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SERVITUDE ET SOUMISSION Sources Collectif, Servitude et soumission, Ellipses, coll. « l’Intégrale », 2016. Collectif, Servitude et soumission, Flammarion, coll. « GF/ Prépas scientifiques », 2016. Collectif, Servitude et soumission, Atlande, coll. « Clefs concours – Français-Philo », 2016. France Farago et Christine Lamotte, Servitude et soumission, Armand Colin, coll. « Destination Grandes écoles – Prépas scientifiques », 2016. Sciences Humaines n° 213, « L’énigme de la soumission », mars 2010. Sciences Humaines n° 275, « Liberté. Jusqu’où sommes-nous libres ? », novembre 2015. Bruno Bernardi, La démocratie, Flammarion, coll. « GF/Corpus », 1999. Marcel Dorigny et Bernard Gainot, Atlas des esclavages. De l’Antiquité à nos jours, éditions Autrement, coll. « Atlas/Mémoires », 2013. Pol Gaillard, Liberté et valeurs morales, Hatier, coll. « Profil/Philosophie », 1978. Nicolas Guégen, Autorité et soumission, Dunod, coll. « Psycho Sup », 2015. Antoine Hatzenberger, La liberté, Flammarion, coll. « GF/Corpus », 1999. Patrice Kleff, « C’est à ce prix que vous mangez du sucre… » Les discours sur l’esclavage d’Aristote à Césaire, Flammarion, coll. « Étonnants classiques », 2015. Robert Misrahi, Qu’est-ce que la liberté ?, Armand Colin, coll. « U », 1998. 1

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SERVITUDE ET SOUMISSION

Sources

Collectif, Servitude et soumission, Ellipses, coll. « l’Intégrale », 2016. Collectif, Servitude et soumission, Flammarion, coll. « GF/ Prépas scientifiques »,

2016. Collectif, Servitude et soumission, Atlande, coll. « Clefs concours – Français-Philo »,

2016. France Farago et Christine Lamotte, Servitude et soumission, Armand Colin, coll.

« Destination Grandes écoles – Prépas scientifiques », 2016. Sciences Humaines n° 213, « L’énigme de la soumission », mars 2010. Sciences Humaines n° 275, « Liberté. Jusqu’où sommes-nous libres ? », novembre

2015. Bruno Bernardi, La démocratie, Flammarion, coll. « GF/Corpus », 1999. Marcel Dorigny et Bernard Gainot, Atlas des esclavages. De l’Antiquité à nos jours,

éditions Autrement, coll. « Atlas/Mémoires », 2013. Pol Gaillard, Liberté et valeurs morales, Hatier, coll. « Profil/Philosophie », 1978. Nicolas Guégen, Autorité et soumission, Dunod, coll. « Psycho Sup », 2015. Antoine Hatzenberger, La liberté, Flammarion, coll. « GF/Corpus », 1999. Patrice Kleff, « C’est à ce prix que vous mangez du sucre… » Les discours sur

l’esclavage d’Aristote à Césaire, Flammarion, coll. « Étonnants classiques », 2015. Robert Misrahi, Qu’est-ce que la liberté ?, Armand Colin, coll. « U », 1998. Philippe Raynaud et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de philosophie politique, PUF,

1998. Céline Spector, Le pouvoir, Flammarion, coll. « GF/Corpus », 1997.

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Introduction au thème

Remarques préalables sur le thème et les œuvres au programme

Le thème et son intitulé

- Cet intitulé nous invite à considérer conjointement deux notions associées par la conjonction « et ». De prime abord, ces deux notions paraissent de sens proche, voire quasi synonymes. Pourtant, même si elles concernent le même champ lexical, elles ont chacune un sens spécifique, qu’il faudra dégager. L’association de ces deux notions invite donc à explorer les relations qu’elles peuvent avoir entre elles – aussi bien leurs points de rencontre que leurs différences –, relations suggérées par la conjonction « et ».

- Il s’agit en effet de deux notions que l’on relie spontanément à la question de la/notion de liberté. Elles désignent en effet toutes deux une limitation ou une absence de liberté. Il faudra se demander quelle sortes de restriction de liberté ces deux notions désignent et selon quelles modalités et dans quels contextes cette restriction se manifeste.

- À quelles expériences de l’existence ces deux notions renvoient-elles ? À quels domaines/quelles sphères de l’expérience les phénomènes qu’elles désignent appartiennent-ils ? De prime abord, on est tenté de privilégier la sphère du politique et donc de l’existence collective mais sans doute cela est-il trop restrictif et peut-on associer ces phénomènes à d’autres domaines et à la sphère individuelle et privée.

Les œuvres

- Trois œuvres qui ouvrent un large champ chronologique puisqu’il s’agit d’un discours écrit au milieu du XVIe siècle, d’un roman datant du début du XVIIIe siècle et d’une pièce de théâtre écrite dans les années 1870. On a par conséquent affaire à des contextes historiques et culturels très différents : la France de la Renaissance et les Guerres de religion pour le Discours, la France de la Régence, après le très long règne de Louis XIV, pour les Lettres persanes et la Norvège de la fin du XIXe siècle pour Maison de poupée (mais la pièce a été écrite à Rome, durant le long exil – vingt-sept ans – d’Ibsen en Italie notamment). Ces contextes spécifiques et, surtout pour les deux premiers, historiquement et culturellement très marqués, jouent évidemment un rôle considérable dans le traitement de la double question de la servitude et de la soumission. Il faudra donc être particulièrement attentif aux manifestations de ces contextes et à leur influence sur le contenu des œuvres. Disons pour le moment qu’ils donnent une orientation très politique (au sens large du terme) aux deux premières œuvres tandis que la troisième s’inscrit davantage dans une perspective

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disons psychologique (sans qu’y soient pour autant absentes des préoccupations politiques et sociologiques, pour employer un terme moderne).

- Mentionnons aussi la diversité générique des œuvres : un discours, composé et écrit selon les codes et les conventions propres à ce genre dans les années 1540 et nourri de culture antique ; un roman épistolaire composé à un moment où ce genre commence à connaître un grand succès et qui permet à Montesquieu de lier la réflexion politique et philosophique à une intrigue exotique propre à séduire le lectorat spécifique de son époque ; une pièce de théâtre moderne qui se situe dans la Norvège de la fin du XIXe

siècle mais qui peut s’apprécier sans connaître ce contexte précis, ce qui explique son succès immédiat en Norvège mais également en Europe. Il faudra donc apprécier les apports de ces genres au traitement de la question qui va nous occuper car ils sont ici particulièrement importants et significatifs. Contentons-nous pour le moment de souligner la dimension rhétorique du discours, genre adressé à un public particulier (nous verrons lequel) à des fins de réflexion et, souvent, d’action ; la polyphonie propre au roman épistolaire à multiples personnages, qui permet de multiplier les points de vue et donc les façons d’envisager notre question ; la dramatisation inhérente au genre théâtral, qui passe par la représentation de situations concrètes et conflictuelles. On verra d’ailleurs que du fait de son appartenance au roman épistolaire, l’esthétique des Lettres persanes n’est pas sans rappeler celle du théâtre. Rappelons au passage qu’avec nos œuvres, nous avons affaire à deux fictions et à un texte théorique, qui s’apparente à un essai, ce qui signifie que la manière d’aborder et de traiter la question de la servitude et de la soumission est différente dans un cas ou dans l’autre : de front et sur le mode spéculatif pour le discours, par le biais de la fiction et des personnages qui la peuplent pour les deux autres œuvres. Mais ceci doit être déjà fortement nuancé dans la mesure où les Lettres persanes comportent de nombreux et parfois longs développements réflexifs, attribués à tel ou tel des épistoliers. Il n’y a en revanche aucun développement théorique dans Maison de poupée : toute la dimension réflexive de l’œuvre passe par l’intermédiaire des situations des personnages et de leurs échanges. C’est une œuvre qui invite à la réflexion mais qui ne la propose pas directement, à l’inverse des deux autres. Il faudra tenir compte de cette différence évidemment essentielle dans vos devoirs et si possible la souligner et l’exploiter à bon escient (notamment et surtout dans les troisièmes parties des dissertations).

Principes et plan de l’introduction

Les principes

- Une introduction qui vise à dégager quelques aspects importants de la question de la servitude et de la soumission pour annoncer à quelles problématiques essentielles elle ouvre et dans quelles perspectives aborder nos œuvres.

- Une introduction qui vise, à travers quelques exercices ponctuels, à proposer des temps de réflexion collective et individuelle et des micro-entraînements aux exercices du résumé et de la dissertation.

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Le plan

1 – Servitude et soumission : définitions et figures emblématiques 2 – Servitude et soumission : perspectives et débats3 – Servitude et soumission : perspectives et débats

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Une remarque préalable importante :

Pour notre sensibilité moderne et contemporaine, ces deux notions sont connotées très négativement. Les phénomènes qu’elles désignent contreviennent en effet à notre culture occidentale actuelle et en particulier à l’exigence et à l’idéal de liberté, aussi bien individuelle et collective, qui sont les nôtres. Mais aux époques antérieures de notre histoire, en particulier au Moyen Ȃge et à l’âge classique, la sensibilité à la question de la liberté individuelle surtout est très différente. Dans ces époques très fortement chrétiennes, l’idée que l’individu est absolument libre ne va pas tout de soi car il est pensé d’abord comme une créature de Dieu, à la volonté duquel il doit se montrer soumis. La notion de « servitude » fait partie du langage courant de la religion chrétienne, désignant en quelque sorte la supériorité absolue que l’individu reconnaît à Dieu et la restriction considérable, voire l’absence, de son propre libre-arbitre en regard de cette supériorité. En outre, dans le discours théologique de ces époques, l’homme est foncièrement asservi à sa condition terrestre, marquée par le péché originel et la Chute. L’existence chrétienne est l’attente de la libération de cette servitude, après la mort, au Royaume des cieux. Il faut donc avoir bien à l’esprit que la réflexion philosophique sur la question de la liberté aux époques classiques se développe sur cet arrière-plan de la pensée chrétienne, dont elle ne fait pas l’économie et qui l’influence toujours considérablement.

Il n’est donc pas surprenant que la revendication de liberté prenne un tour de plus en plus politique et radical au fil des siècles, au fur et à mesure de la laïcisation de notre société occidentale. Conjointement à ce lent processus de laïcisation et donc de perte d’influence du discours religieux s’affirme en effet l’individu. Or le développement de l’individualisme va de pair avec une revendication de plus en plus importante de liberté et un élargissement de la sphère de cette dernière. L’individu occidental moderne se pense comme un être libre et se veut tel. Au fil des siècles, il s’affranchit de plus en plus du poids de la religion et s’élabore peu à peu une réflexion philosophique et anthropologique de moins en moins tributaire de la pensée chrétienne. Mais il s’agit d’une évolution très lente, dont le XVIIIe siècle marque une étape essentielle. C’est à ce moment-là en effet que se forme la conception moderne de l’individu et qu’avec la pensée des Lumières puis la Révolution se constitue le cadre politique et social de notre société. La revendication de liberté devient alors absolument centrale, aussi bien sur le plan individuel que sur le plan collectif. Nous sommes aujourd’hui les héritiers cette revendication moderne de liberté, considérée

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comme un des trois piliers de la République. Érigée, à notre époque, en valeur absolue, notre exigence de liberté paraît sans compromis possible. Les idées de servitude et de soumission ne peuvent donc que nous rebuter particulièrement. Un des intérêts du thème et des œuvres au programme est donc de nous inciter à explorer en profondeur ces deux notions et ce qu’elles recouvrent, afin de nous permettre de mieux les comprendre et de les replacer dans une évolution historique longue. Ce faisant, nous en élaborerons au fur et à mesure une vision plus nuancée que de prime abord.

