ces textiles qui se consument, des extinc-teurs à poudre ou à CO2, vous engendrez un ap-pel d’air qui crée des flammes.»

Les pompiers du magasin, d’anciens em-ployés à la retraite, n’avaient guère de formationet les consignes étaient stictes : surtout pas devent de panique gratuit. « Ils ont essayé d’étein-dre seuls le début d’incendie et ont perdu untemps infini avant de nous prévenir. Dans toutsinistre de ce type, ce qui importe, c’est la rapi-dité d’intervention des professionnels. Il fautd’abord une tasse d’eau, ensuite très vite un seaud’eau... Trois minutes après, ce sont les pompiersqu’il faut appeler !».

Les mesures de sécurité étaient pour lemoins floues à l’époque. «Le règlement généralsur la protection du travail, le R.g.p.t., est trèsvague. L’article 52 ? Pour ne pas le respecter, ilaurait fallu bouter le feu soi-même!»

Des témoins se rappellent cette jeune mèrequi sort du magasin avec un enfant à la main,convaincue d’avoir sauvé son fils et qui, à l’exté-rieur, réalise soudain que ce n’est pas le sien. Unautre récit terrible est celui de Liliane Ticx, em-ployée à l’Inno à l’époque. Elle se souvient avecprécision de ce 22mai 1967, à quelques semainesde son mariage. Une après-midi tragique qui lamarquera au fer rouge. Elle sauvera sa peaucoûte que coûte. L’instinct, animal, humain.Quarante ans après la tragédie, elle est encoresous traitement.

Employée au service administratif, elle estsecrétaire d’acheteur dans les bureaux qui setrouvaient dans la tour Martini, place Rogier.C’est son premier boulot. Elle a 21 ans. A midi,elle flâne souvent dans les rayons du grand ma-gasin. « J’allais me marier au mois d’août et jecherchais des meubles de cuisine. A 13h20, j’en-tre à l’Inno pour musarder, la joie au cœur. Je medirige vers les escalators pour aller au 4e étage oùse trouvaient les meubles. Pendant que je monte,la sirène sonne. C’était le signal pour l’heure detable des vendeuses! Donc, je ne m’inquiète pas.Au 4e, j’entre dans une petite réserve de meublesde cuisine en bois blanc. Là, je me rends compteque les spots du plafond dégagent une fumée

noire et je sens comme une odeur de vermifugecramé. Pendant que je regarde les prix, unhomme grand et fort, aux cheveux blonds trèsclairs et en costume marine, surgit dans la ré-serve, extrêmement agité. Il me bouscule sanss’excuser et regarde derrière les armoirescomme s’il cherchait quelque chose. Avec le re-cul, je me suis dit qu’il cherchait peut-être unesource d’eau... Je n’ai jamais eu de réponse à cesujet. On n’a d’ailleurs jamais retrouvé la tracede cet homme. Je sors de la réserve et là, je voisun mur complet en feu. Ce sont des matelas po-sés verticalement qui flambent ! Version confir-mée par la vendeuse du rayon rideaux de l’étageinférieur, rescapée aussi, qui, de son côté, avaitvu le plafond brûler ! Elle me l’a expliqué auPalais de Justice le lendemain. Soudain, un ven-deur en cache-poussière gris, venu de nulle part,m’a poussée dans l’escalier de chêne Horta, unsuperbe escalier en carré qui contournait la caged’ascenseur. Celui-ci était déjà bloqué au rez dechaussée sur ordre des pompiers.»

Commence alors ce que Liliane nomme sadescente aux enfers. «J’atterris comme une folleau palier du dessous. C’est le 3e étage. Tout estéteint, noir. Des cris fusent. Le temps d’unephrase et la fumée progresse de plusieurs mè-tres, c’est terrifiant. La fumée obscurcit tout, lalumière est coupée. Des gens couverts de suie,déjà blessés parfois, courent dans tous les sens.»

