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République Algérienne Démocratique et Populaire MINISTERE DE L’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR ET DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE UNIVERSITE D’ALGER FACULTE DES LETTRES ET DES LANGUES DEPARTEMENT DE FRANCAIS Mémoire de Magister Option : littérature Simone de BEAUVOIR et l’écriture de soi dans les Mémoires d’une jeune fille rangée Présenté par : Sous la direction de : OUMSALEM Feriel M me KASSOUL Aicha Année universitaire 2003

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République Algérienne Démocratique et Populaire

MINISTERE DE L’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR ET DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

UNIVERSITE D’ALGER

FACULTE DES LETTRES ET DES LANGUES DEPARTEMENT DE FRANCAIS

Mémoire de Magister Option : littérature

Simone de BEAUVOIR et l’écriture de soi dans les

Mémoires d’une jeune fille rangée

Présenté par : Sous la direction de : OUMSALEM Feriel Mme KASSOUL Aicha

Année universitaire 2003

A tous ceux qui ont été là

pour moi.

« Je sais ; c’est moi, aujourd’hui . La petite fille dont l’avenir est devenu mon passé n’existe plus. Je veux croire, quelquefois, que je la porte en moi, qu’il serait possible de l’arracher à ma mémoire, de défroisser ses cils fripés, de la faire asseoir, intacte, à mes côtés. C’est faux .Elle a disparu sans même qu’un squelette menu commémore son passage . Comment la tirer du néant ? » La Force des choses - - P 394 -

INTRODUCTION

Dans son Histoire de la sexualité1 , Michel FOUCAULT démontre

que dans l’antiquité gréco-latine, le « souci de soi » est une philosophie de la vie qui répond au fameux précepte socratique : « Connais toi toi- même » .

Ce « souci de soi » se manifeste ─entre autres pratiques─ dans

l’écriture de soi : une pratique sociale réservée aux hommes du pouvoir et du savoir qui, n’ayant pas de préoccupations plébéiennes, se consacrent un temps à l’examen de conscience et à l’exploration introspective qu’ils inscrivent sur papier sous forme de correspondance 2 ou de mémoires3 à la fin de leur vie ou de leur règne (pour les empereurs romains par exemple)

L’écriture de soi ou l’autobiographie aurait ainsi pour motivation principale des comptes à régler avec soi même en se mettant en texte, en se racontant, en s’analysant, en se jugeant…

En revanche, cette écriture de soi devient problématique lorsqu’il s’agit de publication . Quel besoin conduit des hommes comme SAINT-AUGUSTIN4 , ROUSSEAU5 , MONTAIGNE6, CHATEAUBRIAND7…à rendre publique leur vie intime ? Pour quelle raison exposent-ils leur « moi » à nu devant la société ? .

Si les motifs divergent chez les uns et les autres, ce qui nous paraît, a priori, évident, c’est que la publication d’écrits autobiographiques concerne plus ou moins la société ; le dessein des auteurs ne serait-il pas aussi de régler publiquement leurs comptes avec cette dernière ?

Ainsi les enjeux existant entre individu et société seraient une motivation fondamentale de l’écriture de soi publique (publiée) . C’est dans ce sillage que se situe la réflexion principale de notre mémoire . Toutefois, notre préoccupation se focalisera sur le dossier d’une écriture de soi au féminin car :

1 Le tome III Le souci de soi inspire largement notre réflexion. 2 Ex : Les lettres de PETRARQUE à LUCIUS et les Lettres à Lucillius de SÉNÉQUE . 3 Textes autobiographiques qu’on appelait « hupomnématas » 4 Auteur des Confessions. 5 Auteur des Confessions. 6 Auteur des Essais. 7 Auteur des Mémoires d’outre-tombe.

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« La société et l’Histoire pèsent sur la création féminine de façon particulièrement lourde » 8

Nous avons pu constater que l’autobiographie publique féminine est rare

dans la littérature du XVIIIeme et du XIXeme siècles9. Et si « le moi » n’est plus « haïssable », les femmes (plutôt rares en littérature) sont davantage portées sur une écriture de soi intime (journaux intimes et correspondance) ou préfèrent s’écrire de façon voilée à travers des fictions romanesques .

L’Histoire du XXeme siècle (les deux guerres) voit une nette évolution de l’homme en général et de la condition de la femme en particulier . L’émancipation de la femme à tous les niveaux est sans doute la raison qui permet sa distinction notamment dans le domaine littéraire . L’autobiographie publique féminine connaît un sérieux développement et même une affluence . Des femmes comme Marguerite DURAS10, Nathalie SARRAUTE11 ou encore Marguerite YOURCENAR12 , s’écrivent, se disent et se distinguent à travers une subjectivité en constante négociation, voire en constant combat avec un engrenage institutionnel hostile à tout discours individuel et de surcroît féminin.

Pour ce qui nous concerne aujourd’hui, nous tenterons d’analyser cette

négociation entre un sujet-autobiographe féminin et un système institutionnel, en convoquant un corpus précis et une approche précise .

Notre choix s’est porté sur une femme-écrivain exceptionnelle et

indissociable de l’Histoire et de la littéraire du XXeme siècle en France . En effet, entre maintes autres caractéristiques, ce qui fait l’exception de S. de BEAUVOIR─ et qui a suscité notre vif intérêt pour ce sujet de mémoire─ c’est son désir de s’écrire en 1956 selon une modalité d’écriture de soi, jusque-là apanage masculin : les mémoires . Notre corpus se limitera ainsi aux Mémoires d’une jeune fille rangée, ,son premier ouvrage de mémoires, un texte ─préambule d’une série d’autres ouvrages autobiographiques .

Notre tâche sera de déceler comment et pourquoi S.de BEAUVOIR

recourt à un moment de l’Histoire et de sa vie, à une écriture de soi . Pourquoi

8 B.DIDIER, L’écriture-femme, PUF , 1981, P 40 9 L’autobiographie publique la plus connue est l’Histoire de ma vie ( 1854) de George SAND (pseudonyme d’Aurore DUPIN) . 10 Auteur du récit autobiographique Un barrage contre le Pacifique (1950). 11 Auteur d’Enfance (1983) . 12 Auteur de Souvenirs pieux (1974) , Archives du Nord (1977)

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opte-t-elle pour des mémoires ? Quelles « vérités » véhicule le discours de cette femme par rapport à son contexte socio-historique ? .

De ce fait ─et pour répondre plus précisément à cette dernière

interrogation─ nous proposerons une nouvelle lecture des Mémoires de S. de BEAUVOIR en opérant une analyse de discours conforme à L’Ordre de discours de Michel FOUCAULT . Ce dernier démontre dans son ouvrage que l’enjeu principal entre l’institution et l’individu qui tend à s’emparer publiquement de la parole (« être et sujet de discours ») , c’est le discours car il lui est interdit de dire n’importe quoi, n’importe où , n’importe quand :

« Dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certains nombres de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité »13

L’analyse foucaldienne du discours (appropriée au discours et aux vérités

scientifiques) incite à dégager les « vérités » propres au sujet de discours qui négocie la reconnaissance de ces dernières en tant que telles . Les propositions de M.FOUCAULT sont tout à fait adaptables à la littérature et opératoires en matière d’analyse textuelle, particulièrement l’autobiographie qui se présente comme un discours individuel bâti sur un contrat de vérité (le pacte autobiographique ) . L’auteur/intellectuel en s’écrivant se heurte à un verrouillage du discours (un « ordre du discours ») sur lequel veillent « les gouvernementalités » (institutions en place dans la société) et dont il ne doit pas transgresser les lois .

Notre tâche sera de situer S.de BEAUVOIR dans son contexte socio-

historique, première étape incontournable quand on sait qu’en se disant, l’individu-auteur dit aussi sa société nécessairement :

« Accomplissement d’un projet originel, ma vie a été en même temps le produit et

l’expression du monde dans lequel elle se déroulait, et c’est pourquoi j’ai pu , en la racontant, parler de tout autre chose que moi »14

Aussi bien tenterons-nous de répondre à nos questionnements en adoptant la démarche suivante :

13 M.FOUCAULT , L’ordre du discours ,Gallimard, 1971, P 9 14 S de BEAUVOIR , Tout compte fait, Gallimard coll Soleil , 1972, P 39 -40

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La première partie du mémoire sera consacrée à la vie de S. de BEAUVOIR et à sa construction en tant que sujet de discours étroitement lié à l’Histoire de son siècle . Nous mettrons ainsi l’accent sur son évolution intellectuelle (son engagement physique et littéraire dans l’Histoire de son époque) et parallèlement sur son histoire avec l’écriture de soi qui, intime ou publique , se révèle être une pratique quotidienne et parfois même vitale pour l’auteure . Nous présenterons également notre ouvrage-corpus, les Mémoires d’une jeune fille rangée, sa dimension autobiographique et les multiples raisons de son écriture .

La seconde partie du mémoire sera consacrée à l’analyse proprement dite

du discours des Mémoires . Dans un premier temps nous mettrons en évidence la structure du récit, sa composition et son fonctionnement interne . Ensuite nous présenterons L’Ordre du discours de M.FOUCAULT et la perspective de notre démarche analytique . Enfin, ─à la lumière de L’Ordre du discours─ nous interrogerons le discours des Mémoires en mettant l’accent sur les vérités beauvoiriennes qui s’en dégagent .

Nous espérons ainsi, au terme de notre travail, contribuer à faire

connaître cette femme qui, alliant engagement dans l’Histoire et souci de soi (ne voulant renoncer ni à l’un ni à l’autre ) produit les mémoires féminins les plus retentissants de l’histoire littéraire française .

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Première partie

S. de BEAUVOIR, une femme à l’épreuve du siècle et du discours . « Etrange certitude que cette richesse que je sens en moi sera reçue, que je

dirai des mots qui seront entendus, que cette vie sera une source où d’autres

puiseront : certitude d’une vocation… » Mémoires d’une jeune fille rangée

- P 131 -

Revoir la vie entière et détaillée de Simone de BEAUVOIR revient à lui consacrer des tomes et des tomes d’ouvrages (ce qui a, par ailleurs, été fait) compte tenu de la richesse et de la résonance de son œuvre durant soixante dix huit ans de vie . L’objectif de notre mémoire, ainsi que notre approche foucaldienne qui nous impose une contextualisation historique, nous amènent à mettre en exergue l’évolution de son intellectualisme et de son individualisme au fil de l’histoire de son siècle, un XXième siècle bouleversant en France . Notre tâche consistera à cerner en S.de BEAUVOIR la genèse d’un souci de soi constant et inconditionnel même lorsque BEAUVOIR est complètement absorbée par le sort d’autrui quand elle s’engage dans l’histoire du monde. Ses écrits autobiographiques (mémoires) publics à partir de 1958, sont la meilleure illustration d’une femme qui s’accomplit en même temps que son siècle . I. Une femme, un siècle : 1.L’enfance de BEAUVOIR , de la « belle époque » à la « grande guerre » : Le début du XXième siècle est en France prometteur d’un avenir florissant et privilégié . Le progrès et la civilisation industrielle sont l’actualité de 1900 . La bourgeoisie est la classe détentrice de la culture et des biens matériels de production . Cet ordre social capitaliste favorise par ailleurs la naissance de mouvements de gauche socialistes et laïcs avec lesquels sympathisent peu à peu des intellectuels de renom qui menacent les intérêts bourgeois .

C’est dans ce contexte plus ou moins dynamique que Simone, Lucie, Ernestine, Marie Bertrand de BEAUVOIR voit jour en 1908, l’année du premier lancement de la Nouvelle Revue Française par A. GIDE et son cénacle de novateurs littéraires. La situation aisée de ses parents bourgeois et catholiques lui assure une enfance choyée à l’abri du besoin :

« D’emblée ma naissance me constituait socialement privilégiée et me garantissait beaucoup plus d’opportunités qu’à une fille de paysans ou d’ouvriers. (…) Mon histoire était typiquement celle d’une jeune bourgeoise française (…) J’avais accès aux biens de consommation qu’offraient mon pays et mon époque dans la

mesure où ils convenaient au budget de mes parents. Mes études, mes lectures m’étaient imposées par la société . Celle-ci, je ne l’ai d’abord connue que par la médiation de mes parents » 15 En effet, sa condition privilégiée de petite bourgeoise est sans doute la

chance majeure qui lui est donnée (ainsi qu’à tous les écrivains bourgeois de sa génération : SARTRE, ARON,LEIRIS …) . La culture et le confort matériel lui sont garantis : BEAUVOIR est scolarisée jusqu’au baccalauréat dans un institut catholique privé (le cours Désir ) et elle a l’opportunité d’enrichir son culte pour la nature pendant ses vacances estivales au Limousin Mais cette enfance harmonieuse dans cette France harmonieuse qu’animent les ballets russes, sera troublée par le coup de gong de 1914 . La première guerre mondiale est l’événement historique qui bouleverse toute une génération d’intellectuels pour la plupart mobilisés ( à l’exemple de PEGUY, PSICHARI…) et quelquefois précocement victimes des combats (A.FOURNIER) . Du haut de ses six ans, S.de BEAUVOIR vit avec beaucoup d’émotion et de patriotisme les événements de cette guerre :

« A travers les livres, les « Communiqués » et les conversations que j’entendais, la vérité de la guerre se faisait jour : le froid, la boue, la peur, le sang qui coule, les douleurs, les agonies » 16 Et si le traité de paix est signé en 1919 avec l’Allemagne, Paris

bombardée en 1918 n’a pas encore les bilans complets de ses pertes humaines et économiques . Les intérêts financiers de Georges de BEAUVOIR ( père de Simone) sont atteints par cette crise nationale d’après-guerre , et l’adolescence de Simone se déroule dans une angoisse chronique, suite à cette détérioration de leur niveau de vie .

Les affres de son âge ingrat (désaccord avec ses parents) la jettent dans un travail acharné au Cours Désir alors que la lecture occupe la majorité de son temps .Et c’est en lisant A.FRANCE, COLETTE, les GONCOURT, PREVOST …que sa fascination pour la littérature s’accentue en même temps que sa rébellion contre les fondements de son éducation morale et religieuse :

« Toute la journée je m’entraînais à réfléchir, à comprendre, à critiquer, je m’interrogeais ; je cherchais avec précision la vérité » 17

15 S de BEAUVOIR , Tout compte fait, Gallimard- "Soleil" -,1972, P 13/ P 28 16 S de BEAUVOIR, Mémoires …, Gallimard, 1958, P 65 17 S de BEAUVOIR , Mémoires …, Gallimard, 1958, P 178-179

Elle n’hésite pas à répudier –pour le bonheur et la liberté –une religion bâtie sur le sens du devoir, la renonciation à soi et l’austérité :

« La foi, c’est souvent un accessoire qu’on reçoit dans son enfance avec l’ensemble de la panoplie bourgeoise (…). Je sais ce qu’est la foi d’un enfant : croire en Dieu, pour lui c’est croire aux adultes qui lui parlent de Dieu . Quand il a cessé de leur faire confiance, la foi n’est plus qu’un douteux compromis qui consiste à croire qu’on croit . A quinze ans, j’étais trop entière pour m’en contenter (…) Jamais il n’a été question pour moi –jamais il ne saurait être question – de revenir aux fables qui ont charmé mes premières années » 18

Et même si elle le redoute, Simone ne craint pas « l’exil » auquel la

condamne son incrédulité . Son souci profond d’elle même est ainsi la raison principale de son athéisme : elle ne peut se percevoir à la fois centre du monde et de son existence en cédant aussi cette place suprême à un Dieu incertain et hypothétique dont l’absence lui a toujours été source de frustration . C’est donc seul le souci d’un règne absolu sur sa vie qui amène BEAUVOIR la studieuse à destituer un dieu dont elle usurpe la souveraineté à l’âge de quatorze ans . Cette période de sa vie est ainsi décisive dans la mesure où elle la positionne dans un camp radicalement distinct de celui de son milieu familial et social :

« Mon âge ingrat contribua à me faire qui je suis »19 2- Sorbonne ou « années folles » :

Les années folles en France sont principalement les années vingt . Cette période qui suit immédiatement la fin de la première guerre est empreinte d’un chaos économique considérable .

La France est en phase de reconstruction à tous les niveaux, les colonies sont alors la plus sûre ressource . Le système colonial est ainsi à son apogée dans le dessein urgent de rebâtir la métropole . Mais au niveau intellectuel et politique , un vif dynamisme tend à rompre avec les fondements sociaux de la France d’avant-guerre .

« La majeure partie de la société française aspire d’autant plus au maintien des structures traditionnelles qu’elle les sent fragiles » 20

18 S de BEAUVOIR, Tout compte fait, Gallimard, 1972, P 509-510-511 19 Idem , P 21 20 J.M.RODRIGUES , Histoire de la littérature française , Bordas, T I, 1988, P 11-12

Si en politique le communisme est en expansion, au niveau culturel émerge une nouvelle définition de l’intellectuel :

« L’affaire Dreyfus a constitué l’acte de naissance de l’intellectuel . La guerre de 14 et la montée du fascisme sont ses baptêmes du feu »21

Le j’accuse de ZOLA a mobilisé un certain nombre d’écrivains (tels que BARRES , FRANCE …) qui, jouissant d’un nom dans le domaine littéraire, le mettent au service de leur position au profit de Dreyfus . L’intellectuel est désormais cet individu notamment homme de lettres– qui s’engage pacifiquement ou activement dans la contestation des affaires de l’Etat .

C’est dans cette France-ci que BEAUVOIR – ayant décroché à seize ans (1924) son premier baccalauréat – fait sa première rencontre avec une matière qui « va droit à l’essentiel » : la philosophie . Elle est tellement fascinée par la richesse de cette science qui pose les questions de la vie, de l’homme et de sa raison d’être, qu’elle envisage de quitter le cours Désir pour un diplôme d’études supérieures en philosophie , et pourquoi pas l’agrégation ?

« Les femmes qui avaient alors une agrégation ou un doctorat se comptaient sur les doigts de la main : je souhaitais être une de ces pionnières »22

Elle entame également deux autres licences : une licence ès lettres et une

licence de mathématiques générales . Une fois ces études entreprises, Simone sait qu’elle se destine à l’enseignement, donc à prendre un métier qu’elle conçoit avant tout comme l’unique garant de son indépendance en tant que femme :

« L’idée de gagner ma vie grâce à un travail qui me convenait, m’exaltait d’autant plus que ma féminité me prédestinait à la dépendance »23

En dehors de ses lectures des grands philosophes BEAUVOIR est aussi

marquée par deux personnalités : son professeur de lettres à l’institut Sainte-Marie , Robert GARRIC , et son cousin Jacques CHAMPIGNEULLES.24

Les idées socialistes de R. GARRIC marquent les dix huit ans de Simone. Celle-ci, jusque-là désintéressée du sort des autres (parce que soucieuse exclusivement de sa « vie intérieure » et de son devenir) ouvre les

21 Idem, P 28 22 S de BEAUVOIR , Mémoires…., Gallimard, 1958, P 160 23 S de BEAUVOIR , Tout compte fait, Gallimard coll Soleil , 1972, P 24 24 Jacques LAIGUILLON dans les Mémoires

yeux sur la réalité ouvrière et les inégalités sociales . C’est ainsi qu’elle adhère au mouvement de GARRIC : une sorte d’association baptisée « Les Equipes sociales » .Cette expérience de BEAUVOIR est avant longtemps le balbutiement d’un gauchisme sans faille .

Par ailleurs, son cousin Jacques – de six mois son aîné – lui fait découvrir la littérature contemporaine . BEAUVOIR est complètement éblouie par l’immoralisme de GIDE et par l’irrationalisme de PROUST . Cette littérature qui fait le procès de la raison en prêchant le culte du moi la subjugue, elle ne jure plus que par BARRÉS , COCTEAU, CLAUDEL, VALERY…. Simone ne tarde pas à s’inscrire à la « Maison des Amis du livre » « bibliothèque –pilier de la vie intellectuelle de l’entre-deux-guerres »25 tenue par la célèbre Adrienne MONNIER .

Cependant si Jacques apprend à Simone à déchiffrer un PICASSO ou à apprécier les innovations théâtrales de DULLIN , son influence sur elle ne se limite pas au domaine intellectuel . Jacques l’initie également à la poésie des bars . BEAUVOIR connaît en 1928 une fréquentation frénétique des bars de Montparnasse où elle goûte aux joies de l’ivresse et de la marginalité . Elle fréquente notamment un bar célèbre par le cercle d’intellectuels connus qui s’y trouvent :

« Le Jockey attirait les gens célèbres : Cocteau, Aragon, Crevel, Kisling, Hemingway , Scott, Fitzgerald, les vedettes de Cinéma , des femmes peintres ; Tout le monde se connaissait » 26

BEAUVOIR est reçue (à dix neuf ans) avec mention très bien au certificat de philosophie générale . Sur la liste figurent deux autres noms destinés à la célébrité : Simone WEIL et Maurice MERLEAU-PONTY .

Cette année (1927) marque BEAUVOIR à travers sa découverte du surréalisme . Ce mouvement provocateur et révolutionnaire réagit directement contre l’absurdité de la « grande guerre » et de l’homme en général . La psychanalyse freudienne et la découverte de l’inconscient sont le moyen que les surréalistes proposent pour « transformer le monde » :

« L’inconscient sera cette réalité opaque qui commande à tous les actes détrônant ainsi l’intelligence régulatrice que trois siècles de tradition cartésienne avaient imposée »27

25 C.FRANCIS / F.GONTIER, Simone de Beauvoir , PERRIN , 1985, P 64 26 Idem, P 87 27 J.M.RODRIGUE, Histoire de la littérature française, Bordas T I,1988, P 23

Les surréalistes mettent ainsi la psychanalyse au service de la révolution .

Le rôle de l’intellectuel est de « changer le monde » et c’est ce qui amène certains surréalistes à s’engager dans l’action de gauche, le communisme . BEAUVOIR adopte rapidement ce mouvement qui coïncide merveilleusement avec son tempérament contestataire :

« Le surréalisme me conquit (…) Destruction de l’art, de la morale, du langage, dérèglement systématique, désespoir poussé jusqu’au suicide : ces excès me ravissaient » 28

En 1928 BEAUVOIR entend mener en parfaite parisienne une vie de

sorbonnarde et de normalienne à la fois . Elle entame son diplôme d’études supérieures en philosophie qu’elle prépare sous la direction de Léon BRUNSCHVICG . Et elle songe également à la réussite de son agrégation, un « challenge » qu’elle se promet de relever au nom de l’intelligence féminine .Ses réussites pluridisciplinaires distinguent d’emblée son sort de celui des jeunes bourgeoises de son âge :

« Je continuais à aller de l’avant, je me développais tandis que pour s’adapter à leur existence de filles à marier, elle commençaient à s’abêtir. La diversité de nos avenirs d’avance me séparait d’elles »29

L’année 1929 est donc pour elle l’année de l’agrégation qu’elle entame en stagiaire au lycée Jonson-de-Sailly. Elle est ainsi la première femme à enseigner la philosophie dans un lycée de garçons, elle a pour collègues deux autres agrégatifs : Claude LEVI-STRAUSS et Maurice MERLEAU-PONTY.

Les deux dernières années de BEAUVOIR à la Sorbonne sont aussi marquées par ses amitiés, particulièrement celle d’hommes de gauche. La plupart de ses amis font curieusement partie d’une future génération d’intellectuels, celle qui suivra la seconde guerre mondiale. BEAUVOIR connaît Simone WEIL, Raymond ARON, MERLEAU-PONTY….

Mais un groupe de normaliens audacieux attire particulièrement son attention lorsqu’elle fait la connaissance de René MAHEU30 à qui elle doit le surnom de Castor31 ( pour son esprit constructeur ). En effet, deux autres normaliens amis de MAHEU l’invitent à réviser LEIBNIZ en préparation au

28 S.de BEAUVOIR, Mémoires…., Gallimard, 1958, P 232 29 Idem, P 174 30 HERBAUD dans les Mémoires. 31 Surnom qui la désigne jusqu’à la fin de sa vie et qui intitule en 1983 le recueil des lettres que SARTRE lui destinait : Lettres au Castor

concours de l’agrégation. Ils s’appellent Paul NIZAN et Jean Paul SARTRE. BEAUVOIR découvre alors ce petit groupe anticonformiste et antibourgeois que jusque-là elle ne connaissait que vaguement de loin, et qui désormais la séduit :

« Ils se moquaient de l’ordre bourgeois (…) Ils ne me demandaient somme toute que d’oser ce que j’avais toujours voulu : regarder en face la réalité. Il ne me fallut pas longtemps pour m’y décider » 32 En 1929 BEAUVOIR est reçue avec NIZAN et SARTRE à l’agrégation

de philosophie. Avec le même nombre de points que SARTRE, BEAUVOIR est à vingt et un ans la plus jeune agrégée de France, et elle est encore loin de se douter qu’elle est la première femme philosophe française dans l’histoire des hommes.

Ainsi l’agrégation de philosophie représente pour BEAUVOIR le début d’une autre vie, mais aussi le début d’une grande histoire d’amour avec J.P.SARTRE. Antibourgeois et athée SARTRE est pour Simone le « double » dont elle rêvait à quinze ans.

« Le hasard m’a été exceptionnellement favorable en mettant Sartre sur mon chemin »33 « Je savais que plus jamais il ne sortirait de ma vie »34 Extrêmement consciente de la médiocrité du système bourgeois,

BEAUVOIR sait que la littérature demeure le seul moyen à travers lequel elle projette de dire la vérité tant recherchée.

Ainsi, les années Sorbonne de BEAUVOIR sont tellement riches en apprentissages qu’elles sont aussi « folles » que celles de la France de l’époque :

« Pendant toutes ces années d’enfance, d’adolescence et de jeunesse, ma liberté n’a jamais pris la forme d’un décret, ç’a été la poursuite d’un projet originel incessamment repris et fortifié : savoir et exprimer (…) . Je me suis inscrite aux équipes sociales, j’ai cherché et cultivé l’amitié avec Jaques, j’ai fréquenté des camarades de Sorbonne, j’ai traîné en cachette dans les bars de Montparnasse (…). Je n’étais jamais passive : je sollicitais la vie. Souvent dans mes quêtes j’ai abouti à des impasses. Mais aussi j’ai fait des trouvailles qui m’ont enrichie »35

32 S.de BEAUVOIR, Mémoires…, Gallimard, 1958, P 336 33 S.de BEAUVOIR, Tout compte fait, Gallimard coll soleil, 1972, P 39 34 S.de BEAUVOIR, Mémoires…, Gallimard, 1958, P 344 35 S.de BEAUVOIR, Tout compte fait, Gallimard coll Soleil, 1972, P 22

3. L’aventure intellectuelle ou « la drôle de guerre » :

A partir de vingt et un ans et avec un diplôme important à son actif, BEAUVOIR va enseigner dans les lycées les plus prestigieux de France36. D’autre part, les deux pôles principaux autour desquels s’articule sa vie sont désormais son amour pour SARTRE et ses futurs projets d’écriture :

« Je décidai que j ’allais consacrer les prochaines années à chercher avec acharnement la vérité »37 Par ailleurs, la vie intellectuelle de S.de BEAUVOIR est étroitement liée

à l’événement le plus marquant du XXième siècle : la seconde guerre mondiale. a. Désengagement / engagement :

Avant la déclaration de la deuxième guerre, S.de BEAUVOIR ainsi que beaucoup de ses contemporains – se désintéresse de l’histoire du monde, du moins de celle de son propre pays. Son seul et unique souci est son bonheur personnel.

Pendant les années trente, BEAUVOIR est le dieu de sa propre existence, ou plutôt si elle devait en vénérer un, il serait une déesse : la liberté mère du bonheur et de la vérité, ses deux principales raisons de vivre à cette époque.

Ecœurée par l’exposition coloniale française de 1931, elle ne songe pas encore à agir contre le fait colonial, ni à changer quoi que ce soit dans la vie des autres.

Et si en 1936 la guerre d’Espagne et la montée du fascisme la scandalisent, ses préoccupations exclusives demeurent son quotidien d’enseignante de philosophie( aux opinions peu communes ), les voyages qu ‘elle entreprend partout en France, et son avenir d’écrivain qu’elle est impatiente de vivre :

« Je voyais dans mes livres mon véritable accomplissement et ils me dispensaient de toute autre affirmation de moi. »38

Désintéressée et « désengagée » de l’Histoire, S.de BEAUVOIR est convaincue qu’un écrivain doit rester apolitique :

36 A Marseille, au lycée Jeanne d’Arc de Rouen, et au lycée Molière de Paris 37 S.de BEAUVOIR, Mémoires…, Gallimard, 1958, P 246 38 S.de BEAUVOIR, La force des choses, Gallimard, 1963, P 24

« C’est la sécurité de l’après-guerre [la première] qui m’a permis de me soucier si peu des événements (…) l’idée de révolution me séduisait (…).Mais mon aventure personnelle comptait plus pour moi que celle de l’humanité. Je ne mesurais pas à quel point la première dépendait de la seconde sur laquelle je continuais à être très mal renseignée »39 Mais cet état des faits ne dure pas longtemps. BEAUVOIR et la majorité

de ses contemporains ne prévoient pas encore les événements de 1939 / 1945. Ils assistent alors à la seconde guerre dans toute son horreur. Le choc est à son apogée face aux camps de concentration nazis et face aux exécutions sommaires ou massives des juifs. BEAUVOIR « schizophrène »40 réfute l’imminence de cette guerre jusqu’au chaos de Paris le 14 Juin 1940. Les Allemands qui envahissent Paris la mettent devant le fait accompli ; elle n’a alors plus aucun moyen de s’aveugler sur une réalité qui la contraint à relativiser sa liberté à laquelle elle tient tant.

En effet, la seconde guerre produit une modification ultime de la vie et des idées de BEAUVOIR qui ne veut plus rester spectatrice d’une histoire qui risque de l’anéantir en portant préjudice à sa chère individualité au nom de laquelle elle se bâtissait un avenir prometteur :

« J’appris la solidarité [dit-elle]. En 1939 mon existence a basculé (…). L’histoire m’a saisie pour ne plus me lâcher. »41 Aux côtés de J.P.SARTRE revenu du Front ( où NIZAN a trouvé la mort

en 1940) BEAUVOIR prend conscience de la nécessité de son engagement littéraire ( et par la suite politique ), une façon- et sans doute la meilleure – d’entrer avec l’histoire dans un processus d’interaction au lieu de la subir avec passivité et impuissance. Toujours soucieuse d’elle-même, elle choisit d’agir sur l’histoire comme celle-ci agit sur elle en modifiant le cours de sa vie. Désormais, elle sait qu’elle ne peut plus ne se soucier que d’elle-même en ignorant « autrui » dont elle est partie intégrante :

« Je savais à présent que mon sort était lié à celui de tous ; la liberté, l’oppression, le bonheur et la peine des hommes me concernaient intimement »42 « Comment me soucierais-je de ce qui ne me concerne pas ?.

39 S.de BEAUVOIR, Tout compte fait, Gallimard coll Soleil, 1972, P 28 40 « Vous êtes une schizophrène, me disait souvent Sartre : au lieu d’adapter mes projets à la réalité, je les poursuivais envers et contre tout tenant le réel pour un simple accessoire »- P 97 – La Force de l’âge. 41 C.FRANCIS / F.GONTIER, Simone de Beauvoir, PERRIN, 1985 , P 184 42 S.de BEAUVOIR, La force des choses, Gallimard, 1963, P 14

Je concerne les autres et c’est moi qu’ils concernent. C’est là une vérité indécomposable : le rapport moi-autrui est aussi indissociable que le rapport sujet-objet »43 En effet cette prise de conscience s’avère être le détonateur principal

d’un début littéraire assez fructueux motivé par l’Histoire de 1940 à 1946, qui voit naître : L’invitée (1943), Pyrrhus et Cinéas (1944), Le Sang des autres (1945), Les Bouches inutiles (1945), Idéalisme moral et Réalisme politique (1945), L’existentialisme et la sagesse des nations, Tous les hommes sont mortels(1946).

Ce sont donc les circonstances de la seconde guerre qui décident BEAUVOIR, ainsi que toute une génération d’intellectuels, à prendre définitivement la parole :

« Il a fallu deux guerres mondiales, les camps de concentration, la bombe atomique pour ébranler notre bonne conscience(…) Nous avons commencé à nous poser la terrible question :serait-il possible que notre civilisation ne soit pas la Civilisation »44 Le chaos politique et intellectuel de l’après-guerre en France n’agit

aucunement sur les motivations de S.de BEAUVOIR et J.P.SARTRE qui décident de prendre les rênes de la société en s’engageant dans une entreprise universelle : celle de libérer l’homme de toute forme d’aliénation en lui révélant sa capacité de dépassement de sa situation. Le devoir d’engagement de l’intellectuel et la responsabilité politique de l’écrivain sont alors l’emblème de l’après 1946 en France.

Une nébuleuse intellectuelle se crée ainsi autour de BEAUVOIR, J.P.SARTRE, M.LEIRIS, MERLEAU-PONTY, CAMUS, ARON et d’autres encore qui oeuvrent pour la redéfinition de la condition humaine et de la littérature.45 L’engagement de BEAUVOIR et SARTRE se veut dans un premier temps littéraire (à travers des écrits philosophiques et littéraires) et par la suite politique (à travers leurs positions de gauche par le moyen de la presse et les maints meetings et manifestations auxquels ils participent au risque même de se faire arrêter ) . BEAUVOIR écrit :

« Mes opinions, convictions, perspectives, intérêts, engagements sont déclarés : ils

43 S.de BEAUVOIR, Pour une morale de l’ambiguïté, Gallimard, coll idées, 1947, P 104 44 S.de BEAUVOIR, Privilèges, Gallimard-idées-, 1955, P 89 45 Qu’est ce que la littérature ? de J.P.SARTRE (1947)

font partie du témoignage que je porte à partir d’eux »46 Et SARTRE lui fait écho :

« La fonction d’un écrivain est d’appeler un chat un chat. Si les mots sont malades, c’est à nous de les guérir »47

Ainsi s’amorce l’époque dite existentialiste dont la figure de proue est

incontestablement J.P.SARTRE :

« SARTRE est (…) le premier qui (…) a déplacé le centre de gravité de l’écrivain à l’intellectuel, de l’homme de lettres à l’homme de savoir, du dehors de l’histoire au dedans de l’histoire »48

b. L’existentialisme : Si les années vingt sont en France celles du surréalisme, les années quarante sont celles de l’existentialisme . Le souci exclusif des intellectuels, groupés autour de SARTRE et BEAUVOIR , est d’offrir à l’homme du XXième siècle une nouvelle idéologie qui lui permet de se reconstruire et de dépasser l’absurdité de la situation dans laquelle l’a jeté la guerre . Mais ce projet de longue haleine exige également la libération de l’homme des contraintes historiques par lesquelles la bourgeoisie le ligote . Il y a donc une mobilisation constante contre la bourgeoisie et tout son système institutionnel en place :

« Il n’y avait selon nous qu’une manière de supprimer l’aliénation : c’était d’abattre la classe dirigeante »49 « Nous nous promettions de demeurer à jamais ligués contre le système, les idées, les hommes que nous condamnions ; leur défaite allait sonner ; l’avenir qui s’ouvrirait alors il nous appartiendrait de le construire, peut être politiquement, et en tout cas sur le plan intellectuel : nous devions fournir à l’après – guerre une idéologie »50

« L’homme est à recréer », c’est le concept autour duquel s’articule

l’idéologie existentialiste . BEAUVOIR et les existentialistes apportent à

46 S de BEAUVOIR, La force des choses I , GALLIMARD –Folio-1972, P 10 47 J.P.SARTRE, Qu’est ce que la littérature ? Gallimard , 1948 , P 281 48 J.M.RODRIGUES, Histoire de la littérature française , T2 , Bordas , 1988, P 149 49 S de BEAUVOIR , La force de l’âge I , Gallimard –Folio, 1960, P 154 50 S de BEAUVOIR , La force de l’âge, Gallimard –Folio--, 1972, P 644

leurs contemporains une nouvelle vérité d’un homme « seul et souverain maître de son destin » 51

L’homme est libre de choisir et de se choisir en dehors de tous les

dogmes sociaux et moraux . Cette nouvelle vérité de l’homme se situe à l’encontre de l’idéologie bourgeoise, à caution religieuse, qui, pour justifier les « hiérarchies terrestres », prêche un destin de l’homme entre les mains de son créateur .

