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ÂMES SCRUPULEUSES, VIES D ANGOISSE, TRISTES OBSÉDÉS OBSESSIONS ET CONTRAINTE INTÉRIEURE DE LANTIQUITÉ À FREUD VOLUME I P IERRE -H ENRI C ASTEL

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Âmes scrupuleuses, vies d’angoisse, tristes obsédés

obsessions et contrainte intérieure de l’antiquité à freud

volume i

P i e r r e - H e n r i C a s t e l

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Ouvrage publié avec le concours du Centre national du Livre.

La recherche nécessaire pour cet ouvrage, ainsi que la mise en ligne de son appareil scientifique, ont bénéficié du financement

de l’Agence nationale de la recherche, dans le cadre du programme « Philosophie, Histoire et Sociologie de la Médecine mentale »

(ANR-08-BLAN-0055).

Dessins de couverture © Patrick Lindsay

ISSN 2104-6743 – ISbN 978-2-916120-30-0Dépôt légal, 1re édition : octobre 2011

© 2011, Les Éditions d’Ithaque2, rue de Tombouctou, 75018 Paris – www. ithaque-editions.fr

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sommaire

avant-ProPos 9remerCiements 13

intro duction : La contrainte psychique histoire, anthropoLogie phiLosophique et psychanaLyse 151. Des embarras de l’action à la maladie de la conscience 152. La civilisation de l’esprit et la contrainte psychique comme fait moral total 22 3. Psychologie historique et philosophie de l’esprit : penser à contre-courant

du naturalisme 32 4. De la psychanalyse 37

i. Les anciens ont-iLs connu La contrainte psychique ? théophraste et pLutarque, évagre et augustin 451. Le deisidaimon de Théophraste : un « caractère » dans son monde 482. Plutarque et la troupe d’Hécate 62 3. Des déserts de Libye … 684. … au jardin de Milan 81

ii. L’émergence de La conscience obsédée au xviie siècLe

des « scrupuLeuses » du grand siècLe à La méLancoLie de John bunyan 971. La « maladie du scrupule » comme fait moral total 104 2. Des Provin ciales de Pascal au Traité des scrupules de Duguet 117 3. Un détour africain 131 4. Sorcellerie et possession « modernes » comme prémisses

de nos obsessions 141 5. Surin et la Mère des Anges :

l’obsession, discipline nouvelle de l’intériorité 153 § 1. La mélancolie de la Mère des Anges 158 § 2. Premier recroisement : de la mélancolie à l’obsession 160 § 3. L’exorcisme-confession et la double obsessionnalisation 165 § 4. Second recroisement : guérison de Jeanne, maladie de Surin 168 § 5. La mélancolie de Surin 170

6. L’obsession puritaine : Bunyan 173

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iii. de La méLancoLie romantique aux pathoLogies de La voLonté individueLLe : esquiroL, KierKegaard, et Les habits neufs de La « monomanie avec conscience » 1931. La mélancolie de Kierkegaard 204

§ 1. Toute une existence à penser : le Kierkegaard historique 204 § 2. Angoisse d’Abraham, angoisse d’Adam 212 § 3. Le démoniaque 219 § 4. Analytique et dialectique du désespoir 221 § 5. Entre Esquirol et Kierkegaard : George Borrow et le touching disease 228

2. Un médecin névropathe au cœur du XIXe siècle : Dumont de Monteux 233

3. « Folie du doute » et « délire du toucher » : angoisse et obsessions entre aliénisme et psychiatrie 239

4. Des sensations d’angoisse aux lésions de la volonté : obsession romantique et obsession réaliste 249

iv. neurasthéniques et obsédés Les embarras de L’agir à L’âge de L’individuaLisme triomphant 2671. L’«américanite», première affection de masse

des individus modernes 279 2. La neurasthénie au Royaume-Uni avant, puis après 1916 :

une maladie de classe 294 3. La neurasthénie en Allemagne et en Autriche-Hongrie 306

v. pourquoi Janet inventa La psychasthénie … 3191. La neurasthénie à la française : l’idéologie républicaine,

la psychologie positiviste et le mal-être des individus 3242. La psychasthénie comme maladie

et comme système psychophilosophique 337 3. Janet face à ses adversaires :

l’interprétation « émotiviste » des obsessions 346 4. La psychasthénie, névrose « de relation » 366

vi. … et pourquoi freud inventa La névrose obsessionneLLe 3811. Intellectualistes contre émotivistes : l’esprit allemand des

obsessions 3922. Comment Freud a démembré la neurasthénie,

inventé la névrose d’angoisse, puis la névrose obsessionnelle 403§ 1. « La piste de la sexualité » 406§ 2. L’intentionnalité affective de l’angoisse 407§ 3. Freud, Pitres et Régis : la réception de Freud et les premières résistances 409§ 4. La synthèse du Manuscrit K. 413

