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Revue n° 106 - 3 juin 2013 2 4 3 SOMMAIRE Directeur de la publication : Gilles Finchelstein / Rédacteurs en chef : Thierry Germain - Laurent Cohen / Webmestre : Jean-Pierre Pécau FONDATION JEAN-JAURÈS - 12 CITÉ MALESHERBES - 75009 PARIS - 01 40 23 24 00 1 CRITIQUES I LA CÉRÉMONIE CANNIBALE. DE LA PERFORMANCE POLITIQUE - Christian Salmon (Editions Fayard) par Ziad Gebran I LA GAUCHE N’A PLUS DROIT À L’ERREUR - Michel Rocard, Pierre Larrouturou (Editions Flammarion) par Thierry Germain I LA VIE SHARE. MODE DEMPLOI. CONSOMMATION, PARTAGE ET MODES DE VIE COLLABORATIFS - Anne-Sophie Novel (Editions Alternatives) par Olaf Klargaard CHRONIQUES I PETITE BIBLIOTHÈQUE FRIVOLE DE LA MODERNITÉ: SÉPARATION par François Busier-Rouge 3 1 2 1

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Revue n° 106 - 3 juin 2013

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SOMMAIRE

Directeur de la publication : Gilles Finchelstein / Rédacteurs en chef : Thierry Germain - Laurent Cohen / Webmestre : Jean-Pierre PécauFONDATION JEAN-JAURÈS - 12 CITÉ MALESHERBES - 75009 PARIS - 01 40 23 24 00

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CRITIQUES

I LA CÉRÉMONIE CANNIBALE. DE LA PERFORMANCE POLITIQUE - Christian Salmon (Editions Fayard)par Ziad Gebran

I LA GAUCHE N’A PLUS DROIT À L’ERREUR - Michel Rocard, Pierre Larrouturou(Editions Flammarion)par Thierry Germain

I LA VIE SHARE. MODE DEMPLOI. CONSOMMATION, PARTAGE ET MODES DE VIE COLLABORATIFS - Anne-Sophie Novel (Editions Alternatives)par Olaf Klargaard

CHRONIQUES

I PETITE BIBLIOTHÈQUE FRIVOLE DE LA MODERNITÉ : SÉPARATION par François Busier-Rouge

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CRITIQUES

A L'ESSAI

1. LA CÉRÉMONIE CANNIBALE. De la performance politique

Christian SalmonEditions Fayard,mai 2013, 154 pages, 12 euros

PAR ZIAD GEBRAN

L’extinction de notre espècepolitique est proche !

« Le storytelling de X esten phase avec les attentesdes citoyens » ; « Il a réussi àconvaincre avec un storytel-ling puissant et pertinent » ;« La magie du storytellingde Z n’opère plus » : difficilede passer à côté de ces

phrases depuis quelques années, dès lors que l’ons’intéresse à la communication. Plus que jamais,cette technique est au centre de tous les disposi-tifs, qu’ils concernent une entreprise, uneinstitution, mais surtout une femme ou unhomme politique. Les communicants sont obsé-dés par la nécessité de faire passer leursmessages en racontant une histoire, belle de pré-férence. Le procédé est ancien : pour se légitimer,tous les pouvoirs, partout dans le monde, ont detous temps véhiculé des mythologies. La perte derepères que connaît aujourd’hui notre mondecontemporain rend sans doute ce besoin encoreplus important.

Au fil de ses livres, Christian Salmon s’estimposé comme la référence en France dustorytelling. Son ouvrage éponyme est la seulecompilation complète des études, analyses etexpertises publiées sur le sujet. Sorti en 2008,après une élection présidentielle qui a fait bouger

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les lignes de la communication politique enFrance – tant par l’esprit participatif de la cam-pagne de Ségolène Royal que par l’instantanéitédes réactions de Nicolas Sarkozy, deux caractéris-tiques de notre époque –, son livre avait étéprésenté comme le décryptage de ce momentfort de notre vie politique. Sa dernière productioncoïncide, elle, avec le premier anniversaire de laprise de fonctions de François Hollande : La céré-monie cannibale serait, selon la description audos du livre, une description de la « scène et réa-lité du nouveau pouvoir » alors que le présidentde la République est au plus bas dans les son-dages. Clairement, Christian Salmon sait aussicultiver son propre storytelling pour en être enphase avec l’agenda médiatique !

En réalité, ce livre est bien plus précieuxqu’une analyse conjoncturelle d’un an de mandatde François Hollande. Il offre une vraie mise enperspective sur l’art de la politique aujourd’hui,après trente ans de révolution néolibérale. Car, encreux, c’est bien un réquisitoire contre le néolibé-ralisme, reaganien puis thatchérien, que l’auteurdresse ici. Une prise de position forte, mais perti-nente, que l’on ne pourrait lui reprocher tantStorytelling. La machine à fabriquer des histoiresétait dépourvu de thèse. Que l’on se positionne àgauche ou à droite de l’échiquier politique, per-sonne ne peut nier que ces transformations ontchangé la manière de faire de la politique... pourle meilleur mais surtout pour le pire. Au delà desponcifs sur l’émergence du numérique dans la viepolitique – dont les effets sur l’accélération durythme médiatique sont aussi traités dans celivre – c’est le « dépérissement » de l’Etat imposépar les déréglementations et désintermédiationséconomiques des années 1980 qui ont profondé-ment modifié la perception par les médias et parl’opinion de nos dirigeants. En jouant le jeu, cesderniers creusent leur propre tombe. C’est làtoute la puissance du titre, mais surtout duraisonnement, que Christian Salmon dérouledans son livre.

