Mikaël Lugan, « Nicolas Beauduin caricaturiste d’Octave Mirbeau »

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NICOLAS BEAUDUIN CARICATURISTE D’OCTAVE MIRBEAU On a un peu – et il faudrait ajouter injustement – oublié Nicolas Beauduin (1880-1960). Le poète, en effet, ne fut pas sans influence sur la littérature des immédiats avant et après Première Guerre Mondiale. Il avait accepté, en 1909, le titre de « paroxyste » dont on avait affublé quelques années plus tôt Émile Verhaeren, et, tout naturellement, s’était fait le chantre du paroxysme en poésie. Ses poèmes, d’un lyrisme ample et enthousiaste, le rattachaient à Hugo. Si ses premiers recueils relevaient de la tradition romantique, Beauduin adopta assez rapidement le vers libre, célébra la vie moderne et « les conquêtes de l’homme », et se fit avant- gardiste, évoluant vers le simultanéisme ou le dramatisme d’un Henri-Martin Barzun ou d’un Fernand Divoire. Dans les années 1930, sa poésie redevint classique, toute imprégnée de catholicisme. Mais plus que son œuvre publiée, peut-être, les petites revues qu’il fonda et dirigea auraient dû retenir les historiens de la littérature 1 : Les Rubriques Nouvelles (1909- 1913), La Vie des Lettres (1913-1914), puis La Vie des Lettres et des Arts (1920-1926). La première, seulement, nous arrêtera, car c’est là que parut le portrait-charge de Mirbeau qu’on va lire, dans son sixième numéro du 15 décembre 1909. Une telle virulence envers un homme aussi important et influent que Mirbeau, peut étonner de la part d’un jeune poète dont l’un des principaux soucis est logiquement de se faire un nom. Dans la livraison précédente, Beauduin s’en était pris à une autre figure incontournable de la République des Lettres, à Anatole France, l’éternel sceptique. C’est que Les Rubriques Nouvelles s’étaient donné comme but de lutter, au nom de « certitudes créatrices », contre le désordre – entendons l’anarchie – dans l’art et la littérature. Gaston Sauvebois y prônait un nouveau classicisme, dénonçant les excès et les égarements du symbolisme ou la réclame unanimiste ; Émile Bernard y stigmatisait l’impressionnisme et ses suites. 1 Notons toutefois que Michel Décaudin, dans sa thèse sur La Crise des valeurs symbolistes (Toulouse, Privat, 1960), lui consacre plusieurs pages, et que Léon Somville dédie à Beauduin toute une partie de son livre, Devanciers du surréalisme, les groupes d’avant-garde et le mouvement poétique (1912-1925) (Genève, Librairie Droz, 1971).

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NICOLAS BEAUDUIN CARICATURISTE D’OCTAVE MIRBEAU

On a un peu – et il faudrait ajouter injustement – oublié Nicolas Beauduin (1880-1960). Le poète, en effet, ne fut pas sans influence sur la littérature des immédiats avant et après Première Guerre Mondiale. Il avait accepté, en 1909, le titre de « paroxyste » dont on avait affublé quelques années plus tôt Émile Verhaeren, et, tout naturellement, s’était fait le chantre du paroxysme en poésie. Ses poèmes, d’un lyrisme ample et enthousiaste, le rattachaient à Hugo. Si ses premiers recueils relevaient de la tradition romantique, Beauduin adopta assez rapidement le vers libre, célébra la vie moderne et « les conquêtes de l’homme », et se fit avant-gardiste, évoluant vers le simultanéisme ou le dramatisme d’un Henri-Martin Barzun ou d’un Fernand Divoire. Dans les années 1930, sa poésie redevint classique, toute imprégnée de catholicisme.