Il va sans dire que l’existentialisme est une idéologie qui a déclenché les attaques les plus virulentes et les critiques les plus satiriques de la droite bien- pensante .

BEAUVOIR et SARTRE sont à la une des journaux, ils sont la proie de toutes les mauvaises langues à caution institutionnelle . BEAUVOIR est surnommée la « grande sartreuse » et « Notre dame de Sartre » .

L’existentialisme met ainsi la lumière sur eux en les jetant définitivement dans la vie publique . La notoriété de SARTRE et de BEAUVOIR franchit toutes les frontières du monde, ils comptent désormais toute l’élite de la planète à leurs côtés . Leur position de gauche leur vaut toutes les affinités à un moment où l’homme perd confiance en des valeurs qui lui ont fatalement coûté une guerre absurde . Le militantisme continuel de SARTRE et de BEAUVOIR , pour la liberté et une meilleure condition humaine, fait qu’ils soient les deux écrivains les plus médiatisés de l’histoire littéraire :

« Il y a d’évidents avantages à être un écrivain connu ; plus de corvées alimentaires mais un travail voulu, des rencontres ,des voyages, une prise plus directe que jadis sur les évènements .

L’appui des intellectuels français est recherché par un grand nombre d’étrangers en désaccord avec leur gouvernement ; souvent aussi on nous demande de marquer notre solidarité avec des nations amies . Nous sommes un peu accablés par des manifestes, protestations, résolutions, déclarations, appels, messages qu’il nous faut rédiger ou signer »52

Par ailleurs, l’œuvre de BEAUVOIR ne se limite pas à des écrits philosophiques imprégnés d’existentialisme . Cette dernière a trouvé le moyen le plus adéquat à un engagement public autrement efficace : la presse .

51 S de BEAUVOIR, L’existentialisme et le sagesse des nations , Nagel , 1948, P 38 52 S de BEAUVOIR, La force des choses,Gallimard , 1963, P 679

c. Journalisme, meetings et manifestations : En 1945 S. de BEAUVOIR fait partie du comité directeur d’une revue existentialiste de gauche (dont elle assure elle même la direction un peu plus tard) . Les Temps modernes est une revue engagée dont le principe est la dénonciation de l’oppression qui s’exerce sur l’homme partout dans le monde. SARTRE déclare en couverture du premier numéro (en octobre 1945) :

« Nous ne voulons rien manquer de notre temps : peut être en est-il de plus beaux, mais c’est le nôtre ; nous n’avons que cette vie à vivre, au milieu de cette guerre, de cette révolution peut être »53.

Aux côtés de BEAUVOIR et SARTRE , R.ARON, MERLEAU-PONTY, A.OLLIVIER, et PAULHAN se proposent de redéfinir la littérature, la philosophie, la morale et l’action …. Quant aux articles de BEAUVOIR dans Les Temps Modernes, ils révèlent les prémices d’un journalisme moderne ; ses reportages francs et dénonciateurs (car avec documentation et chiffres à l’appui ….) coûtent parfois cher à la revue qui connaît des menaces et même des arrestations :

« Nous espérions influencer nos contemporains . Et aussi il nous était très utile d’avoir à portée de la main le moyen de dire sans délai nos impatiences, nos surprises, nos adhésions (…) un livre, c’est long à écrire et en ce temps là, c’était long à publier ; dans une revue on peut saisir l’actualité au vol (…) En cette période de renaissance tâtonnante, bouillonnante, il y avait sans cesse des questions qui se posaient, des défis à relever, des erreurs à rectifier, des malentendus à dissiper, des critiques à repousser »54 En dénonçant le colonialisme, le sexisme et toutes les formes

d’aliénation de la liberté individuelle, BEAUVOIR milite jusqu’à la fin de sa vie pour une vraie liberté de la presse, « une presse oppositionnelle et révolutionnaire nécessaire dans une société qui bride la liberté d’expression »55 . Cette lutte s’illustre clairement en 1970 dans ses positions fermes auprès de La Cause du peuple et dans l’affaire de L’ Idiot international (deux journaux de gauche objets de répression gouvernementale) 56. BEAUVOIR déclare en octobre 1970 :

« Ne nous trompons pas : le pouvoir ne tolère que les informations qui le servent, il

53 J.M. RODRIGUEZ, Histoire de la littérature française, T2, Bordas, 1988, P 57 54 S de BEAUVOIR , La force des choses, Gallimard ,1963, P 60 55 C.FRANCIS/F.GAUTIER, Les écrits de Simone de Beauvoir , Gallimard, 1979, P 91 56 CF.la chronologie

refuse aux journaux qui révèlent les misères et les révoltes le droit à l’information Malgré les condamnations et les poursuites (…) nous poursuivrons à travers le combat pour la liberté de la presse, le combat pour la liberté »57 Quant aux meetings, conférences et manifestations, S de BEAUVOIR y

participe systématiquement lorsque la cause est anticolonialiste, féministe….

Son engagement est action : on la voit dans les rues de Paris criant des slogans, brandissant des pancartes, revendiquant des droits . Sa signature figure sur les manifestes les plus célèbres du siècle, comme par exemple le manifeste des 121 qui constitue une déclaration d’intellectuels anticolonialistes sur le droit de l’individu à l’insoumission .

Son nom figure également parmi celui des femmes les plus célèbres sur le manifeste 343 servant la cause féministe d’un avortement libre .

En 1958, on voit BEAUVOIR aux premiers rangs des manifestations anti-gaullistes pendant le discours de De GAULLE à la République . Elle est aussi l’emblème des revendications féministes et des manifestations du M.L.F dans les années soixante dix. Mais ce sont les manifestations de Mai 1968 qui marquent l’engagement de BEAUVOIR . Elle n’hésite pas à retourner à la Sorbonne 58 pour militer aux côtés des étudiants révoltés contre le système en place et revendiquant le droit à la souveraineté et au pouvoir :

« Nous nous sentions concernés (…) nous avons exprimés notre solidarité avec les contestataires, les félicitant de vouloir « échapper par tous les moyens à un ordre aliéné » . Nous espérions (…) qu’ils sauraient maintenir une « puissance de refus » capable d’ouvrir l’avenir »59

d. Anticolonialisme et antigaullisme : La lutte pour une liberté de la presse se révèle légitime et justifiée pour une dénonciation au jour le jour de ce qui se produit dans le monde surtout à une époque où le colonialisme –forme intense de l’oppression- règne sur la plupart des pays du tiers monde . Aux côtés de SARTRE et d’autres intellectuels, BEAUVOIR mène une campagne anticolonialiste hors-pair :

« Sur le capitalisme, l’impérialisme, le colonialisme, nos positions étaient nettes : il fallait le combattre dans nos écrits et si possible par des actes . J’étais

57 Le Monde Octobre 1970, in Les écrits de Simone de BEAUVOIR , P 88 58 D’où elle a été relevée de ses fonctions d’enseignante en 1943 , accusée de mauvaise influence sur une de ses étudiantes . 59 S de BEAUVOIR , Tout compte fait, Gallimard, coll blanche, 1972, P 471

intellectuellement engagée dans cette lutte »60

Ainsi, de toutes les souffrances que subissent les pays colonisés, celles qui la marquent sont celles infligées au peuple algérien par la colonisation française.

A partir de 1956 la question algérienne est au centre de l’instabilité politique française . Heurts politiques et batailles d’opinions se déclarent entre colonialistes et anticolonialistes, BEAUVOIR n’hésite pas à s’engager personnellement dans la dénonciation de l’atrocité de la torture et l’oppression exercées par son propre pays en Algérie .

« La guerre d’Algérie . Il y avait des moments où vraiment je vivais l’horreur de cette guerre (…) j’étais pénétrée de cette horreur au point de ne pas imaginer pouvoir penser à autre chose »61

BEAUVOIR est présente à toutes les manifestations et les meetings qui se tiennent en faveur de l’indépendance de l’Algérie tout en étant consciente que son action est dirigée contre tout un pays , le sien :

« Il nous a fallu peu à peu constater la complicité de tous nos compatriotes, et dans notre propre pays, notre exil (…) On nous accusait de démoraliser la nation . On nous traitait (…)d’anti-français. Mais pourquoi aurions –nous été animés, Sartre et moi (…) d’une rage anti-française ?… L’Algérie gagnerait . Nous jugions « imbécile et cruelle » la prolongation des hostilités »62 On voit également BEAUVOIR s’engager dans l’affaire « Djamila

Boupacha » (en 1960) aux côtés de Gisèle HALIMI , un procès contre la torture française en Algérie . En 1967, elle n’hésite pas aussi à faire partie du tribunal Russell établi pour juger l’action américaine au Vietnam .

Outre ses maintes positions anticolonialistes BEAUVOIR a également pris partie contre le régime Gaulliste au pouvoir à partir de Décembre 1958 . L’année 1958 (année de la parution de ses Mémoires ) est une année charnière en France : celle du passage de la IVième à la Vième République . La IVième République vacille suite à une instabilité ministérielle chronique et aux problèmes de décolonisation (la guerre d’Indochine et les troubles de l’Afrique du nord) . L’insurrection algérienne de 1954 entraîne des difficultés au gouvernement en divisant l’opinion des Français . La chute de la IVième

60 S de BEAUVOIR , Tout compte fait, Gallimard , coll Soleil, 1972, P 36 61 C.FRANCIS/F.GONTIER, Les écrits de Simone de Beauvoir , Gallimard , 1979, P 443 62 S de BEAUVOIR , La force des choses II , Gallimard- Folio-, 1972, P 88-89

République ouvre la voie à Charles De GAULLE, un emblème de la France coloniale . Un mouvement antigaulliste (auquel BEAUVOIR se rallie ) se met aussitôt en place contre le référendum qui doit ramener De Gaulle au pouvoir. Meetings et manifestations s’organisent dans le dessein de faire échouer ce référendum .

De GAULLE est quand même élu à la tête de la Vième République, son gouvernement s’occupe exclusivement de la politique extérieure et du prestige français dans le monde, alors q’un important malaise culturel et économique subsiste à l’intérieur du pays .

BEAUVOIR est extrêmement déçue par les résultats du référendum, et outre son ressentiment de ne voir aboutir sa cause anticolonialiste en faveur de l’Algérie, elle regrette de voir la France s’éloigner de l’avenir socialiste auquel elle aspirait . e. Féminisme : Quand en 1949 paraît Le Deuxième Sexe, BEAUVOIR n’a encore aucune prétention féministe, elle écrit cet essai à partir de sa condition et son expérience de femme . Mais ce qui fait la particularité de cette œuvre, c’est son fond historique et anthropologique digne d’une recherche poussée et profonde qu’on qualifierait aujourd’hui de scientifique . On aurait loué cette rigueur si les idées qu’elle véhiculait étaient aussi simples, mais elles ne l’étaient pas . Dans cette œuvre (vendue à vingt deux mille exemplaires la première semaine de sa parution ) BEAUVOIR bouleverse l’éthique sociale de son époque : remontant jusqu’à l’histoire ancienne de la femme et étudiant la conception de celle-ci dans maintes civilisations, BEAUVOIR démontre que l’éducation de la femme a toujours conspiré à « lui barrer les chemins de la révolte et de l’aventure », on l’élève en être dépendant sans lui apprendre la nécessité de s’assumer et d’assumer son existence autant qu’un homme . La féminité (tout autant que la virilité ) devient un fait fabriqué par la culture et non un don de la nature :

« On ne naît pas femme : on le devient . Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine, c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin »63

63 S de BEAUVOIR , Le Deuxième Sexe , Gallimard coll Blanche, 1949, P 26

Le bruit inattendu que produit la parution du Deuxième Sexe surprend S. de BEAUVOIR . L’avalanche des attaques publiques et institutionnelles qu’elle subit, loin de lui inspirer des regrets, lui ouvre les yeux sur l’importance et la gravité des vérités qu’elle énonce dans son essai et qui dérangent un ordre établi depuis des millénaires . Ce livre mis à l’index en 1956 (et qui sera traduit en dix sept langues) devient la bible du mouvement de la libération de la femme à partir des années soixante dix . C’est alors que BEAUVOIR s’engage encore une fois dans une lutte pour la liberté, un combat féministe qui tend, a priori, à émanciper la femme en l’affranchissant d’une aliénation qu’elle subit depuis des siècles la prenant pour son destin « naturel » . Aux côtés du M.L.F, BEAUVOIR milite obstinément pour la loi d’un avortement libre et pour les droits de la femme en tant qu’individu à part entière .

« On m’aurait surprise et même irritée, à trente ans, si on m’avait dit que je m’occuperais des problèmes féminins et que mon public le plus sérieux, ce serait des femmes . Je ne le regrette pas . divisées, désavantagées, pour elles plus que pour les hommes, il existe des enjeux, des victoires, des défaites . Elles m’intéressent ; et j’aime mieux , à travers elles, avoir sur le monde une prise limitée , mais solide, que de flotter dans l’universel »64

La ténacité du combat féministe des années soixante dix aboutit

notamment à la création d’un secrétariat d’Etat à la condition féminine (en 1974) et au vote sur la loi de l’avortement . II. S.de BEAUVOIR et l’écriture de soi :

Simone de BEAUVOIR révèle en mars 1960 à France Observateur que : « Pour devenir une Marie Curie, il faut penser à autre chose qu’à soi » 65 .

En effet, c’est en s’impliquant dans la destinée commune des hommes et

de leur histoire que BEAUVOIR devient la femme-écrivain la plus lue et entendue de son temps. D’autre part cet altruisme n’altère aucunement son constant souci de soi dont la meilleure preuve est l’énorme autobiographie qui prend naissance parallèlement à ses écrits engagés.

Ainsi tout en suivant de très près le cours du monde, BEAUVOIR inscrit au jour le jour son intériorité sur papier.

64 S de BEAUVOIR , La force des choses I , Gallimard « Folio » , 1972, P 26 65 France Observateur, N°514, Mars 1960

1. BEAUVOIR ou l’écriture de soi intime :

L’histoire de S. de BEAUVOIR avec son écriture de soi ne semble pas avoir commencé en 1958 avec son premier ouvrage autobiographique publié. En effet, à travers ses interviews et son autobiographie, elle révèle s’être toujours écrite ( depuis son adolescence ) dans des journaux intimes ainsi que dans une très abondante correspondance :

« J’étais loquace . Tout ce qui me frappait au cours d’une journée je le racontais, ou du moins j’essayais (…) J’aimais à quinze ans, les correspondances, les journaux intimes (…) qui s’efforcent de retenir le temps »66

Le journal intime qu’elle commence à tenir à l’âge de dix huit ans (1926) lui tient particulièrement à cœur :

« Je m’intéressais à mes états d’âmes beaucoup plus qu’au monde extérieur . Je me mis à tenir un journal intime (…) je pris grand soin de le dérober à tous les regards. J’y recopiais des passages de mes livres favoris, je m’interrogeais, je m’analysais, et je me félicitais de ma transformation »67

Elle découvre la littérature moderne où l’écriture de soi est le mode

d’expression adulé par des écrivains révoltés issus de la bourgeoisie . S.de BEAUVOIR est alors fascinée par GIDE et BARRÉS .

« Je suis devenue fanatique du « culte du moi » et j’ai commencé à tenir un journal intime pour m’encourager dans la lutte contre « les Barbares » » 68 Ainsi, la pratique d’une écriture de soi fait partie de la vie de S.de

BEAUVOIR à partir de sa jeunesse . Elle tient des journaux intimes à un moment où de nouveaux horizons s’ouvrent à elle en 1926 : elle fait partie des équipes sociales de GARRIC et est en contact avec une nouvelle réalité , celle des « sous-hommes » produits par la bourgeoisie ( le prolétariat ) , mais son souci de soi est également dû aux horizons que lui ouvrent les cours ( et ses lectures ) de philosophie à la Sorbonne . De plus en plus consciente de la contradiction de la classe dont elle est issue , S. de BEAUVOIR est d’autant

66 S de BEAUVOIR, Mémoires d’une jeune fille rangée , Gallimard, 1958, P 142 , P 143 67 Idem , P 187 68 C.FRANCIS / F.GONTIER , les écrits de Simone de Beauvoir , Gallimard , 1979 , P 384 .

plus sensible à sa situation et à sa vie qui doit se décider à ce moment là . Privée de communication ( du fait de sa rébellion contre les valeurs de son milieu ) sa seule issue est de dialoguer avec elle-même dans un écrit intime ( l’écriture étant son moyen cathartique favori ) 69 et d’essayer de se comprendre à un âge où l’on se cherche . Pour S. de BEAUVOIR , la recherche est double : celle d’elle- même, transition normale de l’adolescence à l’âge adulte , mais aussi celle d’une personne « exilée » qui s’interroge sur sa vie future , son devenir . D’autre part , on constate que cette première forme d’écriture de soi chez S. de BEAUVOIR correspond à celle que dévoile Michel FOUCAULT 70 dans la culture grecque . C’est ce qu’on appelait « hypomnémata » :

« Sorte de journaux ou Mémoires (…) on y consignait , outre les menus événements de l’existence , des extraits des ouvrages lus , des réflexions personnelles sur ces lectures , sur des conversations , sur des événements dont on avait été le témoin »71 Tout comme les desseins de S. de BEAUVOIR , cette forme d’écriture

bâtie sur la méditation sur soi , vise une meilleure connaissance de soi , une fortification intérieure en s’assurant des règles de conduite à observer pour mieux se préserver du point de vue existentiel . Ainsi , elle tient des « carnets » intimes durant sa vie d’étudiante, elle y consigne l’évolution de ce qu’elle appelle sa « vie intérieure » parallèlement aux rencontres et lectures qu’elle fait . Ensuite , dans les années trente , les séparations avec SARTRE ( dues à son service militaire puis à leurs différents postes d’enseignants ) l’amènent à méditer davantage sur elle- même et à s’écrire , d’où les maints romans inachevés où – malgré la fiction – elle s’investit dans ses personnages .

Cependant, son écriture de soi se renforce à partir de 1939 . L’horreur de la guerre la bouleverse : la captivité de SARTRE , la solitude , le heurt de ses idées dû à la remise en cause de son désengagement sont autant de raisons , d’émotions qu’elle immortalise dans ses « carnets » :

« je ne suis pas capable de tenir des journaux intimes , sauf dans les grandes circonstances. Alors je suis trop bouleversée pour écrire et comme j’ai quand même besoin de m’exprimer je tiens un journal (…) c’est un vrai travail »72

69 « Ecrire à mes yeux , c’était une mission , c’était un salut, ça remplaçait Dieu » Les écrits de Simone de Beauvoir – P 383 - . 70 Dans Le Souci de soi Tome III d’histoire de la sexualité . 71 Ouvrage collectif , L’écriture de soi , Vuibert , 1996 , P 7 . 72 Interview par Madeleine CHAPSAL in Les écrits de Simone de Beauvoir

Il faut également souligner que S. de BEAUVOIR pratique , depuis son enfance , un autre mode de l’écriture de soi : la correspondance . Ses lettres à son amie d’enfance Zaza et à SARTRE ainsi qu’à tous ceux qu’elle a intimement connus révèlent son besoin de se dire , de « s’exposer » face à quelqu’un de proche avec lequel elle partage une même vision du monde . Par ses écrits épistolaires , elle veut communiquer ses expériences ; elle y décrit son existence , ses états d’âme , ses projets , ses sentiments . En somme , elle s’expose face à quelqu’un dont elle apprécie sérieusement les critiques .

2. BEAUVOIR entre fiction et autobiographie :

A trente ans, la seule préoccupation de S. de BEAUVOIR est d’écrire , de faire une œuvre reconnue dont bénéficieront des hommes .

« Je souhaitais participer à l’éternité d’une œuvre dans laquelle je m’incarnerais , mais avant tout je voulais me faire entendre de mes contemporains »73 En croyant fermement à un engagement littéraire , BEAUVOIR est

décidée à mener à bien sa mission de changer le monde en abattant la bourgeoisie . Elle ne trouve pas mieux que de puiser dans son expérience personnelle au sein de cette classe . C’est ainsi que , dans un premier temps , elle s’investit dans ses fictions :

« J’ai voulu écrire très jeune , à quatorze ou quinze ans , j’y pensais pour un tas de raisons d’ordre psychologique , d’ordre familial ; le sens de ce projet était de reprendre le monde à mon compte , de montrer ma vie en tant que recréée librement par moi »74 De 1943 à 1956 , BEAUVOIR écrit des romans et des essais . Elle

reconnaît que ses personnages romanesques supportent plus ou moins ses idées et ses traits de caractère . Elle se projette dans son roman L’invitée en reproduisant le trio qu’elle forme avec SARTRE et Olga KOSAKIEVICZ. Elle avoue aussi s’être largement investie dans un personnage des Mandarins ( Henri ) . Mais le cadre fictionnel éclipse toute tentative d’écriture de soi car il est évident que tout écrivain s’incarne plus ou moins dans ses personnages :

« Le grand avantage de la vie intérieure (…) cette vie cachée (…) s’extériorise volontiers dans des conversations , lettres , journaux intimes , essais et romans . A la longue , on se fatigue du silence, de la solitude , du vide ; un recours se propose

73 S. de BEAUVOIR , Tout compte fait , Gallimard Coll Soleil , 1972 , P 38 . 74 C.FRANCIS / F.GONTIER , Les écrits de Simone de Beauvoir , Gallimard , 1979 , P 442 .

alors : c’est de les reprendre à son compte sous forme de littérature » 75 D’autre part, il est à noter que le « je » de S. de BEAUVOIR est

omniprésent dans ses ouvrages « sérieux » , à savoir ses essais . On relève dans Pour une morale de l’ambiguïté ( œuvre où elle définit les bases de l’existentialisme ) l’énoncé suivant :

« Je voudrais être le paysage que je contemple , je voudrais que ce ciel , cette eau calme se pensent en moi que ce soit moi qu’ils expriment en chair et en os »76

Et dans Pyrrhus et Cinéas elle écrit :

« Aimer les livres , admirer les écrivains , vouloir écrire , c’était pour moi dans mon enfance un seul et même projet . »77 On constate que même dans ses essais son « je » l’emporte parce qu’elle

ramène incessamment sa conception de l’Homme à son expérience personnelle .

Après son voyage en Amérique en 1947 (où elle demeure quatre mois ) S.de BEAUVOIR écrit un long récit publié en 1948 sous forme d’essai . Mais on relève dans la préface de L’Amérique au jour le jour l’avertissement suivant – à propos du mode d’écriture de ce récit - :

« Il ne me paraît pas inutile (…) de raconter au jour le jour comment l’Amérique s’est dévoilée à une conscience : la mienne (…) je n’ai pas cherché à m’éliminer de ce récit (…) c’est pourquoi j’ai adopté la forme d’un journal , quoique rétrospectif, ce journal reconstitué à l’aide de quelque notes , de lettres et de souvenirs tout frais, est scrupuleusement exact (…) c’est l’histoire de ce qui m’est arrivé , ni plus ni moins »78

Cet avertissement nous amène à élucider l’ébauche d’une écriture de soi de plus en plus présente . Le sujet de l’essai n’est pas l’Amérique mais l’Amérique de S. de BEAUVOIR vécue par elle et révélée à sa conscience et à sa subjectivité .

Par ailleurs , BEAUVOIR déclare qu’à l’origine du Deuxième Sexe ( essai paru en 1949 ) c’était une autobiographie qu’elle se proposait de faire en 1946 lorsqu’elle entame l’écriture de cette œuvre :

« Je sentais le besoin d’écrire (…) j’avais envie de parler de moi . Je m’avisais

75 S. de BEAUVOIR , Privilèges , Gallimard , 1955 , P 170 . 76 S. de BEAUVOIR, Pour une morale de l’ambiguïté , Gallimard coll idées , 1947 , P 17 . 77 S. de BEAUVOIR, Pyrrhus et Cinéas , Gallimard coll idées , 1944 , P 352 . 78 S. de BEAUVOIR , L’Amérique au jour le jour , Mohrien , 1948

qu’une première question se posait : qu’est ce que ça avait signifié pour moi d’être une femme ? (…) je fus si intéressée que j’abandonnais le projet d’une confession personnelle pour m’occuper de la condition féminine dans sa généralité » 79

Ainsi , c’est à trente huit ans ( âge où elle n’a pas encore tout vu et vécu )

que l’effleure pour la première fois l’idée de se raconter dans un ouvrage public , mais elle a dû abandonner ce projet au profit d’un autre plus vaste .

Quand en 1954 elle reçoit le prix Goncourt pour son roman à clef Les Mandarins, l’idée de s’écrire l’obsède encore :

« Le seul projet qui me tint à présent à cœur , c’était de ressusciter mon enfance et ma jeunesse et je n’osais pas le faire sans détour »80

Le fait de penser à « ressusciter » enfance et jeunesse , induit qu’elle semble opter pour le récit rétrospectif , mais habituée au texte fictif , elle ne se sent pas encore prête pour un projet d’écriture autobiographique .

Ainsi , on peut dire que malgré une écriture de soi intime à l’ombre de sa vie publique , les œuvres publiées de S. de BEAUVOIR (romans et essais) portent plus ou moins en filigrane une part de sa vie , ses pensées et conceptions . C’est ce qu’elle affirme dans Le Deuxième Sexe :

« Même si elle parle de thèmes généraux , la femme écrivain parlera encore d’elle »81.

3. BEAUVOIR mémorialiste :

C’est en 1956 que S. de BEAUVOIR se lance dans l’aventureuse recherche du temps perdu : son enfance et sa jeunesse . Elle entame alors l’écriture du premier tome de ses mémoires . A l’origine de cette décision de s’écrire : sa lassitude de la fiction , ainsi que sa déception et son impuissance devant une Histoire trop contraignante (la guerre d’Algérie et l’action coloniale française) qui la pousse à se réfugier dans son passé et celui de son époque.

« Dans une autobiographie (…) les événements se présentent dans leur gratuité , leurs hasards , leurs combinaisons parfois saugrenues tels qu’ils ont été : cette fidélité fait comprendre mieux que la plus adroite transposition comment les choses arrivent pour de bon aux hommes »82

79 S. de BEAUVOIR , La force des choses I , Gallimard-Folio- , 1972 , P 135-136 . 80 Idem T II , P 54 . 81 S. de BEAUVOIR , Le Deuxième Sexe II , Gallimard , 1949 , P 631 .

Mais pourquoi le choix du mode des mémoires ? La particularité des mémoires est :

« D’introduire une dimension historique qui transcende la sphère privée du récit strictement autobiographique » . Ils « oscillent entre le récit d’une vie centré sur le rapport qu’entretient le moi avec son contexte historique , les grands évènements de son époque , et la chronique personnelle du devenir historique , qui met l’accent sur l’histoire elle-même mais perçue à travers la subjectivité du témoin »83

Son choix de se révéler au public à travers des mémoires indique qu’il

n’y a pas que son histoire personnelle qu’elle compte relater , mais aussi l’histoire événementielle qui l’encadre . S. de BEAUVOIR semble déterminée à raconter sa version de l’Histoire ; témoin engagé de son époque , elle se raconte en faisant le procès de l’aliénation institutionnelle et en dénonçant particulièrement les faits que l’Histoire officielle risque de passer sous silence.

En optant pour des mémoires , BEAUVOIR se distingue encore une fois dans une histoire littéraire qui ne compte pratiquement pas de femmes mémorialistes . En écrivant dans le genre de SAINT-SIMON et de CHATEAUBRIAND , BEAUVOIR brise le stéréotype qui veut qu’une femme écrivain ne soit obsédée que par sa petite histoire personnelle (qu’elle raconte dans des autobiographies , des journaux intimes ou des correspondances) en marge d’une Histoire par rapport à laquelle elle serait passive et indifférente . Par conséquent , si BEAUVOIR n’a pas entrepris une publication simple et directe de ses journaux intimes , c’est parce qu’elle tenait aussi à dire son fin mot de l’Histoire , ce qui n’est possible qu’à travers des mémoires qui « se situent aux antipodes du soliloque du journal intime puisque cette modalité des écritures du moi implique conjointement la réalité du moi et la réalité du monde »84

Son souci de la vérité l’amène à user de ses journaux intimes et de sa correspondance qu’elle introduit parfois même intégralement dans ses mémoires afin de tout reconstituer de son histoire en fournissant au lecteur une description totalisante .

« Vivre était pour moi une entreprise clairement orientée et pour en rendre compte il me fallait en suivre le cheminement »85

82 S. de BEAUVOIR , La Force des choses , Gallimard , 1963 ,P 523 . 83 ouvrage collectif , L’écriture de soi , Vuibert , 1996 , P 20 . 84 Idem , P 31 . 85 S. de BEAUVOIR , Tout compte fait , Gallimard Coll Soleil , 1972 , P 10 .

C’est ainsi qu’en 1958 est publié son premier ouvrage de mémoires , les Mémoires d’une jeune fille rangée où elle rapporte son enfance et sa jeunesse au sein d’une société bourgeoise dont elle fait la satire . Mais elle compte encore donner suite à son autobiographie :

« Je me suis lancée dans une imprudente aventure quand j’ai commencé à parler de moi : on commence , on n’en finit pas (…) peu à peu , je me suis convaincue que le premier volume de mes souvenirs exigeait à mes propres yeux une suite : inutile d’avoir raconté l’histoire de ma vocation d’écrivain si je n’essaie pas de dire comment elle s’est incarnée » . 86

On voit alors sa vie défiler dans une série d’ouvrages autobiographiques :

En 1960 , paraît La Force de l’âge qui relate son histoire de 1929 à 1944 . En 1963 paraît La Force des choses qui couvre les années 1944 à 1962 . En 1972 est publié Tout compte fait dans lequel est racontée la période 1962 à 1972. Et en 1964 paraît un récit – dans un style des plus émouvants – où elle raconte la mort de sa mère , Une mort très douce . En 1981 , elle consacre un ouvrage à son compagnon de vie , J.P SARTRE , La Cérémonie des adieux où elle ne parle d’elle que dans la mesure où le témoin fait partie de son témoignage . En 1970 on voit paraître un essai intitulé La vieillesse , un récit qui n’est pas autobiographique (où elle s’indigne contre une société qui marginalise les personnes âgées) mais où elle s’investit plus ou moins :

« J’éprouve le besoin de connaître dans sa généralité la condition qui est la mienne . Femme , j’ai voulu élucider ce qu’est la condition féminine ; aux approches de la vieillesse , j’ai eu envie de savoir comment se définit la condition des vieillard » 87

Après la mort de S. de BEAUVOIR , on publie à titre posthume son

abondante correspondance avec SARTRE ( Lettres à Sartre 1990 ) et Nelson ALGREN88 ainsi que son Journal de guerre (1990) .

Enfin , on est en mesure de dire que cet immense édifice autobiographique hybride et multiforme , n’est dû qu’à un souci de soi auquel BEAUVOIR n’a jamais renoncé en dépit de son engagement dans l’histoire mondiale de son époque .

« Je voulais me faire exister pour les autres en leur communiquant , de la manière la plus directe , le goût de ma propre vie : j’y ai à peu prés réussi »89

86 S. de BEAUVOIR , La Force de l’Age I , Gallimard – Folio – 1960 , P 9 – P 10 . 87 S. de BEAUVOIR , Tout compte fait , Gallimard Coll Soleil , 1972 , P 148 88 L’écrivain Américain qu’elle a connu et aimé à partir de 1947 . 89 S. de BEAUVOIR , Tout compte fait , Gallimard , Coll Soleil , 1972 , P 513 .

4. Les Mémoires d’une jeune fille rangée :

Quand BEAUVOIR achève , en 1956 , l’écriture de son essai sur la chine ( La longue marche ) , elle annonce , dans une lettre à Nelson ALGREN , qu’elle va entreprendre quelque chose de différent , des mémoires :

« Des mémoires d’enfance et de jeunesse , en ne me limitant pas à un simple récit , en essayant d’approfondir : qui étais–je ? comment suis-je devenue qui je suis , en rapport avec le monde où je vivais et où je vis ? »90

En effet , l’année 1958 connaît en littérature la parution –avec un succès

international- du premier ouvrage autobiographique de S. de BEAUVOIR . Les Mémoires d’une jeune fille rangée sont un nouveau best-seller beauvoirien après Le Deuxième Sexe et Les Mandarins . Parus d’abord dans les Temps modernes puis chez Gallimard , leur écho public est immédiat.

C’est en Octobre 1956 (à quarante huit ans ) que S. de BEAUVOIR se retourne sur sa vie passée . Elle entame l’écriture de cet ouvrage auquel elle travaille pendant dix huit mois . Elle y retrace la première tranche de sa vie , depuis l’âge zéro jusqu’à ses vingt et un ans (1908-1929) . De l’enfant docile et rangée , à l’adolescente athée et jusqu’à l’étudiante zélée, les Mémoires d’une jeune fille rangée incarnent le parcours émancipateur d’une S. de BEAUVOIR qui, à vingt et un ans , totalement consciente des contradictions de la classe bourgeoise est convaincue de sa vocation d’écrivain et décidée à la mettre au service de ses idées et de la vérité . La dimension autobiographique de ce récit est donc incontestable dés lors que l’on convoque la définition qu’en donne Philippe LEJEUNE :

« un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu’elle met l’accent sur l’histoire de sa personnalité »91 Quant au pacte autobiographique , ce contrat de vérité entre auteur et

lecteur est manifeste à travers les déclarations de BEAUVOIR notamment dans le prologue du second tome de ses mémoires La Force de l’âge :

« J’ai consenti (…) à des omissions : jamais à des mensonges . Mais il est probable que dans de petites choses ma mémoire m’a trahie ; les légères erreurs que le

lecteur relèvera peut-être ne compromettent certainement pas la vérité de l’ensemble » 92

90 S. de BEAUVOIR , Lettres à Nelson Algren , Gallimard , 1997 , P 572 . 91 P. LE JEUNE , Le pacte autobiographique , Seuil Coll points , 1996 , P 14 . 92 S. de BEAUVOIR , La Force de l’âge I , Gallimard –Folio- , 1960, P 11 .

L’aveu de ses défaillances renforce son contrat de vérité car elle affirme également dans le prologue de La Force des choses :

« Jamais je n’ai délibérément triché »93

Et si rien n’atteste la véracité et la conformité de l’autobiographie de BEAUVOIR à son vécu réel , Francis JEANSON affirme qu’on dispose « d’assez de preuves objectives , publiques ; irrécusables , pour confirmer , selon la

cohérence de cette vie , la justesse de son autodescription » 94

Enfin, en dépit de toute équivoque inhérente à la « sincérité » de BEAUVOIR dans ses Mémoires , la dimension autobiographique de ces derniers est irrécusable . a. Mémoires ou récit autobiographique ?

On a précédemment évoqué l’oscillation du texte autobiographique beauvoirien entre le récit strictement personnel de sa vie et les mémoires (récit autobiographique à dimension historique) .

