Max Gallo - L'Âme de La France

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L'histoire de la France

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TabledesMatièresPagedeTitreTabledesMatièresPagedeCopyrightEpigrapheDédicaceavant-propos

LIVREI-LESSEMEURSD'IDENTITÉ1-LESRACINESETLESPREMIERSLABOURS2-LASÈVEETLATAILLE3-LEROYAUMEDÉVASTÉETRENAISSANT

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LIVREII-GUERRESCIVILES,

GLOIREDUROI,

PUISSANCEDEL'ÉTAT1-LAGUERREAUNOMDEDIEU2-LAMESSEDUROIETDESCARDINAUX3-LEGRANDSOLEILFRANÇAIS

LIVREIII-L'ÉCLATDESLUMIÈRES–L'IMPOSSIBLERÉFORME

ETLARÉVOLUTIONARMÉE1-LOUISXV2-L'IMPUISSANCEDUROI3-LALOIDESARMES

LIVREIV-LARÉPUBLIQUEIMPÉRIALE1-LACOURSEDUMÉTÉORE2-L'ÉCHODELARÉVOLUTION3-RENOUVEAUETEXTINCTIONDUBONAPARTISME4-LESVÉRITÉSDEMARIANNE5-L'UNIONSACRÉE

LIVREV-L'ÉTRANGEDÉFAITE

ETLAFRANCEINCERTAINE1-LACRISENATIONALE2-L'ÉTRANGEDÉFAITE3-L'IMPUISSANCERÉPUBLICAINE4-L'EFFORTETL'ESPOIRGAULLIENS5-LAFRANCEINCERTAINEDUMÊMEAUTEUR

©LibrairieArthèmeFayard,2007.978-2-213-63981-9

«Touslessièclesd'unenationsontlesfeuilletsd'unmêmelivre.«Lesvraishommesdeprogrès sontceuxquiontpourpointdedépartun respectprofonddu

passé.»ErnestRenan,LaRéformeintellectuelleetmorale.«IlestdeuxcatégoriesdeFrançaisquinecomprendrontjamaisl'histoiredeFrance:ceuxqui

refusent de vibrer au souvenir de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de laFédération.

«Peu importe l'orientationprésentede leurspréférences.Leur imperméabilité auxplusbeaux

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jaillissementsdel'enthousiasmecollectifsuffitàlescondamner.»MarcBloch,L'ÉtrangeDéfaite.«Lepeuplefrançaisestuncomposé,c'estmieuxqu'unerace,c'estunenation.»JacquesBainville,HistoiredeFrance.

Lesouvragesdumêmeauteurfigurentenfindevolume.

PourDavid.

avant-propos

L'âmedelaFranceetlepaindesFrançaisC'étaitilyaunquartdesiècle,en1981.Jeme souviens de ceux qui clamaient d'une voix vibrante que l'élection de leur candidat à la

présidence de laRépublique – c'était aussi lemien – allait faire passer la France « de la nuit à lalumière».

Vingt-cinqannéessesontécoulées.Onsaitcequ'ilenfut.Maislesbonimenteurssontremontéssurl'estradeetfontànouveaucommerced'espoir.

Ilsontchantédanslesannées30duxxesiècle:«Ilvaverslesoleillevant,notrepays...»Troisansaprèsl'«embellie»duFrontpopulaire,lesnazisentraientdansParis.

Ilsont,danslesannées80dumêmesiècle,promisqu'onallait«changerlavie».Etlechômageaensevelilepaysdanslaprécarité,l'incertitudeetl'angoisse.

Ilsdisent«Nousallonsgravir lamontagne.»Pourun«ordre justecontre tous lesdésordresinjustes».

C'estlamêmechanson.Et je crainsque cette ascension collectivepromisene se réduise–nous avonsvécu cela– au

pèlerinagedescourtisansgravissantderrière leRoi– laReine– lepetit rocherde leursambitionssatisfaites,cependantquelepeupleoubliécontinuedepatauger,enbas,danslesmarécages.

Pessimisme?Inquiétude, plutôt. Le réveil des peuples auxquels depuis des décennies tous les candidats au

pouvoirprésidentielpromettentsanstenirparoles'appellerévolteetmêmerévolution.Etdoncgrandsaccage.

Caronnepeutsusciterl'espérancecréatriced'unenationqu'enluidisantlavéritédesonhistoireetdesasituation,etnonenluioffrantdesmiragestrompeurs.

Or,pourlaFrance,lexxiesiècle telqu'ilcommence,serauntempsdes troubles.Lanationestankyloséeparunecriseprofonde.Elledoutedesonidentité,etdoncdesonavenir.

Elle ne peut qu'être ébranlée par les contrecoups d'une situation internationale qui est unvéritableavant-guerre.

Qu'onsongeauxproblèmesposésparlaproliférationnucléaire,leMoyent-Orient, laquestiondu pétrole, les conséquences d'une mondialisation non régulée, les migrations inéluctables et lesbouleversementsclimatiques.Sansoublierlarévolutionscientifiqueetsesrépercussionstechniques,socialesetéthiques.Dèslors,lepaysseradeplusenplusconfrontéàdestensionsdifficilesàapaiser.

Il faudra prendre des décisions rudes, peut-être cruelles. On ne pourra plus se contenter dedirigerlaFranceenflattantl'opinion.

Les candidates et les candidats aux élections prochaines en ont-ils conscience ? Y sont-ils

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préparés?Ilsleprétendent.Maismesurent-ilstouslaprofondeurdelacriseetdeschangementsquis'imposent?

Onpeutlégitimementendouter.Pourtant, depuis le début de ce siècle dangereux, le sol de la nation s'est déjà fissuré, laissant

apparaîtrelesentraillesdenotresociétéencrise.L'extrême droite a été présente au second tour de l'élection présidentielle de 2002 alors que,

depuisdeuxdécennies,elleétaitreléguéeaubancd'infamie.Lespartisdegouvernementn'ontrassembléqu'àpeine36%desvoix.Leprésidentsortantn'apasatteint20%dessuffrages.Lessocialistesqui,souvent,fontlamode,ontétééliminésparlesélecteurspourlapremièrefois

depuis 1969, en dépit de l'attention qu'on leur prête, des louanges qu'on leur tresse, del'autosatisfactionqu'ilsaffichent.

Cetremblementdeterrepolitiqueaétésuivid'unebrutalecouléedelaveduvolcansocial.Ennovembre-décembre2005,dans274communes,233bâtimentspublicset74bâtimentsprivés

ontétéendommagésouincendiés,et10000voituresontétébrûlées.Cequiporteletotaldesvéhiculesdétruitsdansl'année2005à45000!Desenginsincendiairesontétélancésdanstroismosquées,deuxsynagoguesontétévisées,une

égliseaétépartiellementincendiée.Quatrepersonnesonttrouvélamortdurantcettepériode.Maistoutvatrèsbien,madamelamarquise!

Quelques mois plus tard, le 23 mars 2006, sur l'esplanade des Invalides, dans le cœur

symboliquedeParis,autermed'unemanifestationcalmeetautorisée,desjeunesgensencapuchonnésontagresséetdépouilléceuxquidéfilaientpaisiblement.

Événementsmarginaux,accompagnantinévitablementladémocratiedelaruequiimposesaloiàladémocratiereprésentative,oubienactesrévélantlesnouvellesrupturesdelasociétéfrançaise?

« J'ai vu, témoigne un photographe, des jeunes se faire lyncher avec une violence inouïe. Jen'avaisjamaisencoreétéconfrontéàdetellesscènesàParis,àdesjeunescapablesdefairepreuvegratuitementd'uneincroyableviolence.»

Enoctobre-novembre2006,desautobusontétéincendiésenIle-de-France,dansleNordetl'Est,àMarseille.Despoliciersontétéattaqués.

Pourmaîtriseretcalmerdetellestensions,lesmotsetlessourirescharmeursnesuffirontpas.L'élu(e)delanationàlaprésidencedelaRépubliqueauprintemps2007devrapasserauxactes.OrlesFrançaisontbeaucoupapprisdepuistrenteans.Ils éliront « elle » ou « lui », mais ils ne se contenteront pas de postures avantageuses,

d'habiletés,degénérositésaffichées.Ilsontfaitl'expérienceetl'inventairedustylemitterrandienetdesgesticulationschiraquiennes.L'un était un président roué se complaisant dans les liaisons dangereuses, séducteur tout en

arabesquesetenhypocritesindignationsdefaçade.L'autre, un bateleur dressant son étalage sur les grands boulevards, retenant un instant les

badaudsparsoninsolenteesbroufe.Avecdetelsacteurs,lesFrançaisontbeaucoupapprissurlethéâtrepolitique,sesjeuxderôleet

sessimulacres.Seulsquelquescompèresetlescroyantsapplaudissentauxpromessesdesnouveauxcandidats.Levraipublicpartagéentrelescepticismeetl'espoirobserveetattend.Certes,unefemmeélueprésidentepeutrenouvelerlerépertoire,maisonexigerad'elleplusque

delacompassionoudelaséduction:desrésultats!

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Orlespromessesserontd'autantplusdifficilesàtenirque,pourêtreélus, lescandidateset les

candidats à la présidence de la République ou aux élections législatives auront d'abord divisé lesFrançais,accusantleursrivauxd'êtreresponsablesdesmauxquifrappentlepays.

Lecoupable,cen'estpasmoi,c'estl'autre,c'estladroite–ouc'estlagauche!Maisdegrandguignolenfarces,d'alternancesencohabitations,lesFrançaissaventquel'unvaut

l'autre.Eten2005,aumomentduréférendumsur le traitéconstitutionneleuropéen,quand lesacteurs

cessent d'interpréter la pièce Gauche-Droite, renoncent aux mimiques de leurs oppositions pourinviterlesFrançaisàvoteroui,ceux-cisaccagentlethéâtreenscandantnon!

Les Français ne se contentent donc plus des tours de passe-passe des prestidigitateurs. Ilsn'attendentplusqu'onsorteduchapeauunlapinblanc.

Leur vie est difficile. Les conflits et la violence, le fanatisme, sont une réalité. L'horizon estobscurcipardesrisquesmajeurs.

Quefaire?Ilfaudraitauxdirigeantslecouragededireetsurtoutd'agir.Carla«moraline»nesuffitpas.

Ilsdevraientsavoiroùconduitle«lâchesoulagement»,commedisaitLéonBlumaulendemain

deMunich,en1938.Fin,honnête,leleaderduFrontpopulairevoulaitlapaix,refusaitl'«excitationdupatriotisme»

(septembre1936),critiquaitceuxquicroyaientlaguerreinéluctable.Esthètesensible,ildétournaitlatêtepournepasvoirlesdangers.C'estlaidetbrutal,laguerre.Maisl'illusions'estfracasséecontreleréel.Blumaétédéportéparlesnazis.Des centaines demilliers deFrançais qui avaient défilé en clamant qu'ils voulaient le pain, la

paix, la liberté, ontmoisi quatre années dans les camps de prisonniers enAllemagne, victimes dedirigeants qui avaient préféré leur dire ce qu'ils voulaient entendre, que le temps était aux congéspayés–mérités–,etnonàlamobilisationetàlapréparationàlaguerre.

Elleeutlieu.Et lesparlementairesélusen1936dans l'«embellie»duFrontpopulairevotèrent le10juillet

1940,àVichy,lamortdelaRépublique.Seuls80d'entreeuxs'yrefusèrent.

Cette étrange défaite, le « plus atroce effondrement de notre histoire » (MarcBloch), peut sereproduire.

Pointn'estbesoind'uneinvasionétrangère.Ilsuffitque,faceàunecriseintérieureavivéeparunetensioninternationale,lalâcheté,ledésir

derassurer,l'emportentsurlecourageetlavolonté.Or la nation ne peut plus se permettre de dépendre des stratégies de carrière de dirigeants

soucieuxderassemblerleurscampspolitiques,oubliantquelaFrancelestranscende.« Je suis pour la France, disait deGaulle en 1965 quand on l'accusait d'être le candidat de la

droite.LaFrance,c'esttoutàlafois,c'esttouslesFrançais.Cen'estpaslagauche,laFrance!Cen'estpas la droite, la France ! Prétendre représenter la France au nom d'une fraction, c'est une erreurnationaleimpardonnable!»

Pournepas la commettre, il fautvouloirque laFrance seprolongeen tantquenationune etindivisible,etnonenunconglomératdecommunautés,d'ethnies,derégions,departispolitiques.

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Mais les élites de ce pays ont-elles ce désir d'unité nationale alors que, de concessions auxcommunautésenconfessionsetenrepentances,ellesdéconstruisentl'histoiredecepays?

Certes,ilfautenfiniraveclalégendequifaitdel'histoirefrançaiseunesuited'actionshéroïquesdictéesparlesoucidubiendel'humanité!

Pourautant,laFrancen'estpasuneogressedévorantlespeuples–etd'abordlesien!Enfait,onnepeutbâtirl'avenirdelanationsansassumertoutesonhistoire.

Elle s'est élaborée touche après touche, au long des millénaires, comme ces paysages que

l'homme « humanise » terroir après terroir, village après village, labour après labour, modelantl'espaceenunesortedevastejardinorganisé«àlafrançaise».

Et c'est ainsi, d'événement en événement, depériodes sombres enmoments éclatants, que s'estconstituéel'âmedelaFrance.

Onpeutl'appeler,avecBraudel,«laproblématiquecentrale»denotrehistoire.«Elleest,écrit-il,unrésidu,unamalgame,desadditions,desmélanges,unprocessus,uncombatcontresoi-mêmedestinéàseperpétuer.S'ils'interrompait,touts'écroulerait.»

C'est la question qui est posée en ce début du xxie siècle à la nation : « Voulons-nous nousperpétuer?»

Nosélitesleveulent-elles,partagent-ellesencorelaréflexiondeRenanselonlaquelle«touslessièclesd'unemêmenationsontlesfeuilletsd'unmêmelivre.Lesvraishommesdeprogrèssontceuxquiontpourpointdedépartunrespectprofonddupassé»?

Maisquis'exprimeainsiaujourd'hui?Lemotdenation,mêmes'ilestànouveauemployé,estencoresuspect.Onévoquelepays,les

régions,lesprovinces,l'Europeoulemonde.Rarementlapatrie,mottombéendésuétude.Etquandquelqu'unoseparlerdepatriotisme,depatriotes,on ricaneoubienon le soupçonne

d'êtreunextrémistededroite.Lanotiond'identitédelaFrancefaitmêmequestion,alorsqueBraudelenavaitfaitl'unedeses

références.« Une nation, écrivait-il, ne peut être qu'au prix de se chercher elle-même sans fin, de se

transformer dans le sens de son évolution logique, de s'opposer à autrui sans défaillance, des'identifier au meilleur, à l'essentiel de soi, conséquemment de se reconnaître au vu d'images demarque,demotsdepasseconnusdesinitiés(queceux-cisoientuneéliteoulamasseentièredupays,ce qui n'est pas toujours le cas). Se connaître à mille tests, croyances, discours, alibis, vasteinconscientsansrivages,obscuresconfluences,idéologies,mythes,fantasmes...»

Ainsi s'est constituée, s'est maintenue, s'est déployée au cours de notre histoire l'âme de laFrance.

Maislesprésidentsquisesontsuccédédepuistrenteans,aulieudesesoucierd'elle,ontpréféréparlerdesFrançais,leursélecteurs...

AdieulaFrance,ont-ilstouslancéavecplusoumoinsdenostalgie.LepremierjugeaitquelaFrance,nereprésentantplusque1%delapopulationmondiale,devait

sefondredanslacommunautéeuropéenne.Ledeuxièmeconcédaitqu'elleétaitencorenotrepatrie,maisquesonavenirs'appelaitl'Europe.Letroisièmel'invitaitàlarepentanceperpétuelle.

L'alibidenostroisprésidents–etdenosélites–étaitquelesFrançaissemoquaientdelaFrance,

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cettevieillerie!Lescitoyens,prétendait-on,sesouciaientdurégimedeleurretraite,deleuremploi.Ilsvoulaient

qu'on les protège, que les hommes politiques les débarrassent du carcan « centralisé » de l'État etchoisissentlaproximité,larégion,nonlesgrandesambitionsnationales.

Onadonc remisédans les caves et lesgreniers Jeanned'Arc, laSaintePucelle, et ledrapeautricolore,nationaliste,Napoléonl'esclavagisteetLaMarseillaise,lasanglanteguerrière!

C'est là, aux oubliettes, que l'extrême droite a trouvé ces reliques abandonnées, elle les abrandieseton luia laisséprétendre–celaarrangeaitceuxque l'histoiredeFrancegênait–qu'elleétaitle«Frontnational».

Ainsi les élites ont-elles donné le sentiment qu'elles n'avaient plus la volonté de perpétuer lanation.

Qu'ils'agissaitlààlafoisd'unetâchearchaïque,néfasteetimpossible,voirecompromettanteetridicule.

Mais,depuisqu'onnesesoucieplusdel'âmedelaFrance,lesproblèmesquotidiensdesFrançaissesontaggravés.

Onleuraditdepuistroisdécennies:Oublionslesrêvesdegrandeur!Cessonsd'êtreunepatrie,devenonsunensemblederégionseuropéennes!Finissons-enavecl'exceptionfrançaise!Effaçonsnotrehistoireglorieusedenosmémoires!Elleestcriminelle.N'évoquonsplusVersailles,ValmyouAusterlitz,maisleCodenoir,larafleduVel'd'Hiv',Diên

BiênPhuetlatorture!Soyonsd'uneprovince,basqueoucorse,poitevine, savoyarde,vendéenneouantillaise,etnon

d'unenation!Restonsenracinésdansnoscommunautésetnostraditionsd'origine.Soyonsdelà-bas,mêmesi

nousavonsnospapiersd'ici!Négligeonslefrançais,conjuguonsnoslanguesavecl'anglaisbruxellois!Ainsinousvivronsmieux!Nousauronsplusdepain,plusdepaix,plusdeliberté!

UntempslesFrançaisl'ontcru.Maislesmotsdeviennentpeuàpeupoussièrefaceàl'expériencevécue.Ilsnesontplusquedesmensonges.Lepainestrareetcherpourlechômeur.L'insécurité,laviolenceetlefanatismemenacentlapaixetlaliberté.Et,en2005commeen2002,lesFrançaisontsifflélesbonimenteurs.

Ilsrecommencerontdemainsilespromessesnedeviennentpasdesactes.Ils ont appris que leurs problèmes individuels, dans un monde cruellement conflictuel, ne

peuventêtrerésolusquesi,àreboursdudiscoursdesélites,ledestindelaFrance,desonidentité,desesintérêtsnationaux,estlapréoccupationpremièredeceuxquilesgouvernent.

Et qu'une nation ce n'est pas seulement une somme de régions souveraines, un « agrégatinconstituédepeuplesdésunis».

Iln'ya,iln'yauradepain,depaix,delibertépourlesFrançaisquesiondéfendetperpétuel'âmedelaFrancetellequenotrehistoirel'afaçonnée.

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LIVREI

LESSEMEURSD'IDENTITÉ

Desoriginesà1515

1

LESRACINESETLESPREMIERSLABOURS

delapréhistoireà400aprèsJésus-Christ

1.Aucommencementdel'âmefrançaiseilyalaterre.Ce n'est qu'un coin d'espace encerclé par les glaciers qui s'amoncellent sur les bordures du

territoiremaisquijamaisnerecouvrirontcethexagonebalayéparlestempêtesdepoussièredelœss.Celle-cisedépose,s'accumule, formantdes terrassesdont leventviolentmodifie lescontours.Lesglaciersavancent,reculent;lafaune,laflorechangent,leclimats'adoucit,setempère,puislefroidredouble.

Etceladurantdescentainesdemilliersd'années.

Quipeutconcevoircequesignifiel'épaisseurimmensedutemps?

Les formes de ce territoire au long de ces troismillions d'années sont encore imprécises, ledessinestinachevé.

Mais sur cette surface d'étendue moyenne, les blocs granitiques – plateaux, monts, chaînesaraséesparl'érosion–côtoientlesplusrécentesmontagnes,lespicsdéchiquetés,lessommetsquelesglaciersensevelissentencore.

Les roches d'âges différents – des centaines de milliers d'années des unes aux autres – sontvoisines,séparéesparfoisparunétroitsillonoùdesfleuvess'installent.

L'Europeserassemble,s'entremêledanscethexagonequiseralaFrance.Cepaysestcommeunrésumédecequi,ailleurs,s'étaledansunemonotoniesemblantnejamais

devoirs'interrompre,alorsqu'icionpassed'unpaysage,d'unreliefàl'autre.Etcecommencementdel'âmedelaFranceditainsiladiversité,unemarqueteriededifférences,

unlieuoùl'onserencontreetsemêle.Cen'estqu'uneterre,maisc'estl'empreintepremière.

Cependant,rienencoren'estdéfinitif.Lesassautsglaciairessesuccèdent.Autourdehuitmilleansavantnotreère,lamerfaitirruption,séparantcequ'onnommeralesîles

Britanniquesducontinent,isolantlebassinfluvialdelaTamisedeceluiduRhin,donnantseslimitesàl'hexagone.Par ses origines, par lamémoire de la terre, il était donc lié à cette partie que lameréloigne,quidevient îles.Cesontdésormaiscommedes frèressiamois tranchéspar l'encastrement,entreeux,delamerduNord.Etchacunvivradifférentmalgréleursouchecommune.

Lesformesetleslimitessontainsienplace.La terre hexagonale enseigne la diversité des horizons, des sols et des roches aux premiers

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hommes qui surgissent, venant de l'est par la grande voie danubienne, et du sud par la voieméditerranéenne.

Quesait-ondeceshommesd'ilyaplusd'unmilliond'années?Peut-onimaginerqu'eneux,aufonddeleurregard,ilyadetempsàautre–et,entrechacunde

ces moments, peut-être faut-il compter cent mille années ? – une étincelle qui, un jour, après unnouveaudélugedetemps–800000ans?–donnerauneflammèche?

Elle annonce qu'ici, sur ce sol, surgira – il y faudra une autre coulée gigantesque d'années –l'âmedelaFrance.

Lespremiersdeceshommes-làsontdesprédateursqueleurnomadismepoussed'unpaysageàl'autre, que le froid et le vent font reculer, se réfugier dans des grottes, mais auxquels leréchauffementduclimatdonnel'audacederepartir.

Ils chassent. Ils pêchent. Ils cueillent. Ils taillent dans la pierre des armes et des outilsrudimentaires.Ilstendentdespiègeset,selonlesépoques–entreelless'étendentdesmillénaires–,ilstuentl'hippopotame,lerhinocérosoul'oursbrun,lecerf,lesanglieroulelapin,lebisonoulechevalsauvage,letaureauoulebouquetin.

Ilsfaçonnentdesgrattoirs,desperçoirs,etbientôtpolissentlapierre,leboisdecesarbresqui,enfonctionduclimat,s'enracinentdanslenordoulesuddel'hexagone:bouleaux,pins,noisetiers,chênes,ormes,tilleuls...

Et,letempss'étantencoreécoulé,voiciqu'enfrottantdesboutsdeboisl'uncontrel'autreilsfontjaillirdesétincelles,maîtrisantcefeuqueparfoisdéjàlafoudreleuroffrait.

Ilss'accroupissentautourdufoyer,ceshommesqu'onnommedeNeandertal–dunomd'unsiteprochedeDüsseldorf.

Ilsontlavoûtecrâniennesurbaissée,desarcadessourcilièresrenflées,énormes,unfrontfuyant,leurfacesansmentonestunmuseau.IlssontpourtantHomosapiens.AprèseuxviendrontlesHomosapienssapiens,l'hommedeCro-Magnon–vieuxde35000ans,trouvéauxEyzies-de-Tayac-Sireuil,danslaDordogne–,dontlaboîtecrâniennes'estallongée.

Mais, pour passer de l'un à l'autre, de la pierre taillée (paléolithique) à la pierre polie(néolithique),ilafalluplusieursmilliersd'années,peut-êtreplusdecentmille.

Ilsbrisentlapierreàcoupsdeburin.Ilslagrattent.Ilslalustrent.Ilssontencorenomades,maisdéjà,dansunclimatplustempéré,ilsdemeurentlonguementsurleslieuxqu'ilsjugentfavorablesàleurschasses.

Ils sont là, entreLoireetGaronne, et leursgénérations se succèdent sansaucune interruption,faisantdecetterégionl'unedesseulesdeFranceoùl'occupationhumaineaitétépermanente.

Lepeuplementestdensedans lesvalléesde laDordogneetde laVézère,dans lePérigord, laCorrèze.

Lesquelsdeceshommes-là,quiserassemblentautourdesfeuxetsoufflentsurlesbraisespourquelesflammesbleutéesdansentdevantleursyeuxfixes,ont,quandlamortfrappaitl'undesleurs,décidédel'enfouirdansunetombeafinqu'ilviveuneautrevieetquesoncorpsabandonnénesoitpaslivréauxrapaces,auxfauves?

DanslaCorrèze,àLaChapelle-aux-Saints,ilsontpréparécettesépulture.

Est-celepremierindiced'uneâmequi,eneux,commencesontravaildegenèsedel'homme?Pour qu'ainsi la terre de l'hexagone devienne un grand reposoir où, génération après génération,

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durantdesmillénaires,lescorpsfécondentleterritoire,millionsdemortsquisontcommel'humusdel'âmedelaFrance?