Tout commence par la description de laconvention démocrate du 28 août 2008, qui aintronisé Barack Obama comme candidat à sapremière élection présidentielle. Raconté commeune histoire, palpitante et à l’américaine, cet évé-nement politique marque une rupture avec lesprécédents shows du même type. Tant dans les

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moyens mis en œuvre que par la mise enscène choisie, mais surtout par la perceptionmédiatique de cette grand-messe. Même si leglissement avait débuté déjà il y a quelquesannées, il est fini le temps où des raisons structu-relles, démographie ou économie, faisaientgagner une élection ! L’enjeu maintenant, c’est laperformance narrative que réussit le candidat.C’est le cas de ce premier président américain issude la communauté noire : cet « homme-livre »symbolisait, d’après Christian Salmon, un nouvelhorizon « mythologique » pour l’Amérique post-11septembre, en perte de repères après huit ans depolitique de George W. Bush. La résonance del’histoire individuelle de Barack Obama avec l’his-toire collective des Américains et sa capacité àgérer la tension narrative en sa faveur tout aulong de la campagne sont désormais considéréscomme ses véritables exploits politiques. Peuimporte le programme de nos futurs dirigeants,les citoyens n’ont « aucune illusion sur leur capa-cité à dompter la crise. Ce que nous leurdemandons, c’est d’incarner une intrigue capablede nous tenir en haleine ». D’ailleurs, BarackObama considère lui-même que sa plus grandeerreur de ses deux premières années de mandatétait... « l’absence de récit efficace ». Il aurait puciter l’une de ses reformes, mais il a préféré faireson bilan sous le prisme de son storytelling. C’estdire la priorité qu’accordent aujourd’hui les poli-tiques à leur performance narrative.

Le parallèle avec la campagne pour l’électionfrançaise de 2012 est vite fait : la victoire deFrançois Hollande est-elle due à son programme,ou au fait qu’il représentait une antithèse àNicolas Sarkozy dans un contexte de crispationforte autour de la personnalité de ce dernier ? Laquestion mérite d’être posée à la lecture de Lacérémonie cannibale. C’est l’inflation d’histoiresqui a tué le sortant, tandis que la création d’unrécit cohérent avec les attentes de l’opinion a faitnaître le nouveau. Beaucoup de bruit médiatiquedonc, pas beaucoup de politique ! Mais, encoreune fois, ne réduisons pas ce livre à la communi-cation. Ce que nous livre ici Christian Salmon,c’est une fine analyse de notre situation politique

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depuis les années 1980, un « portrait collectif decette nouvelle génération » de femmes etd’hommes politiques. En effet, la révolutionnéolibérale a déprogrammé l’Etat... avec desconséquences fortes. Désormais, le monde estprécipité dans un univers d’événements automa-tiques, personne n’ayant le pouvoir d’influer sur lecours des choses ; désormais, le journaliste estforcé de se déporter de ses missions originellespour basculer dans du décryptage systématiquedes apparences trompeuses de la vie politique ;désormais, le cycle politique ne dure plus vingt-quatre heures, mais vingt-quatre minutes ;désormais le politique se trouve dans une situa-tion inconfortable où il doit jongler entre le« proche et le lointain », le « souverain et l’acces-sible ». Toute ressemblance avec une situationréelle et actuelle est fortuite.

Dans cette nouvelle condition politique,gauche et droite sont touchées de manière égale.Preuve en est dans la crise interne à l’UMP denovembre 2012, qui est comparée – à juste titre –à un événement qui marque la fin d’un régime.Oui, d’un régime, et non d’un règne ! La révolutionnéolibérale aurait aboutie, la défaite de NicolasSarkozy marquerait la fin d’une ère, comme cellede Valéry Giscard d’Estaing avait marqué la findes Trente Glorieuses. Le feuilleton dramatiquequi s’est joué au sein du premier parti de droiteest donc le symbole de la décomposition de notresystème politique dans son ensemble. D’ailleurs,ce ne sont pas vraiment deux lignes politiquesqui se sont affrontées, mais uniquement deuxtempéraments différents. Le traditionnel dilemmeentre une droite flirtant avec les thèses du Frontnational et une droite se réclamant du gaullismesocial a été résolu en son temps par NicolasSarkozy, dont l’équipe reflétait cette difficile syn-thèse : les idées de Patrick Buisson et de HenriGuaino se sont liées pour fonder le sarkozysme.Un grand écart propre à notre époque, unedimension « caméléon » que l’on retrouve aussichez Bill Clinton, et qu’on a « trop souvent ana-lysé comme un trait de caractère spécifique d’unhomme ou d’un pays, alors qu’il constituait lesigne distinctif de l’agir politique sous le néolibé-ralisme ».

Les pages les plus sévères, mais aussi les pluspercutantes, de son livre, Christian Salmon lesréserve à la gauche. Selon lui, la gauche avait lacapacité, historique et idéologique, de sortir de

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cette descente aux enfers. De tous temps, cettepartie de l’échiquier politique a généré des récitsaudibles et perceptibles, s’inscrivant parfaite-ment dans l’histoire, sans aucun effort destorytelling. De la Commune de Paris au Frontpopulaire en passant par la Révolution d’Octobre.Pourtant, aujourd’hui, « le discours socialistehésite entre fausses valeurs et vrai récit » : il asubi, lui aussi, une « acculturation néolibérale ».Le jugement est sans appel, sans doute à lamesure de la déception que lui inspire, comme àbeaucoup d’autres électeurs de ce camp, la poli-tique de Francois Hollande. Les difficultés de lamajorité actuelle à choisir un vrai positionne-ment, entre réalisme économique et volonté dechangement, et la cacophonie gouvernementale,sont parfaitement expliquées dans ce livre.Du « patriotisme économique » à « l’épopée desinventeurs », tous les mots utilisés par Jean-MarcAyrault et ses ministres pour présenter leur pro-gramme sont polysémiques : ils recèlent tous enleur sein une double signification, intervention-niste mais aussi néolibérale, témoignant ainsi del’incapacité de la gauche à assumer ses idées et àcesser d’être « prisonnier du langage (imposé)depuis trente ans par la révolution néolibérale ».Les socialistes s’entraîneraient eux-mêmes versleur propre destruction. Leur salut viendrait duFront de gauche : la campagne présidentielle deJean-Luc Mélenchon a eu un mérite, celui derenouer avec les rassemblements sur les placespubliques, dont la symbolique est de replacer lepeuple au centre du jeu politique. Un retour auxsources de la démocratie, en quelque sorte ! Aveclui, le débat public s’est déplacé de la scène dupouvoir vers la scène du forum, le langage poli-tique est allé du pouvoir vers la poésie, rendantcontagieux un état d’esprit de changement social.