En dépit d’un règlement communal interdi-sant de masquer les fenêtres et balcons, les acces-soires de carton, panneaux, décorations de papier, occultent les issues du magasin. Audeuxième étage, Liliane poursuit son cheminaveuglément, elle sauve sa peau au prix d’autresvies dans un chaos immonde. Des momentsqu’elle n’oubliera jamais. « Je trouve une maincramponnée à la rampe. C’est une vieille damequi, n’y voyant rien, s’accroche désespérément àcelle-ci. Mais la pulsion de survie est alors la plusforte. Je lui ai arrache les mains, je pousse... Dansces moments, plus personne ne pense normale-ment. Nous devenons tous des animaux qui cou-rent devant le feu. Des gens sont piétinés, on segrimpe dessus, c’est l’horreur absolue. Certainssont morts a cause de moi, j’ai demandé pardontoute ma vie. Ce traumatisme me hante encoreaujourd’hui».

Dans la foulée, Liliane rend hommage à uneautre dame qui lui apprend à protéger son souf-fle. « Je me pinçais le nez bêtement, j’étouffais.Elle m’a dit d’appliquer un mouchoir sur mabouche J’ai soulevé le col de mon petit imper vertpomme et j’ai agrippé la rampe de l’escalier.»

Ensuite, Liliane Ticx sauve à son tour uneautre personne qui s’accroche à la martingale deson imperméable. Les deux femmes parvien-

dront, in extremis, à quitter la fournaise. « Aumoment où nous arrivons au rez-de-chaussée, lemagasin semble vidé. Soudain, la coupole sebrise, tombe en morceaux de feu sur les bou-teilles de parfum du hall, provoquant de petitesexplosions. Je reçois une pluie d’éclats de verreet de cartons enflammés sur la tête et me pro-tège avec mon sac à main. D’instinct, je décide delonger les murs avec la dame toujours accrochéeà ma martingale.»

Le duo s’extirpe de l’enfer et émerge enfindans la rue Neuve, bloquée à la circulation. «Il yavait tous ces gens, tout noirs, sur les toits.Certains se précipitaient dans le vide du 4e étage.Et le bruit d’un corps humain qui tombe sur untrottoir, c’est abominable. Il y avait deux camionsde pompiers. C’était ridicule. Dans un sens, on seserait cru dans un vieux film comique en noir etblanc. Les gens lançaient leurs vêtements pourmanifester leur présence. Des pompiers, igno-rant que la coupole de verre venait de se briser,ont cassé une vitrine pour libérer des gens agglu-tinés. Le souffle les a happés à l’intérieur. Noussommes parties comme des zombies vers la tourMartini où se trouvait mon bureau. La dame quis’accrochait à moi était noire de suie, elle étaitblessée au cou. Moi, j’étais une miraculée : jen’avais pas une griffe malgré la chute des mor-ceaux de verre. Mon heure, sans doute, n’avaitpas sonné. Quand j’ai annoncé la nouvelle au bu-reau, on ne m’a pas crue tout de suite. Des secré-taires ont rigolé en disant: «Ah, ce vieux magasinpourri, bon débarras... Enfin, un nouveau bâti-ment en perspective ! » Et soudain, la pauvredame qui se traînait, cette dame pleine de fumée,a disparu de mon champ de vue – et de ma vie...Comme ça, elle s’est évaporée ! Là ont com-mencé les coups de fil des gens inquiets du sort deleurs proches. La consigne était de rassurer. Lelendemain, la P.j. est venue me chercher, commedans les films. J’ai dû témoigner au sujet de cetype blond en costume bleu qui ressemblait, en-tre parenthèses, au prince héritier hollandais.« On s’est contenté de me poser quelques ques-tions sybillines : “Nom, adresse... Au suivant!”»