Cette tombedeLaChapelle-aux-Saints, leshommes l'ontconçueetcreuséequarantemilleansavantnotreère.Etc'estlesignequ'ilss'interrogentàtâtons,entreeffroietrêve,surcequ'estcetteviequiunjourlesabandonne,surcesanimaux,biches,bouquetins,chevaux,taureaux,qu'ilstuentetdontils se repaissent, et parce qu'ils veulent les « saisir » ils les emprisonnent dans leur regard, lesreprésententsurlesparoisdesgrottesàLascaux,àRouffignac(Dordogne).

Unrenneapparaîtsurcesparois,seul témoind'untempsglaciairequiadisparu,puisviennenttaureaux, bisons, cerfs, chevaux peints en noir, en jaune, en rouge, animaux d'un climat tempéréinstallédansl'hexagoneautourdecesannées17000-15000avantnotreère.

Etc'estainsiquesurcetteterrehexagonalesurgitlapremièrecivilisationconnuedel'humanité,brille l'étincelle de l'art, ce phénomène majeur du paléolithique. Dans la profondeur abyssale dutemps,l'âmegermelàoùl'hommejetteunregardinterrogateursurlui-mêmeetsurlemonde.

Là, il creuse une tombe, et quelques millénaires plus tard, alors que les temps glaciairess'achèvent,ilprendsoindesesmorts.Ildressedespierresendelongsalignements,etcesmenhirs,encoredebout,rappellentqueletempsleplusreculé,leplusobscur,esttoujourslenôtre,quel'âmedelaFranced'aujourd'huin'enfinitpasdecommunieravecsesorigines.

Ailleurs, l'homme d'après le paléolithique construit des dolmens, lourdes tables de granit,tombes individuelles ou collectives.Ces rites funéraires, cesmonuments dressés aux disparus, cesmanifestationsdel'âme,révèlentquel'hommevivantveutquesesmortsdemeurentàsescôtés.

Ilneluisuffitplusdeselivreràdesrepasrituelsoùilmangelecœuretlecerveau,lamoelledesosdesdisparus,manièredeconserverleursforcesenlui.Ilveutleshonorer,lesgarderprèsdeluienceslieuxoùdésormaisils'installeensédentaire,oùilcommence–quatremilleansavantnotreère ?– àgratter le solpour creuserun trou, tracerun sillon, enfouirune semence,devenant ainsiagriculteuretnonplusseulementchasseur.

Lesterroirssedessinententrelestombes.Etilscomposentaujourd'huiunecartographiedelapréhistoirefrançaise.Quimarqueencorenotresol,notreprésent.

Chaqueannée,durantledernierquartduxxesiècledenotreère,moinsd'unedizainedemilliers

d'annéesaprèslaconstructiondesmenhirsetdesdolmens,etmoinsdevingtmilleansaprèsqueleshommes eurent peint les fresques rupestres de la grotte deLascaux, unprésident de laRépubliquegravissaitlarochedeSolutré,enSaône-et-Loire,accompagnéd'unepetitefouledecourtisansetdejournalistes.

Autourdecerochersurplombantlaplainesetrouvaitunamoncellementdecarcassesdeplusdedix mille chevaux. Poussés vers le vide par les chasseurs préhistoriques qui, les poursuivant, lesacculaientàlamort,oubienvictimesd'uncataclysme?Lemystèredemeure.

Maisce«pèlerinageprésidentiel»,cerituel,cettemanièredetenirlefilnouéavecleshommesdes premiers temps, leurs lieux sacrés, demettre ses pas dans l'humushumainde notre hexagone,montrait que l'âme de la France restait liée aux temps préhistoriques et qu'elle se reconnaissaitcomme leur fille lointaine.Mais peut-on employer cemot pour dire vingt mille ans, après avoirparcourudescentainesdemilliersd'années?

2.Ce n'était plus les temps glaciaires, et l'âme des hommes de cette terre hexagonale qui

s'appelleraitlaFrancefixaitsespremiersrepèresdansunclimattempéré.DelagrottedeLascauxà larochedeSolutréetauxmilliersdemenhirsdressésàCarnac, les

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représentationspicturalesoulestumulusfunérairescollectifsetlestombesindividuellesfaisaientdela terre un espace sacré, d'autant plus qu'on apprenait à la labourer, à la ensemencer, et qu'ainsisanctifiéeparl'humushumainelledevenaitlaGrandeMèrequiconservaitlescorpspourleurdonneruneautrevie,maisaussilaNourricièrequicompensaitlesaléasdelachasseetdelacueillette.

Etonvoulaitdésormaiss'enraciner,setenirserréslesunscontrelesautrespourcultiver,tisser,modelercespoteriesquel'ondécoraitengriffantlevaseencoremalléableavecdescoquillages(lecardium).Et l'artnaissaitainsi, sur les rivesde laMéditerranée,pour remonter lavalléeduRhôneverslenord.

C'estlà,nonloindufleuve,entrelemassifhercynienetlamontagnealpine,quel'onretrouve,àmi-cheminentreAvignonetOrange,lestracesdupremiervillaged'agriculteursdelafutureFrance:Courthezon.

Onypolitlapierre–c'estl'époquenéolithique–,maisonyutilisebientôtlesmétaux,lecuivre–l'âgechalcolithique–puislebronze,et,àlafindunéolithique,lefer.

Enmoinsdecinqmilleans–Courthezonaétécréévers4650avantnotreère–ilseproduitainsiplusde transformationsdansnotrehexagonequ'ilnes'enétaitaccomplienplusdecinquantemilleans!

On incinère les morts, on enfouit leurs cendres dans des urnes que l'on regroupe en vasteschampsainsipeuplésdel'âmedesdéfunts.Oncréedestombesindividuelles,onédifiedestumulusdebronze.Etlaterren'estplusseulementuneétendue,maisunberceaudel'âme.Oncréedespaysages,onouvredesclairières,ontracedeschemins,desroutes.

OnconstruitdesmaisonssurdespieuxaulacdeChalin,dansleJura.UnvillageestidentifiéàChassey, près de Chagny, en Saône-et-Loire. Entre les groupes de sédentaires, les échanges semultiplient,lesroutesformentunréseauquipeuàpeudessinelatramedel'hexagone.

Ces hommes qui façonnent des poteries, qui abattent les arbres pour aménager chemins etclairières,quisepréoccupentdudestindeleursmorts,sontlespremiersoccupantsdel'hexagone.

Ilsontlecrânecourt.Ilssontrâblés.Mais,aucoursduderniermillénaired'avantnotreère,ilsvoientprendrepiedsurlaterrehexagonaled'autreshommes.

Lesunsviennentde l'Est,dubassinduDanube,etpeut-êtredeplus loinencore.LesGrecs lesappellentKeltai,Celtes,cequisignifie«leshommessupérieurs,sublimes».

LesautresviennentduSud.CesontdesGrecsdePhocée,et,en620avantnotreère, ilscréentMarseille,lapremièrecitégrecquedel'hexagone.Elleessaimera,donnantnaissanceàNikaia-Nice,Antipolis-Antibes,Agathé-Agde,Theline-Arles.

Cescités-làrestentnosrepères.Ellessontquelques-unsdespremierspointsd'appuidel'âmedelaFrancequi,peuàpeu,investitl'hexagone,cetteterrequiestlapremièredesrégionsd'OccidentàentrerencontactdirectaveclesgrandescivilisationsdubassinorientaldelaMéditerranée.

Ainsi,durantlepremiermillénaireavantnotreère,alorsquecommencel'âgedufer,l'hexagones'ouvre auxCeltes et auxGrecs qui vont, à leurmanière, féconder la terre de la future France etcommenceràmodelersonâme.

3.C'estdésormais leventde l'histoirequisoufflesur l'hexagone.Letempsnesecompteplusen

centainesouendizainesdemilliersd'années,maisensiècles.L'espritquierraitdanslestempspréhistoriquespeutdésormaisconcevoircesduréesquiluisont

plusfamilières.Demême,ilvoitentrerdansl'hexagoneetdansl'histoiredespeuplesidentifiésquifontpartiede

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samémoireetdeseslégendes.Celtes–Gaulois–,Grecs,RomainsetGermainspeuplantnosmythologiessontautantd'éléments

denotreâmecontemporaine.Lesnomsdecités,lesvestiges,lesmonuments,lasymboliquequienestissue,sontaucœurdenotreprésent.

Nous imaginons que nous sommes leurs descendants directs. On peut, dans un cortèged'aujourd'hui, voir unmanifestant, vêtu en Gaulois de légende, porté sur un bouclier, incarner la«résistance»àuneloiquel'opinioncondamne!

Ainsi, à tout instant, le passé légendaire investit le présent, oriente le futur, gardevivante uneâmequisestructuredanslesdernierssièclesd'avantnotreère.

LesGrecs sont installés le longde lacôteméditerranéenne.LesCeltesdemeurentaunord,aucentreetdepartetd'autreduRhin.Destribusnouvelles–lesBelges–arriventetlesrefoulent.Puissurviennent les Germains, qui menacent les Celtes, les repoussent vers le sud, les font entrer encontactaveclesRomains.

Cespeuplessecôtoientets'interpénètrentdanscerésuméd'Europequ'estl'hexagone.Iln'yapasuneseule«race»,unseul«peuple»,maîtresduterritoire.Ainsi, dès sa genèse, parce que l'hexagone est comme un impluvium qui recueille toutes les

« averses » de peuples, l'âme de ce qui sera la France est ouverte. Les peuples venus d'ailleursl'irriguent.

C'est leur présence sur le sol hexagonal, et non leur sang, qui détermine leur appartenance etbientôtleuridentité,quellequ'aitétécelledeleursorigines.

Dèscespremierssiècleshistoriques,cequiconcernel'hexagonetouchelerestedel'EuropeettoutelaMéditerranée.Lebassindanubienet,au-delà,laGrèceetsescoloniesd'Asiesontauxsourcesdecepeuplementhexagonal.

EtlesCeltesnesecontententpasdeserépandredansl'hexagone;ilsenvahissentlenorddelapéninsuleItalique.

Ilsontlecoqpouremblèmeetdeviennent,pourlesRomains,Galli,Gaulois,dunomdececoq,gallus.

En385avantJésus-Christ,cesGauloissontsouslesmursdeRomeetmenacentleCapitole.Quandilssereplient,battusparlesRomains,ilss'installentdanslaplaineduPô,oùl'undeleurs

peuples,lesBoii,fondeBononia,Bologne.Etcetterégionpadanequ'ilsmarquentdemanièreindélébile–n'ya-t-ilpasuneLigueduNord

dans l'Italie d'aujourd'hui, et les dialectes de l'Émilie ne recèlent-ils pas desmots « gaulois » ? –devient, pour les Romains, la Gaule Cisalpine, la première Gaule, antérieure à l'hexagonale, la« nôtre », qui ne surgira que peu à peu, trouvant son identité gauloise dans la perception de sadifférenced'aveclesGrecs,lesRomains,lesGermains.

Les Gaulois de cette Gaule Transalpine – ainsi nommée par les Romains – s'hellénisent aucontact des Grecs des cités de la côte méditerranéenne. Le commerce unit ce Sud au Nord. Desamphores remplies de vin sont transportées sur le Rhône, la Saône, la Seine, le Rhin. D'autresmarchandises–armes,tissus,poteries–franchissentlescolsdesAlpes.

Ainsi, en même temps que surgissent l'identité gauloise et l'âme de la Gaule, se constituel'Occident.

Cettepériodedel'âgeduferestdoncdécisive.Lapremièreséquence–lapériodeditedeHallstatt,dunomd'unvillageprochedeSalzbourg–,

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jusqu'aux années 400 avant Jésus-Christ –, puis la seconde, la période de la Tène – du nom d'unvillage proche de Neuchâtel –, jusqu'aux années 150 avant Jésus-Christ, voient se mettre enmouvementcettedialectiquedel'unitéetdeladivisiondel'Europequiseraàl'œuvretoutaulongdel'histoiredececontinent.

Les peuples et les régions se séparent et s'unissent. Le réseau des routes commerciales lesrapproche,unifiepeuàpeuleursmœurs.

ÀVix,dans laCôte-d'Or,aupieddumontLassoisquicommandeetverrouille lavalléede laSeine,latombed'uneprincesse,morteautourdesatrentièmeannéeversl'an500avantJésus-Christ,contientun immensecratèregrec(1,65mètredehaut,plusde200kilos).Lesbijouxdecette jeunefemmepermettentdemesurerl'éclatdecettecivilisationceltique–ondirabientôtgauloise–ouverteauxinfluencesgrecques,quimarqueuneétapedeplusdanslaconstructiondel'âmedelaFrance.

Plusausud,danslaDrôme,levillageduPèguerévèleluiaussil'influencegrecque:unchampd'urnes,unensembledefortifications.

Lacivilisationceltiques'enracineainsienmaintslieuxdel'hexagone.ÀEntremont,non loind'Aix-en-Provence,on identifieunensemble fortifiéconstruitvers450

avantJésus-Christ.Desvilles:Bibracte,prèsd'Autun,surlemontBeuvray,Gergovie,prochedeClermont,Alésia,

danslaCôte-d'Or,témoignentdudéploiementdecetteâme«gauloise».UnprésidentdelaRépublique,àlafinduxxesiècle,amêmesongé,untemps,àsefaireinhumer

surlemontBeuvray.Ilavaitmêmeacquisàcettefinuneparcelledeterre,voulantparlàs'insérerauplusprofonddenotrehistoire,peut-êtresel'approprier.

Vitalitétoujoursrenouveléedenosorigineslégendaires...

Entousceslieuxondécouvrelacréativitégauloise.Ilsinvententletonneauetlesavon.Ilssontcharrons, forgerons, charpentiers. Ils construisent des chars àdeuxouquatre roues. Ils lesplacentparfoisauprèsdeleurschefsdécédés,danslestombesprincièresqu'ilsbâtissentpourleshonorer.

Ce sont des guerriers valeureux, aux armes puissantes : glaive court, hache. Ils sont bonscavaliersetchargent,casqués.Impitoyables,ilspendentàleurceinturelestêtesdeleursadversairesvaincus.

LesRomainsseméfientdecepeuplegauloisqu'ilscontrôlentenGauleCisalpine,maisquirestetumultueuxenGauleTransalpine.

Ils veulent l'isoler de cette merMéditerranée où se croisent et s'articulent les relations entretoutes les provinces de leur république : cetteMare Nostrum qui ne saurait être menacée par lesGaulois.

Alors ils font la conquête du littoral méditerranéen, y créent des villes, dont Narbonne. Laprovincequ'ilsyinstituent,quiporteralenomdeNarbonnaise,tientlesGauloiséloignésdelamer.

Ainsis'ébaucheàpartirdecetteprovincelasurveillance–quiconduitàladomination–parlesRomainsdelaGauleTransalpine.Ilsyinterviennent,nouantdesalliancesavectelouteldespeuplesgaulois,Éduens,Arvernes,Séquanes,Rèmes,Lingons. Ils jouenthabilementdes rivalitésentreeuxtous.

Dès l'origine, ce peuple gaulois qui s'unifie porte donc en lui, par sa diversité même, desfermentsdedivision.L'âmedelaFrancepeuttoujourssefissurer,unepartied'elle-même,êtreattiréeparlarupture,laséparation,l'allianceavecl'étranger.

EtlesRomains,adossésàlaNarbonnaise,dedéfinirainsitroisGaules:l'Aquitaine,laCeltique,laBelgique.

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Ilscreusentdecettemanière,surleterritoiredelaGaule,dessillons,presquedesfrontières,quines'effacerontplus.

DanschacunedecesGaules, lescitéssontautantdelueursquicontinuentdebrillerdepuiscesdébutsdel'histoire.

Avaricum (Bourges), Cenabum (Orléans), Autricum (Chartres), Vesontio (Besançon), Lutetia(Paris),Adenatunum(Langres),Burdigala(Bordeaux),Segodunum(Rodez),Mediolanum(Saintes),Lemonum (Poitiers), Samarobriva (Amiens), Rotomagus (Rouen),Arras, Beauvais, Reims (crééesrespectivement par les peuples des Arelates, des Bellovaci, des Rèmes) : nommer ces cités, c'estparcourirtoutel'histoiredeFrancejusqu'àl'avènementduxxiesiècle.

C'est découvrir, au cœur des villes d'aujourd'hui, des vestiges qui sont les racines de notreprésent.

Cescitésetceslieuxconstituentunesorted'archipeldontlaplupartdes«îles»–cesvilles–seperpétuentaumilieud'ungrandremuementdepeuples.

Les Parisii et les Séquanes quittent alors le bassin de la Seine sous la poussée desBelges, etgagnentlesunsleYorkshire,lesautreslaFranche-Comté.

LesRomainss'emploientàrefoulerlesGermains,dontilscraignentl'allianceaveclesGaulois.Eten102-101avantJésus-Christ,leconsulMariusbatlesTeutonsàAix-en-Provence,etlesCimbresàVerceil,enGauleCisalpine.

Ainsisecréentdesséparations,desoppositions,quivontperdurer.

LaGaule qui a rassemblé et amalgamé les peuples est aussi le lieu de leur émiettement, unesourcequisedéversedanslesrégionsvoisines.

Elle est, comme sa géographie la détermine, un condensé d'Europe, le territoire où toutel'histoireducontinentsenoue.

Etsurcegrandberceauhexagonaloùvagissentlesâmesdesfuturesnationsrivalesetprochess'étendl'ombredel'aigleromaine.

4.Quand les légions de Jules César avancent en Gaule, précédées de leurs aigles aux ailes

déployées,l'histoiresemêleàlalégende.Et c'est en s'appuyant sur les Commentaires de César vainqueur qu'on peut se représenter

commentseconstruitalorsl'âmedelaFrance.Onvoit–onimagine–Vercingétorix,lejeunechefdesArvernes,peupled'Auvergne,dirigeret

incarnerdurantdixmoislarésistanceàlaplusgrandearméedumonde.Avantd'êtrebattuàAlésiaetdemourirétranglédansuneprisonsouterrainedeRome–leTullianum–aprèsletriomphedeCésar,leGauloisauraréussiàrassemblerautourdeluilaplupartdespeuplesdelaGaule,unearméedecentmillehommes,etàinfligeraugénéralromainunedéfaitesouslesmursdeGergovie.

LeslieuxdecesaffrontementsentreleslégionsdeCésaretlesguerriersgauloissesontinscritsdanslalonguehistoirefrançaise.

C'estainsiqu'uneâmenationalepalpiteausouvenirqu'àCenabum(Orléans)débutalapremièrerébellion gauloise contre Rome, qu'elle subit une défaite à Avaricum (Bourges), puis l'emporta àGergovie(prèsdeClermont),avantd'êtreterrasséeàAlésia/Alise-Sainte-Reine,surlemontAuxois.

Cette résistance,magnifiéepar leshistoriens, les romantiquesduxixe siècle,devientainsi l'undes ressorts de l'âme de la France. Et le combattant gaulois apparaît comme l'ancêtre du citoyenrépublicain.Vercingétorixetsesguerrierspréfigurentlessoldatsdel'anII,lesfrancs-tireursde1870

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etceuxde1944.Ilslesinspirent.Unpeuplerésisteàl'envahisseur.Vaincu,iljettesesarmesauxpiedsduconquérantdansunderniergestededéfi.

Vingtsièclesplustard,AstérixvengeraVercingétorix...

Lalégendeestunepotionmagique.Mais, ses vertus évanouies, il reste la réalité, l'histoire.Celle-ci contribue à faire comprendre

commentseconstituentuneâmecollective,unenation,dèsletempsdeCésar,danslesannées60-50d'avantnotreère.

Audébut,avantqueleslégionsdeCésarn'entrentenGaule,cetteterreestdiviséeencentpeuplessouventrivaux.

Mais entre eux existe la communauté d'une civilisation celtique avec sa langue, ses dieux, sesprêtres–lesdruides–,sesritessouventcruels.

Onsacrifieauxdieux–Ésus,Teutatès,Taranis,Lug–deshommes(onretrouveralesvertèbresbriséesrévélantdesmeurtresrituels).

Lesdruidesetune«aristocratie»dominentcespeuples.Lesanglierplusquelecoqpourraitleurtenirlieud'emblème.Maiscettecivilisationcommunenepeuteffacerlesdivisions.LesÉduens(établisentrelaLoire

etlaSaône,autourdeBibracte),lesLingons(régiondeLangres),lesRèmes(régiondeReims),sontlesalliésdeRome.

Cette division des Gaulois est le levier dont se sert Jules César pour intervenir en Gaule,empêcherlestentativesd'unitéentrelesÉduens,lesSéquanes(Seine),lesHelvètes.

Alorsques'ébauche lapréhistoiredecequideviendra laFrance,onmesureque l'incapacitéàs'unirestcommeunemaladiegénétiquedeceterritoire,lieud'accueildepeuplesdifférents,tentésdejouerchacunleurpartie.

Césarexploitecettepathologie.Il soutient ses alliés. Il protège les Éduens contre les Suèves (des Germains). Il refoule et

massacre lesHelvètes. Ilécrase la révoltedesBelgesen57. Ilséparecespeupleset faitduRhin lafrontièreentreGauloisetGermains,entrelaGauleetlaGermanie.

Césartracelàunelignedefracturedécisivequirejoueratoutaulongdel'histoire,estompéeàcertaines périodes, puis à nouveau creusée, un fossé de part et d'autre duquel les peuples devenusennemiss'observentavantdes'entretuer.

Ettandisqu'ilsecontentedecantonnerlesGermainsdanslesforêtsdelarivedroiteduRhin,ilopprimelespeuplesgaulois.

Lesviolences,lesatrocitésqueleurinfligentleslégionsromainessuscitentlarébellion.Les peuples divisés se rassemblent autour de Vercingétorix. Après plus de cinq ans d'un

impitoyableprotectoratromain,larésistances'enflammeetlesdixmoisdeluttequisuiventforgentlanationgauloise.

C'estdanslalutteetlarésistancequ'unpeuplesedonneuneâme.

Lalégendes'emparealorsduderniercarrédecombattantsgaulois:ceuxd'Uxellodunum(dansleQuercy),quirésistentjusqu'en51auxlégionsdeCésar,etqui,afinquetouslespeuplesdeGaulesachentàquelpoint lesRomainssont implacables,auront lesmainstranchéesoulesyeuxcrevés– leurmutilation paraissant à leurs vainqueurs plus exemplaire qu'unemise àmort, plus effrayantequ'unsimpleégorgement.

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Maislesangrépandu,lesviolencessubies,lesmartyresendurés,nesontjamaisoubliés.Ilsirriguentlalonguemémoired'unlieu,d'unterritoire.Etlespeuplesqui,dessièclesplustard,

ydemeurent,redécouvrentcesoriginesenglouties,rivièressouterrainesquidisparaissentdurantdelongsparcours,puissoudainrefontsurface.

Etl'âmes'yabreuve,découvrantcesdixmoisderésistance,cechefgaulois,Vercingétorix,quidevientunhérosemblématique.

L'âmeprendaussiconsciencequec'estenGauleques'estjouélesortdel'histoiredel'Occident–l'histoiremondialed'alors.

César,vainqueurdecetteguerredesGaulesqu'ilavoulue,provoquée,pourrentrerdansRomeentriomphateur,atransformélaRépublique.L'Empireromainvanaîtrecommeultimeconséquencedesoninitiative.

Maisc'estenGaulequ'ilauratrouvélaforcedefranchir–en49–leRubicon,cetactequivachangerlafacedumondeconnu.

Commentmieuxdire l'importancedécisive de ce coin de terre entre lesmers, où l'Europe serassemble?

5.Morteétait laGauleceltique,étrangléeparlapoigneromainecommel'avaitétéVercingétorix

dansleTullianum,àRome,aprèssixannéesdecaptivitéaufonddecetteprisonenformedefosse.Maislespeuplesrenaissentquandilsdisposentd'unterritoiretelquelaGaule,carrefourentrele

NordetleSud,lieudepassageetderencontre.Celuiquis'installedansl'hexagonedisposedecetrésor–lasituationgéographique–quipeutne

pasêtreutilisé,maisqui,dèslorsqu'onledécouvre,donneàquiendisposeunatoutmaître.EtsurlecorpsvaincuetblessédelaGauleceltiquesurgitainsiuneGaulelatine,piècemaîtresse

del'Empireromain.Césarleveut,luiquiafixéleslimitesdecequiconstituesonpointd'appuipourrégneràRome.Et ses successeurs, dont certains naîtront dans ce pays gallo-romain – Claude, à Lyon, qui

régnerasurl'Empirede41à54;Antonin,àNîmes,quiseraempereurde138à161–,veillerontsurces troisGaules, l'Aquitaine, laCeltique, laBelgique, lesdéfendant contre les incursionsbarbares,germaniques,élevantunlimessurleRhin.

Quand,àpartirduiiiesiècledenotreère,lesAlamansetlesFrancs,desGermains,s'avanceront,lesempereurstenterontdelesrepousser,divisantlaGauleendeuxcirconscriptionsadministratives,l'une(aunorddelaLoireetducourssupérieurduRhône)ayantTrèvespourcapitale,etl'autre,ausud,avecVienne.

PourtroissiècleslaGauleromaineéchapperaauxinvasionsgermaniquesetresteraunifiée.C'estlelatin,devenulalanguedecenouveaupays,quiystructurel'âmedespeuples.