Cette analyse de la campagne du Front degauche, comparée au sort sinistre réservé à cellesde l’UMP et du Parti socialiste par ChristianSalmon, est la seule note positive de ce livre. Lereste est sombre et ne présage rien de positifpour notre démocratie. « L’espace politique etcelui des médias ont fusionné », créant ainsi lesconditions de la politique-spectacle ; cette phrase

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associée à la citation de Jean Baudrillad selonlaquelle « celui qui mise sur le spectacle périra parle spectacle (...) les citoyens comme les politiciens »fait froid dans le dos. Tel un film bien construit, Lacérémonie cannibale se conclut sur un dernierchapitre conçu comme un momentum final. Ladimension cinématographique est d’ailleurs bienprésente, les dernières pages s’entremêlant avecune description des scènes de L’Exercice de l’Etat,réalisé par Pierre Schoeller... ou la démonstrationen images de la perte de puissance de l’Etat, uneperte auto-entretenue par les femmes et leshommes politiques eux-mêmes.

Cette cérémonie cannibale organisée par nosdirigeants eux-mêmes entraîne la mort du poli-tique. Mais surtout celle l’Etat. Il ne règne plus etse contente de gérer sa régie médiatique. « Unerégie funèbre », selon Christian Salmon dont l’ou-vrage sonne comme un acte de décès de notrerégime. Même dans la métaphore du canniba-lisme, son pessimisme transparaît. Car ce cyclesans fin conduira inexorablement à la fin d’uneespèce. Regrettons juste qu’il n’ait pas dessiné laprochaine qui émergera peut-être. La suite à laprochaine histoire qu’il nous racontera !

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2. LA GAUCHE N’A PLUSDROIT À L’ERREUR

Michel Rocard et Pierre Larrouturou Editions Flammarion,janvier 2013, 19 euros, 300 pages

PAR THIERRY GERMAIN

De Viviane Forrester récemment disparue, onretient surtout un livre qui n’était en rien aucœur de ses préoccupations d’écrivain et d’es-sayiste littéraire, un livre d’amatrice indignée(déjà) qui, dans sa volonté de dénoncer un libé-ralisme à bout de souffle, lui avait valu une voléede bois vert de la part d’experts et spécialistesde tous poils.

L’horreur économique1 fut à la fois un formi-dable succès populaire et un très remarquableobjet de dénigrement, les deux n’étant pasforcément sans rapport. Elle récidivera dansUne étrange dictature2 : « ce système idéologiquefondé sur le dogme (ou le fantasme) d’une autoré-gulation de l’économie dite de marché, démontreson incapacité à se gérer lui-même, à contrôler cequ’il suscite, à maîtriser ce qu’il déchaîne ».

Depuis, les désagréments vécus ne disquali-fient en rien son cri d’alarme, s’ils ne validentévidement pas toutes ses approches. Mais,comme l’exprimait très bien à l’époque PierreLepape : « Viviane Forrester écrit des folies, tousles économistes vous le diront, leurs chiffrescontre ses lettres ».

Ayant depuis investi blogs et pure player,ceux-là mêmes qui pourraient nourrir plusieurstomes de « l’erreur économique » s’emploientmieux que jamais à décerner des brevets debonne ou mauvaise réputation. L’opus de MichelRocard et Pierre Larrouturou a donc connu le

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même sort, pointant quiles erreurs de détails,qui le manque de sérieuxscientifique, tous oupresque le caractèreirréaliste de l’approche etdes propositions.

Pourtant, cet ouvrageest salutaire.

Mal ficelé et parfois répétitif, il nous offre, etc’est l’essentiel, trois angles suffisamment aigui-sés pour nourrir le nécessaire débat sur notresituation économique et sociale.

Le premier angle est de mesureret dire l’urgence

« Il faut construire le nouveau modèle dedéveloppement avant que l’ancien ne s’effondre ».Cette évidence est-elle réellement dans tous lesesprits ? En pointant la dimension traumati-sante de la crise (six millions de salariés touchentmoins de 750 euros par mois en France) et en rap-pelant que les statistiques ne rendent compteque d’une partie des réalités, ils nous confron-tent à une situation qui change de nature : d’unecrise sociale, l’on passe à un véritable enjeu decivilisation, c’est-à-dire à la capacité pour nossociétés de progresser ou même de tenir dansde telles conditions.

La « falaise » budgétaire des Etats-Unis, leséchéances liées au développement durable ouune analyse alarmiste de la situation chinoise(un très faible niveau de consommation inté-rieure, une bulle immobilière qui pourrait êtredévastatrice et un système social très instable)parachèvent ce tableau économique et social enforme de signal d’alarme.