Comme beaucoup d’autres, Liliane est res-tée sur pied de guerre tous les jours jusqu’aux fu-nérailles qu’elle a dû organiser, avec diverseséquipes, par téléphone. « Je me souviens d’unmonsieur qui avait perdu sa mère, sa femme, safille dans l’incendie. Nous avons tous passé dessoirées épouvantables à la maison à écouter lesrésultats du comptage des victimes... Sans dormir,évidemment. Nous n’avons eu pratiquement au-cunes nouvelles des grands brulés dans les hôpi-taux. L’information ne circulait pas comme au-jourd’hui. Je n’ai pas assisté aux funéraillesorganisées à la Basilique de Koekelberg, ni à l’en-terrement. Il y avait peu de corps, d’ailleurs, lamajorité de ceux-ci étant tellement calcinés qu’ilétait impossible d’identifier les victimes».

Et cette miraculée des flammes d’ajouter ledétail qui tue : «J’avais acheté du velours au ma-gasin et l’avait déposé le samedi. Je devais le re-prendre. Cela valait 6 000 francs, une fortune àl’époque. On m’a remboursée à la comptabilitésans un mot de compassion.» Au même momentou presque, un communiqué de la S.n.c.b. pu-

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bliait une annonce spécifiant que les personnesqui avaient perdu leur abonnement de train dansl’incendie pouvaient obtenir un duplicata...

«J’insiste, il n’y a eu aucun égard de la part del’Inno », poursuit Liliane. «La formule pour survi-vre était : « Vous n’avez qu’à travailler pour ou-blier!» Ça, je ne l’oublierai jamais. Je n’ai pas vul’ombre d’un psychologue. A l’époque, on n’ypensait même pas. Pour un simple hold-up au-jourd’hui, les victimes ont droit à un suivi psycho-logique! J’ai passé deux ans sans dormir. J’ai com-mencé à carburer au Temesta. Je suis toujoursaccro. Pour tenir le coup, pour vivre avec ça.»

«Je ne pleure plus... Je suis comme le poète,tellement triste que des larmes coulent à l’inter-ieur», confie encore Liliane. «Il faut oublier et sereconstuire, tourner la page. Il faut travailler surle mental. Je pratique le yoga depuis l’âge de15 ans mais, malgré tout cela, j’ai gardé le com-plexe du survivant. Et des phobies. Des momentsde panique refoulée dans les grands magasins,les cinémas et les manifestations de masse. Dansune salle de spectacle, je vérifie s’il y a des extinc-teurs, je cherche les portes de sorties, je m’assiedsau bord d’une rangée de fauteuils. Si je sentais lamoindre odeur de brûlé, je grimperais sur tout lemonde pour me sauver ! Quand on diffuse desnouvelles liées à des attentats, je ne regarde pas.J’ai construit un mur de verre autour de moi.C’est le lâcher-prise, la résilience, le nettoyage decerveau. Pour les 35 ans du drame, une chaîneflamande avait notamment diffusé quelques se-condes d’images bien flambantes. Point barre. Etpendant ce temps, les rescapés ou ceux qui sontpassés devant l’Innovation ce 22 mai tragiqueprient encore le ciel. Ma vie n’a pas été un longfleuve tranquille. J’ai frôlé la mort à deux autresoccasions. Il ne faut pas penser que ça n’arrivequ’aux autres.» Coïncidence ou destin : le fils deLiliane est pompier professionnel à Wavre.

Marthe Lecloux était volontaire à la Croix-Rouge. En ce temps, elle n’avait pas 20 ans.« J’étais à l’école de l’Enfant Jésus rue GénéralLeman. Je faisais partie de la Première Colonnemobile nationale. Nous venions du centre de laCroix-Rouge à Ixelles, chaussée de Vleurgat.Une fois par mois, nous faisions des pseudo-inter-ventions, dans de fausses usines censées avoir ex-plosé, avec de faux malades et de faux blessés...Nous étions là pour les évenements importants,comme l’accueil des Belges de retour du Congoà Zaventem, lors de l’indépendance. J’ai couvertaussi plus tard les inondations à Werchter, enplein hiver. Mais jamais je n’ai vécu un drame pa-reil. J’étais à l’Inno le lendemain de l’incendie,avec la Croix-Rouge, pour identifier les victimes.Nous sommes entrés par l’arrière du bâtiment.Vers 16 heures, nous sommes montés à l’étagedes sanitaires. Tout était noir et cela fumait en-core. Les baignoires en fonte étaient bouillantes.

