Meurtre en Mesopotamie - Agata Christie

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  • AGATHA CHRISTIE (15.09.1890 12.01.1976)

    MEURTRE EN MESOPOTAMIE Traduction : Robert Nobret

  • Ddi mes nombreux amis archologues dIrak et de Syrie.

    AVANT-PROPOS par Gilles Reilly, mdecin

    Les vnements relats dans ces pages ont eu lieu voici environ quatre ans. Les

    circonstances exigent, selon moi, quun compte rendu objectif en soit aujourdhui livr au grand public. Les rumeurs les plus extravagantes ont port croire, entre autres absurdits, que des preuves importantes avaient t escamotes. La presse amricaine, en particulier, sest fait largement lcho de ces interprtations errones.

    Pour des raisons videntes, il tait souhaitable que ce rcit ne ft pas rdig par un membre de la mission, susceptible dtre tax de partialit.

    Miss Amy Leatheran me paraissait toute dsigne pour cette tche, aussi lui suggrai-je de lassumer. Dote dune rare conscience professionnelle, elle navait aucun lien antrieur avec la Mission en Irak de lUniversit de Pittstown et serait exempte de parti pris. Elle stait en outre montr tmoin oculaire attentif et avis.

    La convaincre ne fut pas une mince affaire, ce fut mme une des plus rudes corves de ma carrire et, son devoir accompli, miss Leatheran manifesta une bizarre rticence me laisser lire le manuscrit. Je devait bientt dcouvrir que sa gne sexpliquait en partie par les remarques svres quelle se permettait sur ma fille Sheila. Je rglai la question en lui assurant que, les enfants ne se privant pas, de nos jours, de critiquer allgrement leurs parents dans les colonnes des journaux, lesdits parents ne pouvaient que se rjouir de voir leur progniture son tour sur la sellette ! Miss Leatheran mettait en outre les plus grandes rserves quant la qualit de sa prose et escomptait que je corrigerais la grammaire et tout ce fourbi . Je me suis, bien au contraire, refus modifier le moindre mot. Le style de miss Leatheran est, mon humble avis, hardi, personnel et dune grande justesse de ton. Sa faon dappeler Hercule Poirot Poirot dans un paragraphe et de lui donner du monsieur dans le suivant me parat une variation intressant et suggestive. Tantt elle se rappelle les bonnes manires , comme on dit et Dieu sait combien les infirmires anglaises sont pointilleuses sur ce chapitre tantt elle soublie jusqu planter l coiffe et manchettes et raconter la suite des vnements avec ses tripes .

    Pour ma part et aid en cela par une lettre que mavait obligeamment remise une amie de miss Leatheran je me suis born rdiger un chapitre dintroduction. Il se veut une manire de frontispice savoir quil est cens esquisser grands traits le portrait de la narratrice.

  • CHAPITRE 1 : FRONTISPICE

    Dans le hall du Tigris Palace Hotel, Bagdad, une infirmire terminait une lettre. Sa plume courait avec entrain sur le papier.

    Eh bien, mon chou, je crois que cest tout ce que javais te raconter.

    Je suis ravie davoir vu du pays mais, pour moi, lAngleterre, il ny a que a de vrai. La crasse et la pagaille de Bagdad, cest inimaginable et a na rien de romantique comme on pourrait le croire quand on lit Les Mille et Une Nuits ! Daccord, du ct du fleuve, cest assez joli, mais la ville elle-mme est affreuse et on ny trouve pas une boutique digne de ce nom. Le major Kelsey ma escorte au bazar quil soit pittoresque, a, on ne peut pas dire le contraire ! Mais ce nest que camelote et compagnie, martlements dtameurs vous donner la migraine et ustensiles dont je ne me servirais pour rien au monde moins de savoir qui les a nettoys. On ne se mfie jamais assez du vert-de-gris, pour les casseroles en cuivre.

    Je tcrirai pour te dire sil y a du nouveau propos de la place dont ma parle le Dr Reilly. Il ma dit que lAmricain en question tait en ce moment Bagdad et quil risquait de passer me voir cet aprs-midi. Il sagirait de soccuper de sa femme elle a des lubies daprs ce que ma dit le Dr Reilly. Il ne men a pas racont plus long, mais tu sais comme moi ce quon entend gnralement par l (jespre que a ne va pas jusquau delirium tremens !). Naturellement, le Dr Reilly est rest bouche cousue mais il a eu un regard, si tu vois ce que je veux dire. Son Pr. Leidner est archologue et dirige les fouilles sur un tumulus, quelque part dans le dsert, pour le compte de Dieu sait quel muse amricain.

    Cette fois, mon chou, je te quitte. Ce que tu mas racont sur le petit Stubbins ma fait mourir de rire ! Comment est-ce qua bien pu ragir la Surveillante ?

    Cest tout pour aujourdhui. Bien toi,

    Amy Leatheran. Glissant la lettre dans une enveloppe, elle ladressa miss Carshaw, St Christopher

    Hospital, Londre. Elle revissait le capuchon de son stylo quand un des grooms indignes de lhtel

    sapprocha delle : - Il y a un monsieur demander vous voir. Le Pr. Leidner. Miss Letheran se retourna. Elle vit un homme de taille moyenne, aux paules

    lgrement tombantes, la barbe chtain et au regard doux et las. De son ct, le Pr. Leidner vit une femme dans les 35 ans au port nergique. Il vit un

    visage avenant, aux yeux bleus un peu globuleux et aux cheveux dun brun soyeux. Elle lui parut le type mme de linfirmire appele soccuper dun cas de nvrose : enjoue, solide, avise et les pieds sur terre.

    Miss Leatheran, se dit-il, ferait laffaire.

  • CHAPITRE 2 :

    JE ME PRESENTE : AMI LEATHERAN

    Je ne prtends pas tre crivain et connatre quoi que ce soit la rdaction. Je ne fais a que parce que le Dr Reilly me la demand et allez savoir pourquoi quand le Dr Reilly vous demande quelque chose, on na pas envie de refuser.

    - Mais, voyons, docteur, ai-je protest, je ne suis pas littraire pas littraire pour deux sous.

    - Cest idiot ! a-t-il rpliqu. Traitez a comme un dossier mdical si a vous chante. Bah ! cest videmment une faon de voir les choses. Le Dr Reilly nen est pas rest l. Il a ajout quun compte rendu honnte et sans chichi

    de laffaire de Telle Yarimjah devenait indispensable. - Si cest un des protagonistes qui le rdige, a ne convaincra personne. On criera au

    bourrage de crne. Evidemment, a aussi ctait vrai. Moi, je navais pas t dans le coup, comme dit

    lautre, mais javais t mle de prs laffaire. - Pourquoi vous ne lcrivez pas vous-mme, docteur ? - Je ntais pas sur place vous, si. Et par-dessus le march, soupira-t-il, ma fille ne

    me laisserait pas faire. Si cest pas malheureux de le voir filer doux devant cette chipie ! Jen avais ma langue

    qui me dmangeait de lui dire quand jai vu la petite tincelle dans ses yeux Ctait a le pire, avec le Dr. Reilly. On ne savait jamais sil plaisantait ou pas. Il disait toujours tous sur le mme ton un peu geignard mais, une fois sur deux, il y avait la petite tincelle dans ses yeux.

    - Ma foi, dis-je mollement. Je pourrai peut-tre y arriver. - Ca va de soi. - Seulement je ne vois pas bien comment my prendre. - Les prcurseurs ne manquent pas. Commencez par le commencement, allez jusqu

    la fin et le tour est jou. - Je ne sais mme pas trs bien o et quand elle a commenc, cette histoire - Croyez-moi, miss, la difficult de commencer nest rien ct de celle de savoir

    sarrter. Cest du moins l que le bt blesse chaque fois que je me lance dans un discours. Il faut toujours que quelquun me tire par les basques pour me forcer me rasseoir.

    - Oh ! vous plaisantez, docteur. - Je nai jamais t plus srieux. Eh bien, quest-ce que vous dcidez ? Il y avait encore autre chose qui me tracassait. Aprs avoir hsit un moment, je me

    suis dcide : - Vous comprenez, docteur, jai peur de me laisser aller parfois dire ce que je

    pense de certaines personnes. - Bon sang de bonsoir, ma pauvre fille ! Plus vous direz le fond de votre pense, mieux

    a vaudra ! Dans cette histoire, il sagit dtres humains, pas de pantins ! Rentrez-leur dans le chou, prenez parti, montrez-vous rosse loccasion, voyez tout ce que vous voudrez ! Racontez les choses votre manire. Il sera toujours temps de faire sauter les passages diffamatoires aprs coup ! Allez-y. Vous tes une femme de bon sens, vous donnerez de laffaire un compte rendu qui tiendra sur ses pieds.

    Que dire a ? Je promis de faire de mon mieux.

  • Me voici donc la tche. Mais, comme je lai dit au docteur, ce nest pas commode de savoir par quel bout commencer.

    Je devrais peut-tre dire un petit mot sur mon compte. Jai 32 ans, et je mappelle amy Leatheran. Jai appris mon mtier au St Christopher, la suite de quoi jai fait deux ans en maternit. Jai acquis ensuite une bonne exprience dinfirmire domicile avant dexercer quatre ans la clinique de miss Bendix, Devonshire Place. Mon voyage en Irak, je lai fait avec une de mes clientes : Mrs Kelsey. Je mtais occupe delle la naissance de son bb. Elle devait partir pour Bagdad avec son mari et avait engag sur place une nurse qui avait travaill l-bas quelques annes chez des gens quelle connaissait. Leurs enfants rentrant en Angleterre pour leur scolarit, la nurse avait accept de passer au service de Mrs Kelsey aprs leur dpart. Mrs Kelsey tait de sant fragile, et elle sinquitait la perspective du voyage avec un nourrisson, aussi le major Kelsey avait-il pris ses dispositions pour que je les accompagne et que je moccupe delle et du bb. Mon retour me serait pay moins que je ne trouve, pendant le voyage, quelquun qui rclame mes services.

    Que dire des Kelsey ? Le bb tait un amour et Mrs Kelsey facile comme tout malgr sa propension se ronger les sangs. La traverse me plut beaucoup. Ctait mon premier long voyage en mer.

    Le Dr Reilly tait bord. Cheveux noirs et visage allong, il passait son temps dbiter des plaisanteries dune voix doutre-tombe. Je crois quil prouvait un malin plaisir me faire marcher et quil sortait des normits pour voir si je les prendrais pour argent comptant. Il tait mdecin Hassanieh, bled perdu situ une journe de Bagdad.

    Cela faisait une semaine que jtais Bagdad quand il me tomba dessus et me demanda quelle date je quittais les Kelsey. Je lui rpondis que ctait drle quil me pose cette question parce quen fait les Wright ces gens que connaissaient les Kelsey et dont jai dj parl rentraient en Angleterre plus tt que prvu et que leur nurse tait par consquent disponible tout de suite.

    Il me dit quil tait au courant du changement de programme des Wright et que ctait bien pour a quil avait cherch me voir.

    - En fait, miss, jai peut-tre un job vous proposer. - Une malade ? Il eut une moue, comme pour nuancer lpithte : - Malade cest pas le mot. Mettons que la dame a bah ! appelons a des lubes. - Oh ! laissai-je chapper. (Tout le monde sait ce qui se cache dordinaire l-derrire : alcool ou drogue !) Il se montra trs discret et ne stendit pas. - Oui, se contenta-t-il de dire. Il sagit dune Mrs Leidner. Le marie est amricain

    amricain-sudois, pour tre prcis. Il est la tte dun important chantier de fouilles. Et il mexpliqua comment cette mission amricaine explorait le site dune vaste cit

    assyrienne, un truc dans le genre de Ninive. Le camp de base de la mission ntait gure loign dHassanieh mais nanmoins isol et le Pr. Leidner se faisait depuis quelque temps du souci pour la sant de sa femme.