La question se repose concernant les Mémoires d’une jeune fille rangée dans la mesure où l’inscription de l’Histoire est fortement éclipsée par l’autodescription de notre auteure . Marie-claire KERBRAT définit le mémorialiste comme suit :

« Le mémorialiste rapporte ce qu’il a vu et /ou fait en tant que témoin , acteur de premier plan ou personnage secondaire : son récit n’est donc pas objectif . Mais comme l’historien , il s’intéresse à l’histoire , aux grands événements (publics) et non pas à sa propre petite histoire (privée) (…) Un mémorialiste s’intéresse aux grands événement , grands, c’est-à-dire historiques »95

Par ailleurs KERBRAT définit l’autobiographe de la manière suivante :

« Un autobiographe s’intéresse à sa propre (petite) histoire , celle d’une sensibilité particulière : il examine presque au microscope , les minuscules événements qui l’ont affectée »96

Notre lecture appliquée du texte nous révèle que celui-ci ne recèle pas

exactement des caractéristiques des mémoires (avec une forte inscription de

93 S. de BEAUVOIR , La Force des choses, Gallimard , 1963 , P 10 . 94 F. JEANSON , Simone de Beauvoir ou l’entreprise de vivre , Seuil , 1966 , P 197 . 95 M.C.KERBRAT , Leçon littéraire sur l’écriture de soi , PUF , 1996 , P 33/34 96 Idem , P 4 .

l’Histoire ) . Ce n’est , cependant , pas un récit purement autobiographique dépourvu d’indications historiques. Cette fluctuation du récit des Mémoires est dû à l’attitude scripturale de BEAUVOIR qui se situe à mi-chemin entre le mémorialiste et l’autobiographe .

Dans les Mémoires d’une jeune fille rangée , BEAUVOIR n’évoque l’Histoire qu’à travers l’expression de sa révolte contre la classe bourgeoise (classe ayant marqué l’histoire française) ainsi que ses différentes institutions dont elle peint les défaillances perçues par son regard successif de l’adolescente à l’adulte . Quant à des événements historiques précis marquant BEAUVOIR , on ne relève que la première guerre mondiale 97 qui ponctue son enfance . Ce qui nous est révélé ensuite sur l’Histoire de l’époque , nous le découvrons en même temps que la narratrice : sa confrontation avec les Equipes sociales nous apprend la réalité capitaliste avec une classe privilégiée qui détient l’économie et la culture , et une classe ouvrière qui peuple les usines sans accès à l’art et à l’instruction .

Une autre réalité historique nous est relatée en filigrane sur la France de l’entre-deux-guerres avec une culture exclusivement d’avant-garde : S. de BEAUVOIR assiste à l’avènement de la littérature surréaliste et moderne , le cinéma , le théâtre , les ballets russes , les expositions de peinture et toutes les innovations artistiques qui scandalisent une classe des plus conservatrices , au sens le plus strict du terme : conserver un ordre , un système de classes qui maintient le défavorisé dans sa situation de médiocrité.

Ainsi, comparée à ses autres ouvrages de mémoires98, l’inscription moyenne de l’Histoire est flagrante et explicable par deux faits fondamentaux :

Le premier est que l’histoire française entre 1918-1929 (années où Simone est pleinement consciente de son existence) ne présente pas d’événements capitaux.

Le second , c’est le désengagement et l’indifférence totale de Simone

vis-à-vis de l’histoire de son époque , étant donné que dans sa jeunesse elle est exclusivement occupée par « sa vie intérieure » , ses études , son évolution intellectuelle et sa prochaine libération (souci de soi) .

Ainsi , l’autodescription et la focalisation exclusive sur l’évolution d’une intériorité dans un cadre historique précis octroient aux Mémoires les caractéristiques – au lieu des mémoires – de ce qu’on appelle un témoignage

97 P 29-30-31-32 des Mémoires 98 La Force de l’âge , La Force des choses ,( Forte inscription de l’Histoire) .

autobiographique où « l’auteur se présente comme le témoin privilégié de faits , d’événements , de rencontres qui ont marqué l’histoire de son temps »99 S . de BEAUVOIR est « le témoin privilégié » d’une classe ayant marqué l’histoire française : la bourgeoisie . Son témoignage est en effet :« une protestation contre l’hypocrisie d’une société qui impose le mensonge et étouffe le moi »100

Les Mémoires d’une jeune fille rangée sont également un récit autobiographique qu’on pourrait rapprocher des Essais de MONTAIGNE . On y voit la conscience de BEAUVOIR tout comme celle de son prédécesseur « évoluer » et passer de celle d’une enfant sage et rangée (avec un style remarquablement évocateur de la conscience enfantine innocente) à celle de l’adolescente athée et de l’étudiante révoltée déterminée à ne se soucier que d’elle- même et de la vérité . On assiste ainsi à l’évolution intellectuelle et personnelle de la narratrice en même temps que celle , chronologique , de son récit . b. Le pourquoi des Mémoires :

Il est impératif de nous pencher sur les raisons claires et obscures de l’écriture des Mémoires : Pourquoi S. de BEAUVOIR éprouve le besoin de s’écrire pour la première fois en 1956 ? Par quelles circonstances est-elle amenée à ressusciter ses vingt premières années ?

Signalons que la réponse à ces interrogations nous est , en majeure partie

, fournie par BEAUVOIR elle- même à travers ses interviews et ses ouvrages autobiographiques .

1. Quelques événements de sa vie :

« Ce qui compte avant tout dans ma vie , c’est que le temps coule , je vieillis , le monde change , mon rapport avec lui varie ; montrer les transformations , les mûrissements, les irréversibles dégradations des autres et de moi-même , rien ne m’importe davantage . Cela m’oblige à suivre docilement le fil des années »101

99 Ouvrage collectif , L’écriture de soi , Vuibert , 1996 , P 26 . 100 Idem , P 27 . 101 S. de BEAUVOIR , La Force des choses , Gallimard , 1963 , P 296-297 .

Dans la vie de S. de BEAUVOIR , à partir de 1950 , on note un certain

nombre d’événements qui pourraient être à l’origine de son recours à l’autobiographie (en 1956) éprouvant soudain le grand besoin de régler ses comptes avec l’Histoire et la société .

• Le scandale du Deuxième Sexe :

Le Deuxième Sexe paraît en 1949 , mais le scandale que cet ouvrage déchaîne affecte S. de BEAUVOIR pendant des années . Les « vérités » contenues dans ce livre dressent les trop-bien-pensants contre elle ; leurs violentes réactions vont jusqu’aux insultes dans la rue et aux caricatures obscènes couvrant les journaux . François MAURIAC est parmi ceux qui qualifient son ouvrage de « manifeste pornographique » :

« On me reprocha tant de choses : tout ! D’abord mon indécence (…) quel festival d’obscénité sous prétexte de fustiger la mienne ! (…) Je reçus , signées ou anonymes , des épigrammes , épîtres , satires , admonestations , exhortations que m’adressaient par exemple , des « membres très actifs du premier sexe » . Insatisfaite , glacée , priapique , nymphomane , lesbienne , cent fois avortée , je fus tout , et même mère clandestine … »102

Face à ces attaques plus ou moins agressives , BEAUVOIR est abasourdie ; elle est écœurée par l’hypocrisie d’une société qui ne trouve pas mieux que de se soulever contre des « vérités » , car il est évident que ce soulèvement n’est que trop révélateur du danger de ses propos :

« En fait je n’ai été en butte aux sarcasmes qu’après Le Deuxième Sexe (…) Ensuite , c’est souvent en tant que femme qu’on m’a attaquée, parce qu’on pensait m’atteindre en un point vulnérable : mais je savais fort bien que cette hargne visait en vérité mes positions morales et sociales »103

Ainsi , après Le Deuxième Sexe , le public , mais surtout l’institution ,

redoutent S. de BEAUVOIR . Les journaux poursuivent leurs offensives à la moindre occasion , et notre auteure nourrit une certaine rancune qui ne manquera pas de se réveiller en 1956 lorsqu’elle décide de s’écrire afin de régler ses comptes avec une société qui lui a fait tant de mal .

102 S. de BEAUVOIR , La Force des choses , Gallimard , 1963 , P 205 . 103 S. de BEAUVOIR , La Force des chosesI , Gallimard-Folio- , 1972 , P 264 .

• 1952 / 1954 :

L’année 1952 est marquée par un grave problème de santé : BEAUVOIR est très affectée lorsqu’on diagnostique une tumeur au sein (qui s’avère bénigne après l’opération) , elle soupçonne un cancer et songe avec horreur à sa mort prochaine , à sa fin qu’elle a toujours redoutée et qui semble la guetter déjà à quarante quatre ans . Après avoir subi une intervention chirurgicale son angoisse de mourir ne se dissipe nullement et se double d’une autre obsession , celle de son vieillissement qu’elle ressent intensément lors de sa rupture avec l’écrivain Nelson ALGREN .

« Ma vieillisse couvait . Elle me guettait au fond du miroir »104 « Plus jamais je ne dormirai dans la chaleur d’un corps . Jamais : quel glas ! quand cette évidence me saisissait , je basculais dans la mort (…) cet avenir , que me fermaient la grande et ma petite histoire »105

En 1954 , la crise d’hypertension de J.P. SARTRE lui rappelle , en

l’accentuant , son angoisse de mourir . D’autre part , ayant perdu toutes ses illusions d’un engagement littéraire susceptible de changer la société , S. de BEAUVOIR est affreusement déçue .

Cette double angoisse de « finir » et de ne pouvoir transformer le monde est le mobile par excellence qui l’amène à s’écrire dans un désir d’éternité et d’immortalité que seuls les mots réalisent .

Elle tente d’écrire son enfance et sa jeunesse et se trouve en train d’écrire une nouvelle sur la mort de sa meilleure amie Zaza , cet assassinat bourgeois dont elle compte faire le procès . Mais aussitôt , elle abandonne ce projet n’ayant pas encore trouvé le mode convenant à sa mise en texte .

C’est dans ces circonstances qu’elle obtient le prix Goncourt pour Les Mandarins . Ce prix revigorant lui redonne confiance , elle est décidée à ressusciter son enfance .

• 1955 / 1956 : .

A partir de 1955 , BEAUVOIR est complètement engagée dans ses positions anticolonialistes particulièrement en ce qui concerne la guerre d’Algérie . Touchée par les massacres et la torture exercés par son pays en Algérie , elle s’engage avec SARTRE dans la dénonciation publique de ces

104 S. de BEAUVOIR , La Force des choses I , Gallimard-Folio-, 1972 , P 234 . 105 Idem , La Force des choses II , P 349 .

entreprises atroces . Mais l’écho de cette dénonciation semble lui rappeler celui du Deuxième Sexe ; on les blâme de réagir contre leur propre pays , leurs manifestations sont interdites et on va jusqu’à attenter à leurs vies , S. de BEAUVOIR est immensément déçue :

« Le massacre d’un peuple misérable par une nation riche (…) soulève le cœur . Nos convictions relevaient du simple bon sens ; pourtant elles nous coupaient de l’ensemble du pays et elles nous isolaient au sein de la gauche même »106

Ainsi , déçue par l’histoire de son époque , car impuissante devant le

triste sort des Algériens colonisés pour lesquels son engagement demeure infructueux ; un autre événement vient assombrir le ciel de S.de BEAUVOIR. Le 13 Juillet 1956 , Le Deuxième Sexe et Les Mandarins sont mis à l’index par un décret de la Congrégation du Saint office . Confrontée à ce présent totalement décevant , S. de BEAUVOIR ne voit qu’une seule échappatoire : l’écriture . Elle décide à quarante huit ans de faire appel à sa mémoire , de ressusciter son passé et en octobre 1956 « pendant dix-huit mois BEAUVOIR écrit les Mémoires d’une jeune fille rangée (…) comme Montaigne isolé des guerres civiles dans sa librairie, elle s’échappe en faisant d’elle- même la matière de son livre »107

« Les gens heureux n’ont pas d’histoire. C’est dans le désarroi , la tristesse , quand on se sent brisé ou dépossédé de soi même qu’on éprouve le besoin de se raconter »108

La parution des Mémoires en 1958 est un immense succès . BEAUVOIR

commente le mobile de ce premier volume autobiographique afin de dissiper toute équivoque que la critique exploiterait :

« Des critiques ont cru que dans mes Mémoires j’avais voulu donner aux jeunes filles une leçon ; j’ai surtout souhaité m’acquitter d’une dette(…) toute vérité peut intéresser et servir » 109

Elle justifie par ailleurs cette « dette »dont elle veut s’acquitter :

« Devenir une intellectuelle , un écrivain , le problème se posait autrement pour une jeune fille de ma génération que pour une jeune fille d’aujourd’hui , c’est pourquoi j’ai écrit les Mémoires d’une jeune fille rangée ; j’ai pensé qu’il pouvait être intéressant de raconter cette histoire »110

106 S. de BEAUVOIR , La Force des choses II , Gallimard-Folio- 1972 , P 90 107 C.FRANCIS / F.GONTIER , Simone de Beauvoir , Perrin , 1985 , P 299 . 108 C.F le prière d’insérer de Tout Compte fait in Les écrits de Simone de Beauvoir . 109 S. de BEAUVOIR , La force de L’âge I , Gallimard-Folio-1960 , P 11 . 110 C.FRANCIS / F.GONTIER , Les écrits de Simone de Beauvoir , Gallimard , 1979 , P 383 .

Ce livre « devrait avoir du succès auprès des jeunes filles en mal de famille et de religion et qui n’osent pas encore oser »111

2. Halte au roman !

Jusqu’en 1958 , le mode d’expression de S. de BEAUVOIR pour véhiculer ses idées , a été le roman et l’essai : elle a à son actif quatre romans , sept essais et une pièce de théâtre . Le roman qui était le lieu privilégié de l’expression de sa subjectivité , n’est plus en mesure de lui convenir , il ne satisfait plus son besoin de la vérité . M.C. KERBRAT affirme que cette situation est propre à tous les romanciers qui décident de passer à l’autobiographie :

«L’entreprise autobiographique , que les (…) auteurs choisissent après avoir pratiqué le genre romanesque semble (…) résulter d’un refus du roman , jugé impropre , en admettant qu’il y prétende , à révéler vraiment son auteur. L’autobiographe souhaite renoncer, le temps d’une confession , d’une réflexion , à la fiction romanesque , pour s’exprimer directement , pour dire sans détour toute sa vérité , rien que sa propre vérité »112

C’est apparemment ce qui arrive à BEAUVOIR lorsqu’elle décide de se passer du cadre fictionnel pour se dire dans sa vérité sans aucun truquage ni truchement de l’imaginaire . Elle explique ce brusque passage du roman à l’autobiographie :

« Pour essayer de rendre ce « sens vécu de l’être-dans-le monde » (…) j’ai eu recours en gros à deux formes différentes : d’abord le roman , puis l’autobiographie »113

« Je sais que j’ai été amenée à l’autobiographie (…) par une réflexion personnelle sur les insuffisances du roman . J’étais agacée de n’arriver à faire voir le monde que d’une manière déformée , à travers des intrigues trop construites , des épisodes trop signifiants (…) Dans le roman , l’auteur ne s’introduit qu’indirectement . Il s’agit au contraire dans l’autobiographie de partir de la singularité de ma vie pour retrouver une généralité , celle de mon époque , celle du milieu où je vis » 114

3. A la recherche de la vérité perdue :

111 S. de BEAUVOIR , La Force des choses , Gallimard , 1963 , P 440 . 112 M.C.KERBRAT ,Leçon littéraire sur l’écriture de soi , PUF,1996, P 4 . 113 C.FRANCIS / F.GONTIER , Les écrits de Simone de Beauvoir , Gallimard , 1979 , P 442 . 114 Idem , P 449 .

A partir de 1943 , S. de BEAUVOIR fait désormais partie de la vie

publique . Cependant , le revers de sa célébrité s’avère affreux ; les attaques anti-existentialistes jettent la lumière sur sa relation privée avec SARTRE et la presse divulgue de faux détails sur son enfance et sa jeunesse . Cette mauvaise publicité qui lui pèse énormément s’accentue en 1949 . Avec la parution du Deuxième Sexe , on la traite de tous les noms en l’accusant de toute sorte de vices et de dépravation . Ses positions gauchistes et anticolonialistes alimentent de plus belle les journaux et toutes les revues de droite :

« J’eus à subir chaque jour , indéfiniment répétée l’agression des mensonges crachés par toutes les bouches »115

« Bienveillante , malveillante , la publicité défigure ceux dont elle s’empare »116

Ayant durement -et même douloureusement- accusé tous les mensonges

tissés autour d’elle et de sa vie , le souci de BEAUVOIR lorsqu’en 1956 , elle décide de s’écrire est aussi de mettre fin à toute cette publicité qui a fini par éclipser son être véritable aux yeux de son lectorat .

« Je savais que plus la presse parlerait de moi plus je serais défigurée : j’ai écrit ces mémoires en grande partie pour rétablir la vérité »117

« J’aime mieux fureter dans mon passé que de laisser ce soin aux autres »118 « Un de mes desseins est de dissiper les malentendus , il me semble utile de raconter celle-ci ( sa vie privée) en vérité »119

Elle décide ainsi de se dire dans sa vérité et de se mettre à nu devant une

société dont elle ne craint plus le jugement . BEAUVOIR révèle ne se soucier que de son exposition totale en texte :

« Mon goût de la vérité l’emporte de loin , sur le souci que j’ai de ma figure »120

4. Tirer son être passé du néant :

115 S. de BEAUVOIR , La Force des choses , Gallimard , 1963 ,P 387 . 116 S. de BEAUVOIR , La Force des choses II , Gallimard-Folio-1972 P 56 . 117 S. de BEAUVOIR , La Force des choses , Gallimard , 1963 , P 677 . 118 Idem , P 8 119 Idem , P 7 . 120 Idem , P 9

« Le passé m’habite et m’investit »121

En effet S. de BEAUVOIR ne conçoit pas l’idée de passer sa vie à se voir , jour après jour , glisser fatalement vers la mort . Que sa vie se perde dans le néant lui est insupportable , elle refuse que son engagement dans l’histoire de son époque n’engloutisse son « souci de soi » et n’anéantisse son être passé , il faut donc le ressusciter .

« Raconter sa vie , c’est tenter de sauver le sens de sa vie (…) dans un combat contre toutes les évidences attestant que la destinée des individus représente une quantité négligeable dans le « tintamarre de l’histoire universelle » 122

BEAUVOIR ne se résigne pas à renoncer à son passé , à la petite fille qu’elle fut , à l’étudiante sorbonnarde et à l’intellectuelle engagée :

« Je ne peux pas larguer mon passé et renier tout ce que j’ai aimée »123

Mais ce besoin accru de « renaître » sur papier n’est pour elle qu’un moyen d’avoir sa vie entre les mains en donnant « corps à ce qui n’en a pas » , le passé ; tout en étant consciente qu’une vie , c’est bien plus difficile à récupérer :

« L’idée m’est venue qu’il n’y avait qu’une seule , façon de sauver le temps , c’était de le récupérer en écrivant »124

Mais « on ne récupère jamais vraiment le passé : une fois les livres écrits , il vous demeure aussi étranger qu’auparavant ; mais enfin c’est quand même plus ou moins récupéré , sous la forme -en tout cas- de langage imprimé dans des livres »125

5. Se raconter , un rêve d’enfance :

« Tel était le sens de ma vocation : adulte , je reprendrais en main mon enfance et j’en ferais un chef-d’œuvre sans faille »126

121 S. de BEAUVOIR , Tout compte fait , Gallimard-Soleil- , 1972 ,P 41 . 122 Ouvrage Collectif , L’écriture de soi , Vuibert , 1996 , P 21 . 123 S. de BEAUVOIR , Tout compte fait , Gallimard-Soleil- , 1972 , P 232 . 124 F.JEANSON , Simone de Beauvoir ou l’entreprise de vivre , Seuil , 1966 , P 281 . 125 Idem , P 281 . 126 S. de BEAUVOIR , Mémoires … , Gallimard , 1958 , P 9 .

Dans les Mémoires, S. de BEAUVOIR évoque sa fascination à quinze ans par la littérature et les écrivains . Son rêve de devenir une femme de lettres dépassait son vœu d’écrire vers celui d’être un écrivain connu qui « brille dans des milliers de cœurs » et dont la vie intéresse tout le monde .

« J’ai presque cinquante ans (…) Ma vie ne peut être qu’à grands traits , sur du papier et par ma main : j’en ferai donc un livre . Je souhaitais à quinze ans que des gens , un jour , lisent ma biographie avec une curiosité émue ; si je voulais devenir « un auteur connu », c’était dans cet espoir. Depuis , j’ai souvent songé à l’écrire moi- même » .127

Et si en 1956 elle décide enfin de se raconter , c’est aussi par fidélité à ce

caprice de l’enfant pleine de suffisance qu’elle incarnait lorsqu’elle pensait : « je serais quelqu’un » :

« Mes vingt premières années , il y a longtemps que je désirais me les raconter (…) A cinquante ans , j’ai jugé que le moment était venu ; j’ai prêté ma conscience à l’enfant , à la jeune fille abandonnée au fond du temps perdu , et perdues avec lui »128

6. Expérience personnelle et condition humaine :

« Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition »129

Cette phrase écrite par MONTAIGNE des siècles auparavant semble être la raison fondamentale qui motive l’écriture de soi de S. de BEAUVOIR . Elle est persuadée que les vérités qu’elle révèle peuvent aussi être celles des milliers de gens :

« Si un individu s’expose avec sincérité, tout le monde , plus ou moins , se trouve mis en jeu . Impossible de faire la lumière sur sa vie sans éclairer , ici ou là , celle des autres » 130

« Tous les gens qui se sont attachés à parler d’eux le pensaient - qu’en disant avec soin la vérité sur soi , on aide autrui à comprendre la sienne . Ecrire sur moi , c’est en ce moment la façon qui me convient le mieux de parler aux autres d’eux - mêmes »131

127 S. de BEAUVOIR, La Force des choses , Gallimard , 1963 , P 393 . 128 S. de BEAUVOIR, La Force de l’âge I, Gallimard-Folio, 1960 , P 9 129 MONTAIGNE , Les Essais , Livre III, chapitre II , Gallimard " Livre de poche ", 1965, P 5 . 130 S. de BEAUVOIR, La Force de l’âge I, Gallimard-Folio, 1960 ,P 10 .

131 C.F . Interview de Madeleine CHAPSAL in Les écrits de Simone de Beauvoir .

Elle est convaincue que chaque homme est fait de tous les hommes et

que sa communication de son expérience révèle à ses lecteurs leur propre vie dans la mesure où en dépit de toutes les variantes , leur condition humaine demeure identique . Lors d’une conférence au Japon le 11 octobre 1966 , elle déclare à propos de son autobiographie :

« Si je m’y suis décidée , c’est parce que j’ai pensé que j’étais à un moment de ma vie , et de mon époque , où je pourrais en parlant de moi , parler d’autres choses . Le « je » dont je me sers est très souvent en vérité un « nous » ou un « on » , qui fait allusion à l’ensemble de mon siècle plutôt qu’à moi-même (…) Par conséquent , en écrivant « je … » j’ai l’intention de porter le témoignage de mon époque et sur d’autres gens qui ont vécu avec moi des événement que j’ai vécus (…) le « je » que j’utilise est un « je » qui a une portée générale (…) mon « je » recouvre les problème de la condition humaine en général ». 132

Cette tendance de BEAUVOIR à englober la condition humaine dans sa

propre expérience n’est pas sans rappeler la notion grecque du « logos » dans la mesure de sa dimension universaliste .

« Se connaître soi-même , c’est connaître ce qui constitue la véritable essence de l’homme , à savoir sa participation à la raison universelle » . 133

S. de BEAUVOIR est empreinte , dans son écriture de soi , de cette

« raison universelle » ; elle déclare dans une conférence à Jérusalem en 1967 qu’un « écrivain authentique en accord avec son époque doit faire une synthèse de son expérience subjective et de sa transposition sur le plan universel. Il s’agit d’universaliser l’individuel »134

7. La catharsis :

« Mon exemple montre d’une manière frappante combien un individu est tributaire de son enfance »135

On a précédemment démontré la détermination de BEAUVOIR à tirer

son être passé du néant . Ce qui est à présent flagrant , c’est précisément son

132 C. FRANCIS / F.GONTIER, Les écrits de Simone de Beauvoir,, Gallimard, 1979, P 450 . 133 Ouvrage collectif , L’écriture de soi , Vuibert , 1996 , P 9 . 134 C. FRANCIS / F.GONTIER, Les écrits de Simone de Beauvoir,, Gallimard, 1979, P 227 .

135 S. de BEAUVOIR , Tout compte fait , Gallimard-soleil- , 1972 , P 39 .

enfance qui semble la hanter comme un « vampire » . Elle tient à exorciser cette hantise par les démons de son enfance , à débusquer cet ennemi en réglant enfin ses comptes avec les premières années de sa vie qui ont déterminé son être.

« Tout écrivain est habité par un « vampire » : le je qui parle se tient à distance du je vécu comme chaque phrase de l’expérience dont elle émane »136

Raconter son enfance , l’éducation reçue en portant un regard critique sur

une morale qui l’a prédestinée à la révolte et mettre tout cela en texte , semble avoir une valeur cathartique pour BEAUVOIR qui en se défaisant très tôt de la religion adopte la littérature avec la même dévotion :

« Dans la mesure où la littérature est une activité vivante , il m’était indispensable de m’arrêter à ce dénouement : il a eu pour moi une valeur cathartique »137

« Dans les périodes difficiles de ma vie , griffonner des phrases – dussent – elles n’être lues par personne – m’apporte le même réconfort que la prière au croyant : par le langage , je dépasse mon cas particulier , je communie avec toute l’humanité » 138

Le souci de se défaire de cette enfance qui lui pèse , en la livrant au

grand public et dans sa vérité , produit l’effet cathartique escompté par BEAUVOIR qui reconnaît :

« D’une manière générale , depuis qu’elle a été publiée et lue , l’histoire de mon enfance et de ma jeunesse s’est entièrement détachée de moi »139

Ainsi, si en 1956 S. de BEAUVOIR décide de s’écrire , c’est par

lassitude du roman , par une subite volonté d’exposer son être passé dans sa vérité , par fidélité à un rêve d’enfance , et surtout dans un souci d’éclairer la condition humaine et de se défaire d’un fardeau qui la hante . Toutes ces raisons confortent le mobile principal de son recours à l’autobiographie ; celui de régler ses comptes avec la société et l’ensemble de son engrenage institutionnel .

En conclusion , nous sommes en mesure de dire que S. de BEAUVOIR a incontestablement marqué le XXième siècle : D’abord à travers son union libre hors du commun avec J.P. SARTRE :

136 Idem , P 132 . 137 S. de BEAUVOIR , La Force de l’âge , Gallimard , 1972 , P 348 . 138 S. de BEAUVOIR , Tout compte fait , Gallimard-soleil- , 1972 , P 136. 139 S. de BEAUVOIR , La Force des choses , Gallimard , 1963 ,P 487 .

« Je ne pouvais m’attacher qu’à un homme hostile à tout ce que je détestais : la droite, la bonne pensée , la religion »140

A l’instar de leurs engagements respectifs dans l’histoire mondiale de leur époque , ils ont , ensemble , apporté à leurs contemporains une vérité révolutionnaire : une morale amoureuse libre qui s’affranchit de toute aliénation sociale et institutionnelle (le mariage) .

Le nom de BEAUVOIR est désormais indissociable des grands bouleversements que connaît la France de l’après-guerre (1945) . Existentialisme , anticolonialisme , féminisme ….., la vie de BEAUVOIR illustre parfaitement un siècle où intellectualisme et engagement politique sont étroitement mêlés pour une plus forte emprise sur l’Histoire . Les années cinquante sont particulièrement décisives : les intellectuels ne croient plus en un engagement littéraire susceptible de changer le monde . On constate que cette dernière entreprise exige plutôt l’action de gauche , un engagement politique en mesure de résister au verrouillage institutionnel du pouvoir en place. En effet , des hommes tendent , encore en 1958 , à décider librement de leur Histoire au moment où paraissent des Mémoires retraçant exactement cette angoisse : une jeune bourgeoise aux prises avec son milieu et tentant d’arracher le droit de choisir son destin . Si les Mémoires d’une jeune fille rangée sont le premier volume autobiographique publié de BEAUVOIR , l’écriture de soi tient mon seulement une place essentielle dans sa vie , mais elle en est le projet même à partir de 1958 (en dehors de ses différents engagements dans l’histoire de son époque) :

« Comment se fait une vie ? (…) ce qui m’aide à réfléchir à la mienne , c’est que je l’ai racontée »141

S’étant ainsi inscrite dans l’histoire mondiale à travers son œuvre

littéraire , philosophique , et ses positions politiques , BEAUVOIR n’hésite pas à répondre à Francis JEANSON en 1966 lorsque ce dernier lui demande si elle pensait avoir réussi sa vie :

« Oui parfaitement , s’il s’agit bien de ma vie , puisque j’y ai réalisé tous les rêves que je faisais quand j’étais jeune . Oui j’ai vraiment eu , en amour et en amitié , tout

140 S. de BEAUVOIR , La Force des choses , Gallimard , 1963 , P 673 . 141 S. de BEAUVOIR , Tout compte fait , Gallimard , 1972 , P 12 .

ce que j’ai jamais pu souhaiter »142

Enfin, lorsqu’en 1986 S. de BEAUVOIR décède , Le Nouvel Observateur lui rend hommage en titrant : « Femmes , vous lui devez tout » . Titre qui suggère la dimension de l’être et le charisme d’une femme , mais surtout l’héritage qu’elle lègue aux générations futures en général et féminines en particulier .

142 F. JEANSON , Simone de Beauvoir ou l’entreprise de vivre , seuil , 1966, P 275 .

Deuxième partie

Le discours des Mémoires à la lumière de L’Ordre du discours de Michel FOUCAULT

« J’ai le souci de regarder en face la réalité et d’en parler sans fard »

Tout compte fait - P 512 -

Après avoir présenté S. de BEAUVOIR dans son siècle ainsi que le contexte de son écriture de soi dans son premier ouvrage de mémoires, il s’agit dans cette partie de situer notre sujet de discours en interrogeant le contenu des Mémoires à travers L’Ordre du discours de Michel FOUCAULT.

Dans un premier temps, il est impératif d’exposer d’abord la structure du récit des Mémoires et son déroulement qui révèle les « vérités » de l’auteure en même temps que se révèle à nous la destinée d’une jeune bourgeoise dans le Paris de l’entre –deux – guerres.

Ensuite, nous présenterons L’Ordre du discours de M.FOUCAULT qui nous permettra de mettre en évidence les « vérités » beauvoiriènnes que véhicule le discours des Mémoires par rapport à « l’ordre du discours » de 1958. I.Le discours des Mémoires et L’Ordre du discours de M.FOUCAULT :

1. Le discours des Mémoires :

a. La structure :

Notre récit autobiographique se compose principalement de quatre parties :

1. L’enfance : [ P 9 – P 95 ]

Dans cette première partie, S. de BEAUVOIR relate les dix premières années de sa vie (de 1908 à 1918 ). Elle consacre l’incipit aux détails de sa naissance propre au premier enfant d’un couple bourgeois.

« Aussi loin que je me souvienne, j’étais fière d’être l’aînée : la première (…) je me sentais plus intéressante qu’un nourrisson cloué dans son berceau »143 A deux ans, les compliments que lui font les adultes à propos de son

physique provoquent chez elle une pointe de narcissisme, d’égocentrisme et de vanité (caractères d’un souci de soi précoce).

La petite fille cherche peu à peu à polariser l’attention ; lors des réunions mondaines, elle désire avidement monopoliser l’intérêt de ses proches :

« Grands-parent, oncles, tantes, cousins, une abondante famille me garantissait mon importance (…). Mon ciel était étoilé d’une myriade d’yeux bienveillants. »144

143 S.de BEAUVOIR, Mémoires…, Gallimard, 1958, P9 144 Idem, P 13

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Rebelle, elle refuse sa condition d’enfant dans la mesure où les adultes

en profitent pour la manipuler, la chosifier, car subissant leur regard, elle est réduite au rang de l’objet :

« J’éprouvais un sentiment aigu de supériorité : car je connaissais mon for intérieur (…) je me promis lorsque je serais grande de ne pas oublier qu’on est à cinq ans un individu complet »145 Dans un second temps, elle évoque le manichéisme bourgeois dans

lequel elle est élevée :

« Les deux catégories majeures selon lesquelles s’ordonnait mon univers, c’était le bien et le mal. J’habitais la région du bien où régnait – indissolublement unis – le bonheur et la vertu »146 Elle tente ingénument de déceler à travers les comportements de son

entourage toutes les nuances du bien et du mal. Une rencontre insoupçonnée avec le mal se produit lorsque pour la première fois Simone surprend une dispute entre ses parents, couple jusque-là harmonieux ; le choc est plus qu’affreux pour l’enfant. Mais le souci de son petit bonheur personnel l’emporte ; son armure intérieure semble déjà en place malgré son jeune âge :

« Je passai outre (..) cette aptitude à passer sous silence des événements que pourtant je ressentais assez vivement pour ne jamais les oublier, est un des traits qui me frappent le plus quand je me remémore mes premières années. »147 Lectrice précoce, Simone est scolarisée à cinq ans et déjà sa soif d’indépendance

s’éveille :

« On décida de me faire entrer dans un cours au nom alléchant : le cours Désir (… ) L’idée d’entrer en possession d’une vie à moi m’enivrait (…). J’entrevoyais un avenir qui, au lieu de me séparer de moi-même, se déposait dans ma mémoire : d’année en année je m’enrichissais »148 Sachant lire et écrire, Simone est la « vedette du cours Zéro ».

Dans un quotidien terne et monotone au sein de l’institut catholique, elle ne trouve son plaisir que dans l’étude qu’elle suit assidûment sous la surveillance régulière de sa mère.

« Dans l’ensemble, les maigres richesses de mon existence de citadine ne pouvaient

145 Idem, P 17 146 Idem, P 18 147 Idem , P 20-21 148 Idem, P 25

52

rivaliser avec celles qu’enfermaient les livres »149 Les grandes vacances d’été sont le moment tant attendu par l’écolière zélée que la

nature campagnarde envoûte. A Meyrignac, chez son grand père de BEAUVOIR ou à la Grillère chez sa tante Hélène, Simone connaît des moments émouvants à courir à travers champs et à manger les fruits crus des arbres :

« J ‘apprenais ce que n’enseignent ni les livres ni les autorités »150 La déclaration de la première guerre est un événement qui marque

l’enfance de S. de BEAUVOIR. Les Allemands sont enfin l’incarnation concrète du mal. Elle raconte le souvenir de ses « devoirs de française » aux cotés de sa mère dans un élan de patriotisme et de chauvinisme exemplaires. Elle redouble de piété pour que dieu sauve la France, ce qui lui vaut les compliments des adultes. Elle décide alors de garder définitivement ce personnage qu’elle s’est forgé.

BEAUVOIR rapporte une enfance marquée par le zèle de ses parents en matière d’éducation. Le rôle de son père dans sa formation littéraire précoce est fondamental car c’est lui qui l’initie à la lecture des classiques, à la poésie et au théâtre.