Mais plus que son œuvre publiée, peut-être, les petites revues qu’il fonda et dirigea auraient dû retenir les historiens de la littérature1 : Les Rubriques Nouvelles (1909-1913), La Vie des Lettres (1913-1914), puis La Vie des Lettres et des Arts (1920-1926). La première, seulement, nous arrêtera, car c’est là que parut le portrait-charge de Mirbeau qu’on va lire, dans son sixième numéro du 15 décembre 1909. Une telle virulence envers un homme aussi important et influent que Mirbeau, peut étonner de la part d’un jeune poète dont l’un des principaux soucis est logiquement de se faire un nom. Dans la livraison précédente, Beauduin s’en était pris à une autre figure incontournable de la République des Lettres, à Anatole France, l’éternel sceptique. C’est que Les Rubriques Nouvelles s’étaient donné comme but de lutter, au nom de « certitudes créatrices », contre le désordre – entendons l’anarchie – dans l’art et la littérature. Gaston Sauvebois y prônait un nouveau classicisme, dénonçant les excès et les égarements du symbolisme ou la réclame unanimiste ; Émile Bernard y stigmatisait l’impressionnisme et ses suites. S’attaquer à Anatole France et à Mirbeau, c’était donc s’attaquer à toute une époque et, prenant pour cible deux de ses plus éminents représentants, énoncer une claire volonté de rompre avec le passé. Un même souci d’organiser et de définir la littérature et l’art de l’après-symbolisme préside aux efforts des rédacteurs de la revue. S’il s’agit d’exprimer la vie et l’homme modernes, c’est sans faire table rase des cadres traditionnels. L’anarchie intellectuelle est une impasse. Octave Mirbeau en est le symbole.

L’article de Nicolas Beauduin se présente d’abord comme une réaction à la préface que Mirbeau donne au Catalogue du Salon d’Automne. Mais ce n’est là que prétexte à une offensive plus générale contre l’ensemble de la production mirbélienne : de sa critique d’art à ses enthousiasmes littéraires, de ses romans à son théâtre. Bref, c’est à tout l’écrivain qu’il s’en prend, et le portrait se fait, dès les premiers mots, pamphlet. De sorte qu’on trouverait difficilement des arguments l’organisant. Beauduin choisit plutôt d’exhiber son modèle, de surexposer son nom, répété une soixantaine de fois, de l’enfler jusqu’au grotesque ; il en fait un personnage de farce ou de foire, spectaculaire : « Octave Mirbeau tient du phénomène ! », « une brave mentalité de Barnum des lettres », « le premier comique de sa génération », « le père Ubu est mort […], mais consolons-nous puisqu’Octave Mirbeau nous reste ». Le trait est caricatural, qui peint l’auteur de La 628-E8 en Matamore de la littérature. Pas d’arguments, donc, mais une rhétorique d’imitation qui va jusqu’à exacerber quelques-unes des caractéristiques du style mirbellien pour le

1 Notons toutefois que Michel Décaudin, dans sa thèse sur La Crise des valeurs symbolistes (Toulouse, Privat, 1960), lui consacre plusieurs pages, et que Léon Somville dédie à Beauduin toute une partie de son livre, Devanciers du surréalisme, les groupes d’avant-garde et le mouvement poétique (1912-1925) (Genève, Librairie Droz, 1971).

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ridiculiser. Eugène Marsan, rendant compte, dans la très maurrassienne Revue critique des idées et des livres, de l’article de Beauduin, notera ainsi que l’auteur « a fait une charge réussie, usant même, pour plus de ressemblance, de certains procédés empruntés à M. Mirbeau : redoublement, apostrophe, etc.2. ». Une autre petite revue, également royaliste, et de tendance hautement satirique, Les Guêpes, saluera l’initiative du directeur des Rubriques nouvelles : « Nicolas Beauduin, le poète des Triomphes, tombe d’une façon très réjouissante le colosse en baudruche Octave Mirbeau3 ».