Le deuxième angle est de cerner et d’exprimerun diagnostic tranché

Partant de la formule de Joseph Stiglitz (« ona fait une perfusion à un malade qui a une

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hémorragie interne »), ciblant le dilemme le plusactuel (injecter du pouvoir d’achat tout en limi-tant les dépenses), les auteurs s’emploient àcerner la cause majeure de la crise de la dettemais aussi à disqualifier le remède largementmis en avant aujourd’hui.

Leur coupable : la dérégulation ultra-libérale

On sait que le tournant des années 1980 atrès profondément remis en cause les régula-tions nées au mitan du XXème siècle (Ford, Keynes,Roosevelt et Beveridge notamment). Diminuantfortement la part des salaires au profit des divi-dendes dans le partage de la valeur ajoutée,transférant une part toujours plus grande desgains de productivité vers les profits, concentrantde plus en plus de richesses entre des mains demoins en moins nombreuses et aspirant ainsides sommes gigantesques vers les marchés audétriment de l’investissement, cette logique néo-libérale n’a trouvé que l’endettement, public etprivé, pour entretenir le niveau de pouvoir d’achatqui assurerait sa prospérité. Le maintien d’uneforte consommation, alors qu’une part de plus enplus forte des richesses allait vers les profits et lesmarchés, ne pouvait que reposer sur une dettemassive et généralisée.

Les échelles sont impressionnantes : entrente ans, 150 % du PIB des pays de l’OCDEauraient glissé vers les marchés financiers, soit40 000 milliards de dollars. Cette confiscationpermet au 0,2 % les plus riches sur notre planètede détenir 42 000 milliards de dollars (à titre decomparaison, le plan pour sauver la Grèce enreprésente 130).

Leur faux remède : la croissance

Michel Rocard et Pierre Larrouturou produi-sent force graphiques et données afin dedémontrer la baisse tendancielle de la crois-sance dans nos économies.

Ils dissèquent le cas japonais (des milliardsde dépenses pour 0,7 % de progression) et détail-

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lent ensuite les sept « trappes à liquidités » quiexpliqueraient cette incapacité de la croissanceà résoudre la crise : l’effritement du salariat et lechômage de masse, la fuite vers le reste dumonde (dumping), les désendettements encours (collectivités locales, Etats, classesmoyennes), le faible investissement des entre-prises, l’épargne de précaution et l’évaporationvers les marchés financiers.

Partant de la séquence 1997-2000 en France(moitié moins d’emplois créés que ce qui estsouvent évoqué), ils mettent en valeur le lien deplus en plus distendu entre croissance etemploi. Très directement liés aux extraordi-naires gains de productivité réalisés depuistrente ans (avec la révolution informatiquenotamment), ces progrès ont été particulière-ment sensibles en France, pays parmi les mieuxclassés au monde sur ce critère. Bien plus que lesdélocalisations, ils ont contribué à faire disparaî-tre de nombreux postes de travail.

Leur credo : la crise est sociale, la réponse aussi

En créant une précarité grandissante et unepression à la baisse sur les salaires, le chômagen’est pas la conséquence mais la cause de lacrise et, bien plus que dans l’incantation à lacroissance, la clé se trouve selon eux dans notrecapacité à reformuler notre équation sociale.Repenser le partage des richesses serait donc lelevier majeur pour sortir de la récession.

Le troisième est de travailler vite à un autremodèle de développement

Combattre la récession sans tout attendre dela croissance, c’est nécessairement penser unnouveau modèle de développement.

Refinancer les « vieilles » dettes des Etats àdes taux proches de zéro grâce à un dispositifspécifique autour de la Banque centrale euro-péenne, créer un impôt européen sur lesdividendes (le taux d’imposition moyen sur lesbénéfices des entreprises est de 25 % en Europecontre 40 % aux Etats-Unis), réformer profondé-ment notre fiscalité (le rapport Carrez évoque unenjeu de cent milliards par an), importer enEurope le système américain d’apportionnement(déclaration Etat par Etat) pour lutter contre les

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paradis fiscaux, s’inspirer du modèle allemand(Kurzarbeit) pour privilégier le partage du travailen cas de ralentissement d’activité, séparer stric-tement banque de dépôt et banque d’affaire,transférer vers la compétence publique la fonc-tion essentielle de notation, créer une taxe surles transactions financières (dotant ainsil’Europe de la capacité budgétaire qui lui faittant défaut), réformer les institutions euro-péennes, mettre en place de vraies « filièresécologiques », un service civil européen ou descontrats d’avenir entrepreneurs… : si la cohé-rence n’est pas leur point fort, les propositionsne manquent pas.

Parfois trop vite formulées, insuffisammentnourries pour certaines et rarement neuves,elles visent de toute évidence à nourrir un débatdevenu urgent sur notre modèle de développe-ment plutôt qu’à constituer un programme cléen main.

L’exemple le plus frappant en est le partagedu travail, notion largement négligée aujour-d’hui et pourtant défendue avec fougue (ce quin’étonnera pas) : pourquoi concentrer l’essentielde l’effort sur une partie de plus en plus réduitede la population, au risque d’avoir du chômagemassif d’un côté et toutes les maladies actuellesliées au sur-travail de l’autre ? Pourquoi inter-rompre aujourd’hui, en période de crise aiguë etde gains de productivité inédits, la tendancelongue de diminution du temps de travail ?Pourquoi ne pas mieux équilibrer nos vies entretravail et loisirs, entre profession et actions com-munautaires, pour le plus grand profit de noscollectivités humaines ?

Les auteurs ne restent pas sans réponse : lasemaine des quatre jours (expérimentée déjàdans plusieurs grandes entreprises) assortied’une proposition de financement, un bilan des35 heures qui insiste sur le point clé des contre-parties manquantes et une argumentation quivise à démonter qu’en baissant notre temps detravail de 40 %, nous serions aujourd’hui auniveau de chômage de… 1970.