« Il me lut à haute voix les classiques, Ruy Blas, Hernani, les pièces de Rostand, l’Histoire de la littérature française de Lanson, et les comédies de Labiche. Je lui posais beaucoup de questions et il me répondait de bonne grâce »151 Sa mère, nous est décrite comme une jeune bourgeoise rangée et

démesurément pieuse, zélée dans l’éducation de ses filles, que ce soit dans leurs études ou dans leurs devoirs de chrétiennes ; c’est leur guide spirituel et leur modèle de sagesse.

« Je ne faisais guère de différence entre son regard et celui de Dieu (…). Je pouvais, donc je devais m’égaler à elle en piété et en vertu » 152 Cependant, une troisième personne compte beaucoup dans l’enfance de

S.de BEAUVOIR ;sa sœur Poupette. « Je ne vivais pas seule ma condition d’enfant ; j’avais une pareille : ma sœur, dont

149 Idem, P 27 150 Idem, P 28 151 Idem, P 39 152 Idem, P 41

53

le rôle devint considérable aux environs de mes six ans »153 Sa situation d’aînée la dote d’un sentiment de supériorité. Son rapport à

sa sœur est avant tout un rapport de dominant à dominé, de maître à élève. Elle lui apprend à lire, à écrire et à calculer ; Simone exerce sans le savoir son futur métier d’enseignante et trouve plaisir dans cette entreprise qui lui garantit son importance en berçant sa petite vanité. Poupette est aussi sa partenaire indispensable dans tout ce qui lui arrive

« Grâce à ma sœur – ma complice, ma sujette, ma créature – j’affirmais mon autonomie »154 Cette stabilité familiale assure un climat de sécurité et de bonheur à cette

enfant consciente de la particularité de sa condition de bourgeoise à qui la richesse matérielle et culturelle est assurée :

« J’appartenais à une élite »155

Son plaisir d’étudier et de lire va croissant, elle découvre Mme de Ségur, PERRAULT, GRIMM, Jules VERNE…

« On ne me donnait que des livres enfantins, choisis avec circonspection ; ils admettaient les mêmes vérités et les mêmes valeurs que mes parents et mes institutrices ; les bons étaient récompensés, les méchants punis »156

Fascinée par la littérature, par ces mots agencés qui font les livres

imprimés, elle décide d’écrire. Ses premières œuvres sont des pastiches qui s’intitulent : Les malheurs de Marguerite et La famille Cornichon.

Outre la littérature, Simone est initiée par ses parents aux plaisirs du théâtre et du cinéma qu’elle découvre avec tout le ravissement de son âge.

Consciente de ses avantages d’enfant bourgeoise, rien dans sa vie ne lui fait entrevoir une différence entre le sort d’un individu né mâle et un autre féminin :

« Aucune comparaison ne me révéla que certaines licences m’étaient refusées à cause de mon sexe (…). Et mon âme n’était pas moins précieuse aux yeux de Dieu que celle des enfants mâles : pourquoi les eussé-je enviés ? (…). Je ressentis vivement mon enfance, jamais ma féminité »157

153 Idem, P 44 154 Idem, P 48 155 Idem, P 49 156 Idem , P 53

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C’est ainsi que pendant ses huit premières années, le seul enfant à qui

elle accorde de l’intérêt est sa sœur. Mais un autre enfant la marque aussi de son intelligence et ses airs de grande personne, c’est Jacques LAIGUILLON son cousin qui,à son tour, reconnaît son « intelligence de fille ».

Pour faire le point sur la vie qu’elle mène au sein de son milieu et de son école, S.de BEAUVOIR écrit :

« L’image que je retrouve de moi aux environs de l’âge de raison est celle d’une petite fille rangée, heureuse, et passablement arrogante »158 Une enfant qui ne manque pas d’être touchée – malgré l’innocence de

son âge – par les conséquences désastreuses de la guerre ainsi que la faillite de son père sur leur vie de plus en plus pauvre. Mais ni la dégradation de leur situation économique, ni la tension qui semble régner entre ses parents ne l’empêchent de progresser avec un zèle incomparable dans ses études. Son horreur de l’oisiveté et de l’ennui font qu’elle travaille ardemment au cours Désir, elle apprend l’anglais, le piano et le catéchisme.

« Chaque fois il me fallait sinon me dépasser du moins m’égaler à moi-même (..) perdre m’eût consternée, la victoire m’exaltait (…) chaque jour menait quelque part (…) vivre sans rien attendre me paraissait affreux. J’attendais, j’étais attendue »159

En observant le quotidien de sa mère, Simone développe une horreur pour les besognes ménagères « féminines » qu ‘elle conçoit comme inutiles et oiseuses dès lors où en dehors de leur routine, elles ne conduisent nulle part :

« Les travaux qui paralysaient mon corps sans absorber mon esprit laissaient en moi le même vide (…) le fignolage ne fut jamais mon fort »160 « Quand on m’astreignait à des exercices oiseux mon esprit criait famine et je me disais que je perdais un temps précieux. J’étais frustrée et j’étais coupable. »161 Sa seule prédilection va au domaine artistique, précisément littéraire où

s’exercent la création de l’homme et l’expression de sa subjectivité.

157 Idem, P 57 158 Idem, P 63 159 Idem, P 68 160 Idem, P 69 161 Idem, P 70

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Sa soif de s’instruire et de tout connaître demeure insatiable, et pour la satisfaire, la lecture est – en dehors des études – « la grande affaire de sa vie ».

Sa mère lui procure un abonnement à des bibliothèques ( où s’éveille chez elle une boulimie de lecture dont elle ne se défera jamais ). Elle lit magazines, romans anglais et tout ce qui est susceptible de développer ses connaissances. Pleinement consciente de son enfance harmonieuse, Simone en redoute la fin :

« Un jour, je savais, cette période de ma vie s’achèverait »162 Sous l’influence de l’éducation maternelle, Simone est une enfant très

pieuse et pratiquante ; elle semble chercher dans la religion sa justification, elle songe même à se constituer carmélite.

« Je souhaitais ardemment me rapprocher de Dieu » 163 « Je suis là (…) Là haut il y avait Dieu et il me regardait »164

S. de BEAUVOIR évoque également les questions qui travaillent son esprit d’enfant à cette époque là : elle s’interroge sur le sens du mot « inconvenant » qui désigne toute indécence vestimentaire et qui s’applique particulièrement à la gent féminine. Elle fait le rapport entre ce vocable, le corps et les lectures qui lui sont défendues par sa mère : ces ouvrages mystérieux, parleraient-ils de choses « inconvenantes » ?

« Il fallait que le corps fût en soi un objet dangereux pour que toute allusion, austère ou frivole, à son existence semblât périlleuse »165 Ses lectures continuent à exalter son imagination, elle s’intéresse de plus

en plus à son image et finit par se percevoir comme un personnage exceptionnel, une héroïne de roman, elle s’identifie à travers Little Women,de Louisa ALCOTT, à Joe l’intellectuelle. Son souci d’elle-même s’accroît , elle est de plus en plus convaincue de sa particularité :

« Je devins à mes propres yeux un personnage de roman (…) j’ignorais sous quelle forme, et par qui, mais je serais reconnue »166

162 Idem, P 73 163 Idem, P 75 164 Idem, P 82 165 Idem, P 88 166 Idem, P 90

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« J’affirmais que je serais, que j’étais, hors-série »167 Mais ce sentiment de suffisance va être progressivement tempéré lorsque

Simone, par la force des choses, voit son regard admiratif se porter sur une autre personne. En effet, à dix ans, sa vie est bouleversée par la rencontre de l’amitié, un sentiment qu ‘elle éprouve pour « une petite noiraude », Elizabeth Mabille qu’elle rencontre au cours Désir. Cette fille brillante et très intelligente, spontanée et naturelle éblouit Simone par sa personnalité. Enfin une personne à sa « hauteur », la seule après Jacques son cousin. Cette amitié, entre Simone et Zaza ,bénie et approuvée par leurs parents respectifs, demeure conforme au cadre de leur milieu qui leur impose une certaine rigidité ( qui va jusqu’au contrôle de leur correspondance) dûe à un respect excessif dans leurs rapports :

« Jamais nos entretiens ne tournaient à la confidence. Nous nous disions « vous » avec cérémonie, et sauf par correspondance, nous ne nous embrassions pas »168

Simone, dont la spontanéité est brimée par son éducation religieuse, est alors

effrayée par son très fort attachement à Zaza, elle ne conçoit même plus sa vie sans elle :

« Mon bonheur, mon existence même reposaient entre ses mains »169

2. L’adolescence : [ P 99- P 168 ] :

Dans cette partie de ses Mémoires, S. de BEAUVOIR raconte la phase la

plus délicate de sa vie. Le tournant décisif qui détermine son être et son avenir est effectivement la période qui se situe entre l’âge de dix ans et dix sept ans ( 1918 – 1925 ).

Elle commence par relater avec une note de regret, le déménagement de sa famille : leur situation économique dégradée les oblige à quitter leur bel appartement de Montparnasse pour un logis beaucoup moins confortable rue de Rennes. L’étroitesse du lieu l’oblige à partager sa chambre. Désormais, elle étudie dans le brouhaha du bavardage environnant si ce n’est sous la tension des querelles de plus en plus courantes entre ses parents.

167 Idem, P 91 168 Idem, P 92 169 Idem, P 95

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Son seul réconfort dans cette atmosphère tendue, est la présence rassurante de sa sœur et complice ainsi que ses études qui l’absorbent.

D’autre part, à douze ans, un grand changement survient dans sa vie. Les « sourdes » transformations organiques dues à sa puberté entraînent chez elle les premiers troubles de l’adolescence ; des « rêveries impures » peuplent ses nuits :

« Mon sommeil se troubla »170 « Déjà mon corps s’était éveillé(…) je fus pendant quelques temps la proie de désirs torturants(…) mon supplice (…) commençant en douceur ; dans la tiédeur des draps et le fourmillement de mon sang, mes phantasme me faisaient délicieusement battre le cœur »171 La laideur de son âge ingrat lui pèse énormément. Son malaise s’accuse devant un

père qui se détourne d’elle pour s’occuper davantage de sa sœur. Quant à sa mère, Simone ne supporte plus son autorité, ce qui provoque souvent des heurts entre elles. La vie de femme au foyer menée par sa mère l’effraie terriblement. Elle refuse ce sort auquel la prédestine sa condition de fille, elle espère y échapper vers un avenir meilleur, celui où trône la littérature :

« Non, me dis-je (…) ma vie à moi conduira quelque part (…) je préférais infiniment la perspective d’un métier à celle du mariage ; elle autorisait des espoirs (…) je continuais à caresser vaguement le dessein d’écrire »172 Réagissant contre les brimades de ses parents qui lui ôtent sa « vérité »,

elle opte pour une attitude « hypocrite » et rusée afin de se protéger de leur jugement : jouer la comédie du conformisme et de la docilité est désormais sa seule issue :

« La vérité de mon être leur appartenait (…) elle pouvait être fausse (…). Il n’y avait qu’un moyen de prévenir cette étrange confusion (…) J’avais l’habitude de surveiller mon langage : je redoublai de prudence. Je franchis un pas de plus . Puisque je n’avouais pas tout , pourquoi ne pas oser des actes inavouables ? J’appris la clandestinité »173 Ses comportements clandestins commencent par la transgression d’un

interdit principal que jusque-là ses parents lui imposaient censurant ses lectures. Elle profite de l’absence de ses parents pour lire librement BOURGET, DAUDET, PREVOST…

170 Idem, P 101 171 Idem, P 102 172 Idem, P 106 173 Idem, P 110

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Le mal-être de son adolescence se traduit dans les rapports plus au moins antagonistes qu’elle entretient avec son entourage :

« Mes rapport avec ma famille étaient-ils devenus beaucoup moins facile qu’autrefois. Ma sœur ne m’idolâtrait plus sans réserve, mon père me trouvait laide et m’en faisait grief, ma mère se méfiait de l’obscur changement qu’elle devinait en moi. S’ils avaient lu dans ma tête, mes parents m’auraient condamnée »174 La personnalité de son amie Zaza l’impressionne au plus haut point, on

pourrait même avancer qu’elle en est amoureuse.

« Je ne m’avouais pas à moi-même de quelles fiévreuses tortures je payais le bonheur quelle me donnait » 175 Troisième d’une famille de neuf enfants, Zaza est une fille intelligente, ironique et

railleuse des coutumes et préjugés. Issue de parents catholiques pratiquants, sa famille est un « spécimen accompli de la bourgeoisie bien-pensante ». Zaza développe un caractère des plus désinvoltes, quoique profondément pieuse. Et devant l’ardeur de cette personnalité, Simone admirative ne tarde pas à nourrir un sentiment d’infériorité qui s’accentue en se teintant de souffrance lorsque face à son attachement sincère, Zaza n’affiche que détachement et nonchalance. A cette époque, Simone a treize ans, elle ne côtoie pas beaucoup de garçons ; le seul auquel elle est quotidiennement confrontée, c’est Jacques. Ses connaissances larges en matière de littérature l’impressionnent; elle prend conscience qu’à lui, on n’interdit rien : son monde est ouvert, il lit librement, il fréquente un collège avec des professeurs-hommes « brillants d’intelligence ».

Sa condition à elle est radicalement différente : on la confine dans un univers fermé, on censure ses lectures, et ses cours sont dispensés par de « vieilles institutrices », ces « dérisoires bigotes » que son père qualifie de « demeurées ». Avec sa sœur, Simone perçoit l’éducation reçue au cours Désir comme le comble de la bêtise. Quant à ses vacances à Meyrignac, elles deviennent synonymes d’isolement et de méditation. Elle passe ses journées dans le parc, à lire et à réfléchir :

« Mon amour pour la campagne prit des couleurs mystiques »176 Elle capte les merveilles de la nature campagnarde à travers une très forte

sensorialité. Le paysage qui n’existe que par son unique regard, lui garantit – autant que Dieu au ciel – sa suprématie sur terre :

174 Idem, P 113 175 Idem, P 122 176 S.de BEAUVOIR, Mémoires, Gallimard, 1958, P 126

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« Bien plus vivement qu’à Paris, je sentais autour de moi la présence de Dieu (…) il avait besoin de mes yeux pour que les arbres aient des couleurs(…) Il me regardait avec complaisance regarder ce monde qu’il avait créé pour que je le voie »177 Mais une fois à Paris, sa souveraineté se trouve réduite par les brimades

quotidiennes des adultes et par tout un système bourgeois qui conspire à son éducation. Cette idéologie chauvine et nationaliste, met le Bien du coté de l’église et de la France tout en glorifiant toujours des valeurs napoléoniennes surannées.

La religion semble convenir à la bourgeoisie pour justifier les inégalités sociales : si le pauvre l’est, ce n’est dû qu’à la volonté divine, et s’insurger contre sa situation de pauvreté serait une insurrection contre le créateur, ce qui est Mal. Mais ces questions politiques et sociales l’absorbent moins que sa vie intérieure et son évolution personnelle. A treize ans, ses préoccupations égocentriques se cristallisent autour de sa foi et de son rapport à Dieu. Malgré sa très grande piété, elle s’aperçoit qu’au fond d’elle, des questions restent en suspens telle la raison de l’absence totale de Dieu au monde des hommes, et le fait que rien de surnaturel ne récompense sa foi comme Jeanne d’Arc.

« Alors qu’intellectuellement je m’élevais de jour en jour vers le savoir, je n’avais jamais l’impression de m’être rapprochée de Dieu (…) mes exercices finissaient par ressembler à des comédies »178 Ce qui achève le travail intérieur de son athéїsme, c’est un incident avec

son confesseur l’abbé Martin : lors d’une confession, ce dernier sous-entend qu’il sait sa mauvaise conduite ; la réaction de Simone est une répulsion et un dégoût profond de ce représentant de Dieu qu ‘elle voit soudain sous le jour d’une commère friande de ragots. Et optant pour l’incrédulité, Simone est influencée par celle de son père et des plus grands écrivains et penseurs qu’elle lit et admire. Par ailleurs, de plus en plus consciente du non fondement de sa religion, elle redoute fortement les risques du plus grand péché envisagé par son entourage catholique : la perte de la foi.

A quatorze ans, un soir, lors de ses vacances à Meyrignac, son incrédulité lui apparaît aussi évidente que son existence, et elle la rapporte d’une façon saisissante :

« J’avais passé ma journée à manger des pommes interdites et à lire, dans un Balzac prohibé, l’étrange idylle d’un homme et d’une panthère ; avant de m’endormir, j’allais me raconter de drôles d’histoires, qui me mettaient dans de drôles d’états. ’’ Ce sont des péchés’’, me dis-je. Impossible de tricher plus

177 Idem, P 127 178 Idem, P 135

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longtemps : la désobéïssance soutenue et systématique, le mensonge, les rêveries impures n’étaient pas des conduites innocentes. Je plongeai mes mains dans la fraîcheur des lauriers-cerises, j’écoutai le glouglou de l’eau, et je compris que rien ne me ferait renoncer aux joies terrestres. ’’ Je ne crois plus en Dieu’’, me dis-je, sans grand étonnement » 179

Ainsi, c’est au nom de cette même nature de Meyrignac où elle rencontrait Dieu que Simone le répudie, et, comme l’écrit Claire CAYRON :

« Aussitôt désenchantée de Dieu , le monde naturel devient le lieu d’un autre enchantement : la rencontre de soi »180 En effet c’est le souci de son bonheur personnel qui l’amène à se défaire

d’une religion trop contraignante. Mais malgré sa liquidation de Dieu, elle ne s’affranchit pas de la morale ; son comportement est des plus conformistes :

« Idées de devoir, de mérite, tabous sexuels : tout fut conservé »181 Elle prend conscience de la solitude dans laquelle la jette le secret de son

incrédulité par rapport à son entourage pratiquant. Elle redoute avec effroi l’exclusion et la marginalisation que la révélation de son athéїsme lui infligerait. Pour éviter tout soupçon de ses pensées impies, elle s’efforce de jouer la comédie de la piété en assistant à la messe et même en communiant.

« Je me résignai à vivre en bannie »182 S’étant résignée à assumer sa solitude, elle songe à sa vie et à son

avenir ; elle décide de consacrer sa vie à des travaux intellectuels. Ne voyant en la vie d’une femme au foyer qu’un éternel et stérile recommencement, elle opte pour une vie d’écrivain :

« L’écrivain, le penseur créaient un autre monde(…) c’était là que je voulais passer mes jours ; j’étais bien décidée à m’y tailler une place. Lorsque j’eus renoncé au ciel, mes ambitions terrestres s’accusèrent : il fallait émerger (…) je rêvais d’être ma propre cause et ma propre fin (…) la littérature me permettrait de réaliser ce vœu » 183 Et toujours en envisageant sa vie future, elle commence à penser à

l’amour et à l’espace qu’elle lui accorderait dans son existence . Elle exige de

179 Idem, P 138 180 C.CAYRON, La nature chez Simone de Beauvoir, Gallimard, 1973, P 191 181 S.de BEAUVOIR, Mémoire…, Gallimard, 1958, P 139 182 Idem, P 141 183 Idem, P 142-143

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son futur partenaire sa supériorité intellectuelle ; il lui faut l’égaler, voire la dépasser, en intelligence et en savoir. D’autre part, il ne doit aucunement attenter à son indépendance :

« Il fallait que l’amour me justifiât sans me borner (…) je désirais recevoir et non donner (…) La vie commune devait favoriser et non contrecarrer mon entreprise fondamentale : m’approprier le monde (…) l’homme prédestiné me garantirait mon existence sans lui ôter sa souveraineté »184 Elle sort de l’âge ingrat, son physique s’arrange et elle s’impatiente pour

sa vie d’étudiante. Aux études, elle est en ascension :

« J’étais attendue par moi-même »185 Elle partage son quotidien studieux avec Zaza ( qui d’ironique devient

rêveuse) car toutes les deux s’ennuient devant l’étroitesse d’esprit de leurs institutrices.

« Nous avions en commun de nombreux dégoûts et un grand désir de bonheur »186 C’est donc avec optimisme que Simone prépare son bac, elle s’enrichit

énormément en lectures ce qui l’amène à aborder ses examens avec une grande assurance. Elle finit par décrocher la mention « bien ».

Pendant cet été, en Limousin, elle va découvrir, avec fascination, la philosophie à travers ses lectures. Déçue par la monotonie et la fadeur des cours de philosophie dispensés au cours Désir, Simone est tout de même impressionnée par cette nouvelle discipline :

« Je retrouvais, traités par des messieurs sérieux, dans des livres, les problèmes qui avaient intrigué mon enfance ; soudain le monde des adultes n’allait plus de soi, il avait un envers, des dessous, le doute s’y mettait (…) après douze ans de dogmatisme, une discipline qui posât des questions et qui me les posât à moi (…) Ce qui m’attira dans la philosophie, c’est que je pensais qu ’elle allait droit à l’essentiel (…) j’avais toujours souhaité connaître tout ; la philosophie me permettait d’assouvir ce désir. »187

184 Idem, P 146- 147 185 Idem, P 148 186 Idem, P 153

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Mais malgré son évolution intellectuelle, Simone est encore à dix sept ans « une oie blanche » ; le domaine de la sexualité lui demeure obscur et hermétique. Les plaisirs de la chair sont pour elle un mystère et un paradoxe dans une société bâtie sur les bonnes manières. Elle ne s’explique pas les réactions farouches de son corps lors des cours de danse et entre les bras d’un quelconque cavalier. Elle ne reconnaît pas encore le trouble. « La sexualité m’effrayait (…) la nudité se confondait pour moi avec l’indécence (…) chez les adultes désincarnés qui n’échangeaient que des paroles et des gestes policés comment faire place à la crudité animale de l’instinct, du plaisir »188 Elle s’interroge sur la source d’une volupté provoquée par le simple contact de deux corps, elle s’aperçoit avec stupeur que son propre corps lui cache des secrets ; de probables émois qu’elle ignorait. Mais, elle ne s’imagine pas tenter une quelconque expérience pour découvrir les mœurs sexuelles, elle ne conçoit pas l’idée de se donner sans amour ; une union doit être totale ou ne sera pas : « Un jour viendrait où je pâmerais dans les bras d’un homme : je choisirais mon heure et ma décision se justifierait par la violence d’un amour (…) j’étais extrémiste : je voulais tout ou rien. Si j’aimais, ce serait à vie, et je m’engagerais tout entière, avec mon corps, mon cœur, ma tête et mon passé. »189 D’autre part, ce qui la scandalise, c’est l’indulgence accordée aux hommes – plutôt qu’aux femmes – quant à leur liberté sexuelle hors et avant le mariage. Simone est écœurée par cet usage en vigueur, et les premières étincelles de son féminisme apparaissent à ce moment là sous l’exigence d’une égalité entre les deux sexes : « Je ne voyais aucune raison pour reconnaître à mon partenaire des droits que je

187 Idem, P 158- 159 188 Idem, P 163 189 Idem, P 166

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ne m’accordais pas. Notre amour ne serait nécessaire et total que s’il se gardait pour moi comme je me gardais pour lui (…) Je m’entêtai donc, en dépit de l’opinion publique à exiger des deux sexes une identique chasteté »190

Ainsi à dix sept ans, son premier bac en poche, Simone se prépare à une

nouvelle vie, un avenir prometteur dont ses études sont le centre de gravitation.

« L’avenir n’était plus un espoir, je le touchais (…) ma vie serait une belle histoire qui deviendrait vraie au fur et à mesure que je me la raconterais »191

3. L’étudiante : [ P 171 - P 280 ] :

Dans cette partie de son récit, S. de BEAUVOIR évoque, avec exaltation, sa vie d’étudiante de 1925 à 1928 ( de dix sept ans à vingt ans ).

Entamant parallèlement plusieurs diplômes, sa vie estudiantine la comble de bonheur :

« C’est arrivé : me voilà étudiante » 192 Bien décidée à entamer sa nouvelle existence dans sa « vérité », elle

commence par se défaire d’un lourd fardeau : elle révèle à sa mère qu’elle ne croit plus. Mais l’optimisme de Simone ne tarde pas à s’éteindre lorsque bien installée dans son quotidien studieux, la routine lui révèle une vie morne et ordinaire, qui plus est , empreinte d’une sérieuse mésentente avec ses parents.

Sa mère au courant de son incroyance se méfie d’elle. Quant à son père, tout se complique avec lui ; son comportement devient opaque et paradoxal vis à vis d’elle. D’abord fier de son intelligence, il l’encourage à entreprendre simultanément plusieurs diplômes ; en revanche, il semble sous-estimer la femme- fonctionnaire ou la femme-enseignante ( carrière à laquelle se destine sa fille ) prônant plutôt le culte de la « vraie » jeune fille.

« Dans mon milieu (…) prendre métier, c’était déchoir »193

190 Idem, P 167 191 Idem, P 168 192 Idem, P 171

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Cependant, dans un quotidien aussi morose, le rayon de soleil pour S. de

BEAUVOIR est son cours de littérature assuré par Mr Robert GARRIC. D’abord fascinée par sa carrière brillante, elle ne tarde pas à nourrir pour lui un amour-admiration. A travers ce professeur socialiste, elle est pour la première fois concrètement confrontée à la réalité des inégalités sociales, et du gouffre séparant la bourgeoisie du « prolétariat ». Elle est hautement intéressée par le mouvement des Equipes sociales. Création de GARRIC, ce mouvement tend à abattre les barrières sociales mettant en contact jeunes bourgeois et ouvriers dans une opération d’instruction ; les détenteurs de la culture l’enseignent à ceux qui n’y ont pas accès :

« Il décida de créer entre étudiants et fils du peuple un système d’échange qui arracherait les premiers à leur solitude égoïste, les autres à leur ignorance. Apprenant à se connaître et à s’aimer, ils travailleraient ensemble à la réconciliation des classes (…) Je buvais ses paroles ; elles ne dérangeaient pas mon univers, elles n’entraînaient aucune contestation de moi-même »194 Outre la noble initiative de R.GARRIC ( cet homme exceptionnellement

distinct de la masse médiocre qu’est son entourage ), ce qui amène Simone à s’inscrire à ses équipes sociales, c’est un souci personnel d’agir pour une cause ; son horreur de l’oisiveté et de la passivité la pousse à s’engager dans ce mouvement socialiste :

« Il faut que ma vie serve ! il faut que dans ma vie tout serve ! »195

Son obstination à fixer un but à son existence la jette dans une frénésie quasi maniaque de travail. Pour ne rien perdre d’un temps devenu trop précieux ( afin d’atteindre un avenir pour lequel elle s’impatiente ) elle s’acharne – sous l’œil effaré et agacé de ses parents – à étudier sans arrêt, elle n’hésite pas à se négliger et à sacrifier scrupuleusement les mondanités oiseuses auxquelles on l’oblige à assister :

« Au lieu de traîner languissamment à travers la monotonie de mes journées (…) je m’abrutissais de travail »196

193 Idem, P 175 194 Idem, P 180 195 Idem, P 181 196 Idem, P 182

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Ses succès dans ses études lui valent les encouragements de son professeur GARRIC et de Jacques, son cousin qui, admiratif devant son intelligence, s’intéresse à elle de près. Féru de littérature contemporaine, ce dernier lui en parle avec une telle ferveur qu’il éveille sa curiosité et finit par lui prêter quelques uns des ouvrages tant loués. C’est alors, qu’elle est complètement éblouie par la découverte de MALLARMÉ, COCTEAU, VALERY, BARRES, CLAUDEL, GIDE, FOURNIER… et tous ces écrivains à travers lesquels elle reconnaît son propre malaise au sein du milieu bourgeois.

« Des hommes de chair et d’os me parlaient de bouche à oreille, d’eux- mêmes et de moi ; ils exprimaient des aspirations, des révoltes que je n’avais pas su me formuler, mais que je reconnaissais (…) Pendant des mois je me nourris de littérature : mais c’était alors la seule réalité à laquelle il me fût possible d’accéder »197 Cette fulgurante rencontre avec la littérature moderne amène Simone à

s’abonner à la plus incontournable bibliothèque de l’époque, la « Maison des amis du livre » où son culte de littérature se manifeste par une boulimie de lecture sans précédent. Ses parents n’approuvent nullement ses « mauvaises lectures », son père, fanatique d’Anatole FRANCE et de MAUPASSANT, tient rigueur à Jacques d’avoir affilié Simone à une littérature issue de « décadents immoraux ».

A dix huit ans, seule par ses idées, elle se soucie davantage et exclusivement d’elle même, de ses états d’âme et de son devenir. Elle se met à tenir un journal intime, espace libre où elle dialogue longuement avec elle- même tentant de se comprendre, de se découvrir, ou simplement de penser par elle-même et pour elle-même.

« Je voulais devenir quelqu’un, faire quelque chose, poursuivre sans fin l’ascension commencée depuis ma naissance ; il me fallait donc m’arracher aux ornières, aux routines (…) dépasser la médiocrité bourgeoise. » 198

Mais ses ambitions sont de plus en plus contrecarrées par ses parents. Ses

discussions avec son père tournent fréquemment aux disputes. En effet, Georges de BEAUVOIR est scandalisé par les idées subersives de sa fille. Et face à cette intolérance Simone n’envisage surtout pas la renonciation, elle est de plus en plus radicale dans ses positions, ce qui accentue pour de bon la tension régnante entre elle et son père :

197 Idem, P 186 198 Idem, P 188

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« Il sentait bien que mes dégoûts mettaient en jeu beaucoup de choses. Il se fâcha plus sérieusement quand je m’attaquai à certaines traditions (…) il lui semblait que délibérément je le reniais »199 Elle ressent intensément son « exil », son individualisme s’accuse ainsi

que son ressentiment contre une classe qui l’avait mystifiée. Son unique souci est de s’affranchir de cette dernière en se protégeant sans relâche de ses atteintes. Le seul moyen demeure le savoir, ses études :

« Personne ne m’admettait telle que j’étais, personne ne m’aimait ; je m’aimerai assez, décidai-je, pour compenser cet abandon (…) je n’existais que par moi et pour moi. Je me félicitai d’un exil qui m’avait chassée vers de si hautes sphères (…) Mon chemin était clairement tracé : me perfectionner, m’enrichir, et m’exprimer dans une œuvre qui aiderait les autres à vivre »200 La lecture étant son unique réconfort, elle se jette sans modération dans

la littérature « moderne » où, s’identifiant parfaitement aux écrivains contemporains, elle ne tarde pas à se ranger dans leur clan en usant dans son récit d’un « nous » complice et compatissant :

« J’étais exactement dans la même situation que ces fils de famille désaxés, je me séparais de la classe à laquelle j’appartenais (…) si nous avions renié notre classe, c’était pour nous installer dans l’Absolu »201 Elle est plus que jamais consciente qu’elle ne doit compter que sur elle

même, elle ne doit prendre soin que de sa vie en se fixant comme seul but , le bonheur.

« Je me réfugiai dans « mon moi profond » et décidai que toute mon existence devait lui être subordonnée (…) « J’aurai une vie heureuse, féconde, glorieuse »202 Simone se rend régulièrement au boulevard Montparnasse où elle est

chaleureusement reçue par son cousin. Ces moments de discussions et de complicité avec Jacques exorcisent son mal-être et sa solitude :

« Ce qui importait, c’était qu ’il m’écoutât, me comprit, m’encourageât, et me sauvât pendant quelques instants de la solitude »203

199 Idem, P 189 200 Idem, P 190-191 201 Idem, P 194 202 Idem, P 195 203 Idem, P 202

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Pendant ses vacances à Meyrignac, sa solitude lui pèse, elle s’évade de ses tourments en enrichissant ses lectures philosophiques, mais son ultime moyen cathartique demeure l’écriture, elle s’expose inlassablement dans son journal intime en aspirant à l’écriture d’un roman :

« Ce que je rêvais d’écrire, c’était un « roman de la vie intérieure », je voulais communiquer mon expérience »204 Les moments de répit que lui offrent ses vacances lui permettent

également de repenser, avec un certain recul, à ses sentiments pour Jacques. Elle reconnaît n’éprouver aucune attirance physique pour lui et continue à sublimer une idylle avec cette seule personne qui la comprend dans sa « vérité ». Elle envisage même leur probable mariage comme le seul moyen de se réconcilier avec son milieu :

« Cette idylle (..) je voyais en elle l’idéale solution de toutes mes difficultés (…) je redeviendrais celle que tout le monde aimait, je reprendrais ma place dans cette société hors de laquelle je n’envisageais que l’exil. »205 D’autre part, elle est consciente des défauts que recèle la personnalité de

Jacques. Son attitude démissionnaire – entre autres – est loin d’incarner le caractère égal voire supérieur dont Simone dote son futur compagnon de vie :

« Jouir des belles choses lui suffit, il accepte le luxe et la vie facile (…) Moi, il me faut une vie dévorante. J’ai besoin d’agir, de me dépenser, de réaliser ; il me faut un but à atteindre, des difficultés à vaincre, une œuvre à accomplir » 206 Et ce qu’elle lui reproche par dessus tout, c’est sa passivité malgré son

refus des valeurs bourgeoises :

« Nous n’avions foi ni l’un ni l’autre dans les valeurs traditionnelles ; mais moi j’étais décidée à en découvrir ou à en inventer d’autres ; et lui ne voyait rien au delà (…) il ne songeait pas à changer la vie, mais à s’y adapter. Moi je cherchais un dépassement »207 Mais malgré cette profonde conscience de leur incompatibilité, les

sentiments de Simone pour son cousin persistent par une sorte de ténacité dûe probablement au vide énorme de sa vie affective.

204 Idem, P 206 205 Idem, P 208 206 Idem, P 215-216 207 Idem, P 217

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En dehors des cours, Simone discute et lit avec Zaza le plus clair de son temps. Elle se passionne – à travers Mlle LAMBERT – pour la philosophie et prépare des certificats de logique et d’histoire de la philosophie. En revanche, elle est déçue par les faux desseins des Équipes sociales : Une fois sur le terrain, elle constate que les idéaux de GARRIC stagnent au stade de la théorie.

Sa mésentente avec ses parents s’accuse ; se méfiant d’elle, ils s’acharnent à le dire à qui veut l’entendre. Elle ne trouve désormais pas de justification ni de cause susceptible de lui prouver sa volonté d’agir, et c’est ce qui achève de la décevoir :

« Je me sentais des forces pour soulever la terre : et je ne trouvais pas le moindre caillou à remuer. Ma désillusion fut brutale »208

Mais sa lassitude aurait probablement une source plus profonde :

« En vérité, le mal dont je souffrais, c’était d’avoir être chassée du paradis de l’enfance et de n’avoir pas retrouvé une place parmi les hommes »209 La philosophie et la littérature sont ses deux pôles d’intérêt principaux.

Elle lit BERGSON, PLATON, SCHOPENHAUER, HAMELIN…. En littérature, elle découvre avec enthousiasme le surréalisme, ce mouvement révolutionnaire qui tend à remodeler la société. Elle s’intéresse également aux revues d’avant-garde.

D’autre part, sa solitude lui pèse tellement qu’elle songe à nouer de nouvelles amitiés. Elle a plusieurs connaissances aux Equipes sociales, quant à la Sorbonne, elle va côtoyer des intellectuels de gauche dont Pierre NODIER, Jean MALLET210 , Simone WEIL… Mais en dépit de toutes ses nouvelles relations, Simone ne trouve pas de remplaçant à Zaza et à son amitié sacrée contre laquelle Mme Mabille commençait à nourrir une certaine hostilité.