Cette solidarité de circonstance, qui unit dans une même haine, les intellectuels, les poètes, proches de l’Action Française, et un homme comme Beauduin, sensible à la vie moderne, manifeste un identique souci d’orienter l’évolution littéraire vers davantage d’ordre. Décrédibiliser Mirbeau, dans son écriture et son attitude mêmes, revient à décrédibiliser ses combats politiques – l’affaire Dreyfus est encore dans tous les esprits et rappelée dans chaque livraison des Guêpes, qui dénoncent en 3e de couverture l’article 445 du code d’instruction criminelle –, ses combats esthétiques et littéraires. Implicitement, l’impressionnisme et le symbolisme sont visés. Ainsi, il ne sera guère étonnant de voir, quelques mois plus tard, Gaston Picard attaquer avec la même violence Maurice Maeterlinck, dans Les Rubriques nouvelles, Les Guêpes, L’Œil de veau, etc., associant naturellement le dramaturge à Mirbeau : « M. Octave Mirbeau, qui inventa M. Maeterlinck un jour qu’il n’avait rien de plus mauvais à faire, a prononcé parallèlement au nom de M. Maeterlinck, le nom de Shakespeare. C’est un blasphème – ou une sottise4. » Mirbeau est coupable, in fine, d’avoir ouvert le champ littéraire au symbolisme, c’est-à-dire à « l’individualisme en art », comme le définissait Gourmont. Il serait intéressant d’effectuer un relevé plus exhaustif des mentions du nom d’Octave Mirbeau dans les petites revues de cette période ; selon leurs connotations, péjoratives ou mélioratives, la fréquence de leur présence ou leur absence dans tel ou tel titre, on parviendrait sans doute à tracer une carte assez juste du champ littéraire des cinq années qui précédèrent la grande guerre. Les tendances classicisantes, mues par un souhait réactionnaire de retour à la tradition ou en quête d’un classicisme moderne, y apparaîtraient – pensons-nous – majoritaires et dominantes. Mais, à défaut d’avoir pu réaliser encore ce travail, contentons-nous d’ouvrir et conclure cette présentation par deux épigrammes de René Dumaine (pseudonyme de Raoul Monier), parues dans Les Guêpes, « Sur Octave Mirbeau5 » :

1« Nous espérions que la République n’apporterait aucune vérité immobile… »

Mirbeau, Paris-Journal, 6-2-12.Monsieur Mirbeau, l’Octave et décuple imbécile,Vient de nous inventer la Vérité mobile.

2« Est-ce pour la sanctification desâmes ou pour les tâches des usines quevous voulez conserver des pauvres ? »

Id. ibid.Monsieur Mirbeau se sent frère des travailleurs :Sa fortune, on le sait, est fruit de ses sueurs…

Mikaël LUGAN

2 Eugène Marsan, « Notes littéraires », Revue critique des idées et des livres, 25 janvier 1910, p. 194.3 Jean-Marc Bernard, « Notes : Revues et Journaux », Les Guêpes, n° 11, janvier 1910, p. 31.4 Gaston Picard, « Sur Maurice Materlinck », Les Guêpes, n° 21, février 1911, p. 34.5 René Dumaine, « Épigrammes », Les Guêpes, n° 31, février-mars 1912, p. 29.

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LUI, TOUJOURS LUI6

Avez-vous lu sa préface au catalogue du Salon d’Automne ? Avec quelle joie naïve tout Octave Mirbeau s’y étale ! Il s’y étale complaisamment. Et malgré qu’il s’y étale complaisamment, c’est de l’Octave Mirbeau condensé. Tout Octave Mirbeau est là, avec ses admirations intempestives, ses haines bouffonnes, ses appréciations tout de go, son ton tranchant, sans souci de nuances, sa grosse critique à l’emporte-pièce. Vlan ! dans les contre-vents. Ici, les contre-vents, ce sont les Salons de Peinture ! Et il nous expose sa haine des Salons de Peinture. Quelles idiotes exhibitions de croûtes ! Et à quoi ça rime ! Ah ! ces vieux birbes de Salons de Peinture ! Quels décrochez-moi ça de poncifs éculés ! La sainte Barbe, la fête des pompiers, quoi !