Il faudra se demander entre autres comment et dans quelle mesure les œuvres mises en écho les unes avec les autres permettent de saisir une évolution historique et culturelle dans la réflexion sur la liberté et dans l’aspiration des individus à cette dernière. Il faudra alors évaluer la place et l’importance accordées à la notion d’individu dans ces œuvres et à ses relations avec la collectivité.

I – Servitude et soumission : définitions et figures emblématiques

1. Définitions de « servitude » et de « soumission »

Définitions de « servitude » et de « soumission » (source : Le Petit Robert)

SERVITUDE

N.f. du bas latin servitudo, dérivé de servus, esclave, serf.

1 VX Esclavage ; servage. ♦ (XVe) MOD. État de dépendance totale d’une personne ou d’une nation soumise à une autre. asservissement, soumission, sujétion. La servitude dans laquelle les femmes étaient tenues. « Servitude et grandeur militaire », œuvre de Vigny. Maintenir une minorité dans la servitude. oppression.

2 LITTÉR. Ce qui crée ou peut créer un état de dépendance. contrainte, lien, obligation. « Il avait l’horreur des servitudes bureaucratiques. » DUHAMEL. ♦ DR. CIV. Charge établie sur un immeuble pour l’usage et l’utilité d’un autre immeuble appartenant à un autre propriétaire. hypothèque. – DR. PUBL. Restriction au droit de propriété immobilière, pour une raison d’intérêt général ou d’utilité publique. ♦ MAR. Bâtiments de servitude : bateaux destinés au service des ports [chalands, pontons, etc.].

CONTR. Affranchissement, émancipation, liberté.

SOUMISSION

N.f. – 1549 ; submission, soubmission début XVIe. Latin submissio, action d’abaisser, par exemple la voix, simplicité (du style) et infériorité

1 Fait de se soumettre, d’être soumis (à une autorité, une loi.) obéissance, sujétion. « La soumission filiale à l’autorité souveraine de l’Église », BLOY. « Fonder

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l’ordre d’une société sur la soumission de chacun à des règles fixes » SAINT-EXUPÉRY. – État d’une personne qui se soumet à une puissance autoritaire. Un air de soumission, soumis. – Disposition à accepter la dépendance. docilité.

2 Fait de se soumettre après une guerre, d’accepter une autorité contre laquelle on a lutté. Faire soumission, sa soumission. se rendre « à la Deira d’Abd-el-Kader, peu de temps après la soumission de l’émir » FROMENTIN.

3 (1707) DR. Acte écrit par lequel un concurrent à un marché par adjudication fait connaître ses conditions et s’engage à respecter les clauses du cahier des charges. Soumission à un appel d’offres.

4 FISC. Engagement souscrit par une personne de régler dans un délai fixé les sommes dues à l’administration fiscale.

CONTR. Commandement, désobéissance, insoumission, résistance.

Exercice n° 1

Analyse comparée de ces deux définitions d’après les pistes suivantes :

Quelles acceptions retenez-vous pour chacun des deux mots ? Pourquoi ? Quelles acceptions de ces deux mots vous paraissent-elles secondaires pour notre réflexion de cette année ? Pourquoi ?

Quels rapprochements et quelles différences ces définitions permettent-elles de faire entre ces deux notions ?

Que nous apprennent d’intéressant les étymologies des deux mots ? Ces définitions restreignent-elles ou ouvrent-elles les domaines d’application de ces

notions ? Justifier la réponse. Quels autres exemples de servitude et/ou de soumission vous viendraient à l’esprit en dehors de ceux proposés ou suggérés dans ces définitions ?

Éléments de réponse

- Pour servitude, on peut retenir l’acception 1 et le premier sens de l’acception 2 ; pour soumission les acceptions 1 et 2. Ces acceptions mettent en effet l’accent sur la privation ou la restriction de liberté et sur l’idée de dépendance plus ou moins importante d’un individu ou d’un groupe à une force (personne, groupe ou loi) qui lui/leur est imposée. En revanche, les sens 2 et 3 de l’acception 1 de « servitude » ainsi que les acceptions 3 et 4 de « soumission » semblent secondaires pour notre programme car ce sont des sens techniques.

- La proximité sémantique des deux mots est attestée par le fait que « soumission » est proposé comme synonyme de « servitude » et que le nom « sujétion » est proposé dans les deux cas comme un synonyme possible. Le point commun essentiel entre les deux notions est bien la restriction ou la privation d’indépendance ou de liberté du fait d’une coercition exercée. Par ailleurs, les deux définitions soulignent la dimension politique de cette restriction ou privation : la servitude désigne la dépendance d’une nation à une autre, la soumission intervient lorsqu’un peuple ou une nation fait allégeance à un/une autre après une guerre. Cependant, les deux notions diffèrent en ceci que la servitude est présentée comme un état tandis que la soumission est présentée comme une action (« fait de se soumettre ») ou une tendance à obéir à

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une autorité (ce que suggère le synonyme « docilité »). En outre, la servitude désigne une privation de liberté plus importante (« dépendance totale ») que la soumission, où il semble davantage s’agir d’une restriction de liberté ou de dépendance par le fait de l’obéissance. On peut donc en déduire que la servitude est un état complètement subi, ce que confirme le sens initial de « servitude », aujourd’hui vieilli, qui concerne l’esclavage : on est privé contre sa volonté de sa liberté/dépendance au profit d’une puissance coercitive. La soumission n’exclut pas, quant à elle, une part de consentement : on obéit plus ou moins volontairement.

- L’étymologie de «   servitude   » rattache le mot à l’esclavage et à la condition d’esclave, c’est-à-dire à la forme la plus significative et radicale de servitude. Cela rappelle que l’esclavage est une institution qui, depuis la plus haute Antiquité, a perduré durant des siècles. C’est donc à partir de la condition d’esclave qu’on a pensé la question de la servitude. L’étymologie de «   soumission   » est moins parlante mais elle contient l’idée d’infériorité, d’être au-dessous de.

- De domaines spécifiques (esclavage, dépendance politique), la définition de servitude s’ouvre à l’idée, plus générale et moins problématique, de contraintes, qui peuvent s’avérer de toutes sortes. Il s’agit d’un sens affaibli du mot. On passe ensuite à des sens techniques très spécifiques. La définition de soumission est d’emblée plus large puisqu’elle suggère que l’objet auquel on se soumet peut être assez divers (« autorité » et « loi » étant seulement deux exemples courants de sources de soumission). Ce n’est que dans un deuxième temps qu’intervient la soumission d’ordre politique. On peut en déduire que la notion de soumission a une application plus large que celle de servitude et que ce n’est que dans son deuxième sens qu’elle rejoint le plus près cette dernière. Au total donc, ces définitions montrent que ces deux notions ont des sens relativement larges, même si elles font toutes deux une place importante à la dimension sociale et à la dimension politique de la servitude et de la soumission. Par conséquent, on peut s’attendre à ce que les domaines concernés par ces deux notions soient très variés. Enfin, les définitions, surtout celle de servitude, suggèrent des différences de degré dans la servitude et la soumission, qui vont de la « dépendance totale » à des contraintes qui relèvent de la vie quotidienne pour l’une, et de l’obéissance plus ou moins consentie à la perte de dépendance et à une domination très conséquente pour la deuxième. On peut donc mentionner, à titre d’autres exemples de servitude, la situation de serf (au Moyen Ȃge) ou l’état de domestique (avatars plus ou moins affaiblis de l’esclavage), la servitude du soldat ; à titre d’autres exemples de soumission, la soumission des sujets au roi dans un régime monarchique, la soumission des enfants au père dans une structure familiale traditionnelle, la soumission du croyant à Dieu, la soumission des citoyens aux lois notamment. Il ne s'agit là que d’exemples parmi beaucoup d’autres possibles. Ce qui laisse déjà entendre que les notions de servitude et de soumission recouvrent des formes et des phénomènes très divers, qui se manifestent dans des situations elles-mêmes variées.

Le travail de cette année devra donc s’efforcer de suivre un double fil : à la fois mettre au jour et analyser les multiples formes de servitude et de soumission que nos œuvres évoquent et explorent et tâcher de dégager,

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décrire et analyser les invariants de toutes ces formes et des situations auxquelles elles appartiennent. Autrement dit non seulement prendre la mesure de la variété des manifestations de la servitude et de la soumission mais aussi et surtout en analyser les mécanismes et les ressorts. Ce qui nous obligera à adopter souvent une perspective historique, afin de montrer comment ces mécanismes et ces ressorts prennent place dans des contextes spécifiques, qui les influencent fortement.

On peut à ce stade de notre travail proposer une première définition synthétique et croisée des deux notions : la servitude et la soumission sont deux formes de restriction ou de privation de sa liberté et/ou de son indépendance pour un individu ou une communauté sous l’effet d’une puissance ou d’une autorité coercitive. Il s’agit d’une définition simplifiée et très générale. Le travail de cette année va consister notamment à la préciser et à l’enrichir, grâce à l’examen de situations concrètes et variées de servitude et de soumission.

2. Une figure emblématique de la servitude : l’esclave

Repères sur l’esclavage

- L’esclavage est une pratique qui remonte aux temps les plus éloignés de l’humanité, bien avant l’époque gréco-latine à laquelle on a coutume souvent de l’associer. Toutes les civilisations antiques l’ont pratiqué à plus ou moins grande échelle, afin de pourvoir aux besoins de main-d’œuvre domestique, agricole et artisanale. C’est un phénomène par ailleurs universel, qui n’est pas attaché à une époque ni à une civilisation particulières. Sous diverses formes, l’esclavage a perduré durant des millénaires et, devenu illégal à partir du XIXe siècle dans les sociétés occidentales, il n’en persiste pas moins aujourd’hui encore sous plusieurs avatars.

- La notion d’esclavage recouvre donc une très longue période historique et des formes ainsi que des statuts juridiques différents. Néanmoins, on peut définir l’esclavage comme l’asservissement complet, en vue de fournir une force de travail, d’un homme à un autre, légalement considéré comme son maître. L’esclavage est donc la forme la plus ancienne, la plus répandue et la plus absolue de la servitude (cf. étymologie de servitude). Les deux notions sont pour cela étroitement synonymes, si bien que la réflexion antique et classique sur la servitude concerne essentiellement la question de l’esclavage et de la condition d’esclave.

- L’histoire de l’esclavage est très riche et très complexe mais, en s’en tenant à l’aire occidentale et en prenant, par commodité, pour point de départ l’Antiquité gréco-latine (mais l’esclavage est bien antérieur puisqu’on en trouve la première mention écrite en Mésopotamie vers 2600 ans av. J.-C., sous la forme d’un contrat de vente d’un esclave de sexe masculin) on peut schématiquement en isoler trois moments particulièrement significatifs : l’esclavage antique (Grèce et Rome), la période des traites légales (XVe-XIXe siècles) et la période des abolitions de cette pratique (fin XVIIIe-fin XIXe siècles).