Pour rompre sa routine éstudiantine, elle va souvent au cinéma et au théâtre dont les idées étaient d’avant-garde. Elle court les expositions aux galeries du Louvre, et son « souci de soi » reprend de plus belle :

« Mon isolement manifestait ma supériorité, je n’en doutais plus : j’étais quelqu ’un, et je ferais quelque chose (…) ma supériorité sur les autres gens venait précisément

208 Idem, P 225 209 Idem, P 227 210 Jean MIQUEL de son vrai nom

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de ce que je ne laissais rien échapper : mon œuvre tirerait sa valeur de cet exceptionnel privilège. »211

A l’approche des examens, elle trompe la vigilance maternelle en

assistant souvent aux ballets russe. Elle multiplie également les sorties avec ses nouveaux amis en attendant les résultats des examens, qui se révèlent positifs : Simone est reçue en philosophie générale avec Simone WEIL et un certain Jean PRADELLE. Cette réussite lui vaut les louanges de son entourage qui la rendent très heureuse.

Quant à Zaza qui est à Laubardon212, elle entretient avec Simone une correspondance régulière. Elle vit un amour contrarié par son entourage . Ses parents lui interdisent de voir son cousin qu’ils jugent grossier. La grande piété de Zaza l’amène – malgré la violence de sa passion – à se soumettre à la volonté maternelle. On assiste à un réel renversement des personnalités des deux amies : Zaza passe d’un caractère révolté à la soumission, alors que Simone – depuis la révélation de son incrédulité à sa mère – s’affranchit de sa soumission en optant pour la révolte.

La sincérité épistolaire de Zaza décide Simone à lui avouer – par lettre – son incroyance. Son amie n’est pas surprise, mais très tolérante elle l’invite chez elle à Laubardon. Simone s’y rend et passe un séjour désagréable : les mondanités des Mabille absorbent Zaza avec laquelle elle ne parle qu’occasionnellement. Mais ce qui la dérange davantage, c’est la méfiance que reflètent les regards et attitudes des Mabille :

« Je n’acceptais pas de gaieté de cœur d’être différente des autres et traitée par eux, plus ou moins ouvertement en brebis galeuse »213 A la rentrée, Simone entame sa vie de normalienne et remplace Mlle

Lambert en enseignant à SAINTE-MARIE. Elle compte achever sa licence de philosophie et de lettres dans les plus brefs délais.En attendant la réalisation de ce projet, elle s’empresse de retrouver ses amis sorbonnards mais elle ne tarde pas à retomber dans l’ennui en constatant que tout son entourage ne la considère pas sans réserve :

« Je n’espérais même plus connaître avec aucun être humain une véritable entente

211 S. de BEAUVOIR, Mémoires…,Gallimard, 1958, P 239 - 240 212 Pseudonyme que BEAUVOIR accorde au château Haubardin 213 S. de BEAUVOIR, Mémoires…, Gallimard, 1958, P 255

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(…) ce qui les effarouchait, c’était ce qu’il y avait de plus têtu en moi : mon refus de cette médiocre existence à laquelle (…) ils consentaient, et mes efforts désordonnés pour m’en sortir »214 Ses cours reprennent et elle suit assidûment les plus intéressants d’entre

eux en sociologie et en psychologie. Déçue par ses amitiés, Simone se concentre sur ses études et décide d’entamer plus tôt ( à vingt ans ) son diplôme de philosophie qu’elle compte présenter en même temps que l’agrégation. Impatiente de voler de ses propres ailes, ce gain de temps lui est précieux :

« D’ici dix-huit mois , j’en aurais fini avec la Sorbonne, avec la maison, je serais libre, et autre chose commencerait »215 Elle se jette alors à corps perdu dans la lecture à la « Maison des amis du

livre » et à toutes les bibliothèques qui lui sont accessibles. Mais cette passion accentue son mal-être. Aussi près de toucher son avenir, Simone, lasse d’attendre depuis ses quinze ans une libération qui tarde encore, perd patience, et en dépit de ses études qui l’absorbent, son existence lui paraît monotone, ce qui ouvre la voie à une pseudo-débauche qu’elle connaît dans les « mauvais lieux » de Montparnasse. Initiée par Jacques à la poésie des bars, elle trouve en ces lieux un monde d’évasion où elle défie les lois du bon sens bourgeois, elle s’affranchit de son « exil » en sympathisant avec les marginaux qu’elle y rencontre et qu’elle observe avec envie. Les plaisirs de l’ivresse et de la danse lui permettent quelques heures de marginalité et d’évasion nocturne, alors que ses parents la croient à l’œuvre charitable des Equipes sociales.

« Il suffisait d’un gin-fizz, et ma solitude fondait : tous les hommes étaient frères, nous nous comprenions tous (…) j’étais dépaysée; et j’avais l’impression qu’enfin je touchais du doigt la liberté »216

C’est avec euphorie qu’elle entame ses vacances d’été à la compagne,

ensuite à Laubardon chez Zaza. Dans ce dernier lieu, elle rencontre une personne assez spéciale : Melle Stépha AVDICOVITCH, alors gouvernante vacancière chez les Mabille. Ayant trouvé, avec horreur, une Zaza obéissante et soumise aux « devoirs sociaux », Simone – toujours mise en quarantaine par les Mabille- sympathise avec Stépha en assistant à la cruelle répression de la personnalité de sa meilleure amie.

214 Idem, P 258 215 Idem, P 263-264 216 Idem, P 270

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4. L’agrégation ou l’approche d’une libération : [ P 283 - P 359 ] : Dans cette dernière partie de ses Mémoires, BEAUVOIR rapporte sa dernière année d’étudiante à la Sorbonne. L’année 1929 est pour elle la fin de son parcours à l’école normale, et celle de l’agrégation de philosophie, synonyme de sa libération.

La dernière rentrée de Simone est empreinte d’optimisme. La préparation de son agrégation semble avoir une dimension thérapeutique sur sa vie en la sauvant de l’ennui et en octroyant à son existence un but, celui d’un affranchissement ultime de sa classe :

« Cette rentrée ne ressembla pas aux autres. En décidant de préparer le concours, je m’étais enfin évadée du labyrinthe dans lequel je tournoyais depuis trois ans : je m’étais mise en marche vers l’avenir. Toutes mes journées avaient désormais un sens : elle m’acheminaient vers une libération définitive »217

En dépit d’un travail acharné et des journées entières passées en

bibliothèques, elle vit ses moments de répit avec Stépha, Pradelle et d’autres amis. Quant à Zaza, elle lui apprend par correspondance que le conflit avec sa mère s’aggrave : Mme Mabille, anti-laïque redoute l’intellectualisme de sa fille ainsi que ses amitiés de Sorbonne ( dont Simone). Elle décide de l’exiler à Berlin. Ce comportement de la mère Mabille scandalise Simone et la consterne.

Le vide de ses soirées, l’amène à reprendre ses orgies nocturnes aux bars de Montparnasse, cette fois accompagnée de sa sœur et de toute la bande de ses amis sorbonnards. Pradelle la convainc d’abandonner momentanément ces débauches inutiles :

« Ma place n’était ni dans les bars, ni dans les bibliothèques : mais alors, où ? Décidément je ne voyais de salut que dans la littérature »218 Et, outre la préparation acharnée de son agrégation, on lui propose

d’effectuer un stage d’enseignement au lycée de garçons Janson-de-Sailly. Cette expérience la remplit de fierté : seule femme à enseigner la philosophie dans un lycée de garçons, elle se prouve encore une fois que l’intelligence féminine n’a rien à envier à celle des hommes.

217 Idem, P 283 218 Idem, P 293

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« Je me flattais d’unir en moi « un cœur de femme, un cerveau d’homme ». Je me retrouvai l’unique »219 Déçue par l’enseignement philosophique dispensé en Sorbonne, elle

reprend ses escapades nocturnes aux bars sans pour autant s’expliquer ce besoin de « débauche » :

« Jazz, femmes, danses, paroles impures, alcool, frôlements(…) Comment puis-je aimer ces choses avec cette passion qui vient de si loin, qui me tient si fort ? Qu’est-ce que je vais chercher dans ces endroits au charme trouble ? »220 Et comble de tout, elle envie la vie des marginaux de la société ; ces gens

qui, envers et contre tout, ont choisit l’excès d’alcool, de drogue ou de dépravation alors qu’elle se débat encore dans un labyrinthe :

« Que faudrait-il aujourd’hui pour que moi aussi je sois morphinomane, alcoolique, et je ne sais quoi encore ?(…) j’en avais assez d’être un pur d’esprit »221

Malgré ses évasions nocturnes, ses journées n’en pâtissent pas, elles

demeurent très studieuses et très riches : cinéma, théâtre et expositions, elle ne laisse rien passer tout en voyant régulièrement ses amis.

Au cours de BRUNSCHVICG, un dénommé André HERBAUD222– qu’elle connaît vaguement– entame la discussion avec elle ; Simone est tout de suite impressionnée, elle croit être à la rencontre d’elle- même. Herbaud est loin d’être banal ni semblable à aucun de ses autres amis. Naturel, spontané chaleureux et humain, ces qualités et bien d’autres révèlent Simone à elle- même :

« Antireligieux, anticlérical, il était aussi antinationaliste, antimilitariste : il avait horreur de toutes les mystiques (…) voilà pourquoi en rencontrant Herbaud j’eus l’impression de me trouver moi-même »223 Dans la fraîcheur du printemps, Simone achève la rédaction de son sujet

de diplôme supérieur en philosophie et elle se distrait de son mieux avec Zaza, sa sœur et ses autres amis.

219 Idem, P 296 220 Idem, P 307 221 Idem, P 308 222 Pseudonyme accordé à René MAHEU 223 S. de BEAUVOIR, Mémoires…,Gallimard, 1958, P 319

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Concernant Jacques, Simone ( ayant rencontré sa maîtresse dans un bar ) est désillusionnée quant à son intégrité. Elle s’en veut d’avoir été seule à imaginer leur roman d’amour, elle prend conscience qu’elle est l’unique responsable de sa propre duperie ; ce mensonge dans lequel elle a vécu simplement par complaisance. Elle décide d’oublier Jacques :

« Je décidai que pour vivre, écrire et être heureuse, je pouvais parfaitement me passer de Jacques »224 Elle rêve de son avenir, elle imagine sa réussite, sa prochaine

indépendance, les livres qu’elle écrirait. C’est dans cet état d’esprit qu’elle passe avec Pradelle l’oral de son diplôme. Ceci fait, pour se détendre, elle organise des parties de canotage sur la Seine avec sa « bande du bois de Boulogne ». Ces parties de plaisir la mettent d’aplomb pour le concours de l’agrégation dont elle passe l’écrit avec confiance et sérénité.

Entre Zaza et Pradelle se tisse un sentiment amoureux que Simone encourage espérant le bonheur de sa meilleure amie ; elle multiplie les sorties avec eux.

Pour la préparation de l’oral du concours, Jean Paul SARTRE et Paul NIZAN l’invitent – par l’intermédiaire d’Herbaud – à se joindre à eux afin de travailler LEIBNIZ. Elle découvre alors la sympathie de ce petit clan mystérieux, et bientôt elle se lie d’amitié avec cette bande de révoltés :

« Leur langage était agressif, leur pensée catégorique, leur justice sans appel. Ils se moquaient de l’ordre bourgeois(…) là dessus je les suivais sans peine »225 Aux résultats du concours, la réussite de Simone lui est annoncée par

J.P.SARTRE (elle est reçue avec lui et NIZAN, HERBAUD est recalé) qui lui déclare :

« A partir de maintenant je vous prends en main »226

[ PP 338 – 359 ] :cette dernière partie est une sorte d’épilogue où S. de BEAUVOIR raconte le début de sa légendaire relation avec SARTRE, la fin de son histoire avec Jacques, et surtout la tragique et bouleversante fin de Zaza.

224 Idem, P 319 225 Idem,P 335 226 Idem, P 338

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Sa fascination pour SARTRE ( de deux ans son aîné ) lui est dévoilée par son extrême intelligence et sa calme ambition. Ils se perdent dans de longues discussions qui chamboulent l’univers de Simone :

« Il me semblait à présent que tout le temps que je ne passais pas avec lui était du temps perdu (…) Nous parlions d’un tas de choses, mais particulièrement d’un sujet qui m’intéressait entre tous : moi-même (…) je devais préserver ce qu’il y avait de plus estimable en moi : mon goût de la liberté, mon amour de la vie, ma curiosité, ma volonté d’écrire . Non seulement il m’encourageait dans cette entreprise mais il proposait de m’aider »227 Elle ne tarde pas à adopter ses idées qui étaient a priori les siennes mais

avec moins de maturité ; elle approuve sa conception d’un avenir fondé sur une justification de son existence. SARTRE semble partager son ambition majeure ; la quête de la vérité à laquelle il compte également consacrer sa vie. On assiste à une véritable rencontre entre deux personnalités déterminées à asseoir leurs discours personnels aux cotés d’un discours institutionnel.

« Il ne se disait jamais – comme il m’était arrivé de le faire– qu’il était « quelqu’un », qu’il avait « de la valeur » ; mais il estimait que d’importantes vérités – peut-être allait-il jusqu’à penser : la vérité– s’étaient révélées à lui, et qu’il avait pour mission de les imposer au monde »228 Les certitudes de Simone se trouvent ébranlées par SARTRE, et son

égocentrisme remis en cause ; dans sa confusion, elle doute même de sa capacité à penser. Ainsi, pour la première fois de sa vie, elle est « intellectuellement dominée par quelqu’un »229, et c’est J.P.SARTRE, cet homme dont elle ressent d’emblée la humble supériorité qui la séduit.

« Sartre répondait exactement au vœu de mes quinze ans : il était le double en qui je retrouvais, portée à l’incandescence, toutes mes manies. Avec lui, je pourrais toujours tout partager(…) je savais que plus jamais il ne sortirait de ma vie » 230 Simone décide de ne penser qu’à son avenir, Jacques fait partie de son

passé, elle envisage de régler ses comptes avec cette histoire qui n’est rien de plus qu’un amour de jeunesse.

Lors de son déménagement à son nouveau domicile, Simone – pour fêter ce premier pas d’indépendance– invite quelques amis parmi lesquels se trouve

227 Idem, P 338-339 228 Idem, P 341 229 Idem, P 342 230 Idem, P 344

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une personne qui lui apprend les fiançailles de Jacques avec la sœur de son meilleur ami. Une fois l’effet de surprise passé, elle tire un trait définitif sur Jacques LAIGUILLON, cet homme qui allait connaître dans sa vie échec sur échec jusqu’à la plus totale déchéance :

« Il mourût à quarante-six ans de misère physiologique »231 Le dernier épilogue de cette partie des Mémoires est celui de l’histoire de

Zaza : ayant appris l’amour naissant entre Zaza et Pradelle, Mme Mabille s’empresse d’interdire à sa fille de le voir et de lui écrire. Zaza, décidée cette fois à lutter pour son bonheur, ne –peut par inclination aux préceptes évangéliques- désobéir à sa mère .

Les lettres qu’elle adresse à Simone sont alors empreintes de pessimisme et d’un désespoir croissant. L’idée du mariage ne semble pas apaiser Mme Mabille de plus en plus tyrannique. Simone qui déteste cette dernière, est également fort agacée par la flagrante dérobade de Pradelle face à la situation232. Ce concours de circonstances est le théâtre qui voit mourir Zaza, cette personne dotée de la même conscience que Simone vis à vis des contradictions de la bourgeoisie et de ses faux semblants, mais que la piété obligeait à la soumission refoulant toute forme de rébellion chez elle .

Le diagnostic médical révèle une méningite ou une encéphalite qui aurait emporté Zaza. Mais Simone n’en croit rien, son diagnostic personnel est un authentique assassinat bourgeois auquel elle a douloureusement assisté alors qu’elle « avait lutté de toutes ses forces pour qu’en Zaza la vie l’emporte sur la mort »233. « Ensemble, nous avions lutté contre le destin fangeux qui nous guettait et j’ai pensé longtemps que j’avais payé ma liberté de sa mort »234

b. Le comment :

Après avoir dégagé la structure des Mémoires, il s’agit à présent de saisir leur spécificité formelle. Comment se présente le discours des Mémoires ? sous quel mode S.de BEAUVOIR se met-elle en texte ?

1. Une forme hybride :

BEAUVOIR déclare :

231 Idem, P 347 232 Les années devaient prouver à S.de BEAUVOIR que les Mabille ayant découvert que Pradelle était un enfant adultérin avisent ce dernier de ne plus revoir leur fille en cachant soigneusement le secret à Zaza. 233 P 280 234 P 359 -exipit-

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« Ecrire une autobiographie, c’est vraiment re-créer des événements qu’on a derrière soi sous forme de souvenirs. Il faut les réanimer, les ressusciter, ce qui exige un travail véritablement créateur »235 Se mettre en texte exige donc un « véritable travail ». La reconstitution

de son passé a effectivement amené S.de BEAUVOIR à revoir une « documentation » dont elle disposait à propos de sa vie de 1908 à 1929 : lettres, journaux intimes et tout ce qui était susceptible de lui permettre une autodescription totalisante et authentique dépourvue d’omission. Ce souci d’authenticité et de véracité transparaît dans son texte . On relève dans le récit des fragments de ses journaux intimes de l’époque236 , des lettres qu’elle adressait237 et qu’elle recevait238 de ses proches et amis , ainsi que des citations de ses lectures du moment et des récits ou commentaires à propos de certains romans239 qui marquent son parcours au niveau personnel et intellectuel. Ce recours à son « écriture de soi intime » , à sa correspondance ainsi qu’à ses lectures pour reconstituer son passé dote les Mémoires – au lieu d’un aspect uniforme et continu – d’un caractère hybride qui , paradoxalement , n’ôte rien à la lisibilité du récit . S. de BEAUVOIR affirme :

« Pour mes mémoires , je me suis familiarisée avec mon passé en relisant des lettres , de vieux livres , mes journaux intimes … »240 « Il s’agit en vérité de construire une histoire du passé , grâce à un travail de logique et de documentation . Je me suis servie de tout ce que j’ai pu trouver comme documents : des journaux intimes , des lettres , et aussi les indications fournies par les livres , par la presse . Je remarque d’ailleurs que pour recréer le passé , il faut recréer sa propre vie , en tant qu’on en a eu une connaissance , une conscience ; mais qu’il faut aussi retrouver le contexte dans lequel cette vie s’est dessinée en tant qu’on l’ignorait » 241

Ainsi , on peut dire que c’est encore une fois le souci de la vérité qui

l’emporte sur sa forme d’exposition , et en dépit du « travail » créateur de

235 C.FRANCIS/F.GONTIER, Les écrits de Simone de Beauvoir, Gallimard, 1979,P 452 236 Ex : p187,p226,p228,p259,p262, p283…des Mémoires 237 Ex : Lettre à Zaza p273,Lettre à Jacques p204 , lettre à Pradelle p325. 238 Ex :Lettres de Zaza p238,p286,p300,p301….Lettres de Jacques , p210,p273.. 239 Ex :Le roman Little Women de L.ALCOTT (p80-p90) .

Le roman L’écolier d’Athènes d’André LAURIE (p115)

Le roman Le Moulin sur la Floss de G.ELIOT (p141) . 240 S.de BEAUVOIR, La Force des choses , Gallimard , 1963 , p293 . 241 C.FRANCIS/F.GONTIER , Les écrits de Simone de Beauvoir , Gallimard , 1979 , p452 .

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l’écrivaine , cette dernière réussit – en réunissant un matériau authentique – à s’exposer dans sa vérité la plus vraie possible .

2. Un style « psychanalytique » :

En lisant les Mémoires d’une jeune fille rangée , un caractère frappant

nous est révélé dés l’incipit : l’auto-analyse . Au fur et à mesure qu’elle s’écrit , BEAUVOIR s’efforce tel un

psychanalyste de comprendre et d’expliquer l’enfant , l’adolescente qu’elle a été en élucidant l’origine de certains comportements , décisions et réactions qu’elle justifie .

Ainsi , on la voit expliquer les crises de nerfs de son enfance dans un style propre à la psychanalyse :

« Je me suis souvent interrogé sur la raison et le sens de mes rages . Je crois qu’elles s’expliquent en partie par une vitalité fougueuse et par un extrémisme auquel je n’ai jamais tout à fait renoncé »242

Elle use également d’un ton similaire pour raconter l’effet de l’éducation

que lui inculquent ses parents :

« L’individualisme de papa et son éthique profane contrastaient avec la sévère morale traditionaliste que m’enseignait ma mère . Ce déséquilibre qui me vouait à la contestation explique en grande partie que je sois devenue une intellectuelle »243

Cette présence sous-jacente de la psychanalyse devient plus sensible

lorsqu’elle décrit ses sentiments envers ses parents lors de son stade oedipien avec une très nette fixation sur le père :

« Personne dans mon entourage n’était aussi drôle , aussi intéressant , aussi brillant que lui »244 « Mes sentiments pour mon père s’exaltèrent (…) Je l’aimai avec romantisme »245 Et à propos de sa mère : « J’étais jalouse de la place qu’elle occupait dans le

cœur de mon père car ma passion pour lui n’avait fait que grandir (…) Je rêvais d’avoir avec mon père des rapports personnels »246

242 S. de BEAUVOIR , Mémoires … , Gallimard , 1958 , p15-16 . 243 Idem , p44 . 244 Idem , p28 . 245 Idem , p72-73 . 246 Idem , p108-109 .

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Au niveau de la description de sa puberté , elle rapporte ses

transformations physiques en expliquant les changements comportementaux qu’elles engendrent chez elle :

« J’enlaidis , mon nez rougeoya ; il me poussa sur le visage et sur la nuque des boutons que je taquinais avec nervosité (…) Gênée par mon corps , je développais des phobies (…) j’eus des tics : je n’arrêtais pas de hausser les épaules , de faire tourner mon nez »247

Mais cette tendance à l’analyse des comportements et caractères , S. de

BEAUVOIR l’étend aux autres personnes de ses Mémoires . D’abord ses parents dont elle évoque intentionnellement les enfances

afin d’expliquer les adultes qu’ils sont devenus. Elle écrit à propos de l’enfance de son père (après l’avoir décrit comme

un enfant « chétif » et choyé par sa mère qu’il perd à treize ans) :

« Sa situation de cadet , son attachement à sa mère , ses succès scolaires , avaient amené mon père (…) à revendiquer son individualité »248

Et elle justifie l’amour de son père pour le théâtre par son refus de la

modestie de son rang auquel il ne se résigna jamais .249

Quant à l’enfance de sa mère , elle s’avère plus compliquée . Cette dernière sevrée d’affection parentale , développe un caractère plus ou moins complexe que BEAUVOIR analyse comme suit :

« Maman souffrit de leur [ses parents] froideur (…) elle se jeta dans l’étude et dans la dévotion (…) Enfance et jeunesse lui laissèrent au cœur un ressentiment qui ne se calma jamais tout à fait (…) habituée à réprimer ses élans et à enfouir dans le silence d’amers secrets , elle se sentait seule et incomprise (…) elle manquait d’assurance et de gaieté (…) Ma mère ne songea jamais à protester (…) ce fut peut- être même pour compenser ces concessions qu’elle préserva , intérieurement , une rigoureuse intransigeance »250 De la même manière , elle évoque l’enfance de Jacques en justifiant

l’origine de sa révolte refoulée et de son inaptitude à agir et à s’insurger ouvertement contre la bourgeoisie . Jacques ayant perdu son père à deux ans s’éfforce toute sa vie à le remplacer .

248

247 Idem , p103 .

Idem , p34-35 . 249 CF . p36-37 . 250 Idem , P 40-41 .

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Il ne se remet jamais du remariage de sa mère même s’il a toujours feint le contraire . Fine psychologue , notre mémorialiste raconte cela dans un style saisissant et ému :

« Tante Germaine se remaria (…) comment Jacques supporta-t-il cet abandon ? peu d’enfants furent plus impérieusement acculés à se travestir que ce petit seigneur détrôné , exilé , délaissé (…) le nom de Laiguillon (…) s’il s’en targuait avec tant d’ostentation , c’est qu’il se vengeait de sa mère en reconnaissant exclusivement son ascendance paternelle (…) Ainsi s’explique sa jeune importance . Nul n’a su quelle détresse, quelles jalousies , quelles rancœurs , quelles terreurs peut-être il traînait à travers les greniers solitaires où les poussières du passé lui annonçaient son avenir »251

Elle explique également la raison de son conformisme . Privé (voire

« castré » ) d’une figure paternelle symbole d’autorité , Jacques adopte la conduite qu’un père lui aurait inculquée :

« Il s’imposa les normes et les interdits qu’un père vivant lui eût dictés (…) Comment se fût il rebellé contre le fantôme que lui seul soutenait au dessus du néant ? (…) il resta fidèle à la ligne qu’une voix d’outre-tombe lui avait assignée (…) tout m’assurait qu’il vivait tourné vers un certain au delà (…) Je vis en Jacques une incarnation raffinée de l’Inquiétude »252 Un autre portrait saisissant que BEAUVOIR nous dresse , celui de sa

meilleure amie Zaza dont elle explique l’esprit railleur et rebelle : troisième des neuf enfants Mabille , et seconde des filles , Zaza est « de bonne heure considérée comme une grande et chargée des responsabilités qui incombent aux aînés » . Son cynisme extrême s’explique selon S. de BEAUVOIR par son manque d’affection surtout du côté maternel , Mme Mabille étant très occupée par ses « devoirs sociaux » :

« Toute petite Zaza se sentit plus ou moins délaissée (…) le troisième rejeton d’une famille de neuf enfants ne peut guère se penser que comme un numéro parmi d’autres ; il bénéficie d’une sollicitude collective qui ne l’encourage pas à se croire quelqu’un (…) elle se découvrait un tas de défauts : elle était laide , disgraciée , peu aimable , mal aimée . Elle compensait par la raillerie ce sentiment d’infériorité (…) Elle cherchait au ciel l’amour que lui refusait la terre , elle était très pieuse »253

251 Idem , P 198 . 252 Idem , p 199-200 . 253 Idem , P118 .

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Ces descriptions et analyses beauvoiriennes , nous les retrouvons chaque fois que notre auteure focalise son regard sur une personne l’ayant marquée , mais également lorsqu’il s’agit de s’expliquer une de ses propres réactions , un comportement , un trait de caractère… .On la voit ainsi justifier son amour entêté pour Jacques par le vide de « l’exil » dans lequel la jette la rebellion de son adolescence . Elle justifie aussi sa fréquentation frénétique des bars par son plaisir de se trouver dans ces lieux interdits où l’alcool lui permet de se défaire , l’espace d’une soirée , de son « pur esprit » qui lui pèse .

Enfin , du début jusqu’à la fin des Mémoires , le style « psychanalytique » de S. de BEAUVOIR s’impose immédiatement à nous . 2. L’ordre du discours de M.FOUCAULT :

L’ordre du discours est l’intitulé de l’ouvrage reprenant le discours prononcé par Michel FOUCAULT le 2 Décembre 1970 lors de sa réception au Collège de France . Il met en évidence le fonctionnement du discours qui est objet d’une négociation pointilleuse entre l’individu qui le profère et le pouvoir institutionnel qui le contrôle au nom de l’ordre et d’une « raison d’Etat » .

Quelle meilleure illustration de « l’ordre du discours » que celle de M.FOUCAULT , intellectuel et sujet de discours , qui à force de ténacité et de persévérance réussit à obtenir la reconnaissance institutionnelle officielle de son « savoir » : Celle du Collège de France . Paradoxalement , FOUCAULT pense que ce cérémonial de reconnaissance recèle le plan perfide d’un contrôle accru et resserré (du discours et du sujet qui le tient) exercé par l’institution . Cette dernière , contrairement aux siècles passés (où tout sujet [savant/écrivain] tenant un discours qui la contrarie , était ouvertement condamné au bûcher , à la guillotine , à l’autodafé …) opère aujourd’hui un système d’exclusion plutôt sournois . S’appuyant sur l’argument d’une évolution scientifique , morale et socio-historique de l’homme et du monde , les « gouvernementalités » leurrent les hommes par un libéralisme de pensée tout en n’accordant pas , à qui le veut , le droit à la parole . M.FOUCAULT prète une voix ironique à cette institution qui semble – en lui accordant la parole – lui dire :

« Tu n’as pas à craindre de commencer ; nous sommes tous là pour te montrer que le discours est dans l’ordre des lois ; qu’on veille depuis longtemps sur son apparition ; qu’une place lui a été faite qui l’honore mais le désarme ; et que , s’il lui arrive d’avoir quelque pouvoir , c’est bien de nous , et de nous seulement , qu’il

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le tient »254

Au même titre que M.FOUCAULT , S. de BEAUVOIR est une intellectuelle , elle est auteure d’un discours de vérité personnel notamment dans ses Mémoires .La littérature étant effectivement une prise en charge d’un discours (même si c’est dans les limites du cadre fictionnel ) peut également faire l’objet de négociation entre le sujet de discours et l’institution qui contrôle ce dernier , notamment grâce au système éditorial . Le discours littéraire supposé représenter un monde « imaginaire » véhicule des vérités.

L’autobiographie est un genre littéraire .Ecrire sur soi implique , ordinairement , énoncer des vérités strictement personnelles en rapport étroit avec la vie de l’écrivain .Cependant , le discours autobiographique – particulièrement celui de BEAUVOIR – convoque plus ou moins le contexte par rapport auquel il se situe à travers des « vérités » portées dans un sens ou dans un autre , sur une socio-histoire précise .

Notre analyse du discours des Mémoires révèle qu’à travers son écriture de soi , notre sujet de discours en réglant ses comptes avec ses vingt premières années , règle des comptes avec « les gouvernementalités » . Notre convocation de L’ordre du discours foucaldien intervient alors dans le dessein de reconstituer ce scénario où S. de BEAUVOIR – sujet de discours – expose à nu ses « vérités » mais dans un discours éminemment transgressif de « l’ordre » .

Quelles sont ces vérités ? comment et dans quelles circonstances sont-elles publiées ?

. Pour répondre à ces interrogations , notre analyse nous amènera à

distinguer les « procédures d’exclusion externes et internes » par rapport auxquelles se situe le discours des Mémoires .

Néanmoins , il est impératif de définir d’abord le fonctionnement de ces procédures tel que le décrit Michel FOUCAULT . Il distingue deux formes de procédures d’exclusion qui caractérisent le fonctionnement d’un discours individuel venant se placer face à un discours officiel qui est celui de l’institution .

D’abord les « procédures d’exclusion externes » :

« Trois grands systèmes d’exclusion (…) frappent le discours , la parole interdite , le partage de la folie et la volonté de vérité »255

Au niveau de « la parole interdite » ou le « tabou de l’objet » ,

l’institution « ligote » tout désir individuel l’empêchant de tenir un discours dans deux domaines interdits si l’on n’est pas officiellement habilités et autorisés : la politique et la sexualité .

« On sait bien qu’on n’a pas le droit de tout dire , qu’on ne peut pas parler de tout

254 M.FOUCAULT , L’ordre du discours , Gallimard , 1971 ,P 9 . 255 M.FOUCAULT , L’ordre du discours , Gallimard , 1971 , P 32 .

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dans n’importe quelle circonstance , que n’importe qui , enfin , ne peut pas parler de n’importe quoi (…) les régions où la grille est la plus resserrée , où les cases noires se multiplient , ce sont les régions de la sexualité et celles de la politique »256

Par rapport à ce pôle du « désir » , et dans notre analyse des Mémoires , il s’agira de voir dans quelle mesure notre sujet de discours transgresse cette procédure .

Au niveau du « partage de la folie » (« l’opposition raison et folie »)257 ; FOUCAULT évoque l’institution de l’âge classique qui au nom du pouvoir , instaure une « raison » , un ordre auquel tous les membres de la société doivent se conformer pour être « raisonnables ». Dans ce sillage, tout discours allant à l’encontre de cette « raison » est taxé de « fou », donc d’irrecevable. Mais un fou ─ nous dit FOUCAULT ─ peut également être un « diseur de vérité » .

En effet, il nous retrace ─ dans une description archéologique ─ le cheminement de la parole du fou au fil de l’Histoire . Celui-ci est tantôt marginalisé et exclu de l’ordre social qu’il dérange , et il est tantôt considéré comme un visionnaire « diseur de vérités ».

« Le fou est celui dont le discours ne peut pas circuler comme celui des autres : il arrive que sa parole soit tenue pour nulle et non avenue (…) il arrive en revanche qu’on lui prète (…) d’étranges pouvoirs , celui de dire une vérité cachée (…) celui de voir ce que la sagesse des autres ne peut percevoir (…) pendant des siècles en Europe la parole du fou ou bien n’était pas entendue , ou bien si elle l’ était , était écoutée comme une parole de vérité (…) on y déchiffrait (…) une raison plus raisonnable que celle des gens raisonnables »258.

De ce fait , suivant ce pôle du pouvoir , notre tâche sera de discerner si

par rapport à son contexte S. de BEAUVOIR tient un discours « fou » et déraisonnable .

Au niveau de la « volonté de vérité » , FOUCAULT définit une « opposition du vrai et du faux comme un troisième système d’exclusion »259. On est en présence d’un enjeu entre deux types de vérités possibles : une vérité institutionnelle officielle qualifiée de « vraie » (par un pouvoir qui la cautionne et qui veille sur le maintien de l’ordre social) et une vérité individuelle qualifiée de « fausse » si le sujet qui la négocie n’apporte pas la preuve « scientifique » et irréfutable de sa validité .

256 Idem , P11 . 257 Idem , P 12 258 Idem , P 12-13 259 Idem , p 15 .

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Toutefois , si dans le domaine scientifique toute vérité – apportée par un individu « savant » – est aisément reconnue « vraie » ou « fausse » ; au niveau de la littérature l’enjeu de savoir (vérité) est problématique . Comment des créateurs d’univers fictifs (pas « vrais ») peuvent-ils être à l’origine de « vérités » ?

La littérature est le domaine par excellence où, sous couvert de fiction des vérités individuelles sont émises par des écrivains et contrôlées par une institution éditoriale consciente du « danger » d’un discours littéraire transgressif de « l’ordre du discours » . Dans ce sillage , la reconnaissance de « vérités » en littérature est étroitement liée à la reconnaissance publique et institutionnelle de « l’intellectuel » qui en est l’auteur et dont l’entreprise éditoriale s’empare dans un but exclusivement commercial.

Notre tâche par rapport à ce pôle du savoir sera de dégager les « vérités » de S. de BEAUVOIR à travers son écriture de soi tout en mettant l’accent sur la construction d’un savoir beauvoirien qui – malgré sa nette distinction de celui de l’institution – est rendu public .

D’autre part , M.FOUCAULT définit une autre forme de procédures d’exclusion , les procédures d’exclusion internes ( « puisque ce sont les discours eux-mêmes qui exercent leur propre contrôle »260 ) qu’opère le sujet de discours sur lui-même afin d’assurer la validité et la recevabilité de son discours par les « gouvernementalités » ; il est ainsi tenu de garantir trois étapes à son parcours :

« Au premier rang , le commentaire [de] récits majeurs »261 : le sujet de discours commence par être lecteur / commentateur d’autres textes .

Dans un second temps , le sujet passe au stade d’auteur , fondateur de ses propres textes , de son propre discours . Le commentaire , stade initial , va donc permettre de « construire (et indéfiniment) des discours nouveaux »262 . Comme dernier stade FOUCAULT évoque la discipline qui « se définit par un domaine d’objets , un ensemble de méthodes , un corpus de propositions considérées comme vraies , un jeu de règles et de définitions , de techniques et d’instruments »263 . Ainsi , l’auteur , pour fonder ses « vérités » s’astreint à un travail de recherche acharné et rigoureux qui lui assure la validité du discours qu’il négocie avec lui- même et avec l’institution .