    - Il ne sest pas montr trs explicite, mais il semblerait quelle soit en proie des accs de terreurs nerveuses rptition.

    - Est-ce quelle est seule du matin au soir avec les indignes ? - Oh, non ! Ils sont toute une bande sept ou huit. Et a mtonnerait quelle soit

    jamais seule. Mais elle a quand-mme russi se bousiller les nerfs. Leidner croule sous les responsabilits, mais il est fou de sa femme et a linquite de la voir dans cet tat-l. Il serait soulag sil savait quune personne de bon sens et mdicalement qualifie la surveille du coin de lil.

    - Et quest-ce que Mrs Leidner elle-mme pense a ? - Mrs Leidner est une crature absolument exquise, rpondit le Dr Reilly, srieux

    comme un pape. Elle change davis comme de chemise. Mais au fond, lide ne lui dplat pas du tout. Cest une femme trange, ajouta-t-il. Elle a de la tendresse revendre, mais je la souponne en outre dtre une fieffe menteuse. Leidner semble nanmoins convaincu que ses angoisses sont bien relles.

  • - Et elle, quest-ce quelle vous a dit, docteur ? - Oh, je ne lai pas eue en consultation ! De toute faon, et pour un tas de raisons, je

    nai pas lheure de lui plaire. Cest Leidner qui est venu me parler de son ide. Eh bien, miss, quen dites-vous ? Le chantier est prolong de deux mois a vous donnerait loccasion de connatre un peu le pays avant de rentrer chez vous. Et des fouilles, a ne manque pas dintrt.

    Hsitante, je restai un moment tourner et retourner la proposition dans ma tte. - Aprs tout, finis-je par rpondre, je crois vraiment que je vais essayer. - Formidable ! sexclama le Dr Reilly en se levant. Leidner est justement Bagdad. Je

    vais lui dire de passer vous voir pour arranger a. Le Pr Leidner vint me rendre visite lhtel laprs-midi mme. Ctait un homme entre

    deux ges, assez nerveux et peu sr de lui. Ses manires aimables ne cachaient pas son dsarroi.

    Il semblait trs attach sa femme, mais se montrait on ne peut plus vasif quant ce quil nallait pas chez elle.

    - Voyez-vous, me dit-il en tiraillant sa barbe dun air indcis tic qui finirait par me devenir familier ma femme est dans un tat de nerfs pouvantable. Je je me fais beaucoup de mauvais sang pour elle.

    - Physiquement, a va ? - Oui oh, oui, je crois. Non, je nai pas limpression que quelque chose cloche sur le

    plan physique. Mais elle enfin elle simagine des choses. - Quel genre de chose ? Il se droba ma question, prfrant murmurer vaguement : - Elle fait des montagnes avec des riens Je ne vois rigoureusement aucun

    fondement ses peurs. - Quel type de peurs, Pr Leidner ? - Bah ! des terreurs dorigine nerveuse, cest tout, fit-il, toujours vasif. Dix contre un quelle se drogue, me dis-je en moi-mme. Et il ny voit que du feu ! Cest

    le coup classique ! Et aprs a le mari se demande pourquoi sa femme est aussi irritable et tellement lunatique.

    Je lui demandai si Mrs Leidner approuvait ma venue. Son visage sclaira : - Oui. Ca ma dailleurs tonn. Trs agrablement tonn. Elle ma dit que ctait une

    trs bonne ide. Et quelle se sentirait plus en scurit. Cette expression insolite me frappa. Plus en scurit. Drle dexpression. Jen vins

    me demander si Mrs Leidner ntait pas un peu cingle. Il enchana avec un enthousiasme assez puril : - Je suis sr que vous vous entendrez merveille. Cest vraiment une femme adorable.

    (Il eut un sourire dsarmant). Elle vous imagine dj comme son rconfort. Et jai moi-mme eu la mme impression ds que je vous ai vue. Vous respirez, si je puis me permettre, la sant et le bon sens. Vous serez pour Louise la personne rve.

    - On peut toujours faire un essai, professeur, dis-je gaiement. Je suis sre que je saurai tre utile votre femme. Peut-tre bien quelle a peur des autochtones et des gens de couleur, non ?

    - Ca, absolument pas ! scria-t-il en secouant la tte et en trouvant apparemment lide bouffonne. Ma femme aime beaucoup les Arabes elle apprcie leur naturel et leur sens de lhumour. Ce nest que sa seconde saison ici nous sommes maris depuis deux ans peine mais elle se dbrouille dj trs bien en arabe.

    Je gardai le silence un instant, puis revins la charge : - Pr Leidner, vous ne pouvez pas mexpliquer de quoi votre femme a peur au juste ? Il hsita. - Jespre je crois dclara-t-il lentement, quelle vous dira a elle-mme. Ce fut tout ce que je pus en tirer.

  • CHAPITRE 3 : COMMERAGES

    Il avait t convenu que je me rendrais Tell Yarimjah la semaine suivante. Mrs Kelsey emmnageait dans sa maison dAlwiyah, et cest avec plaisir que je la

    dchargeai un peu de sa tche. A cette occasion, jeus droit deux ou trois allusions lexpdition Leidner. cest ainsi

    quun jeune commandant, ami de Mrs Leidner, sexclama, lair bahi : - Mona Louisa ? Celle-l, elle nen manque pas une ! (Il se tourna vers moi :) cest le

    surnom quon a donn Louise Leidner, miss. Personne ne lappelle plus que Mona Louisa. - Elle est si fascinante que a ? demandai-je. - On ne fait que se railler son avis sur la question. Elle sestime fascinante. - Ne soyez pas mauvaise langue, John, intervint Mrs Kelsey. Vous savez parfaitement

    que Louise nest pas la seule en tre persuade ! Elle a fait tourner la tte plus dun. - Peut-tre bien que vous tes dans le vrai. Ce nest plus un tendron, mais elle ne

    manque pas de chien. - Vous en avez t compltement toqu comme tout le monde, ajouta Mrs Kelsey en

    riant. Le commandant rougit et avoua, la mine penaude : - Bah ! Elle sait y faire. Quant Leidner, il vnre la poussire sous ses pas et tous

    les membres de la mission sont instamment pris den faire autant. - Combien sont-ils, au grand complet ? demandai-je. - On y rencontre de tout, et de toutes les nationalits, mexpliqua le commandant,

    affable. Un architecte anglais, un missionnaire franais cest lui qui dchiffre les inscriptions, les tablettes et tout ce qui sensuit. Et puis il y a miss Johnson. Elle est anglaise, elle aussi cest le factotum maison. Plus un petit rondouillard qui fait les photo. Amricain, lui. Et les Mercado. Dieu sait do ils sortent, ces deux-l des mtques quelconques ! Elle, elle est trs jeune style Gorgone et, bon sang, ce quelle peut dtester Mona Louisa ! On trouve encore dans le lots deux jeunots et on en fait le tour. Il y en a vraiment pour tous les gots, quoi, mais dans lensemble ils sont plutt sympathiques pas vrai, Pennyman ?

    - Oui, oui cest exact, trs sympathique. Pris sparment, sentend. Evidemment, Mercado est un drle de coco

    - IL a une barbe tout ce quil y a de bizarre, glissa Mrs Kelsey. Et puis cest une vraie chiffe molle.

    - Les jeunes sont charmants tous les deux, poursuivit le major Pennyman sans relever linterruption. LAmricain nest pas bavard, et le petit Anglais lest un peu trop. Curieux, dhabitude cest le contraire. Leidner lui-mme est un type exquis. Simple et sans prtention. Oui, pris sparment, ce sont tous des gens charmants. Je peux me tromper, mais, la dernire fois que je les ai vus, jai eu la curieuse impression que quelque chose ne tournait pas rond. Difficile de dire quoi au juste Personne navait lair dans son assiette. Latmosphre tait du genre lectrique. Ils se passaient tous un peu trop la pommade, si vous voyez ce que je veux dire.

    - Lorsque les gens vivent les uns sur les autres, cela finit par leur taper sur le systme, fis-je, rougissant un peu car je naime gure imposer mes vues. Cest ce que ma appris mon exprience lhpital.

    - Cest juste, acquiesa le major Kelsey, mais le chantier dmarre peine il est trop tt pour que ce genre dexaspration ait dj gagn.

    - Une mission de ce genre, cest un condens de notre civilisation, dclara le major Pennyman. Ca comporte ses clans, ses jalousies et ses rivalits.

  • - Je me suis laiss dire que, cette anne, les nouvelles recrues ne manquaient pas, hasarda le major Kelsey, histoire de dire quelque chose.

    - Voyons voir, rcapitula le commandant qui les numra sur ses doigts. Le jeune Coleman est un bleu, Reiter aussi. Emmot, lui, tait sur le terrain lanne dernire, tout comme les Mercado. Le pre Lavigny est une nouvelle recrue. Il remplace le Pr. Byrd, souffrant, et qui na pas pu faire le voyage cette anne. Carey est un vieux de la vieille. Il est pied duvre depuis le dbut, voil cinq ans. Et miss Johnson est presque aussi ancienne que lui dans la mission.

    - Moi qui avais toujours pens quils sentendaient merveille, Telle Yarimjah ! reprit le major Kelsey. On aurait jur une famille heureuse ce qui est assez tonnant quand on connat le genre humain. Vous ntes pas de mon avis, miss Leatheran ?

    - Ce nest pas moi qui irai vous contredire, fis-je. Quand je pense aux prises de bec auxquelles jai assist lhpital ! Et les trois quarts du temps pour des bouts de chandelles !

    - On a tendance prendre la mouche pour des broutilles, quand on vit en vase clos, renchrit le major Pennyman. Nempche, jai limpression quil y a autre chose, dans cette histoire. Leidner est un type si calme, si rserv, si plein de tact Il a toujours su faire rgner lharmonie parmi les membres de sa mission. Pourtant, jai bel et bien senti une tension dans lair, lautre jour.

    Mrs Kelsey clata de rire : - Et vous nen voyez pas la cause ? Elle crve pourtant les yeux ! - Que voulez-vous dire ? - Mrs Leidner, bien sr ! - Voyons, Mary, protesta son poux, cest une femme charmante, qui na rien dune

    bagarreuse. - Je nai jamais dit quelle tait bagarreuse. Jai dit quelle provoquait la bagarre ! - Comment a ? Et pourquoi diable ? - Pourquoi ? Parce quelle sennuie. Elle nest pas archologue, elle sest contente

    den pouser un. Et elle se retrouve coince loin de tout ce qui serait susceptible de la distraire. Du coup, elle fabrique son propre spectacle. Elle samuse semer la zizanie.

    - Mary, vous dites nimporte quoi. Tout a, cest le fruit de votre imagination. - Bien sr que cest le fruit de mon imagination ! Mais vous verrez que je ne suis pas

    loin du compte. Ce nest pas pour rien que Mona Louisa ressemble Mona Louisa ! Elle ne pense pas mal, mais elle se frotte quand mme les mains en guettant le rsultat.

    - Jamais elle nirait tromper Leidner. - Je nai pas non plus parl dhistoires sordides. Mais cette femme est une allumeuse,

    cest tout. - Ah, les bons sentiments que les femmes prouvent pour leurs congnres ! fit le

    major Kelsey. - Evidemment. Chipies et compagnie, voil ce que ricanent les hommes. Mais ce quil y

    a de sr, cest que nous nous trompons rarement sur le compte de nos meilleures amies. - Tout de mme, dit le major Pennyman, songeur, supposer que les peu charitables

    conjectures de Mrs Kelsey soient fondes, elles ne suffiraient pas expliquer ltrange malaise que jai ressenti comme si un orage risquait dclater tout bout de champ.

    - Ne fichez pas la frousse notre infirmire, intervint Mrs Kelsey. Elle va l-bas dans trois jours et vous pourriez la faire changer davis.