Notre travail consistait à chercher des bijouxdans ce chaos pour l’identification des corps.Ceux-ci étaient comme du papier. Les bijoux fon-daient. Nous avions des sacs en plastique et desgants. Un sac par personne. C’était le cafouillage.Nous sommes arrivés comme des bleus, pas expé-rimentés, trop jeunes aussi pour faire face à ça. LaCroix-Rouge, comme la protection civile et lespompiers, avait été surprise par l’ampleur de lacatastrophe. Nous avons procédé à l’identifica-tion d’une mère avec son enfant. C’était terrible-ment choquant. Les corps étaient calcinés, cou-verts d’une épaisse couche de cendres. Un vraicauchemar. Je n’en ai jamais parlé jusqu’à ce jour.La tragédie du 11 septembre au World TradeCenter m’a renvoyée à ces horribles souvenirs.»

Jean Demannez, actuel bourgmestre deSaint-Josse Ten-Noode, faisait également partiede la Première Colonne. «J’étais secouriste étu-diant, volontaire comme beaucoup d’autres, dansun esprit d’après-scoutisme. J’étais en terminale àSainte-Marie à Schaerbeek, une des écoles touteproches. Nous étions sur place le jour-même, nousnous sommes rendus au self-service du 3e étage.L’atmosphère était irrespirable. Nous avons retirédes cadavres calcinés. Nous avons aussi assuréune partie de l’évacuation des voisins. Mon frèreaîné, Jacques, qui était également à la Colonne, aaidé une petite dame âgée qui tenait comme untrésor une cage avec son canari. Nous avons trans-porté les cadavres dans une morgue installée sousdes tentes rue Neuve. Il fallait les descendre surdes civières et les masquer à la vue du public. J’aiencore cette vision insoutenable du corps d’unefemme enceinte. Il régnait cette odeur saisissantede la chair brûlée mélangée à l’humidité émanantdes lances de pompiers».

Attentat ou accident, la lumière sur lescauses du grand brasier n’a jamais pu être faite.On sait que les consignes de sécurité étaient fai-blardes. Après l’incendie, l’article 52 du règle-ment général sur la protection du travail a im-posé aux grandes surfaces des systèmesd’arrosage automatiques implantés au plafond.Et, moins de deux ans après le drame, un maga-sin flambant neuf était érigé sur les vestiges du si-nistre. (A lire : « 22 mai 1967. L’incendie de l’Innovation »,Bernard-Jean Houssiau. Editions Luc Pire.)

Accident, attentat ? Après des années d’enquête, la réponse des spécialistes laisse pantois : 325 personnes

sont mortes à cause d’une cigarettePAR EMMANUELLE JOWA

Des témoins se rappellent cette jeune mère qui sort du magasinavec un enfant à la main, convaincue d’avoir sauvé son fils et qui, à l’extérieur, réalise soudainque ce n’est pas le sien

« Certains sont morts a cause de moi. J’ai demandé pardon toute ma vie. Ce traumatisme me hante encore aujourd’hui »

La direction, ici avec le président du conseil d’administra-tion de l’Innovation, Emile Bernheim (lunettes) , et le vice-président Bolle (à sa gauche) fut souvent critiquée pour sonabsence de prévoyance en matière de mesure de sécurité.

Tous les membres de la famille royale belge se sont relayéspour apporter réconfort aux courageux sauveteurs ainsiqu’aux victimes de la catastrophe. Ici, la reine Fabiola envisite dans un hôpital, écoute attentivement le récit d’une des nombreuses personnes blessées lors du sinistre.

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