260 M.FOUCAULT , L’ordre du discours , Gallimard , 1971 , P 23 . 261 Idem , P 23-24 . 262 Idem , p27 . 263 Idem , p32 .

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Notre tâche par rapport à cette procédure d’exclusion interne sera de saisir ces différentes étapes spécifiques à un sujet de discours soucieux de lui- même et de vérité qui est S. de BEAUVOIR .

Ainsi défini , L’ordre du discours s’avère être une grille adéquate dans la visée analytique d’un discours autobiographique qui dépasse de loin la simple révélation d’une subjectivité . 3. Les Mémoires à la lumière de L’ordre du discours de M.FOUCAULT :

a. Les procédures d’exclusion externes :

Dans la partie précédente de ce mémoire nous avons pu constater que le choix du mode des mémoires par BEAUVOIR est loin d’être fortuit . Et si elle ne se contente pas de concentrer son récit sur sa petite histoire personnelle , c’est qu’elle tient également à régler ses comptes avec l’Histoire , plus précisément avec le système institutionnel qui consigne celle-ci ; ce qui correspond exactement au schéma foucaldien d’une vérité individuelle se constituant parallèlement à la vérité institutionnelle . Il s’agit à présent d’analyser le discours des Mémoires d’après les procédures d’exclusion externes dégagées par M.FOUCAULT . 1 – Le désir :

Nous avons évoqué – à la suite de M.FOUCAULT – la limite que dresse l’institution entre le domaine du permis et celui de l’interdit . On interdit à « l’être de désir » de s’aventurer principalement dans deux terrains quand il n’en est pas spécialiste : la politique et la sexualité . Cependant , BEAUVOIR ne manque pas de transgresser cette procédure en tenant un discours véhément à propos de ces deux domaines .

1. 1 La politique :

M. FOUCAULT évoque la politique comme un domaine « interdit » que l’institution réserve uniquement aux ambitieux qui tendent à en faire leur métier , à condition qu’ils s’astreignent au respect de l’ordre du discours ( « on n’a pas le droit de (…) parler de tout dans n’importe quelle circonstance … »264).

264 M.FOUCAULT , L’ordre du discours , Gallimard , 1971 , P 11 .

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En littérature l’enjeu est différent ; l’écrivain à travers ses écrits (son discours littéraire) n’aspire pas à une carrière politique . S. de BEAUVOIR n’a pas d’ambition politique à proprement parler , mais son engagement , surtout littéraire , lui permet de faire de la politique à travers ses œuvres , véhicule privilégié de ses idées « subersives » .

Ainsi se dégage de ses Mémoires un discours particulièrement de « gauche » révélé par son éloge de toute attitude réactionnaire au capitalisme bourgeois .

• Eloge de la gauche :

S. de BEAUVOIR est écœurée par les principes bourgeois , et celui qui la scandalise hautement , c’est la justification de la condition prolétarienne par une volonté divine qui maintiendrait l’ouvrier dans son usine par une espèce d’ordre des choses qui fait naître et mourir le bourgeois dans sa condition de bourgeoisie.

« Autour de moi , on prônait le dévouement mais on lui assignait pour limites le cercle familial ; hors de là autrui n’était pas un prochain. Les ouvriers en particulier appartenaient à une espèce aussi dangereusement étrangère que les Boches et les Bolcheviks (…) Nier toutes les limites et toutes les séparations , sortir de ma classe sortir de ma peau : ce mot d’ordre m’électrisa. Et je n’imaginais pas qu’on pût servir plus efficacement l’humanité (…) Je me promis de m’inscrire aux « Equipes » »265 .

Quand à dix huit ans , elle adhère aux Équipes sociales fondées par son

professeur de littérature GARRIC, c’est en réaction à cette aberration qui prive l’ouvrier de l’instruction en raison de sa naissance :

« Tout le monde a droit à la culture (…) il existe toujours entre les hommes un dénominateur commun (…) le peuple est bon dés qu’on le traite bien ; en refusant de lui tendre la main , la bourgeoisie commettrait une lourde faute dont les conséquences retomberaient sur elle »266

Elle est pour l’égalitarisme , cette valeur qui fait l’essence du socialisme ,

mouvement de gauche dont elle loue les fondements encore en 1958 :

« Je savais une chose : je détestais l’extrême-droite (…) Je détestais le conformisme tous les obscurantismes , j’aurais voulu que la raison gouvernât les hommes ; à cause de cela , la gauche m’intéressait »267

265 S. de BEAUVOIR , Mémoires … , Gallimard , 1958 ,P 180-181 . 266 Idem , P 180. 267 Idem , P 236 .

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Sa tendance à la contestation lorsqu’elle est étudiante l’amène à avoir

pour amis exclusifs des hommes de gauche : NODIER, MORHANGE, SARTRE, NIZAN, HERBAUD …

« c’était la première fois que je prenais contact avec des intellectuels de gauche (…) la révolution . Elle me séduisit moi aussi , mais uniquement sous son aspect négatif : je me mis à souhaiter qu’on chamboulât radicalement la société »268 .

Le discours des Mémoires prône ainsi la réaction au pouvoir et la

protestation ; en somme, BEAUVOIR fait l’éloge de la gauche au même moment où de GAULE est élu président en France . Son discours se veut donc transgresseur en politique .

1 . 2 La sexualité :

En matière de sexualité le discours de BEAUVOIR dans les Mémoires est nettement transgresseur . Elle évoque la sexualité sous tous les aspects rencontrés durant la première tranche de sa vie (vingt et un ans ) .

Depuis l’éveil de son corps d’adolescente à ses premiers émois , elle rapporte tout sincèrement , sans aucune réserve ni retenue .

Elle commence par raconter son attirance pour son père lors de son stade oedipien :

« Je l’aimai avec romantisme » « Ma passion pour lui n’avait fait que grandir (…) Je rêvais d’avoir avec mon père des rapports personnels »269

Mais ses sentiments exaltés pour son père sont loins de l’émouvoir et de lui dévoiler

le secret des questions sexuelles qui semblent considérées par sa mère comme tabous et honteuses :

« A peine distinguait-elle le vice de la sexualité : elle associa toujours étroitement l’idée de chair à celle de péché (…) Les questions « physiques » lui répugnaient »270

268 Idem , P 236-237 . 269 Idem , P 108-109 . 270 Idem , P 41 .

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Ses lectures ne lui révèlent rien d’exact , c’est alors que surviennent les révélations foudroyantes de sa cousine Madeleine , explications qui la perturbent quoiqu’ imprécises et vagues :

« Elle nous montra son chien et nous fit remarquer deux boules , entre ses jambes. « Eh bien ! dit-elle , les hommes en ont aussi » (…) elle avait lu une mélodramatique histoire : une marquise , jalouse de son mari , lui faisait couper « ses boules » pendant qu’il dormait (…) Elle enchaîna , en m’annonçant que d’ici un an ou deux des choses se passeraient dans mon corps ; j’aurais des « pertes blanches » et puis je saignerais chaque mois et il me faudrait porter entre les cuisses des espèces de bandages »271

A dix neuf ans , un même effet est produit sur elle lors des révélations de Stépha sur

les plaisirs de « l’amour physique » et de son importance capitale dans la vie. D’autre part , c’est dans un style des plus éloquents que BEAUVOIR relate les

premiers troubles relatifs à sa puberté , ces « rêveries impures » qui la prenaient la nuit :

« Certains de mes phantasmes ne supportaient pas la lumière ; je ne les évoquais qu’en secret »272 « Avant de m’endormir , j’allais me raconter de drôles d’histoires , qui me mettaient dans de drôles d’états »273 « Je lus un fragment de roman-feuilleton où le héros posait sur les seins blancs de l’héroïne des lèvres ardentes . Ce baiser me brûla ; à la fois mâle , femelle et voyeur je le donnais , le subissais et je m’en remplissais les yeux . Assurément , si j’en éprouvai un émoi si vif , c’est que déjà mon corps s’était éveillé ; mais ses rêveries cristallisèrent autour de cette image ; je ne sais combien de fois je l’évoquai avant de m’endormir . j’en inventai d’autres (…) je fus pendant quelque temps la proie de désirs torturants ; je me retournais dans mon lit , la gorge sèche , appelant un corps d’homme contre mon corps , des mains d’homme sur ma peau »274

Elle rapporte les troubles ressentis lors de ses cours de danse une fois dans les

bras d’un cavalier. Elle est perplexe devant les réactions effarouchées de son corps :

« Quand mon cavalier me serrait dans ses bras et m’appliquait contre sa poitrine ,

271 Idem , P 85-86 . 272 Idem ,P 60 273 Idem , P 137 274 Idem , p102

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j’éprouvais une impression bizarre qui ressemblait à un vertige d’estomac »275

Elle ne manque également pas de raconter un événement crucial de son adolescence : ses premières menstrues qu’elle prit – dans son ignorance – pour une maladie. 276

En revanche , ce discours franc de BEAUVOIR à propos de sa sexualité , prend d’autres proportions lorsqu’elle lève le voile sur une autre réalité vécue lors de son adolescence : sa très forte sensibilité à la beauté féminine est décrite dans un discours qui suggère une nette attirance homosexuelle qu’elle ressent envers deux de ses amies .

D’abord pour Zaza , on relève les propos suivants :

« Les mots se précipitaient sur mes lèvres et dans ma poitrine tournoyaient mille soleils ; dans un éblouissement de joie , je me suis dit : « c’est elle qui me manquait ! » (…) Il me fallait sa présence pour réaliser le besoin que j’avais d’elle . Ce fut une évidence fulgurante. Brusquement, conventions, routines, clichés volèrent en éclats et je fus submergée par une émotion qui n’était prévue dans aucun code. Je me laissai soulever par cette joie qui déferlait en moi , violente et fraîche »277

« J’aimais Zaza avec une intensité qui ne devait rien aux usages ni aux poncifs »278 « Je la vénérais (…) je m’étais démise en sa faveur de tout orgueil »279 « L’affection que je lui portais était fanatique (…) Je ne m’avouais pas à moi-même de quelles fiévreuses tortures je payais le bonheur qu’elle me donnait »280 Elle éprouve le même trouble face à une certaine Marguerite de Théricourt , une

camarade du Cours Désir :

« J’étais sensible à son aisance , à sa réserve , à sa voix posée et chantante (…) quand j’eus atteint la puberté , mon sentiment s’accusa »281

C’est lors d’un examen que le trouble de Simone lui est révélé :

« Marguerite (…) dont les manches laissaient apercevoir en transparence de jolis bras ronds : Cette pudique nudité me bouleversa (…) pendant tout le temps que durèrent les épreuves , je n’en détachai pas les yeux et quelque chose d’inconnu me serrait la gorge »282

275 Idem , p162. 276 CF – P 103 des Mémoires . 277 Idem , p95 . 278 Idem , p120 . 279 Idem , p120 . 280 Idem , p121-122 . 281 Idem , p104-105 .

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BEAUVOIR est scandalisée par la morale sexuelle bourgeoise basée, a priori sur

l’hypocrisie ; on interdit l’amour libre en se permettant de vivre des liaisons hors-mariage :

« Dans l’ensemble , la frivolité des liaisons , des amours , des adultères bourgeois m’écœurait (…) La morale sexuelle courante me scandalisait à la fois par ses indulgences et par ses sévérités » 283

Pour se libérer de cette morale sournoise , elle conçoit vivre librement sa sexualité ,

elle veut découvrir les secrets que lui cache son corps , elle se pose beaucoup de questions à ce propos :

« J’aurais bien voulu comprendre par quel mécanisme le contact de deux bouches provoque la volupté »284 « Des bouffées de trouble m’avaient traversée (…) dans les bras de certains danseurs ou lorsqu’à Meyrignac , vautrées dans l’herbe du parc paysagé , nous nous enlacions ma sœur et moi ; mais ces vertiges m’étaient agréables , je faisais bon ménage avec mon corps ; par curiosité , et par sensualité , j’avais envie d’en découvrir les ressources et les secrets ; j’attendais sans appréhension et même avec impatience le moment où je deviendrais une femme »285 « Je regardais les putains et voyous non plus avec horreur , mais avec une espèce d’envie (…) je devinais que la violence de la chair, sa crudité m’auraient sauvée de cette fadeur éthérée où je m’étiolais » 286

Enfin , s’agissant de sexualité 287 , BEAUVOIR ne ménage aucune

susceptibilité institutionnelle ; elle pousse son audace jusqu’à exiger une liberté sexuelle égale entre les deux sexes :

282 Idem , p105 . 283 Idem , p189 . 284 Idem , p 165 . 285 Idem , p 290 286 Idem , p 308 . 287 CF . p 161 où elle raconte la manière dont des pervers vicieux abusaient de son « innocence » .

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« J’accordais à présent aux femmes comme aux hommes la libre disposition de leurs corps »288

2 – Le pouvoir :

Ainsi qu’on l’a déjà évoqué , M. FOUCAULT dégage le partage établi par le pouvoir entre la raison et la folie . Est raisonnable tout discours conforme à la norme établie par l’institution , tout autre discours est forcément « fou » dés lors où il dérange « l’ordre » .

Il convient à présent de démontrer dans quelle mesure se manifeste la « folie » dans le discours de BEAUVOIR , notre « diseuse de vérité » . D’ailleurs , comme FOUCAULT , cette dernière semble –par une heureuse coïncidence – percevoir aussi la part de vérité contenue dans la parole du fou :

« J’accordais une dignité métaphysique à la folie : j’y voyais un refus et un dépassement de la condition humaine »289

Ce qui peut apparaître à première vue déraisonnable dans l’entreprise

autobiographique de BEAUVOIR , c’est de songer à l’âge de quarante huit ans , à rapporter sa vie depuis sa plus tendre enfance . Vouloir reconstituer des souvenirs aussi loin derrière soi n’est pas une entreprise aisée pour une mémoire qui fait plus ou moins faillite au temps écoulé .

Etre femme , s’écrire et s’exposer dans un ouvrage public s’avère également une entreprise « folle » aux yeux d’une société bourgeoise et conservatrice qui existe encore en 1958 .

D’autre part , on relève tout au long du discours des Mémoires , la position de « folie » dans laquelle l’enferme son entourage dés que BEAUVOIR ouvre la bouche émettant des idées qui se distinguent de celles communément admises .

Ainsi , dés son enfance , sa résistance à l’autorité aliénante des adultes se manifeste par des crises dont la description dénote une véritable forme de folie :

« Des crises furieuses me jetaient sur le sol , violette et convulsée (…) je tombe en hurlant (…) poussant mes répugnances jusqu’au vomissement , mes convoitises jusqu’à l’obsession (…) la bouche déchirée de cris . M’accrochant au sol , gigotante j’opposais mon poids de chair à l’aérienne puissance qui me tyrannisait (…) on m’empoignait , on m’enfermait dans le cabinet noir entre des balais et des plumeaux ; alors je pouvais me cogner des pieds et des mains avec de vrais murs , au lieu de me débattre contre d’insaisissables volontés »290

288 Idem , p 324 . 289 S. de BEAUVOIR , La Force de l’âge I , Gallimard-folio- , 1960 , p205 . 290 S. de BEAUVOIR , Mémoires …. , Gallimard , 1958 , p15-16 .

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La narratrice finit elle- même par admettre et croire à sa « folie » du fait de sa distinction du milieu dont elle est issue et qui la jette cruellement dans une solitude pour le moins insoutenable et semblable à celle d’une vraie brebis galeuse :

« Je n’espérais même plus connaître avec aucun être humain une véritable entente (…) il m’arrivait de me dire avec fierté et avec crainte que j’étais folle (…) je me débattais dans un traquenard , sans trouver d’issue , je me cognais sans cesse à d’invisibles obstacles : ça finissait par me donner le vertige » 291 « Comme un pendule en folie , j’oscillais frénétiquement de l’apathie à des joies égarées » 292 Ne voyant son salut que dans ses études , elle se consacre à ces dernières avec une

frénésie maniaque pseudo-schizophrénique . Dressée contre ses parents et résignée à réussir , elle se lance dans un travail acharné que son entourage ne manque pas de juger de « fou » :

« Je dormis moins ; je faisais ma toilette à la diable ; plus question de me regarder dans les glaces : c’est à peine si je me lavais les dents ; je ne nettoyais jamais mes ongles . Je m’interdis les lectures frivoles , les bavardages inutiles , tous les divertissements (…). A table , j’apportais un livre ; j’apprenais mes verbes grecs , je cherchais la solution d’un problème (….) on s’étonnait de mon débraillé , de mon mutisme , de mon impolitesse ; je passai bientôt pour une espèce de monstre (…) je m’enfonçai dans le silence et la manie (…) j’allai devant moi , muette , l’œil fixe , tendue vers un but invisible »293

Un autre aspect de sa « folie » nous est révélé à travers la description de son

comportement « orgiaque » lors de ses escapades aux bars de Montparnasse , ces endroits exclusifs des marginaux où elle se plaisait à se sentir « hors la loi » . Et c’est dans un discours élogieux de la débauche que BEAUVOIR rapporte ses exploits dans ces lieux où elle défiait le bon sens bourgeois :

« Je faisais n’importe quoi . Si un client entrait , le chapeau sur la tête , je criais « chapeau ! » et je jetais en l’air son couvre-chef . Je cassais un verre , par-ci par là . Je pérorais , j’interpellais les habitués que j’essayais , naïvement de mystifier : je me prétendais modèle , ou putain »294

291 Idem , p 258 . 292 Idem , p 262 . 293 Idem , p181-182 . 294 Idem , p 269 .

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Soulignons également sa fascination par la folie telle qu’observée aux cours de

psychologie de Mr Georges DUMAS :

« On aurait cru que la folie était une énorme gaudriole . Même dans cet éclairage , elle me fascinait . Délirants , hallucinés , imbéciles , hilares , torturés , obsédés , ces gens là étaient différents »295

D’autre part le discours de BEAUVOIR dans ses Mémoires est nettement

déraisonnable quand il s’agit de religion , de mariage et de maternité car c’est un discours qui rompt totalement avec la mentalité commune (de son milieu) des années vingt , mais aussi celle de 1958 .

La révélation effrontée de son athéïsme scandalise l’institution religieuse et l’ensemble de ses adeptes , et les idées libérales de BEAUVOIR vont obstinément à l’encontre de celles d’une société qui consacre toujours l’institution du mariage en campant la femme dans un rôle « naturel » d’épouse et de mère .

2. 1 Un discours athée :

S . de BEAUVOIR en racontant son glissement vers l’athéïsme à quatorze ans (alors qu’elle est élevée par une mère pieuse qui lui inculque un fort respect du catholicisme et de la pratique religieuse) tient un discours « fou » qui s’attaque à l’un des systèmes du pouvoir : l’institution religieuse . Elle fait le procès de la religion catholique et d’un Dieu fabriqué par l’institution bourgeoise dans le seul dessein de maintenir un ordre social de classes . Elle démolit un à un les arguments avancés par les religieux qui endoctrinent les fidèles :

« A toute objection dirigée contre les vérités révélées , je savais opposer un argument subtil : je n’en connaissais aucun qui les démontrât . L’allégorie de l’horloge et de l’horloger ne me convainquait pas . J’ignorais trop radicalement la souffrance pour en tirer argument contre la providence ; mais l’harmonie du monde ne me sautait pas aux yeux (…) je me rendais compte que la Bible , les Evangiles , les miracles , les visions n’étaient garantis que par l’autorité de l’Eglise (…) Les faits religieux n’étaient convaincants que pour les convaincus »296

295 Idem , p 259 . 296 Idem , p 137 .

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Dans un second temps , elle présente sa perte de la foi comme le résultat d’un dilemme qui s’est imposé à elle à l’âge de quatorze ans . Il s’agissait de choisir entre son bonheur terrestre dans une existence qu’elle seule gouvernerait , et une vie austère qu’elle consacrerait à l’adoration d’un Dieu toujours absent de son monde :

« Je m’aperçus qu’il n’intervenait plus dans ma vie et j’en conclus qu’il avait cessé d’exister pour moi . Je devais fatalement en arriver à cette liquidation . J’étais trop extrémiste pour vivre sous l’œil de Dieu en disant au siècle à la fois oui et non (…) il m’était plus facile de penser un monde sans créateur qu’un créateur chargé de toutes les contradictions du monde . Mon incrédulité ne vacilla jamais »297

Sa révélation de son incrédulité la fait passer pour « folle » aux yeux de son

entourage (sa famille , les Mabille …) . Ainsi face à la religion , son « souci de soi » l’a inévitablement emporté et ses propos francs à ce sujet peuvent paraître encore en 1958 blasphématoires pour les croyants :

« Contre toute orthodoxie , je limitai les capacités du tout-puissant »298 « Sa souveraineté ne m’ôtait pas la mienne (…) Loin qu’il me détrônât , il assurait mon règne » 299 « Je veux toucher Dieu ou devenir Dieu »300 « Une nuit , je sommai Dieu s’il existait de se déclarer . Il se tint coi et plus jamais je ne lui adressai la parole »301

Ce qui achève de la dégoûter de la religion , c’est de voir son impact sur son amie

Zaza dont la forte personnalité est brimée laissant place à une humble soumission aux parents suivant la prescription évangélique :

« Je détestais de plus en plus franchement le catholicisme (…) « cette religion martyrisante » je me réjouissais de lui avoir échappé »302

« J’en avais assez des « complications catholiques » , des impasses spirituelles , des mensonges du merveilleux »303

2. 2 Contre le mariage et la maternité :

297 Idem , p 138 . 298 Idem , p 51 . 299 Idem , p 127 . 300 Idem , p 259 . 301 Idem , p 270 . 302 Idem , p 308 .

303 Idem , p 314 .

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« J’étais réfractaire au mariage et à la maternité »304

A travers les Mémoires se distingue le discours réticent de BEAUVOIR à propos de deux notions morales : le mariage et la maternité.

Concernant l’institution du mariage , elle témoigne une répulsion violente qui se manifeste à travers la description du couple formé par ses parents et par plusieurs d’autres couples de son entourage qui représentent un spécimen vivant du mariage arrangé bourgeois . Cette union motivée encore au début du siècle par la dot de la femme et le rang de son fiancé auquel sont tolérés – une fois marié - les « coups de canif » donnés au contrat .

« La bourgeoisie bien-pensante où toutes les unions étaient arrangées par les familles ; or tous ces jeunes gens qui acceptaient de se laisser passivement marier étaient d’une consternante médiocrité »305 « Je trouvais gênant que des époux fussent rivés l’un à l’autre par des contraintes matérielles : le seul lien entre des gens qui s’aiment aurait dû être l’amour »306 « Je jugeais écœurante cette exhibition publique d’une affaire privée »307

Ce qui la frustre dans le lien du mariage dépasse de loin son dégoût de sa conception

bourgeoise . BEAUVOIR est plus déconcertée par cette institution aliénante qui tend à enchaîner sa chère liberté à laquelle elle tient tant. Elle ne conçoit pas l’idée de consacrer sa vie entière à une seule personne qui exigerait d’elle une conduite allant à l’encontre de sa liberté d’agir . Elle finit par refuser le mariage –sans renoncer à l’amour libre –en envisageant une indépendance qui commencerait par son porte-feuille , un métier.

« Je considérais toujours avec déplaisir le mariage »308 « Je préférais infiniment la perspective d’un métier à celle du mariage »309 « Le célibat était bien préférable au mariage »310 Quant à la maternité , si elle la refuse , c’est d’abord parce qu’elle ne

croit pas à l’existence d’un instinct maternel . Et sans détester les enfants , elle ne voit pas l’utilité d’en avoir si ce n’est celle de se perdre infiniment dans de vaines occupations .

304 Idem , p 87 . 305 Idem , p 274 . 306 Idem , p 325 . 307 Idem , p 297 . 308 Idem , p 73 . 309 Idem , p 106 . 310 Idem , p147 .

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« Je refusais qu’un homme me frustrât de mes responsabilités (…) une mère de famille est toujours flanquée d’un époux ; mille tâches fastidieuses l’accablent . Quand j’évoquai mon avenir , ces servitudes me parurent si pesantes que je renonçai à avoir des enfants à moi »311 « Avoir des enfants , qui à leur tour auraient des enfants , c’était rabâcher à l’infini la même ennuyeuse ritournelle »312 « L’idée de maternité me restait étrangère » 313 BEAUVOIR est d’autant plus révoltée face à une bourgeoisie qui condamne

l’avortement . La maternité n’est donc pas libre , on n’a pas le droit de disposer librement de son corps . Face à cette réalité , elle est indignée :

« J’appris avec stupeur (…) que l’avortement était un délit ; ce qui se passait dans mon corps ne concernait que moi ; aucun argument ne m’en fit démordre »314

Enfin , si S. de BEAUVOIR se plait à se décrire « folle » parce que taxée d’

« anormale » par son milieu bourgeois , c’est pour mieux illustrer le scénario d’une institution qui marginalise systématiquement tout individu tenant un discours nouveau , « un autre son de cloche » . Situation exactement conforme à ce qu’elle vit en 1958 où son recours à l’autobiographie révèle sa déception de ne pas voir aboutir ses luttes anticolonialistes entre autres. En effet , sa prise de position ferme contre l’entreprise coloniale de sa propre patrie en Algérie la range dans la catégorie des « fous » aux yeux de la majorité de ses compatriotes .

3 – Le savoir :

On a précédemment évoqué – à la suite de M . FOUCAULT – le troisième partage de l’exclusion externe ; celui-ci est principalement axé sur l’enjeu existant entre la vérité institutionnelle et la vérité individuelle . « La volonté de vérité » individuelle est étroitement liée à la volonté de savoir ; caractère propre aux chercheurs et scientifiques qui sont , incessamment , motivés par la quête de la vérité . D’autre part , cette « volonté de vérité » est en relation intime avec les deux autres partages de l’exclusion externe : le sujet de discours en quête de vérité est animé par le désir de cette dernière et celui de s’affranchir d’un pouvoir institutionnel en place . Dans ce sillage , nous avons abouti , à travers notre analyse du discours des Mémoires , au fait que BEAUVOIR est animée par une « volonté de vérité » vis à vis d’elle- même (en rapportant sa vie) et vis à

311 Idem , p58 . 312 Idem , p141 . 313 Idem , p144 . 314 Idem , p189 .

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vis d’une Histoire qui la déçoit énormément (particulièrement celle de 1956) . Mais il convient à ce stade de poser la question suivante : Suffit-il à S. de BEAUVOIR d’être animée par une « volonté de vérité » pour que soient publiés ses Mémoires pourtant transgressives (aux yeux d’un contrôle institutionnel du discours) des domaines interdits ?

3. 1 S. de BEAUVOIR : Accomplissement d’un sujet de discours et

reconnaissance institutionnelle :

Dans la première partie de ce mémoire nous avons – en portant notre attention sur la vie de notre sujet de discours – mis la lumière sur la mise en place progressive d’un « savoir » beauvoirien dont l’unique souci était d’émerger et d’être publiquement et institutionnellement , reconnu comme tel .Par ailleurs , l’histoire de cette reconnaissance est en étroite liaison avec la publication des Mémoires malgré leur teneur transgressive .

En effet , jusqu’au jour de sa mort S. de BEAUVOIR n’a jamais craint de dire et d’écrire ce qu’elle croyait être la vérité , quête principale de toutes ses entreprises et actions . Sa recherche obsessionnelle de la vérité et son acharnement pour y arriver seule , par ses propres moyens , font d’elle un sujet de discours déterminé à braver tous les dangers en allant au delà des barrières discursives dressées par l’institution .

Tels sont les propos d’une S. de BEAUVOIR décidée à ne jamais se laisser abattre et dont le seul souci est sa vérité personnelle face à une vérité institutionnelle :

« Je suis une intellectuelle , j’accorde du prix aux mots et à la vérité » 315 « Dissiper les mystifications , dire la vérité , c’est un des buts que j’ai le plus obstinément poursuivis à travers mes livres »316 Sa réalisation individuelle est catalysée par cette composition de son

propre discours , ce qui la dote d’une confiance en elle hors du commun .

« J’aimais trop la vérité pour ne pas exiger de pouvoir librement la rechercher »317 « Qu’on me traite d’intellectuelle , de féministe ne me gêne pas : j’assume ce que je suis »318

En 1944 elle écrivait encore dans Pyrrhus et Cinéas :

« Je lutterai donc pour que des hommes libres donnent à mes actes , à mes œuvres , leur place nécessaire »319

315 S. de BEAUVOIR , La Force des choses II , Gallimard « Folio » , 1972 , p120 . 316 S. de BEAUVOIR , Tout compte fait , Gallimard « Soleil » , 1972 , p512 . 317 S. de BEAUVOIR , La Force des choses , Gallimard , 1963 , p58 . 318 S. de BEAUVOIR , Tout compte fait , Gallimard coll soleil , 1972 , p47 .

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Ne se contentant jamais de ses réussites qui n’étaient que de nouveaux points de

départs pour d’autres buts , S. de BEAUVOIR conçoit que sa renommée tient à sa reconnaissance publique au sens strict du terme (auprès de ses lecteurs et des hommes qui adoptent ses idées) et non à la reconnaissance institutionnelle qu’elle considère comme secondaire , voire même formelle et protocolaire :

« Je ne voulais pas devoir mes réussites à des interventions extérieures , mais à mon seul travail » 320

Un témoignage de Nelson ALGREN démontre cette considération publique et

institutionnelle qu’acquiert S. de BEAUVOIR au fur et à mesure de son évolution intellectuelle et idéologique : Après Le Deuxième Sexe « on ridiculisait l’auteur par des caricatures , des

mots cruels , on allait jusqu’à la traîner dans la boue sans vergogne . Mais quand je retournai à Paris onze ans plus tard on n’osait plus se moquer d’elle , on la redoutait . Elle avait démoli les défenses de la bourgeoisie , de l’Eglise , du monde des affaires , de la droite conservatrice qui prônait toujours les gloires napoléoniennes , et celles de la presse au service de certains partis et de certains intérêts . Elle était à la fois la femme la plus haïe et la plus aimée de France . Il était désormais évident qu’il fallait la prendre au pied de la lettre , elle avait l’intention de mettre en pratique les idées qu’elle exprimait » 321

En effet , S. de BEAUVOIR en tant que sujet de discours est arrivée à se

faire reconnaître et à faire valoir ses « Vérités » même les plus scandaleuses (Le Deuxième Sexe) :

« En écrivant Le Deuxième Sexe , je me rendis compte pour la première fois que sans le réaliser , je profitais d’une société bâtie par les hommes (…) j’étais une intellectuelle (…) j’ai donné la preuve que je pouvais parler de philosophie , d’art , de littérature , etc , au même titre que les hommes » 322

Ainsi , elle réalise doublement son être de discours en s’imposant d’abord comme

femme et comme écrivain à une époque où la femme , même écrivain , l’était dans l’ombre de sa condition féminine :

« En France , si vous écrivez , être femme, c’est donner des verges pour vous battre

319 S. de BEAUVOIR , Pyrrhus et Cinéas , Gallimard coll idées , 1944 , p357 . 320 S. de BEAUVOIR , La Force des choses , Gallimard , 1963 , p677 . 321 C.FRANCIS / F.GONTIER , Simone de Beauvoir , PERRIN , 1985 , p216-217 . 322 Interview de John GERASSI in Society , Janvier-Fevrier 1976 .

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(…) Osez parler : quelle meute ! Si vous êtes de droite , si vous vous inclinez avec grâce devant la supériorité des mâles , si insolemment vous ne dites rien ,on vous épargnera . Je suis de gauche , j’ai essayé de dire des choses, entre autres que les femmes ne sont pas des éclopées de naissance »323

Quant à la reconnaissance institutionnelle de S . de BEAUVOIR , elle

s’illustre par la publicité qu’on fait autour de ses livres , puis par l’attribution du prix littéraire qui fait sa célébrité en France comme ailleurs à partir de 1954 : le prix Goncourt qui lui est décernée pour Les Mandarins . Un prix qu’elle accepte parce qu’il est le premier qui couronne son immense labeur mais aussi parce qu’elle est matériellement dans le besoin . Par la suite , et jusqu’en 1975324 elle refuse tous les prix , jugeant inutile une reconnaissance institutionnelle de laquelle elle se passe ayant sa renommée et son écho auprès du public .

Ainsi , si deux ans après le prix Goncourt S. de BEAUVOIR se met à écrire ses Mémoires , c’est parce qu’elle s’est assurée une notoriété publique incontestable et une caution officielle de son acmé intellectuelle en apportant la preuve d’un savoir proprement beauvoirien valide et tout aussi « vrai » que celui des « gouvernementalités » .

A l’image des grands empereurs romains (tel MARC AURÉLE 325) qui à

la fin de leur vie et de leur règne recourent à l’hupomnémata , S . de BEAUVOIR fait – à partir de cinquante ans – de sa vie un « savoir » public susceptible de servir l’humanité. Son accomplissement en tant que sujet de discours est ainsi couronné par une reconnaissance institutionnelle , celle du prix Goncourt qui lui ouvre les portes d’une institution éditoriale dont le mercantilisme annule toute procédure d’entrave à la publication de ses Mémoires , ce véhicule de vérités transgressives et « déraisonnables » notamment sur le plan politique 326.

Toutefois , avant d’aborder les vérités beauvoiriennes qui se dégagent des Mémoires, voyons l’histoire de notre auteure avec la vérité ; cette histoire qui est la véritable toile de fond de notre ouvrage-corpus .

323 S. de BEAUVOIR , La Force des choses , Gallimard , 1963 , p674 . 324 En 1975 , on lui attribue le prix international de Jérusalem , récompensant sa lutte pour la liberté et les

droits de l’homme 325 Auteur , à la cinquantaine , de Pensée à soi même et Réflexions intimes . 326 CF Pôle du désir et Pôle du pouvoir .

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3. 2 BEAUVOIR et la notion de vérité dans les Mémoires :

Il serait fort intéressant d’opérer une lecture appliquée de l’œuvre

complète de S. de BEAUVOIR en relevant pertinemment la redondance du vocable « vérité » , notion omniprésente dans les Mémoires .

En effet , dans un premier temps , la narratrice en racontant son enfance nous décrit une éducation bourgeoise hostile à toute forme de vérité . On commence par refuser à Simone son caractère fougueux (sa vérité du moment) sous prétexte de sa condition enfantine :

« J’avais essentiellement besoin qu’on m’acceptât dans ma vérité , avec les déficiences de mon âge »327 En grandissant , son seul souci est d’être reconnue pour ce qu’elle est (enfant têtue) ,

dans son être vrai mais aussi d’avoir enfin accès à la vérité jusque-là apanage des adultes :

« J’avais passé du côté des adultes , et je présumais que dorénavant la vérité m’était garantie »328

Dans un second temps , la rébellion de son âge ingrat nous révèle que son choix est

fait ; consciente et dégoûtée des faux –semblants bourgeois , elle préfère bon gré mal gré « l’exil » que lui coûte son amour pour la vérité .

N’est-elle pas allée jusqu’à répudier Dieu dont l’existence improuvée ne cadrait pas avec son besoin d’une concrète vérité ?