On découvre ainsi que l'hexagone est un creuset assimilateur. La civilisation romaine envahit

toutl'espace,conserveleslieuxdecultedesdieuxgauloispourycélébrerlessienspropres.Ceuxquirefusentlacollaborationetl'assimilationquittentlaGaulepourlesîlesBritanniquesou

bienpourlesforêtsdeGermanie.CeuxdesGauloisquinesontpasréduitsenesclavage,quin'ontpasétémutilés,quin'ontpaseu

les yeux crevés, les mains tranchées par leurs vainqueurs, acceptent cette nouvelle civilisation,accueillantedès lorsqu'oncollaboreavecelle,qu'on reconnaît sesdieux,sonempereur,qu'onsertdanssonarmée–c'estcequefaitl'aristocratiegauloise.

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LesGauloisdeviennentcitoyensdeRome;ilssemêlentauxvétéransromainsquifondentdescoloniesd'abordenNarbonnaise,puis,plusaunord,lelongdelavalléeduRhône.

La paix romaine s'appuie sur ces villes nouvelles :Béziers,Valence,Vienne,Nîmes,Orange,Arles,Fréjus,Glanum–prèsdeSaint-Rémy-de-Provence–,Cemelanum–prèsdeNice.OnélèvedestrophéesàLaTurbie,àSaint-Bertrand-de-Comminges,pourcélébrerlapacification,lavictoiresurdesrésistanceslocales.

Onécrasedesrévoltes–celledeVindexen68–,desmutineriesdansl'arméeduRhinen70denotreère.

MaisplusjamaislaGauletoutentièrenes'embrase.Elleestdésormaisromaine.

Les repères que retient notre mémoire, qui balisent l'âme de la France, sont désormais desconstructionsromaines.

Les voies pavées se ramifient, l'une conduisant du sud (Arelate, Arles) au nord-est (AugustaTreveronum,Trèves),etl'autred'estenouest,lesdeuxsecroisantàLugdunum(Lyon).

C'estlavilledel'empereurClaude,lacapitaledesGaules.Unmôledansl'histoirenationale.IcilestroisGaules–Aquitaine,Celtique,Belgique–envoientchaqueannéelesdéléguésdeleurs

soixante peuples pour débattre au sein d'une assemblée fédérale qui se réunit le 1er août. Là, auconfluentduRhôneetdelaSaône,oncélèbrelecultedeRomeetdel'empereur,onaffirmel'unitédelaGauleromaineetsafidélitéàl'Empire.

Lugdunumdevientl'undeceslieuxemblématiquesquirenaissentàchaquepériodedel'histoire.ElledoitsonnomaudieugauloisLug,voits'éleverunautelpourcélébrerl'empereur,etc'estdansl'amphithéâtredelavillequesonttorturéslesmartyrschrétiens–sainteBlandine–,en177,souslerègnedel'empereurphilosopheMarcAurèle.

Et c'est Lugdunum qui deviendra ultérieurement le siège du primat des Gaules, capitale duchristianismecommeelleavaitétécapitaledelaGauleromaine.

MaisLugdunumn'estquelecentred'uneconstellationdevilles,d'unmaillageurbainquisertdetrameàl'histoiredelanationetd'armatureàsonâme.

Pas une de ces villes romaines (presque toutes nos villes d'aujourd'hui se sont élevées sur unpremiernoyauromainquilui-mêmeasouventgermésurunecitégauloise)quin'aitlaisséunetracemonumentale:vestigesdethermesoud'amphithéâtres,d'aqueducs,dedemeures–MaisoncarréedeNîmes,pontduGard,théâtresd'Arles,deNîmes,d'Orange,arènesdeLutèce,thermesdeVaison-la-Romaine...

Touteunecivilisation romaines'épanouitet lescampagnessepeuplentdevillae, lesclairièress'étendent,l'agricultureetl'arboricultureserépandent.Levignobleprogressejusqu'auRhin.

Qui se rappelle que tel temple de Janus, près d'Autun, a été construit sur un lieu de culte desdieuxgaulois?Etquel'oppidumdeBibracte–surlemontBeuvray–,d'originegauloise,estluiaussidevenulieudeculteromain?

Maiscepassés'estompe,s'enfouit,mêmesionenretrouveraunjourlatraceets'ilrejaillira.AprèsAlésia et la reddition deVercingétorix, laGaule est devenue romaine sans réticence ni

remords.Sonâmeseconstruitautourdesvaleursetdesmœursromaines.Labièreacédélaplaceauvin.

Quandons'insurge–àpartirdelafinduiiiesiècle–,c'estcontretelleoutellemesurejugéetroprigoureuse ou trop coûteuse (les impôts).Mais ces paysans révoltés, les bagaudes, ne visent pas àconstruireuneautreunitépolitique.

Romeestl'horizondetous.

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Seuls les chrétiens refusent,malgré les tortures, lemartyre – ainsi ceux qui ont pour théâtre

Lugdunum–,decélébrerlecultedel'empereuretdeRome.Mais lespeuplesbarbaresqui sepressent contre le limes rhénan rêvent, eux,de submerger la

civilisationromaine.Etc'estlecreusetgauloisqui,audébutduvesiècle,paraît,autantquel'Italie,lereprésenter.

Ilsvontdéferler,couvrirl'hexagonedeleurspeuples,et,aucontactd'uneterredéjàimprégnéed'«âme»,s'ytransformer.

2

LASÈVEETLATAILLE

desinvasionsbarbaresà1328

6.C'estletempsdesbarbares,etriennepeutarrêterleurdéferlement.Ils franchissent le Rhin et les Alpes. Ils débarquent sur les côtes. Ils viennent du fin fond de

l'Europe.D'autresbarbaresderrièreeuxlespoussentenavant.C'estunegrandemigrationdepeuplesquis'enfoncentdanslaGaule,latraversentoubiens'yinstallent,ladéfendentcontreceuxquiarriventaprèseux.

Cette terre hexagonale fécondée depuis desmillénaires par les peuples divers qui, tous, y ontlaisséleurstraces,leursmorts,donneainsinaissanceàuneautrecivilisation.

Avecsescentcités,sesdix-septprovinces,sesdeuxdiocèses, laGaulegallo-romaines'efface.Elleestdémanteléecommesesmonumentsquideviennentdescarrières,dontonarrachelesblocsdepierrepourbâtirdemeures,mursd'enceinte,bientôtchâteauxfortsetéglises.

Et ainsi, tout au longde cinq sièclesobscurs–de l'an400à l'anmil–, lesvestigesdeRomenourrissentetinspirentcequinaîtsurceterritoirequin'estpluslaGaule,maislaFrance.Elleportedésormaislenomd'unpeuplegermanique,installésurleRhininférieuretqui,depuisdesdécennies,estdéjàencontactaveclesGallo-Romains.

CesFrancs sontdevenus soldats. Ils commandentdes légions.Peuàpeu, ils cessentd'êtredesmercenairespourdevenirlesmaîtresdecesrégionssituéesau-delàdel'EscautetduRhin.

D'autres peuples pénètrent à leur tour cette Gaule dont les villes, le sol fertile – ces grandschampsdecéréales–, leclimat tempéré, lesvoiesromaines, lesvillaecampéesaucentredevastesexploitationsagricoles,lesattirent.Toutestbutindanscepaysoùilfaitbonvivre.

Lestribusgermaniques–Vandales,Suèves,Burgondes,Alamans,Goths,Wisigoths,Alains–seruentannéeaprèsannéesurl'hexagone,ytaillentleurterritoire,sontrefouléespard'autres.

LesWisigothsvenusdesBalkanssontinstallésdansleSud-Ouest;ilsyfondentlesroyaumesdeToulouseetdeBordeaux,puissontrepoussésdanslenorddel'Espagne.

LesBurgondesdominentlarégioncompriseentreLyonetGenève.LesAlamansprennentpossessiondesrégionssituéesdepartetd'autreduRhinsupérieur.Ainsi se dessinent des divisions nouvelles : un nord et un sud de l'hexagone, où une langue

« romane » peu à peu se répand, et un Est – sur le Rhin inférieur – où s'enracine un parlergermanique : frontières géographiques et linguistiques, sillons creusés profond et que le tempsn'effacerapas.

Danslemêmetempss'affirmelapuissanced'assimilationdeceterritoire.L'humushumainyest

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siépaisetsiriche,lespaysagesetleclimatysontsiaccueillants,qu'ilsuffitd'êtresurcesolpouryprendreracine,vouloirledéfendrecontred'autrespeuplesvenusdePannonie(Hongrie)oudeplusloinencore.

Ce sont les Huns. Ils chevauchent, pillent. Contre eux s'allient, sous le commandement d'undernier chef de l'armée romaine (Aetius), Francs,Burgondes,Wisigoths, pour résister aux hordesd'Attila. Celles-ci seront vaincues sur laMarne (entreChâlons et Troyes, sans doute) en 451, à labatailledeschampsCatalauniques.

Victoiresymboliqueenunerégionquisera,toutaulongdel'histoire,unezonedeconfrontation.Victoirelourdedesens:lesbarbaresliguéspourcombattrelesHuns,lesrepousser,cessent,par

cesimplefait,d'êtredesbarbares.Ilsontchoisidesefixersurcesol,des'allierpourledéfendre.Plus significatif encore : Burgondes et Wisigoths sont chrétiens, même s'ils sont hérétiques,

adeptesdel'arianisme,quirécuseladivinitéduChrist.À Paris, cette ville vers laquelle se dirigeait Attila, c'est Geneviève, une aristocrate gallo-

romaine,catholique,quiarassurélapopulation,préditladéfaitedesHuns,incarnécettecivilisationnouvelleissuedel'Empireromain,vouéauChristdepuisl'empereurConstantin(330).

Restent les Francs qui sont encore païens mais qui, en combattant les Huns, en créant leurroyaume entre Rhin et Seine, sont pris par cette terre qui les conquiert autant qu'ils croient laposséder.

Carpeuàpeu,endeuxsiècles–desannées300auxannées500–,laGauleromaines'est,commel'Empire,maisplusquelaplupartdesautresprovinces,christianisée.Untournantmajeurdel'histoires'estainsiaccompli.L'empreintelaplusprofondeaétécreuséedansl'âmedespeuplesquiviventetvivrontsurcesol.

Versl'an500–le25décembre496?–,lecheffrancClovisreçoitlebaptêmeàReims.Lepaïendevientchrétien.Ilrenonce,commeleluidemandel'évêqueRemi,àsesamulettes,ilcourbelatête.Et, avec lui, ses guerriers, son peuple, s'agenouillent et reconnaissent la foi dans leChrist.Clovisdevientainsilepremiersouverainissud'unpeuplebarbareàchoisirlecatholicisme,ànepasêtrel'undeceschrétienshérétiquescommesontlesWisigothsetlesBurgondes.

Ilygagnel'appuidel'Église.Or celle-ci détient lamémoire deRome, la langue et les fastes de l'Empire.Les évêques sont

issusdepuisdeuxsièclesdel'aristocratieromaine,etquandledernierempereur,RomulusAugustule,disparaît,en476,etquesombreainsil'empired'Occident,laGaulerésisteencoredixannées.L'Égliseetsesévêquesmaintiennentparmilesbarbareslafoinouvelleetlesouvenirdel'Empire.

Clovis et les Francs s'enracinent ainsi sur une terre où, dès 314, un concile a réuni enArlesdouzeévêquesvenusdetouteslescitésdeGaule.

Où,à la findu ive siècle, un ancien soldat romainné enPannonie,Martin, a crééunpremierdiocèseetcommencéàévangéliserlespaysans.Premierévêqueéluparlesfidèles,«barbare»etnonissudel'aristocratiegallo-romaine,ilincarneunefoicharitable–ilapartagésonmanteauavecunpauvre–,simpleetpopulaire.

Lespèlerinsaccourentpourlerencontrer.SulpiceSévère,unaristocrateetlettrégallo-romain,écritsabiographie,dresse la listedesesmiracles.Celivreserépanddans tout l'Occident, jusqu'enÉgypteetenGrèce.LabasiliquedeTours,oùreposeMartin,devientlecœurdececatholicismequigagnetoutel'ancienneGaule,laquellefaitfiguredefoyerchrétiendel'Europe.Desmonastèressontfondés:ceuxdel'îledeLérins(danslabaiedeCannes)etdeSaint-Victor(àMarseille).ArlesetLyon–lavillequiconnutlespremiersmartyrschrétiensen177–sontdesvillesd'oùlafoirayonne.

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Enseconvertissantetenentraînantsonpeupledanssa foi,Cloviss'appuiesurcettechrétientédéjàprésente,etlarenforce.

Lui qui a vaincu les Alamans – à Tolbiac, en 496, et sa conversion constitue peut-être unemanière de remerciement à Dieu pour cette victoire – s'ouvre, à la bataille de Vouillé, près dePoitiers,laroutedeBordeauxetdeToulouse.IlbatlesWisigothshérétiques.IlannexelespayssituésentrelaLoireetlesPyrénées.Ilassembleainsi–mêmes'ilnecontrôlepaslacôteméditerranéenne–un«royaume»dontlescontoursannoncentceuxdelaFrance.Etiln'estpasjusqu'àlafrontièredel'Est,tenueparlesAlamansparlantlegermanique,quinepréfigureleslimitesfrançaises.

MaisClovisnefixepasdefrontières,celles-ciayantétédéjàesquisséesparCésar.AbandonnantSoissons,ilchoisitlefuturcentrenationaldupouvoirlorsqu'ilfaitdeParis–ville

romained'importancemoyenne,comparéeàLyon,Arles,Vienne,Trèves–sacapitale.Déjà,en502,ilachoisil'emplacementd'unmausoléesurl'unedescollinesdelarivegauchede

laSeine,enfacedesîles.Lepalaisduroiestsituédanslavillequedominecesanctuaire.

Leschoixsontdoncclairsetdessinentuntraitmajeurdel'âmefrançaise:leslienstissésentrele

roietl'Église,entremonarchieetcatholicisme.Maisl'évêqueRemil'arappeléaujeunecatéchumènequ'étaitClovis:lesdeuxpouvoirs,celuide

l'Égliseetceluiduroi,restentséparés.Si la France devient la « fille aînée de l'Église », le roi, pourtant baptisé et sacré, n'est pas

confonduavecunhommed'Église.Leroiprie.Lesprêtresprientpourleroi.Maiscelui-cin'estpasl'égald'undieu.Détentrice de l'héritage de Rome, l'Église ne confond pas pour autant pouvoir politique et

pouvoirreligieux.Ellerefused'idolâtrerleroicommel'étaitl'empereur.

Cependant,en juillet511,c'est lesouverainClovisquiconvoqueàOrléans lesévêquesdesonroyaume.

DanscettevillequifutlapremièreàserebellercontreCésaretdontlenomvarésonnertoutaulongde l'histoirenationale,Clovisdéfinit les relationsentre le roiet lesévêques, leségliseset lesmonastères.

LeroidesFrancsveutque«son»Égliseéchappeàl'influencedeRomeetque«sesévêques»luiobéissent.

Ainsi s'annonce la singularité des rapports entre la France et Rome. Clovis est déjà un«gallican».

La Gaule romaine et chrétienne a donc assimilé les barbares francs. Dans toute l'Europeoccidentale,àcetitre,ceroyaumefranccatholiqueconstitueuneexceptionencedébutduviesiècle.

Prèsd'unmillénaireetdemiplustard–en1965–,deGaulle,devenuprésidentdelaRépublique,confiait:«Pourmoi,l'histoiredeFrancecommenceavecClovis,choisicommeroideFranceparlatribudesFrancsquidonnèrentleurnomàlaFrance...Monpaysestunpayschrétien,etjecommenceàcompterl'histoiredeFranceàpartird'unroichrétienquiportelenomdeFranc.»

Écho lointain de la conversion d'un chef barbare qui lança sa hache à deux tranchants pourdéterminer le lieu où s'élèveraient, sur la colline parisienne, son mausolée et celui de sainteGeneviève.

7.

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Encedébutduviesiècle,dansleroyaumefrancdontParisestlacapitale,lepeupleprie.Ils'agenouilledevantlesreliquesdesainteGenevièveetletombeaudeClovis.IlcommunieàToursdevantlemausoléedesaintMartin.Ilparticipeàlamessedansceséglises

quis'élèventicietlà,endeslieuxoùdepuistoujoursoncélébraitlecultedesdieuxpaïens,qu'unseulSeigneurdésormaisremplace.

Parmicepeupledescroyants,cettecohuedepèlerinsquidonnentàleursfilslenomdeMartin,onne sait plusdistinguer ceuxqui sont d'originegermaniquede ceux issusde cesvilles et de cesvillagesgallo-romains.

L'Église est un immense baptistère qui rassemble et unit, préside à la naissance de cet enfantencorevagissantetfragile:lepeuplefrançais.

Ilestprésentésurlesfontsbaptismauxparlatraditionromainedontlecatholicismeestl'héritieretdontl'Égliseconservelarichesse.C'estenlatinqu'onprie.

Mais il a aussi un parrain germanique, homme libre portant les armes, se plaçant au serviced'unearistocratiefranquequifusionneelleaussiavecl'aristocratiegallo-romaine.Etc'estlareligion,lafoi,lebaptême,quirendentpossibleetsanctifientcetteunion.

Ilyad'uncôtélaloigermanique–laloisalique–quifixelesamendesàpayerpourchaquedélitcommisetpréciselesconditionsdessuccessions,dontlafemmepeut-êtreexclue.Del'autre,ilyalescommandementscatholiquesquiimposenteuxaussilerespectderègles,deprincipes.

Leroyaumefrancfaitainsilelien–incarnelarencontreetl'union–entrelemondegermaniqueet l'héritage antique.Et la conversiondeClovis, l'églisevouée à sainteGeneviève, lemausolée aucœurdeParis,affirmentcerôledécisifdelaterre«française»entrelesdeuxversantsmajeursdelacivilisationeuropéennetellequ'ellecommenceàapparaître.

Maislesreliquesd'unesainteet le tombeaud'unroi, lesprièresd'unpeuple,nesuffisentpasàmaintenirl'unitéduroyaumefranc.

À la mort de Clovis, le partage entre ses fils crée quatre royaumes avec à leur tête un RexFrancorum. Ils ont chacun une ville emblème pour capitale : Paris avec Childebert, Reims avecThierry,OrléansavecClodomir,SoissonsavecClotaire.

Une logique d'affrontement, exprimant le désir de réunir ce qui vient d'être partagé, se metinéluctablementenbranle.En561,aprèsundemi-siècledeluttes,Clotaireaurareconstituél'unitéduroyaume.

Mais, autour du royaume franc, au sud et au nord, d'autres royaumes se sont constitués : laSeptimanie(larégiondeMontpellier)wisigothe,laProvencedesOstrogoths,leroyaumeburgonde.

En même temps, l'aller et retour entre fragmentation et réunification se prolonge, trace denouvelles frontières,etsurgissentdenouveauxchefs :Mérovée,Dagobert.L'Austrasie (entreRhin,Meuse,Escaut:laLorraine,laChampagne,l'AlsaceavecMetz)côtoielaNeustrie(ParisetSoissons).Et, s'associant à l'un ou à l'autre au fil des rivalités et des guerres qui les opposent, subsistent leroyaumedeBourgogneetceluid'Aquitaine.

En632,leroiDagobertfaitàsonprofitl'unitédesdifférentesroyautés.

Ces conflits, ces retrouvailles, ces séparations, révèlent la tendance forte et contradictoire àl'émiettementdelaterrehexagonale,qu'ellesoitceltique,gauloise,romaineoufranque.

Durant ces siècles, c'est un incessant va-et-vient entre éclatement et cohésion, les forces quiséparentetcellesquisoudent.

Mais, face à cet avenir à chaque fois incertain, le pouvoir royal,malgré l'appui que lui portel'Église,s'affaiblit.L'aristocratie,lescomtes,lesmairesdupalais,s'enemparent.

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Dès le viie siècle, la famille de Pépin de Landen, maire du palais d'Austrasie au temps deDagobert(quirègnede629à639),s'impose.

Audébutduviiie siècle, l'undesesdescendants,PépindeHerstal (ilmeurten714),devient lechefdefaitdetoutelamonarchiefranque.

C'enestfinidesdescendantsdel'aïeuldeClovis,Mérovée,lesMérovingiens.

8.Pour que le royaume franc recouvre l'unité et donc la force qu'il avait acquise en sa prime

jeunesse,autempsdeClovis,àl'oréeduviesiècle,ilnesuffitpasqu'unedynastiesuccèdeàuneautreetquelesdescendantsdePépindeHerstalécartentdéfinitivementlesMérovingiens.

Ilfautquechacundesnouveauxmaîtresdupouvoirfasselapreuvedesacapacitéàmaintenirlacohésiondesonroyaumeetàledéfendre.S'ilyréussit,alorsilbénéficieradel'appuidel'Égliseetdupeupledescroyants.

OnenfouiralesouvenirdesMérovingiensdansleméprisetlaréprobation,etl'âmedupeupleseconvaincraqu'ilyapourceroyaume–peut-êtreparcequeleshommesetlesfemmesquil'habitent,quienlabourentetensèmentlesol,sontchrétiens–uneattentionparticulièredelaProvidencequil'arracheauxabîmespourlefairerenaître.

C'est ce sentiment que les croyants éprouvent et que l'Église et ses évêques confortent quandCharlesMartel–filsbâtarddePépindeHerstal–repousse, le17octobre732,surlavoieromainereliantPoitiersàTours–lavilledesaintMartin–,lesArabesetlesBerbèresmusulmansqui,depuisprèsd'unedécennie,avaientcommencé,àpartirde l'Espagne,à lancerdes razziassur lesvillesdeSeptimanie et d'Aquitaine, s'emparant et pillant Nîmes et Carcassonne, mettant le siège devantToulouse,saccageantAutunetSens,Lyon,Mâcon,Beaune,toutelaBourgogne,lançantdesraidsdansleRouergue,l'Aveyron,menaçantAvignon.

LavictoiredeCharlesMartelen732estdoncloind'êtreunépisodesecondaire.Leroyaumefrancneserapasconquis,islamiséparcesguerriersqui,rassemblésàPampelune,

ontréponduàl'appelàlaguerresaintelancéparlegouverneurd'Al-Andalus,nomdonnéàl'Espagneoccupée.

Mais,pourêtreuncoupd'arrêt,cettevictoirenemetpasfinàlamenace.LapousséemusulmaneconduitleducdeProvence–Mauronte–àtraiteravecl'adversaireafin

departageravec lesSarrasins ladominationde lavalléeduRhône.LeducdeProvenceouvreauxmusulmanslesportesdeSaint-Remy,d'Arlesetsurtoutd'Avignon.

Onmesurelàcettetentationdelaséparation,delatrahison,duchoixdel'«étranger»,fût-iluninfidèle,pouréchapperàlatutelledupouvoircentral.

Périsseleroyaumepourvuquejerègneenmaîtresurmaprovince!Touslesmoyenssontalorsbonspouryparvenir.

Mais, en 734, à la tête de l'armée franque,CharlesMartel vientmettre le siège sous lesmursd'Avignon,bientôtconquise,et lesArabessontpassésau filde l'épéeavec leursalliés.Lavilleestpilléeetincendiée.

Bientôt,aprèsquaranteannéesdelutte, laprésencemusulmane,àl'exceptiondequelqueslieuxsurlacôteméditerranéenne,estchasséedelaterrefranque.

EtCharlesMartelestinhuméen741,àSaint-Denis,parmilesrois.Il reste dans le légendaire français comme celui qui a préservé la terre chrétienne – et

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«nationale».Ilestlevraifondateurdeladynastiecarolingienne.AprèslerègnedesonfilsPépinleBref(751à768),c'estlefilsaînédecedernier,Charlemagne,

quivarégner,de768à814.Uneautrehistoirealorscommence.

D'abordseconfirmelerôlemajeurquejouecetteterrefranquedanslacivilisationchrétienne.LesarméesdeCharlesMartelontrefoulélesinfidèles.CharlemagneetsonfrèreCarlomanont

étésacrésàSaint-DenisparlepapeÉtienneII.Lepremierestempereuren800.Ainsi, la tradition romaine donne sa forme à la nouvelle « race » royale issue du monde

germanique.LefilsdeCharlemagne,LouislePieux,seraluiaussisacré.Laroyautéestdésormaisdedroitdivin.

L'empereurestentourédeconseillersissusdel'Église:AlcuinetÉginhard.Ce sont eux, les lettrés, qui renouent avec la tradition antique des études et assurent ainsi la

perpétuationdusavoir.Lesévêquessontlesrelaisdupouvoirimpérial.Leroyaumefrancestcertesétenduversl'est,etAix-la-Chapelleendevientlacapitaleaulieude

Paris,maisc'esttoutl'ancienterritoirehexagonal,laGaulegallo-romaine,quibénéficiedecetordreimpérialetdel'actiondesmissidominici.

Une « administration » se met en place. Les hommes doivent prêter serment de fidélité à lapersonnedel'empereur.

AvecCharlemagnes'incarnecelienparticulierquiuniral'ouestetl'estdelacivilisationfranque.Il y a un peuple français et un peuple germanique, mais, au-delà de leurs parlers, de leurs

antagonismes, s'exprime cette lointaine origine commune, cette union carolingienne.Charlemagneestinhuméen814danslachapellepalatine,àAix.

Cet empire de traditions romaine et franque est fort. Il peut surmonter les défaites face auxBasques alliés des musulmans – à Roncevaux en 778 –, consolider la frontière sud en Aquitainecontre les incursionsmusulmanes, envoyer aussi une ambassade au calife de Bagdad, Haroun al-Rachid(802),recevoirl'ambassadeurducalifeen807,obtenirpourlesFrancsledroitdegarderlesLieuxsaints.