Tenez, moi Mirbeau, moi Octave Mirbeau, j’ai connu, écoutez-moi, j’ai connu deux enfants, deux moutards, oui, deux moutards, l’un de sept ans, l’autre de neuf ans, sept ans, neuf ans, vous entendez bien. « Et ces enfants, sans avoir été encouragés par personne, entraînés seulement par un goût inné, dessinaient. » C’est Octave Mirbeau qui parle, c’est le style d’Octave Mirbeau que je reproduis. Donc, ils dessinaient. Ah ! ce qu’ils dessinaient ! Car ils ne dessinaient pas comme tout le monde. C’était quelque chose de tout à fait extraordinaire, nous dit Octave Mirbeau. Vous entendez bien, c’était tout à fait extraordinaire, extraordinaire comme tout ce qui vient d’Octave Mirbeau, comme tout ce que découvre Octave Mirbeau. Et les dessins de ces moutards extraordinaires, de ces jeunes phénomènes « avaient une aisance, une souplesse, une force d’observation et de mouvement, une science de la simplification et du raccourci qui rappelaient les surprenants dessins des maîtres japonais, que ces enfants d’ailleurs ignoraient complètement. »

Et voilà ! Voilà ce qu’a découvert Octave Mirbeau, voilà la dernière trouvaille d’Octave Mirbeau. Demandez la dernière trouvaille d’Octave Mirbeau. Et celle-ci, il faut bien l’avouer, n’est pas indigne de ses découvertes précédentes, elle complète la galerie. Extraordinaire, phénoménal, phénoménal, extraordinaire, voilà les mots fétiches d’Octave Mirbeau. Ainsi ces jeunes phénomènes sont extraordinaires. Osez donc à présent nous parler des Salons de Peinture ! Les Maîtres, les Salons de Peinture, quelles bonnes blagues ! Voyez ces deux moutards, est-ce qu’ils connaissaient les Salons de Peinture ! Est-ce qu’ils savaient seulement qu’il existât des Salons de Peinture ! Et pourtant, voyez comment ils dessinaient ! Ah ! ces deux moutards, ces deux moutards, des types épatants, des types épastrouillants. Mais oui, épatants, épastrouillants, tout comme Octave Mirbeau. Enfoncé, Rembrandt ! Ratiboisé, Michel-Ange ! Dévissé, mon vieux Poussin ! Ah ! ces cuistres, tous ces cuistres, tous ces pions passés, présents et futurs, quelle innombrable armée de Philistins ! Et Samson-Octave Mirbeau de les exterminer à coups de mâchoire d’âne.

Ah ! ces moutards, ah ! Shakespeare-Maeterlinck, ah ! Brossette, ah ! Marmeladoff, ah ! Eschyle-Francis de Croisset ! De quelles étonnantes révélations ne sommes-nous pas ainsi redevables à Octave Mirbeau ! C’est qu’il a du nez, Octave Mirbeau ! et quel flair ! Enfin, grâces lui en soient rendues. Et que le saint nom d’Octave Mirbeau en soit loué jusqu’à la consommation des siècles.

Mais, qu’on se le dise, s’il élève les petits, il rabaisse les superbes. Les Flaubert, Sarcey et autres Goncourt, en savent quelque chose. Flaubert, qu’est-ce que Flaubert ? Goncourt, qu’est-ce que Goncourt ? Qu’est-ce que les Goncourt, même les deux Goncourt mis l’un sur l’autre ? Qu’est-ce même que l’académie Goncourt ? Qu’est-ce même qu’un strapontin à l’académie Goncourt ? Ah ! la belle affaire ! Ce Flaubert, Sarcey, le pisseur de

6 Les Rubriques nouvelles, Première Année, n° 6, 15 décembre 1909, pp. 195-202.

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copie, Goncourt, ces académiciens, tous ces académiciens, ces académies, toutes ces académies, quelles fariboles, Messeigneurs !

Bon Octave Mirbeau ! Il met dans le morne assoupissement de l’heure présente un peu de la fougue dionysiaque des anciens adorateurs de la vigne. Le sang jovial de Silène coule en lui. Et avec quelle joie il chevauche son âne ! Que d’ânes enfourchés, que d’ânes savants déjà glorifiés et laurés par les mains enthousiastes et frénétiques d’Octave Mirbeau ! Avec quelle fièvre il les présente en liberté, en toute liberté, pomponnés et dansants, aux regards ébahis de la gent écrivante ! Car il va à la chasse aux talents, comme son sosie Roosevelt Théodore va à la chasse aux fauves ; tous deux pour la plus grande joie des naturalistes, amateurs de phénomènes. Leurs gestes sont aussi heureux, ils s’apparentent. Théodore Mirbeau, Octave Roosevelt, Octave Roosevelt, Théodore Mirbeau, se valent, mieux s’équivalent.