3. « Que faire ? » Herr E. et la co- création de la psychanalyse 4304. Freud, l’Œdipe et l’intériorisation du Mal : récapitulation et

ouvertures 447

note sur les référenCes et les index 455

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Pour HannaH

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avant-ProPos

C e livre a au moins quelque CHose Pour lui : il n’y en aura plus beaucoup dans son genre. L’horizon se rapproche en effet à grands pas où plus personne ne pourra prétendre embrasser

d’un regard les phases successives de l’élaboration de sa propre culture, ni même, on peut le craindre, quelques-unes seulement réduites à un simple synopsis. Nul renoncement a priori à la quête de la totalité, pour de très beaux motifs critiques, ne sera plus nécessaire. Il sera juste devenu tout à fait impossible de dominer les informations foisonnantes, de plus en plus minutieuses et contre-intuitives, accessibles à tous, qui s’articulent les unes aux autres en réseaux infiniment compliqués, et qui vont désormais se déposer en couches successives avec le développement des connaissances, des expériences de toutes sortes, et même les ultimes tentatives de synthèse. Un érudit du XVIIIe siècle parvenait en quelques dizaines d’années d’étude acharnée à une représentation relativement stable de l’histoire de la civilisation jusqu’à lui. Au XIXe siècle, c’était déjà l’affaire d’une vie, le siècle des Lumières opposant un mur quasi infranchissable à toute entreprise de ce genre. Au XXe siècle, si le projet existe encore, il n’est plus question de le mener à bien, juste d’en scruter l’horizon, qui est un simple horizon de sens. Ce vers quoi nous allons est différent. On peut désormais imaginer que deux êtres humains, l’un et l’autre soigneusement éduqués, pourraient un jour prochain nouer conversation et découvrir qu’ils ne partagent pas la moindre référence : ni religieuse, ni philosophique, ni morale, ni esthétique. Chacun n’aurait rien lu ni vu de ce dont l’autre se serait nourri. Même sur les objets communs que leur désignerait le langage, les entrées intéressantes, les perspectives dispensatrices de sens et de valeur seraient tellement hétérogènes qu’ils devraient consacrer une longue partie de leurs échanges à examiner s’ils parlent bien de la même chose. Difficile de décider si cette conversation serait pour l’un et l’autre extraordinairement informative ou une expérience d’incommunication profonde. Elle les exposerait à une situation inédite. Car on a pu parler d’« humanités » (autrement dit des savoirs historiques, philologiques, philosophiques qui

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8 âMES SCRUPULEUSES, vIES D’AnGoISSE, TRISTES oBSéDéS

s’entrecroisent et tissent sur un mode réfléchi le texte de la culture) en s’abritant sous le nom générique de notre espèce. Ces deux-là feraient la découverte bizarre de la contingence de cet abri – bien pis : de l’incertitude de l’humanité de l’autre, s’ils n’ont pas moindre ressource des humanités en commun. En même temps, et le paradoxe m’amuse, il est au moins aussi vraisemblable que l’un et l’autre seraient fascinés par les apports intellectuels inouïs, par la sensibilité dérangeante, par l’usage des mots et la logique de son insaisissable partenaire ! Ainsi la culture ne serait plus, comme autrefois, l’ensemble des références que les hommes partagent. Ce serait l’expérience du plus grand dépaysement qui soit, dès qu’on en rencontre un seul.

Les érudits chinois en sont là depuis longtemps. Voilà des siècles qu’écrasés sous trop de siècles d’inassimilable culture et par la variété sidérante de ses contenus et de ses formes, ils ont dû composer avec l’éclatement et la contradiction des œuvres majeures – que masque le privilège accordé à quelques généralités fades, avant le fabuleux cha-toiement de leurs commentaires, puis des gloses de leurs gloses, qui en ravivent les pâles contours. Le monde, dans le dialogue des vrais lettrés, n’est peut-être même plus que cela : tentative ironique d’y faire allusion.