    - Bah, ce nest pas avec a que vous allez mimpressionner ! rtorquai-je en riant. Mais quand-mme, je rflchis un bon moment tout ce qui venait de se dire. Le

    bizarre emploi, par le Pr. Leidner, de lexpression plus en scurit me revint en mmoire. Les peurs secrtes de sa femme avoues ou inavoues se rpercutaient-elles sur le reste de la mission ? Ou bien tait-ce la tension gnrale ou sa cause inconnue qui ragissait sur se nerfs elle ?

    Jallai chercher dans le dictionnaire le mot allumeuse utilis par Mrs Kelsey mais nen compris toujours pas le sens.

    Ma foi, me dis-je part moi, on verra bien.

  • CHAPITRE 4 : JARRIVE A HASSANIEH

    Trois jours aprs, je quittais Bagdad. Jtais triste dabandonner Mrs Kelsey et le bb un amour qui profitait vue dil et

    gagnait ses centimtres toutes les semaines. Le major maccompagna la gare et agita sa casquette. Le lendemain matin je serais Kirkuk, o on devait venir me chercher.

    Je dormis mal je dors toujours mal en train et fis de mauvais rves. Mais en regardant par la vitre au petit matin, je vis que la journe serait belle et me mis mintresser aux gens que jallais rencontrer.

    Comme je faisais le pied de grue sur le quai en regardant autour de moi, un jeune homme vint ma rencontre. Il avait le visage rose et poupin, et paraissait sortir droit dun roman de Mr P. G. Wodehouse.

    - Bonjour, bonjour, bonjour ! lana-t-il. Vous tes Miss Leatheran ? Oui, a ne peut tre que vous a saute aux yeux. Ha, ha ! Je mappelle Coleman. Cest le Pr Leidner qui menvoie. Vous vous sentez comment ? Atroce, le voyage, non ? Je les connais, ces trains ! Enfin, vous voil arrive. Vous avez pris un petit djeuner ? Ce sont vos bagages ? Pas grand-chose, hein ? Mrs Leidner trimbale une malle et quatre valises sans parler dun carton chapeaux, dun oreiller spcial, de ceci, de cela et de tout ce qui sensuit. Est-ce que je parle trop ? Suivez-moi jusqu la guimbarde.

    Devant la gare stationnait ce que jentendis plus tard baptiser une familiale . Ca tenait de la fourgonnette, du char bancs et un tout petit peu de la voiture. Mr Coleman maida monter et me conseilla la place ct du chauffeur pour tre moins secoue.

    Secoue ! Etonnant que tout ne tombe pas en pices, oui ! Et rien qui ressemble une route juste une espce de piste faite de creux et de bosses. Parlons-en, des splendeurs de lOrient ! Rien quau souvenir de notre merveilleux rseau routier anglais, jen avais le mal du pays.

    Mr Coleman narrtait pas de se pencher de son sige, derrire moi, pour me corner des informations aux oreilles.

    - La piste est en drlement bon tat ! brailla-t-il comme nous venions tout juste de nous cogner le crne au plafond.

    Et selon toute apparence, il parlait srieusement. - Excellent pour la sant a vous requinque le foie ! fit-il. Une infirmire doit savoir

    a. - A quoi bon stimuler le foie, si cest pour se fracturer le crne ? grommelai-je. - Vous devriez venir voir ce que a donne aprs une averse ! Sensationnelles, les

    embardes ! A tous les coups on va dans le dcor. Je jugeai inutile de relever. Bientt il nous fallut traverser le fleuve, ce que nous fmes bord du bac le plus

    dlabr quon puisse imaginer. Un vrai miracle que nous nous soyons retrouvs de lautre ct, mais tout le monde avait lair de trouver a normal.

    Ca nous prit environ quatre heures datteindre Hassanieh qui, ma surprise, tait une ville assez importante. Assez jolie aussi, avant quon ne traverse le fleuve : toute blanche, assez ferique avec ses minarets. Une fois pass le pont, il y avait de quoi dchanter. cette odeur, ce dlabrement, cette pagaille, cette crasse, partout !

    Mr Coleman memmena chez le Dr Reilly qui, parat-il, mattenait pour le djeuner. Le docteur se montra aussi charmant que dhabitude, et sa maison tait charmante elle

    aussi, avec une salle de bains et tout qui brillait comme un sou neuf. Je pris un bon bain et, le temps de rendosser mon uniforme et de redescendre, je me sentis redevenir moi-mme.

  • Le djeuner tait prt et nous passmes table tandis que le Dr Reilly sexcusait pour sa fille, qui daprs lui tait toujours en retard. nous finissions des ufs en sauce dlicieux quand elle fit son entre.

    - Je vous prsente ma fille Sheila, miss, me dit le docteur. Elle me serra la main, dcrta quelle esprait que javais fait bon voyage, lana son

    chapeau sur une chaise, adressa un petit signe de tte Mr Coleman et sassit. - Quoi de neuf, Bill ? fit-elle. Il se mit lui parler dune vague soire qui devait avoir lieu au club, et jen profitai pour

    la jauger. Je ne peux pas dire que je fus sduite. Un rien trop sans-gne pour mon got.

    Dsinvolte, mais jolie. Brune aux yeux bleus, teint ple et invitable rouge lvres. Son ton cavalier, sarcastique, magaa. Javais eu sous mes ordres une stagiaire dans son genre une fille qui se dbrouillait bien, daccord, mais dont les manires mavaient toujours hrisse.

    Javais limpression trs nette que Mr Coleman en pinait pour elle. Il bafouillait pas mal et sa conversation tait devenue encore plus stupide quavant, si faire se pouvait ! On aurait dit un bon gros chien pataud en train de remuer la queue histoire dtre aimable.

    Aprs le djeuner, le Dr Reilly partit pour lhpital, Mr Coleman sen fut faire des courses en ville et miss Reilly me demanda si je voulais faire un brin de tourisme ou si je prfrais rester la maison. Mr Coleman, ajouta-t-elle, repasserait me prendre dici une heure.

    - Il y a quelque chose voir ? demandai-je. - Il y a des coins pittoresques, rpondit miss Reilly. Mais a mtonnerait quils vous

    plaisent. Ils sont crasseux. Sa faon de le dire eut le don de mirriter. Je nai jamais russi comprendre en quoi le

    pittoresque excusait la crasse. En dfinitive, elle memmena au club, qui ntait pas mal du tout : il donnait sur le

    fleuve et on y trouvait des journaux et des magazines anglais. Quand nous rentrmes la maison, Mr Coleman ntait pas encore de retour, aussi

    bavardmes-nous un peu. Ce ne fut gure facile. Elle me demanda si javais dj rencontr Mrs Leidner. - Non, dis-je. Seulement mon mari. - Je serai curieuse de savoir ce que vous allez en penser. Comme je restai de glace, elle poursuivit : - Jaime beaucoup le Pr Leidner. Tout le monde laime, en fait. Autant dire, pensai-je, que tu naimes pas sa femme. Mais je ne desserrai toujours pas les dents et elle finit par me demander tout trac : - Quest-ce quelle a ? Le Pr Leidner vous la dit ? Je nallais pas me mettre cancaner sur le dos dune patiente que je navais mme

    pas encore rencontre. - Jai cru comprendre quelle tait un peu raplapla, me contentai-je de dire dun ton

    vasif. Et quelle avait besoin quon soccupe delle. Elle clata de rire un rire dur, assez mchant : - Bont divine ! Neuf personnes pour soccuper delle, a ne lui suffit pas ? - Jimagine quils ont tous leur travail faire. - Leur travail faire ? Bien sr quils ont tous leur travail faire. Mais Louise passe

    avant et je vous prie de croire quelle y veille. Non, me dis-je encore. Dcidment, tu ne laimes pas. - De toute faon, poursuivit miss Reilly, je ne vois pas ce quelle peut attendre dune

    infirmire professionnelle. Un amateur quelconque ferait mieux son affaire ; pas quelquun qui va lui coller un thermomtre, lui tter le pouls et qui ne se laissera pas raconter dhistoires.

    La curiosit lemporta. - Vous croyez quelle na rien ? demandai-je.

  • - Bien sr que non ! Elle est forte comme un buf. Louise chrie na pas dormi . Louise chrie a des cernes sous les yeux . Grce au crayon de maquillage, oui ! Nimporte quoi pour attirer lattention, pour que tout le monde la dorlote, pour quon en fasse un plat !

    Il y avait probablement du vrai l-dedans. Quelle infirmire na pas rencontr de ces hypocondriaques qui naiment rien tant quavoir une ribambelle de gens leur chevet ? Quun mdecin ou une infirmire savise de leur dire : Vous navez rien de rien ! et les voil qui, de la meilleure foi du monde, grimpent sur leurs grands chevaux.

    Aprs tout, il tait bien possible que ce soit le cas de Mrs Leidner. Le mari serait, bien entendu, le premier sy tre laiss prendre. Rien de plus crdule que les maris croyez-en mon exprience ds quil est question de maladie. Mais en mme temps, a ne collait pas tout fait avec ce que javais entendu. Et pas du tout, en particulier, avec lexpression plus en scurit .

    Curieux comme ces trois mots mtaient rests en tte. Tout en y repensant, je demandai : - Mrs Leidner est du genre inquiet ? Est-ce que a lui fait peur, par exemple, de vivre

    loin de tout ? - De quoi aurait-elle peur ? Seigneur, ils sont dix ! Et par-dessus le march, ils ont des

    gardes, cause des antiquits. Oh non ! elle ne panique srement pas moins que Apparemment frappe par une pense soudaine, elle sinterrompit un instant avant de

    poursuivre : - Cest drle que vous disiez a. - Pourquoi ? - Lautre jour, nous sommes alls y faire un tour en voiture, le capitaine Jervis cest

    un aviateur et moi. Ctait le matin. La plupart taient sur les fouilles. Elle crivait une lettre et jimagine quelle ne nous avait pas entendus venir. Le boy qui joue les portiers ntait pas l pour une fois et nous avons fonc droit sur la vranda. Elle a d voir lombre porte du capitaine Jervis sur le mus et elle a bel et bien pouss un hurlement ! Elle sest excuse, bien sr. Elle a dit quelle avait cru quil sagissait dun inconnu. Un peu bizarre, non ? Mme sils sagissait dun inconnu, pourquoi une telle panique ?

    Je hochai la tte, songeuse. Miss Reilly, qui stait tue, lcha soudain : - Je me demande ce quils ont, cette anne. Ils ont tous les nerfs vif. Johnson fait

    tellement la tte que cest peine si elle desserre les dents. David nouvre la bouche que contraint et forc. Bill, videmment, narrte pas et on dirait que plus il parle, plus les autres snervent. Carey se promne au milieu de tout a avec lair de quelquun qui sattend ce que a craque dune seconde lautre. Et ils sobservent tous comme si comme si Oh ! je nen sais rien, mais cest bizarre.

    Je fus frappe de voir que deux personnes aussi diffrentes que miss Reilly et le major Pennyman prouvaient la mme impression.

    A ce moment prcis, Mr Coleman entra comme un chien fou. Comme un chien fou est bien lexpression qui convient. Pour un peu on se serait attendu ce que sa langue se mette pendre et ce quil remue la queue.

    - Youpi-i-i-ie ! fit-il. Le champion incontest des garons de courses est de retour parmi vous ! Avez-vous montr les splendeurs de la ville notre infirmire prfre ?

    - Ca ne la pas impressionne pour deux sous, fit miss Reilly, caustique. - Loin de moi lide de lui jeter la pierre ! scria Mr Coleman, compatissant. Ce patelin

    est un trou pourri qui tombe en morceaux ! - Vous ntes gure amateur du pittoresque ou de lantique, pas vrai, Bill ? Cest se

    demander pourquoi vous tes archologue. - Je ny suis pour rien. Prenez-vous en mon tuteur. Cest une espce drudit,

    dagrg en pantoufles, le nez toujours fourr dans les grimoires vous voyez le genre. Rude coup pour lui que davoir un pupille comme moi.