À ce moment se noue pour des siècles le lien singulier et contradictoire qui unit le mondemusulmanetcepeuplefranc.Il résiste, refoule l'avancéemusulmane,mais,dans lemêmetemps, ilobtientducalifecettereconnaissancesymboliquequ'estlaconcessiondelagardedesLieuxsaints.

C'estaussicetteprésenceenPalestinequivaudraàlaroyauté«franque»sonrôlemajeurdanslescroisades.

Biendesaspectsfondamentauxdel'âmefrançaise,dulégendairedanslequelellepuise,naissentainsiaucoursdecettepériodecarolingiennequipeuàpeusedégrade.

Dès le viiie siècle, il lui faut faire face aux incursions normandes sur toutes les côtes del'ancienneGaule.

ÀlamortdeLouislePieux,en840,l'empiresedivise.DusermentdeStrasbourgetdutraitédeVerdun(842-843)–enlanguesromaneetgermanique–naissenttroisÉtatsdontlesfrontièresvontrejouersansfindurantplusdeonzesiècles!

L'un des fils, Louis, obtient tout ce qui se trouve au-delà du Rhin et en outre, sur la riveoccidentale du fleuve, Mayence, Worms et Spire. Le royaume de Lothaire – le deuxième fils –comprendleterritoiresituéentreRhinetEscautjusqu'àlaMeuse,etsafrontièreoccidentalelongele

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coursdelaSaôneetduRhônejusqu'àlamer.ToutleresterevientàCharlesleChauve.

Empirepartagé,royaumesaffaiblis.CommentrésisteràcesenvahisseursnormandsquiremontentlaSeinejusqu'àParis,massacrent

les évêques de Chartres, de Bourges, de Beauvais, de Noyon, longent les côtes jusqu'au delta duRhône,pillentArles,Nîmes,Valence?

Les paysans s'arment ou fuient, échappant ainsi souvent à la condition d'esclaves, et c'est enhommeslibresqu'ilss'établissementsurd'autresterres.

Pendantquecesincursionsnormandesatteignentlecœurdesroyaumesfrancs,leursroiss'entre-déchirentdansl'espoirdereconstitueràleurprofitl'unitéimpérialeperdue.

Quêtevaine,épuisementd'unedynastiedansdesguerresfratricides,quitenteenvainderéunircequ'onpeutcommencerd'appelerlaFranceetl'Allemagne.

C'estl'Églisequivachoisirdesoutenirunenouvelledynastie.

L'Église est d'autant plus puissante que les ordresmonastiques se sont développés – l'abbayebénédictinedeClunyestfondéeen920.

L'Égliseréussitauxesiècleàimposerlerespectd'une«trêve»puisd'une«paixdeDieu».Elleentendrétablirl'ordrepublicenprotégeantleséglises,lesclercsdésarmés,lesmarchandsetlebétail,souspeined'excommunicationparlesévêques.Des«assembléesdepaix»setiennentàl'initiativeetsousl'autoritédeceux-ci.Lepoidsdel'Églisedevientainsidéterminant.

Quandl'archevêquedeReims,Adalbéron,choisitdesoutenirHuguesCapet–héritierdeHuguesleGrand–, duc desFrancs, contre le dernier desCarolingiens, la balance penche en faveur de cenouveausouverain.

Hugues Capet renonce à la Lotharingie, qui restera sous l'influence allemande. Il choisit derégnersurlapartieoccidentaledel'ancienempiredeCharlemagne,cetteFranciaquidevientalorslaFrance.

Ainsicommence,aveclerègned'HuguesCapet(987-996),ladynastiecapétienne.Elleestdéjàl'héritièred'unelonguehistoirequiafaçonnéunterritoireetsonâme.

9.C'estletempsdesroisdeFrance,etc'estaussil'anmil.Lesacreconfèreauxsouverainscapétienslepouvoirdefairedesmiracles.Roisthaumaturges,ilssontlesreprésentantsduChristsurlaterre,lesvicairesdeDieuennotre

monde.Rois-prêtres,ilsontaccèsausurnaturel.Lesacreafaitd'euxdes«ointsduSeigneur». Ils fontsacrer leurhéritier, l'aînéde leursfils.

Attenteràleurpouvoir,lesmenacer,lesagresser,estnaturellementunactesacrilègequisepaiedelavie.

Ilssontroisdedroitdivin,participentàlaliturgieetdeviennentainsideshommesau-dessusdesautreshommes.

Ils protègent les hommes d'Église, tous les lieux de culte : les premières cathédrales quisurgissent à Orléans, Chartres, Nevers, Auxerre, ainsi que les monastères. Et ils condamnent aubûcherleshérétiques.

Ceroiqui, le jourdesonsacre,guériten touchant lesécrouelles,quiaccomplitdesmiracles,répètelesgestesdeJésus.

Illavelespiedsdespauvresassemblésautourdeluidurantlasemainesainte.Ildistribuedupain,

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deslégumes,undenier.Etilpeutmême,telleChrist,rendrelavueàunaveugle.Ainsi,l'âmefrançaises'imprègnedurespectqu'elledoitàcesmonarquesaupouvoirsurnaturel.

Elleestd'autantplusmarquéeparcecaractèredereprésentantduChristquelapeurestaucœur

de cexie siècle durant lequel se succèdentRobert II le Pieux (996-1031),Henri Ier (1031-1060) etPhilippeIer(1060-1108).

Leschroniqueurs,lesprédicateurs,lesdevins,annoncentlafindestemps.Carquipourraitréfuter,encettemillièmeannéedepuislaPassionduSeigneur,laprophétiede

l'Apocalypse:«Milleansécoulés,Satanserarelâchédesaprisonets'enviendraséduirelesnationsdesquatrecoinsdelaterre.»

Cettecertitudefaitdechaqueévénementunsigne.L'éclipsedonneausoleil lacouleurdusaphir.Leshommes,seregardant lesuns lesautres,se

voientpâlescommedesmorts.Leschosessemblenttoutesbaignéesd'unevapeurcouleursafran.Unestupeuretuneépouvantejamaisvuess'emparentalorsducœurdeshommes.

Commentnesetourneraient-ilspasversceroidelaFrancia,commentnes'agenouilleraient-ilspasdevantlui?Netient-ilpassonpouvoirdeDieu,etnereprésente-t-ilpasleChristici-bas?

Ainsi s'amorce le mouvement qui pousse vers le souverain les habitants du royaume quetenaillentlapeur,lamisère,lafamine,l'insécurité,laterreurdevantl'apocalypse.

Onsaisitàl'originecelienparticulier–religieux–quiva,siècleaprèssiècle,unirlessujetsduroyaumedeFranceàl'«ointduSeigneur».

Le roi n'a de comptes à rendre qu'à Dieu, mais sa mission est de protéger ceux qui sontrassemblés autourde lui.S'il rompt ce lienavecDieu– et avec l'Église,qui, elle aussi, représenteDieuencebasmonde–,alorslesrégicidesselèventpourlepunird'avoirfailliàsafonction.

Mais le meurtre du roi blesse le peuple. Il faut qu'un autre souverain renoue le lien avec le«surnaturel».

«Leroiestmort,viveleroi!»Etquandlamonarchieestrejetéeparlesreprésentantsdetoutelanation(ainsi,en1793,avecle

verdictcondamnantàmortLouisXVI),unvidesecrée,qu'ilfautcombler:EmpireetRestaurationd'abord,puisexaltationdelaRépubliqueprotectrice.

L'Étathéritedeladivinitéduroi.

MaislaforceduroideFranceestd'abordreligieuse,intimementliéeàsapersonne.Etsifortestson caractère surnaturel, si personnel le lien entre lui et Dieu, entre lui et le peuple, quel'excommunication – dont Robert et Philippe sont un temps frappés pour avoir rompu des liensconjugaux–neparvientpasàeffacerl'aurasurhumainequelesacreleuraattribuée.

En outre, le royaume de France est devenu, après le temps des incertitudes, un territoire auxfrontièresplusprécises,aucentrebienidentifié.C'estbienaucœurdelaFrancequeleroiréside.

Quandseschevauchéesneleconduisentpasd'unboutàl'autreduroyaume–ildoitsemontreràsonpeuple,àsesvassaux–,ildemeureàOrléans,àÉtampes,àChartres,danscetteBeaucecouvertedeblés,àParis.Lesgrandsfleuves–laLoire,laSeine,laMarne,l'Oise,laMeuse–sontlesnervuresdeceterritoiredontParisdevientlavillelaplusactive.

Le roi est ainsi à même de protéger les reliques de saint Martin à Tours, celles de sainteGeneviève,letombeaudeClovisàParisetceluideDagobertàSaint-Denis.

Il est sacré àReims, où, avant d'être le pape de l'anmil, l'évêqueGerbert d'Aurillac crée desécoles. Non loin se trouvent Troyes et ses foires, où les marchands venus d'Italie et du Nord serencontrent. Là, le rabbin Rashi (Salomon Ben Isaac, 1040-1105) rédige ses commentaires sur la

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BibleetleTalmud,quelesmoinessavantsconsultent,méditentetcontestent.

LaFrancetrouveainsisonassise.Elleestlegrandroyaumedel'Ouest,etc'estlaMeusequiluisertdefrontièreavecl'Empireteutonique.

Lesdeuxsouverains–leroiRobertIIlePieuxetl'empereurHenri–serencontrentauborddecefleuveen1023,àIvois.

L'empereurestreçusurlarive«française»,leroi,surlarive«germanique».Ons'embrasse.Oncélèbrelamesse.Onéchangedescadeaux.

«Ilsresserrentainsilesliensdeleurfraternité,etchacunregagnesesterres.»Lesdeuxidentitésserenforcentmutuellement.ÀlapériphérieduroyaumedeFrances'affirmentdesentitésrégionales:duchédeBourgogne,

duché d'Aquitaine,marquisats deToulouse, de Provence, duché deLorraine, duché deNormandied'oùleducGuillaumeappareilleraavecuneflotteet7000combattantspourselanceràlaconquêtedel'Angleterre(1066,batailled'Hastings).

Dès ce xie siècle, le royaume de France apparaît donc bien comme la clé de voûte d'unecivilisation européenne qui, désormais, ne connaît plus ces grandes ruées « barbares » qui l'onttransforméeaufildessiècles.Lespeuplessesontenracinés.

Ilyacertesencoredesincursionsscandinaves,ou,ausud,desrazziasmusulmanes(Narbonneest attaquée par les Sarrasins en 1020), mais l'heure est à l'éclosion d'une société féodale qui vastructurerl'âmefrançaise.

LeroideFranceestlesuzeraindevassauxquidisposentàleurtourd'hommesliges.Deschâteaux,leplussouventenbois,surgissent.«Unblancmanteaud'églisesneuves»couvre

leroyaume.Desdivisionssocialesnouvellessefontjour:«Lesunsprient,lesautrescombattent,lesautrestravaillent»,écriten1030Adalbéron,évêquedeLaon.

Dansleroyaumeoùl'espaceinoccupéapparaîtimmense,les«pauvres»–paysans,manants–sontunisparlamisèreetletravail,lafamineetl'absencededroits.

L'égalité entre eux s'établit, la distinction ancienne qui séparait l'esclave de l'homme libredisparaîtpeuàpeu:c'estle«peuple».

Au-dessus,ledeuxièmeordreestceluideshommesdeguerre,leschevaliers,dontlamontureetlesarmesconstituentlesbienslesplusprécieux.

Ilsserventleseigneurféodal,quilesadoube.Enfin il y a le premier ordre, celui des hommes d'Église. Certains d'entre eux choisissent de

vivreretirésdanslesmonastères(LaChartreuseestcrééen1084)etsuiventdesrèglesstrictes.Laprière et l'étude sont leurquotidien.Apparaît ainsi unegénération intellectuelle séparéedu

peupleetdeshommesdeguerre,maisinculquantàcesdeuxordreslesensdeleurvieetrégnantparlàsurlesâmes.

Ce sont les « hommes d'Église » qui veulent établir la « paix de Dieu », empêcher que leshommesdeguerrenesecombattent.Cesonteuxquiorganisentlesgrandspèlerinages:àRomepourpriersur le tombeaudesaintPierre,àCompostellepour rendregrâceàsaintJacques,àJérusalempourretrouverlespasduChrist.

Mais,en1009, leSaint-Sépulcreauraitétéprofanépar leshommesducalifeduCaire.Etc'estunesouffrancepourlachrétienté,encemillièmeanniversairedelaPassionduSeigneur.Unepreuvedécisivedelaprésenceetdel'actiondeSatan.Pourlecombattreetlevaincre,ilfautqueleschrétienscessentdes'entretuer,«carc'estrépandresansaucundoutelesangduChrist».

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On peut expulser les juifs, brûler les hérétiques, mais la trêve et la paix de Dieu doivents'imposerauxchevalierschrétiensainsiqu'auxpauvresenfantsdeDieu.Ilnedoityavoirdeguerrequesainte.

Ainsi,peuàpeu,l'âmefrançaiseseconstitue,acquiertuneidentitéforte.Ilfaut,dansleroyaume,autourduroietdesesvassaux,querègnelapaix.Quelaviolencesoit

dirigéeexclusivementcontrelesennemisdeDieu.En1095,àClermont,lemoineclunisienEudesdeChâtillon,devenulepapeUrbainII,présideun

conciledepaixpourtoutelachrétienté.Les hommes de guerre, les princes et les chevaliers doivent veiller à la faire respecter. Et à

protégerleschrétiensquidésirentserendreàJérusalem,auSaint-Sépulcreprofanéparlesinfidèles.

Ilfaut«délivrer»Jérusalem.Lelégatdupape,AdhémardeMonteil,évêqueduPuy,vadirigercette«croisade»dontleprojet

s'imposepeuàpeu.AinsivasedéversersurlaterreduChristletrop-pleindechevaliersetd'hommesdeguerrequicommencentàtroublerlapaixdeDieuenterrechrétienne.

Unreligieux,Pierrel'Ermite,vaprêcherlespauvres,leslaïquesquinesontpasgensdeguerre,pour qu'ils se joignent au comte de Flandre, au duc de Normandie, au duc de Basse-Lotharingie,GodefroideBouillon,quipartentavecleurschevaliers.

La croisade est l'affaire de toute la chrétienté.Ainsi, parmi les princes, chevaucheHugues deVermandois,frèredePhilippeIer,roideFrance.

L'âmefrançaiseetsonroyaumesontinséparables,dèslexiesiècle,desdestinéesdel'ensembledelachrétienté.

10.L'anmil et les inquiétudes du xie siècle s'éloignent.Quand ce siècle s'achève, qui se souvient

encoredesprophétiesdel'Apocalypse?DurantlesrègnesdeLouisVI(1108-1137)etdesonfilsLouisVII(1137-1180),leroyaumede

Frances'épanouit.Lexiiesiècleest,pourlaFrance,commeuneadolescencevigoureuse,quands'affermissentles

traitsduvisageetceuxducaractère,annonçantlapersonnalitéetl'âmedel'âgeadulte.L'essordeParis,quidevientcapitaledefait,symbolisecedéveloppementd'unroyaumedontle

nombredeshabitantss'accroît.Ilsdéfrichent.Lesclairières,lescultures,s'étendentaudétrimentdesforêts.Ilssedéplacentlelongdesroutesdesgrandspèlerinages.Lamoitiédeschevaliersduroyaume

partentencroisadeenTerresainte(Jérusalemaétéconquiseen1099)ouenEspagne.Lesmarchandsvontd'unefoireà l'autre.CellesdeChampagne(Troyes,Bar-sur-Aube)etdeBriesont fréquentéespardesItaliens,desFlamands,desCatalans.

Mêmesicescentresd'échangesetcesvoiescommercialessontsituésauxmargesorientalesduroyaume de France, celui-ci ne reste pas à l'écart, car Paris est devenue la ville unique qui attiremarchands,visiteurs,«étudiants»detoutleroyaumeetdurestedel'Europe.

« Elle est assise au sein d'un vallon délicieux, au centre d'une couronne de côteauxqu'enrichissentàl'enviCérèsetBacchus,écritGuideBazoches.LaSeine,cefleuvesuperbequivientdel'Orient,ycouleàpleinsbordsetentouredesesdeuxbrasuneîlequiestlatête,lecœur,lamoelledelavilleentière.Deuxfaubourgss'étendentàdroiteetàgauche,dontlemoinsgrandferaitencorel'enviedebiendescités.Chacundecesfaubourgscommuniqueavecl'îlepardeuxpontsdepierre.LeGrandPont, tourné au nord [...], est le théâtre d'une activité bouillonnante, d'innombrables bateaux

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l'entourent,remplisdemarchandisesetderichesses.LePetitPontappartientauxdialecticiensquis'ypromènentendiscutant.Dansl'île,àcôtédupalaisdesRoisquidominetoutelaville,onvoitlepalaisdelaPhilosophieoùl'étuderègneseuleensouveraine,citadelledelumièreetd'immortalité.»

Entourédeforêtsgiboyeuses–pourleplaisirdesroisetdeschevaliers–,Parisacquiertainsiuneprépondéranceabsoluesurtoutleroyaume.

LavilledesainteGenevièveetdeClovis,voisinedel'abbayedeSaint-Denis,oùl'abbéSugerfaitconstruireunebasilique imposante, verrabientôt sedresser le chœurde la cathédraleNotre-Dame(1163),puissanef(1180).Les«écoles»s'ymultiplient.

Le maître Pierre Abélard s'installe sur la rive gauche, sur la montagne Sainte-Geneviève,donnantainsinaissanceàun«Quartier latin»quiest l'undesvisagesde laville. Ilest lepremier«professeur»,celuiquiveutconcilierfoietraison:«N'emploiejamaislacontraintepouramenertonprochainà lacroyancequiest la tienne,dit-il.C'estparses lumièresseulesque l'esprithumaindoit sedéterminer.Envain essaieras-tud'obtenirviolemmentuneadhésionmensongère ; la foinevientpasdelaforcemaisdelaraison.»

Undébats'engage:contreParis,contrelaraison,pourla«SainteIgnorance»,lamystique,laprière,lacontemplation.

Bernard de Clairvaux – saint Bernard, fondateur de l'abbaye de Clairvaux, âme de l'ordrecistercienquisèmedanstoutleroyaumeetenEuropeles«filles»del'abbayemère,etqui«fait»lespapes –, exhorte professeurs et étudiants : « Fuyez du milieu de Babylone, fuyez et sauvez vosâmes!»Ilfauts'enfermerdanslasolitudedesmonastères:«Vivredanslagrâcepourleprésent,etattendreavecconfiancel'avenir.»«Tutrouverasplusdanslesforêtsquedansleslivres.Lesboisetlespierrest'apprendrontplusquen'importequelmaître.»

Cette«dispute»–c'estsaintBernardquil'emportera;Abélard,condamné,seracontraintdeseretirerdansunedépendancedel'abbayedeCluny–faitdeParislecentreintellectuelnonseulementduroyaumedeFrance,maisde l'ensemblede l'Europechrétienne.Dèscexiie siècle,Parisestbiencettecitédelumièreetd'immortalitéqu'elledemeureraaufildutemps.

Mais, en fait, c'est tout le royaume de France qui devient le lieu où s'élaborent les idées, lescontroverses, les tendances, les formesquivontensuite se répandred'unboutà l'autrede l'Europechrétienne.

LaFranceestuncreuset.Elleconcentre,elletransmute,elleinvente,ellediffuse,ellerayonne.LesabbayescisterciennesessaimentàpartirdeCîteauxetdeClairvauxdanstoutel'Europe.«Regardez les arbres de la forêt, dit saintBernard.Notre ordre cistercien est comme le plus

puissantd'entreeux.Ilyale tronc,c'estnotreabbayedeCîteaux,etquatrebranchesmaîtresses, lespremièresfilles:Morimond,LaFerté,Pontigny,Clairvaux.Chacuned'elles,dontClairvauxlapluspuissante, adonnéà son tournaissance àd'autres.L'ordre est commeunarbrequi se ramifie ; dechaquebranchesurgitunnouveaurameauettoutesmontent,verticales,versleciel.»

C'est saint Bernard qui, au concile de Troyes, en 1129, rédige les règles des Templiers, ceschevalierschargésdeladéfensedespèlerinsenTerresainte.

Ilssontdesmoines-soldatsquinecraignentnidepécherentuantdesennemis,nidesetrouveren danger d'être tués eux-mêmes.C'est pour leChrist, en effet, qu'ils donnent lamort ou qu'ils lareçoivent;ilsnecommettentainsiaucuncrimeetméritentunegloiresurabondante.S'ilstuent,c'estpourleChrist;s'ilsmeurent,leChristesteneux.

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C'estsaintBernardencorequi,enAquitaine,tented'empêcherquesedéveloppel'hérésiecatharequivoitdeschrétiensrechercherla«perfection»,entrerencontactdirect–sansl'intermédiairedel'Église–avecleChrist.IlsconçoiventlaviecommeunelutteimplacableentreleBienetleMal.Euxveulentêtredes«Parfaits».

Ainsi,c'estsurlaterreduroyaumedeFrancequenaissentaussibienlesorientationsmajeuresdel'Églisequeleshérésies.

Etc'estencoresaintBernardquiprêchelacroisadeàVézelayen1146:««Dieuleveut,etsonsouverain pontife sur cette terre nous le commande : emparons-nous pour toujours du Saint-Sépulcre!»

Le pape Eugène III a été moine cistercien, et le roi Louis VII rejoint les croisés, laissant larégenceduroyaumeàl'abbédeSaint-Denis,Suger.

LeroyaumedeFranceestbienlelieud'oùpartent,encexiiesiècle,lesimpulsionsquioriententledestindelachrétienté.

Le royaume a été le berceau de l'art cistercien aux fortes colonnes, aux voûtes puissantes, àl'austérité de la pierre nue, et chaque abbaye en Europe se modèle sur celles de Sénanque ou duThoronet.

Et, demême, c'est en Ile-de-France, à Sens (1140), àChartres (1145-1155), à Senlis (1155), àNoyon(1151),àLaon(1155-1160),àParis(1163-1180),quelescathédrales«gothiques»,avecleurcroiséesd'ogives,leursvitraux,leursnefsinondéesdelumière,lancentleursflèchesverticalesversleciel.

Lexiiesièclevoitainsil'âmefrançaiseêtrel'unedessourcesprééminentesdel'Europe.C'est l'abbédeCluny,Pierre leVénérable,qui réunitautourde luideschrétiensespagnolsqui

ontvécusousladominationmusulmane.Encestempsdecroisade,ilveutentreprendrelatraductionduCoran.

«Qu'on donne, écrit-il, à l'erreurmahométane le nomhonteux d'hérésie ou celui, infâme, depaganisme.Ilfautagircontreelle,c'est-à-direécrire.»

Ilajoute:«Pourquelafidélitédelatraductionsoitentièreetqu'aucuneerreurneviennefausserlaplénitudedenotrecompréhension,auxtraducteurschrétiensj'enaiadjointun,sarrasin.»

LeroyaumedeFranceestainsiàl'avant-garde:c'estsursonsolquelaraisonetlaconnaissancesontautravailetquel'âmefrançaisesenourritdecetteouvertureauxautres,afindecomprendrece«quiapermisàcepoisonmorteld'infesterplusdelamoitiéduglobe».

Au xiie siècle, le royaume de France est celui du mouvement, du débat intellectuel, duchangement.Ceclimatmodifieleshabitudes,lescomportements.

Lafemme,oubliéedumondeféodalduxiesiècle,estredécouverteenmêmetempsqueserépandlecultedeNotreDame,desainteMadeleine.

C'estdanslesuddelaFrance,enGuyenne,enGascogne,qu'oncommenceàlachanter,àdresserpourellelesautelsdel'amourcourtoisqu'exaltentlestroubadours.

La reineAliénord'Aquitaine,un tempsépousedeLouisVII (de1137à1152),encouragecetteévolution,enmêmetempsquesonremariageavecHenriPlantagenêt–quiestàlatêted'undomaineangevinetroid'Angleterre–représenteunemenacepourleroyaumedeFrance.

Sursesflancsouestetsud,laprésence«anglaise»obscurcitl'avenir.MaisLouisVII,toutenproclamantla«paixduroi»pourdixansdanstoutleroyaume(1155),

necèderienauxPlantagenêts.

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C'est que s'est lentement affirmé un « amour de la France » comme germe du patriotisme,commel'undestraitsmajeursdel'âmeduroyaume.

Àlafinduxiesiècle,unclercd'Avranchesacomposélapremièrechansondegeste,4002versdansunelanguequisedégagedulatinàlafaçondontsebriselacoquilled'unœuf.

En vers de dix pieds, le clerc raconte l'histoire du neveu de Charlemagne qui commandaitl'arrière-gardedel'empereuretquitombe,le15août778,dansuneembuscadetendueparlesBasques–alliésdesSarrasins–àRoncevaux.

CetteChansondeRolandévoque lechevalierblesséquisesouciedenepas laissersonglaiveentredesmainsennemies.

Puissejamaisnet'avoirunhommecapabledecouardiseDieu,nepermettezpasquelaFranceaitcettehonte!Etlepoèted'ajouter:IlvautmieuxmourirÀhonneurqu'àhontevivre.....................................................QuejamaisdeFrancenesorteLagloirequis'yestarrêtée.Et le « comte Roland, étendu sous un pin, la face tournée vers l'Espagne, sent que la mort

l'envahit :de la têteellegagne lecœur... Il semetàse resouvenirdebiendeschoses,de toutes lesterresqu'ilaconquises,deladouceFrance»...