Mettons que nous soyons à mi-chemin, pas encore chinois, mais déjà plus tout à fait les héritiers sereins des humanités classiques ou modernes. Pour un ouvrage comme celui-ci, cela soulève la question des matériaux. Cela soulève aussi la question des lecteurs à qui il s’adresse.

En ce qui concerne les matériaux, je suis allé droit aux sources primaires. Compte tenu des exigences de la justification scientifique, il n’était plus matériellement possible de livrer exhaustivement l’appareil des sources secondaires et tertiaires, les règles d’établissement des textes, les revues de littérature sur chaque point d’histoire, de philosophie ou de science abordé, les polémiques passées et présentes. Hérisser chaque paragraphe d’une demi-page de notes (c’est aujourd’hui l’ordre de grandeur, si l’on veut défendre son propos à la régulière), ce n’est plus envisageable. À cet égard, une grande voie du savoir se ferme : de la majestueuse spirale où les connaissances s’entre-référençaient, le dessin se perd peu à peu.

Reste une autre voie. Elle n’a rien d’original et a toujours été mé -prisée parce que dénuée d’objectivité scientifique. Elle consiste à faire de la lecture de ces sources de notre civilisation moins l’occasion d’une instruction, ou d’une commémoration, que d’une épreuve. J’ai tenté de retrouver au moins autant leur sens que leur effet, de voir si des échos peuvent encore nous en parvenir, ou si nous avons déjà basculé dans autre chose. L’histoire qu’on va lire a les yeux rivés sur

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AvAnT-PRoPoS 9

l’imminence d’un futur où le passé deviendra indéchiffrable. Elle est d’ailleurs déjà pénétrée du sentiment de l’incompréhensibilité de ce que ses protagonistes peuvent avoir vécu. Je m’efforce même, par un décentrement qui est un procédé connu d’anthropologue, de rendre le présent au moins aussi énigmatique que le passé. Car voilà la difficulté. La fabrique de la « conscience » des hommes qui nous ont précédés ne nous est pas cachée : on va en découvrir plusieurs instruments, des institutions méconnues, certains résultats, mais aussi, puisque c’est le thème que je poursuis, une de ses maladies les plus redoutables, avec les soins et les remèdes qu’on lui a procurés. Tout cela s’étale au grand jour. Mais plus on pénètre la matière subjective de l’histoire, plus elle nous éloigne de ce dont elle nous rapproche. Car l’effet que cela fait à quelqu’un d’être « lui-même », les moyens qu’il mobilise pour faire sienne l’identité morale que son époque lui impose, et plus encore pour contrecarrer les effets délétères de ce que Dostoïevski nomme la « maladie de la conscience », qui est l’envers caché et douloureux de notre devenir-soi, tout cela reste enveloppé de nuit.

La seule possibilité qui subsiste pour avancer dans cette obscurité consiste à reconnaître ce qui en tient lieu chez nous, en nous. C’est de ne pas jeter dessus plus d’obscurité encore, mais de s’armer de notre part de ténèbres, puis d’aller à la rencontre de ce qui a pu arriver à nos semblables aujourd’hui disparus, en guettant les signes qui trahissent parfois comment, ou mieux, à quel prix ils sont devenus eux-mêmes. Épreuve, donc, et pas seulement ni d’abord déchiffrement, une pareille histoire n’accepte pas, absolument pas, l’évidence normative des figures actuelles de l’identité personnelle, du sujet ou de l’individu. Elle y voit des produits en devenir, peut-être des impasses. Elle fait le pari de les saisir à partir de ce qu’ils récusent, nient ou refoulent, mais aussi de ce qui commence à les déformer, à les soumettre à de nouvelles tensions, au service de buts qui n’existent pas encore, mais qui déjà s’annoncent. Il n’est nullement acquis, par conséquent, que mes résultats aient le droit de prétendre à la généralité. Je sollicite trop chez le lecteur le surgissement de certaines émotions, des intuitions ou des significations dont, en fait, je raconte les vicissitudes et dont j’expose la contingence.