    - Je vous trouve bien bte de vous laisser imposer un mtier qui ne vous intresse pas, dcrta sans ambages la jeune fille.

  • - Imposer, imposer, comme vous y allez, ma poulette ! Le vieux ma tout bonnement demand si javais une vocation quelconque et, comme je lui ai rpondu que je nen savais rien, il ma pistonn, histoire que je dgotte un boulot ici pour la saison.

    - Mais vous navez vraiment aucune ide de ce que vous aimeriez faire ? Vous devriez !

    - Bien sr que si. Mon ide, ce serait denvoyer promener le boulot, dtre bourr de fric et de me lancer dans la course automobile.

    - Vous tes compltement idiot ! fit miss Reilly. Elle avait lair furieuse. - Oh, je sais trs bien que cst hors de question, continua allgrement Mr Coleman.

    Mais partir du moment o il faut que je fasse quelque chose, tout mest gal condition quil ne sagisse pas de moisir dans un bureau du matin au soir. Voir du pays ne me dplaisait pas. Vas-y, mon kiki, me suis-je dit et jai dbarqu ici.

    - Et cest fou ce que vous devez tre utile, jimagine ! - Vous ne croyez pas si bien dire. Moi aussi, je suis capable de rester piqu sur le

    chantier en braillant Inch Allah comme tout le monde ! Et, en fait, je ne suis pas trop manchot en dessin. Imiter lcriture des autres, ctait ma spcialit, au collge. Jaurais fait un faussaire du tonnerre. Bah ! il nest pas dit que je ny viendrai pas. Si un beau jour ma Rolls vous clabousse pendant que vous attendez le bus, vous saurez que jai opt pour le crime.

    - Vous ne croyez pas quil serait temps de partir plutt que de rester l dbiter des neries ? coupa miss Reilly, cinglante.

    - Voil de lhospitalit ou je ne my connais pas, pas vrai, infirmire de mon cur ? - Je suis sre que miss Leatheran est presse darriver. - Vous tes toujours sre de tout, rpliqua Mr Coleman en souriant dune oreille

    lautre. Ca, tu ne las pas vol ! me dis-je. Quelle chipie et quelle bcheuse, cette gamine ! - Nous ferions peut-tre bien dy aller, Mr Coleman, fis-je, un peu pince. - Vous avez raison, infirmire jolie. Je serrai la main de miss Reilly, la remerciai, et nous partmes. - Sacrment sduisante, Sheila, non ? me confia Mr Coleman. Dommage quelle se

    croie toujours oblige de vous rembarrer. Nous quittmes la ville et empruntmes bientt une sorte de piste borde de cultures

    o nous cahotmes dornire en ornire. Au bout dune demi-heure, Mr Coleman pointa son doigt en direction dun tumulus qui

    se dressait au loin, sur les berges du fleuve : - Tell Yarimjah. Japercevais de petites silhouettes noires qui y grouillaient comme des fourmis. Je les observais toujours quand elles se mirent soudain dvaler la pente comme un

    seul homme. - Dbrayage, commenta Mr Coleman. La journe est finie. On stoppe une heure avant

    le coucher du soleil. Le camp de base tait situ un peu en retrait sur la berge. Le chauffeur vira angle droit, la voiture bringuebala dangereusement sous un porche

    troit nous tions arrivs. Les btiments taient rigs autour dune cour. La maison proprement dite nen avait

    occup, lorigine, que le ct sur, assortie de quelques appentis lest. Les membres de la mission avaient prolong la construction sur les deux cts. La disposition des lieux revtant par la suite une importance particulire, jen joins ici un plan succinct.

  • Toutes les chambres donnaient sur la cour, ainsi que la plupart des fentres

    lexception du btiment sud dorigine dont quelques baies regardaient les environs. Lesdites baies taient cependant protges par des barreaux. dans langle sud-ouest, un escalier livrait accs un toit en terrasse, bord dun parapet, sur toute la longueur de laile sud, plus leve que les autres.

    Mr Coleman me fit traverser la cour par le ct est et me conduisit la vranda ouverte au centre de lancien btiment. il poussa une des portes latrales et nous pntrmes dans une vaste pice o plusieurs personnes taient runies autour dune table dresse pour le th.

    - You-la-la-i-tou ! yoddla Mr Coleman. Sur Sourire est parmi nous. La femme assise la place dhonneur se leva pour maccueillir. Ce fut ma premire rencontre avec Mrs Leidner.

    CHAPITRE 5 : TELL YARIMJAH

    Pourquoi ne pas lavouer ? Le personnage de Mrs Leidner me causa la plus vive surprise. On se fait toujours des ides sur les gens dont on a entendu parler. Je mtais fourr dans la tte que Mrs Leidner tait une brune plutt mal embouche. Une femme aux nerfs vif. Et je mattendais aussi la trouver disons-le franchement, un tantinet vulgaire.

    Elle navait rien voir avec ce que javais imagin ! Dabord, elle tait blonde comme les bls. Elle ntait pas sudoise, comme son mari, mais elle aurait pu ltre, avec cette blondeur scandinave quon ne rencontre aprs tout pas si souvent. Ce ntait plus une gamine. Je lui donnai entre 30 et 40 ans. Elle avait le visage trs marqu, et quelques fils gris se mlaient ses cheveux dors. Mais ses yeux taient magnifiques. Des yeux comme je nen avais jamais vus chez aucune autre femme et don on pouvait dire en toute sincrit quils taient violets. Immenses, ils taient souligns dun lger cerne. Elle tait menue et dapparence fragile, et si je dis quelle donnait la fois une impression dinfinie lassitude et de vitalit dbordante, cela paratra aberrant ce fut pourtant mon sentiment sur le moment. Je la jugeai en outre grande dame jusquau bout des ongles. Et a signifie quelque chose mme de nos jours.

  • Elle me tendit la main en souriant. Elle avait la voix douce et laccent amricain : - Je suis ravie que vous ayez accept de venir, miss. Prendrez-vous une tasse de

    th ? A moins que vous ne prfriez voir dabord votre chambre ? Je rpondis que je prendrais volontiers du th, et elle me prsenta aux gens qui taient

    assis autour de la table : - Voici miss Johnson Et Mr Reiter. Mme Mercado. Mr Emmott. Le pre Lavigny. Mon

    mari ne va pas tarder. Asseyez-vous entre le pre Lavigny et miss Johnson. Jobis et miss Johnson se mit me poser mille et une questions sur mon voyage. Je la trouvai sympathique. Elle me rappelait une surveillante dtage que javais eue

    lpoque o jtais stagiaire. Nous ladmirions toutes et elle aurait pu nous demander nimporte quoi.

    Miss Johnson, autant que jen pus juger, frisait la cinquantaine. Dallure plutt masculine, elle avait le cheveu gris et coup court. Quoique bourrue, sa voix qui descendait dans les basses tait agrable. Au milieu dun visage taill coups de serpe, elle avait le nez comiquement retrouss nez quelle frottait avec fureur chaque fois quelle tait trouble ou intrigue. elle portait un tailleur de tweed de coupe masculine. Elle ne tarda pas mapprendre quelle tait ne dans le Yorkshire.

    Le pre Lavigny me parut un peu inquitant. Trs grand, il arborait barbe noire et pince-nez. Javais entendu Mrs Kelsey dire quun moine franais faisait partie du groupe et je dcouvrais maintenant quil portait une soutane de lainage blanc. Le tout mtonnait passablement : javais cru jusque-l que les moines vivaient dans les couvents et ne remettaient plus jamais le nez dehors.

    Mrs Leidner lui parlait la plupart du temps en franais, mais il sadressa moi dans un anglais correct. Je remarquai quil dardait sur tout le monde un regard aigu et inquisiteur.

    Javais les trois autres en face de moi. Mr Reiter tait un petit blond, rondouillard et binoclard. Il avait le cheveu long et boucl, et lil bleu en bouton de bottine. Bb, il devait tre croquer, mais ce ntait vraiment plus le cas ! On aurait dit un goret. Lautre jeune homme, coiff en brosse, avait un long visage espigle, des dents trs saines, et devenait trs beau chaque fois quil souriait. Peu loquace cependant, il se contentait de hocher la tte ou de rpondre par monosyllabes quand on lui adressait la parole. Tout comme Mr Reiter, il tait amricain. La dernire personne tait Mme Mercado, et je ne pouvais la dtailler mon aise, car chaque fois que je risquais un il dans sa direction, je la trouvais occupe me dvorer du regard tel point que cen tait gnant. On aurait dit quune infirmire tait le plus trange animal quelle avait jamais vu de sa vie. Aucune ducation !

    Trs jeune pas plus de 25 ans elle avait un teint de pruneau et le genre aguichant, si vous voyez ce que je veux dire. Jolie sa faon, elle nen avait pas moins lair de ce que ma mre aurait qualifi de mal blanchi . La couleur de son vernis ongles tait assortie celle de son pull-over criard. Elle avait la bouche pince et souponneuse, et de grands yeux de braise qui lui mangeaient son troit visage doiseau.

    Le th tait excellent bon mlange bien cors qui navait rien voir avec la fade tisane chinoise dont nous gratifiait Mrs Kelsey et que javais toujours eu du mal avaler. Il tait servi avec toast, confiture, gteaux secs et tranches de cake. Fort courtois, Mr Emmot me passait les plats. Aussi taciturne fut-il, il nen ragissait pas moins ds que son assiette tait vide.

    Mr Coleman arriva bientt en trombe et sassit de lautre ct de miss Johnson. Lui, au moins, il navait pas lair au bord de la dpression nerveuse. Il se mit parler pour dix.

    A un moment donn, Mrs Leidner soupira et lui jeta un regard exaspr qui lui fit leffet dun cataplasme sur une jambe de bois. Il ne fut pas davantage dcourag par lattitude de Mme Mercado, laquelle il sadressait pourtant la plupart du temps et qui tait tellement occupe me regarder sous le nez quelle ne lui rpondait que pour la forme.

    Nous finissions de prendre le th quand le Pr Leidner et M. Mercado revinrent des fouilles.

    Le Pr Leidner me salua avec lamabilit que je lui connaissais dj. Je vis son regard anxieux se poser sur sa femme, mais il parut soulag par lexpression de son visage. Puis il sassit lautre bout de la table tandis que M. Mercado optait pour la place vide ct de

  • Mrs Leidner. Ctait un grand chalas mlancolique et au teint cireux, nettement plus g que sa femme et affubl dune drle de barbe, la fois rare et hirsute. Je me rjouis de son arrive, car sa femme cessa de me fixer pour le couver des yeux avec une impatience fbrile somme toute assez bizarre. Quant lui, il remuait sa cuillre dans sa tasse sans mot dire, compltement ailleurs. Il ne touchait mme pas la tranche de cake pose dans son assiette.

    Il restait encore une place vide et la porte ne tarda pas livrer passage un homme. Ds que je vis Richard Carey, je me dis que ctait le plus beau garon que jaie vu de

    longtemps et en mme temps je me demande si tel tait bien le cas. Prtendre la fois quun homme est beau et prciser que son visage ressemble une tte de mort peut paratre contradictoire, mais ctait pourtant a. On aurait jur quil avait la peau des joues tendue craquer sur les mplats. Sa mchoire, ses tempes et son front taient si merveilleusement sculpts quil me faisait penser un bronze antique. Dans ce visage boucan brillaient deux yeux du bleu le plus vif que jaie jamais observ. Il ne mesurait pas loin dun mtre quatre-vingts et je lui donnais un peu moins de 40 ans.