LeroyaumedeFrancen'estplusseulementledomainepersonneldesCapétiens.Ilestla«douceFrance»,quiappartientàtousceux,chevaliers,clercs,poètes,manants,quila

peuplentetquil'aiment.Tousfontvivreetsepartagentl'âmedecette«douceFrance».

11.LeroiPhilippeAuguste,quihériteàlamortdesonpèreLouisVIIdela«douceFrance»,etqui

va régner d'un siècle à l'autre (1180-1223), quarante-trois ans, ne veut plus se nommer « roi desFrancs»,commec'étaitencorel'usagepourlespremiersCapétiens.

Ilestle«roideFrance».Etcechangementdetitulatureditsonambition,laconsciencequ'iladen'êtreplusseulementle

suzeraindegrandsvassaux,lemaîtred'undomaineroyal,maisceluidetoutunpeuplequicommenceàfaire«nation».

LechanoinedeSaint-MartindeToursquibrossesonportraitécrit:«Beauetbienbâti,chauve,d'unvisagerespirant la joiedevivre, le teint rubicond, ilaimait levinet labonnechère,et ilétaitportésurlesfemmes.Généreuxenverssesamis,ilconvoitaitlesbiensdesadversairesetilétaittrèsexpertdans l'artde l'intrigue... Il réprimait lamalignitédesGrandsduroyaumeetprovoquait leursdiscordes,mais ilnemit jamaisàmortnulqui fûtenprison.Recourantauconseildeshumbles, iln'éprouvaitdehainepourpersonne,sinonuncourtmoment,etilsemontraledompteurdessuperbes,ledéfenseurdel'Égliseetlenourrisseurdespauvres.»

Sur le socle construit par ses prédécesseurs, il bâtit un État. Et tout au long de son règneprolongéparceluidesonfilsLouisVIII(1223-1226),avecl'aidedesesbaillis,desesprévôts,desessénéchaux, il agglomère autour du domaine royal de nouveaux territoires. Il domine les grandsvassauxdelaFlandre,delaChampagne,delaBourgogne.Aumitanduxiiiesiècle,leroyaumeauraatteintlaManche,l'AtlantiqueetlaMéditerranée.

C'estlaFrance,etlepapeInnocentIIIreconnaîtqu'aucuneautreautoritétemporelleencemonde

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n'estsupérieureàcelledesonroi.

Ainsi,encescinquanteannéesquiterminentlexiiesiècleetcommencentlexiiie,laFrances'est-elleimposéecommelagrandepuissancecontinentale.

Elleestriched'hommes,chevaliers,marchands,paysans.Ellealesfleuvesetlesroutespourletransportdesmarchandisesquivontetviennentdusudaunord.Leroilèvelesimpôts,et,quandillejuge bon, il pressure,menace, expulse, rouvre ses portes aux juifs,manieurs et prêteurs d'argent.C'est le commandeur de l'ordre duTemple,Aimard, qui gère la trésorerie du roi. Les Templiers,présentsenTerresainteetdanstoutel'Europe,assurentlestransfertsdefonds.Ontientdescomptesprécis.Ondisposed'archives.UneadministrationsemetainsienplaceàParis.

C'est la plus grande ville d'Occident (50 000 habitants). Philippe Auguste la protège par uneenceintefortifiée.Deuxgrandesvoiespavées–Saint-MartinetSaint-Denis–laparcourentsurlarivedroite de la Seine. La rue Saint-Jacques, reprenant le tracé de la voie romaine, gravit sur la rivegauchelamontageSainte-Geneviève.Lavilles'étend.Lesvignesreculent.L'Universitéconquiertdesprivilèges(1215),unstatutqui,entrelepapeetleroi,luiassurentsonindépendance.

Paris révèle la puissance du roi. Dans la tour du Louvre, on enferme les trésors et lesprisonniers.DansledonjonduTemple,onentasse lescoffresemplisd'argent.Quidouteraitquelesouverainquidisposed'unetellecapitalenesoitleplusgrand?Ilpeutacheterdesalliés,corrompredes adversaires, garder sur pied une armée de deux à trois mille hommes, noyau autour duquels'agrègent,encasdebesoin,desmercenaires,desroutiers,dessoudards,des«cotteraux»quinesontplusdeschevaliers,maisdeshommesd'armesaguerris,sergentsetarbalétriersmontés,fantassins.

Ainsi se constitue un pouvoir d'État disposant d'une administration, avec ses hommes et sesrouages, d'une « diplomatie », d'une force militaire capable de briser les résistances que peutrencontrerleroideFrancedanssesdésirsdeconquête.

Lepapelui-mêmeestcontraintdecomposeraveccesouverain.Quand il prononce en 1198 l'interdit du royaume pour punir Philippe Auguste d'avoir voulu

répudier son épouse, cette sanction, qui prive tout un peuple des sacrements, est de peu d'effet.Lepapedoitnégocier,leverl'interdit(1200).

La puissance capétienne peut ainsi se déployer, et le royaume de France, se dilater jusqu'auxrivesdesmersquibordentl'Hexagone.

C'estunelongueentrepriseoùlesalliances,lesguerres,lestrêves,lesmariages,s'entremêlent.L'avancéecapétiennesefaitendirectiondelaFlandre,aunord.ElleviseleLanguedocetlecomtédeToulouseausud,làoù,malgrélesprêchesdesCisterciens

etdesDominicains–ordrecrééen1215–,l'hérésiecathares'estenracinée.Àl'ouest(delaNormandieàlaGuyenne,delaSeineàlaLoireetàlaGaronne),leroideFrance

seheurteauroid'AngleterreHenriIIPlantagenêtetàsesfilsRichardetJean.Àl'est,illuifautsemesureràl'empiregermaniqued'OttonIV.C'est encore et toujours la situation géopolitique de la France qui suscite les convoitises de

l'Angleterre et de l'Allemagne, parce qu'elle est un môle qui peut empêcher la domination ou del'AnglaisouduGermain.

L'âmedelaFranceseforgedanscesconfrontationsqui,pacifiquesouguerrières,naissentdelasituation géographique et des intérêts contradictoires qu'elle génère. Dans ces quatre directions –nord,ouest,est,sud–,enundemi-siècle,leroideFrancel'emporte.

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L'Artois, le Valois, le Vermandois, l'Amiénois, sont acquis par le mariage avec Isabelle deHainaut,quidescendenlignedirectedesCarolingiens.

EtleCapétienpeutainsiseprésenterenhéritierdel'empereurCharlemagne.

Àl'ouest,ilfautbriserlapuissanceanglo-angevineetaquitaine,luttercontreRichardCœurdeLion et Jean sans Terre. Lamort de Richard en 1199 facilite la tâche.Mais la guerre – avec desintervalles de paix – dure près de vingt ans. Combats difficiles, impitoyables. Ce ne sont plusseulement des chevaliers qui s'affrontent dans une guerre « réglée », mais des « routiers », des«soudards»,des«cottereaux»,desmercenairesquiégorgent lesprisonniers.LesfortsconstruitsparlesAnglo-Aquitainssontconquis(ainsi,en1204,Château-Gaillard,censéprotégerRouen).

JeansansTerreetsestroupessontmisenfuiteàLaRoche-aux-Moines,le2juillet1214.LaNormandie,l'AnjouetlaTourainepassentauxmainsduroideFrance.

Annéeetmoisdevictoire!Aunord,vingt-cinq joursplus tard, ledimanche27 juillet1214,à

Bouvines, les troupes de Philippe Auguste écrasent celles d'une coalition regroupant l'empereurOttonIV,JeansansTerreetdegrandsféodaux.

Ce dimanche de Bouvines est le jour de l'irruption éclatante de la nation. Les chroniqueursexaltentles«filsdeFrance»«àlabouillantevaleur»qui«n'hésitentjamaisàbravertoutesortededangers».

Enfaced'eux,ilya«cesfilsd'AngleterrequelesplaisirsdeladébaucheetlesdonsdeBacchusattachentavecplusdecharmesquelesprésentsdeMars».Ilyasurtoutles«Teutons».

D'un côté, des combattants « issus de parents français » (« Vous, enfants de la Gaule, vouscombattez toujoursàcheval !»),de l'autre, lesGermainssontdes fantassins redoutablesmaissansnoblessedecœur!

L'âmefrançaisesetrempeàBouvinesens'opposant,enconstruisantunmythe,encélébrantunevictoirequin'estplusseulementcelleduroi,maiscelledetoutunpeuple:«Danstoutleroyaume,onn'entend partout qu'un applaudissement ; toute condition, toute fortune, toute profession, tout sexe,toutâgechantentlesmêmesrythmesd'allégresse...Lesinnombrablesdansesdesgensdupeuple,leschantssuavesdesclercs,lessanctuairesparésau-dedanscommeau-dehors,lesrues,lesmaisons,lesroutes,danstouslesvillagesetdanstouteslesvilles,tenduesdecourtinesetd'étolesdesoie,tapisséesdefleurs,d'herbeetdefeuillagevert...Cecisepassasurlaroutejusqu'àcequ'onfûtarrivéàParis.Lesbourgeoisparisiensetpar-dessustoutlamultitudedesétudiants,leclergéetlepeupleallaientau-devantdu roi,chantantdeshymnesetdescantiques...Durant toute lanuit, lesciergesnecessentdebrillerdans lesmainsde tout lemonde,chassant les ténèbres,de tellesorteque lanuit,se trouvantsubitementtransforméeenjouretresplendissantdetantd'éclatsetdelumières,ditauxétoilesetàlalune:Jenevousdoisrien!Tantleseulamourduroiportaitlespeuplesàselivrerauxtransportsdeleurjoiedanstouslesvillages...»

L'âmedelaFrancenaîtdecettereprésentationd'unpeupleuniautourdesonsouverain,decettefusiondetousetdecettevillecapitale,Paris,quil'exprime.

Cemouvementmagnifié–rêvépourunebonnepart–renforcelepouvoirroyal.

LeroisoutientlesseigneursetlesmoinescisterciensquiontconduitlacroisadecontrelesterresetlesvillesopulentesduLanguedoc,cespopulationsconvertiesàl'hérésiecathare.

SimondeMontfortet l'abbédeCîteaux,Amalric,organisent laconquête,massacrentetpillent(sacdeBéziersen1209).

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Le roi d'Aragon, venu au secours deRaymondVI deToulouse, son vassal, est battu àMuret(1213).Louis,lefilsdePhilippeAuguste,cueillecesterritoiresetmassacreàsontour(Marmande,1218).

Roi en 1223, il apportera au royaume de France le Poitou et la Saintonge, La Rochelle etAvignon.

LeroyaumedeFranceatteintdésormaislaMéditerranée.LeNordaconquislespeuplesduSud.En1244,l'hérésiecatharebrûleavecMontségur.

L'âmedelaFrancesenourritaussidelacruelleviolencedel'État.LepeupledeFrance–etd'abordceluiduSud–nel'oublierapas.

12.L'enfantdedouzeansqui,en1226,devientleroiLouisIX,saitquesonroyaumedeFranceest,

avecses13millionsd'habitants, lepluspeuplé, lepluspuissant, leplusriche, leplus influentde lachrétienté.

Ilavusongrand-pèrePhilippeAugusteetsonpèreLouisVIIIgouverner,repousseretvaincrelesAnglaisetlesImpériaux.

Ilestentourédeleursconseillers,deleursévêques,deleurschapelains,etsamèreBlanchedeCastilleexercelarégenceavecautorité.

L'État,avecsesagents,samonnaie,sesprévôts–leplusimportantestceluideParis,quisiègeauChâtelet–,adéjàsaviepropre,mêmequandleroiestunenfantoubienquand,plustard,en1249,Louis IX partira en croisade, sera fait prisonnier et restera hors de France pendant près de cinqannées.

Louisdiraàsesproches,conseillers,laïquesetclercs:«Gardez-vousdecroirequelesalutdel'Égliseetdel'Étatrésideenmapersonne.Vousêtesvous-mêmesl'Étatetl'Église!»

Humilitéd'unsouverainquiveutêtrel'incarnationduroichrétienidéaletqui,promulguantuneGrandeOrdonnance(1254),déclare:

«Dudevoirdelaroyalepuissancenousvoulonsmoultdecœurlapaixetlereposdenossujets...etavonsgrandeindignationencontreceuxquiinjuresleurfontetquiontenviedeleurpaixet leurtranquillité.»

Au furet àmesurequeson règnesedéroule– ildureraquarante-quatreans,de1226à1270,faisantdecexiiiesièclelesiècledeSaintLouis,puisqueLouisIXestcanoniséen1297parlepapeBonifaceVIII–,sagrandeetmaigresilhouettesembles'affinerencoredansuneaustéritémystique,commes'ilvoulaitmieuxexprimer l'essencede lamonarchie française,chrétienneensonprincipefondateur.

«LeRoi,ditJoinville,sonconseilleretbiographe,semaintintsidévotementquejamaisplusilneportanivairnipetit-gris,niécarlate,niétriersouéperonsdorés.Sesvêtementsétaientdecamelinoudedrapbleu-noir.Lesfourruresdesescouverturesetdesesrobesétaientdepeauxdedaimsoudepattesdelièvres.Ilétaitsisobrequ'ilnechoisissaitjamaissanourriture.»

Ainsi,dansl'âmefrançaise,lesouverain,déjàplacéau-dessusdeshommesparlesacre,devient-ilaussil'hommequidoit–au-delàdelapolitiquequ'ilmène–incarnerlapiété,lesoucidelajusticeetdelapaixpoursessujets.

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Iln'estpasseulementrespecté,vénéréoucraint.Ilestaimépoursesvertus.Ilest«saint»avantmêmed'êtrecanonisé.

Et quand, en 1228, le jeune roi de quatorze ans, pour éviter d'être enlevé par des grands quiveulent ainsi prendre barre sur lui, se réfugie, rentrant d'Orléans, derrière l'enceinte fortifiée deMontlhéry, lesmilicescommunalesdeParisetd'Ile-de-France, leschevaliersdudomaine royal, ledélivrent,etlepeupleencortègeluisouhaitelonguevieenlereconduisantdanssacapitale,Paris.

LavieexemplairedeLouisIX,l'amourdesonpeuple,lerayonnementdeParis,lapuissancedel'État, tout concourt alors à faire du royaume de France et de son roi les acteurs majeurs de lachrétienté.

C'est dans cette source rayonnante du xiiie siècle que s'épanouit l'âme de la France en sasingularité.

Ilyaeneffetuneexceptionfrançaisequis'affirmeauxiiiesiècle.Lavigueuretl'attraitdel'universitéparisienne–quicompte5000étudiants,etThomasd'Aquin

estl'und'eux–,decellesdeMontpellier,deToulouse,d'Orléans,d'Angers,fontdelaFrancelecentreintellectuelde lachrétienté.Chaque«nation»d'Europefondesoncollègesur lamontagneSainte-Geneviève.En1257,lechapelaindeLouisIX,RobertdeSorbon,créeuncollègedestinéauxclercsséculiers,boursiers.Cesétudiantsveulentvoirconfirmerleurautonomieuniversitaire.Ilscessentdesuivre leurscours (1299)etobtiennentqu'undroitdegrève leursoit reconnu.Lepapegarantitcesdroits.

DansleroyaumedeFrance,joyaudelachrétienté,lenombredecardinauxpassededeuxàhuit.Mesuredel'influencedelaFrance,lepapeUrbainIV,éluen1261,estunChampenois,eten1265c'estunProvençal,conseillerdeLouisIX,quidevientpapesouslenomdeClémentIV.

Cependant, le souverain de France – le roi aux fleurs de lis, emblème peut-être lié au cultemarial–nes'interditpasderésisterauxpressionsdelapapauté.

Unefusionintimes'opèrenéanmoinsentrel'Égliseetlamonarchiefrançaise.L'abbaye du Mont-Saint-Michel, le monastère de Royaumont, l'abbaye de Maubuisson et la

Sainte-Chapelle–quicontientlesreliquesdelaPassion,unmorceaudelavraiecroixetlacouronneduChrist–témoignentdelavolontéduroi–ilsuscitelesinitiatives,financelestravaux–d'éleverdeschefs-d'œuvreàlagloireduChrist.

Les dernières flèches des cathédrales se dressent, et le sourire de Reims, et le Bon Dieud'Amiens,exprimentdanslapierrelafoidetouteunesociétéquemagnifielapiétéduroi.

Celui-cipartpourlaTerresainte.SonlongemprisonnementenOrient(de1249à1254)exaltesafoi.Aprèssa libération, lorsdesondébarquementàHyères, ils'entretientavecunmoinecordelierquiluidit:«Orprennegardeleroi,puisqu'ilvaenFrance,àfairesibienjusticeàsonpeuplequ'ilenconservel'amourdeDieuetqueDieuneluiôtepas,pourlavie,leroyaumedeFrance.»

On saisit le lien – au xiiie siècle, c'est une spécificité française – entre la foi exigeante et lesmesures que le monarque met en œuvre. Il se veut Rex Pacificus, signant des traités avec le roid'Aragon Jean Ier ou le roi d'Angleterre Henri III. Il n'utilise pas la puissance du royaume pourimposerparlaguerresessolutions.

Demême, sesGrandesOrdonnances veillent à ce que les pouvoirs s'exercent avec équité. LechênedeVincennes,aupiedduquelleroirendlajustice,enestlesymbole.

Ilviseàunepolitique«vertueuse».Ilditdansl'ordonnancede1254:«Quetousnosbaillis,vicomtes,prévôts,mairesettousautres,

enquelqueaffairequecesoit,fassentsermentqu'ilsferontdroitàchacunsansexceptiondepersonne,

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aussibienauxpauvresqu'auxrichesetàl'étrangerqu'àl'hommedupays;etilsgarderontlesusetcoutumesquisontbonsetéprouvés,[sinon]qu'ilsensoientpunisenleursbiensetenleurspersonnessileméfaitlerequiert.»

Oui,exceptionfrançaise,auxiiiesiècle,quecettemoralisationdel'actionpolitique!

Cette volonté est fondée sur la foi, sur le refus du péché et sur la crainte du blasphème quihabitentLouisIX.

«Vousdevezsavoirqu'iln'yapasdelèpreaussilaidequed'êtreenpéchémortel,dit-il.Jevouspriedepréférerquetouteslesinfortunesarriventàvotrecorps,lèpreoutouteautremaladie,plutôtquelepéchémorteladvienneàvotreâme.»

Maisalors,ilfautpoursuivreceuxquisontenétatdepéché.D'abordleshérétiques(massacredescatharesàMontségur),etleroyaumedeFranceseraterre

d'Inquisition.Onenterrevivant.Onbrûle(enmai1239,dix-huithérétiquessontvouésauxflammesauMont-

Aimé, en Champagne). En 1242, dans un grand autodafé, on brûle vingt charretées de livrestalmudiques.

Il faut que « tous les juifs vivent du labeur de leurs mains ou des autres besognes qui necomportentpasd'usure».En1269,onexigequ'ilsportentsurleursvêtementsunsignepermettantdelesreconnaître.Onlesdénonceparcequ'ils«fontcirculersouslenomdeTalmuddeslivresemplisdeblasphèmesetd'injurescontreleChrist,laVierge,leschrétiensetDieumême».

Certes,Lombards,Cahorsins,chrétiensquise livrentà l'usure,sontcondamnéseux-mêmesaubannissement.Maisl'antijudaïsmechrétiendeLouisIXestunfait.Etilpénètrel'âmefrançaiseavecd'autant plus de virulence que le roi et son royaume sont l'expression la plus achevée – et lesmodèles–delachrétienté.

LouisIXestdéjàleRoiTrès-Chrétienquand,en1270,ilembarqueunesecondefoisàAigues-Mortes–portqu'ilafaitconstruire–pourlaTerresainte.

Ils'arrêteraàTunisetymourrale25août1270aprèsavoirvus'éteindresonfilscadet.Etc'estsonaîné,PhilippeIIIleHardi,quiluisuccédera.

Cettemortencroiséfaitdeluiunefiguresacréedelachrétienté,l'imagepieusedeceroyaumequiavuaussi l'épanouissementdel'artgothique, lagloiredel'universitédeParis, leprestigedelalangue française illustrée par un Jean deMeung – deuxième partie duRoman de laRose – et lesœuvresdeRutebeuf–RenartleBestourné.

Quelquesannéesavantdesecroiser(en1267),LouisIXavaitvouluprocéderàlaréorganisationde la basilique de Saint-Denis afin qu'on pût lire dans l'agencement des tombeaux l'histoire de ladynastieduroyaumedeFrance.

Cenouvelordonnancement,cetteréécrituredel'histoire,plaçantdanslapartiesuddelaneflesMérovingiensetlesCarolingiens,aunordlesCapétiens,et,entrecesdeuxrangées,PhilippeAugusteet Louis VIII, qui appartenaient aux deux lignées – ils descendaient à la fois, affirmaient lesgénéalogistes, de Charlemagne et d'Hugues Capet –, étaient une manière d'incarner la glorieusecontinuitédelaroyautéfrançaise.

CesgisantsconduisentàLouisIX,dontlasaintetéexprimel'essencedeceroyaume.L'âmedelaFranceenreçoitlagrâce.Louisestsaint.«Mais,ditsonchroniqueurJoinville,onn'enfitpasassezquandonnelemitpasaunombredes

martyrs pour les grandes peines qu'il souffrit au pèlerinage de laCroix, et aussi parce qu'il suivit

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NotreSeigneurdanslehautfaitdelaCroix.CarsiDieumourutsurlaCroix,ilfitdemême,carilétaitcroiséquandilmourutàTunis.»

LeroideFrancen'estpasseulementsaint,maismartyr.Commentcertainsn'imagineraient-ilspas,aprèsun telapogée,que laFranceestpromiseàun

destinexceptionnel,qu'elleestunenationsainte?«J'aid'instinctl'impressionquelaProvidencel'acrééepourdessuccèsachevésoudesmalheurs

exemplaires»,écriradeGaulle.

13.SaintLouis,leroimartyr,leRoiChrist,aurarégnéquarante-quatreannées.Àeuxtous,sescinq

successeurs–lesderniersCapétiensenlignedirecte–n'auront,de1270à1328,gouvernéleroyaumedeFrancequedurantcinquante-huitans.

Mais c'est comme si peu importaient désormais la durée de chaque règne, et même lapersonnalitédechacundessouverains.IlyapourtantbiendesdifférencesentrelefilsdeSaintLouis,Philippe III leHardi –qui règnequinze ans : 1270-1285–, sonpetit-filsPhilippe IV leBel (1285-1314:vingt-neufansderègne),etlesfilsdecedernier,LouisXleHutin(1314-1316),PhilippeVleLong(1316-1322)etCharlesIVleBel(1322-1328),auquelsuccéderaPhilippedeValois.

CequeSaintLouisalégué,c'estl'idéequelaroyautéfrançaiseestau-dessusdetout.«Danstoutelachrétienté,leroideFrancen'ajamaisd'égal»,ditunchroniqueuritalien.Lacouronneroyaletranscendetouteslescirconstances,touteslespersonnalités.Lacanonisation

deLouisIXaexaltélesacrequidéjàplaçaitlesouverainau-dessusdessimplesmortels.LesroisdeFrancesontdelalignéed'unsaint.« Grand déshonneur à ceux de son lignage qui voudront mal faire, dit Joinville, car on les

montrera du doigt et on dira que le Saint Roi dont ils sont issus eût répugné à faire une telleméchanceté.»

Enfait,legrandmanteaubleuàfleursdelisd'ordeSaintLouislesprotège.Ilsfontdesoncorps,qu'ilsfractionnent,desreliques.EnprésencedePhilippeleBel,lesossementsdeSaintLouissontplacésen1298dansunechâsse

d'orderrièrel'auteldel'abbayedeSaint-Denis.En1306,PhilippeleBelobtiendraquelatêteduSaintRoi soit transférée à la Sainte-Chapelle.Mais on laissera lementon, lamâchoire et les dents auxmoinesdeSaint-Denis.

Puis on fragmentera le squelette pour offrir des reliques à tel ou tel souverain, à tel ou telhommed'Église.

UnephalangedudoigtdeSaintLouisseraainsienvoyéeàunroideNorvège...

LeroideFrancebénéficiedel'immunitéqueluiconfèresonascendancesainte.Maisiltireaussisonpouvoirdelui-même:

«Queveutleroisiveutlaloi»,disentlesconseillers,leslégistesquiformentautourdeluiungroupedeplusenplusnombreux.

IlssontmembresdesChambres–laplusimportanteestlaChambredescomptes(1320)–,desConseils.

Ilssontrassemblésdanslepalaisdel'îledelaCité,quePhilippeleBelagranditetfortified'épaisethautsremparts.

IlfaitédifieruneimmensesalleàdeuxnefsenrichiesparlesstatuesdesroisdeFranceetquiestdestinéeauxavocatsetàleursclients.

Les services de juridiction criminelle sont installés dans les grosses tours. L'ensemble du« personnel » royal, de leurs familles et de leur domesticité représente près de 5 000 personnes,

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l'équivalentdelapopulationd'unevilleduroyaume.Personne–nigrandsféodaux,niétudiantsouprofesseurs,nimarchandsoumoineprêcheurs–

nepeutéchapperàl'attractiondeParis,quiestlaplusgrandevilledelachrétientéavec–peut-être?–61098feuxoufoyersfiscaux,soitplusde200000personnes.