Peut-être ainsi, au fond, t’ai-je traité, lecteur, comme l’interlocuteur imaginaire de mon apologue de départ : je ne sais si ce que je vais dire peut t’atteindre par quelque bord, je parie que oui. C’est en tout cas un tête-à-tête que je propose, parce que rien n’est moins garanti que la possibilité de nous représenter par empathie exactement ce qu’ont senti les êtres humains dont il sera question et, par projection de nos concepts dans le passé, ce qu’ils ont autrefois pensé. On ne peut pas, en

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tout cas, conjecturer qu’un pilier de notre civilisation vacille (c’est ce que je soutiens : la culpabilité a cessé d’être l’organisateur privilégié de l’existence morale des individus) et, en même temps, espérer la reconnaissance unanime d’un tel fait. Car, dit Wittgenstein, on ne suit de règles et on ne s’accorde sur rien qu’au sein d’une forme de vie. Mais si cette forme de vie mute ? Si elle se transforme au point qu’il ne soit plus si sûr que les présupposés immédiats de la vie (par exemple, le régime des sentiments moraux au fondement de la vie sociale) conservent pour tous leur évidence et leur clarté ? La conversation que je te propose donc, lecteur, n’a qu’un modèle : c’est ce qui arrive (parfois) quand on lance une interprétation au cours d’une psychanalyse. Car rien n’est calculable dans un pareil coup de dés. Mais, quand une interprétation porte, alors on a la surprise de découvrir qu’on se rencontre avec celui à qui on l’adressait sur un terrain absolument neuf – qui n’est ni celui d’où l’interprétation fut lancée, ni celui où se tenait auparavant celui à qui on la destinait. Il y a là, je crois, une très discrète et très modeste invention de culture. Cette invention sert ici de modèle aux métamorphoses qui m’intéressent. Modèle étrange, en même temps, puisqu’il s’applique à des événements qui ne se reproduiront jamais.

Mais assez de paradoxes ! Parlons maintenant comme autrefois1…

1 . La bibliographie générale de ce livre est disponible gratuitement sur le site des Éditions d’Ithaque, avec une chronologie bibliographique de l’histoire des obsessions de l’Antiquité à la mort de Freud, en 1939, ainsi qu’un index rerum et un index nominum (incluant l’index des patients cités).

On trouvera p. 455 comment y accéder, ainsi que la justification de ce procédé.Certaines références en notes sont donc en italiques. Cela signifie qu’il existe, dans la

chronologie bibliographique en ligne, un hyperlien qui leur correspond. En cliquant sur cet hyperlien, le texte numérisé de ces références apparaît à l’écran, soit directement dans une version libre de droits, soit à la page où un éditeur offre d’y accéder via les abonnements des bibliothèques universitaires.

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remerciements

Sans les patientes relectures et les critiques détaillées de Sarah Chiche, Françoise Champion, Emmanuel Delille, Alain Ehrenberg, Tiago Marques, Françoise Parot, Régine Plas, Louis A. Sass et Frère Théophane (Constantin), ce livre aurait comporté bien davantage d’erreurs. Le bonheur de nos échanges me console un peu de celles qui demeurent.

Jacqueline Peragallo, Jean-Claude Pons et Hélène Geiger ont fait un travail formidable en corrigeant le manuscrit. Qu’ils trouvent ici l’expression de ma gratitude. Le Centre national du Livre a encouragé et soutenu financièrement l’édition de ce volume.

Ces recherches, enfin, m’ont été rendues possibles grâce au soutien de l’Agence nationale de la recherche, dans le cadre du programme « Philosophie, Histoire et Sociologie de la Médecine mentale » (ANR-08-bLAN-0055).

P.-H. C

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introduCtion

la Contrainte PsyCHique Histoire, antHroPologie PHilosoPHique et PsyCHanalyse

1. des embarras de l’aCtion à la maladie de la ConsCienCe

« Maintenant, messieurs, je veux vous raconter, que ça vous plaise ou non, pourquoi je n’ai même pas réussi à devenir un insecte. Je vous le dis solennellement : j’ai très souvent désiré devenir un insecte. Mais même ça, je n’ai pas eu l’honneur d’y parvenir. Je vous assure, messieurs : avoir une conscience trop développée, c’est une maladie, une maladie pleine et entière. Pour la vie quotidienne, ce serait déjà bien suffisant d’avoir une conscience ordinaire, voire au quart de la conscience accordée à l’homme évolué de notre malheureux XIXe siècle […] On aurait, par exemple, largement assez de la conscience des hommes soi-disant sincères, directs et des hommes d’action. Vous vous dites, je suis prêt à le parier, que j’écris tout ça pour vous épater, pour me moquer des hommes d’action, et que je fais autant d’histoires, avec ma forfanterie de mauvais goût, que mon officier avec son sabre. Mais attention, messieurs, qui donc pourrait se vanter de ses maladies, et a fortiori, chercher à en épater les autres1 ? »