Quant à moi, certes, j’aime Octave Mirbeau. Quant à vous, certes, je suis sûr que vous aimez Octave Mirbeau. Tout le monde d’ailleurs aime Octave Mirbeau, ou tout le monde devrait l’aimer. C’est une physionomie bien sympathique. Ensuite il est si drôle ! Un drôle de corps, comme répète inlassablement je ne sais plus quel personnage d’opérette. Oui, un drôle de corps. Cocasse, extrêmement cocasse, phénoménal, oui, extrêmement phénoménal. Octave Mirbeau tient du phénomène. Il est un phénomène. Il se glorifie d’être un phénomène. Aussi n’est-il pas simplement sympathique, mais sympathiquement phénoménal. Il attire l’attention. On se retourne sur Octave Mirbeau. Lui-même tient à ce que l’on se retourne sur Octave Mirbeau. Il serait vexé, considérablement vexé, il se trouverait même considérablement amoindri que l’on ne se retournât point sur Octave Mirbeau. Il ne faut pas qu’Octave Mirbeau puisse passer inaperçu. Il tient à ce que l’on se le montre, en disant : « Voyez-vous, çà c’est Octave Mirbeau ! »

Oui, çà c’est Octave Mirbeau, et c’est tout Octave Mirbeau. Exhibitionnisme, bluff. Mais un exhibitionnisme amusant, mais un bluff excessivement bon garçon, mais un désir d’épater phénoménalement simpliste et fort bouffe. Il veut nous faire trembler, joue les ogres, et n’arrive qu’à nous rendre malades… de rire. On se tient les côtes, près d’Octave Mirbeau. En somme une brave mentalité de Barnum des lettres, réjoui et confiant en lui-même. Un tempérament de book-maker qui a réussi, croit non seulement, mais sait que c’est arrivé, possède des rentes, des reins solides et une automobile Charron. Quelque chose de bien « far-west », un type nature, un barbare bon enfant, à la Dumas père, tout heureux d’ébahir le bourgeois et d’esbrouffer les populations. Tout en relief. Au demeurant fort sympathique, attirant même par son gros rire épanoui, ses grands gestes exubérants et sa façon rustre de se frapper sur les cuisses et de bourrer de coups de poings cordiaux les omoplates de ses voisins et de ses voisines. Tout d’un bloc, comme le Balzac de Rodin. Une silhouette de lutteur. Marseille-Octave Mirbeau. À qui le caleçon ? Parlant toujours comme dans un porte-voix, il crie ses admirations et ses haines. Haines et admirations subies, impulsives, des coups de foudre, des tonnerres béats. Avec cela une confiance en soi imperturbable, une façon péremptoire de juger, de trancher le nœud gordien de la question. Il y a un Salomon qui sommeille en Octave Mirbeau. Çà c’est bien, çà c’est mal. Celui-ci a du génie, cet autre n’est qu’un ignoble crétin. Pas de nuance. Tout ou rien. Noir ou blanc. Amusant, vous dis-je, amusant au possible. Le premier comique de sa génération.