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L’esclavage antique  : le monde antique gréco-romain institutionnalise

l’esclavage, qui en constitue une donnée économique, sociale et politique essentielle. L’Athènes de l’époque classique (Ve-IVe siècles av. J.-C.), bien qu’elle fonde la démocratie, est une société esclavagiste et les contemporains ne perçoivent pas de contradiction entre ces deux faits. La société athénienne est fortement hiérarchisée en plusieurs catégories d’individus, qui se distinguent elles-mêmes en individus libres et non-libres. D’une part, les citoyens, les femmes et les enfants des citoyens et les métèques sont libres mais ne disposent pas des mêmes droits. Sont citoyens des hommes de plus de dix-huit ans, nés d’un père citoyen et d’une mère fille de citoyen et ayant accompli durant deux ans leur éphébie (sorte d’entraînement militaire). Ce sont les seuls à pouvoir participer à la vie politique, c’est-à-dire à avoir accès aux différentes assemblées du peuple et à pouvoir y exercer, durant une période limitée, des responsabilités. Les femmes sont exclues de la vie politique. Les métèques sont des étrangers domiciliés à Athènes, eux aussi exclus de la vie politique. D’autre part, les esclaves, par définition non-libres, qui forment la majorité de la population athénienne au milieu du Ve siècle av. J.-C., en y incluant les femmes et les enfants. Ils n’ont évidemment aucun accès à la vie politique, n’ont aucune possession personnelle et sont considérés comme la propriété de leur maître. Ils constituent soit la domesticité des citoyens les plus aisés, soit la main-d’œuvre des mines et des carrières, soit affectés à des tâches agricoles ou artisanales. Un des marchés aux esclaves les plus importants se situe sur l’île de Délos, en mer Égée. L’esclavage est également profondément enraciné dans le monde romain, à une échelle beaucoup plus importante que les Grecs. Considérés comme des outils de travail, les esclaves, aux fonctions variées, appartiennent à un maître qui dispose du droit de les châtier à sa guise. Ils ne peuvent ni quitter l’emploi auquel on les destine, ni se marier, ni assister aux cérémonies religieuses réservées aux citoyens. Leur seule possibilité d’échapper à leur condition est l’affranchissement.

Les traites légales  : du XVe siècle au XIXe siècle, la traite négrière est une pratique légale. Bien qu’elle existe avant, c’est la colonisation du Nouveau Monde par les puissances européennes qui lui donne une ampleur sans précédent. On estime entre 15 et 20 millions le nombre d’hommes et de femmes noirs réduits en esclavage au cours de ces siècles. Selon le schéma du commerce triangulaire, les bateaux négriers quittent l’Europe en emportant armes, vêtements, outils, bijoux de pacotille etc. Ils se rendent en Afrique où ils troquent cette marchandise contre des esclaves (capturés le long des côtes d’Afrique occidentale ou à l’intérieur des terres par des trafiquants arabes ou africains), qu’ils emmènent ensuite en Amérique (Antilles, Brésil, Cuba notamment). Les esclaves sont alors échangés aux planteurs contre des denrées coloniales que les trafiquants rapportent dans les ports européens pour les vendre, moyennant des profits énormes, au terme d’un circuit qui a duré

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environ dix-huit mois. Les esclaves travaillent dans les plantations (de sucre, de coton, de café, de tabac essentiellement) ou constituent la domesticité du planteur et de sa famille. Leur exploitation et leur traitement sont régis par des dispositions légales, plus ou moins respectées. Des châtiments particulièrement durs sont notamment prévus en cas de rébellion ou de tentative de fuite (appelée « marronnage »). En France, un texte régit l’esclavage : le Code noir, édicté par Louis XIV en 1685 (lecture des articles 33, 35, 38, 42, 44), adapté au XVIIIe siècle, notamment pour la Lousianne.

Documents : - la flagellation ; le châtiment des quatre piquets ; lecture du texte de Louis-Sala Molins, Le Code noir ou le calvaire de Canaan

Les abolitions  : l’idée de l’abolition de l’esclavage n’a progressé que très

lentement. En Europe, et notamment en France, la remise en cause de cette institution s’esquisse durant l’Humanisme mais ne s’affirme vraiment qu’au siècle des Lumières, encore qu’avec des nuances, à partir surtout du milieu du XVIIIe siècle. L’idée fondamentale des opposants à l’esclavage est que ce dernier est injustifiable parce qu’il prive l’être humain de son droit naturel à la liberté. Mais cela ne signifie pas que pour tous les opposants à l’esclavage, son abolition immédiate va de soi ; plusieurs prônent plutôt une abolition progressive, afin notamment de ne pas mettre en péril le commerce colonial. Les abolitions ont lieu à des dates différentes selon les pays. En France, l’esclavage est aboli par décret de la Convention nationale le 4 février 1794 mais Napoléon Bonaparte, alors Consul, rétablit l’esclavage dans les colonies françaises et le Code noir en 1802. Il faut ensuite attendre la IIe

République et 1848 pour que l’esclavage soit définitivement aboli par la France.

L’esclave, figure de la servitude absolue

- Malgré les difficultés qui existent pour établir une définition générale du statut servile et avec toutes les nuances qu’il faudrait apporter d’une époque à l’autre et en fonction des situations diverses des esclaves dans tel ou tel contexte, on peut dire que l’esclave incarne la servitude dans sa forme la plus absolue car il est considéré comme la propriété totale de son maître, auquel le lie une relation irrévocable et perpétuelle (sauf cas, relativement peu nombreux, d’affranchissement). Il est juridiquement placé sous la domination entière de son maître, qui dispose souverainement de son corps, de son travail et de ses biens. Son statut étant celui d’une marchandise, il peut être vendu, loué, cédé à bail, à l’instar d’un animal ou d’un bien. Sa raison d’être est de constituer une force de travail brut au service de son maître et de sa famille et, plus largement, au bénéfice du commerce de tel ou tel pays, notamment européen et américain. Il n’est donc pas considéré par le droit comme ayant le statut d’une personne. Il ne jouit pas de la libre disposition de son être ni de la maîtrise de son intégrité physique. L’esclave est ainsi un homme dépossédé de lui-même, privé de droits, soumis à

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l’autorité presque sans bornes (et, dans les faits, souvent sans bornes) d’un maître. Il se trouve donc réduit à un état de servitude totale, privé de sa capacité d’agir selon sa propre volonté, et ramené au rang de simple moyen mis au service de fins qui lui sont étrangères. Être esclave, c’est être contraint de se borner à exécuter des actes que l’on ne conçoit pas soi-même ; c’est perdre toute emprise sur sa propre existence.

- On peut donc se demander comment une condition si profondément contraire à l’humanité et à la morale a pu non seulement perdurer depuis la nuit des temps mais surtout être institutionnalisée et être autorisée et légitimée par le droit durant des siècles, de l’Antiquité au XIXe siècle. Comment et pourquoi a-t-on pu s’accommoder de l’esclavage si longtemps, avant de finir par l’abolir progressivement ? La réponse est évidemment très complexe mais on peut ici mentionner deux des principaux arguments avancés par les défenseurs de l’esclavage : l’argument naturaliste et l’argument économique. Le premier consiste à dire que certains hommes sont par nature destinés à être esclaves. Le second consiste à souligner la nécessité économique de l’esclavage, et notamment la nécessité de recourir aux esclaves africains pour l’exploitation des colonies des grandes puissances.

L’argument naturaliste   : le fondateur de cet argument est Aristote (IV siècle av. J.-C.) qui naturalise l’esclavage et établit des distinctions entre les individus dans des pages célèbres du Livre I (chapitre 3 à 7) des Politiques, qui constituent la seule tentative antique d’analyse de l’esclavage qui nous soit parvenue. Aristote y justifie l’esclavage et le statut d’esclave en les fondant sur des différences naturelles entre les individus. Du moins est-ce ainsi que son propos a été interprété et la référence à ce texte d’Aristote est sous-jacente dans toutes les justifications ultérieures de l’esclavage fondées sur des différenciations pensées comme naturelles entre les individus. Aristote définit d’abord le concept d’esclave (chap. 4) : c’est un homme qui « par nature ne s’appartient pas mais est l’homme d’un autre », c’est « un bien acquis » qui a une fonction instrumentale, à l’instar d’un outil. Il se demande ensuite si de tels hommes correspondent à cette idée : « […] existe-t-il ou non par nature des gens qui soient conformes au modèle que nous avons construit ; est-il meilleur et juste pour certains d’être esclaves, ou n’est-ce pas le cas, tout esclavage étant alors contre nature ? La question n’est pas difficile : le raisonnement nous le montre aussi bien que les faits nous l’enseignent. Car commander et être commandé sont non seulement nécessaires mais utiles. Et c’est dès leur naissance qu’une distinction a été faite entre celui qui doit être commandé et celui qui doit commander. » (chapitre 5) Aristote ajoute : « Ceux qui sont aussi éloignés des hommes libres que le corps l’est de l’âme, ou la bête de l’homme (et sont ainsi faits ceux dont l’activité consiste à se servir de leur corps, et dont c’est le meilleur parti qu’on puisse tirer), ceux-là sont par nature des esclaves ; et pour eux, être commandés par un maître est une bonne chose, si ce que nous avons dit plus haut est vrai. Est en effet esclave par nature celui qui est destiné à être à un autre (et c’est pourquoi il est à un autre)

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et qui n’a la raison en partage que dans la mesure où il la perçoit chez les autres mais ne la possède pas lui-même. […] Et la nature veut marquer dans les corps la différence entre hommes libres et esclaves : ceux-ci sont robustes, aptes aux travaux nécessaires, ceux-là ont le droit et sont inaptes à de telles besognes, mais aptes à la vie politique (qui se trouve elle-même partagée entre les tâches de la guerre et celles de la paix). […] Que donc par nature certains soient hommes libres et d’autres esclaves, c’est évident, et pour ceux-ci la condition servile est profitable et juste. » (chapitre 5) Avec Aristote, et même si son propos est plus nuancé que cela, la voie était donc ouverte pour une justification de l’esclavage appuyée sur la loi naturelle : son texte a servi de caution pour ceux qui considéraient que certains hommes sont naturellement faits pour être esclaves. On retrouve en effet l’argument naturaliste, associé à des considérations racistes, comme justification de l’esclavage durant la période des traites légales, notamment au XVIIIe siècle, en réponse à la critique de plus en plus importante de cette pratique. Pour beaucoup, les Noirs sont naturellement propres à la servitude et sont des hommes inférieurs, impropres à la liberté. De tels arguments sont par exemple avancés dans un texte anonyme de 1797 (De la nécessité d’adopter l’esclavage en France), qui constitue un plaidoyer pour le rétablissement de l’esclavage, aboli trois ans auparavant : « […] l’on prét(end) que des Nègres accoutumés dès l’enfance à des travaux abrutissants, que la nature de leurs occupations, le genre de leurs relations et la chaleur de leur sang retiennent toute la vie dans une certaine enfance, l’on prét(end) que de tels êtres, rendus à la liberté, sans aucune mesure préparatoire, n’en feraient pas l’usage le plus funeste ? En vain nos législateurs décrètent l’égalité ; leurs efforts ne pourront jamais établir l’égalité d’esprit, de courage et de talents. Voyons-nous qu’aucun Nègre ait montré, dans quelque genre que ce soit, des talents distingués ? n’est-ce pas une preuve éclatante de leur infériorité ? […] Comment peut-on se plaindre que les Nègres dans nos colonies fussent réduits à l’esclavage, la nature ne semblait-elle pas les y avoir condamnés avant nous ? »

L’argument économique  : il consiste à considérer le recours à une main-d’œuvre servile comme économiquement nécessaire. Pas véritablement abordé par Aristote (qui recourt davantage à un argument d’ordre sociale et politique : libéré d’un certain nombre de tâches laborieuses grâce aux esclaves, les citoyens peuvent se consacrer aux affaires de la cité), il est en revanche constamment avancé par les défenseurs de l’institution durant la période des traites légales. L’idée est que la prospérité des colonies repose en grande partie sur la main-d’œuvre servile, laquelle, du fait de sa constitution naturelle, peut accomplir les lourdes tâches que les Blancs ne pourraient supporter. L’argument économique se combine ici avec l’argument naturaliste, fondé sur sur une conception raciale : « J’ose croire que l’on pourra, dans la suite, faire renaître la prospérité dans nos colonies sans avoir recours à un odieux esclavage ; mais aujourd’hui, par quels moyens espérera-t-on y suppléer ?