    - Voici Mr Carey, notre architecte, miss, me dit le Pr Leidner. Le nouveau venu marmonna quelques mots de bienvenue inaudibles ainsi quil sied

    un Anglais de bonne ducation et sassit auprs de Mme Mercado. - Je suis dsole, le th est un peu froid, Mr Carey, dit Mrs Leidner. - Oh, a na aucune importance, rpondit-il. Je navais pas tre en retard. Mais je

    tenais terminer le relev des murailles. - Un peu de confiture, Mr Carey ? proposa Mme Mercada. Quant Mr Reiter, il poussa les toasts dans sa direction. Je me remmorai soudain lexpression du major Pennyman : Personne navait lair

    dans son assiette Ils se passaient tous un peu trop la pommade, si vous voyez ce que je veux dire.

    Oui, il y avait l quelque chose de bizarre Un peu trop de crmonie On aurait dit une runion de parfaits inconnus et pas de gens qui, pour certains

    dentre eux, se connaissaient depuis des annes.

    CHAPITRE 6 : PREMIERE SOIREE

    Aprs le th, Mrs Leidner me mena ma chambre. Je ne ferais pas mal de donner une brve description de lagencement des lieux. Rien

    de compliqu comme vous pourrez le constater en vous reportant au plan. De part et dautre de la vranda, deux portes communiquaient avec les pices

    principales. Celle de droite donnait sur la salle manger, l o nous avions pris le th. Celle de gauche sur une pice symtrique (que je baptise pice tout faire ), qui servait tout la fois de salon et datelier improvis savoir quune partie des dessins (exception faite des relevs strictement architecturaux) y taient excuts et quon y entreposait les tessons des poteries les plus dlicates avant de les reconstituer. De l on passait la salle des antiquits o le produit des fouilles saccumulait partout : tagres, casiers, tables et trteaux. La salle des antiquits navait pas dautre issue que la porte de la pice tout faire.

    Au-del de la salle des antiquits, mais avec une porte ouvrant sur la cour, on trouvait la chambre de Mrs Leidner. Comme les autres pices de ce btiment, ses deux fentres ouvraient sur des champs cultivs. A la suite et au coin, mais sans porte de communication, il y avait la chambre du Pr Leidner. Ctait la premire des pices de laile est. Venaient ensuite celle qui mtaient destine. Puis celle de miss Johnson, suivie des deux chambres des Mercado. Et enfin les deux prtendues salles de bains.

  • (Lorsquil marriva dutiliser cette expression en prsence du Dr Reilly, il se moqua de moi et me dit quune salle de bains tait une salle de bains ou nen tait pas une ! Nempche, pour une personne habitue la tuyauterie et aux robinets modernes, cela fait un drle deffet dentendre affubler deux rduits aux murs de pis et dont lquipement se rsume un baquet en fer blanc et de leau fangeuse dans de vieux bidons ptrole du nom de salles de bains).

    Laile est avait t ajoute par le Pr Leidner la maison arabe dorigine. Les chambres, toutes sur le mme modle, avaient chacune une porte et une fentre sur la cour. Le btiment nord abritait la salle de dessin et, de lautre ct du porche, le laboratoire, latelier de photographie et la chambre noire.

    La partie ouest du camp de base tait peu prs symtrique. La salle manger communiquait avec le bureau o taient taps et archivs les dossiers et rpertoris les produits des fouilles. La chambre du pre Lavigny faisait pendant celle de Mrs Leidner. On lui avait attribu la plus vaste, car il sen servait aussi pour dcrypter si tant est que le mot convienne les tablettes.

    Dans langle sud-ouest, un escalier menait la terrasse. Laile ouest, ctait dabord la cuisine, puis quatre petites chambres occupes par les jeunes gens : Carey, Emmott, Reiter et Coleman.

    Langle nord-ouest tait occup par la chambre noire laquelle on accdait par latelier de photographie. Le laboratoire tait adoss au porche vot par lequel jtais arrive. Les logements des domestiques indignes, le corps de garde et les curies des chevaux de corve deau taient lextrieur du camp. La salle de dessin flanquait le porche au nord-est.

    Je me suis tendue ici et en dtail sur la configuration des lieux car je ne veux pas avoir y revenir plus tard.

    Ainsi que je lai signal, Mrs Leidner en personne me fit faire le tour du btiment avant de minstaller dans ma chambre et de me dire quelle souhaitait que je my plaise et quelle esprait que je ne manquerais de rien.

    La pice tait probablement quoi chichement meuble : un lit, une commode, une table de toilette et une chaise.

    - Les boys vous apporteront de leau chaude avant le djeuner et le dner et le matin, bien entendu. Si vous en voulez un autre moment, sortez sur le pas de votre porte, frappez dans les mains et, quand le boy arrive, dites-lui : jib maihar. Vous croyez que vous pourrez retenir a ?

    Je lui rpondis que je le croyais et le rptai en bgayant un peu. - Cest bien a. Mais nayez pas peur de crier. Les Arabes ne comprennent rien ce

    quon leur dit en anglais sans a. - Cest drle, les langues, dis-je. On ne peut pas se faire lide quil y en ait tant. Mrs Leidner sourit : - Il y a une glise, en Palestine, o le Pater Noster est crit en quatre-vingt-dix

    langues diffrentes, je crois. - Eh bien a, alors ! mcriai-je. Il faut que jcrive cette histoire ma vieille tante. Je

    parie que a va lintresser ! Mrs Leidner promena un doigt distrait sur le broc et la cuvette et dplaa le porte-

    savon de deux ou trois centimtres : - Jespre que vous vous plairez ici, et que vous ne vous ennuierez pas trop. - Je ne mennui pas souvent, la rassurai-je. La vie est trop courte pour a. Elle ne me rpondit pas. Elle continuait de tripoter la garniture de la table de toilette

    dun air absent. - Quest-ce que mon mari vous a dit au juste, miss ? Ma foi, des questions comme a, il ny a pas trente-six rponses. - Jai cru comprendre que vous tiez un peu dprime, Mrs Leidner, fis-je dun ton

    dgag. Et que tout ce que vous souhaitiez, cest que quelquun soccupe de vous et vous dcharge de tout souci.

    Elle inclina la tte, lentement et dun air songeur : - Oui. Oui a marchera trs bien.

  • Ctait bien un tantinet nigmatique, mais loin de moi lide de lui demander de sexpliquer.

    - Jespre que vous me laisserez vous aider tenir la maison, dis-je au lieu de a. Il ne faudrait pas que je sombre dans loisivet.

    Elle esquissa un sourire : - Merci, miss. Sur quoi elle sassit sur le lit et, mon grand tonnement, commena se livrer un

    interrogatoire serr. Quand je dis que cela ma grandement tonne, cest qu premire vue jaurais volontiers jur que Mrs Leidner tait une dame. Et une dame, daprs moi, a ne fourre pas son nez dans les affaires des autres.

    Mais Mrs Leidner semblait brler du dsir de tout savoir sur mon compte. O javais fait mes tudes et il y a combien de temps. Ce qui mavait conduite au Moyen-Orient. Comment il se faisait que le Dr Reilly mavait recommande. Elle me demanda mme si javais jamais t aux Etats-Unis ou si jy avais de la famille. Une o deux autres questions quelle me posa me parurent dnues de sens sur le moment je ne devais en comprendre lintrt que plus tard.

    Et puis, brusquement, ses manires changrent du tout au tout. Elle me sourit un sourire merveilleusement chaleureux et me dit avec une grande gentillesse quelle tait trs heureuse de ma venue et quelle tait certaine que je lui serais dun grand rconfort.

    - Est-ce que vous aimeriez monter sur la terrasse pour voir le coucher du soleil ? me proposa-t-elle en se levant du lit. Dhabitude, cest trs beau, cette heure-ci.

    Jacceptai bien volontiers. - Il y avait beaucoup de gens avec vous, dans le train de Bagdad ? Des hommes ? Je lui dis que je navais remarqu personne en particulier. Je navais vu que deux

    Franais au wagon-restaurant la veille au soir. Et un groupe de trois hommes qui, daprs leur conversation, avaient je ne sait trop quoi voir avec le pipe-line.

    Elle hocha la tte et un petit sourire lui chappa. Ca avait tout du soupir de soulagement.

    Nous montmes ensemble sur le toit-terrasse. Mme Mercado sy trouvait, asise sur le parapet, et le Pr Leidner, pench sur des

    alignements de cailloux et de tessons, les passait en revue dun il scrutateur. Il y avait de gros machins quil appelait des meules, et des pilons, et des olithes, et des haches de pierre, et plus de tessons de poterie runis que je nen avais jamais rencontr un par un.

    - Venez par ici ! nous lana Mme Mercado. Est-ce que vous ne trouvez pas a trop trop divin ?

    Cest sr, ctait un beau coucher de soleil. De loin, Hassanieh tait vraiment ferique dans les derniers feux du crpuscule, et le Tigre, coulant entre ses larges rives, prenait de faux airs de fleuve de rve.

    - Cest splendide, non, Eric ? dit Mrs Leidner. Le professeur releva la tte dun air absent, murmura Splendide, splendide pour la

    forme et retourna ses tessons. - Les archologues ne sintressent qu ce qui se trouve sous leurs pieds, nous confia

    Mrs Leidner avec un sourire. Le ciel et la vote cleste nexistent pas pour eux. Mme Mercado pouffa : - Ce sont des gens trs bizarre Ca, vous ne tarderez pas vous en apercevoir, miss. Elle sinterrompit, puis ajouta : - Nous sommes tous si heureux que vous soyez l, miss. Nous nous sommes fiat tant

    de souci pour notre chre Louise nest-ce pas, Louise ? - Vraiment ? La chre Louise avait lch le mot dun ton fort peu encourageant. - Oh, oui ! Elle a vraiment t trs mal, miss. Toutes sortes dalertes en tout genre.

    Vous savez, quand on me dit de quelquun : Ce nest rien, ce ne sont que les nerfs , je rponds toujours : Mais que peut-il y avoir de pire ? Les nerfs sont le cur et le noyau de ltre humain, vous ntes pas de mon avis ?

    Toit, tu en rajoutes , me dis-je en moi-mme.

  • - Eh bien, vous naurez plus vous inquiter sur mon compte, Marie, fit Mrs Leidner dun ton coupant. Miss va soccuper de moi.

    - Et plutt deux fois quune ! lanai-je avec le bel entrain de toute infirmire qui se respecte.

    - Je suis sre que a va tout changer, reprit Mme Mercado. Nous nous disions tous quelle devrait voir un mdecin, faire quelque chose. Elle avait vraiment les nerfs dans un tat pouvantable, nest-ce pas, Louise, chrie ?

    - A tel point que a avait lair de rejaillir sur les vtres, grina Mrs Leidner. si nous voquions un sujet plut intressant que mes petites misres ?

    Je compris aussitt que Mrs Leidner tait le genre de femme se faire des ennemis. Elle avait mis dans son ton et loin de moi lide de lui jeter la pierre une froideur polaire qui fit rougir Mme Mercado sous son teint olivtre. Elle bafouilla trois mots, mais Mrs Leidner stait dj leve pour rejoindre son mari lautre bout de la terrasse. Je doute quil sen soit rendu compte avant quelle ne lui pose la main sur lpaule. Il releva alors brusquement la tte. Il y avait de laffection dans son regard, et une sorte dinterrogation pathtique.

    Mrs Leidner hocha la tte avec douceur. Ils sloignrent alors bras dessus, bras dessous et disparurent par lescalier.