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En ouverture et en conclusion, Michel Rocardet Pierre Larrouturou mettent en scène uneconflagration imaginaire entre la Chine etTaiwan. Inspirés par Jean Jaurès selon qui « lecapitalisme porte en lui la guerre comme lanuée porte l’orage », extrapolant sur les profondsdéséquilibres de la Chine et son impressionnanteffort d’armement, ils poussent ainsi à sonparoxysme leur avertissement sur l’extrême sen-sibilité des fractures du système économiquemondial et l’extrême volontarisme qui enréponse devrait motiver tous ceux qui enten-dent y remédier.

Ils en prennent pour témoin un Stiglitz déci-dément jamais en veine de formules inspirées :« depuis le début de la crise, on s’est contenté dedéplacer les fauteuils sur le pont du Titanic ».

L’on sait que les deux auteurs sont parmi lesinspirateurs du collectif Roosevelt 2012, lequelprône un tel volontarisme en comparant traitpour trait (ou peu s’en faut) la situation actuelleà celle des années trente. Un thème qui depuis àfait florès.

Si chacun peut être juge de ce que vaut cetteellipse historique, il n’en reste pas moins qu’unouvrage qui affirme un diagnostic tranché etavance des propositions sera toujours plus utileque des chroniqueurs qui relèvent des erreurs dedate ou des experts qui agitent leur manuel à lamoindre approximation académique.

« La gauche n’a pas le droit d’être sans idéesdans une période pareille », nous disent-ils, rap-pelant au passage que l’essentiel est que cesidées émergent en nombre, que l’arbitrage entreles bonnes ou les mauvaises se fasse d’aborddans toutes les enceintes démocratiques et queseuls les vrais débats font les bonnes politiques.

1. Fayard, 1996.2. Fayard, 2000. 3. Josyane Savigneau, « Viviane Forrester, romancière,essayiste », Le Monde, 2 mai 2013.

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3. LA VIE SHARE. MODE D’EMPLOIConsommation, partage etmodes de vie collaboratifs

Anne-Sophie Novel Editions Alternatives, mai 2013, 176 pages, 12 euros

PAR OLAF KLARGAARD

« Sous les claviers,le partage » !

De la « vie Share » à ceslogan parodié de Mai68, titre de chapitre deson précédent ouvrage1,Anne-Sophie Novel asans conteste le sens dela formule ! Mais la jour-naliste et docteur enéconomie ne s’arrête pas

là. En inscrivant dans une filiation naturelle lesaspirations de la jeunesse de Mai 68 et le phéno-mène qu’elle s’attache à décrire avec passion,l’économie du partage, l’auteur nous emmènesur un thème qui, de toute évidence, dépasse deloin le guide des bons plans collaboratifs du net.

Avec Vive la Co-révolution, également publiédans la collection Manifestô (Editions Alter-natives) en 2012, Anne-Sophie Novel analysaitdéjà les mécanismes de l’économie collabo-rative, décrivant les nouveaux modes deconsommation et de partage entre particuliers(covoiturage, partage de logements, de repas,etc.) et les nouvelles manières d’entreprendredans des espaces de co-travail, les labs, où com-pétences et outils sont partagés.2

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La vie Share prolonge cette analyse ets’attache à décrypter le développement sansprécédent de l’économie collaborative. Anne-Sophie Novel nous montre qu’une multituded’acteurs propose des solutions de partage,payantes ou non, dans tous les secteurs de l’éco-nomie et de la société. Ainsi, des plates-formesd’échange sont aujourd’hui accessibles sur dessegments aussi divers que l’habitat (mise encommun de machines à laver), le transport (sitesde covoiturage, de location de voiture entre parti-culiers, de partage de parking, etc.), le tourisme(échange d’appartement, mise à disposition d’uncanapé ou d’un lit, location entre particuliers) ouencore la banque (financement de projet en lignepar des particuliers ou crowdfunding – tels quedes clips musicaux, des projets cinématogra-phiques ou encore du microcrédit pour les PME).

L’auteur identifie le principe commun àtoutes ces initiatives : l’échange entre particu-liers. Que ce soit dans la mise à disposition demoyens de transports, de logements, de biens,d’argent ou de compétences, l’économie dupartage est fille du peer-to-peer. Les individus seveulent à la fois producteurs, bailleurs, finan-ceurs, consommateurs, sans passer par desintermédiaires. Signe d’un succès certain, lesacteurs de l’économie traditionnelle commen-cent à réagir à ce qu’ils perçoivent comme unemenace pour leur modèle économique : hôtels,loueurs de voiture, taxis, etc.

Balivernes !, diront certains : ces initiativesn’ont rien d’inédit, l’autostop existe depuis lavoiture et les petites annonces depuis la presse !Certes. Le concept n’est pas révolutionnaire et lepartage n’a pas attendu les claviers. Mais lesévolutions technologiques de la dernière décen-nie ont permis à ce qui n’était que des initiativeslocales et marginales de devenir un phénomèneplanétaire. Internet a industrialisé le peer-to-peer, permettant à des milliers d’individus, oùqu’ils habitent, de se mettre en relation à moindrecoût et de proposer biens et services. Le dévelop-pement de solutions de paiement en lignesécurisées a également participé de cette facili-tation des échanges. Au-delà de la quasi-disparition des coûts de transactions, l’aspectcentral qui a permis le développement deséchanges entre particuliers est le dépassement

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d’un frein majeur : la confiance en des inconnus.Rendus possible par d’ingénieux mécanismes derecommandations entre particuliers sur les sites,les effets de réputation ont rapidement puencourager les internautes à poursuivre leurséchanges dans de bonnes conditions et à identi-fier les personnes moins fiables. Les réseauxsociaux ont également joué un rôle majeur enétendant le réseau de liens faibles qu’un individupeut entretenir : Facebook me permet d’identifierque ce vendeur est un ami d’ami, LinkedIn qu’ilest un collègue et ma-residence.fr qu’il habitedans mon quartier et connaît mes voisins.