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Prétendrait-on substituer des Blancs aux Nègres ? Ce serait n’avoir aucune idée de la nature du climat. Ignore-t-on qu’il est mortel pour une partie des Européens qui vont chercher la fortune dans ces contrées lointaines ; et que les autres, abattus et languissants, respirent à peine dans l’intérieur des maisons, loin de pouvoir soutenir les ardeurs du soleil et s’employer à des travaux fatigants ? Les Nègres, dont le sang paraît avoir reçu une préparation différente, et qui sont accoutumés dès l’enfance à ce climat brûlant, sont plus propres à la culture des plantations qui font la richesse de nos colonies ; ils peuvent supporter sans danger la fatigue qu’exige la manutention du sucre, de l’indigo et des autres denrées coloniales » (De la nécessité d’adopter l’esclavage en France).

La critique de l’esclavage au XVIIIe siècle

Ce sont notamment ces deux arguments que la critique et la remise en cause de l’esclavage, surtout à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, va s’employer à battre en brèche. La contestation de l’esclavage constitue en effet un des combats importants des philosophes des Lumières. L’un des textes les plus célèbres est un passage de L’Esprit des lois (1748) de Montesquieu. En faisant mine d’abonder dans le sens des esclavagistes, Montesquieu y révèle l’inanité de leurs arguments, par le procédé de l’ironie. Un autre texte fondamental est un passage du Contrat social de Rousseau (1762), dans lequel il récuse l’argument naturaliste. On peut aussi évoquer la très fameuse page de Candide (chapitre XIX), lorsque le héros éponyme rencontre un esclave affreusement mutilé. Le plaidoyer de Condorcet, Réflexions sur l’esclavage des Nègres (1781) constitue un argumentaire solide pour contester le bien-fondé de cette institution. Enfin on peut évoquer le pamphlet de l’Abbé Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes (1770), dont le succès fut considérable.

La critique de l’esclavage au XVIIIe siècle

Texte 1

Si j’avais à soutenir le droit que nous avons de rendre les Nègres esclaves, voici ce que je dirais :

Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres.

Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.

Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre.

On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir.

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Il est si naturel de penser que c’est la couleur qui constitue l’essence de l’humanité, que les peuples d’Asie, qui font des eunuques, privent toujours les Noirs du rapport qu’ils ont avec nous d’une façon plus marquée.

On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d’une si grande conséquence, qu’ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.

Une preuve que les Nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or, qui, chez des nations policées, est d’une si grande conséquence.

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.

De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains. Car, si elle était telle qu’ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ?

Montesquieu, De l’Esprit des lois (1748), Chapitre V (« De l’esclavage des Nègres »).

Texte 2

A)Aristote avait dit que les hommes ne sont point naturellement égaux, mais que les uns

naissent pour l’esclavage et les autres pour la domination. Aristote avait raison, mais il prenait l’effet pour la cause. Tout homme né dans l’esclavage naît pour l’esclavage, rien n’est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir ; ils aiment leur servitude comme les compagnons d’Ulysse aimaient leur abrutissement. S’il y a donc des esclaves par nature, c’est parce qu’il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués.

B)Puisque aucun homme n’a une autorité naturelle sur son semblable, et puisque la force

ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes.

[…] (U)n particulier, dit Grotius, peut aliéner sa liberté et se rendre esclave d’un maître […] (Mais) (r)enoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme, et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. Enfin c’est une convention vaine et contradictoire de stipuler d’une part une autorité absolue et de l’autre une obéissance sans bornes. N’est-il pas clair qu’on n’est engagé à rien envers celui dont on a droit de tout exiger, et cette seule condition, sans équivalent, sans échange n’entraîne-t-elle pas la nullité de l’acte ? Car quel droit mon esclave aurait-il contre moi, puisque tout ce qu’il

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a m’appartient, et que son droit étant le mien, ce droit de moi contre moi-même est un mot qui n’a aucun sens ?

[…] Ainsi, de quelque sens qu’on envisage les choses, le droit d’esclavage est nul, non seulement parce qu’il est illégitime, mais parce qu’il est absurde et ne signifie rien. Ces mots, esclavage et droit, sont contradictoires ; ils s’excluent mutuellement. Soit d’un homme à un homme, soit d’un homme à un peuple, ce discours sera toujours insensé. Je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j’observerai tant qu’il me plaira, et que tu observeras tant qu’il me plaira.

Rousseau, Du Contrat social (1762), Livre I, chapitre II (« Des premières sociétés ») et chapitre IV (« De l’esclavage »).

Texte 3

A)Réduire un homme à l’esclavage, l’acheter, le vendre, le retenir dans la servitude, ce

sont de véritables crimes, et des crimes pires que le vol. En effet, on dépouille l’esclave, non seulement de toute propriété mobilière ou foncière, mais de la faculté d’en acquérir, mais de la propriété de son temps, de ses forces, de tout ce que la nature lui a donné pour conserver sa vie ou satisfaire à ses besoins. À ce tort on joint celui d’enlever à l’esclave le droit de disposer de sa personne.

B) On prétend qu’il est impossible de cultiver les colonies sans Nègres esclaves. Nous

admettrons ici cette allégation ; nous supposerons cette impossibilité absolue : il est clair qu’elle ne peut rendre l’esclavage légitime. En effet, si la nécessité absolue de conserver notre existence peut nous autoriser à blesser le droit d’un autre homme, la violence cesse d’être légitime à l’instant où cette nécessité absolue vient à cesser : or, il n’est pas question ici de ce genre de nécessité, mais seulement de la perte de la fortune des colons. Ainsi, demander si cet intérêt rend l’esclavage légitime, c’est demander s’il m’est permis de conserver ma fortune par un crime. Le besoin absolu que j’aurais des chevaux de mon voisin pour cultiver mon champ, ne me donnerait pas le droit de les voler ; pourquoi donc aurais-je le droit de l’obliger lui-même, par la violence, à cultiver pour moi ? Cette prétendue nécessité ne change donc rien ici, et ne rend pas l’esclavage moins criminel de la part du maître.

Condorcet, Réflexions sur l’esclavage des Nègres (1781), Chapitre I et chapitre III.

Exercice n° 2Analyse de textes

- Texte 1 : Comment Montesquieu procède-t-il dans ce texte pour dénoncer l’esclavage ? Quel est l’intérêt du premier paragraphe ? Pourquoi le mot « droit » est-il essentiel ici ?

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- Texte 2 : A) Comment Rousseau conteste-t-il l’argument d’Aristote de l’esclave par nature ? B) Que conteste Rousseau dans le premier paragraphe ? Pourquoi, selon Rousseau, l’esclavage ne peut-il reposer sur une convention entre le maître et l’esclave ? Quelle valeur est ici essentielle pour Rousseau ?

- Texte 3 : A) En quoi l’esclavage est-il illégitime et « criminel » pour Condorcet ? B) Dégagez le circuit argumentatif du texte. Reformulez la thèse de Condorcet.

Éléments de réponse  L’ensemble du corpus donne une idée des arguments sur lesquels reposent la critique et la remise en cause de l’esclavage au cours du XVIIIe siècle en France. La question essentielle est celle du droit : bien que légal, l’esclavage est-il légitime ? Se justifie-t-il du point de vue du droit naturel et du point de vue du droit conventionnel ? Montesquieu, en ayant recours à l’antiphrase, entend contester la légitimité de l’esclavage en montrant comment les arguments de ceux qui le soutiennent et le promeuvent ne sont pas tenables. Montesquieu fait comprendre que les justifications de l’esclavage sont spécieuses. Elles reposent sur des préjugés racistes ainsi que sur des arguments économiques destinés à maintenir les Noirs dans la servitude. En outre, l’esclavage est contraire à la morale chrétienne, ainsi que le fait comprendre l’avant-dernier paragraphe. Il est une « injustice » indéfendable. Autre citation de L’Esprit des lois, livre XV, chap. 1er : « L’esclavage proprement dit est l’établissement d’un droit qui rend un homme tellement propre à un autre homme, qu’il est le maître absolu de sa vie et de ses biens. Il n’est pas bon par sa nature : il n’est utile ni au maître, ni à l’esclave ; à celui-ci, parce qu’il ne peut rien faire par vertu ; à celui-là, parce qu’il contracte avec ses esclaves toutes sortes de mauvaises habitudes, qu’il s’accoutume insensiblement à manquer à toutes les vertus morales, qu’il devient fier, prompt, dur, colère, voluptueux, cruel. » Rousseau récuse le célèbre point de vue d’Aristote sur l’esclave par nature : ce n’est pas par nature qu’un homme est esclave mais parce qu’il est maintenu par force dans la condition d’esclave, à laquelle il ne cherche pas à se soustraire. Ce n’est donc pas la nature qui a fait et qui fait des esclaves mais bien l’esclavage, c’est-à-dire non pas un fait normal, appelé par de prétendues différences entre les individus, mais une institution humaine. Cette institution est-elle pour autant légitime ? Si « aucun homme » ne peut avoir « une autorité naturelle » sur un autre, cette autorité peut-elle reposer sur une « convention » entre le maître et l’esclave ? C’est ce que certains théoriciens, comme Grotius, ont avancé. Mais Rousseau s’emploie à récuser cette idée en montrant que cette prétendue convention est en réalité un jeu de dupe, qui met tout le pouvoir du côté de la force, celle du maître. Or une convention qui ne repose pas sur une réciprocité et un équilibre des pouvoirs est de fait « nulle ». On ne peut donc envisager l’esclavage ni comme un droit naturel, ni comme un droit conventionnel. La notion même de droit est incompatible avec l’esclavage. Rousseau fait de la liberté une valeur essentielle : l’homme est naturellement libre et sa liberté est inaliénable. Non seulement donc il n’y a pas d’esclave par nature, mais en fait l’esclavage, et le statut d’esclave, bafouent la loi naturelle. Ils sont contre-nature. La nature de l’homme et sa dignité exigent qu’il soit libre. Condorcet assimile l’esclavage à un « crime », le plaçant ainsi hors-la-loi : c’est assez suggérer qu’il n’est pas légitime à ses yeux. Il prive l’homme de son bien le plus

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naturel et le plus précieux, sa liberté. Condorcet récuse en outre, avec une grande rigueur, l’argument économique habituel par lequel on justifie l’esclavage. Il expose d’abord cet argument, et fait mine de l’accepter mais pour mieux contester qu’il autorise à légitimer l’esclavage. Ce qui est en jeu en vérité, c’est la fortune des colons, ce qui ne peut être une caution à l’esclavage. Un tel intérêt, privé, ne peut justifier l’exploitation forcée, et le recours à la violence dont elle s’accompagne, d’autres hommes qui ne prennent pas part à cet intérêt.