    - Vous voyez comme il y tient ? dit Mme Mercado. - Oui. Cest attendrissant. Elle me regardait en coin, dun drle de regard plein de curiosit. - A votre avis, quel est au juste son problme, miss ? me demanda-t-elle mi-voix. - Rien de bien mchant, rpondis-je, toujours pleine dentrain. Elle est un peu plat, un

    point cest tout. Ses yeux me sondaient toujours comme pendant le th, et elle me demanda tout

    trac : - Vous tes infirmire psychiatrique ? - Mon dieu, non ! Quest-ce qui va vous faire croire a ? Je dsapprouve le fait de cancaner sur le compte dun patient. A ct de a, je sais par

    exprience quil est souvent difficile darracher la vrit la famille or, tant quon ne la connat pas, on travaille laveuglette et on ne fait rien de bon. Bien entendu, quand votre malade est suivi par un mdecin, a change tout. Il vous dit ce quil est indispensable que vous sachiez. Mais, dans le cas prsent, il ny avait pas de mdecin traitant. Le Dr Reilly navait jamais t consult titre professionnel. Et, dans le fond, je ntais pas sre du tout que le Pr Leidner mait dit tout ce quil aurait pu me dire. Il est au courant que le mari se montre honneur. Mais quand mme, plus jen saurais, mieux je saurais quelle ligne de conduite adopter. Mme Mercado en qui je ne voyais gure quune petite garce double dune mauvaise langue mourait visiblement denvie de parler. Et franchement, tant sur le plan humain que professionnel, je voulais entendre ce quelle avait dire. Vous pouvez mettre a sur le compte de la curiosit pure et simple si a vous chante.

    - Jai cru comprendre que Mrs Leidner navait pas t au mieux ces derniers temps ? dis-je.

    - Pas au mieux ? ricana Mme Mercado de faon dplaisante. Cest le moins quon puisse dire. Elle nous a plusieurs fois fichu une frousse bleue. Une nuit, ctait des doigts qui tambourinaient sa fentre. Et puis a t une main coupe. Mais quand on est pass au visage cireux coll contre la vitre et qui a disparu quand elle sest prcipite la fentre eh bien, croyez-moi, on a tous eu ce qui sappelle la chair de poule.

    - Peut-tre que quelquun voulait lui faire une farce ? suggrai-je. - Pensez-vous ! Elle a tout invent. Tenez, il ny a pas trois jours de a, ils tiraient des

    coups de feu, au village, plus dun kilomtre dici eh bien, elle a bondi et sest mise pousser des hurlements de quoi nous faire mourir de peur. Quant au Pr Leidner il sest prcipit sur elle et sest conduit de faon grotesque. Ce nest rien, ma chrie, ce nest rien du tout , bafouillait-il. Vous savez, miss, je trouve que les hommes font tout pour inciter les femmes se laisser aller leurs ides folles. Cest ennuyeux parce que cest mauvais pour elles. On ne devrait jamais encourager les fantasmes.

    - A condition que ce soit bel et bien des fantasmes, rpliquai-je, trs sche.

  • - Quest-ce que a pourrait tre dautre ? Je ne rpondis pas car je ne savais pas quoi dire. Drle dhistoire. Les coups de feu et

    les cris, a, ctait comprhensible de la part de quelquun qui aurait les nerfs en mauvais tat, sentend. Mais ces apparitions de spectre et de main coupe, ctait une autre paire de manches. De deux choses lune : ou Mrs Leidner avait tout invent comme ces enfants qui cherchent se faire valoir et devenir le ple dattraction de la famille en dbitant des mensonges ou bien ctait, comme je lavais suggr, une farce dun got douteux. Tout fait le genre dide quun joyeux luron dpourvu dimagination comme Mr Coleman pouvait trouver tordante. Je dcidai de lavoir lil. Une plaisanterie stupide. Je dcidai de lavoir lil. Une plaisanterie stupide peut dclencher la panique chez un grand nerveux.

    - Il y a en elle un je-ne-sais-quoi de trs romanesque, vous ne trouvez pas, miss ? me glissa Mme Mercado avec un regard en coin. Cest le genre de femme qui il arrive des choses.

    - Il lui en est arriv beaucoup ? - Son premier mari a t tu la guerre alors quelle navait pas 20 ans. Cest follemetn

    pathtique et romanesque, non ? - Faon comme une autre de transformer les citrouilles en carrosses ! ironisai-je. - Oh, miss ! Quelle justesse dexpression ! Cest vrai que je navais pas tort. Combien de femmes entendez-vous dire : Si

    seulement Donald ou Arthur ou Machinchouette avait vcu ! Et moi, il marrive de penser que, si tel avait t le cas, il y aurait toutes les chances du monde pour quil soit devenu un vieux mari ventripotent, grincheux, quinteux et pas romantique pour deux sous !

    Il commenait faire nuit et je suggrai Mme Mercado de descendre. Elle acquiesa et me demanda si jaimerais visiter le laboratoire :

    - Mon marie doit y tre. Occup travailler. Je rpondis que cela me ferait trs plaisir et nous nous mmes en route. La pice tait

    claire par une lampe, mais vide. Mme Mercado me montra quelques-uns des appareils, ainsi que des ornements de cuivre quon tait en train de traiter et des ossements recouverts de cire.

    - O peut bien tre Joseph ? fit Mme Mercado. Elle alla voir dans la salle de dessin, o Carey travaillait. Cest peine sil leva les yeux

    notre entre, et je fus frappe par limmense fatigue qui se lisait sur son visage. En un clair, je me dis : Cet homme est au bout du rouleau. Il ne va plus tarder bien longtemps craquer. Et je me souvins que quelquun avant moi avait dj remarqu quil tait cran.

    Comme nous quittions la pice, je le regardai une dernire fois. Il tait pench sur ses papiers, lvres crispes, pommettes saillantes, peau tendue sur les maxillaires en un mot plus tte de mort que jamais. Peut-tre tait-ce mon imagination, mais il me fit penser un de ces chevaliers du temps jadis, partant pour la bataille tout en sachant quil allait y mourir.

    Et, encore une fois, je sentis lextraordinaire pouvoir de sduction qui se dgageait de lui sans quil en sache rien.

    Nous trouvmes M. Mercado dans la pice tout faire . Il tait en train dexposer lide de je ne sais quel nouveau procd Mrs Leidner. Assise sur un escabeau de bois, elle brodait des fleurs de soie, et je fus de nouveau frappe par son air trange, thr, hors du monde. Elle ressemblait plus une crature ferique qu un tre de chair et de sang.

    - Ah, cest l que tu tais, Joseph ! cria Mme Mercado dune voix stridente. Nous pensions de trouver au labo.

    Il se leva en sursaut, un peu gar, comme si notre entre avait rompu un charme. - Je il faut que jy retourne, bgaya-t-il. Je suis en plein milieu en plein milieu de Sans mme terminer sa phrase il gagna la porte. - Il faudra que vous finissiez de mexpliquer a une autre fois, murmura Mrs Leidner de

    sa voix la plus languissante. Ctait tellement intressant ! Elle nous jeta un regard, nous sourit gentiment quoique dun air un peu absent et

    retourna sa broderie. Une ou deux minutes plus tard, elle sadressa moi :

  • - Il y a des livres l dans le coin, miss. Nous avons un assez bon choix. Prenez celui que vous voulez et venez vous asseoir.

    Je me dirigeai vers ltagre. Mme Mercado sattarda un petit moment puis, tournant les talons sans crier gare, sclipsa. Je navais eu que le temps de voir son visage quand elle tait passe prs de moi mais son expression mavait trouble. Elle avait lair folle de rage.

    Quelques-unes des insinuations de Mrs Kelsey me revinrent malgr moi lesprit. Ca mennuyait de penser quelles taient fondes, car jprouvais de la sympathie pour Mrs Leidner, mais je ne men demandais pas moins si elles ne renfermaient pas un brin de vrit.

    Elle nen tait certes pas responsable, mais il faut bien avouer que cet adorable laideron de miss Johnson et cette vulgaire enquiquineuse de Mme Mercado ne lui arrivaient pas la cheville sur le chapitre du charme et de la beaut. Et, aprs tout, les hommes seront toujours les hommes, o que ce soit. Cest une chose quon apprend vite dans ma profession.

    Mercado ntait pas une conqute bien reluisante, et jimagine que Mrs Leidner sen fichait comme de sa premire chemise mais sa femme, elle, ne sen fichait pas. A moins que je ne me trompe, elle prenait a aussi mal que possible et ne demanderait srement pas mieux que de profiter de la premire occasion pour offrir Mrs Leidner un chien de sa chienne.

    Je regardait Mrs Leidner, assise l broder ses jolies fleurs, si rserve, tellement lointaine, tellement distante. Jprouvais une sorte de besoin de la mettre en garde. Je me disais quelle ne savait peut-tre pas combien la jalousie et la haine peuvent tre stupides, aveugles, dvastatrices et combien il en faut peu pour les dchaner.

    Et puis je me dis en moi-mme : Tu es une idiote . Mrs Leidner nest pas ne dhier. Elle frise la quarantaine au bas mot et elle ne doit plus avoir grand-chose apprendre de la vie.

    Mais en mme temps, je ne pouvais pas mempcher de penser le contraire. Elle avait lair si trangement virginale. Je me mis me demander ce quavait t sa vie. Je savais quelle navait pous le

    Pr Leidner que deux ans plus tt. Or, en croire Mme Mercado, son premier mari tait mort depuis une quinzaine dannes.

    Jallai minstaller prs delle avec un livre, puis regagnai au bout dun moment ma chambre pour me laver les mains avant le dner. Un bon dner, avec un curry dlicieux. Tout le monde alla se coucher de bonne heure et jen fus heureuse, car jtais puise.

    Le Pr Leidner maccompagna jusqu ma chambre pour voir si javais tout ce quil faut. Il me serra chaleureusement la main et me dit dun ton vibrant : - Vous lui tes sympathique, miss. Vous lui avez plu demble. Je suis ravi. Je crois

    que tout ira bien, dsormais. Son entrain tait presque enfantin. Moi aussi, javais limpression davoir plu tout de suite Mrs Leidner, et jtais ravie

    quil en soit ainsi. Mais je ne partageais pas tout fait la confiance du professeur. Je sentais

    confusment que tout ntais pas aussi simple quil limaginait. Il y avait quelque chose quelque chose que je narrivais pas cerner mais qui tait

    dans lair. Mon lit tait douillet, mais je nen dormis pas bien pour autant. Je fis trop de rves. Les vers dun pome de Keats, quil mavait fallu apprendre par cur lorsque jtais

    gamine, me trottaient dans la tte. Je butais toujours sur le mme passage et cela mempoisonnait. Je lavais toujours dtest, ce pome sans doute parce quil mavait fallu le rabcher, que a me plaise ou non. Mais, Dieu sait pourquoi, en mveillant dans le noir, je lui trouvai enfin une sorte de beaut.

    Oh ! dis-moi quelle souffrance est al tienne, chevalier en armes, solitaire et qui - et qui quoi, dj ? et qui, livide, sen va errant ? Pour la premire fois, je vis dans ma tte le visage du chevalier ctait le visage de Mr Carey, svre, tir, recuit, pareil celui de tant de jeunes hommes dont je gardais le souvenir depuis la guerre et jen eus de la peine pour

  • lui puis je sombrai de nouveau dans le sommeil et je vis que la Belle Dame sans Merci tait Mrs Leidner et quelle tait couche en travers dune selle sur un cheval au galop, son ouvrage de broderie entre les mains et soudain le cheval trbuchait et tout, alentour, ntait plus quossements enrobs de cire sur quoi je me rveillai avec la chair de poule et toute secoue de frissons, et je me dis que le curry ne mavait dcidment jamais russi le soir.

    CHAPITRE 7 : LHOMME DEVANT LA FENETRE

    Je prfre vous le dire tout net : ne vous attendez pas la moindre touche de couleur locale dans mon rcit. Je ne connais en outre rien larchologie et ne men porte pas plus mal. Aller farfouiller dans des ruines et remuer les ossements de gens morts et enterrs depuis belle lurette, a me dpasse. Mr Carey passe son temps me dire que je nai pas la fibre archologique et je le crois sans peine.