L'Étatcentralisé,organisé,apprendàcompter.En1328, une enquête sur l'état des feux les évaluepour tout le royaumeà2469987 répartis

entre23671paroisses,soitplusde13millionsd'habitants.

Ainsis'affirmel'undestraitsconstitutifsdel'histoirenationale:lepouvoirestcentraliséàParis.Ilenserretoutleterritoiredansune«administration»dirigéedelacapitale,dupalaisroyal,où

sontconcentréstouslesrouages.Lecentreestleroi.«Leroiestempereurensonroyaume.»«Leroine tientsonroyaumequedesonépéeetde

lui.»«Leroinetientdepersonne,saufdeDieuetdelui.»Telleestlathèsedes«conseillers»,quisontsouventdes«graduésendroit»issusdesuniversitésdeToulouse,deMontpellier,d'OrléansetnaturellementdecelledeParis.

CeslégistessontavocatsouprocureursdelaCouronne.Quelques-unsd'entreeuxaccéderontauConseilduroiouàlaChambredescomptes.

Ilsannoncentune«hauteadministration».

Leslégisteslesplusprochesduroi(pourPhilippeleBel,PierreFlotte,GuillaumedeNogaret,EnguerranddeMarigny)concentrentsureuxlesaccusations,leshainesetleméprisdontonnepeutpasmêmeconcevoird'accablerleroi.

TrahiêteschacunlepenseParvoschevaliersdecuisine...écrit-onausouverain.Etlesbarons,lesféodauxquisubissentl'autoritéroyales'indignentdelaplacetenueparcesPetitesgensparvenusQuisontàlacourmaîtresdevenusQuicousent,règnentettaillentTouteslesbonnescoutumesdéfaillentJusticedésormaisÀlacouronnenousrendjamaisSerfsvilainsavocassiersSontdevenusempereurs.Ces légistes, « boucs émissaires » jalousés, paient de leur vie leur pouvoir qu'une succession

royaleremetencause.En 1278, le chambellan de Saint Louis, Pierre de la Brice, est accusé et pendu au gibet de

Montfauconcommeundétrousseurouuncrocheteur.EnguerranddeMarignyconnaîtralemêmesorten1315.

Car l'État royal qui concentre, centralise le pouvoir, et dont le souverain n'a pas la mêmeexigeantevertu,lamêmehumilitéqueSaintLouis,peutsemontrerunemachineimpitoyable.

Les cinq derniers rois capétiens ont d'abord poursuivi la politique d'élargissement de leurroyaume.

Agenais, Poitou, Languedoc, Guyenne, Bourgogne – et la ville de Lyon – entrent dans ledomaineroyal.

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MaisleComtatVenaissin,avecAvignon,est«donné»aupapeenvertud'unepromessedeSaintLouis.

Etaunord-est,enFlandre,leroideFranceetseschevaliersaux«éperonsdorés»sontbattusàCourtrai en 1302 par les fantassins des milices des villes drapières. La Flandre industrieuse,«bourgeoise»et«marchande»,résisteainsiàl'attractioncapétienne.

LaFrancetrouvelàunerésistancequinecéderapasaucoursdutemps.C'estunautre«monde».Etpourtantla«machineroyale»estpuissante.Elle fait reculer le papeBonifaceVIII qui voulait que tous les chrétiens, y compris le roi de

France,relèventdesajustice(1296).En convoquant à Notre-Dame en 1302 une assemblée de plus de mille délégués – clercs et

laïques–,PhilippeleBelenappelleàlafidélitémonarchiquequicommenceàprendrelescouleursdu sentiment national. Et il ne craint pas d'envoyer Guillaume de Nogaret, son légiste, tenter des'emparer,àAgnani,deBonifaceVIII,quimourradessuitesdecet«attentat»(1303).

Pourdéfendreouaccroîtreleurpouvoir,fairerespecterleursouveraineté,briserlesrésistances,obtenir les moyens qui leur sont nécessaires, l'État, le roi, ses légistes, sont prêts à toutes lesviolences.

Onvoits'affirmer-làuneraisond'Étatquimarquel'âmedelaFranceetlastructure.Capable de faire plier la papauté, elle n'hésite pas à réprimer les émeutes, les insurrections

populaires (à Provins, en 1280, lorsqu'on veut prolonger la durée du travail d'une heure sansaugmentation),voireàmanipuler lamonnaie (1295)ouàcréerdenouveaux impôts (lamaltôteen1290).

Onconfisquelesbiensdesjuifs(1306).Pourlescondamneraubûcheretlesspolier,onprofitedesrumeursquilesaccusentd'empoisonnerlespuitsetdeseligueravecleslépreux,àl'instigationdesmusulmans,auxfinsd'assassinerdeschrétiens.

L'Étatétendsonempire,seramifie.Ilabesoinderessources.Ildiminuelateneurenmétalfindesmonnaies,lèvedenouveauximpôts.Etsiondresseen1328unétatdesfeux,preuvedel'efficacitéadministrativedel'État,c'estd'abordpourdesraisonsfiscales.

L'argentetlepouvoirvontdeconcert.Demême,quand,àpartirde1307,PhilippeleBels'attaqueàl'ordreduTemple,c'està lafois

parcequecetteorganisation internationaleéchappeàsonpouvoir,etpeutmêmes'imposerà lui,etparcequ'elleestunepuissancefinancière.

L'ordreestsuppriméen1312.Par la torture et au cours d'un procès, il faut obtenir les aveux des maîtres de l'ordre.Mais

JacquesdeMolayetGeoffroydeCharnay,devantlafoulerassembléefaceàNotre-Dame,proclamentleurinnocenceetlasaintetédel'ordre.Ilsserontcependantlivrésauxflammesle18mars1314.

Procèspolitiqueorganisé par unÉtat pour qui la justice n'est qu'un instrument parmid'autresservantàcontrôlerla«totalité»desactivitésduroyaume.

Lafamilleroyaleelle-mêmen'estpaspréservéedecetteviolence.D'autantque–unepunition,unemalédiction,murmurentcertains–aucundestroisfilsdePhilippeleBeln'ad'héritiermâle.

Ilfautdoncsemontrerimpitoyableavectousceuxqui,parleurcomportement,peuventmettreencauselalégitimitédelalignéeroyale.

Les accusées – donc les coupables – vont être les belles-filles de Philippe le Bel : elles ontcommis le péché d'adultère ou en ont été témoins. Elles sont enfermées àChâteau-Gaillard. Leursamants–deuxjeuneschevaliers–sontchâtrésettorturésàmort(1314).

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Exemplarité archaïque du châtiment, violence de cet État qui mêle modernité et barbarie,

religiositéetcynisme.LeroivénèrelesreliquesdeSaintLouisetn'adecomptesàrendrequ'àDieu.VicaireduChrist,ilestàl'abridetoutecritique.Son«absolutisme»croîtparcequel'Étatquiseconstruitestplusefficace,doncplusredoutable.Au moment où, en 1328, un Valois succède aux Capétiens, l'âme de la France, la tradition

nationale,conjuguentdèscesxiiieetxivesiècleslacruautéetlasainteté,tendancescontradictoiresetcomplémentaires.

3

LEROYAUMEDÉVASTÉETRENAISSANT

1328-1515

14.Leciel s'obscurcitviteau-dessusdu royaumedeFrance lorsquemeurten1314Philippe IV le

Bel.Pourtant,laFranceestl'Étatlepluspeuplé,leplusriche,lepluspuissantdelachrétienté.Aucuneautoritétemporelle,pasplusunautreroiquel'empereurgermanique,nepeutimposersa

loiauroideFrance,souveraindelafilleaînéedel'Église.Lepapelui-mêmen'yparvientpas.UnCapétienestmaîtrecommeDieuensonroyaume.Etiln'estpasuneseulevillequipuisserivaliseravecsacapitale.Parisestlavilledesétudiantsetdesclercs,desbourgeois,desmarchands,desmaîtresdemétier

etdesthéologiens.TousceuxquipensentetécriventenEurope–donctousceuxquiprient–rêventdeséjourner

quelquesannéesàl'ombredeNotre-DameetsurlespentesdelamontagneSainte-Geneviève,dansceQuartierlatinoùl'onétudieetripaille.

Et cependant l'orage approche, dont on entend les grondements. Aucun des trois fils dePhilippeIVleBeln'aeudedescendantmâle.Seule la filleduroi, Isabelle,adonnénaissanceàunfils;maisilaétécouronnéroid'Angleterre.

CetÉdouardIIIpossèdelesterresimmensesdeGuyenne.Ilest ledescendantlointaindeHenriPlantagenêt, l'Angevin,ducdeNormandie,qui,en1154,avaitépouséAliénord'Aquitaine,devenantainsilegrandvassalduroideFrance,etroid'AngleterrepouvantprétendreàlacouronneàParis.

Maisleslégistesfrançaisargumentent.Ilssontdéjàimprégnésdecesentimentnationalqu'onavu sourdre au xiiie siècle. Les barons, les princes, ne veulent pas, eux non plus, être soumis àl'Anglais.

Certes,danslesvignobles,surlesquaisduportdeBordeaux,làoùl'onchargedanslesnaviresles barriques à destination de l'Angleterre, on soutient la prétention d'Édouard à être aussi roi deFrance,puisqu'ilestlefilsdelafilledePhilippeIVleBel.

Les légistes contestent la valeur de cette ascendance : «Mais, écrivent-ils, si le fils d'Isabelleavaitquelquedroitàalléguer,iltenaitcedroitdesamère;or,àcausedesonsexe,samèren'avaitaucundroit.Ilenallaitdoncdemêmedufils.»

Le moine chroniqueur ajoute : « Les Français n'admettaient pas sans émotion l'idée d'être

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assujettisàl'Angleterre.»

On va donc sacrer à Reims, le 29 mai 1328, le comte de Valois, fils d'un des frères dePhilippeIVleBel.Etàsamort,en1350,luisuccéderasonfils,JeanleBon.

LachaînedynastiquedesValoisvasedéroulerdurantdeuxsièclesetdemi.Mais qui peut croire qu'Édouard III acceptera, lui, roi d'Angleterre, d'être le vassal du roi de

France alors qu'il se sent par le sangplus proche dePhilippe leBel que ceValois sacré àReims,célébrédanssaCour,laplusbrillantedelachrétienté?

Quipeut croirequ'il ne trouverapasd'alliésparmicesbaronset cesprinces, français, certes,mais demeurés des féodaux que le poids d'une administration royale commence à irriter ? Ils seveulentvassaux,maisnonsujets.

L'und'eux,CharlesdeNavarre–CharlesleMauvais–,filsd'unepetite-filledePhilippeleBel,descend directement du roi capétien. Il faudra bien compter avec lui, qui possède Normandie,Picardie,Flandre,Champagne,Lorraine!

Et puisque s'exacerbent au sommet du royaume de telles rivalités, comment ces bourgeois deParis,cesrichesmarchandsquelefiscroyals'évertueàpressurer,nejoueraient-ilspasleurpartie,seservantdel'unoul'autreprétendantetdesquerellesentreroispouracquérirpuissanceetinfluence?

Ainsis'annonceletempsdesconflits,d'uneguerrequipeutdurercentans.

Ilsuffitdequelquesannéespourquelebeau,legrand,lesaintroyaumedeFrancesoitdévasté.Nulnesaurait l'envisagerquand,aprèslesacredeReims,PhilippeVIdeValoispréside,après

avoir touché les écrouelles, les réjouissances. On y dévore 82 bœufs, 85 veaux, 289 moutons,78porcs,13chevaux;onymetenpercedescentainesdetonneauxdevin.

Troismoisplustard,enaoût1328,PhilippeVIrétablitl'ordredanslesFlandres,terredel'undesesvassaux,etaumontCassel,guidésparleroi,leschevaliersfrançais,àcoupsd'estocetdetaille,massacrentlesmilicespiétonnesdesvillesflamandestoujoursrétives.

Pointdequartierpourcesgensducommun,cesouvrierstisserands!Lesbaronsetjusqu'àÉdouardIIIsontenchantésdecesouveraindeFrance,chevaliercourageux,

fidèleàl'ordrearistocratique.

En fait, cette victoire sur les « ongles bleus » flamands, cette tuerie de gueux qui, un temps,semblerecréerl'unitédelachevaleriecontrelesmarchands,lesartisans,lesouvriers,lesvilles,nepeuteffacerlescontradictions.

Les rivalités entre grands, entre monarques, sont trop fortes, et, derrière elles, se profile leconflitentredeuxnationsquis'affirment:laFranceetl'Angleterre.

Il suffit d'une dizaine d'années (1337-1347) pour que la guerre devienne la gangrène de cexivesiècle.Elleleserapour«centans».

PhilippeVIavoulus'emparerdelaGuyenne.Édouardévoqueavecméprisun«soi-disantroideFrance ». La flotte anglaise détruit la française, censée transporter les troupes pour l'invasion del'Angleterre(batailledeL'Écluse,24juin1340).ÀCrécy(26août1346),lesarchersanglaisdécimentla chevalerie française. Et le 4 août 1347, les bourgeois de Calais livrent les clés de leur ville àl'Anglais,quis'enemparepourdeuxsiècles.

Ainsi, un conflit aux origines dynastiques et féodales se transforme en guerre entre nations,chacune d'elles gardant la cicatrice de ces premiers affrontements qu'a suscités une naissancecommune.

LeFrançaisestlecousindel'Anglais,etl'unetl'autresontlesplusanciensennemis.

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L'Anglais affirme sa supériorité militaire. Il détruit la flotte d'invasion – naissance d'unetradition ! Il tueméthodiquement les chevaliers français qui combattent comme autrefois et que le«soldat»anglaispercedesesflèchesouégorgeaucoutelas.

Face à l'Anglais, l'âme française éprouve un sentiment d'admiration et d'impuissance. LesAnglais l'emportent toujours.Après lamortdePhilippeVI,en1350,c'estsonfilsJean leBonqui,avecseschevaliers,estbattuàPoitiersen1356,faitprisonnier,gardéàLondres,délivrécontreforterançon.Par le traitédeBrétigny-Calais en1360, il sera contraintd'abandonner à l'Anglaisplusdutiersdesonroyaumeavantd'allermouriràLondres,où–noblechevalier–ilestalléremplacerl'undesesfilsprisonnier,quis'étaitenfui.

Endépitde laprisedepossessionparPhilippeVIduDauphiné(1343),deMontpellier (1349),puis de l'affirmation de la suzeraineté royale sur la Bourgogne, ce milieu du xive est, pour leroyaumedeFrance,unabîmeoùils'enfonce.

Pourlatoutejeunenation,c'estl'undeces«malheursexemplaires»quiblessentsonâmeetvontserépétertoutaulongdesonhistoire.

CarlesolduroyaumedeFrancen'estpasseulementjonchédescorpsdeschevalierspercésdeflèchesouégorgéspar lesarcherset les«routiers»anglaisàCrécypuisàPoitiers.Lesdixans–1346-1356–quiséparentlesdeuxdéfaitesfrançaisesvoients'amoncelerlescadavres.

Lapestenoireacommencédefaucheren1347-1348.Qu'ellesoitbuboniqueoupulmonaire,elletuesouventunhabitantsurdeux,etlatotalitédeceuxdecertainsvillagessontenfouisdansdesfossescommunesouentasséssurdesbûchers.

Au début du xive siècle, la population du royaume était devenue si abondante que la disette –parfoislafamine–,aprèsdesdécenniesderécoltessuffisantes,étaientréapparue.

Lapestenoirevidelescampagnessansfairedisparaître lafamine.Et lessurvivants tuentceuxqu'ilsjugentresponsablesdel'épidémie.

Onditquelesjuifsempoisonnentlespuitsetlessources.Onlestraqueetonlesbrûle.Ceuxquile peuvent se réfugient àAvignon, où le papeClémentVI les protège, excommuniant ceuxqui lespersécutent. Mais des milliers périssent, comme si l'épidémie de peste noire réveillait une autremaladieendémique,l'antijudaïsme,commesicelui-ciétaitcachéauplusprofondd'unreplidel'âmedelaFranceetsetenaitprêtàl'infestersilescirconstancess'yprêtaient,s'ilfallaitdésignerunboucémissaireresponsabledesmalheursdutemps.

Dansledésarroietlaterreurprovoquésparlapestenoire,desmilliersdechrétiensseflagellent,« batteurs » fouettant leurs corps jusqu'au sang, zébrant leurs torses et leurs cuisses en hurlant,longuesprocessionsensanglantéesparcourantdescampagnesappauvries.

D'autrespaysans–ces«jacques»–affamésserebellent.Quandlajacqueriedevientmenaçante,onlatailleenpièces–cequefaitCharlesleMauvaisen1358,massacrantplusdevingtmillejacquesaprès avoir, par traîtrise, capturé puis décapité le chef (Guillaume Carle, en Beauvaisis) que cespaysanssesontdonné.

Surfonddepestenoire–etdoncde«grandepeur»,commeondiraen1789–,dedisette,dejacqueries – donc de violences – se met en place une « mécanique » sociale et politique quicaractériserasouventl'histoirenationale.

Lepouvoirroyalestaffaibli:leDauphinCharles,filsdeJeanleBon,réunitlesétatsgénéraux(1357).

Onvoitsurgirdes«réformateurs»parmilesquelss'imposentleprévôtdesmarchandsdeParis,ÉtienneMarcel,l'évêquedeLaon,RobertleCoq,dupartideCharlesdeNavarre.

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Cetengrenage–querellesdynastiques,jacqueries,étatsgénéraux,volontéderéforme,rôledes«bourgeois»deParis–«invente»unassemblagequiserecomposeraàmaintesreprisesaucoursdel'histoiredeFrance.

ÀParis,unefouleenarmesmassacreles«mauvaisconseillers»duroi(22février1358).Étienne Marcel pénètre dans les appartements du Dauphin et ordonne la mise à mort des

«maréchaux»deChampagneetdeNormandie,qui incarnent lachevalerie incapablederemporterdesvictoiresmilitairescontrelesAnglaisetopposéeauxréformes.

LeDauphinCharlesassisteaumassacredesesproches,qu'ilestcontraintd'approuver.ÉtienneMarcel le prend alors sous sa protection, le coiffant d'un chaperon rouge et bleu, couleurs de labourgeoisieparisienne!

OnpenseiciàLouisXVIqui,le20juin1792,faceauxsans-culottesquiontenvahilepalaisdesTuileries,estcontraintde«boireàlasantédelanation»etdecoifferlebonnetrouge.C'estcommesilesémeutiersrejouaient,quatresièclesplustard,lascènedefévrier1358!

Lespeuplesontunelongueetfidèlemémoire.Lessouvenirsjaillissent,ressuscitentdesgestesinscritsdansl'inconscientcollectifcommesi,aucoursdestemps,s'étaitélaboréunegénétiquedelanation.

Ces mécanismes politiques et psychologiques vont s'inscrire dans l'âme de la France, oùs'affirmelesentimentnational.

Lespartisansd'ÉtienneMarcel se retournentcontre lui–en juillet1358–quand leprévôtdesmarchands, devenu l'allié deCharles leMauvais, sera rendu responsable de l'entrée dans Paris detroupesanglaises.

IlestassassinéàlaporteSaint-AntoineaprèsqueJeanMaillart,quiaétél'undesessoutiens,arefusédeluiremettrelaclédelaporte,etafaitaucontraireappelauDauphin,quivapouvoirrentrerdansParis.

Onmesure ici combien la question « nationale » est intriquée avec les questions de politique«intérieure».

Charles le Mauvais, rival du Dauphin, et Étienne Marcel, le réformateur, ont recours auxAnglais.Carceux-cisontcertesdesétrangers,maisaussiissusdelamêmeorigine«française».Dèslors, rechercher leurappui, est-ceprendre lepartide l'étranger?Onpeutd'autantplus seposer laquestionquelesystèmeféodal–vassalité–enserreencoreleroyaume.

Cependant, choisir l'Anglais pour allié, c'est déjà être, aux yeux de Français de plus en plusnombreux,du«partidelatrahison».

Etc'estcettecoalitiondesféodauxavecl'étranger,deCharlesleMauvaisaveclesAnglais,quiestdéfaiteàCocherel,le16mai1364,parlecapitainebretonBertrandDuGuesclin.

LeDauphinCharles,dontlepèreJeanleBonvientdemourirprisonnieràLondres,peutsortirdePariset se rendreàReimspour s'y faire sacreravecsonépouseJeannedeBourbon, le19mai1364.

L'abîmenes'estpasrefermésurleroyaumedeFranceetsessouverains.

15.En 1364, après l'avènement et le sacre deCharlesV, le peuple espère que les souffrances, la

disette,lapestenoire,maisaussicescompagniesderoutiers,desoudards,depillards,d'Anglaisqui,entredeuxbatailles,écumentlepays,vonts'éloigner.

CharlesVn'est-ilpasde«sainte lignée»?Nedit-ilpasqu'ilveutplacersacouronnesous laprotectiondu«bienheureuxLouis, fleur,honneur,bannièreetmiroir,nonseulementdenotre race

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royale,maisdetouslesFrançais»?Il déclareque le roi «doit seigneurier au communprofit dupeuple». Il incarne la figuredu

souverain français tel qu'on le rêve, soucieux du sort de son peuple. Et donc ne le pressurant pasfiscalement, supprimant même certaines impositions – ce qui attire à lui les seigneurs gasconsauxquels l'Anglais réclame des taxes. Un roi qui s'entoure d'hommes sages, légistes, professeurs,théologiens, lecteurs d'Aristote et de saint Thomas d'Aquin – Nicolas Oresme et Philippe deMézières–,quiaccumuledansunetourduLouvreplusdemillemanuscrits,autantqu'enpossèdelepape.Et sespropagandistesécrivent, eton recopie leurTraitéduSacre, leSongeduVergier,danslesquels ils exaltent les caractèresdumonarque,mystique et divin, de la royauté française, tout enaffirmantsonindépendancevis-à-visdelapapauté.

Cesouverain-làneveutconduirequ'uneguerrevictorieuse.AssezdeCrécyetdePoitiers!Seschefsdeguerre,BertrandDuGuesclinetOlivierdeClisson,sontdeprudentshommesd'armes,nondeschevalierstémérairesetécervelés,ciblesdesarchersanglais.DuGuesclinetClissonconseillentde ne combattre les Anglais que s'ils sont en mauvaise posture : c'est ainsi seulement qu'on doit«prendreunennemi».

Et prudemment, de manière retorse, Charles V se réapproprie le Poitou, la Saintonge etl'Angoumois.

En1380,àsamort,l'Anglaisnepossèdeplusqu'unebandedeterreentreBordeauxetBayonne,etlesvillesdeCalais,BrestetCherbourg.

Leroyaumereprendsonsouffleaprèsdestempsoùlapeste,ladisetteetlaguerrel'étouffaient.Onpeutsemeretmoissonner.Onpeutvendresongrainenéchanged'unemonnaie–unfranc

d'or–quedetroprapideschangementsdeteneurenmétalprécieuxnedévaluentpasd'unesaisonàl'autre.EtàParisonpeuts'imaginerquel'ordreetlasécuritévontrégner.

CharlesVentreprendderenforcerlesdéfensesdelaville.Unenouvelleenceinteestconstruite,englobantlesnouveauxquartiers.

Ilprotègeainsisarésidencedel'hôtelSaint-Paul,immensebâtimentquipossèdeseptjardins,uneménagerie, une volière, un aquarium. Il poursuit la construction du donjon de Vincennes etcommenceàériger,àlaporteSaint-Antoine,uneBastillequicomporterahuitdonjonsreliésparunmurdevingt-quatremètresdehauteur.

Aucuneville chrétiennene recèle une telle forteresse.MaisParis n'est-elle pas la plus grandevilledelachrétienté?

Ainsi, tout au long du règne de Charles V (1364-1380), se dessine et se précise dans l'âmefrançaiselemodèledu«bonsouverain»,lettré(ondiradeCharlesVqu'ilest«leSage»),entouréde conseillers dévoués – savants eux-mêmes –, prudent mais courageux défenseur du royaume,soucieux du bien commun, et, comme l'écrit sa biographe Christine de Pisan, fille d'un médecinconseillerduroi,«désireuxdegarderetmaintenir,etdonnerexempleàsessuccesseursàvenirqueparsolennelordredoitseteniretmenerletrèsdignedegrédelahautecouronnedeFrance».

Roi administrateur veillant à la bonne gestion du royaume, il promulgue de GrandesOrdonnancesafind'organisersasuccession–sonfilsCharlesn'aquedouzeansen1380–encréantun conseil de régence,mais est tout aussi préoccupé de veiller au sort de la forêt française, cetterichesseduroyaumedontuneordonnance,àcompterde1376,fixelesrèglesd'exploitation.

Cesouverain-làsaitécoutersonpeuple.Quanddesémeutesurbaines–àMontpellier,notamment–etdesjacqueries–cellesdestuchins

quisemettentsurlatouche(1379)–soulèventlepeuplecontrelefisc,ilréprimemaisdiminueles

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impôts.Et,peuavantsamort,ilannoncelasuppressiondesimpôtsdirects,lesfouages(calculéspar«feux»).

C'estleroijusteetsage,celuiquerecherchenttoutaulongdeleurhistoirelesFrançais,etqui,parcequ'ilyaeuSaintLouisetCharlesV–puisd'autres,plustard,decette«saintelignée»–,nesurgitnid'unrêvenid'uneutopie.C'estceluiqu'onattenddanslestempssombres,etqu'onregretteaprèssamort.