Au total, ces textes se rejoignent pour réfuter l’idée que l’esclavage serait conforme à la loi naturelle : au contraire, il la bafoue car l’homme est naturellement un être libre. L’esclavage ne peut par ailleurs être présenté comme une institution légitime et ne peut se justifier pour des raisons économiques. Cf. le début de l’article « Traite des nègres » dans L’Encyclopédie : « C’est l’achat des nègres que font les Européens sur les côtes d’Afrique, pour employer ces malheureux dans leurs colonies en qualité d’esclaves. Cet achat de nègres, pour les réduire en esclavage, est un négoce qui viole la religion, la morale, les lois naturelles, et tous les droits de la nature humaine. » (Chevalier de Jaucourt)

La question de l’esclavage est importante dans les Lettres persanes, à travers les personnages des eunuques qui gardent les femmes au sérail. Les eunuques étaient des esclaves noirs, issus de la traite arabo-musulmane. On verra que Montesquieu a beaucoup réfléchi à la question de la servitude, au Moyen-Orient notamment, à laquelle il consacre une partie conséquente de son maître-livre, de l’Esprit des lois.

3. Les femmes, de la soumission à l’émancipation

Un thème essentiel des œuvres au programme

Deux de nos œuvres abordent la question de la soumission des femmes aux hommes, dans des contextes cependant très différents et avec des visées elles aussi différentes.

- Montesquieu s’intéresse à la situation des femmes dans le sérail d’Usbek moins pour elle-même que dans une perspective de comparaison entre deux sociétés et deux civilisations et, partant, deux univers politiques : la monarchie française et le despotisme persan. La soumission des femmes d’Usbek n’est qu’une des manifestations du despotisme oriental ; elle s’inscrit dans un système global. Il ne faut donc pas faire de Montesquieu un féministe avant la lettre au prétexte qu’il évoque l’oppression auxquelles les femmes du sérail sont exposées et leur révolte. Sa réflexion sur la situation de ces femmes témoigne bien de la sensibilité qui est celle des penseurs de son temps à la question du statut et de la place des femmes dans la société et notamment à l’éducation des jeunes filles issues des milieux sociaux privilégiés. Cette sensibilité est importante au XVIIIe siècle et elle manifeste la préoccupation de voir la situation des femmes s’améliorer et leur dépendance historique aux hommes s’amoindrir. Mais les Lettres persanes ne présentent pas, concernant précisément la situation des femmes, la dimension revendicative qui caractérise les écrits que l’on peut qualifier de féministes, lesquels se développent

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surtout au cours des XIXe et, pour l’essentiel, XXe siècles. C’est donc par abus de langage que l’on qualifie certains textes antérieurs au XIXe siècle de « féministes », puisque la notion de féminisme est récente. Ce qui n’empêche bien sûr pas que des textes antérieurs à l’émergence du terme soient porteurs d’une pensée de type féministe. La caractéristique essentielle du féminisme est la revendication d’égalité de droit et de fait entre les hommes et les femmes. Cette revendication se fonde donc sur le rejet de la domination ancestrale des hommes sur les femmes et par conséquent de la soumission de celles-ci à ceux-là. Il n’est pas question de cette revendication d’égalité dans les Lettres persanes. Il est question de femmes qui, dans une situation spécifique d’oppression et d’enfermement, se révoltent contre cette situation.

- En ce qui concerne Une maison de poupée, on a pu y voir un manifeste féministe et c’est même une lecture privilégiée de la pièce par les metteurs en scène contemporains. Mais Ibsen a formulé de fortes réticences quant à cette interprétation de sa pièce, qu’il jugeait réductrice. Il faudra donc se demander si l’on peut faire du personnage de Nora une représentante du combat des femmes pour leur émancipation et si oui, jusqu’à quel point. Il faut d’ores et déjà rappeler une différence essentielle entre les Lettres persanes et Une maison de poupée : dans la première œuvre, on a affaire à une servitude féminine collective, qui s’inscrit dans un fonctionnement politique et social très spécifique ; dans la seconde, il s’agit d’un cas particulier de soumission d’une jeune femme à son époux et aux valeurs – en l’occurrence les valeurs bourgeoises traditionnelles – qu’il incarne. La soumission de Nora est ici d’ordre privée et elle s’inscrit dans le cadre domestique. Dans les deux cas cependant, la place faite aux femmes par les hommes et la valeur qui leur est accordée est le reflet d’une culture particulière, très fortement ancrée dans la religion : culture et religion musulmanes traditionnelles d’une part, culture occidentale bourgeoise et chrétienne, elle aussi traditionnelle, d’autre part.

Pour l’affranchissement et l’émancipation des femmes

Parmi les très nombreux textes féministes modernes, l’un des plus célèbres et dont le retentissement a été le plus considérable est Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir. L’auteure, qui l’écrit au milieu du XXe siècle, y prend acte des progrès accomplis en Europe et en France dans la condition des femmes par rapport aux hommes (avec, notamment, le tout récent – 1945 – droit de vote accordé aux femmes). Mais elle souligne combien on est encore loin d’une égalité réelle entre les femmes et les hommes et que si les femmes sont bien sur le chemin de l’affranchissement et de l’émancipation de la tutelle masculine, elles sont loin encore d’avoir acquis l’indépendance. Voici un passage dans lequel elle développe ce propos.

Le code français ne range plus l’obéissance au nombre des devoirs de l’épouse et chaque citoyenne est devenue une électrice ; ces libertés civiques demeurent abstraites quand

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elles ne s’accompagnent pas d’une autonomie économique ; la femme entretenue – épouse ou courtisane – n’est pas affranchie du mâle parce qu’elle a entre les mains un bulletin de vote ; si les mœurs lui imposent moins de contraintes qu’autrefois, ces licences négatives n’ont pas modifié profondément sa situation ; elle reste enfermée dans sa condition de vassale. C’est par le travail que la femme a en grande partie franchi la distance qui la séparait du mâle ; c’est le travail qui peut seul lui garantir une liberté concrète. Dès qu’elle cesse d’être une parasite, le système fondé sur sa dépendance s’écroule ; entre elle et l’univers il n’est plus besoin d’un médiateur masculin. La malédiction qui pèse sur la femme vassale, c’est qu’il ne lui est permis de rien faire : alors, elle s’entête dans l’impossible poursuite de l’être à travers le narcissisme, l’amour, la religion ; productrice, active, elle reconquiert sa transcendance ; dans ses projets elle s’affirme concrètement comme sujet ; par son rapport avec le but qu’elle poursuit, avec l’argent et les droits qu’elle s’approprie, elle éprouve sa responsabilité. Beaucoup de femmes ont conscience de ces avantages, même parmi celles qui exercent les métiers les plus modestes. J’ai entendu une femme de journée, en train de laver le carreau d’un hall d’hôtel, qui déclarait : « Je n’ai jamais rien demandé à personne. Je suis arrivée toute seule. » Elle était aussi fière de se suffire qu’un Rockefeller.

Cependant il ne faudrait pas croire que la simple juxtaposition du droit de vote et d’un métier soit une parfaite libération : le travail aujourd’hui n’est pas la liberté. C’est seulement dans un monde socialiste que la femme en accédant à l’un s’assurerait l’autre. La majorité des travailleurs sont aujourd’hui des exploités. D’autre part, la structure sociale n’a pas été profondément modifiée par l’évolution de la condition féminine ; ce monde qui a toujours appartenu aux hommes conserve encore la figure qu’ils lui ont imprimée. Il ne faut pas perdre de vue ces faits d’où la question du travail féminin tire sa complexité. Une dame importante et bien pensante a fait récemment une enquête auprès des ouvrières des usines Renault : elle affirme que celles-ci préféreraient rester au foyer plutôt que de travailler à l’usine. Sans doute, elles n’accèdent à l’indépendance économique qu’au sein d’une classe économiquement opprimée ; et d’autre part les tâches accomplies à l’usine ne les dispensent pas des corvées du foyer. Si on leur avait proposé de choisir entre quarante heures de travail hebdomadaire à l’usine ou dans la maison, elles auraient sans doute fourni de tout autres réponses ; et peut-être même accepteraient-elles allégrement le cumul si en tant qu’ouvrières elles s’intégraient à un monde qui serait leur monde, à l’élaboration duquel elles participeraient avec joie et orgueil.

À l’heure qu’il est, sans même parler des paysannes, la majorité des femmes qui travaillent ne s’évadent pas du monde féminin traditionnel ; elles ne reçoivent pas de la société, ni de leur mari, l’aide qui leur serait nécessaire pour devenir concrètement les égales des hommes. Seules celles qui ont une foi politique, qui militent dans les syndicats, qui font confiance à l’avenir, peuvent donner un sens éthique aux ingrates fatigues quotidiennes ; mais privées de loisirs, héritant d’une tradition de soumission, il est normal que les femmes commencent seulement à développer un sens politique et social. Il est normal que, ne recevant pas en échange de leur travail les bénéfices moraux et sociaux qu’elles seraient en droit d’escompter, elles en subissent sans enthousiasme les contraintes. On comprend aussi que la midinette, l’employée, la secrétaire ne veuillent pas renoncer aux avantages d’un appui masculin. J’ai dit déjà que l’existence d’une caste privilégiée à laquelle il lui est permis de s’agréger rien qu’en livrant son corps est pour une jeune femme une tentation presque irrésistible ; elle est vouée à la galanterie du fait que ses salaires sont minimes tandis que le

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standard de vie que la société exige d’elle est très haut ; si elle se contente de ce qu’elle gagne, elle ne sera qu’une paria : mal logée, mal vêtue, toutes les distractions et l’amour même lui seront refusés. Les gens vertueux lui prêchent l’ascétisme ; en vérité, son régime alimentaire est souvent aussi austère que celui d’une carmélite ; seulement, tout le monde ne peut pas prendre Dieu pour amant : il faut qu’elle plaise aux hommes pour réussir sa vie de femme. Elle se fera donc aider : c’est ce qu’escompte cyniquement l’employeur qui lui alloue un salaire de famine. Parfois, cette aide lui permettra d’améliorer sa situation et de conquérir une véritable indépendance ; parfois, au contraire, elle abandonnera son métier pour se faire entretenir. Souvent elle cumule ; elle se libère de son amant par le travail, elle s’évade de son travail grâce à l’amant ; mais aussi elle connaît la double servitude d’un métier et d’une protection masculine. Pour la femme mariée, le salaire ne représente en général qu’un appoint ; pour la « femme qui se fait aider », c’est le secours masculin qui apparaît comme inessentiel ; mais ni l’une ni l’autre n’achètent par leur effort personnel une totale indépendance.

Cependant, il existe aujourd’hui un assez grand nombre de privilégiées qui trouvent dans leur profession une autonomie économique et sociale. Ce sont elles qu’on met en cause quand on s’interroge sur les possibilités de la femme et sur son avenir. C’est pourquoi bien qu’elles ne constituent encore qu’une minorité, il est particulièrement intéressant d’étudier de près leur situation ; c’est à leur propos que les débats entre féministes et antiféministes se prolongent. Ceux-ci affirment que les femmes émancipées d’aujourd’hui ne réussissent dans le monde rien d’important et que, d’autre part, elles ont peine à trouver leur équilibre intérieur. Ceux-là exagèrent les résultats qu’elles obtiennent et s’aveuglent sur leur désarroi. En vérité, rien n’autorise à dire qu’elles font fausse route ; et cependant il est certain qu’elles ne sont pas tranquillement installées dans leur nouvelle condition : elles ne sont encore qu’à moitié du chemin. La femme qui s’affranchit économiquement de l’homme n’est pas pour autant dans une situation morale, sociale, psychologique identique à celle de l’homme. La manière dont elle s’engage dans sa profession et dont elle s’y consacre dépend du contexte constitué par la forme globale de sa vie. Or, quand elle aborde sa vie d’adulte, elle n’a pas derrière elle le même passé qu’un garçon ; elle n’est pas considérée par la société avec les mêmes yeux ; l’univers se présente à elle dans une perspective différente. Le fait d’être une femme pose aujourd’hui à un être humain autonome des problèmes singuliers.

Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, chap. XIV « La femme indépendante », 1949.

Exercice n° 3 (pour les 1ères années et éventuellement les tpc 2)

Première approche du texte Avec les 1ères années  : dégager le thème et l’idée générale (pour cela souligner

tous les passages qui développent le thème de la soumission/dépendance des femmes et ceux qui développent le thème de son émancipation/libération) ; identifier et reformuler la thèse.

Avec les tpc 2  : Dégager les grandes articulations du texte et les idées principales ; rédiger le fil directeur du texte.

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Éléments de réponse

Thème : la condition des femmes en France notamment, au début des années 1950 ; plus précisément : la question du travail des femmes et de son rôle dans leur émancipation par rapport aux hommes.Idées générale : au mitan du XXe siècle, les femmes ont acquis des droits et beaucoup d’entre elles travaillent. Mais le fait de travailler ne suffit pas à les affranchir vraiment de leur ancestrale sujétion par rapport aux hommes et à leur assurer une véritable indépendance dans la société. Thèse : si grâce au travail salarié les femmes d’aujourd’hui ont une plus grande indépendance économique, elles n’ont pas encore conquis leur pleine autonomie par rapport aux hommes car cette dernière suppose qu’elles ne se pensent plus elles-mêmes comme tributaires de ces derniers. Pour cela, la société doit encore profondément évoluer.

Grandes articulations du texte   et fil directeur : 3 parties : 1) Parag. 1 = Certes le travail salarié a permis aux femmes de se libérer en partie de leur soumission aux hommes  2) Parag. 2 et 3 = Mais cela ne leur suffit pas pour devenir véritablement indépendantes et d’ailleurs la majorité d’entre elles ne parviennent pas à subvenir seules à leurs besoins, ce qui fait qu’elles continuent de solliciter l’appui des hommes.  3) Parag. 4 = De plus en plus de femmes toutefois accèdent à une réelle autonomie économique par leur travail et ce sont elles qui ouvrent la voie à une réelle et complète libération des femmes par rapport aux hommes, laquelle ne peut pas être seulement d’ordre économique. Idées essentielles de chaque paragraphe : Parag. 1 : a) le droit de vote ne suffit pas à lui seul pour assurer une indépendance aux femmes qui ne travaillent pas. b) en effet, c’est en travaillant que les femmes peuvent devenir plus autonomes. Parag. 2 et 3 : c) le travail n’est pourtant pas à lui seul le garant d’une pleine autonomie car la société n’a pas suffisamment évolué et qu’elle maintient les femmes dans une situation et un statut inférieurs par rapport aux hommes. d) la vie des femmes qui travaillent demeure difficile et ingrate car la valeur de leur travail n’est pas reconnue et qu’elles sont toujours astreintes aux tâches domestiques. e) certaines femmes sont plus autonomes parce qu’elles ont une conscience politique développée mais la plupart ont encore besoin de l’appui des hommes du fait de leur précarité économique. Parag. 4 : f) certaines femmes ont pourtant accédé à une plus complète autonomie grâce à leur travail et elles sont sur la voie d’une libération plus complète, qui les mènera à une véritable indépendance.

II – Servitude et soumission : perspectives et débats

Les œuvres au programme explorent plusieurs dimensions de la question de la servitude et de la soumission : la dimension politique, la dimension culturelle et sociale, la dimension morale et psychologique essentiellement. Elles se recoupent bien sûr toutes, et c’est en les explorant ensemble que nos œuvres proposent une analyse approfondie des phénomènes de servitude et de soumission. On va donc succinctement envisager ces trois dimensions, afin de voir à quelles interrogations fondamentales elles ouvrent. On va développer la première et seulement poser des pistes de réflexion importantes pour les deux autres. L’analyse de ces trois dimensions sera approfondie dans l’étude des œuvres.

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1. Servitude et soumission envisagées dans une perspective politique

Idée-clé  « L’homme est un animal politique » 

- On peut partir de la célèbre affirmation d’Aristote (IV s. av. J.-C.) dans Les politiques : « l’homme est naturellement un animal politique, destiné à vivre en société ». Retenons ici l’idée que l’homme est fait pour la vie en communauté organisée et structurée, dans un cadre lui-même structuré (la cité pour Aristote).

- Une communauté politique (au sens large) implique une organisation sociale, laquelle repose sur l’existence de lois destinées à régir cette communauté ainsi que sur une répartition des fonctions entre ses membres. C’est du respect collectif de ces lois et de l’équilibre de la répartition des fonctions que dépendent la solidité, l’équilibre et la pérennité d’une communauté politique. Or on peut dire que le schème de base de l’organisation politique d’une communauté est le rapport gouvernants/gouvernés : une partie plus ou moins numériquement importante de la communauté détient et exerce le pouvoir politique tandis qu’une autre partie, également plus ou moins importante numériquement, est censée se conformer aux décrets édictés par le ou les gouvernants. Un principe d’obéissance est donc au fondement du bon fonctionnement d’une communauté politique : l’autorité en charge du gouvernement peut exercer ses prérogatives parce qu’elle est relayée par l’obéissance des citoyens (au sens large) qu’elle gouverne. Cette obéissance peut relever d’un consentement des gouvernés ou au contraire être le résultat d’un exercice autoritaire et abusif du pouvoir par le ou les gouvernants. Mais dans la mesure, d’une part, où les rapports de pouvoir sont au fondement et au cœur de toute communauté politique, et où, d’autre part, aux dires de la plupart des philosophes, tout exercice du pouvoir nourrit la tentation chez ceux qui le détiennent d’en abuser, le risque de l’oppression des gouvernés est inhérent à toute communauté politique.

Question essentielle 

- Il n’est donc pas étonnant que la question centrale qui préoccupe la philosophie politique soit : qu’est-ce qu’un bon gouvernement ? Par-delà la variété des réponses apportées au fil des siècles, s’impose l’idée que le bon gouvernement est celui qui se préoccupe de l’intérêt général en se donnant comme fins la pérennité et la prospérité de la communauté et le bonheur de ses membres. Aristote a clairement défini ce qu’il appelle une constitution droite : « Il est manifeste que toutes les constitutions qui visent l’avantage commun se trouvent être des formes droites selon le juste au sens absolu, celles, au contraire, qui ne visent que le seul intérêt des gouvernants sont défectueuses, c’est-à-dire qu’elles sont des déviations des constitutions droites. Elles sont, en effet, despotiques, or la cité est une communauté d’hommes libres. » (Les Politiques) Seront donc conçues comme perverties, dans la philosophie politique classique, les formes de gouvernement (au sens d’exercice du pouvoir politique) qui

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au lieu de se soucier du bien commun, s’exercent au seul profit des dirigeants, ce qui a pour conséquence de fouler aux pieds les droits des gouvernés. Sont ici en cause la tyrannie et le despotisme. Bien que proches, et confondues aujourd’hui, ces deux notions diffèrent. Disons schématiquement pour le moment que la tyrannie – qui renvoie originellement à la Grèce antique – désigne à la fois une usurpation du pouvoir et son exercice absolu et oppressif, considéré surtout dans ce qu’il a d’injuste, d’arbitraire et de cruel. Le despotisme, tout en désignant aussi l’exercice arbitraire et absolu du pouvoir, met davantage l’accent sur la concentration des pouvoirs aux mains d’un seul homme et désigne une forme d’organisation politique instituée, là où la tyrannie insiste surtout sur la manière de s’emparer du pouvoir et de l’exercer. On aura l’occasion de revenir de manière approfondie sur la figure du tyran et sur celle du despote puisqu’elles sont centrales respectivement dans le Discours de la servitude volontaire et dans les Lettres persanes. Il va de soi que la servitude et la soumission des peuples sont caractéristiques de ces deux types d’exercice du pouvoir, sans lesquelles ils ne pourraient exister et perdurer. Disons pour l’heure, toujours très schématiquement, qu’un ressort essentiel de la servitude et de la soumission dans la tyrannie est la violence, et la crainte dans le despotisme, du moins si l’on suit les analyses de Montesquieu dans L’Esprit des lois.

- À ces deux formes classiques de gouvernements pervertis, on peut ajouter celle qui est propre au XXe siècle, à savoir le totalitarisme. Ce concept a été forgé pour désigner les régimes politiques oppressifs inédits qu’ont été le national-socialisme hitlérien et le communisme soviétique à l’ère stalinienne. Outre les traits habituels caractéristiques du gouvernement autoritaire, le totalitarisme se distingue par la mainmise et l’emprise absolues d’un parti politique unique, n’admettant aucune opposition organisée, sur l’ensemble des dimensions de l’existence des individus. Le régime totalitaire veut faire advenir une société nouvelle, dans laquelle toutes les différences individuelles sont abolies au profit d’un tout homogène. Aussi l’asservissement de masse, en régime totalitaire, ne repose-t-il pas seulement sur la terreur et la violence, mais aussi en grande partie sur l’idéologie, laquelle est relayée par la propagande. Les régimes totalitaires révèlent comment l’endoctrinement est un puissant ressort de la servitude et de la soumission des peuples, ces dernières d’autant plus fortes et insidieuses qu’elles ne sont pas perçues comme telles par ceux qu’elles concernent. Débat : la démocratie garantit-elle le peuple et les individus de la servitude et de la

soumission ?

- En partant du principe qu’un bon gouvernement est celui qui, dans l’intérêt de la communauté, est soucieux de la sécurité, du bien-être et de la liberté de l’ensemble de ses membres, et qu’un mauvais gouvernement est celui dans lequel l’exercice du pouvoir passe par l’asservissement et la soumission des gouvernés, on pourrait en conclure que la démocratie est la meilleure forme de gouvernement. En effet, bien que la notion de démocratie recouvre des réalités sensiblement différentes selon que l’on parle de la démocratie athénienne au Ve siècle avant J.-C. ou de la démocratie

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moderne, le point commun, rappelé par l’étymologie du terme, est le fait de l’exercice du pouvoir par le peuple (directement ou par représentation). La démocratie empêche donc la concentration du pouvoir aux mains d’un seul ou d’un groupe restreint d’individus, concentration qui appelle la tentation d’abuser de ce pouvoir au détriment de la majorité. Aristote explique que, fondée sur la liberté, elle est à même de prémunir les citoyens de la servitude : « Le principe de base de la constitution démocratique, c’est la liberté (c’est en effet ce qu’on a coutume de dire, parce que c’est seulement dans une telle constitution que les citoyens ont la liberté en partage ; c’est à cela, en effet, que tend, dit-on, toute démocratie). […] dans les démocraties il se trouve que les gens modestes ont la souveraineté sur les gens aisés ; ils sont en effet plus nombreux, et c’est l’opinion de la majorité qui est souveraine. Tel est donc un signe de la liberté que tous les partisans de la démocratie posent comme caractéristique de cette constitution. Un autre signe c’est de vivre comme on veut, car, disent-ils, tel est l’effet de la liberté, étant donné que la servitude, c’est de vivre comme on ne veut pas. Voilà donc la seconde caractéristique de la démocratie. » (Les Politiques)