* * *Le père Ubu est mort. Il est mort et enterré. C’est bien triste, c’est infiniment triste,

mais consolons-nous puisqu’Octave Mirbeau nous reste. Puisqu’il nous reste pour la consolation des pêcheurs et des affligés que nous sommes. Enviable sacerdoce : semer la joie, être un semeur de joie ! Octave Mirbeau est un semeur de joie. Béni soit-il ! Tous ses

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gestes sont emprunts d’un je ne sais quoi qui porte au rire. Ils sont tellement extravagants, tellement comiques. Et ses colères sont encore plus bouffes que ses enthousiasmes. Ah ! les colères d’Octave Mirbeau ! Un chaos de forces élémentaires ! Un bouillonnement de laves ! Et cela subitement, comme un coup de canon. Boum ! C’est Octave Mirbeau qui explose. Et il jure, et il tempête ! Les yeux lui sortent des orbites, le sang lui pisse par les oreilles, un ouragan déchaîné, une avalanche, une automobile qui fait panache. Il veut tout broyer, tout mettre en chair à pâtée comme l’ogre du conte. Frénétique, fumant comme un Vésuve en éruption, roulant des r, des r terribles, comme un justicier de mélo, il rue et tonitrue, sonore comme une futaille. Barbe-Bleue de la littérature, il vocifère comme l’autre, au bas de l’escalier : Descends-tu, ou je monte ! Remarquez qu’il ne se dérange jamais. D’ailleurs, dix secondes après Octave Mirbeau n’y pense plus. Éole a dégonflé ses outres.

Avouez que ces furies vengeresses sont drôles au possible, et toujours – proclamons-le urbi et orbi, pour la plus grande gloire d’Octave Mirbeau – absolument désintéressées. À cette heure où tant d’écrivains croient nécessaires de coiffer leur style d’un chapeau haut de forme ou d’un bonnet de nuit, l’exemple d’Octave Mirbeau est à encourager, comme une médication nécessaire, bienfaisante et… diurétique. Il dilate, Octave Mirbeau. Il est l’antidote rêvé, et fait la pige aux pilules Pink pour personnes pâles. Aussi, bon Octave Mirbeau, qui sortez des banalités courantes, nous vous crions : « Faites comme le nègre, continuez ! »

Et il continuera, je suis sûr qu’il continuera. C’est dans son tempérament de continuer. On ne réforme pas son tempérament. Ou tout au moins Octave Mirbeau ne peut pas réformer son tempérament. Il nous doit d’ailleurs de rester tel quel. Et il le restera. Il est né excentrique, il mourra excentrique. Mais oui, toujours, pour un rien, il sortira de son centre, et vlan, éclatera tout comme les pneus de son automobile. Il éclatera dans le futur comme il a éclaté dans le passé et comme il éclate dans le présent. Et c’est ainsi, et ce ne peut être autrement. Qu’une mouche le pique, et tout comme Malbrough, Octave Mirbeau sera toujours celui qui s’en va t’en guerre.

Et il s’en va t’en guerre, et Octave Mirbeau n’a jamais fait que cela. Il lutte pour la Beauté. Dernier chevalier de l’idéal, il secourt la veuve et l’orphelin. Il est, il est tout ce que vous voudrez, mais il est partout et surtout le héraut de la justice sociale. Il est d’ailleurs un héraut boursouflé. Tellement qu’il insuffle aux revendications les plus âpres et les plus justes, je ne sais quelle apparence de chinoiserie bouffonne. Pas son pareil pour donner au vrai l’aspect du faux. Ses efforts sont louables, certes, et sa bonne volonté ne peut être mise en doute. Il veut servir les causes qu’il croit justes. Il s’offre, il se prodigue. On peut compter sur Octave Mirbeau. Pas un qui, comme lui, veut le bien de l’humanité. il est pour la justice sociale, il est pour les réformes sociales. Mais, dame, au point de vue sociologie, malgré son ardeur de catéchumène exubérant, il nous rappelle toujours un peu l’ours et l’amateur des jardins.

D’ailleurs tous les personnages qu’il met en cause ont de réelles allures de mastodontes surexcités. Et nous ne compatissons pas, nous ne pouvons vraiment pas compatir aux misères que brament tous ces gigantesques et difformes animaux. Ils nous sont par trop étrangers. C’est hors l’humanité, non pas au-dessus ni au-dessous, mais à côté. Nous cherchons des hommes et nous ne voyons que des éléphants qui barrissent et nous menacent de leurs trompes. Mon Dieu, oui, je sais bien : « Laissez venir à moi les petits éléphants », répète Octave Mirbeau. Mais des éléphants ce sont toujours des éléphants, bon Octave Mirbeau. C’est comme les ménages qu’il nous présente ! Ah ! les ménages qu’il nous présente ! Au lieu de scènes de ménage nous ne trouvons que des scènes de ménagerie !