Fédor dostoïevski

Une Classe d’embarras PartiCuliers frappe électivement les actions que nous jugeons bonnes, belles, convenables, justes, appro-priées, désirables, pieuses, dignes d’éloge, etc. Ce n’est pas que

leur but se dérobe soudain, les rendant vaines, ni, infortune pire, que le but atteint, en raison d’un accident inattendu, diffère de celui qu’on visait. Ce n’est pas non plus que les instruments et les moyens fassent défaut, ou encore que les mécanismes internes (dans le cerveau) qui

1 . dostoïevski, 1864 / 2008, p. 19-20.

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permettent à l’action de s’exécuter ratent et la fassent échouer. C’est un empêchement plus obscur et plus intrinsèque. L’intention qui sous-tend les actions et qui les guide vers leur accomplissement s’avère fra-gile, incertaine, insuffisante. On parvient mal à discerner le moment où pointent cette fragilité, cette incertitude, ce son creux que rend l’agir et qui nous fait sentir que quelque chose, soudain, ne va pas. Toujours est-il qu’aussitôt surgissent des interrogations bien connues. Ce qui a été fait a-t-il été « bien » fait ? Ce qu’il fallait dire a-t-il été dit « de façon appropriée » ? Ne vaut-il pas mieux tout reprendre de zéro ? Ne faut-il pas du moins vérifier où l’on en est de l’action en cours, et si elle vise toujours ce qu’elle visait au départ ? Ces embarras de l’agir, distincts de ses malheurs circonstanciels comme de ses ratés mécaniques, commen-cent avec les scrupules qu’on chasse vite, avec les petites gênes qu’on surmonte, avec les réitérations fugitives, à des fins de correction, qui vont sans dire. Mais on ne passe pas toujours outre et l’embarras d’agir peut aller jusqu’à étouffer l’initiative de l’action. Cet empêchement absolu ne surgit pas d’emblée. Il faut non seulement que les embarras que l’action se crée si bizarrement avec elle-même s’accumulent, mais qu’ils se condensent, qu’ils fusionnent, et qu’ils prennent enfin une figure propre. Autrement dit, il faut que l’agent ait le sentiment qu’une contrainte intérieure s’oppose à ses actes : une sorte de contre-agent retors mêle ses contre-actions à mes actions, les freine, déforme leurs intentions initiales, détourne leur cours, me paralyse, etc.

C’est une question difficile que de savoir si cette contrainte intérieure, contre laquelle l’agent a parfois l’impression de devoir lutter à chaque instant est un trait universel, une potentialité inhérente à toute action, ou s’il s’agit d’une formation propre à certaines cultures en fonction du sens dont elles investissent certaines actions et de la valeur qu’elles confèrent à certains agents. À la fin de cette introduction, j’indiquerai une raison particulière pour laquelle les embarras de l’action nous semblent moins intuitifs, moins immédiatement présents à l’esprit que, disons, les hasards malheureux ou les dysfonctionnements mécaniques de l’agir. Une chose est sûre, cependant. Partout où les embarras de l’action intentionnelle prennent consistance sur ce mode-là, ils ne tardent guère à déborder de la sphère étroite des actions de valeur, celles où entrent manifestement en ligne de compte des considérations de danger, d’honneur, de grandes conséquences, quelles qu’elles soient. N’importe quelle action se retrouve en danger de s’empêcher soi-même, de la plus noble à la plus sordide, de la plus triviale à la plus improbable. On peut ne pas savoir au juste comment prier Dieu, mais aussi se demander si, en fermant sa porte à clé, on l’a bien fermée. On peut douter d’avoir correctement écrit un mot,