« Autour de moi , on réprouvait le mensonge , mais on fuyait soigneusement la vérité »329 « Faire des réponses apaisantes , mentir ; je m’y résignai mal : il me semblait me trahir moi-même . Je décidai de « dire la vérité » , mais brutalement , sans commentaire »330 « Je m’interrogeais , je cherchais avec précision la vérité »331

Enfin sa vie d’étudiante sorbonnarde achève de la décider à se donner totalement à la

vérité . Ses lectures , la philosophie, ses amis de gauche , tout allait dans un même et seul sens : la recherche de la vérité qui est la fonction principale de son avenir d’écrivain auquel elle se préparait :

« Je croyais avoir découvert, de façon décisive, la vérité du monde » 332

327 S. de BEAUVOIR, Mémoires…,Gallimard, 1958, P 42 . 328 Idem , p 24 . 329 Idem , p 194 . 330 Idem , P 192 . 331 Idem , P 179 . 332 Idem, P 240

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« Je décidai que j’allais consacrer les prochaines années à chercher avec acharnement la vérité »333 « La première tâche, c’était de chercher la vérité : est-ce que la littérature n’allait pas m’en détourner ? »334

Pendant ses années Sorbonne son endroit de prédilection –son refuge face à l’incompréhension de son milieu – est la bibliothèque où , à travers sa volonté de savoir et de lire, elle côtoie quotidiennement la vérité :

« Je regardais les autres lecteurs, et je me carrais avec satisfaction dans mon fauteuil : parmi ces érudits, ces savants, ces chercheurs, ces penseurs, j’étais à ma place . Je ne me sentais plus du tout rejetée par mon milieu : c’était moi qui l’avait quitté pour entrer dans cette société dont je voyais ici une réduction, où communiaient à travers l’espace et les siècles tous les esprits qu’intéresse la vérité Moi aussi, je participais à l’effort que fait l’humanité pour savoir, comprendre, s’exprimer »335

Une fois agrégée de philosophie, elle ne songe qu’à son avenir et à son

être futur dont la volonté de vérité s’étend à celle de l’imposer au monde :

« Il y avait tout à faire (…) combattre l’erreur, trouver la vérité, la dire, éclairer le monde, peut être même aider à le changer »336

Ainsi la « volonté de vérité » de BEAUVOIR semble l’avoir tourmentée

depuis sa plus tendre enfance sans qu’elle en définisse le sens . Son évolution intellectuelle au fil des années lui ouvre les yeux sur une société hypocrite qui se perd dans les fausses apparences en réprouvant toute forme de vérité . En se mobilisant contre cette bourgeoisie, BEAUVOIR part en guerre pour la simple victoire de la vérité.

3. 3 Vérités des Mémoires :

A travers les Mémoires se dégage un discours de vérité proprement beauvoirien face à des vérités données par les « gouvernementalités » comme « vraies », éternelles et bonnes en soi .

333 Idem, P 246 334 Idem, P 249 335 Idem, P 283-284 336 Idem, P 343

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S de BEAUVOIR, ne serait-elle pas la réplique féminine du surhomme de NIETZSCHE qui dans son ressentiment se distingue de la masse en se révoltant contre une duperie sociale (la morale) dont il a conscience ? En effet, S de BEAUVOIR ne ménage pas « l’ordre » en dénonçant les « vérités éternelles » que sont les valeurs et la « bonne » éducation bourgeoise . Elle dénonce également l’institution scolaire en apportant une nouvelle vérité aux élèves : l’école, ce pseudo-véhicule du savoir, véhicule davantage la « bêtise ».

Ainsi, en faisant la satire de la bourgeoisie , BEAUVOIR compose son discours de vérité à partir des failles de cette classe dont elle est issue et qu’elle perçoit avec un dégoût profond mais aussi avec la fierté de quelqu’un qui a doublement triomphé : d’abord en se soustrayant à un système des plus boiteux de l’Histoire française et en se construisant son propre savoir, sa propre morale :

« Tous les systèmes boitaient . Je les démolissais l’un après l’autre »337

• Satire et dénonciation de la classe bourgeoise : Notre analyse du discours des Mémoires révèle que tout ce que relate

BEAUVOIR , à propos de ses vingt premières années, est prétexte d’une dénonciation ironique de la bourgeoisie . En racontant l’éducation et l’enseignement dispensé au cours Désir , elle tient absolument à faire le procès de la « bêtise » bourgeoise véhiculée par l’école ; institution scolaire conforme à ce que FOUCAULT décrit comme un système diffusant des savoirs normatifs qui contribuent à la formation de l’individu . BEAUVOIR écrit à ce propos :

« Les sermons onctueux, les rabâchages solennels, les grands mots, les simagrées, c’était de la bêtise ; il était bête d’attacher de l’importance, à des broutilles, de s’entêter dans les usages et les coutumes, de préférer les lieux communs, les préjugés, à des évidences . Le comble de la bêtise, c’était de croire que nous gobions les vertueux mensonges qu’on nous débitait . La bêtise nous faisait rire (…) mais elle avait quelque chose d’effrayant . Si elle l’avait emporté, nous n’aurions plus eu le droit de penser, de nous moquer, d’éprouver de vrais désirs, de vrais plaisirs . Il fallait la combattre ,ou renoncer à vivre »338

337 S de BEAUVOIR, Mémoires…, Gallimard, 1958, P 244 338 S de BEAUVOIR, Mémoires…, Gallimard, 1958, P 125

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Elle dénonce cet endoctrinement par l’idéologie bourgeoise à travers l’école dont la fonction principale semble être le « bourrage de crâne » , elle rapporte le manichéisme tel qu’il est inculqué par le cours Désir :

« On ne peut imaginer enseignement plus sectaire que celui que je reçus . Manuels scolaires, livres, classes, conversations : tout convergeait . Jamais on ne me laissa entendre fût-ce de loin, fût-ce en sourdine, un autre son de cloche (…) .Les empereurs qui avaient persécuté les chrétiens, les tricoteuses et les sans-culottes m’apparaissaient comme les plus odieuses incarnations du Mal .

Le Bien, c’était l’Eglise et la France (…) la monarchie : je trouvais absurde que le Pouvoir dépendît de l’hérédité (…) chez nous (…) une malédiction nous condamnait à avoir pour dirigeants des crapules »339

D’autres part, ce qui la scandalise davantage, ce sont les explications absurdes et aberrantes fournies par la bourgeoisie pour justifier les inégalités des classes :

« Je n’admettais pas qu’un fait brut, la richesse, pût fonder aucun droit ni conférer aucun mérite »340

Son père se fait porte-parole de cette justification infondée :

« L’élite se définissait selon lui par l’intelligence, la culture, une orthographe correcte, une bonne éducation, des idées saines »341

L’ironie de BEAUVOIR semble accrue lorsqu’elle critique vivement la

bourgeoisie à travers sa description de la famille Mabille ; mondains et catholiques trop bien-pensants qui consacrent leur existence exclusivement aux faux semblants que prône la morale en vigueur . Elle est écœurée par leur hostilité au savoir enseigné à la Sorbonne :

« Les bien-pensants voulaient l’anéantissement des « intellectuels » , et réciproquement »342

Mais à d’autres passages des Mémoires, BEAUVOIR attaque

explicitement ce système dont elle s’est glorieusement affranchie. On relève les propos suivants où elle insiste sur les contradictions de l’idéologie bourgeoise et sur son propre refus de cette dernière :

339 Idem, P 128-129 340 Idem, P 130 341 Idem, P 131 342 Idem, P 287

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« Il m’était bien difficile de penser par moi-même, car le système qu’on m’enseignait était à la fois monolithique et incohérent (…) nourrie à la fois de la morale des oiseaux et du nationalisme paternel, je m’enlisais dans les contradictions (…) Il me fallait donc digérer ce paradoxe : l’homme choisi par dieu pour le représenter sur terre ne devait pas se soucier des choses terrestres . La France était la fille aînée de l’Eglise (…) Néanmoins, les valeurs nationales passaient avant les vertus catholiques (…) . En toutes circonstances le patriotisme et le souci de l’ordre prévalaient sur la charité chrétienne (…) Tuer était un crime, mais il ne fallait pas abolir la peine de mort (…) A regarder à la fois le monde à travers les versets de l’Evangile et les colonnes du Matin, la vision se brouille »343

BEAUVOIR écrit sa rancune contre un système qui l’a perfidement mystifiée :

« Je refusais les hiérarchies, les valeur les cérémonies par lesquelles l’élite se distingue ; ma critique (…) impliquait en fait sa liquidation (…) c’était moi qui avais ouvert les hostilités (…) j’étais tombée dans un traquenard ; la bourgeoisie m’avait persuadée que ses intérêts se confondaient avec ceux de l’humanité (…) qui m’avait mystifiée ? pourquoi ? comment ?»344

Sa conscience du « non-sens » de son éducation bourgeoise légitime à

ses yeux son rejet de ce milieu superficiel :

« Je me pensais autorisée à liquider traditions, coutumes, préjugés, tous les particularismes, au profit de la raison »345 « Je tenais a priori les ministres, les académiciens, les messieurs décorés, tous les importants, pour des Barbares »346

En dernier lieu, elle évoque sa fascination pour les écrivains modernes

avec lesquels elle partage sa haine de la bourgeoisie :

« Bourgeois comme moi, ils se sentaient comme moi mal à l’aise dans leur peau (…). Ecœurés par le « bourrage de crâne » (…) Ils réclamaient le droit de regarder les choses en face et de les appeler par leur nom (…) Rejetant les clichés, les lieux commun, ils refusaient avec mépris les anciennes sagesses dont ils avaient constaté la faillite »347

343 Idem, P 133 344 Idem, P 190 345 Idem, P 188 346 Idem, P 228 347 Idem, P 193

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Elle décrit la hargne éprouvée par le clan NIZAN, HERBAUD, et SARTRE contre l’ordre bourgeois, ce qui motive profondément son amitié avec eux 348 SARTRE est particulièrement la personne avec laquelle elle partage à la fois le mépris de la bourgeoisie et la volonté de consacrer sa vie à sa liquidation :

« Il détestait les routines et les hiérarchies, les carrières, les foyers, les droits et les devoirs, tout le sérieux de la vie (…) Il s’intéressait aux questions politiques et sociales (…) Il était alors beaucoup plus anarchiste que révolutionnaire ; il trouvait détestable la société telle qu’elle était (…) L’existence d’imbéciles et de salauds »349

Ainsi, nous pouvons à présent récapituler – en recourant au contenu des

pôles du désir et du pouvoir – les vérités qui animent BEAUVOIR dans les Mémoires et qui constituent son savoir personnel dirigé à l’encontre d’un « savoir » institutionnel :

• La bourgeoisie est une classe de toutes les incohérences , de toutes les failles , de toutes les « barbaries » .

• Toute religion , toute morale est une duperie. • Etre femme n’induit en rien une infériorité [intellectuelle] .

« Mon éducation m’avait convaincue de l’infériorité intellectuelle de mon sexe qu’admettaient beaucoup de mes congénères (…) l’avenir m’était ouvert aussi largement qu’à eux , ils ne détenaient aucun avantage »350

• Le mariage et la maternité sont un traquenard qui piège la liberté

féminine.

• On ne choisit pas son enfance mais on choisit son devenir .

Enfin, le passage à l’écriture de soi par BEAUVOIR (en 1956) va de pair avec un accomplissement personnel d’un savoir constitué au fur et à mesure de sa vie, et qui lui permet de se démarquer des vérités communes en fondant ses propres vérités . b- Les procédures d’exclusion internes :

348 CF P 235-236 des Mémoires 349 Idem, P 340 350 Idem , p 295 .

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Dégager les procédures d’exclusion internes, conformément à la démarche foucaldienne, revient à mettre l’accent, de façon précise, sur les étapes de la constitution du savoir / discours de BEAUVOIR . Ces étapes sont : la lecture, l’écriture et la discipline . 1. S de BEAUVOIR, lectrice /commentatrice :

« En dehors de mes études, la lecture restait la grande affaire de ma vie »351

BEAUVOIR attrape à l’âge de trois ans une boulimie de lecture qui ne la quittera jamais jusqu’à la fin de sa vie . Avant même d’être scolarisée, elle déchiffre aisément ces « tâches noires alignées dans les livres », les mots la fascinent et peu à peu sa prédilection pour la littérature se matérialise :

« Ma préférence pour les livres vient surtout, je pense, du fait que depuis mon enfance, c’est dans la littérature que j’ai investi . Je suis plus sensible aux mots qu’aux images »352

Une fois adolescente, sa frustration quant à la censure de ses lectures par

ses parents s’accentue , elle décide de passer outre cette interdiction . Ainsi, son amour de la lecture motivé par sa soif d’apprendre le monde l’amène à lire clandestinement les ouvrages interdits :

« Je lus (…) tout ce qui me tombait sous la main . Je me disais que tant qu’il y aurait des livres le bonheur m’était garanti »353 « Les livres me rassuraient : ils parlaient et ne dissimulaient rien »354

Les cours d’anglais, de latin et d’italien auxquels elle assiste au Cours

Désir élargissent ses horizons de lectrice . Son plurilinguisme lui permet de lire notamment la littérature anglo-saxonne sans recours aux versions traduites, ce qui constitue un enrichissement précoce hors-pair d’un sujet de discours incontestablement prédestiné à un avenir littéraire .

Une fois étudiante , sa boulimie de lecture la reprend lors de sa

fulgurante et double rencontre avec la littérature moderne et la philosophie. On a vu la façon dont son identification aux écrivains modernes la

bouleverse . Par ailleurs sa lecture des philosophes lui ouvre les yeux sur son mal-être lui dévoilant ainsi ses interrogations existentielles de l’époque. Ses

351 S de BEAUVOIR , Mémoires…, Gallimard, 1958, P 71 352 S de BEAUVOIR, Tout compte fait, Gallimard – Soleil-, 1972, P 213 353 S de BEAUVOIR, Mémoires…, Gallimard, 1958, P 156 354 Idem, P 52

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dissertations d’alors ne sont rien d’autre que de purs commentaires de ses innombrables lectures philosophiques . Sa future fonction d’enseignante de philosophie lui assure également un rôle de commentatrice , et même d’une impressionnante commentatrice qui marque éminemment les esprits de ses élèves et de ses étudiants sorbonnards .

« Le créateur s’appuie sur les créations antérieures pour créer la possibilité de créations nouvelles »355 . Ainsi , depuis son enfance , la lecture a été pour BEAUVOIR un moyen

de connaissance , un plaisir immense et un moyen thérapeutique d’évasion surtout à l’époque de son « exil » et de sa solitude . Elle explique dans Tout compte fait cette forte passion pour la lecture :

« Enfant , adolescente , la lecture était non seulement mon divertissement favori , mais la clé qui m’ouvrait le monde . Elle m’annonçait mon avenir : m’identifiant à des héroïnes de roman , je pressentais à travers elles mon destin . Dans les moments ingrats de ma jeunesse elle m’a sauvée de la solitude . Plus tard , elle m’a servi à étendre mes connaissances , à multiplier mes expériences , à mieux comprendre ma condition d’être humain et le sens de mon travail d’écrivain . Aujourd’hui , ma vie est faite , mon œuvre est faite , même si elle doit encore se prolonger : aucun livre ne saurait m’apporter de foudroyante révélation . Pourtant je continue à lire beaucoup (…) je lis pendant des heures . Aucune occupation ne me semble plus naturelle (…) Je suis toujours émerveillée par la métamorphose des petits signes noirs en un mot qui me jette dans le monde , qui précipite le monde entre mes quatre murs »356

Et même en tant que sujet de discours accompli et reconnu , son plaisir

de lire est invariable :

« Je lis beaucoup pour m’informer : j’ai toujours désiré apprendre et ma curiosité est largement ouverte . Je voudrais me tenir au courant de tout ce qui intéresse mes contemporains » 357 « On a dit avec raison que la littérature était le lieu de l’intersubjectivité . Seule dans ma chambre avec un livre je me sens proche non seulement de son auteur mais à travers le temps et l’espace de l’ensemble de ses lecteurs »358

Soulignons également la passion de BEAUVOIR pour un autre moyen de

connaissance qui contribue à sa perpétuelle formation intellectuelle : le voyage .

355 S. de BEAUVOIR , Pour une morale de l’ambiguïté , Gallimard-idée- , 1947 , P 39 . 356 S. de BEAUVOIR , Tout compte fait , Gallimard-Soleil- , 1972 , P 157 . 357 Idem , P 160 . 358 Idem , P 197 .

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Sa quête du savoir ne se limite pas à la lecture , elle tient à connaître dans ses moindres détails toutes les parcelles du monde humain .

• BEAUVOIR voyageuse :

S. de BEAUVOIR est très tôt une grande passionnée de randonnées . A pied et sac au dos , elle est infatigable quand il s’agit de savourer la quiétude et le calme de la nature ; c’est ainsi qu’elle découvre maints recoins et paysages français .

Quand sa renommée d’écrivain engagé franchit les frontières et que ses positions anticolonialistes et féministes l’invitent à porter sa parole en dehors de la France , elle n’hésite pas . Le voyage est son « désir le plus brûlant » pour le plaisir de la découverte mais surtout par une soif insatiable de connaissance :

« J’aime voyager (…) Que m’apportent ces explorations ? D’abord elles s’intègrent au projet plus vaste qui me tient à cœur : connaître (…) Pour m’éclairer sur un pays, des lectures et des conversations sont nécessaires (…) Un voyage, c’est aussi une aventure personnelle : un changement vécu dans mes rapports au monde, à l’espace et au temps »359

S. de BEAUVOIR dispose donc d’une qualité exceptionnelle (qui fait la particularité d’un sujet de discours soucieux de vérités) : le désir sans limite de la connaissance et du savoir pour ne rien ignorer du monde et de sa situation dans le monde . Elle fait prés de deux cents voyages à travers le globe, elle parcourt l’Europe, l’Afrique, l’Amérique et l’Asie , et le fruit de ces voyages, ce sont deux magnifiques essais sur l’Amérique et la Chine.360 2. S.de BEAUVOIR auteure : C’est à travers sa passion pour la lecture que BEAUVOIR se promet son destin d’écrivain . SARTRE écrit :

« C’est pour avoir trop aimé Racine et Verlaine que nous nous sommes découvert, à quatorze ans, pendant l’étude du soir ou dans la grande cour du lycée, une vocation d’écrivain (…) nous nous étions nourris de littérature déjà faite »361

359 S de BEAUVOIR, Tout compte fait, Gallimard coll Soleil , 1972, P 235 –236 360 L’Amérique au jour le jour ( 1948) et la longue Marche (1957) 361 J.P SARTRE, Qu’est ce que la littérature ? Gallimard, 1948, P 172

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Il s’agit à présent de centrer notre intérêt sur la transition

commentateur/auteur et la façon dont l’auteur s’impose au fur et à mesure que s’élabore son discours de vérité .

S. de BEAUVOIR est auteure à un âge précoce, sa première tentative d’écriture remonte à l’âge de six ans, elle écrit deux récits qui lui valent les louanges de son entourage (Les malheurs de Marguerite, La famille Cornichon) .

Plus tard, son angoisse de « l’exil » qu’elle vit ( lorsqu’elle prend conscience de l’aberration du système bourgeois) l’amène à écrire plusieurs romans qu’elle n’achève pas , ces écrits qu’elle charge de ses maintes interrogations quant à la vie intérieure, au rapport à l’Autre et d’autres préoccupations plus ou moins en rapport à son « souci de soi » .

« De bonne heure, c’est l’idée d’écrire qui éclaira mon avenir »362 « Ecrire est demeuré la grande affaire de ma vie »363 « Je deviendrais un écrivain. C’est dans mon apprentissage de l’écriture qu’essentiellement ma liberté était engagé »364

A partir de 1943, S.de BEAUVOIR est officiellement reconnue écrivain avec la publication de son premier roman L’invitée . Les années de la seconde guerre achèvent de forger en notre sujet de discours un être engagé et décidé à lutter infiniment pour la reconnaissance de ses vérités . Alors l’écriture, ce pouvoir et cette magie des mots est le souffle de vie de S de BEAUVOIR . Il suffit de savoir que c’est au nom de la littérature qu’elle a abandonné sa possibilité d’être mère , un choix qu’elle explique :

« Je me suffisais : je ne rêvais pas du tout de me retrouver dans une chair issue de moi . D’ailleurs je me sentais si peu d’affinités avec mes parents que d’avance les fils et les filles que je pourrais avoir m’apparaissaient comme des étrangers (…) Aucun fantasme affectif ne m’incitait donc à la maternité (…) Il aurait fallu qu’un enfant représentât à mes yeux un accomplissement aussi essentiel qu’une œuvre : ce n’ était pas le cas (…) Par la littérature, pensais-je, on justifie le monde en le créant à neuf (…) et du même coup on sauve sa propre existence ; enfanter c’est accroître vainement le nombre des êtres qui sont sur terre, sans justification »365

Sa destinée de femme de lettres allait de soi dans un souci personnel de

« tout » dire, de dire la vérité . La littérature, l’existentialisme et l’engagement politique seront ses armes privilégiées . Elle investit son talent d’écrivain dans

362 S de BEAUVOIR, Tout compte fait, Gallimard – Soleil-, 1972, P 39 363 Idem, P 131 364 Idem, P 31 365 S de BEAUVOIR, L a Force de l’âge I , Gallimard « folio », 1960, P 91

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tous les genres susceptibles de communiquer ses idées aux hommes . Son œuvre est multiforme : romancière, essayiste, dramaturge, nouvelliste, polémiste et mémorialiste, elle a tenté par tous les moyens, de communiquer ses idées et d’atteindre l’universel .

En somme , être auteur pour BEAUVOIR c’est essentiellement communiquer son expérience aux hommes (notamment à travers ses Mémoires) afin de les éclairer sur leur propre condition .

« Ma conception de la littérature (…) il s’agit d’une activité qui est exercée par des hommes , pour des hommes en vue de leur dévoiler le monde , ce dévoilement étant une action »366 « La présence en chaque homme , des autres hommes , c’est par le langage qu’elle se matérialise et c’est une des raisons qui me font tenir la littérature pour irremplaçable »367 .

Pour finir , elle se reconnaît dans sa fonction de femme et écrivain avec

tout ce que cela implique :

« Le fait est que je suis écrivain : une femme écrivain , ce n’est pas une femme d’intérieur qui écrit mais quelqu’un dont toute l’existence est commandée par l’écriture (pour l’écrivain , il s’agit de communiquer « le sens de l’être dans le monde ») »368

3. La discipline chez BEAUVOIR :

La discipline est le stade principal de la procédure d’exclusion interne , celui qui constitue , avant tout , un caractère dont doit disposer un sujet de discours déterminé à asseoir son discours de vérité sur des bases solides mais surtout incontestablement reconnues .

La grandeur des œuvres de BEAUVOIR incarne une discipline hors du commun, et nous avons l’opportunité de la voir décrire elle- même la méthode perfectionniste et rigoureuse qu’elle adopte pour écrire toutes ses œuvres . Elle écrit dans La Force des choses :

« Les écrivains que je connais peinent énormément : je suis comme eux »227

366 S. de BEAUVOIR , « Que peut la littérature ? » , Union générale des éditeurs , 1965 , p73 . 367 S. de BEAUVOIR , Tout compte fait , Gallimard-Soleil-1972 , p213 . 368 S. de BEAUVOIR , La Force des choses, Gallimard , 1963 , p677 . 227 S. de BEAUVOIR , La Force des choses , Gallimard , 1963 , p293 .

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A propos de sa discipline d’écrivain : [Ses œuvres] « J’y pense longtemps à l’avance . J’ai rêvé aux personnages des Mandarins jusqu’à croire à leur existence . Pour mes mémoires , je me suis familiarisée avec mon passé en relisant des lettres , de vieux livres , mes journaux intimes , des quotidiens . Quand je me sens prête , j’écris d’affilée trois ou quatre cents pages . C’est un labeur pénible : il exige une intense concentration (…) M’aidant de mon brouillon je rédige à grands traits un chapitre . Je reprends la première page et arrivée en bas , je la refais phrase par phrase ; ensuite je corrige chaque phrase d’après l’ensemble de la page , chaque page d’après le chapitre entier ; plus tard chaque chapitre , chaque page , chaque phrase d’après la totalité du livre (…) Aussi chacun de mes ouvrages me demande-t-il de deux à trois ans – quatre pour Les Mandarins – pendant lesquels je passe six à sept heures par jour devant ma table . On se fait souvent de la littérature une idée plus romantique . Mais elle m’impose cette discipline justement parce qu ‘elle est autre chose qu’un métier : une passion ou disons une manie . Au réveil , une anxiété ou un appétit m’oblige à prendre tout de suite mon stylo (…) Et bien sûr l’inspiration joue (…) Le projet d’exprimer certaines choses , sur un certain mode , naît , renaît , s’enrichit , se transforme capricieusement (…) Lorsqu’enfin , après six mois , un an , ou même deux , je soumets le résultats à Sartre (…) je me sens à bout de souffle : il me faut sa sévérité et ses encouragements pour reprendre mon élan (…) Ses conseils vont dans mon propre sens et il ne me faut que quelques semaines , au plus quelques mois , pour donner à mon livre sa figure définitive . Je m’arrête quand j’ai l’impression , non certes que mon livre est parfait , mais que je ne peux plus le perfectionner »228

C’est cette remarquable discipline qui fait reconnaître des « vérités » aussi « scandaleuses »que celles du Deuxième Sexe ; cet ouvrage de recherche archéologique où elle fait appel à tous les domaines : Histoire, sociologie, psychologie, littérature, philosophie…. qui traitent de loin où de prés la condition féminine . La même démarche, empreinte de rigueur et de scientificité, est relevée dans ses autres essais . Ses articles de presse disposent également de documentation et de chiffres qui les dotent d’une crédibilité incontestable par une institution réticente à toute vérité individuelle . Cette dernière n’est plus en mesure d’ignorer une femme aussi entêtée dans sa quête de la vérité . C ‘est alors, qu’en 1954, lui est attribuée le prix Goncourt pour son roman (à caractère politique ) Les Mandarins . Première reconnaissance institutionnelle de notre sujet de discours dont l’ascension ne s’arrêtera plus . D’autres prix internationaux lui sont décernés en reconnaissance de ses œuvres et de ses diverses luttes pour la liberté de l’homme sur le plan universel .

Ainsi, avec une culture littéraire, politique, philosophique, artistique et cinématographique absolument incomparable, S. de BEAUVOIR est un être de discours qui a su s’imposer en se faisant officiellement reconnaître .

228 Idem , p293-294-295 .

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Enfin, dans une perspective purement foucaldienne, on peut affirmer qu’en ce qui concerne BEAUVOIR , la procédure d’exclusion interne est éminente . En guise de conclusion à cette partie, nous pouvons dire que L’ordre du discours de M. FOUCAULT nous a permis de situer S de BEAUVOIR par rapport au discours qu’elle tient dans ses Mémoires . Cette dernière se révèle à nous sous le jour d’un sujet de discours qui ne craint aucunement de dire des vérités qui transgressent « l’ordre du discours » sur lequel veille le système institutionnel de son époque.

« J’ai le souci de regarder en face la réalité et d’en parler sans fard »229

229 S de BEAUVOIR, Tout compte fait, Gallimard –Soleil ; 1972, P 512

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CONCLUSION GÉNÉRALE

En guise de conclusion à ce mémoire, nous nous permettons d’exprimer le

plaisir que nous a procuré ce travail de recherche portant sur une femme –intellectuelle exceptionnelle du siècle dernier .

S. de BEAUVOIR est d’une envergure sans égale, et dans le cours du monde actuel, il n’est surtout pas aisé de lui trouver une homologue .

Notre analyse de discours suivant la démarche foucaldienne nous a

amené à une connaissance plus ou moins profonde de notre sujet de discours. Un sujet-femme dont la vie rime avec combat, lutte, entêtement et ténacité pour la liberté . Une intellectuelle qui n’a publié son autobiographie qu’après s’être assurée une reconnaissance institutionnelle et publique lui garantissant l’audience la plus large possible à la révélation publique de sa vie .

Ainsi, nous avons pu reconstituer le contexte socio-historique

propice au forgeage progressif d’un discours individuel proprement beauvoirien et incontestablement motivé par un « souci de soi » permanent .

Issue d’une classe conservatrice dont elle déjoue les contradictions ,

BEAUVOIR est également témoin puis actrice d’une Histoire française dynamique et décisive par ses mutations sociales et intellectuelles .

Dés l’enfance et l’adolescence de BEAUVOIR, nous avons perçu

(notamment à travers ses Mémoires) les premiers germes de son « souci de soi » précoce qui la mène ─en critiquant les incohérences des valeurs bourgeoises et en lisant en cachette des écrivains antibourgeois─ à constituer sa propre vision du monde ainsi que son propre discours. En effet, à partir de son âge ingrat, sa décision est irrévocable : il faut se défaire de toutes les « aberrations » bourgeoises reçues depuis l’enfance . BEAUVOIR va mener à bien cette entreprise de « débourgeoisement » .

Elle se consacre à ses études de philosophie en s’accrochant à un

égocentrisme au sens littéral du terme : son égo est le principal centre de sa vie ; son bien-être intérieur et son bonheur sont sa priorité au quotidien . Ce « souci de soi » obsessionnel se manifeste très tôt dans une écriture de soi intime : journaux intimes et une abondante correspondance nous révèlent les tourments et la mouvance d’un moi beauvoirien en devenir .

Cependant, cette exclusivité accordée à son intériorité sera remise en

cause par la seconde guerre mondiale qui l’amène à porter son regard sur le sort d’autrui et à « s’engager » dans une entreprise agissante, celle de commander aussi son destin en participant au déroulement de l’Histoire . Son

114

choix semble évident ;il n’est pas question pour elle d’être passive, sa liberté ne doit jamais s’incliner devant des forces extérieures .

Son engagement pour changer le monde se fait ─dans un premier

temps─ à travers la littérature . BEAUVOIR trouve en l’existentialisme sartrien ce qui correspond exactement au désir de son moi profond : agir sur le monde en se souciant exclusivement de sa réalisation individuelle en tant qu’être humain mais aussi en tant qu’être de discours .

Toutefois, l’écriture engagée à laquelle elle croit longtemps s’avère

impuissante et infructueuse au fur et à mesure que notre auteure , reconnue et confirmée, avance dans la vie en multipliant les expériences à une vitesse vertigineuse . Les années cinquante sont pour elle synonymes d’une nouvelle prise de conscience : elle reconnaît s’être leurrée en ayant voulu changer le monde par la littérature . Ce qu’il fallait, c’était un engagement politique .

La guerre d’Algérie et son impact politique en France viennent lui

confirmer l’importance de la réaction en la mettant désormais dans la situation la plus délicate de sa vie : avec l’équipe des Temps modernes et quelques alliés, BEAUVOIR fait partie d’une minorité anticolonialiste perçue par une majorité gaulliste écrasante comme ennemie de sa propre patrie .

Aux prises avec cette réalité politique mouvementée, elle demeure

consciente de la monstruosité de l’action coloniale en Algérie . Dans ce contexte étouffant et frustrant, la fuite de BEAUVOIR semble être encore une fois la littérature, mais cette fois ─la première─ elle opte pour l’autobiographie .

Son choix semble insolite car elle opte pour des mémoires : un genre

dans lequel peu de femmes-écrivains se sont distinguées, celui-ci lui permet de maintenir son engagement dans l’Histoire de son époque qu’elle rapporte tout en s’écrivant . Une rage intérieure tend ainsi à s’extérioriser dans un intense « souci de soi », un double souci de régler ses comptes avec une société hypocrite qui n’est pas loin de ressembler à une bourgeoisie dont elle connaît la perfidie pour en être issue .

En s’écrivant, BEAUVOIR tend également à régler ses comptes avec son

enfance bourgeoise . Déterrant ses vingt (et une) premières années, elle donne à lire son enfance dans un style satirique empreint d’une conscience et d’un ressentiment nietzschéen envers l’éducation bourgeoise reçue . Sa « vérité » semble être la suivante :

« Ce qui caractérise la situation de l’enfant, c’est qu’il se trouve jeté dans un univers

115

qu’il n’a pas contribué à constituer, qui a été façonné sans lui et qui lui apparaît comme un absolu auquel il ne peut que se soumettre ; à ses yeux les inventions humaines : les mots, les mœurs, les valeurs, sont des faits donnés, inéluctables (…) c’est dire que (…) le propre de l’esprit de sérieux, c’est de considérer les valeurs comme des choses toutes faites »1

Ainsi, L’Ordre du discours de M.FOUCAULT nous a permis de dévoiler les procédures de marginalisation volontaire d’un être qui s’écrit soi-même tout en réglant ses comptes avec sa société et son Histoire .

Le discours de vérité de BEAUVOIR se révèle transgresseur sur tous les

plans . Elle n’hésite pas à dénoncer ─à travers l’incohérence du système bourgeois─ l’hypocrisie sociale et institutionnelle .

Cependant, son écriture de soi recèle, en dépit de tout, un projet plus

vaste et universaliste : celui d’englober le monde dans son expérience personnelle . Lorsqu’elle entame en 1956 son premier volume autobiographique, les Mémoires d’une jeune fille rangée se veulent porteurs de vérités concernant la totalité de la condition humaine . BEAUVOIR espère, en mettant la lumière sur sa vie, éclairer celle des hommes en général . Son entreprise autobiographique se veut donc socio-éducative . En se racontant, elle s’engage à démontrer que toute morale sociale n’est pas absolue et qu’il n’appartient qu’à l’individu d’arracher son bonheur et sa liberté en se défaisant des autres qui le hantent au nom de la religion, la morale …

Enfin, si l’écriture de soi éclate dans le meilleur et dans le pire, c’est dans

le pire que BEAUVOIR écrit et publie son autobiographie ne redoutant plus l’écho que produirait sa révélation de la vérité, et dans sa vérité .

1 S.de BEAUVOIR, Pour une morale de l’ambiguïté, Galimard-idées-, 1947, P 51

116

B I B L I O G R A P H I E

I . Oeuvres de Simone de BEAUVOIR :

1. Œuvre-corpus :

• Mémoires d’une jeune fille rangée , Gallimard , Paris , 1958 .

2. Autres ouvrages auxquels nous faisons référence :

• La force de l’âge , Gallimard « Folio » , Paris , 1960 et 1972 . • La force des choses , Gallimard , Paris , 1963 et 1972 . • Tout compte fait , Gallimard « Soleil » , Paris , 1972 . • Pour une morale de l’ambiguïté , Gallimard « idée » , Paris , 1947. • Pyrrhus et Cinéas , Gallimard « idée » , Paris , 1944 . • Privilèges , Gallimard , Paris , 1955 . • Le Deuxième Sexe , Gallimard , Paris , 1949 . • L’Amérique au jour le jour , Mohrien , Paris , 1948 . • Que peut la littérature ? , Union générale des éditeurs , Paris , 1965 . • L’existentialisme et la sagesse des nations , Nagel , Paris , 1948 . • Lettres à Nelson Algren , Gallimard , Paris , 1997 .

II . Etudes sur Simone de BEAUVOIR :

• CAYRON claire , La nature chez Simone de Beauvoir , Gallimard , Paris , 1973 .

• FRANCIS Claude / GONTIER Fermande , Les écrits de Simone de Beauvoir , Gallimard , Paris , 1979 .

• FRANCIS Claude / GONTIER Fernande, Simone de Beauvoir, PERRIN, Paris, 1985.

• FRANCIS Claude / NIEPCE Janine , Simone de Beauvoir et le cours du monde , Klincksieck , Paris , 1978 .

• JEANSON Francis , Simone de Beauvoir ou l’entreprise de vivre , Seuil , Paris , 1966 .

III . Ouvrages critiques sur le genre autobiographique :

• KERBRAT Marie claire , Leçon littéraire sur l’écriture de soi , PUF , Paris , 1996 .

115

• LEJEUNE Philippe , Le pacte autobiographique , Seuil « Points » , Paris , 1996 .

• Ouvrage collectif , L’écriture de soi , Vuibert , Paris , 1996 .