    Ds le lendemain de mon arrive, il me demanda si je navais pas envie de visiter le palais dont il levait les plans je crois quil appelle a comme a. Quoique je me demande bien comment on peut songer tablir des plans pour quelque chose qui a disparu depuis la nuit des temps ! Enfin ! Je lui rpondis que jen serais ravie et, honntement, lide memballait assez. Prs de trois mille ans, il avait, ce palais, ce quil parat. Je me demandais quelle sorte de palais ils pouvaient bien avoir cette poque-l et si a ressemblerait aux photos que javais vues du mobilier de la tombe de Toutankhamon. Mais, croyez-moi ou pas, il ny avait rien voir que de la boue ! Daffreux murs de boue agglomre de cinquante centimtres de haut, un point cest tout. Mr Carey me balada au milieu de tout a en massommant dexplications : a, ctait la cour dhonneur ; l, il y avait des salles de je ne sais quoi et un tage suprieur, et encore des pices donnant sur la cour dhonneur. Et tout ce que je me disais, ctait : Mais comment est-ce quil peu le savoir ? mais je suis trop bien leve pour lui avoir pos la question. En tout cas, pour une dception, a t une dception ! Le chantier de fouilles tout entier ne mavait lair de rien dautre quun immense bourbier pas de marbre, pas dor, rien de beau question ruines, la maison de ma tante Cricklewood aurait fait plus deffet ! Et dire que ces Assyriens, ou je ne sais trop uoi, se baptisaient rois. Lorsque Mr Carey meut montr ses palais , il me confia au pre Lavigney, qui me fit visiter le reste du tumulus. Jen avais une peur, du pre Lavigny ! Ctait un moine, et puis un tranger, et il avait une voix si caverneuse et tout, mais il se montra trs gentil quoiquun peu vague. Jeus plus dune fois limpression que tout a navait pas plus de ralit pour lui que pour moi.

    Mrs Leidner mexpliqua plus tard pourquoi. Elle me confia que le pre Lavigny ne sintressait quaux documents crits , comme elle disait. Ils crivaient tout sur de largile, ces gens-l, coups de signes tranges et barbares, mais qui avaient, parat-il, un sens. Il y avait mme des tablettes scolaires leon du matre dun ct et devoir de lautre. Javoue que a mintressa un peu a avait un ct si humain, si vous voyez ce que je veux dire.

    Le pre Lavigny fit le tour du chantier avec moi et me montra ce qui tait temples ou palais et ce qui tait maisons, ainsi quun endroit quil dcrivit comme un cimetire akkadien primitif. Il parlait dune drle de faon dcousue, lchant des petits bouts dinformation et mlangeant tous les sujets.

    - Cest bizarre quon vous ait demand de venir ici, dit-il par exemple. Mrs Leidner serait donc rellement malade ?

    - Pas exactement malade, rpondis-je prudemment. - Cest une femme bizarre. Une femme dangereuse, je crois. - Comment a, dangereuse ?

  • Il hocha la tte dun air entendu : - Je la crois impitoyable. Oui, je crois quelle serait capable de se montrer absolument

    impitoyable. - Pardonnez-moi, le coupai-je, mais je crois que vous divaguez. Il hocha de nouveau la tte : - Vous ne connaissez pas les femmes comme je les connais. Et a, quand-mme, ctait une remarque pas banale pour un moine ! Mais

    videmment, il en avait sans doute entendu des vertes et des pas mres en confession. Nempche que sa raction mintriguait parce que je ntais pas sre du tout que les moines confessaient ou si ctait seulement les prtres. Avec cette longue robe en lainage qui balayait la poussire, ce chapelet et tout, a devait quand-mme bien tre un moine !

    - Oui, elle serait capable de se montrer impitoyable, reprit-il, pensif. Ca, jen suis sr. Et pourtant, bien quelle soit si dure comme de la pierre, comme du marbre oui, pourtant, elle a peur. Peur de quoi ?

    Ca, me dis-je, cest ce que tout le monde aimerait bien savoir ! A tout prendre, il ntait pas exclu que son mari le sache, mais les autres srement

    pas. Le pre Lavigny me fixa soudain de son regard sombre et comme enfivr : - Est-ce que latmosphre est bizarre, ici ? Est-ce quelle vous parat bizarre ? Ou

    parfaitement normale ? - Pas compltement normale, non, dis-je aprs rflexion. Sur le plan matriel, il ny a

    pas de problme mais il y a quelque chose dans lair. - Moi, a me met mal laise. Jai limpression quun malheur nous guette. Le

    Pr Leidner non plus nest pas dans son assiette. Il sinquite, lui aussi. - La sant de sa femme ? - Il y a peut-tre de a. Mais il y a plus. Il y a comment dire ? une espce de

    malaise. Ctait bien le cas de le dire, il y avait un malaise. Nous nemes pas le temps den dire davantage, car le Pr Leidner se dirigeait vers

    nous. Il me montra une tombe denfant quon venait juste de mettre au jour. Spectacle assez attendrissant : de petits os, une ou deux poteries, quelques grains au dire du professeur les dbris dun collier de perles.

    Ce furent les ouvriers qui me poussrent rire. Nulle part ailleurs vous nauriez vu pareille troupe dpouvantails avec leurs longues robes dguenilles et leurs ttes emmaillotes comme sils avaient une rage de dents. De temps en temps, tout en transbahutant des paniers de terre, ils se mettaient chanter du moins je suppose que ctait cens tre du chant une espce de mlope bizarre qui nen finissait pas. Je remarquai quils avaient presque tous les yeux dans un tat pouvantable suppurants et colls et quun ou deux dentre eux semblaient moiti aveugles. Jtais en train de penser quils formaient une bien pitoyable quipe quand le Pr Leidner me fit remarquer : Ils ont fire allure, nest-ce pas ? Dans quel trange monde vivions-nous et comment deux personnes regardant la mme chose pouvaient-elles voir le contraire de ce que lautre voyait ? L jai pataug un peu dans ma phrase, mais je crois quand mme que vous pouvez vous y retrouver.

    Au bout dun moment, le Pr Leidner dcrta quil retournait au camp de base prendre la tasse de th qui coupait sa matine. Nous nous y rendmes ensemble et il mapprit des tas de choses. Quand ctait lui qui expliquait, ctait tout diffrent. Je pouvais pour ainsi dire tout voir comment ctait, les rues, les maisons et il me montra des fours o ils cuisaient le pain et me dit que les Arabes utilisaient quasiment les mmes aujourdhui.

    A notre arrive, nous trouvmes Mrs Leidner debout. Elle semblait mieux, ce jour-l, moins frle et moins puise. Le th fut servi presque aussitt et le professeur raconta sa femme les dcouvertes de la matine. Puis il retourna au travail et Mrs Leidner me demanda si jaimerais voir quelques-unes de leurs trouvailles. Il va de soi que je dis Oui , et elle mentrana dans la salle des antiquits. Tout un tas de choses y taient ranges, surtout des

  • poteries casses et dautres toutes recolles et rafistoles. En ce qui me concerne, la totalit du lot aurait pu finir la poubelle.

    - Mon dieu, mon dieu, fis-je, dommage quelles soient toutes en mille morceaux, non ? Vous croyez que a vaut vraiment la peine de les garder ?

    Mrs Leidner eut lombre dun sourire : - Ne dtes jamais a devant Eric. Les poteries lintressent plus que tout, et certaines

    de ces pices sont les plus anciennes que nous possdions elles remontent sept mille ans au bas mot.

    Sur quoi elle mexpliqua comment plusieurs dentre elles provenaient dune trs profonde carotte prleve au cur du tumulus et comment, il y avait des milliers dannes, elles avaient t brises et mles du bitume, montrant ainsi que les gens de lpoque ne savaient pas plus estimer leurs biens quon ne le faisait aujourdhui.

    - Et maintenant, dit-elle, je vais vous faire voir quelque chose de bien plus fascinant. Elle descendit une bote dune tagre et me montra un splendide poignard en or au

    manche constell de pierres bleu fonc. Je poussai un cri dadmiration. Mrs Leidner se mit rire. - Oui, tout le monde aime lor ! Except mon mari. - Pourquoi le professeur naime-t-il pas lor ? - Dabord, a revient cher. Il faut le payer au poids de lor louvrier qui le dterre. - seigneur Dieu ! mcriai-je. Pourquoi a ? - Cest lhabitude. Et puis a vite le vol. Vous comprenez, sil leur arrivait de voler un

    objet quelconque, ce ne serait pas pour sa valeur archologique mais pour la valeur du mtal. Ils pourraient le fondre. Aussi leur facilite-t-on le fait dtre honntes.

    Elle descendit un autre casier et me fit admirer une superbe coupe en or quornaient des ttes de bliers.

    Je mmerveillai de nouveau. - Oui, cest beau, nest-ce pas ? Celle-ci provient dun tombeau princier. Nous avons

    mis au jour dautres tombes royales mais la plupart avaient t pilles. Cette coupe est notre plus belle trouvaille. Cest la plus jolie qui ait jamais t dcouverte o que ce soit. Akkadien primitif. Unique.

    Soudain, sourcil fronc, Mrs Leidner approcha la coupe de ses yeux et, de longle, la gratta dlicatement.

    - Cest incroyable ! Il y a de la cire dessus. Quelquun a d venir ici avec une bougie. Elle dtacha une petite caille de cire et remit la coupe sa place. Aprs quoi elle me montra de curieuses figurines de terre cuite presque toutes

    obscnes. Ces primitifs taient vraiment des obsds, cest moi qui vous le dis ! Quand nous regagnmes la vranda, nous y trouvmes Mme Mercado qui se faisait

    les ongles. Elle tenait les mains hauteur de regard pour admirer leffet. Je me dis en moi-mme quil tait difficile dimaginer rien de plus atroce que ce rouge orang.

    Mrs Leidner avait rapport de la salle des antiquits une fine soucoupe en miettes, quelle se mit en devoir de reconstituer. Je la regardai faire un petit moment avant de lui proposer mon aide.

    - Bien sr ! Il y en a encore des tas. Elle alla faire une ample moisson de tessons et nous nous mmes au travail. Jeus vite

    fait dattraper le coup de main et elle me flicita pour mon habilit. Je pense que la plupart des infirmires sont habiles de leurs doigts.

    - Comme tout le monde sactive ! sexclama Mme Mercado. Ca me donne limpression dtre dune oisivet crasse. Mais cest vrai que je suis dune oisivet crasse.

    - Pourquoi pas, si a vous plat ? commenta Mrs Leidner. Elle avait parl sur le ton de la plus totale indiffrence. A midi, nous djeunmes. Aprs quoi le Pr Leidner et M. Mercado nettoyrent des

    poteries laide dune solution dacide chlorhydrique. Un vase vira vers une ravissante couleur prune tandis quun autre laissa apparatre un motif de cornes de taureau. Ctait

  • vraiment magique. La gangue de boue sche qui aurait rsist tous les lavages disparaissait dans le bouillonnement de lacide.

    Mr Carey et Mr Coleman partirent pour les fouilles, et Mr Reiter senferma dans latelier de photographie.

    - Quest-ce que tu comptes faire, Louise ? demanda le Pr Leidner sa femme. Une petite sieste, non ?

    Jen dduisis que Mrs Leidner avait lhabitude de stendre en dbut daprs-midi. - Je me reposerai une heure. Et puis jirai peut-tre faire un petit tour. - Cest bien, a. Vous laccompagnerez, miss, nest-ce pas ? - Bien sr, dis-je. - Non, non, protesta Mrs Leidner, jadore me promener seule. Il ne faut pas que notre

    miss se croie sur le pied de la guerre du matin au soir. - Mais je serais ravie dy aller, insistai-je. - Non, je vous assure, jaimerais mieux pas. (Elle tait trs ferme, presque

    premptoire). Jai besoin dtre seule de temps en temps. Ca mest indispensable. Je ninsistai pas, bien sr. Mais comme je me retriais pour faire moi-mme un somme,

    une ide me frappa : bizarre que Mrs Leidner, qui souffrait de terreurs nvrotiques, prouve une telle envie de se promener seule, sans protection.