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InTRoDUCTIon 15

mais la même chose vaut pour la défécation ou pour l’onanisme. L’a-t-on correctement fait, a-t-on éprouvé ce qu’il faut ressentir ? L’absurdité et l’incongruité de pareilles questions sont évidentes. La contrainte en question n’en a cure. On peut aussi se faire scrupule d’avoir contribué par son action à des événements impossibles, mais dont l’évocation est terrifiante, ou même simplement pénible, et se projeter en imagination, dans un état d’effroi bizarre et tenace, comme ayant causé tel ou tel désastre parce qu’on a mal éteint sa cigarette ou manqué de prendre une précaution encore moins plausible. Pis, on peut non seulement douter de tout, mais douter du doute lui-même, et ne pas même savoir si on ne sait pas. On peut être paralysé au dernier degré, et pourtant vouloir encore s’empêcher de tout, comme si la pure et véritable inhibition, celle où la question même d’agir ne se poserait enfin plus, se dérobait encore. Même se corriger et se reprendre sont sujets à corrections et à reprises, lesquelles causent de nouveaux désordres en raison de leurs nouvelles imperfections, amorçant un nouveau cycle. Le contre-agent de l’action, cet Ennemi intérieur, peut prendre ainsi un aspect démoniaque.

Entre les scrupules banals et les phénomènes extraordinaires que je viens d’évoquer, la transition n’est pas difficile à découvrir. C’est que nos actions sont presque indémêlables les unes des autres. Elles impli-quent pour la plupart un degré de coopération (ne serait-ce que l’ab-sence d’entraves venant d’autrui) et elles retentissent souvent sur les actions présentes ou futures de ceux qui partagent notre forme de vie sociale. Du coup, le moindre défaut de mon action particulière est gros d’effets incalculables. Plus ma vie sociale est dense, plus les actes requis ou laissés à mon initiative ont un caractère abstrait ou général, et plus la pente est glissante qui me porte à élargir démesurément l’horizon légi-time de mes scrupules. À la fin, scrupules et doutes deviennent un sujet de hantise perpétuelle, qui croît proportionnellement au sentiment de responsabilité envers les autres et à la prise en compte de leurs attentes.

La présente étude est consacrée aux embarras de l’agir, sur cette pente qui les conduit inexorablement à prendre des proportions extrêmes. Je les regroupe sous le titre de « contrainte intérieure », puis « psychique » (je vais expliquer pourquoi). On les désigne souvent aujourd’hui sous le nom d’« obsessions » quand il s’agit d’intentions et de pensées forcées, et de « compulsions » quand il s’agit d’actes contraints et répétitifs. Mais ce sont là des termes psychologiques et médicaux relativement récents. Les figures de la contrainte intérieure ont une plus longue histoire. La première partie de cette étude, qui en comprendra deux, reconstitue le chemin qui a conduit à caractériser cette contrainte, qui est semble-t-il d’abord une contrainte interne à l’action, comme une

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contrainte intérieure de l’agent – et donc comme contrainte psychique, puis de là comme obsession et compulsion. Dès le départ, on verra que ce glissement s’est produit presque aux sources de la culture occidentale : dans la conception augustinienne du conflit entre désir et volonté.

Cependant, pour une raison plus conceptuelle, si cette classe d’embarras intrinsèques à l’action ne peut être ignorée – et si elle touche inévitablement l’agent et ce qui se passe en lui –, c’est parce qu’aucune action qui compte comme action, aucun acte au sens fort ne va sans une certaine pénibilité à l’accomplir. Se sentir ou se savoir l’agent de ses actes, qu’il s’agisse de gestes importants ou de paroles qui engagent, c’est témoigner d’un minimum de scrupules, c’est surmonter diverses résistances intérieures. C’est non seulement agir, mais se mobiliser comme agent de ses actes. C’est bien sûr éprouver ou connaître le mal qu’on écarte (lequel commence à la moindre imperfection de l’action) dans le bien (sinon l’idéal) qu’on pose en agissant ainsi et pas autrement. Voilà pourquoi tout agent intentionnel s’affecte de ce qu’il fait en le faisant. Il n’a même aucun moyen de commencer à exister sans souffrir, sans subir, sans être affecté par ce qu’il lui en coûte d’agir : de s’imputer des intentions et de s’en supposer responsable, de surveiller l’exactitude de leur accomplissement et leur conformité à des fins dont une grande partie, en outre, dépasse les buts étroits de l’action et exige un certain degré de prudence. Agir, ainsi, est pathétique. Rien ne se fait tout à fait sans angoisse, sans anticipation d’un regret ou d’un remords, sans l’inquiétude de ne pas pouvoir reprendre son action ni revenir au statu quo ante une fois qu’on l’a entreprise.