- Pourtant la démocratie n’a pas cessé, depuis ses origines dans l’Athènes du Ve siècle av. J.-C., de faire l’objet de questionnements critiques. Platon par exemple y voit un régime qui favorise moins la liberté que la licence et dans lequel les décisions politiques reviennent à des individus qui n’ont pas les compétences requises pour l’exercer. Rares sont les penseurs, jusqu’à l’époque moderne, qui font un éloge sans réserves de la démocratie. C’est l’ère contemporaine qui érige la démocratie en modèle, au point qu’aujourd’hui on englobe dans cette notion un ensemble de valeurs perçues comme fondamentales : les droits de l’homme. On peut s’intéresser ici au point de vue d’un penseur du XIXe siècle, Alexis de Tocqueville, qui entre particulièrement en écho avec notre thème. Examinant, à la lumière des États-Unis, la question de la démocratie dans le monde moderne, il se demande « sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde » et s’interroge sur ce qui constitue à ses yeux, dans ce régime, la menace d’une nouvelle forme d’oppression, qui ne correspond plus aux paradigmes traditionnels de la tyrannie et du despotisme. Il prend d’abord acte du fait que la démocratie érige l’égalité en principe cardinal, et montre que l’individualisme découle de cela : chacun se concentre sur sa sphère individuelle et privée et se désintéresse de la collectivité. Ce faisant, les individus ne s’aperçoivent pas qu’ils sont sous la domination d’une forme douce mais néanmoins insidieuse de pouvoir, qui leur fait courir le risque d’une sorte nouvelle de servitude : « Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilité leurs plaisirs, conduit leurs principales

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affaires, dirige leurs industries, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur retirer entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » (De la Démocratie en Amérique, tome II, IVe partie, chapitre VI, 1835) Il envisage les conséquences possibles de cette forme de pouvoir. D’une part un moindre usage de leur libre arbitre par les citoyens, qui délèguent leur volonté à ce pouvoir, qui en quelque sorte les prend en charge. D’autre part, une uniformisation et un nivellement des individus, par le fait d’une régulation administrative et bureaucratique de la société : « Après avoir ainsi pris tour à tout dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux dont le gouvernement est le berger. » (idem) Tocqueville voit dans cette forme de pouvoir une « sorte de servitude, réglée, douce et paisible » qui serait en fait un effet pervers de la démocratie : « Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces contraires, ils s’efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple. Cela leur donne quelque relâche. Ils se consolent d’être en tutelle, en songeant qu’ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. Chaque individu souffre qu’on l’attache, parce qu’il voit que ce n’est pas un homme, ni une classe, mais le peuple lui-même, qui tient le bout de la chaîne. » (idem) On peut, en écho à ce point de vue critique (mais nuancé : pour Tocqueville, même lesté de ces défauts et de ces risques, le régime démocratique « reste infiniment préférable à celle qui, après avoir concentré tous les pouvoirs, les déposerait dans les mains d’un homme ou d’un corps irresponsable ») opposer celui d’un philosophe actuel pour mesurer la différence. Robert Misrahi écrit en effet à la fin de son ouvrage Qu’est-ce que la liberté ? (1998) : « C’est sur la base d’une conception de l’individu comme liberté que doit être élaborée et choisie la meilleure Constitution : ce sera celle qui offrira le plus d’homogénéité et d’accord entre l’être de l’individu (sa liberté) et l’être du groupe social (sa Constitution). Cet accord ne peut être réalisé que par la démocratie. Elle seule, en effet, allie la souveraineté du groupe (par ses instances représentatives) et la souveraineté des individus (par leur pouvoir de décision, existentiel et politique). […] La pensée et l’action politiques, si elles se situent vraiment dans la perspective démocratique, ont pour tâche la définition et la défense de tous ces droits concrets qui expriment le pouvoir d’action des individus lorsqu’il est reconnu et garanti par le groupe social comme législateur. C’est l’exercice de ces droits par les individus et le respect de ces droits par le législateur qui constitueront les conditions de possibilité de l’épanouissement des sujets. Ils seront libérés des pesanteurs immédiates de l’existence et libres désormais de travailler par

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eux-mêmes à leur propre joie singulière. Ces droits que la démocratie invente, garantit et déploie toujours plus, ce sont les ʺlibertésʺ. Liberté d’expression et de déplacement, liberté de choix de ses représentants, liberté de vivre et d’agir à sa guise dans le respect de la réciprocité sont quelques exemples de ces libertés fondamentales que la démocratie s’engage à définir et à respecter. […] Ainsi, la démocratie est le meilleur des régimes, parce qu’il est le seul à accorder le projet de vie individuelle comme libre joie et le projet de vie sociale comme souveraineté commune. »

2. Servitude et soumission envisagées dans une perspective sociale

Idées-clés 

- La notion de société peut se comprendre comme celle d’une communauté humaine organisée, régie par des lois et des règles, et qui se rassemble autour d’un héritage historique commun et de valeurs collectivement partagées. Or qu’on envisage la notion de société dans cette extension large (la société dans son ensemble) ou dans une perspective plus restreinte (tel groupe social à l’intérieur de la société dans son ensemble), l’organisation sociale ne va pas sans l’existence de hiérarchies entre ses membres. Qui dit hiérarchies dit relations de pouvoir. On peut donc dire qu’à tous ses différents niveaux, la vie en collectivité implique et engage toutes sortes de relations de pouvoir ou du moins d’autorité. Bien que ces relations ne relèvent pas toujours et pas systématiquement d’un rapport de servitude ou de soumission, elles supposent en tout cas un rapport d’obéissance, plus ou moins consentie. Il est à noter que dans une démocratie moderne, les représentants du pouvoir sont eux-mêmes tenus à cette obéissance.

- On constate que nombre des relations de pouvoir qui structurent la société sont culturellement très ancrées. Elles tirent d’ailleurs une grande part de leur apparente légitimité, aux yeux de la majorité, de cet ancrage historique et culturel ancien et solide. Ainsi par exemple, on trouve une organisation hiérarchique au niveau de la structure familiale qui, même si elle a évolué, repose sur une distribution récurrente des rôles. C’est ainsi que la suprématie des époux sur leurs épouses et l’autorité incontestable du père sur ses enfants ont paru comme normales et légitimes jusqu’à récemment. Elles étaient perçues à la fois comme un fait naturel et une donnée culturelle ancestrale, doublement légitimées donc. Outre la famille, les grandes institutions qui composent une société (politique, justice, police, école, monde du travail etc.) reposent elles aussi sur des hiérarchies établies de longue date et qui ne sont que lentement adaptées, modifiées, sans que pour autant leur principe fondamental (l’existence d’instances qui incarnent l’autorité ou/et le pouvoir et auxquelles l’ensemble de la société reconnaît grosso modo une légitimité) soit radicalement remis en cause, sauf par des sensibilités politiques qui récusent justement le bien-fondé de toute autorité (anarchisme).

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- Le fonctionnement de ces relations hiérarchiques plus ou moins marquées et inégalitaires repose sur des dispositifs très nombreux et très variés, lesquels englobent des éléments concrets et des éléments symboliques. Par exemple, dans de nombreuses structures où se manifestent particulièrement ces relations, l’organisation de l’espace, des lieux, à la fois reflète et transmet la distribution des rôles. Cette organisation incarne la relation de pouvoir/autorité et en signifie les modalités. Exemples de la cour de justice ou de la salle de classe. L’apparence vestimentaire est aussi un vecteur puissant de la relation de pouvoir/autorité. Songeons aux uniformes variés qui, chacun dans un domaine propre, attribue une supériorité à celui qui le porte et signifie aux autres cette supériorité. C’est du reste à travers l’exemple du vêtement censé incarner un pouvoir ou une autorité que Pascal dénonce le caractère illusoire du pouvoir, qui ne serait qu’une apparence : « leurs robes rouges [celles des magistrats], leurs hermines dont ils s’emmaillotent en chaffourés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n’auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique. » (Pensées) Pascal montre que l’on prête une autorité ou un pouvoir à quelqu’un parce qu’il a et montre les attributs de cette autorité ou de ce pouvoir.

Questions essentielles

- Une société sans hiérarchies et sans relations de pouvoir est-elle envisageable ? Est-elle souhaitable ? 

- Servitude et soumission sont-elles le produit de la société, comme le démontre Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ?

- Pourquoi obéit-on à un individu ou à une instance censés détenir un pouvoir ou une autorité ? Ce pouvoir ou cette autorité sont-ils effectifs ou essentiellement imaginaires (on prête à quelqu’un un pouvoir qu’il n’a pas) ? Qu’est-ce qui peut légitimer un pouvoir ? Quels sont les dangers du pouvoir ? Comment les prévenir ?Etc.

Débat : l’être humain est-il fortement enclin à se soumettre à l’autorité ?

- La question de la soumission à l’autorité intéresse particulièrement la psychologie sociale depuis la très fameuse expérience qu’un jeune chercheur américain, Stanley Milgram, a menée aux États-Unis au début des années 1960. Cette expérience a suscité à l’époque de très vifs débats et elle continue à faire l’objet de discussions et de controverses et à alimenter la réflexion des chercheurs. Explication de l’expérience de Milgram et de son dispositif.

- Avant de procéder à l’expérimentation, Milgram avait soumis son projet à des psychiatres, qui avaient prédit que seule une très faible minorité (environ 4%) des

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participants infligerait des décharges supérieures à 300 volts. Or, à l’issue du protocole, il s’est avéré que 65% des sujets avaient infligé le choc et même pour certains au-delà. Ces résultats ont profondément choqué la communauté scientifique de l’époque et ont donné naissance aux très nombreux débats et aux discussions qui ont suivi. Précisons que Milgram a plusieurs fois reproduit l’expérience, tout en en faisant varier certains critères, et que chaque fois, les résultats sont globalement allés dans le même sens. Il en va de même pour toutes les versions ultérieures de l’expérience accomplies par d’autres équipes de chercheurs, jusqu’à une récente (2010) expérience de faux jeu télévisé (expliquer), pour laquelle les résultats ont même été largement supérieurs à ceux de l’expérience de Milgram : environ 85% des candidats à ce faux jeu télévisé ont infligé les décharges maximales.

- Ce constat sans appel amène à penser que l’être humain est enclin à obéir à des ordres ou des consignes, même s’ils lui paraissent contestables et contraires à la morale, à partir du moment où ils émanent d’une autorité reconnue comme légitime. Un individu normal peut donc infliger lui-même une souffrance physique intense et dangereuse, voire potentiellement mortelle, à quelqu’un qu’il ne connaît pas et qui ne lui a rien fait, pour peu que cette autorité perçue comme légitime le lui demande. À quoi attribuer cela ? À une cruauté qui serait inhérente à la nature humaine et en temps normal auto-réprimée mais qui trouverait à se donner libre cours dans un contexte spécifique ? Mais cela ne s’accorde pas avec les fortes réticences exprimées par la majorité des participants à l’expérience de Milgram puis à leurs dérivés ni avec les douloureux cas de conscience auxquels ils se sont trouvés confrontés. Et dans ce cas on ne pourrait pas parler de soumission à l’autorité mais plutôt d’une collaboration volontaire avec elle. Pour Milgram, l’explication est plutôt dans la déresponsabilisation qu’entraîne le fait d’obéir à une autorité qui paraît légitime : les participants ne se perçoivent pas comme des acteurs à part entière de ceux qu’ils font mais plutôt comme des agents qui accomplissent la volonté de l’autorité. Et ce n’est que parce que l’autorité est revêtue d’une légitimité que la majorité agit dans le sens de ses demandes. La question du rapport à l’autorité est donc essentielle dans le phénomène de la soumission.

3. Servitude et soumission envisagées dans une perspective morale et psychologique

Pistes essentielles

- La source de la servitude et de la soumission vient-elle forcément de l’extérieur du sujet ? Si l’on se place dans une perspective morale et psychologique, ne peut-on pas dire que l’homme est asservi à lui-même à travers ses passions, ses désirs ?