IV. Autres références :

• DIDIER Béatrice , L’écriture-femme , PUF , Paris , 1981 . • FOUCAULT Michel , L’Ordre du discours , Gallimard , Paris , 1971 . • FOUCAULT Michel , Le souci de soi . Histoire de la sexualité , T III ,

Gallimard , 1984 . • MONTAIGNE , Les Essais , Gallimard « Le livre de poche » , Paris ,

1965 . • RODRIGUES Jean-Marc , Histoire de la littérature française , T I et II

, Bordas , Paris , 1988 . • SARTRE Jean-Paul , Qu’est ce que la littérature ? , Gallimard , Paris ,

1948 . V . Revues et journaux :

• France Observateur , N°514 , Mars 1960 . • Le Nouvel Observateur , 18-24 Avril 1986 .

VI . Sites Internet consultés :

• WWW . bvx . ca / Robe Noire / Beauvoir / Beauvoir-html . • WWW . Winimage . Com / Beauvoir / • WWW . mire . net / Penelopes / pages / sdb.htm . • aspin . asu . edu / beauvoir , site de la « Simone de Beauvoir Society » • Fr . encyclopedia . Yahoo . com / articles . • agora . qc . ca / mot . nsf / Dossiers / Simone de Beauvoir . • WWW . rabac . com / demo / Ellit / aut-20e / Beauvoir . htm . • WWW . Cyberpresse . Ca / reseau / arts / 0112 / art

101120047042.html . • Phaidon . philo . at / Niaf / Labyrinth / couillard M.html . • WWW . lang . soton . ac . uk / students / French Thought / beauvoir /

Viansson . html .

116

ANNEXE

117

CHRONOLOGIE ( Vie et écrits de S.de BEAUVOIR )

1908 : 9 Janvier , naissance de Simone de BEAUVOIR à Paris 1910 : Naissance de sa sœur Hélène de BEAUVOIR 1911 : Simone apprend à lire 1913 : Octobre : elle entre au Cours Désir ; institut catholique privé 1914-1916 : Simone vit avec émotion les évènements de la première guerre

• Premiers écrits d’une enfant précoce : Les Malheurs de Marguerite La famille cornichon 1918 : Début d’une grande amitié avec Zaza

1922 : Simone perd la foi . Elle nourrit un amour pour son cousin Jacques CHAMPIGNEULLES

1924 : Juillet : premier bac avec mention bien 1925-1926 : Deuxième bac de philosophie et de

• mathématiques élémentaires avec mention • Simone prépare un certificat de

mathématiques générales à l’institut catholique et une licence ès lettres à l’institut Sainte-Marie de Neuilly

• Elle passe le certificat de latin • Elle adhère aux « Equipes sociales » de Garric son

professeur de littérature

• Elle lit les philosophes et prépare deux certificats :

Un certificat d’histoire de la philosophie et un certificat de logique

1927 : Elle adopte les idées surréalistes • Elle achève la licence ès lettres et un certificat de

philosophie générale avec mention très bien 1928 : Sorbonne et école normale : elle prépare avec BRUNSCHVICG un diplôme d’études supérieures ainsi que l’agrégation de philosophie .

• Passe un certificat de morale et de psychologie . • Elle commence à fréquenter les bars

118

1929 : Stage au lycée Janson-de-Sailly

• Simone prépare l’agrégation • Amitié avec René MAHEU • Juillet : travaille LEIBNIZ avec Jean Paul SARTRE ,

NIZAN et MAHEU . • Reçue à l’agrégation de philosophie avec J.P.SARTRE

et Paul NIZAN • Septembre : loue un studio chez sa grand-mère rue

Denfert-Rochereau • Début de son amour avec SARTRE • Mort de ZAZA

1931 : Elle choisit l’enseignement et commence par enseigner à Marseille

• Eté : premier voyage avec SARTRE à l’étranger , en Espagne

1932 : Elle est nommée à Rouen au lycée Jeanne d’Arc

• Juillet-Août : Voyage en Espagne , aux Baléares , au Maroc espagnol et au sud de l’Espagne avec SARTRE .

• Octobre : rejoint son poste à Rouen et s’installe à l’hôtel LA ROCHEFOUCAULD .

• Fait la connaissance de DULLIN et de Colette AUDRY

1933 : Simone, olga KOSAKIEVICZ et SARTRE constituent le trio mis en scène dans l’Invitée

• Eté : voyage en Italie avec SARTRE 1934 :

• Février : Voyage à Berlin où elle va retrouver SARTRE . Elle découvre la phénoménologie .

• Juin : Voyages en Normandie • Juillet-Août : Voyage en Allemagne , en Autriche et en

Tchécoslovaquie avec SARTRE .

1935 : Commence à écrire Primauté du spirituel • Octobre : à Rouen , s’installe à l’hôtel du Petit- Mouton . • Hiver 1935-1936 : Voyage en Suisse avec SARTRE .

1936 : Voyage en Belgique avec SARTRE

• Fait la connaissance d’un élève de SARTRE ;

119

Jacques BOST , futur rédacteur aux Temps Modernes

• Septembre : très touchée par la guerre d’Espagne • Elle enseigne au lycée Molière à Paris • Elle s’installe à l’hôtel Royal-Bretagne

1937 : Simone est gravement malade : une congestion pulmonaire . Convalescence dans le Midi .

• Gallimard et Grasset refusent Primauté du spirituel • Commence un roman : Légitime défense qui deviendra

L’invitée . 1938 : 17 Janvier : très impressionnée par l’exposition surréaliste .

• Eté : Voyages avec SARTRE au Maroc et partout en France .

1939 : Juin : Va à Genève voir les collections du Prado

• 1er Septembre : commence à tenir un journal intime dont elle donne des extraits dans La force de l’âge .

• 3 Septembre : déclaration de la guerre et SARTRE mobilisé

• Novembre : obtient un laissez –passer et va voir SARTRE à Brumath .

1940 : Fait la connaissance de Nathalie SOROKINE

• 10 Mai : Apprend l’offensive allemande et a une crise de nerf .

• 10 Juin : Exode – Elle se replie prés d’Angers à la Pouèze

• 28 Juin : rentre difficilement à Paris occupé • 2 Juillet : elle est professeur de philosophie au lycée

Victor-Duruy . 1941 : Mars : retour de SARTRE évadé

• Avec CUZIN , DESANTI , BOST , POUILLON, MERLEAU – PONTY , ils organisent un groupe de

résistance : « Socialisme et liberté » • Elle fait la connaissance de GIACOMETTI • Juillet : mort de son père Georges de BEAUVOIR

120

• Octobre : Rentrée des classes –Abandon de « Socialisme et liberté »

• Le manuscrit de L’invitée est accepté par Gallimard, elle entame Le Sang des autres.

1942 : Les restrictions s’aggravent, Simone écrit au café FLORE .

1943 : Elle écrit Pyrrhus et Cinéas en trois mois • Après douze ans d’enseignement , elle est exclue de

l’université accusée de mauvaise influence sur une élève • Obtient une situation de « metteuse en ondes » à la

Radio nationale • Août : publication de L’invitée , Simone existe enfin en

tant qu’écrivain . • Fait la connaissance de LEIRIS et de QUENEAU • Rencontre CAMUS au Flore • Achève Le Sang des autres et entame un troisième

roman : Tous les hommes sont mortels 1944 : Mai : rencontre Jean Genet au Flore

• Rencontre Jean COCTEAU • Juillet : achève Les Bouches inutiles • Août / Septembre : collabore avec SARTRE dans

l’écriture d’un reportage sur la libération de Paris pour Combat

• Pyrrhus et Cinéas est publié par Gallimard • Constitution d’un comité directeur des Temps modernes :

Raymond ARON , MERLEAU-PONTY, Albert OLLIVIER , PAULHAN, SARTRE et Simone de BEAUVOIR .

1945 : Janvier : elle demande à SOUSTELLE , ministre de l’information, d’allouer du papier pour les Les temps Modernes .

• Vogue de l’existentialisme , Simone entre dans la vie publique

• Elle écrit Pour une morale de l’ambiguïté

121

• Février /Avril : Invitée à l’institut français de Lisbonne pour tenir des conférences sur l’occupation

• Ecrit des articles « francs » sur Madrid et le régime SALAZAR au Portugal (in Combat ).

• 11 Mai : article dans Action : « c’est Shakespeare qu’ils n’aiment pas »

• Septembre : parution du Sang des autres chez Gallimard • 15 Octobre : premier numéro des Temps Modernes,

Simone fait partie du comité de rédaction • Novembre : représentation des Bouches inutiles au

Vieux colombier • Publie « Idéalisme moral et réalisme politique » dans

les Temps Modernes et le compte rendu de la thèse de MERLEAU-PONTY , Phénoménologie de la perception .

• 1er Décembre : Interview : « Qu’est ce que l ‘existentialisme ?» , Les lettres françaises .

• 11 Décembre : Conférence au Club Maintenant sur « le Roman et la métaphysique »

• Publie L’existentialisme et la sagesse des nations dans Les Temps Modernes

• Décembre –Janvier : Pour les conférences à Tunis et Alger , elle visite pour la première fois par avion, l’Afrique du Nord .

1946 : Janvier : Publie en anglais « Jean Paul Sartre : strictly personal » Harper’s Bazaar

• Fait la connaissance de Boris VIAN et d’Alexandre ASTRUC

• Février : Publie « Œil pour Œil » dans les Temps Modernes

• Elle écrit : « Pour une morale de l’ambiguïté » qui paraît dans Les Temps Modernes et chez Gallimard.

• Avril : Publie « Littérature et métaphysique » dans Les Temps Modernes

• Mai : Référendum , elle ne vote pas • 18 Mai /Juin : Tournée de conférences en Suisse • Article dans Labyrinthe n° 20 , 1er Juin 1946 :

« Introduction à une morale de l’ambiguité » • Juin : Tournée de conférences en Italie avec SARTRE • Tournée de conférences en Hollande

122

• Novembre : parution de Tous les hommes sont mortels 1947 : 27 Janvier –20 Mai : Tournée de conférences en Amérique (principalement dans les universités ) sous les auspices des services culturels français Le sujet des conférences : les problèmes moraux de l’écrivain d’après-guerre .

• 29 Avril : Elle discute la traduction en anglais de ses articles

• .21 Février : Elle rencontre NELSON ALGREN 1 • 22 Février : Article interview dans le New Yorker :

« The talk of the town » • 25 Mai : elle écrit un article en anglais : “An

Existentialist looks at American » New York Times Magazine

• 22 Juin : « An American Renaissance in France », Times book review

• 25 Juin : « Qu’est ce que l’existentialisme ? » , France-Amérique

• Eté : Voyage en Suède et en Laponie avec SARTRE • 20 Octobre / 24 Novembre : Emissions hebdomadaires

à la radio avec SARTRE : « La Tribune des Temps Modernes »

• ¨Parution chez Gallimard de Pour une morale de l’ambiguïté

• Subit avec tous les existentialistes les satires anti-existentialistes

1948 : Voyage en Allemagne en Février

• Parution de L’existentialisme et la sagesse des nations chez Nogel .

• Mai : Parution de « La Femme et les Mythes » dans Les Temps Modernes

• Mai-Juillet : Voyage aux Etats Unis . Avec Nelson ALGREN , elle visite le Mississipi et l’Amérique centrale : Guatemala et Mexique

1 Ecrivain avec qui elle aura une liaison qui durera quatre ans et qu’elle raconte dans ’Amérique au jour le jour et dans Les Mandarins

123

• Parution de l’Amérique au jour le jour chez Mohrien • Août-Septembre : départ avec SARTRE pour l’Algérie . • Novembre : Les Temps Modernes abandonnée par

Gallimard (sous la menace de MALRAUX) est reprise par Julliard

• Achève le premier volume du Deuxième Sexe et le remet à Gallimard .

• Décembre : Traduit le discours de Richard WRIGHT . 1949 : Février : « Le mythe de la femme et les écrivains : Stendhal ou le romanesque du vrai » , Les Temps Modernes .

• Mai : « L’initiation sexuelle de la femme », dans Les Temps Modernes

• Juin : « La Lesbienne », dans Les Temps Modernes • Juin : Publication du tome I du Deuxième Sexe :

Les faits et les mythes . Achève le tome II . • Voyage en Italie avec Nelson ALGREN • Voyage en Tunisie , Algérie , Maroc • « La maternité », Les Temps Modernes • Octobre : Ecrit le compte rendu des Structures

élémentaires de la parenté de Claude LEVI-STRAUSS, Les Temps Modernes

• Conférence à « L’Ecole émancipée » sur la condition de la femme

• Novembre : Publication du tome II du Deuxième Sexe , L’Expérience vécue

1950 : Janvier : Cléo de MERODE intente à Simone un procès pour l’avoir traité d’hétaïre dans Le Deuxième Sexe

• Conférence dans un club créé par un marchand de journaux autodidacte : elle parle de la condition de la femme .

• Mai-Juin : Voyage avec SARTRE en Afrique Noire, Algérie et Maroc

• Août : quatrième voyage en Amérique .

1951 : Juin : achève la première version des Mandarins . • Ecrit Faut-il brûler Sade ? .

124

• Ecrit une préface pour Sade ,collection « Les écrivains célèbres » Mazenod .

• Juillet : Voyage avec SARTRE en Norvège , en Islande , en Ecosse et à Londres .

• Novembre : achète sa première voiture et commence de longues promenades .

• Décembre : Parution de Faut-il brûler Sade ? dans Les Temps Modernes .

1952 : Activité au sein des Temps Modernes qui se repolitisent

avec la venue de PEJU et de LANZMANN • Elle se fait opérer pour une tumeur bénigne au sein • Début de sa liaison avec Claude LANZMANN qui

lui fait découvrir la réalité juive . • Passe deux mois en Italie avec SARTRE • Voyage en Hollande avec LANZMANN

1953 : Parution du Deuxième Sexe en Amérique

• Juin : Voyage en Suisse et en Yougoslavie • Achève Les Mandarins et remet le manuscrit à

Gallimard

1954 : Janvier : Voyage en Algérie avec LANZMANN • Eté : Voyage en Espagne • Septembre : Voyage en Allemagne , Tchécoslovaquie

et en Autriche puis en Italie . • Octobre : Parution des Mandarins , en un mois

40.000 exemplaires vendus . • 6 Décembre : Obtient le prix Goucourt et refuse de

recevoir la presse .

1955 : Début de son engagement dans la guerre d’Algérie ; à travers Les Temps Modernes elle réclame

l’indépendance de l’Algérie et soutient le F.L.N • Juin : elle prend la défense de SARTRE et du

Sartrisme contre MERLEAU-PONTY dans « Merleau-Ponty ou le pseudo-sartrisme » dans Les Temps Modernes .

• Juin : Elle accompagne SARTRE à Helsinki au congrès de la paix .

• Voyage en Espagne

125

• Septembre –Novembre : Voyage en Chine avec SARTRE puis à Moscou

• Parution de Privilèges chez Gallimard

1956 : Voyage en Suisse puis à Londres et à Milan • La traduction des Mandarins paraît aux U.S.A • Elle écrit les commentaires d’un documentaire

filmé sur la Chine .

• 13 Juillet : Le Deuxième Sexe et Les mandarins sont mis à l’index par la Congrégation du Saint-Office .

• Octobre : Elle commence les Mémoires d’une jeune fille rangée , elle y travaille pendant 18 mois .

1957 : Informée par des témoignages sur la torture et les

exécutions massives ainsi que toute l’action française en Algérie.

• 10 Décembre : vit le procès de BEN SADDOK • La longue marche essai sur la Chine .

1958 : Janvier : elle témoigne et lutte pour le grâce en faveur de son ancienne élève Jacqueline GUERROUDJ .

• Remet à Gallimard les Mémoires dune jeune fille rangée qui connaît un énorme succès à sa parution

• Avril : Conférence sur le roman à la Sorbonne • 26 Mai-28 Octobre : Simone tient un journal intime où

elle suit les évènements d’Algérie et le référendum qui ramena De Gaulle au pouvoir . Elle l’intitule Journal d’une défaite .

• 30 Mai : Elle participe à une manifestation antigaulliste

• 2 Juin : Elle participe à une autre manifestation • 9 Septembre : Manifestation antigaulliste pendant le

discours de De Gaulle à la République . • 13 Septembre : Conférence à des enseignants protestants

à Bièvres sur l’engagement des intellectuels . • 29 Septembre : Affreusement déçue par les résultats du

référendum : De Gaulle au pouvoir • Elle se sépare de LANZMANN .

126

1959 : Découvre la réalité amère des camps de guerre /

• Mars : Meeting contre la torture à la Mutualité interdit .Simone et les autres organisateurs tiennent une conférence de presse .

• Août : Parution en Anglais ,dans Esquire de « Brigitte Bardot and the lolita Syndrome ».

• Fait la connaissance de SCHWARTZ-BART . • Une interview filmée de S.de BEAUVOIR au Canada

est censurée pour ses « opinions » subversives sur la religion et le mariage .

• Elle préface le livre du docteur Marie-Andrée Lagroua WEIL-HALLE : Le planning familial

1960 : 4 Janvier : elle apprend avec émotion la mort de CAMUS.

• Février : Voyage d’un mois à Cuba . • 10 Mars : Un article interview de Simone de

BEAUVOIR est publié dans France-Observateur « Aujourd’hui Julien Sorel serait une femme » .

• 11 Mars : Conférence télévisée de SARTRE et de S de BEAUVOIR à la Havane .

• Mai: Invitée avec SARTRE par l’union des écrivains Yougoslaves .

• 7 Avril : Article dans France-Observateur « où est la révolution cubaine ? »

• Mai : Ecrit la préface de La grand ‘Peur d’aimer du docteur WEIL-HALLE en faveur de l’usage des contraceptifs .

• Juin : Elle s’engage dans l’affaire Djamila Boupacha au côtés de Gisèle HALIMI

• Juillet : Voyage en Turquie et en Grèce . • Août : Elle signe avec toute l’équipe des Temps

modernes le manifeste des « 121 » sensé appuyer le refus des jeunes appelés de se rendre en Algérie

• Août-Octobre : Voyage avec SARTRE au Brésil • Conférences à l’université de Rio et à Sâo Paolo . • Reçue avec SARTRE par le président du Brésil . • 1er Octobre : Perquisition et arrestations aux Temps

modernes . • 23 Octobre : Seconde visite à Cuba . • Novembre : Parution de la Force de l’âge .

127

• Décembre : Conférence de presse à l ‘appartement de Simone : explication sur le manifeste des « 121 » .

• Parution d’une interview de S de BEAUVOIR dans Les Ecrivains en personne de Madeleine CHAPSAL .

1961 : Janvier : Article dans La Nef n°5 Janvier-Mars ; «La condition féminine » .

• Conférence à la cité universitaire d’Antony où elle explique les raisons de voter « non » au référendum • Conférence en Belgique où elle parle de l’Algérie sous le titre de « L’intellectuel et le pouvoir » . • Mi-Juillet : Rend (avec SARTRE) visite à Ait Ahmed ministre algérien détenu à Fresnes . • Juillet-Octobre : Séjour à Rome avec SARTRE • Septembre : Courte déclaration de S de BEAUVOIR

dans l’Europa Letteraria . • Ecrit la préface du livre de Gisèle HALIMI , Djamila Boupacha. • 1er Novembre : manifestation en faveur des algériens interdits de démonstration . • 18 Novembre : manifestation pour la paix en

Algérie , organisée par la ligue pour le rassemblement antifasciste .

• 19 Décembre : manifestation anti-OAS interdite mais S de BEAUVOIR et SARTRE sont au rendez- vous .

1962 : Janvier : Parution de Djamila Boupacha .

• 13 Février : Participe en tant que membre de la « ligue pour le rassemblement antifasciste » à la manifestation en l’honneur des victimes du massacre du métro Charonne .

• 12 Mars : Accompagne SARTRE à Bruxelles pour un Meeting sur l’Algérie et le fascisme .

• 15 Mars : Fait partie du Front d’action et de coordination des universitaires et des intellectuels pour un rassemblement antifasciste .

• 1 Juin –2 Juillet : Invitée avec SARTRE à Moscou par l’union des écrivains soviétiques .

128

1963 : Janvier : Voyage à Moscou .

• 5-8 Août : Assiste à Leningrad au Congrès du C.O.M.E.S (communauté européenne des écrivains). • Octobre : Publication de la La Force des Choses. • Novembre : Voyage en Tchécoslovaquie avec SARTRE , invités par l’union des écrivains . • Mort de sa mère Françoise de BEAUVOIR .

1964 : 30 Mai : Voyage en U.R.S.S. .

• Publication d’Une mort très douce. • Ecrit une préface aux contes de PERRAULT , en anglais

. • Ecrit une préface à La Bâtarde de Violette LEDUC • 9 Décembre : Elle participe , sur invitation , à un débat à

la Mutualité sur « Que peut la littérature ?» 1965 : 8 Avril : « Entrer en vieillesse », article dans Le Nouvel Observateur .

• Publication de « Que peut la littérature ? » • Juillet : Voyage en U.R.S.S et en Lituanie . • Août : Article dans McCall’s , en anglais : « What love is and isn’t » • Octobre : Elle participe avec SARTRE au congrés du

C.O.M.E.S à Rome . • 15 Octobre : Elle a un accident de voiture assez sérieux . • Elle écrit une préface en anglais au livre de Gisèle

FREUND : James Joyce in Paris : his final years . • Elle écrit une préface à La Majorité sexuelle de la

femme , des docteurs E et P.KRONHAUSEN .

1966 : Accepte d’écrire une préface au livre de Jean François STEINER , Tréblinka .

• 27 Avril : Article pour Le Nouvel Observateur, « Ils n’étaient pas des lâches ».

• 11 Mai : Elle prend la défense de STEINER contre David ROUSSET dans Le Nouvel Observateur .

• Mai : Voyage à Moscou avec SARTRE .

129

• 27 Mai : Elle vend avec SARTRE des manuscrits aux enchères afin d’aider 33 artistes espagnols à payer une lourde amende .

• Juillet : Accepte avec SARTRE de faire partie du tribunal Russell pour juger l’action américaine au Vietnam .

• 17 Septembre –18 Octobre : Voyage au Japon avec SARTRE : donnent des conférences aux universités

• Novembre : Elle assiste à un meeting à la Mutualité contre la guerre au Vietnam .

• Novembre : Parution des Belles images .

1967 : 25 Février-13 Mars : Voyage d’études en Egypte avec SARTRE .Ils sont reçus par NASSER .

• Conférences aux universités d’Alexandrie et du Caire sur les droits de la femme .

• 14-30 Mars : Voyage d’études en Israël . • Conférences à l’université hébraïque de Jérusalem et

à Tel-Aviv. • 2-10 Mai : Stockholm : tribunal Russell . • 19 Novembre-1er Décembre : Voyage au Danemark

pour la dernière session du tribunal Russell . 1968 : Janvier : Parution de La femme rompue

• Février : Elle signe une lettre ouverte à Miguel Angel ASTURIAS , prix Nobel de littérature et ambassadeur du Guatemala à Paris , protestant contre les crimes politiques impunis au Guatemala .

• 23 Mars : Participe à un meeting , à la porte de Versailles , sur le Vietnam .

• Mars : Voyage en Yougoslavie . • 6 Mai : Elle donne un compte rendu détaillé des

évènements de Mai 1968 . • Elle est fortement engagée dans les manifestations aux

côtés des étudiants de la Sorbonne . • Novembre : Invitée avec SARTRE en Tchécoslovaquie

. 1969 : 10 Février : « Amour et politique » , Le Nouvel Observateur .

130

• 11 Février : Elue au comité consultatif de la Bibliothèque nationale dans la catégorie « hommes de lettres » .

• Mars : Le Deuxième Sexe est censuré en Grèce . • 27 Avril : Elle ne vote pas au référendum , convaincue

que le système ne changerait pas . 1970 : Janvier : Parution de La Vieillesse .

• Séjour à Antibes avec SARTRE . • Juin : Conférence de presse à son domicile où elle

dénonce l’arbitraire des mesures prises contre La Cause du peuple ; journal de la gauche prolétarienne .

• Juin : Préside avec M. LEIRIS l’association « Les Amis de la Cause du peuple » .

• Elle distribue La Cause du peuple dans la rue en clamant : « Lisez la cause du peuple pour la liberté de la presse !»

• 14 Septembre : Elle accepte de prendre la direction de L’idiot international.

• 19 Octobre : Elle fait publier une lettre qui paraît dans le Le Monde , à travers laquelle elle conteste l’arrestation de Jean-Edern HALLIER , rédacteur en chef de L’idiot international .

• Automne-hiver : Le manifeste des 343 ; contactée par le M.L.F elle signe pour la loi d’un avortement libre .

• 20 Novembre : Manifestation du M.L.F pour une maternité libre, la contraception et l’avortement, défilé de la Bastille à la Nation .

• Elle participe à la protestation contre la situation des jeunes filles enceintes au C.E.T .

1971 : Janvier : Avec LEIRIS, elle défend la liberté de la presse et obtient la

reconnaissance de leur association « Les Amis de la Cause du peuple ».

• 6 Février : Reportage de Simone de BEAUVOIR dans J’accuse sur un accident de travail datant de quatre

ans . • Mai : Signe un manifeste avec 60 autres artistes et

intellectuels contre le traitement infligé au poète cubain H. PADILLA par son gouvernement .

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• 5 Mai : Quitte la direction de l’Idiot International . • 24 Septembre : Inculpée de diffamation envers la

police sur plainte du ministère de l’intérieur . • 20Novembre : Défilé avec le M.L.F à Paris pour un

avortement libre et gratuit .

1972 : 16 Février : Intervient avec SARTRE en faveur des militants maoïstes licenciés par Renault .

• 6 Mars : « réponse à quelques femmes et à un homme », article dans le Le Nouvel Observateur .

• 13-14 Mai : Elle participe aux journées de dénonciation des crimes contre la femme à la Mutualité .

• Juin : Préside l’association « Choisir » pour la loi d’un avortement libre .

• 15 Juin : Meeting à la maison de la culture de Grenoble sur l’avortement libre .

• Septembre : Parution de Tout compte fait . • Novembre : Témoigne au procès Bobigny ( affaire

d’un avortement ) . 1973 : Octobre : Dénonciation de la situation politique au Chili à travers Les Temps modernes .

• Octobre : Elle est assignée avec SARTRE en justice pour propos diffamatoires contre l’hebdomadaire Minute .

• 18 Décembre : Article de S.de BEAUVOIR dans Le Monde , « La Syrie et les prisonniers » .

1974 : Janvier : Nommée présidente de la ligue du droit des femmes fondée à l’instigation du M.L.F .

• Lutte contre toute discrimination sexiste . • 22 Février : Article de S.de BEAUVOIR dans

Le Monde, « Les lettres d’un juif allemand à sa mère » .

• Février : Parution de Divorce en France de Claire CAYRON avec une préface de S.de BEAUVOIR .

• Avril-Mai : Introduction au numéro spécial des Temps Modernes : « Les femmes s’entêtent … ».

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• 10 Septembre : Elle signe avec 300 intellectuels une protestation contre la détention des prisonniers politiques par le gouvernement de l’Inde .

• 25 Novembre : Elle signe avec 30 autres intellectuels un manifeste accusant l’Unesco d’exclure Israël de l’organisation .

1975 : 7 Avril : Première diffusion télévisée d’un entretien avec S.de BEAUVOIR .

• 23 Avril : Le prix de Jérusalem est attribué à S.de BEAUVOIR à l’ouverture de la foire internationale du livre .

• Avril : « Simone de Beauvoir interroge Jean-Paul Sartre » et « Des femmes en lutte » , deux articles –interviews dans L’Arc , numéro consacré à Simone de BEAUVOIR et la lutte des femmes.

• « Non au sexisme » , article-interview dans Marie-Claire .

• 16 Mai : Elle donne son appui au festival du film féminin à New-York .

• 12 juin : Signe avec SARTRE et d’autres écrivains un appel contre la peine de mort réclamée contre des basques traduits en justice espagnole .

• 14 Juin : Parution d’un dialogue entre la féministe américaine Betty FRIEDAN et S.de BEAUVOIR « Society and the female dilema » dans Saturday Review.

• 27 Juin : Accepte d’être nommée membre honoraire de l’association américaine des professeurs français.

• 5 Décembre : Meeting à la Mutualité organisé par le comité national pour la libération des soldats et militants emprisonnés .

1976 : Janvier : Parution du livre d’Henri KELLER , Amélie I avec une préface de S.de BEAUVOIR .

• Elle poursuit sa lutte féministe particulièrement en dénonçant la situation de la femme mexicaine .

• Juin : Elle publie dans Marie-Claire une lettre ouverte au président du tribunal de la 26ème chambre, où elle s’indigne contre la loi qui veut qu’un enfant conçu

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pendant le mariage ait pour père le mari et non le père naturel .

• Parution du livre d’Anne OPHIR , Regards féminins avec une préface de S.de BEAUVOIR .

• Simone de BEAUVOIR parle avec Alice SCHWARZER de la situation des femmes après l’Année de la femme , « L’éternel féminin est une imposture ».

1977 : 12 Janvier : Elle lance un appel aux chefs d’Etat membres de la conférence d’Helsinki en faveur de M. Michael STERN .

• 28 Janvier : Elle signe l’adaptation télévisée de La Femme rompue

• Parution d’Histoires du M.L.F de Anne TRISTAN et Annie PISAN avec une préface de S.de BEAUVOIR .

• Elle écrit une préface pour la traduction anglaise de La Storia d’Elsa MORANTE .

1979 : Quand prime le spirituel . 1980 : Mort de Jean-Paul SARTRE . 1981 : La Cérémonie des Adieux . 1983 : Elle obtient le prix Sonning (23000 dollar) attribué par le gouvernement danois pour l’ensemble de son œuvre . 1985 : Simone de BEAUVOIR est reçue à l’Elysée par le président Henri MITTERRAND . Elle refuse la Légion d’honneur . 1986 : 14 Avril , Simone de BEAUVOIR décède à l’âge de soixante dix huit ans .

• C F Simone de Beauvoir et Les écrits de Simone de Beauvoir de Claude FRANCIS et Fernande GONTIER

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SOMMAIRE

Pages

INTRODUCTION……………………………………………………… 2 Première partie : S. de BEAUVOIR, une femme à l’épreuve du siècle et du discours……………………………………….. 8 I- Une femme, un siècle………………………………………………… 8 1- L’enfance de BEAUVOIR, de « la belle époque » à la

« grande guerre »………………………………………………… 8 2- Sorbonne ou « années folles »…………………………………….. 10 3- L’aventure intellectuelle ou la « drôle de guerre »………………… 15

a- Désengagement / engagement…………………………………. 15 b- L’existentialisme ……………………………………………… 19

c- Journalisme, meetings et manifestations………………………. 20 d- Anticolonialisme et antigaullisme…………………………….. 22 e- Féminisme…………………………………………………….. 24

II- S. de BEAUVOIR et l’écriture de soi……………………………….. 25 1- BEAUVOIR ou l’écriture de soi intime…………………………… 26 2- BEAUVOIR entre fiction et autobiographie………………………. 28

Pages 3- BEAUVOIR mémorialiste………………………………………. 30 4- Les Mémoires d’une jeune fille rangée………………………….. 33 a- Mémoires ou récit autobiographique ? ……………………….. 34 b- Le pourquoi des Mémoires……………………………………. 37

1- Quelques événements de sa vie …………………………… 37

• Le scandale du Deuxième Sexe…………………….. 37

• 1952 / 1954………………………………………… 38

• 1955 / 1956………………………………………… 39 2- Halte au roman !…………………………………………… 40

3- A la recherche de la vérité perdue…………………………. 41

4- Tirer son être passé du néant………………………………. 42

5- Se raconter, un rêve d’enfance…………………………….. 43

6- Expérience personnelle et condition humaine……………… 44

7- La catharsis………………………………………………… 45 Deuxième partie : Le discours des Mémoires à la lumière de L’Ordre du

discours de M.FOUCAULT…………………………51 I- Le discours des Mémoires et L’Ordre du discours de M. FOUCAULT.... 51

1- Le discours des Mémoires………………………………………….51 a- La structure……………………………………………………...51

Pages 1- L’enfance…………………………………………………. 51 2- L’adolescence…………………………………………….. 57 3- L’étudiante……………………………………………….. 64 4- L’agrégation ou l’approche d’une libération…………….. 72

b- Le comment………………………………………………… 77

1- Une forme hybride……………………………………….. 77 2- Un style « psychanalytique »…………………………….. 78 2- L’Ordre du discours de M. FOUCAULT…………………………. 81 3- Les Mémoires à la lumière de L’Ordre du discours……………….. 85 a- Les procédures d’exclusion externes…………………………… 85

1- Le Désir……………………………………………………. 86 1-1- La politique……………………………………………… 86

• Eloge de la gauche ………………………………… 86 1-2- La sexualité……………………………………………… 88 2- Le pouvoir………………………………………………. 91. 2-1- Un discours athéiste……………………………………. 93. 2-2- Contre le mariage et la maternité………………………… 95 3- Le savoir……………………………………………………. 97 3-1- S.de BEAUVOIR : Accomplissement d’un sujet de discours et reconnaissance institutionnelle………………… 97

Pages 3-2- BEAUVOIR et la notion de vérité dans les Mémoires…….. 100 3-3- Vérités des Mémoires………………………………………. 102

• Satire et dénonciation de la bourgeoisie………………. 103 b- Les procédures d’exclusion internes………………………………. 106

1- S. de BEAUVOIR, lectrice / commentatrice…………………106

• BEAUVOIR voyageuse………………………………. 108 2- S. de BEAUVOIR auteure…………………………………. 109 3- La discipline chez BEAUVOIR……………………………. 111 Conclusion générale…………………………………………………….. 114 ANNEXE (chronologie)………………………………………………… 118 Bibliographie……………………………………………………………. 136

RESUMÉ

Un pur hasard a voulu, qu’en travaillant sur Les Mots de J.P. SARTRE, on fasse notre première rencontre avec une intellectuelle hors-pair .

En découvrant l’œuvre littéraire et philosophique ainsi que les engagements politiques de Simone de BEAUVOIR, nous avons été frappées par son œuvre autobiographique .

Une femme issue d’une bourgeoisie catholique et conservatrice décide en 1956 de s’écrire et de rendre publique sa vie et son intériorité . Cette entreprise beauvoirienne va au delà du simple défi de sa classe car le vrai défi réside dans son choix d’un genre autobiographique propre aux hommes : les mémoires . Pourquoi et comment s’écrit BEAUVOIR ? Ce sont les interrogations principales qui sont à l’origine de ce mémoire. Notre tentative de réponse a pour cadre l’ouvrage de Michel FOUCAULT L’Ordre du discours. Ce dernier, portant sur le discours en tant qu’objet de négociation entre individu et institutions sociales, nous est utile dans une perspective analytique d’un discours autobiographique et individuel qui se veut public . Notre analyse du premier ouvrage des mémoires de S. de BEAUVOIR intitulé les Mémoires d’une jeune fille rangée commence par une rétrospective nécessaire sur sa vie d’intellectuelle où engagement dans l’Histoire et souci de soi sont étroitement mêlés . Quant à notre démarche foucaldienne, elle aboutit à la mise en évidence de la teneur transgressive des Mémoires par rapport à l’Histoire et aux « gouvernementalités » garantes de « l’ordre » de 1958 (date de publication de l’ouvrage) . Un fait est désormais indéniable et c’est le grand apport de S. de BEAUVOIR à l ‘écriture de soi féminine et publique. Sa distinction à travers l’écriture des mémoires démontre son intense sensibilité à sa petite comme à la grande histoire tout autant que les grands hommes-mémorialistes de l’histoire littéraire .