    Quand je sortis de ma chambre 3 heures et demie, il ny avait personne dans la cour lexception du boy qui lavait les poteries dans un baquet de cuivre et de Mr Emmott qui les triait. Je me dirigeais vers eux quand Mrs Leidner, de retour de promenade, apparut sous le porche. Elle tait plus rayonnante que je ne lavais jamais vue. Ses yeux brillaient, elle semblait en pleine forme, presque guillerette.

    Le Pr Leidner sortit du laboratoire et alla sa rencontre. Il lui montra un plat orn de cornes de taureau.

    - Les couches prhistoriques fourmillent dobjets, dit-il. Jusquici, la campagne a t bonne. Trouver ce tombeau ds le dbut, a t un coup de chance. La seule personne qui pourrait se plaindre, cest le pre Lavigny. Nous navons pour ainsi dire pas encore trouv de tablettes.

    - Il na pas non plus tir grand-chose de celles que nous avons dj, ironisa Mrs Leidner. Cest peut-tre une sommit de lpigraphie, mais il mriterait dtre aussi clbre pour sa paresse. Il passe ses aprs-midi dormir.

    - Byrd nous manque, reconnut le Pr Leidner. Lavigny ne ma pas toujours lair trs orthodoxe, bien que je naie pas la comptence pour en juger. Une ou deux de ses transcriptions mont paru surprenantes, pour ne pas dire plus. Jai peine croire, par exemple, quil soit dans le vrai pour cette brique grave de lautre jour mais, aprs tout, cest lui qui doit savoir.

    Aprs le th, Mrs Leidner me proposa un tour jusquau fleuve. Peut-tre craignait-elle de mavoir vexe en refusant que je laccompagne un peu plus tt.

    Histoire de lui faire comprendre que je ntais pas du genre susceptible, jacceptai aussitt.

    Ce dbut de soire tait exquis. Un sentier se faufilait entre les champs dorge et les vergers en fleurs. Nous arrivmes sur les bords du Tigre. A notre gauche se dressait le tumulus o les ouvriers chantaient leur bizarre mlope, un peu droite, la grande noria qui mettait son grincement. Au dbut, ce bruit mavait port sur les nerfs. Puis javais fini par laimer et trouver quil produisait sur moi un effet lnifiant. En aval de la noria stendait le village do venaient la majeure partie des ouvriers.

    - Cest assez beau, non ? me dit Mrs Leidner. - Tellement paisible. Ca me fait tout drle dtre si loin de tout. - Loin de tout, rpta Mrs Leidner. Oui. Ici, au moins, il est permis de se croire en

    scurit. Je lui jetai un coup dil en coin, mais je crois quelle se parlait elle-mme plutt qu

    moi et quelle ne stait pas rendu compte quelle avait prononc des mots aussi rvlateurs. Nous revnmes sur nos pas.

  • Soudain, Mrs Leidner se cramponna mon bras avec une telle violence que je faillis pousser un cri.

    - Qui est-ce, miss ? Quest-ce quil fait ? Un peu plus loin, juste lendroit o le sentier longeait les btiments, un inconnu venait

    de sarrter. Il tait vtu leuropenne et, dress sur la pointe des pieds, semblait chercher jeter un coup dil par une des fentres.

    Comme nous le regardions sans trop en croire nos yeux, il sen rendit compte et, reprenant aussitt sa marche, vint dans notre direction. Je sentis ltreinte de Mrs Leidner se resserrer davantage.

    - Miss, chuchota-t-elle. Miss - Il ny a rien craindre, lui dis-je pour la rassurer. Absolument rien craindre. Lhomme nous croisa et sloigna. Ctait un Irakien et, ds quelle leut vu de prs,

    Mrs Leidner se dtendit. - Ce nest aprs tout quun Irakien, soupira-t-elle, soulage. Nous poursuivmes notre route. En passant devant les fentres, jy jetai un coup dil.

    Non seulement elles taient munies de barreaux, mais elles taient trop hautes pour quon puisse voir lintrieur, car le sentier se trouvait en contrebas par rapport la cour.

    - Pur et simple lan de curiosit, dis-je. Mrs Leidner hocha la tte : - Ce doit tre a. Mais, pendant un instant, jai cru Elle sinterrompit. En moi-mme, je me mis marmonner : Vous avez cru quoi ? Cest a que jaimerais

    savoir. Quest-ce que vous avez cru ? Mais je savais maintenant une chose : ctait dun tre de chair et de sang et dune

    personne bien prcise que Mrs Leidner avait peur.

    CHAPITRE 8 : ALERTE NOCTURNE

    Il nest pas trs facile de dcider quels sont les vnements notables survenus au cours de ma premire semaine Tell Yarimjah.

    Quand je regarde en arrire avec tout ce que je sais aujourdhui, comme je suis prcisment en train de le faire, je remarque un tas de petits indices et de dtails qui ne mavaient certes pas saut aux yeux de lpoque.

    Mais pour raconter cette histoire comme il faut, je crois que je dois mefforcer de me replacer dans mon tat desprit dalors, quand jtais trouble, inquite, hante par limpression de plus en plus nette quil se passait quelque chose danormal.

    Car une chose tait bel et bien certaine : cette curieuse sensation de malaise et de tension navait rien dimaginaire. Mme lindcrottable Bill Coleman y faisait des allusions marques.

    - Ce bled commence me taper sur le systme, lentendis-je dclarer un jour. Est-ce que ces gens font ternellement cette tte denterrement ?

    Il parlait David Emmott, lautre assistant. Javais un faible pour Mr Emmott, sa rserve navait rien dinamical, jen tais persuade. Il se dgageait de lui une rassurante impression de solidit dans cette atmosphre o chacun sinterrogeait sur ce que lautre tait en train de penser ou de ressentir.

    - Non, rpondit-il Mr Coleman. Lanne dernire, ce ntait pas comme a. Mais il ne stendit pas davantage sur le sujet et ne chercha pas prolonger la

    conversation. - Ce que je narrive pas comprendre, cest de quoi il retourne, insista Mr Coleman

    dun ton chagrin.

  • Emmott haussa les paules sans rpondre. Jeus une conversation assez difiante avec miss Johnson. Je laimais beaucoup. Elle

    tait comptente, intelligente et elle avait les pieds sur terre. Elle admirait le Pr Leidner jusqu la vnration et a se voyait comme le nez au milieu de la figure.

    A cette occasion, elle me raconta la vie du professeur depuis sa plus tendre enfance. Elle connaissait tous les sites quil avait explors et le rsultat de toutes ses explorations. Je parierais mme quelle aurait pu citer des pans entiers des confrences quil avait donnes. A lentendre, ctait le plus grand archologue vivant.

    - Et avec a il est simple. Si totalement dtach des contingences. Il ne sait pas ce que cest que la prtention. Seul un grand homme peut se montrer aussi modeste.

    - Cest vrai, a, acquiesai-je. Les gens de valeur nont aucun besoin de se faire valoir. - Et il est galement si gai vous ne pouvez pas imaginer ce quon a pu samuser,

    Richard Carey, lui et moi, au cours des premires annes de fouilles sur ce site. Nous formions une si joyeuse bande. Richard Carey avait travaill avec lui en Palestine, bien sr. Leur amiti remontait dj une dizaine dannes. Moi ? Ca fait sept ans que je le connais.

    - Ce quil est bel homme, Mr Carey, glissai-je. - Oui peut-tre bien. Elle avait dit a dun ton plutt bref. - Mais il est un petit peu renferm, non ? - Il na pas toujours t comme a, fit-elle avec vivacit. Cest seulement depuis Elle sinterrompit. - Seulement depuis ? insistai-je. - Bah ! (Elle eut un haussement dpaules qui en disait long). Tant de choses ont

    chang, au jour daujourdhui. Je ne relevai pas. Jesprais quelle continuerait sur sa lance ce quelle fit, non sans

    annoncer son commentaire par un petit rire, comme pour en minimiser limportance. - Jai bien peur de ntre plus quune vieille rabat-joie dun autre ge. Je me dis parfois

    que si la femme dun archologue ne sintresse pas ses travaux, elle ferait mieux de ne pas accompagner la mission. Ca ne peut quengendrer des frictions.

    - Mme Mercado suggrai-je. - Oh, elle ! (Miss Johnson balaya de la main mon ide et Mme Mercado). Cest

    Mrs Leidner que je pensais. Cest une femme qui a beaucoup de charme, et tout le monde peut comprendre pourquoi le Pr Leidner sen est entich - pour parler comme on cause. Mais je ne peux pas mempcher de penser quelle nest pas sa place ici. Elle a cre des problmes, quoi !

    Miss Johnson tait donc daccord avec Mrs Kelsey pour dire que Mona Louisa tait responsable de la tension ambiante. Mais alors que venaient faire l les accs de terreur de Mrs Leidner ?

    - Tout a le perturbe, lui, insista miss Johnson. Bien sr, je sais que je me conduis comme un vieux chien fidle qui ne peut pas sempcher dtre jaloux. Mais je naime pas le voir ce point harass et fou dangoisse. Il faudrait quil puisse se consacrer entirement son uvre au lieu dtre accapar par sa femme et ses terreurs idiotes ! Si a lui flanque la frousse de vivre hors des sentiers battus, elle na qu rester chez elle. Je nai aucune patience avec les gens qui dbarquent quelque part et qui ne font plus que ronchonner une fois quils sont dans la place.

    Craignant alors sans doute davoir t un peu trop loin, elle ajouta : - Ce nest pas que je ne ladmire pas. Au contraire. Cest une trs jolie femme et elle

    sait se montrer adorable quand lenvie lui en prend. La conversation retomba. Et en resta l. Je me dis alors que ctait vraiment toujours la mme chanson partout o des

    femmes se retrouvent ensemble, il y a de la jalousie dans lair. Miss Johnson naimait manifestement pas lpouse de son patron ce qui tait sans doute dans lordre des choses et, moins que je ne mabuse, Mme Mercado la hassait cordialement.

    Si une autre personne encore naimait pas Mrs Leidner, ctait bien Shelia Reilly. Elle vint plusieurs reprises sur le site, une fois en voiture et deux fois avec un jeune homme

  • cheval ou cheval avec un jeune homme ? ils avaient deux chevaux, en tout cas. Je mtais mme mis une ide dans la tte : elle avait un faible pour notre jeune Amricain taciturne, Mr Emmott. Quand il travaillait sur le chantier, elle tranait dans les parages pour bavarder avec lui, et jai comme limpression que lui aussi il avait un faible pour elle.

    Un jour, au cours du djeuner, Mrs Leidner voqua le sujet dune faon que je jugeai un peu dplace.

    - La petite Reilly court toujours aprs David, fit-elle avec un rire bref. Mon pauvre David, elle vous relance jusquau chantier ! Ce que les filles peuvent tre btes !

    Mr Emmott ne rpliqua pas, mais il rougit violemment sous son hle. Il leva les yeux et la fixa droit dans les siens avec une expression trange un regard appuy, assur et comme lourd de dfi.

    Elle esquissa un sourire et se dtourna. Le pre Lavigny marmonna quelque chose dincomprhensible, mais quand je lanai :

    Pardon ? , il se contenta de hocher la tte au lieu de rpter ce quil avait dit. Cet aprs-midi-l, il me fit des confidences : - Pour tout vous dire, au dbut, Mrs L., je ne laimais pas tellement. Elle avait la manie

    de me sauter sur le poil chaque fois que jouvrais la bouche. Mais