- Spinoza (XVIIe siècle) fournit ici une réponse claire : « J’appelle servitude l’impuissance de l’homme à gouverner et à contenir ses passions. » (Éthique, Livre

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IV) Il existe donc une servitude intérieure qui se caractérise non pas par le fait d’être sujet à des passions et à des désirs – ce qui, pour Spinoza entre autres, est parfaitement conforme à la nature humaine et n’est pas en soi condamnable – mais par le fait de ne pas maîtriser ses passions, de leur donner libre cours sans discernement, bref d’être soumis à ses affects. Alors que pour Spinoza, il convient plutôt non pas de tenter d’éradiquer ses affects (entreprise aussi illusoire que vaine et par ailleurs néfaste) mais de privilégier ceux qui procurent une joie réelle et profonde et contribuent à procurer un sentiment de plénitude. L’intérêt, pour notre propos, de la réflexion sur la servitude aux passions, dans la philosophie antique et classique, c’est qu’elle rejoint la réflexion politique : le tyran est en effet présenté comme le prototype de l’homme asservi à ses passions, notamment aux plus mauvaises d’entre elles. Ainsi le tyran peut-il être présenté lui aussi comme esclave.

- Pour Spinoza comme pour la plupart des autres philosophes classiques, c’est grâce à l’usage de sa raison que l’homme peut se prémunir contre cette sorte de servitude. Mais depuis Freud, nous savons que c’est loin d’être simple dans la mesure où la vie psychique du sujet est en grande partie orchestrée par son inconscient, lequel, par nature, échappe à la maîtrise de la raison. Or l’homme asservi à ses passions l’est pour une bonne part du fait de processus inconscients, sur lesquels son moi rationnel n’a guère de prise (« le moi n’est pas maître dans sa propre maison » écrit Freud dans Introduction à la psychanalyse). L’exercice de la raison ne suffit donc pas à l’affranchir de cet asservissement. Il faut que le sujet s’engage dans un travail analytique pour se libérer en partie – sans toutefois que cette libération puisse espérer être complète et définitive – des entraves intérieures profondes qui limitent sa liberté.

III – Servitude et soumission : problématiques essentielles

1. Le problème de la liberté humaine

Citation-clé

« L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. » Rousseau, incipit du chapitre premier du Contrat social.

- Cette très célèbre formule de Rousseau énonce d’une part une idée maîtresse de la philosophie politique moderne : l’homme est par nature un être libre. On verra que cette idée est fondamentale dans le Discours de la Boétie. Rousseau définit l’homme, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, comme un « agent libre », et c’est cela qui pour lui, plus que la raison, le différencie des autres espèces animales. À ses yeux, la liberté « est la plus noble des facultés de l’homme ». D’autre part, la formule énonce un paradoxe : bien que foncièrement libre, l’homme se voit partout mis aux fers, métaphore qui peut désigner toutes les formes d’asservissement et d’assujettissement. Or pour Rousseau, l’état d’asservissement est contraire à la qualité d’être humain : « Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. […]

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Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme, et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. » (Du Contrat social, Livre premier, chap. IV) La liberté est donc le bien le plus précieux des hommes car non seulement elle est ce qui les constitue en tant qu’hommes en les différenciant des animaux mais c’est en tant qu’êtres libres, donc responsables, que les hommes développent un sens moral. Liberté et éthique sont donc indissociables. En conséquence, chacun devrait chérir plus que tout sa liberté mais aussi, bien sûr, celles des autres.

- Or tel est loin d’être le cas. Force est de constater que des hommes ont en effet toujours et partout asservi d’autres hommes, bafouant par là leur humanité et foulant aux pieds la loi morale. Mais la servitude, la soumission seraient-elles possibles sans le consentement, plus ou moins grand, des peuples ?

Pistes de problématisation

- Si la servitude et la soumission s’imposent comme des faits constants dans l’histoire des hommes, peut-on affirmer que la liberté est inhérente à la nature humaine ?

- Si l’homme est fait pour être libre, à quelle sorte de liberté aspire-t-il et quelle liberté peut-il raisonnablement espérer ?

- Comment expliquer l’existence de la servitude et de la soumission ? À quels ressorts obéissent-elles ? Peut-on en établir les causes et mettre au jour leurs mécanismes ?

- Comment comprendre l’énigme de la servitude volontaire ? Comment un état aussi dégradant peut-il entraîner le consentement de ceux qui le subissent ? Comment se crée la soumission à un pouvoir despotique ?

2. Que faire contre la servitude et la soumission ?

Briser les fers 

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« Un peuple généralement maltraité contre tout droit n’a garde de laisser passer une occasion dans laquelle il peut se délivrer de ses misères, et secouer le pesant joug qu’on lui a imposé » Locke, Traité du gouvernement civil.

- De fait, il existe différentes formes de réactions collectives de refus de la servitude et de la soumission qu’elle entend créer. Une des voies possibles est ce que le même Locke, entre autres, a théorisé sous le nom de « droit de résistance » : « […] quand les législateurs s’efforcent de ravir et de détruire les choses qui appartiennent en propre au peuple, ou de le réduire dans l’esclavage, sous un pouvoir arbitraire, ils se

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mettent dans l’état de guerre avec le peuple, qui, dès lors, est absous et exempt de toute sorte d’obéissance à leur égard, et a droit de recourir à ce commun refuge que Dieu a destiné pour tous les hommes, contre la force et la violence. Toutes les fois donc que la puissance législative violera cette règle fondamentale de la société, et, soit par ambition, ou par crainte, ou par folie, ou par dérèglement et par corruption, tâchera de se mettre, ou de mettre d’autres, en possession d’un pouvoir absolu sur les vies, sur les libertés, et sur les biens du peuple, par cette brèche qu’elle fera à son crédit et à la confiance qu’on avait prise en elle, elle perdra entièrement le pouvoir que le peuple lui avait remis pour des fins directement opposées à celles qu’elle s’est proposées, et il est dévolu au peuple qui a droit de reprendre sa liberté originaire, et par l’établissement d’une nouvelle autorité législative, telle qu’il jugera à propos, de pourvoir à sa propre conservation, et à sa propre sûreté, qui est la fin qu’on se propose quand on forme une communauté politique. » (Traité du gouvernement civil, chap. XIX) On peut aussi mentionner ce qu’à la suite de Thoreau (écrivain américain du XIXe siècle) on appelle la désobéissance civile. Son principe est de refuser d’obéir à la loi pour montrer à tous, et par là dénoncer, son iniquité. Il s’agit, précisément, de refuser, de façon non violente, collective et publique, de remplir une obligation légale ou réglementaire au motif qu’elle viole un principe supérieur, et ce, afin de se faire sanctionner pour que la légitimité de cette obligation soit appréciée à l’occasion d’un appel en justice. On peut aussi évoquer les différentes formes de soulèvements populaires : émeute, rébellion, insurrection, révolte, révolution, qui s’accompagnent de violence, ponctuelle et limitée ou durable et générale.

- Mais ces formes de refus ne vont pas sans poser la triple question de leur légitimité, de leur efficacité et de leurs conséquences. Ainsi par exemple, Kant est-il fermement opposé à l’idée d’un droit de résistance car cette résistance est contraire au droit, elle est illégale. On peut aussi s’interroger sur la légitimité du recours à la violence : peut-on la cautionner ? Par ailleurs, la réaction violente et collective contre l’oppression est-elle toujours le gage de l’établissement d’un ordre politique plus juste ? La libération apporte-elle nécessairement la liberté ? L’Histoire fournit plusieurs exemples où la violence révolutionnaire engendre une nouvelle servitude.

- Les formes de réponses envisagées ci-dessus sont des réactions fortes à une situation de servitude et à une soumission forcée. Elles sont des réponses ponctuelles, souvent violentes, qui ne peuvent prétendre constituer un mode de fonctionnement constant de la société. Elles interviennent en amont d’une servitude installée de longue date et puissante. En elles-mêmes, elles ne prémunissent pas contre la servitude et contre la soumission qu’elle engendre.

La voie du contrat social

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«  Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ? » Rousseau, Du Contrat social, Livre I, chap. VI

- Peut-on envisager une forme de fonctionnement politique qui puisse, du moins en son principe, prévenir le risque de servitude et en prémunir l’individu et le peuple ? Pour Rousseau, cela passe par la voie de ce qu’il appelle le contrat social. Il désigne par là la convention par laquelle chacun se reconnaissant comme un membre de la communauté politique, à égalité avec tous les autres, s’engage en conscience à obéir aux lois qui régissent cette communauté, étant entendu que ces lois émanent du peuple souverain. En tant que telles, elles sont donc l’expression de la volonté générale, laquelle transcende les volontés particulières et elles visent donc nécessairement l’intérêt commun. Obéir aux lois ainsi instituées par le peuple souverain c’est donc pour Rousseau consentir à limiter sa liberté individuelle pour accéder à une forme de liberté supérieure, garantie par le droit. C’est le contrat social qui garantit la liberté de chacun des membres de la communauté puisque grâce à lui l’on n’obéit plus à un homme mais on se conforme à la volonté générale, l’on n’est pas forcé d’obéir mais on se soumet librement à la loi, commune à tous, qui est fondée en droit. Le contrat est donc, en théorie, une protection contre l’asservissement : « Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas : il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. » (Lettres écrites de la montagne, « Huitième lettre »)

3. S’émanciper : sortir de la soumission

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« C’est au cœur de la dépendance que peut surgir l’indépendance. » Robert Misrahi, Qu’est-ce que la liberté ?

Sur le plan individuel, à quelles conditions un être en situation de soumission peut-il s’émanciper ? En suivant l’analyse que propose le philosophe Robert Misrahi, on peut envisager le processus intérieur qui permet au sujet soumis de s’engager sur le chemin de son émancipation.

- Le moment de la crise : la crise est la perception que la souffrance ressentie par le sujet du fait de sa situation de soumission est intolérable ; cette perception devenue très aigue est un déclencheur : « C’est seulement à partir d’une souffrance extrême dont l’intensité jaillit brusquement à la conscience ou se présente comme ayant été lentement préparée et mûrie, annoncée avant qu’elle n’éclate, que la transformation libératrice peut s’opérer. »

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- Cette crise engendre un sentiment de révolte. Le sujet se révolte contre sa souffrance, perçue comme non nécessaire et injuste. Cette révolte est déjà en elle-même un acte de liberté.

- De la crise et de la révolte peut naître – mais pas forcément – une décision radicale, celle « de sortir effectivement, c’est-à-dire réellement, de la dépendance et de la souffrance ». Cette décision est indispensable afin que le sujet puisse commencer à construire pour lui « une liberté neuve ». La décision revient à une rupture intérieure avec sa situation de soumission, rupture qui rend possible un commencement : « Cette décision radicale qui fonde la possibilité même de tout futur travail de libération, nous dirons qu’elle est une rupture initiatrice. » Rupture initiatrice parce qu’à la fois coupure d’avec l’ancienne dépendance et ouverture vers l’avenir, volonté de construire à neuf.

- C’est tout cela qui rend possible, ensuite, une conversion du sujet, c’est-à-dire un renversement de ses manières de penser et de vivre et de sa façon de se considérer. Autrement dit une profonde remise en question de soi et de ses croyances ainsi que des autres. À partir de là peut s’enclencher un travail qui va constituer pour le sujet qui a rejeté sa soumission à construire, ou tenter de construire, une existence conforme à son désir propre et dans laquelle il puisse jouir pleinement de sa liberté de sujet. Autrement dit, le processus d’émancipation a pour fin l’accès à l’autonomie, condition d’une vie personnelle plus gratifiante.

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