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Le Foyer, illustré par J.-P. Carré

En réalité, Octave Mirbeau voit mal, comme celui qui s’est mis le doigt dans l’œil. Nous désirons des hommes qui peinent, qui souffrent, qui espèrent, et nous ne rencontrons que de lourds et menaçants cyclopes. Les tourments du Cyclope faisaient déjà rire Ulysse. Et, ma foi, nous sommes comme Ulysse, nous rions. Oui, nous rions. Ainsi moi, malgré toute ma bonne volonté, je n’ai certes jamais pu verser une larme, une seule, en lisant Le Calvaire, L’Abbé Jules, Sébastien Roch et toutes les scènes de chirurgie et d’abattoir du Jardin des Supplices, le livre où Octave Mirbeau s’est révélé le plus Octave Mirbeau. Quant aux Mauvais bergers, mon Dieu, quant aux Mauvais bergers ! Quant au Foyer, mon Dieu, quant au Foyer ! Je sais bien, il y a Les affaires sont les affaires et ce brave homme d’Isidore Lechat ; mais c’est une exception dans la longue suite de veaux à deux têtes et de canards à trois pattes, monstrueux fœtus de laboratoire, que nous a présentés l’exubérant animalier Octave Mirbeau. Et, comme il n’y a pas de règles sans exception, il n’en reste pas moins vrai que, voulu ou non, Octave Mirbeau est bien le premier comique de sa génération. Et l’on voudra bien, je l’espère, considérer qu’il l’est sans travail, d’instinct, et qu’il « fait du comique » peut-être sans le savoir, tout comme M. Jourdain faisait de la prose.

Et son comique est bien à lui. Il est comique, je ne dirai pas d’une façon exquise, oh ! non ! je ne dirai pas d’une façon aimable, oh ! non ! mais il l’est d’une façon naturellement cocasse, cocasse à l’extrême, et avec une belle intransigeance de bourru.

Et il plaît, il plaît énormément. On raffole d’Octave Mirbeau. On se l’arrache, on se le dispute, pour la plus grande joie des enfants et la tranquillité des parents. Qu’on se le dise, Octave Mirbeau n’a pas d’ennemis. Qui peut en vouloir à Octave Mirbeau ! Qui peut même avoir la pensée d’en vouloir à Octave Mirbeau ! La foudre éclate, bon, laissez-la éclater. Octave Mirbeau s’emballe, eh bien ! laissez-le s’emballer. Mais oui, laissez-le s’emballer, impudent, sonore, à la quatrième vitesse. Car c’est sa manière à lui de s’emballer. Octave Mirbeau ne s’emballe pas comme tout le monde. Octave Mirbeau ne pourrait pas s’emballer comme tout le monde. Octave Mirbeau a sa manière. Aussi dit-on : à la manière d’Octave Mirbeau.

Et il s’emballe ! et il s’emballe ! La plume au poing, il court sus à ses adversaires. Don Quichotte ayant pris la forme de Sancho, il fonce, ventre à terre, sur tous les moulins

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qu’il rencontre. Ah ! le gaillard n’a pas froid aux yeux ! À nous deux, misérable ! Va z’y, Octave ! Et seul, en prose et contre tous, il donne l’assaut à Cabotinville, déboulonne Napoléon, sape le Grand Siècle, dit ses vérités à Louis XIV, fracasse les Belges sous sa 628-E8, somme Guillaume de nous rendre l’Alsace et la Lorraine, vitupère Léopold, terrasse Flaubert, Sarcey, Goncourt, les Académies, les académiciens, les Salons de Peinture, pourfend les cuistres, extermine les Philistins, lutte pour la Beauté, ah ! la Beauté ! la Beauté ! et ne s’arrête qu’après avoir relevé les faibles et brisé les superbes. Ah ! Octave, votre droite est terrible !

Nicolas BEAUDUIN