En soi, les embarras de l’action ont donc l’air contingents, sinon « psy-chologiques ». On voit mal en quoi le concept d’action en tant que tel devrait leur accorder une place. Après tout, ils concernent des actions avortées ou déficientes plus que des actions au sens propre. La philo-sophie de l’action n’a pas grand-chose à en dire, et d’ailleurs elle s’est surtout consacrée (d’Aristote à Austin) à ses infortunes et à ses ratés.

En pratique, on ne peut pas éviter de les rencontrer. Pour l’anthro-pologue, les embarras de l’action sont même un invariant concret de la condition humaine. Il n’y a pas de langues ou de cultures où les verbes d’action ne soient modulables selon qu’« on y arrive » bien ou mal, ni où cette modulation ne soit pas, à des degrés divers, objet d’éloge ou de blâme, et donc l’occasion légitime d’exprimer comme de ressentir des sentiments déterminés, soit publiquement, soit dans son for intérieur. L’impuissance ou la pusillanimité des agents sont un souci universel. En revanche, si cette invariance m’est concédée, il existe selon les cultures une extraordinaire variété de lieux où passe une autre ligne de

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partage : celle qui sépare le scrupule et le scrupule excessif, ou la quête rigoureuse d’une action ou d’une parole justes et le point où celles-ci, rapportées à leurs propres fins et conditions, se rendent à elles-mêmes impossibles ou irréalisables. Arrive alors le moment, variable selon les contextes, mais qui menace toute action, de la plus grave à la plus futile, où ce qui s’accomplit (si même l’action aboutit) porte la marque de plus en plus aberrante des embarras dont elle est frappée en amont, et qui sont causes de difformité, de ridicule, de contradiction in re – tant au niveau des intentions qui l’animent que de ce que l’agent éprouve en agissant. Un accroc interrompt le discret tissage de la coopération sociale et la réinstitution permanente de ses valeurs (bien ou mal faire). Un des participants se répète stérilement, reprenant son geste, son acte ou ses paroles pour les corriger, mais il les rend chaque fois plus fautifs. À la fin, il s’interrompt, paralysé. Ou bien il découvre avec horreur, et les autres avec lui, que le résultat obtenu est tout le contraire de ce qu’il visait. Ou bien enfin la possibilité simplement évoquée des conséquences négatives de ses actes donne lieu à une anticipation anxieuse de plus en plus affolante. Pour finir, des événements extrêmement éloignés de la sphère d’action de l’agent suscitent chez lui un sentiment dispropor-tionné, absurde, d’angoisse, de responsabilité personnelle, de honte, de culpabilité, voire de remords – alors qu’il n’a justement encore rien fait.

Une culture, la nôtre, a donné à l’expérience de la contrainte intérieure une portée monstrueuse. Elle en a fait la pierre de touche de ce que nous appelons la « conscience morale », autrement dit le principe de la valeur de l’individu. Il était donc inéluctable qu’une conscience qui peut devenir « bonne » ou « mauvaise » en fonction de ses actes (et penser, sous ce rapport, c’est déjà agir) se retrouve exposée de façon particulièrement pénible aux embarras de l’agir. bien avant la médicalisation de ces embarras sous forme d’obsessions et de compulsions, la conscience a eu son envers sombre, envers qui, à l’occasion, se retourne sur elle, la recouvre, et qui rend indiscernables la conscience et la « maladie de la conscience ». La raison en est simple : de ses prémisses dans l’Antiquité chrétienne jusqu’à l’âge classique, pendant le romantisme (Kierkegaard s’imposant à cet égard entre Augustin et Freud) puis au cours de sa diffusion à la fin du XIXe siècle jusqu’à ce qu’il éclate en traditions politiques et nationales hétérogènes, l’essor de l’individualisme n’a jamais cessé de solliciter l’implication dangereuse de l’agent dans ses actes.

Mais je dois d’emblée prévenir autant la critique que le malentendu en limitant mieux mon propos – que je dilate peut-être à l’excès. Je souhaite juste indiquer ce qu’une certaine « psychopathologie de l’individualisme » (titre par provision !) peut apporter comme éclairage latéral aux grands