«AutempsdutrépassementdufeuroiCharlesV,l'an1380,leschosesenceroyaumeétaientenbonnedispositionetavaientfaitplusieursnotablesconquêtes.Paixetjusticerégnaient.N'yavaitfaitobstacle,sinonl'anciennehainedesAnglais...»

Iln'yapasquel'Anglais.Le chroniqueur Jean Juvénal des Ursins oublie que l'étranger, dans un royaume comme la

France,nepeutriens'ilnebénéficiedelacomplicité,del'allianced'unepartiedesgrands.Orl'œuvrederétablissementaccomplieparCharlesVestminéeparlesprivilèges,lesapanages

qu'ilaaccordésàsestroisfrères:JeandeBerry,Louisd'AnjouetPhilippedeBourgogne.Cesonteuxquivontcomposerleconseilderégence,puisque,àlamortdeCharlesV,sonfilsCharlesVIn'aquedouzeans.

Et lorsqueCharlesVI trépasse à son tour, en 1422, le royaume de France est plongé au plusprofonddesabîmesdesonhistoire.

CharlesVIadéshéritésonfils,l'abanni,l'accusantd'«horriblescrimesetdélits».IlamariésafilleCatherineau roid'Angleterre,HenriVdeLancastre,qu'ila légitimécomme«sonvrai filsethéritier ». Et le traité de Troyes conclu en 1420 a stipulé que la couronne de France est échue àHenriVetpourtoujoursàseshéritiers.

Iln'yadoncplusqu'unedoublemonarchie:leroid'AngleterreestroideFrance.Aussi,quanden1422CharlesVIetHenriVdécèdentetquelefilsdel'Anglaisnepeutrégner,

puisqu'iln'aquedixmois, c'est leducdeBedfordquidevient régentd'uneFranceoccupéepar lesAnglais;quantaufilsdeCharlesVI,quil'adéshérité,ilpeutbienprendreletitredeCharlesVIIilestceluique,pardérision,onsurnomme«leroideBourges»!

C'estleducdeBedfordquiaprésidéàSaint-DenisauxobsèquesdeCharlesVI,etlehérauts'estécrié:«ViveleroiHenrideFranceetd'Angleterre!»

Était-celeroyaumedeFrancequel'onportaitenterre?«Chacunvitmourirlàrienqueplusqu'ilaimât»,écrituntémoin.

Ainsi,en l'espacedequarante-deuxannées, leroyaumeest-il retombéaufondd'unabîmebien

plusprofondqueceluid'oùCharlesVleSageavaitréussiàl'arracher.En1422,danscepaysoccupé,leseulespoirgîtdanscetteblessureintimedechaqueFrançaisqui

souffre de la présence anglaise, de la perte de souveraineté du royaume, gouverné au nom deHenriVIparleducdeBedford.

Orcelafaitquatredécenniesquelepeuplesubitlemalheur.Peste,disette,famine,violencesdesGrandesCompagnies,pillageparlesAnglais,châtimentàla

moindrerébellion.Les oncles de Charles VI, maîtres du conseil de régence, massacrent les jacques, ou les

bourgeoisquandilsprotestentcontrelalevéed'impôtstroplourds,oubienquandilsontladisgrâcedefigurerdanslecampdel'undesprincesetqueceluidesautresestvainqueur.

Carlesonclesduroisontdivisés.LepluspuissantestPhilippedeBourgogne,opposéàsesdeuxfrères,Louisd'AnjouetJeande

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Berry.Etl'Anglais,entrecesrivaux,peutjouerl'unoul'autre.Ilestd'autantplusfortqueleroyaumeest

appauvri,quesapopulationn'ajamaisétéaussiréduite–àpeineunedouzainedemillionsd'habitants.Marchands, artisans, jacques,manouvriers, bourgeois deRouen, de Paris ou d'Orléans ont le

sentimentque lesonclesdu roidilapident lesbiensdu royaumeet remplissent lescoffresavecdesimpôtsdeplusenpluslourds.

Danslesvilleset lescampagnes,ons'insurge.Onmassacrelespercepteurs,onpourchasselesjuifs(ilsserontexpulsésduroyaumeen1394),onouvrelesportesdesprisons.

ÀParis, les émeutiers s'emparent, à l'Hôtel deVille, des deuxmillemaillets de plombque leprévôtavaitfaitentreposerlàpourservirencasd'attaquedesAnglais.

Ces mouvements populaires échappent aux riches bourgeois qui voudraient les utiliser pourfairepressionsurlesonclesduroi.

Ceux-cirépriment.Lestêtesroulent,lescorpssebalancentauxgibets.Maislecalmenerevientdans le royaume qu'aumoment où le roi, en 1388,met fin au gouvernement des princes, et, avecl'aidedes«sages»conseillersdesonpèreCharlesV,règneeffectivement.

Courtmomentd'apaisement.C'est le tempsdes fêtes.CharlesVI avingt-deux ans, son épouseIsabeau en a dix-neuf, son frère Louis d'Orléans, dix-huit. Danses, jeux, déguisements. Louisd'Orléansguide leroisonfrèreet la reineIsabeaudans les labyrinthesduplaisir.La tragédien'estjamaisbienloin.Destravestisvêtusensauvages,lapeauenduitedepoixetcouvertedepoils,meurentbrûlésvifsàunbaldonnéàl'hôtelSaint-Paul.

CebaldesArdentsestlesymboledecettepériode:Parisbrilledesmilliersdefeuxd'unefêtequiattireartistesetartisans.Louisd'Orléans«negouverneaucunementàsonplaisiretfaitjeunessesétranges».

Lepouvoirentre lesmainsdesonclesduroiétaitdivisé ; ilestmaintenantdébauchésansquecessentlesrivalités.Etlepeuplecontinuedesouffrir.

Seulelaprésenceduroilégitimeempêcheladésagrégationduroyaume.Mais, le 5 août 1392, dans la forêt duMans, il suffit de la rencontre d'unmendiant,mauvais

présage,etduchocbruyantd'unelancesuruncasquepourqueCharlesVIbasculedansladémence.

Ce roi fou, Charles VI, qui dans ses périodes de lucidité sombre dans la dépression ou estinfluencé–manœuvré–parsonentourage,va«régner»ainsientredémenceetprostrationtrenteansdurant.

LeroyaumedeFrances'enfoncedansl'abîmeparcequesonroiasombrédanslafolieetquelesgrandss'entre-déchirent,peusoucieuxdusortduroyaume.

Cepayscommenceàdécouvriruntraitmajeurdesonhistoire:qu'ilpourrittoujoursparlatête.C'estlecasaveclaguerrecivileentrelefrèreduroi,Louisd'Orléans,etsonfils,Charlesd'Orléans,mariéàlafilleducomted'Armagnac,d'unepart,et,del'autre,PhilippedeBourgogneetsonfilsJeansansPeur.

Ces deux factions – Armagnacs et Bourguignons – sont les deux fauteurs de guerre civile.Assassinatsetmassacres,utilisationdesélémentslesplusviolentsdupeuple,sontderègle.

Jean sans Peur, le Bourguignon, fait assassiner en 1407 Louis d'Orléans, frère du roi,l'Armagnac.Dèslors,lesBourguignonstraquentdansParistouslesArmagnacs.

«Onn'avaitpasplusdepitiéàtuercesgens-làquedeschiens:c'estunArmagnac.»LesBourguignonscontrôlentleroifou,s'appuientsurde«méchantesgens,tripiers,boucherset

écorcheurs, pelletiers, couturiers et autrespauvresgensde trèsbas état faisant de très inhumaines,détestablesettrèsdéshonnêtesbesognes».

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L'und'euxestSimonCaboche(1413),qui,aveclessiens–lescabochiens–,faitrégnerlaterreurdansParis.Lemonarqueest terrédanssa folie.On imposeune«ordonnancecabochienne»,maisl'anarchie qui s'installe, les meurtres qui se multiplient, isolent les Bourguignons et poussent lesmarchands, la bourgeoisie parisienne, à changer de camp. Jean sans Peur quitte Paris, qui devientArmagnacavecCharlesd'Orléans.

Que fait le camp perdant dans une guerre civile ? Il devient le parti de l'étranger. Le princebourguignons'alliealorsavecl'Anglais.

Une pratique française se confirme : la division au sommet de l'État provoque la crise duroyaumeetlaguerreciviledontl'étrangertireprofit.

Lenouveauroid'Angleterre,HenriV,estunsouverainremarquable,grandchefdeguerre,finpolitiqueethommepieux.Ilentendseréapproprierl'héritagedesPlantagenêts.

SonarméedébarqueenNormandie,gagnelespaysdelaSomme.Leschevaliersfrançaissontentasséssurleplateaud'Azincourt.Lesolestboueux,ce25octobre

1415. L'armure pèse aumoins vingt kilos. Si l'on tombe à terre, on ne peut se relever. Alors oncharge les archers anglais sans attendre qu'arrive la piétaille des gens d'armes. Les chevaux seheurtent, renversent leurs cavaliers, qu'il ne reste plus aux Anglais qu'à égorger, car Henri V aordonnéqu'onnefasseprisonniersquelesgrandsetqu'ontuetouslesautres.

Ilsseronttroismillechevaliers,barons,baillis,grandsofficiersdel'administrationduroyaumeàêtreainsimassacrés.

Charles d'Orléans, prisonnier, est transféré enAngleterre, où, de prison en prison, il passeravingt-cinqannéesàsemorfondreetàrimer:

EnregardantverslepaysdeFranceUnjouradvintàDouvressurlamerQu'ilmesouvintdudouxplaisirQu'encepaysjetrouvaisEtmoncœurcommençaàsoupirerMaisàmoncœuramerVoirlaFrancefaisaitgrandbien.Cette nostalgie charnelle du royaume perdu, cette souffrance et cette humiliation, il n'est pas

besoind'êtreprisonnierenAngleterrepourlesressentir.Onsouffredelaguerrecivile:lesBourguignonsmassacrentencorelesArmagnacsàParisen

1418 ; JeansansPeur leBourguignonestassassinéàMontereau le10avril1419–estainsivengéLouisd'Orléans,qu'ilavaitfaittuerle23novembre1407.

On souffre de l'avancée des troupes anglaises, armée d'occupation qui prend possession sansménagementsduroyaumedesonroi, imposantàRouenunsiègeimpitoyable,remontant laSeine:« Les Anglais font autant demal que les Sarrasins. »Mais on en veut aussi au Dauphin Charles,devenulieutenantgénéralduroyaumeen1417.

Ondésirelapaix.

On approuvedonc le traité deTroyes (20mai 1420).HenriVdeLancastre épouse la fille deCharlesVIetdevient,defait,filsethéritierduroideFrance.

CharlesleDauphinn'estplusqu'unbanni.Le1erdécembre1420,HenriV,CharlesVI,lepauvreroifou,sonépouseIsabeauetPhilippele

Bon,lenouveauprincebourguignon,entrentdansParis.«Jamaisprincesnefurentreçusàplusgrandejoiequ'ilsfurent.»

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La capitale du royaume deFrance est auxmains desAnglais,mais la foule assoiffée de paixapplaudit.

Après la mort de Henri V et celle de Charles VI, en 1422, le duc de Bedford est régent duroyaumeaunomdeHenriVIdeLancastre.

MalheureuxCharlesVII,roideBourges!

Unpouvoirdivisé,uneguerrecivile,unpartidel'étranger,unpeupleexsangueetdésorienté,lasouffrance d'une âme française humiliée, bafouée, niée : tel est l'abîme où a chuté le royaume deFrance.

Quelleprovidenceouquellescirconstances,quelshérospourront-ils luipermettrederesurgiraugrandjourdel'unitéetdelasouveraineténationales?

16.Oùs'estréfugiéel'âmedelaFrance,puisqueleterritoireduroyaumeestpartagéetqueceluiqui

seproclameroideFrance,cepauvreCharlesVII,n'apasmêmeétésacréàReims,qu'iltientsaCouràBourgesetqu'Orléansestassiégéeparl'Anglais?

Carleroianglais,HenriVIdeLancastre,estroideFrance,luiaussi,fortdelalégitimitéqueluiconfère le traitédeTroyes.EtàParis,qu'ilcontrôle, lesbourgeois, lesmaîtresde l'Université, lesmarchands,lesévêques,«collaborent»aveclerégentanglais,leducdeBedford.

D'autant plusque l'Anglais a pour alliéPhilippe leBon, leBourguignon, le plus fastueuxdesprincesdelachrétienté,quipossèdetroiscapitales:Lille,BrugesetsurtoutDijon.Riche,ill'estparlesvignoblesdeBeaune–onconstruiradanscetteville, en1443,unmagnifiquehôpital–,par lesvoiescommercialesqu'ilcontrôle,parlesFlandresoucliquètentlesmétiersmécaniquesàtisser.

Ilattirepeintres,artistes,sculpteurs.LeducdeBretagne,àl'autreextrémitéduterritoire,estluiaussil'alliédel'Anglais.Ainsi,cette«Franceanglaise»disposedepresquetoutlepaysaunordetàl'estdelaLoire,etil

fautencoreyajouterlaGuyenne.Telleestainsibriséel'ancienneunitéfrançaiseliéeàla«saintelignée»desroisdeFrance.Et lorsque les chevaliers du roi de Bourges tentent une fois encore de bousculer les archers

anglais, ceux-ci, comme à Crécy, Poitiers, Azincourt, les massacrent de leurs flèches et de leurscoutelas,le17août1424,àVerneuil-sur-Avre.

CharlesVIIdouteaussidelui,desesdroits.Hésitant,ilsongeparfoisàseretirerenDauphiné,àrenonceràlareconquêteduroyaume,quiluiparaîtsidifficilequ'elleendevientimprobable.

Cependant,lesprovincesqu'ilcontrôlesontriches–lespaysdeLoire,notamment–,ellesontétépeutouchéesparlesravagesdelaguerre.IlaautourdeluinonseulementlesmembresduvieuxpartiArmagnac,maisceuxquisontrestésfidèlesàladynastiecapétienne.

Sans doute certains membres de sa Cour sont-ils tentés par des rapprochements avec lesBourguignons, et lui-même, miné par l'incertitude, n'est-il pas capable de prendre la tête de larésistanceàl'Anglais,desefairelehérautduroyaumedeFrance.

Élitescollaborantavecl'occupant,pouvoirroyalimpuissant,arméedéfaite:l'âmedelaFrancerésideencoreetrésistedanssonpeuplehumiliéetexploitéparl'Anglais.

«ToujourslerégentBedfordenrichissaitsonpaysdequelquechose,etquandilenrevenait iln'enrapportaitrienqu'unenouvelletaille»,écrituntémoin.

EnNormandie,oùl'Anglais,deRouenàCaen,s'estfortementimplanté,onserebellecontreles

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impôtsnouveaux.Etl'occupantréprime,sévit,pend,décapite.Unpatriotismepopulairenaîtdecetterésistance.Ils'exprimepartout,l'Anglaisagissantpartout

selonsonintérêt.Onmurmuremêmeàl'universitédeParis,quandlesprofesseursyapprennentqueBedfordveut

créeruneuniversitéàCaenafind'yformerdes«administrateurs»auservicedesAnglais.Onmesure l'âpretéet la rapacitéanglaises.Dans lesannéesqui suivent le traitédeTroyes,un

témoin écrit : «LesAnglais ont détruit et gâté tout le royaume, et tant dedommagesyont fait autempspasséetdeprésentquesitoutlepaysd'Angleterreétaitrenduetmisàdeniers,onn'enpourraitpasrecouvrerlacentièmepartiedesdommagesqu'ilsontfaitsauditroyaumedeFrance.»

L'âmedelaFranceseforgeainsidansladéfaiteetl'occupationétrangère.Un«partifrançais»s'affirmeauseindupeuple.

JeannelaPucelle,fillede«laboursaisés»etfilledupeuple–analphabète,donc–,estl'unedecesFrançaisesqui,aunomdeDieu,protecteurduroyaumedeFrance,répondentàl'appeldecesvoix–celleduSeigneur,cellesdupeuple–quilesincitentàseleverpoursauverleroyaume.

Jeanne,quiestnéeentrelaChampagneetleBarrois,estl'incarnationdecemouvementsurgidesprofondeursnationales.

MaisilyavaitaussiPéronne,deBretagne,etCatherine,deLaRochelle.Etcombiendefemmeset d'hommes agenouillés prient pour que soit sauvé le royaume et sacré le roi français ? La foichrétienneenflammelesentimentnational.Jeanneestportéeparcettecroyancequil'«oblige»àagir,luiinsufflelaforcedeconvictionbousculantleshésitations.

LereprésentantduDauphin,RobertdeBaudricourt,capitainedeVaucouleurs,bienquesaterrerelève du duc de Bourgogne, va l'aider, lui permettre de rejoindre Chinon. Elle y reconnaîtra leDauphinets'imposeraauxchefsdeguerreaprèsavoirétéreconnuepucelle.

C'estuneviergequ'onattendait, puisqu'unedébauchée, la reine Isabeau, avait corrompu le roiCharlesVIetperduleroyaume.

Jeanneconvainc les théologienschargésde l'interroger :«AunomdeDieu, lesgensd'armesbataillerontetDieudonneralavictoire.»

DeBloiselleprévientleroid'Angleterre:«JesuisvenueicideparDieuleRoiduCielpourvousbouterhorsdeFrance.»

En troismois, Jeannevachanger ladonnedecetteguerredecent ansen révélant la forcedupatriotismepopulaire.

De la Bourgogne à la Normandie, de la Bretagne à l'Aquitaine, et à Paris même, on varapidement savoir qu'une pucelle, menant au combat Dunois le Bâtard, demi-frère de Charlesd'Orléans,LaHire, leducJeand'Alençon,et sescapitainesdecompagnie,a, le8mai, fait lever lesièged'Orléans,et,le18juin,remportélavictoiredePatay.

Le Dauphin peut enfin, l'étreinte anglaise desserrée, se rendre à Reims et s'y faire sacrer le7juillet1429.

IlestdésormaisleroideFrancelégitime.«Gentil roi,dit laPucelle,oresest exécuté leplaisirdeDieuquivoulaitque levasse le siège

d'OrléansetquevousemmenasseencettecitédeReimsrecevoirvotreSaintSacre,enmontrantquevousêtesvraiRoideFranceetceluiauquelleroyaumedeFrancedoitappartenir.»

Victoiremiraculeuse,néedupeuplepatrioteetdelafoienDieu.Victoiredécisiveetpourtantgaspillée.

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CharlesVIIetsaCourn'agissentpas,veulentd'abordseréconcilieravecleducdeBourgogne.LeroilaisseJeanne,sansappui,tenterdeprendreParis(elleyestblessée),LaCharité-sur-Loire.ElleentredansCompiègnequ'assiègeunearméebourguignonne.MaiselleneconnaîtpaslafortunedesarmescommeàOrléans.Elleest faiteprisonnière le24mai1430etvenduepour10000écusauxAnglais.

ElleestjugéehérétiqueetschismatiqueàRouensuivantuneprocédureinquisitoriale.Lesclercssontfrançais(l'évêquedeBeauvais,PierreCauchon);lessoldats,anglais.Condamnée,elleestbrûléevivele30mai1431,placeduMarché,àRouen:«Ellefutarsecestuijour.»

Rien n'avait été tenté par Charles VII pour arracher celle que les Anglais et les jugesecclésiastiques à leur service tenaient pour une sorcière, et qui avait tiré le royaumedeFrance del'abîme.

MaisJeannelaPucellen'allaitpasêtreoubliée,devenantdansl'âmedelaFrance,lesymboledupatriotisme,et,pourleschrétiens,lapreuvequelaProvidenceveillesurleroyaume.

Sonprocèsenréhabilitationaura lieuen1456.Mais laPucellecontinuedechevaucher toutaulongde l'histoirenationale : patriote revendiquéepar la IIIeRépublique, béatifiée en1900, elle estcanoniséeen1920parBenoîtXV.Etle8maifutproclaméfêtenationale.

«Lanceaupoingetdanssonétuideferaussiclairequelesoleild'avrilàseptheures,«VoiciJeannesursongrandchevalrougequisemetenmarchecontrelesusurpateurs[...]«Etmaintenantécoutez,Messieursleshommesd'État,etvoustous,Messieurslesdiplomates,et

voustous,Messieurslesmilitaires...«Jeanned'Arcestlàpourvousdirequ'ilyatoujoursquelquechosedemieuxàfairequedene

rienfaire...«CettePucelleetcettepatronneetcetteconductriceauplusprofonddelaFrancearrachéepar

l'aspirationduSaint-Esprit...»

On peut refuser cette vision mystique de « sainte Jeanne » et de la France qu'exprime PaulClaudel,mais,aprèsson«passage»–«Cette flammedéracinéedubûcher!ellemonte!»–, toutchange. Comme si le patriotisme populaire et la foi qu'il exprime obligeaient les « élites » àconstituer ce « parti français » qui fait de l'Anglais l'ennemidans tout le royaume, etCharlesVII,sacréàReims,leseulroideFrance.

Une paix est conclue entre Bourguignons et Armagnacs (Arras, 1435). Charles VII entre le12novembre1437dansunParis ruinéoùerrent les loups,maisc'estsacapitale.Elleestà l'imaged'unroyaumedévasté,parcouruparlesGrandesCompagnies.Lescampagnessontvidesd'habitants;derarespaysansaffamésysontguettésparles«écorcheurs», lesroutiersenmaraude,oufrappésparlesretoursdelapestenoire(ainsien1438).

Detoutleroyaumemonteversleroiledésirdelevoiragir.«Ilfautquevousvouséveilliez,carnousn'enpouvonsplus»,luilanceJeanJuvénaldesUrsins.Charles VII acquiert de la détermination. Il se montre combatif et volontaire. Il affiche ses

maîtresses – Agnès Sorel –, et le Dauphin Louis supporte mal cette autorité nouvelle. Le futurLouisXIs'éloigneradecepèredevenu,pourlesvingtdernièresannéesdesonrègne,unvrairoideFrance.

Charles VII réforme. Par les ordonnances de mai 1445, à partir de ces routiers, de cesécorcheurs, de ces soldats désœuvrés entre deux batailles, il crée une armée soldée par le Trésor

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royaletdoncpermanente.Ces«Compagniesdel'OrdonnanceduRoi»sontlogéesenforteresseouchez l'habitant, et complétéespardes« francsarchers»à raisond'unpar cinquante feux.Le francarcher,dispenséd'impôts,doits'entraînerautiràl'arcouàl'arbalète.

Le roi tire enfin la leçon des défaites de la chevalerie française en créant cette « infanterie àl'anglaise».

Pontoise(1441),LeMans(1448),Rouen,Caen,Cherbourg(1449)sontreconquises.Et,aveccesvilles,leprestigeroyal.

L'entrée de Charles VII à Rouen est solennelle. Ce 10 novembre 1449, il est accueilli parl'archevêqueRaoulRoussel,parlesévêquesquifurentlesacteursduprocèsdeJeanned'Arcetparlestémoinsdesonsupplice.

Mais,aprèsavoirétélesalliésintimesdesAnglais,lesdignitairess'inclinentdésormaisdevantCharlesVII,quiavancesousundais,précédéparunchevalportantlesceauauxtroislis.

Lafonctionroyaleestséparéeducorpsduroi.

LavictoiredeCastillon,enGuyenne–le17juillet1453–,clôtlaguerredeCentAns.Troiscentsbouchesà feuontécrasé lachevalerieet l'infanterieanglaisesdanscetteAquitaine

liéeàl'Angleterredepuistroissiècles.Tantdebataillesperduessontainsivengées.

Lepouvoiratoujoursbesoindegloire.Dansl'histoirenationale,depuislesorigines,cesontles

glaivesetlesarméesquil'ontapportée.Lechevalier,lesoldat–etleclerc–sontenFrance,plusquelesmarchands,faiseursdeprestige.

L'argent, le commerce, plient devant le pouvoir. Et Charles VII fait emprisonner Jacques Cœur(1451),grandargentieretgrandmarchand.L'argentn'est jamaisunefin,pourunroideFrance,aucontrairedelagloire.

Cen'estqu'unindispensablemoyen.

Quand, le22juillet1461,CharlesVIIs'éteint, leroyaumedeFrancearecouvréunepartdesapuissance,desagloireetdesarichesse.

Est-ceparuneattentiondelaProvidence?Celuiquin'avaitjamaisétéqu'un«gentilDauphin»,CharlesVII,estdevenu,grâceàJeannela

Pucelle,grâceàtouslesFrançais,attachésàleurnation,etauxconseillersquil'ontàsaCourassisté,CharlesVIIleBienservi.

17.«JesuisFrance»,ditLouisXI.Ilvientenfin,àtrente-huitans,desuccéderàsonpère,CharlesleBienservi.Voilàprèsdevingtansqu'ilattend,pleind'impatienceetmêmederage.Ilaquittéleroyaumede

FrancepourseréfugierchezleBourguignon,PhilippeleBon.Ilaconspirécontresonpère,organisécomplotsetmêmeprisesd'armes.

EnfinCharlesVIIestmort.Le13août1461,LouisentredanslacathédraledeReims:cérémoniefastueusedontlesdétailset

lamagnificenceontétévoulusparleducdeBourgogne;c'estd'ailleursluiquiaposélacouronnesurlatêtedeLouisXI.

C'estàsescôtésqu'ilentreradansParis,le31août.«JesuisFrance»,ditalorsLouis.