Si ces initiatives sont, pour la plupart,récentes, nous sommes loin de l’épiphénomène.Dans un ouvrage sorti aux Etats-Unis en 2011,Rachel Botsman et Roo Rogers ont montré quela convergence des réseaux sociaux, du besoinde lien social, de la prise de conscience écolo-gique et de la nécessité de faire des économies entemps de crise a alimenté la croissance exponen-tielle de l’économie collaborative ces dernièresannées.3 Et le mouvement se poursuit. Ainsi, laFrance a compté trois millions de co-voitureursen 2012 et ils étaient 25 millions en Europe. Pourcette même année, Airbnb, le site de location dechambres et d’appartements entre particuliers,a réuni 2,5 millions d’utilisateurs dans 30 000villes sur le globe. Côté financement, si les mon-tants en cause ne représentent qu’une goutted’eau dans la finance mondiale, ils sont loind’être anodins : ainsi, le crowdfunding a financédes projets pour 2,7 milliards de dollars auxEtats-Unis en 2012 (deux fois plus qu’en 2011) etpour un milliard d’euros en Europe. Et ces mon-tants devraient être multipliés par deux pourl’année 2013.

La préface d’Antonin Léonard, un des princi-paux animateurs de l’économie collaborative enFrance et membre fondateur du collectif « OuiShare », résume bien l’espoir que porte le livred’Anne-Sophie Novel : « l’économie collaborativepermet d’envisager une économie centrée surl’humain, plus ouverte, plus respectueuse desressources naturelles et génératrice de bien

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commun ». Au-delà des grands idéaux, il touchedu doigt ce qui fait la spécificité et la nouveautéde cette économie : « certes d’autres initiativesportent déjà ces ambitions, mais l’économiecollaborative donne un autre coup de projecteur.De la finance participative aux circuits courtsalimentaires, en passant par la mobilité parta-gée, toute la chaîne de création de valeurs estpassée au crible de la participation et de l’ouver-ture ». C’est là que réside le réel changement deparadigme : par le nombre de secteurs qui sonttouchés, par un esprit de partage qui ne se posi-tionne pas aux marges de l’économie demarché, ni ne compte s’y substituer mais qui, aucontraire, fait émerger de nouveaux modèleséconomiques. Dans ce système, la frontièreentre producteurs et consommateurs tend às’effacer, la propriété n’est pas mise en causemais sert de tremplin à l’esprit communautaire,et les transactions économiques multiplient leséchanges entre inconnus, favorisant le liensocial.

L’économie collaborative : la social-démocratiede demain ?

Les débats récents sur la social-démocratienous rappellent les difficultés des gauches enFrance à se positionner par rapport à l’économiede marché. L’économie collaborative, par sesprincipes et ses modes de fonctionnement,nourrit l’espoir de dépassement du clivage entrecapitalisme et économie socialisée. L’économiedu partage semble apporter une grandepromesse : réconcilier l’intérêt privé et l’espritcommunautaire dans des initiatives où les indi-vidus sont autant attachés à échanger entreparticuliers pour payer moins cher, pour rencon-trer de nouvelles personnes et ne pas alimenterune surconsommation irresponsable sur le planécologique.

Dans l’économie du partage, les individus nerefusent ainsi ni la consommation, ni leséchanges marchands. Loin de renier l’économiede marché dans son ensemble, les adeptes del’économie collaborative souhaitent se réappro-prier le système, se passer d’intermédiaires et êtreacteurs de leur démarche de consommation et deproduction. Irrités par les dérives d’une société deconsommation où certains producteurs program-ment et accélèrent l’obsolescence de leurs

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CRITIQUES

produits, ils souhaitent remettre le bon sens aucœur de leur démarche, en consommant desproduits qui ne servent plus à leur propriétaire,en louant la voiture non utilisée de son collègueet la machine à laver de son voisin.

La propriété, concept cœur du capitalisme,n’est ainsi pas remise en cause mais mise au ser-vice du partage. Le partage n’est bien sûr pasnouveau, et les sociétés ont déjà organisé lamise à disposition gratuite et partagée de biens,les bibliothèques en constituant un exempleparfait. La nouveauté de l’économie du partageréside dans le maintien de la propriété, là où labibliothèque l’abolit, le livre appartenant à lacommunauté (mais à personne en particulier).Dans l’économie collaborative, la propriété nedisparaît pas mais cède le pas à l’accès, dans unedémarche où les individus optimisent l’utilisa-tion des biens dont ils sont propriétaires (niveaumicro-économique) et optimisent les équilibresmacro-économiques, évitant la surconsomma-tion et la surproduction.

Autre valeur clef de l’économie de marché quitrouve sa place dans l’économie collaborative :l’entreprenariat. Il prend toutefois une formeplus communautaire et s’organise autour dupartage des connaissances et des outils. L’idéeétant d’apprendre tout en produisant, d’effacerles frontières entre les fonctions de production,de formation, de consommation et ne plus placerla concurrence au centre de la démarche. Cela semanifeste par la création de Labs, lieux hybrides,à la fois espaces de travail, de démonstration, deformation, d’expérimentation, supports d’inno-vations et d’actions collectives : FabLabs pourconcevoir des objets, InfoLabs pour produire etexploiter des contenus et des données,ServiceLabs pour concevoir des services.

La prestation de services par des particuliers,derrière la bannière de l’économie collaborative,ne peut toutefois suffire à parler de progrès : lesprix peuvent parfois être aussi élevés que lesprestations fournies par des professionnels, etles clients, ici comme ailleurs, peuvent être

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trompés. De plus, l’articulation de ces nouveauxservices et de l’économie traditionnelle est unsujet qui se pose de plus en plus clairement avecle succès de certains sites, l’absence de taxationet de réglementation liées au statut non profes-sionnel des vendeurs pouvant clairement poserun problème de concurrence déloyale.

Malgré ces incertitudes, la croissance de lafilière est exponentielle, que ce soit en chiffred’affaires ou du côté des utilisateurs, et la naturede cette économie du partage est toujours aussimystérieuse. A la réflexion, aucun élément prisisolément ne semble expliquer ni définircomplètement la démarche collaborative : ni lavolonté de partage et de rencontre, ni le soucienvironnemental, ni encore la recherche d’éco-nomies. Toutefois, ce qui fait de l’économie dupartage aux yeux de ses détracteurs un conceptfourre-tout, pourrait précisément constituer laforce du modèle. Parce qu’elle nous permet denous insérer dans la vie économique sans niernotre besoin de lien social, parce qu’elle réconciliela consommation et l’avenir de notre planète,parce qu’elle dépasse l’opposition entre intérêtindividuel et motivations collectives, l’économiedu partage pourrait devenir un puissant aiguillonde redéfinition de nos modèles économiques etde nos sociétés.

1. Anne-Sophie Novel et Stephane Riot, Vive la Co-révolution,Pour une société collaborative, Editions Alternatives, 2012.2. Ibid. 3. Rachel Botsman et Roo Rogers, What’s Mine Is Yours: TheRise of Collaborative Consumption, Harper Collins, 2011.

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Petite bibliothèque frivole de la modernitéDernier état du chaos

PAR FRANÇOIS BUSIER-ROUGE

Chaque mois, François Busier-Rouge joue sur lesmots autour d’une notion et d’un livre. Deséchappées très personnelles, et une bibliothèqueracontée de notre temps.

Dures ou humaines, les sciences ont toujours quelquechose à dire, et surtout à écrire. De même que laphilosophie, l’art, la technique, la politique ou l’infor-mation. La littérature, aussi. Tout est sujet à produireson lot de pages. Mais avec un tel empilement d’arti-cles et de volumes, et plus sournoisement encore, àforce de multiplication de sens et d’interprétations,les mots s’engraissent et s’épaississent, les mots éga-rent, et bientôt la cervelle s’obstrue. Tout semble(s’)échapper et s’immobiliser de ne pouvoir être com-pris. Même d’absurdité.

Ce qui menace, c’est bien l’oubli annoncé de cettepart des mots qui fait épaisseur et étendue, de ce quidonne de la perspective et offre prise sur le réel. Pourcomprendre et pour agir. Il faut alors retourner le sacpour en vider les amoncellements, pour extirper le grasdes signes et recenser le divers. Tout mettre sur la tablepour mettre un peu d’ordre et retrouver le plaisir dudétail qui éclaire. Tout trier, tout ranger pour s’attacherà ce que les mots contiennent et partagent. A ce quifait lien. Car alentour, tout s’agite et même les motssubissent des mutations irréversibles, celles issues deséismes incontrôlables, de secousses et de tremble-ments propres à une tectonique à la hauteur de la bêtisedominante, donc de la colère légitime des peuples.

Séparation, dissolution, tension, acceptation, occupa-tion, section (et bien d’autres, encore) : autant depoints d’entrée retenus pour dire l’éparpillement del’espèce et le vrac des vies. Autant de registres pourexplorer le ventre des mots avec, toujours, cette ques-tion du regard, du nôtre comme celui des autres.Autant de livres, aussi, pour écouter une voix autre quiœuvre en silence aux possibles de l’action. Alors, sansdélai, tentons de transcrire au mieux ce que certainsnommeront, fût-il bien amer, le goût d’une époque.

CHRONIQUES

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1. SÉPARATION

Ensemble, ils s’imaginent vivre. Seuls, ils s’ou-blient.

Les matins séparent. Tous le savent. A cet ins-tant où les draps se vident, où s’agrippe chaquebouton, où les tasses crissent, où les joues sebisouillent, où chaque clé cliquette, les cerveauxémergent pour entailler les heures de ces jour-nées difficiles à entreprendre, à accomplir.Comme il leur semble trop dur de pouvoir touttenir, alors ils tentent de (se) tenir un peu (à) ceuxqu’ils aiment (ou pensent aimer). S’accrocher. Unpeu. Juste un peu.

No milk today, my love has gone awayThe bottle stands forlorn, a symbol of the dawn…*

Un écart entre les corps. Entre les choses,aussi. Faits et créés pour se rencontrer, ces per-sonnes, ces biens (et tous ces accessoiresindispensables au confort serein et autresbabioles destinées à agrémenter les personna-lités), tous s’unissent, valsent, fusionnent,tourbillonnent, s’étalent, puis vont, se disper-sent, s’égarent, virevoltent et finissent, par sediviser, par se perdre. Et se retrouvent, parfois, audétour, à côté, en aparté. A l’écart.

Entre deux êtres, plus fort que tout, sévitcette tentation de la rupture (ailleurs, c’estmieux), alors qu’ils croient encore au bonheur.Puis le constat de l’inutilité de l’effort, parce queça ne sert à rien, ou que c’est trop dur. Foutud’avance. Ce fossé entre l’exigence morale ousociale (ils n’ont appris qu’à se faire comme lesautres), et cette envie d’être vraiment ce qu’ilspourraient devenir (idéal momifié). La séparationn’est pas un désir, non, mais une nécessité, uneobligation alors que l’homme devient lourd. Ou lafemme. Ou l’autre. Ou les jours. Peu importe.

Cette rupture de contact trouve sa limite dansle temps, juste de quoi laisser passer l’illusiond’avoir vagué dans la même barque. Il est impos-sible de déterminer si c’est l’éloignement excessif

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CHRONIQUES

de la destination finale (un rêve trop grand pourune Cythère trop loin, sur une carte impossible),ou le fait de s’écarter (apprentissages et maniesdu moi) de son centre (ventre) qui rend le parcoursimprobable, incertain, vain et évasif. Finalement,quelle idée étrange de vouloir extraire un corps, devouloir isoler une particule, un élément, une subs-tance ou un sentiment hors de son milieud’origine, de vouloir s’opposer au creux de l’habi-tude, de vivre à distance…

Mais les matières se défont, aussi, se décom-posent pour en appeler à la mort : fin de viechaotique, déliquescence, diérèse, ou quand lessystèmes se déstructurent, comme les orga-nismes. Ce qui se constate, au près, se contempleau loin : la tectonique des plaques sait s’emparerdes géographies pour défaire le monde, désunirles continents (et pan, la pangée). Les terresse délitent, s’évitent, s’écartent, avant d’êtreredistribuées, reparties pour d’autres voyages.L’intérêt de quelques uns (l’ineffable action de labêtise) se met à nouveau à dessiner, sans limite,ses lignes de séparation, frontières, bifurcations,coupures, pour une discontinuité humaine desterritoires, une sorte de rupture d’intelligence,comme un fortin.

Alors, les langues se déprennent de la terreavant d’abandonner les hommes, ou plutôt leurhumanité (ou ce qu’il en reste), pour se consti-tuer en unité distincte à la gloire de ceux quis’en recommandent parce qu’ils y naissent (droitdu sol, en bémol). Dans cette fabrique d’exclu-sion, se vautrent les clans, les communautés, lesgroupes, les corporations et les nations : le piedsur le champ pour tout titre de séjour, commel’autorité sur l’esclave. Mise à l’écart, laconscience se rebelle, et Babel (diversité etmelting pot) punit cette incongruité. Qui selamente, maintenant, pour dire l’interminableabsurdité de ne plus pouvoir confronter les idéeset les âmes, et encore moins les espérances ?

Après Dieu, les sciences se dissocientde l’ivraie, par classements, tris, catégories,principes, axiomes, théories, registres et encyclo-

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pédies. La belle unité, mise en miettes, se sec-tionne, se subdivise, s’éclate et se ramifie pourouvrir d’autres petites boîtes, toujours plus loin(plus haut). Il faut rompre les croyances, diffé-rencier les réalités, isoler, dégager, ôter, s’attacherau minuscule de l’infime : se joue, là, le miracle dela distinction (pour religion). Cette découpe s’ap-plique aux hommes, aussi (ils ne peuvent s’enempêcher). L’urgence (permanente) est de réfuterle panorama pour limiter le regard : valeurs,classes, cultures, tout leur est objet de césure,pièce à censure. Ainsi se désagrègent, se disjoi-gnent et s’éparpillent les avis et les opinions(mais pas trop, sinon, comment manipuler ?).Ainsi divorcent les cœurs. Ainsi se démembrent etse tranchent les corps et les sociétés.

Ils l’entendent bien : même les pouvoirs doi-vent pouvoir se séparer (mais sans se dire adieu,loin de là). Les belles images de la démocratierepeintes à coups de guerre, de conflit et decolonie, dissimulent mal cette vérité que tousles loups doivent manger, et copieusement. LesEtats, les Eglises, toute majuscule dehors, jouentde bonté et du mirliton pour assoupir les foulespendant que le pouvoir s’arrache, entre bonsennemis (du peuple). Les forces s’interposent. Ilsle disent et font mine, car le filon s’avère tropprofitable pour étrécir les parts et les bénéfices :ainsi se distribue la puissance (mais pas l’ar-gent). Diviser et régner. Mais survient, parfois,l’annonce d’une rupture d’alliance, un éclate-ment des pactes, au risque de la fin de l’histoire.

Ils ne se supportent pas ou, plus exactement,n’ont jamais accepté que l’autre soit autrement,avec une autre vie et d’autres rêves.Inévitablement, ils mettent à part, ils discrimi-nent, ils ségrégationnent pour donner congé, etdispensent larmes et blessures de circonstance(pour les exilés). Voici l’heure du licenciement etde l’éviction : pas de ça chez nous. Pour les privésde jardin (pas de culture), il faut partir.Cependant, il serait abusif de penser qu’ils sequittent, car planerait l’hypothèse d’une histoirecommune, ou pire, le doute d’une possible affec-tion. Détruire les liens serait une expression plusjuste, si tant est qu’il puisse être question de jus-tice, ici. Rompre les amarres : une perte, infinie.

Relâchement initial, puis entrebâillement, laséparation ouvre à la dispersion des biens et des

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personnes. Plus d’autre choix, alors, que de vivreen sparadrap, en scotch et en bout de ficellespour couverture (en attendant le garrot). Vivre àla colle, pour voiler la déchirure. Mais commentreconstruire ? Christophe Schaeffer s’interrogejustement sur ce « quelque chose à penser et àvivre dans la séparation qui soit irréductible àune expérience négative. Ne peut-on envisagerdes perspectives autres que douloureuses etcondamnatrices ? »

Cet écart est plaie, juste avant l’ablation.Juste avant le renouvellement.a symbol of the dawn…

Même la musique se disperse avant de pren-dre fin.

Ensemble, ils s’imaginent. Seuls, ils sont.

* No Milk Today, (Gouldman), Herman’ Hermits, Columbia /EMI, 1966.

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Sous la direction deChristophe SchaefferEditions L’Harmattan, colection La philosophie encommun2007, 306 pages, 28,50 euros