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Manière d'affirmer qu'il sera souverainement roi de France, donc prêt à secouer toutes lestutelles qu'on voudrait lui imposer. Et d'abord celle de l'héritage de Charles VII. Il renvoie lesconseillersdesonpère :vingt-cinqbailliset sénéchaux.Et il suffitdequelquessemainespourquel'on comprenneque ce souverain auvisagede fouine, d'unepiété superstitieuse, remuant entre sesdoigts des médailles saintes comme s'il s'agissait d'amulettes, est un monarque déterminé etautoritaire.

Il se méfie des grands, donc en tout premier lieu du duc de Bourgogne, le plus puissant. Ilpréfère s'entourer d'hommes simples mais dévoués corps et âme – Tristan L'Hermite, Olivier LeDaim, l'évêque Balue, bientôt disgracié et emprisonné sans procès –, le chroniqueur Commynes,corrompu,etFrancescoSforza,venudel'ItaliedeMachiaveletdesMédicis.

Ainsi, pour la première fois dans l'histoire nationale, un souverain esquisse un pouvoir«absolutiste»ens'appuyantnonplussursesvassaux,lesgrands,maissurdeshommesliésàluiparunliende«service»,serviteursduroietdoncdel'État.

Gouvernement impitoyable : le roi réprime avec sauvagerie – pendaisons, mutilations,bannissements–la«tircotterie»d'Angersetla«mutemaque»deReims,desémeutesantifiscales.

Carcepouvoirquise ramifieabesoind'argent. Ilmultiplieparquatre la taille. Il resserre lesrouagesdel'État,contrôlelesvilles,leclergé.Ilrenforcel'arméedescompagniesd'ordonnances.Ilfavoriselescitésmarchandes.IlcréeunequatrièmefoireàLyon,cequifaitdecettevilleuncentred'attraction pour les banquiers et marchands italiens. De nombreuses routes sont pavées et les«chevaucheurs»duroi,quitransportentlesplisofficiels,trouventauxrelaisdesmonturesfraîches.

Et à samanière autoritaire, en renforçant l'État, le roi exprime les souhaits du peuple, de ce«parti français » nédans la guerre contre le « parti de l'étranger », et qui,même s'il en craint laviolence,approuveunsouverainaffirmant:«JesuisFrance.»

Avec Louis XI surgit ainsi un nouveau type de souverain français, de pouvoir national, peurespectueuxdes«règles»etdelamorale–lesconseillersdeLouisXIsontdeshommesdepolice,etmême,àl'occasion,desbourreaux–,commesileserviceduroyaumeautorisait–aunomdeDieuaussi,car le roiestpieux, il invoquesaintMichel– l'emploide toutes leshabiletésetde toutes lesviolences.

Parce que la ville d'Arras a résisté en 1479, tous les habitants en sont chassés, remplacés pard'autres,etlaville,débaptisée,devientuntemps«Franchise».

Maiscepouvoirestnational.LouisXIserendenpèlerinageàl'abbayeduMont-Saint-Michel,ilcréel'ordredeSaint-Michelparceque,dixansdurant–1424-1434–,laplacearésistéausiègedesAnglais,parcequeJeanned'ArcainvoquésaintMichelquiallaitl'aideràterrasserl'Anglaiscommeilavaitterrasséledragon.

Et lespremières imprimeriesquisecréentàParisàpartirde1470– ilyenauraneuf,contrequaranteenItalie–diffusentàdescentainesd'exemplaires,peut-êtremêmeàunoudeuxmilliers,cesinvocationsàsaintMicheletcesapologiesdu roideFrance.Lesgrandsquiontmontrécontre lesAnglais leur impuissance, leur désir de collaborer avec l'occupant et de constituer un parti del'étranger,et leschevaliersquiontdonné lapreuvede leur incapacitéàvaincre lesarchersanglaisvoientainsileurpouvoirréduitaubénéficedeceluiduroietdel'État.

Aucontraire,commejamais,lesmarchands,lesbourgeois,lesmanouvriers,considèrentquelepouvoirroyalestlegarantdeleurprospérité:

EtquandAnglaisfurentdehorsChacunsemetenseseffortsDebâtiretdemarchanderEtenbienssuperabonder.

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Ce«partifrançais»,cepeuple«patriote»,n'estévidemmentpasconscientdelapolitiquequeconduitLouisXI,mais,lorsqu'ilestavertidecequisetrame,ilsoutientl'«universellearagne»quitissesatoilepourréduirelesducsetlesprincesàl'impuissanceetlesdépouillerdeleurspossessionsauprofitduroyaume.

Telestl'axedecettepolitiquefrançaisedeLouisXI,quiparfoistrébuchesurlesproprespiègesqu'elletendàsesadversaires.

Lesgrandsontjaugélamenace.Ilsmènentdès1465uneguerreouvertecontreLouisXI.LeducdeBourgogne,Philippe leBonet son filsCharles leTéméraire, leducdeBretagne,ont formécequ'ilsappellentlaligneduBienPublicetontenrôlédansleursrangsleproprefrèreduroi.

AprèslabatailleincertainedeMontlhéry(16juillet1465),lesligueursmenacentParis.LouisXInégocie (traité deConflans, 1465),mais sa détermination ne faiblit pas. Il incite les Flandres à sesoulever contreCharles leTéméraire, et prend le risque de se rendre à Péronne, défier le duc deBourgogne et négocier avec lui en dépit de l'insurrection des Liégeois, que, l'accord une foisintervenu,onréprimera(1468).

Ce souverain bavard, retors et superstitieux, auteur de plus de sept volumes de lettres, a unevisionclairedesdangersquimenacentleroyaume.IldoitbriserleduchédeBourgogne,empêcherqueCharles le Téméraire ne conquière l'Alsace et la Lorraine, réunissant ainsi territorialement laFlandre et la Bourgogne. Et il doit plus encore empêcher que se renoue l'alliance anglo-bourguignonne.

OrÉdouardIVdébarqueen1475unearméede25000hommesàCalais.Pourlefairerenoncer,ilfautluiverser75000écusplus50000écusderenteannuelle.

Le peuple approuve cette politique. Les villes ont résisté aux Bourguignons (ainsi JeanneHachetteàBeauvais).Ilsefélicitedel'accordintervenuentreLouisXIetÉdouardIVd'Angleterre(àPicquigny,1475):

J'aivuleRoid'AngleterreAmenersongrandostpourlaFrançaiseterreConquérirbrefettostLeRoivoyantl'affaireSibonvinleurdonnaQuel'autresansrienfaireContents'enretourna.Ce roi réussit.Charles leTéméraire,qui a repris laguerre,meurtdevantNancy (1477), et en

jouant des successions, enmêlant habile diplomatie etmenaces, Louis XI agrandit le royaume deFranceduRoussillon,delaplusgrandepartiedelaBourgogne(duché),delaPicardie,del'Anjou,duMaineetdelaProvence.

AvecMarseille,leroyaumes'ouvreainsisurlaMéditerranéeetrecouvreleslimitesdelaGauleromaine.

Certes, il a fallu accepter queMarie deBourgogne – fille deCharles le Téméraire – épousel'empereur Maximilien d'Autriche. Les Habsbourg sont aux portes du royaume de France. MaisLouisXIaobtenuquelafilledeMariedeBourgogneépouseleDauphinCharles,etelleapportedanssadotlaFranche-Comté,l'Auxerrois,leMâconnaisetl'Artois.

Au sud, Isabelle de Castille a épousé Ferdinand d'Aragon, et ces Rois Catholiques vontreconquérirtoutel'Espagne,enchasserlesmusulmans.

Ces modifications portent en germe une nouvelle géopolitique de l'Europe occidentale. Le

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royaumedeFrancenepeutqu'yêtredirectementimpliqué.

Le30août1483,quandmeurtLouisXIàPlessis-lès-Tours,leroyaumedeFrancen'estplusl'Étatexsanguedelapremièremoitiéduxvesiècle.

L'âmedupaysaététrempéeparlaguerre.Ellesesaitetsurtoutseveutfrançaise.Aulentprocessusd'agrandissementetd'unificationduroyaume,LouisXI,envingt-deuxansde

règne,aapportéunecontributionmajeure.Dans le fonctionnement du pouvoir, il a tout subordonné au succès de la politique qui sert la

gloireetlesintérêtsduroyaumetelsqueleroilesconçoit.Ceuxquinepartagentpascettevisiondoiventêtrebrisés.LeroyaumedeFrancenedoitcompter

quedessujetssoumisaupouvoirroyal.L'âmedelaFrancesesouviendradel'«universellearagne».

18.Lamort a saisi LouisXI et c'est un enfant de treize ans qui est sacré roi de France. Point de

conseilderégencepourCharlesVIII:ledéfuntroiachoisideuxtuteurs,safilleAnneetsonépoux,PierredeBeaujeu,unBourbondontilsaitqu'ilscontinuerontsapolitiqueavecténacitéetprudence.«Anne,disait-il,estlafemmelamoinsfolledumonde.»

Et, précisément, elle doit faire face avec Pierre deBeaujeu à la «Guerre folle » quemènentcontrecesdeuxtuteurslesprincesquiveulentdominerleroi,retrouverleurinfluence.Parmieux,ily a le cousin du souverain, Louis d'Orléans, fils du poète Charles d'Orléans, retenu si longtempsprisonnier enAngleterre. Vaincu par les troupes royales, Louis d'Orléans passera trois années enprison(1488-1491)avantdedevenir,àlamortdeCharlesVIII(1498),LouisXII,roideFrance.

Et, revêtant leshabitsdu souverain, il combat à son tour lesprinces. Ilpeuple sonConseilderoturiers,commel'avaientfaitLouisXIetCharlesVIII.Ilécoutelesavisdecet«humaniste»–undeshérautsdelarévolutionculturellequi,portéeparl'imprimerie,bouleversedesvaleursréputéesimmuables–nomméGuillaumeBudé(1467-1540),dontCharlesVIIIavaitfaitsonsecrétaire.

FiniletempsdeschroniqueursàlaCommynes.CharlesVIIIlesarenvoyés.

Avecleroturierprogressel'espritprofane.La Sorbonne admet les studia humanitatis – études profanes. Un Robert Gaguin publie pour

Charles VIII les Commentaires de César, et une Histoire française qui se donne Tite-Live pourmodèle.

LesimprimeriessemultiplientàParisetàLyon.En1514,LouisXIIdispenseraleslivresdetaxeàl'exportation.Leslibrairiesdisposentenréservedeplusieursdizainesdemilliersdevolumesàeuxtous.

Onimprime,onréimprimeFrançoisVillon,saBalladedesdamesdutempsjadis:OùestlatrèssageHéloïsePourquichâtréfutetpuismoinePierreAbélardàSaint-Denis[...]EtJeannelabonneLorraineQu'AnglaisbrûlèrentàRouen[...]Maisoùsontlesneigesd'antan?Lanationnaîtdecettelanguequis'affine,secréeenforgeantdesmotsneufs,enexprimantune

sensibilité nouvelle et en donnant à desmilliers de lecteurs la conscience forte d'appartenir à unecommunauté nationale. Le chant profane, les livres, la poésie, tous ces textes qui commencent àcirculerconstituentunemémoirecollective,unelégendeetunemythologiepartagées.

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LaFrancecommenceàvivreenchaqueFrançaisgrâceaupouvoirdesmots:FrèreshumainsquiaprèsnousvivezN'ayezlescœurscontrenousendurcis[...]MaispriezDieuquetousnousveuillentabsoudre!Heureusement,entrelemomentoùVillonécritcetteBalladedespendus–vers1461–etlafindu

siècle(CharlesVIII:1483-1498;LouisXII:1498-1515),lamortrecule.LesgrappesdependusaugibetdeMontfauconsontmoinsserrées.Lapestenoireet ladisette frappentencoreaudébutdu règnedeCharlesVIII,mais lepaysse

repeuple;lesétrangerssontadmissansavoiràpayerledroitd'aubainepourobtenirla«naturalité».Castillans et Italiens arrivent nombreux dans les villes, dont la population augmente (Paris :

250000;Lyon,Nantes,Rouen,Toulouse:entre25000et50000).Lesdéfrichementsreprennent,lesvillagesabandonnésretrouventvie.ÀLyon,àTroyes,àParis,dutissageàlafabricationdepapierpourl'imprimerie,lesateliersse

multiplient,enmêmetempsquedesmodesnouvelles,venuesd'Italie,répandentlegoûtduluxe,destissusensoie,delajoaillerie.

En deux décennies, la France a retrouvé sa richesse. Elle est la plus vaste des nations – 450000kilomètres carrés –, la plus peuplée – 20millions d'habitants –, celle dont l'organisationétatique,laplusélaborée,permetderecouvrerlesimpôtsavecleplusd'efficacité.

Ainsi s'inscrit dans la mémoire nationale l'expérience à la fois dumalheur exemplaire et duredressementmiraculeuxquiremetlaFranceàsaplace:aupremierrang.

Lepassagedeladévastationprovoquéeparlaguerre–civileetétrangère–àcerenouveau,cetéloignementdestempsdemalheur,sontdesélémentsdéterminantsdansl'élaborationdel'âmedelaFrance.

Hier, c'était la peur qui étreignait les campagnes menacées par les routiers des GrandesCompagnies.

Àlafinduxvesiècle,ClaudedeSeysselpublieLouangeauRoiLouisXII,etildécrituneFrancepaisible,gouvernéeparun«Père»:

«Tous,dit-il, labourentet travaillent,ainsiaveclesgenscroissent lesbiens, lesrevenuset lesrichesses.»

Lacroyances'enracinequ'ilexisteunmiraclefrançais,quelaProvidenceveillesurleroyaume.

Mais, rassurés, satisfaits, les souverains et leur entourage – et, naturellement, les grands,soucieuxderecouvrerleurinfluence–neréalisentpasquelaFranceneregardepasversl'Atlantique,où Portugais, Espagnols et Italiens s'aventurent (1492 : Christophe Colomb aborde les terresaméricaines),etqu'ainsileroyaumedeFranceneparticiperapasàcepartagedumonde–etdel'or!LessouverainsfrançaispréfèrentchevaucherenItalie,qui,émiettée,sansÉtat,estcependantlegrandpôleéconomiqueetfinancierdel'EuropeaveclesFlandres.

S'ilnepeutêtrequestiondeconquérircesdernières,l'Italie,elle,semblefacileàsaisir.

C'estlemiragedelamonarchiefrançaise.Pourlematérialiser,onveutavoirlesmainslibres.OnrendleRoussillonàFerdinandd'Aragon,l'ArtoisetlaFranche-ComtéauxHabsbourg.Une

« politique étrangère » française se dessine, où l'illusion, le souci de la gloire, l'emportent sur laraison.Etdanslaquelleonsacrifielegainsûr,réalisé,aurêve.

CharlesVIIIentredansNaplesenfévrier1495,vêtudumanteauimpérialetdelacouronnedeNaples,deFrance,deJérusalemetdeConstantinople.

CarleroideFranceentendaussilibérercesdeuxdernièresvilles(Constantinopleaétéconquise

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en1453parlesmusulmans).Maisilluifaudrarebrousserchemindevantlacoalitionitaliennequiseforme,etquitterl'ItaliemalgrélafuriafrancesevictorieuseàFornoue(5juillet1495).

MêmesdifficultéspourLouisXII,quiseheurteàuneSainteLigueaniméeparlepapeJulesII,peusoucieuxdevoirlegrandroyaumedeFrancedominerl'Italie.

De cette aventure italienne resteront le renforcement d'un courant d'hommes et d'idées, etl'influencedominantedelacréationartistiqueitaliennedansleroyaumedeFrance.

D'uncôté, leshommesd'armes(CharlesVIIIestentréenItalieà la têtedeprèsdetrentemillehommes);del'autre,lespeintres,lesmusiciens,lesarchitectes,lesthéologiens,lesphilosophes,deSavonaroleàMachiavel.

D'uncôtéleroi,del'autrelepape.Unlienambiguestainsinouéentrel'âmedelaFranceetcelledel'Italie,qui,quellesquesoient

lescirconstances–incompréhensions,rivalités,conflits–,neserajamaistranché.

C'est que les libres décisions des hommes sont orientées par des logiques enserrées dans desstructuresquiposentlestermesd'uneéquationque,parleurschoix,lesacteursaurontàrésoudreouàcompliquer.

Le royaumedeFrancen'a,enmatièredepolitiqueextérieure, lechoixqu'entreuneexpansionvers le nord-est (la Flandre, les Pays-Bas), l'est (au-delà du Rhin), le sud-est (l'Italie) et le sud(l'Espagne).

L'Italieestleseulterritoirequi,parsonmorcellementetsarichesse,attirelesconvoitises.Etilenseraainsijusqu'àcequ'ilsoitunifié.

À l'intérieur du royaume, le pouvoir royal est aussi confronté à des problèmes qui ne sontjamaisdéfinitivementrésolus,puisqu'ilsfontpartiedelanaturemêmedelasociétéfrançaise.

Quefairedesgrands?LestuteursdeCharlesVIIIontbriséleur«Guerrefolle».Et,commeLouisXIavantlui,comme

LouisXIIaprèslui,CharlesVIIIs'appuiesurdes«roturiers»,des«bourgeois»quideviennentsesconseillers.

Demême,commeCharlesVII–quiavait,danslaPragmatiquesanctiondeBourges,affirméen1438 la nécessaire obéissancedu clergé français au roi deFrance et non aupape, sauf enmatièrethéologique–,CharlesVIIIfavorisel'indépendanceduclergéfrançais.

Resteletroisièmeordre(aprèsl'aristocratieetleclergé),représentéauseindesétatsgénéraux,quireflètentl'ensembledelanation.

CharlesVIIIréunitlesétatsen1484etleurannonce...uneréductiondesimpôts(delataille).QuantàLouisXII,illesassembleàToursen1506pourleurfairerejeterleprojetdemariage

entre l'héritière du duché de Bretagne – sa fille Claude de France – et le petit-fils deMaximiliend'Autriche,CharlesdeHabsbourg...futurCharlesQuint!

QuelroideFranceetquelsreprésentantsdesFrançaiseussentacceptédevoirleroyaumeprisentenaillesparlesHabsbourg,écrasantl'Ile-de-Franceentreleurspossessionsdel'Estetdel'Ouest?

C'eûtétéretrouver,enpis,lasituationquiavaitdonnénaissanceàlaguerredeCentAns.En1514,ClaudedeFranceépouseFrançoisdeValoisetapporteendotleduchédeBretagne.

Lorsque,le1er janvier1515,LouisXII,«PèreduPeuple»,meurtsanshéritiermâle,c'estson

cousin,FrançoisdeValois,quimontesurletrônesouslenomdeFrançoisIer.Des temps nouveaux commencent, dont on pressent qu'ils sont porteurs de bouleversements

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majeursdans l'ordredesvaleurs–mais l'âmede laFranceestdéjàsi forte, si structurée,qu'onnepourralanier.

CHRONOLOGIEI

Vingtdatesclés(desoriginesà1515)35000avantJ.-C.:L'hommedeCro-Magnon,auxEyzies-de-Tayac-Sireuil(Dordogne)15500avantJ.-C.:GrottedeLascaux620avantJ.-C.:FondationdeMarseille500avantJ.-C.:Débutdesinvasionsceltes58-52avantJ.-C.:JulesCésarenGaule177:MartyrschrétiensdeLyon498:BaptêmedeClovis800:Charlemagneempereur843:PartagedeVerdun910:FondationdeCluny987-996:HuguesCapet1096-1099:Premièrecroisade1180-1223:PhilippeAuguste1244:PrisedeMontségur,citadellecathare1285-1314:PhilippeleBel1348:Épidémiedepestenoire1429:Jeanned'ArcdélivreOrléans(8mai),estsuppliciéeàRouenle30mai14311461-1483:LouisXI1495:EntréedeCharlesVIII(1483-1498)àNaples1511 :SainteLigue (pape,Angleterre,Espagne,Venise,Suisse) contre laFrancedeLouisXII

(1498-1515)

LIVREII

GUERRESCIVILES,

GLOIREDUROI,

PUISSANCEDEL'ÉTAT

1515-1715

1

LAGUERREAUNOMDEDIEU

1515-1589

19.Que devient le royaume de France après que Luther a affiché, en 1517, sur les portes de la

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chapelle du château deWittenberg, 95 propositions pour réformer l'Église catholique, et que danstoute l'Europe, et d'abord dans l'Empire germanique, se déchaîne la guerre des religions entrehuguenotsetpapistes,réformésetcatholiques?

Quellesblessures seront infligéesà l'âmede laFrancedanscet affrontementdescroyantsquidevientviteuneguerrecivileetuneguerresociale?

CommentunroyaumedontleroiestlereprésentantdeDieusurterre,quiaccomplitensonnomdesmiracles,quidétientdefaitunpouvoirquasisacerdotal,pourrait-iltraversercetteépreuvesansquelespassionslebouleversentetledéchirent?

Cependant,durantquarante-cinqans,de1515à1560,latourmentequiravagel'Allemagne–larévolte des paysans, une vraie guerre aux arrière-plans religieux, y commence en 1524 – sembleépargnerlaFrance.Onypoursuitleshérétiques,onybrûlelesimprimeurs,onyconspiredéjà,maisleroyaumenes'embrasepas.

Levent souffle fort, lamersecreusedès1520,mais le royaumecontinuedevoguer.Cen'estqu'en1559-1560quelatempêteselèveetques'approchel'heuredesmassacres.

LesdeuxpremierssouverainsValois,FrançoisIer(1515-1547)etHenriII,sonfils(1547-1559),ontaffirméavecforceleurfoicatholiqueetontcondamnéleshuguenots.

Laguerrecivile,lapersécutiongénéralisée,n'éclatentpaspourautant.Maisvoicique,le30juin1559,aucoursd'untournoi–vestigeetrituelmédiévaux–,HenriIIa

l'œiletlecrânetranspercésparunmorceaudelalancedesonadversaire,GabrieldeMontgomery.Longueagonie,symboledelasouffrancenationaleàvenir.

Sonfrêlefilsaîné(quinzeans),FrançoisII,luisuccède,maisrégneraàpeineunanetdemi.Va commencer alors le temps de la guerre civile.Mais l'on se souviendra des quarante-cinq

premièresannéesduxviesièclecommed'uneépoqueencorepaisible.Et pourtant, entre le 25 janvier 1515, sacre du duc deValois, devenu François Ier, et la mort

tragiquedeHenri II en1559, quede transformationsdans la vie du royaume, qui déterminent sonaveniretmarquentpourdessièclesl'âmedelaFrance!

D'abordleroi.Ilest,avecFrançoisIer,glorieuxvainqueurdesSuissesàMarignan(13et14septembre1515)

aprèsavoirfranchilesAlpesaucoldel'Arche,3000sapeursouvrantlarouteà40000hommesetà300canons.

Latraditionmilitairenationales'enracine.Surlechampdebataille,leroisefaitsacrerchevalierpar Bayard. Ce geste n'est pas la vaine tentative de faire revivre un rituel anachronique, maisl'expressiond'unevolontédenouerleprésentaupassé.FrançoisIeretBayardsontdeschevaliers.Iln'y a pas rupture entre les époques. L'institution monarchique est éternelle. Ainsi se créent et serenforcentlesmythesnationaux.

FrançoisIerannoncelescampagnesdeBonaparteenItalie–lescolsd'oùl'ontombeparsurprisesurl'ennemi,l'emploidel'artilleriepourarracherlavictoire.Etlesavantagesqu'onglane:concordatavec le pape en 1516 – le roi nomme aux charges de l'Église de France et bénéficie ainsi de sarichesse, qui devient un instrument politique pour s'attacher les candidats aux fonctionsecclésiastiques.

Il signe un traité de paix perpétuelle avec les cantons suisses : coûteux, parce qu'il faut lesacheter,mais le royaumedispose ainsid'une frontière sûre et demercenaires courageux,dévoués,aguerris.

FrançoisIersesentsifortqu'ilbrigueen1519ladignitéimpériale.Maisl'argentdesbanquiers

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augsbourgeois – les Fugger – permet à Charles d'Espagne d'acheter les électeurs et de devenirCharlesQuint.

Toute la géopolitique française s'en trouve changée : l'ennemi n'est plus l'Anglais. En 1520,FrançoisIeraccueilleHenriVIIIaucampduDrapd'or,maisleHabsbourg,CharlesQuint,prendleroyaumedeFranceentenaillesentreleRhinetlesPyrénées,etrevendiquel'héritagebourguignon.

L'Italie n'est plus seulement la terre des richesses, des arts, des créateurs qu'il faut attirer enFrance (Léonard de Vinci et sa Joconde, le Primatice, le Rosso, Cellini), mais le champ clos del'affrontement entre le roi de France et l'empereur Charles Quint et son fils Philippe II. Entre leFrançaisetlesHabsbourg,dix-huitansdeguerre.

ÀlavictoiredeMarignan–jamaisoubliée,magnifiée–succèdentlesdéfaites,etd'abordlaplusgrave,le24février1525:le«désastre»dePavie.

François Ier est fait prisonnier : «De toutes choses nem'est demeurée que l'honneur et la viesauve»,dit-il.TransféréàMadrid,iln'estlibéréqu'ensignantsouslacontrainteuntraitéléoninetendonnantsesfilsengagecontresalibération.

Humiliation.Nécessité de trouver contre le Habsbourg des alliances nouvelles : celles des hérétiques

allemands!Etcelle,encoreplusscandaleuse,deSolimanleMagnifique.Aveclacomplicitéfrançaise,laflotteturqueviendrabombarderenNice1543,et,pourqueles

équipages et les navires de Soliman puissent hiverner, François Ier les accueillera à Toulon aprèsavoirvidélavilledeseshabitants.

L'intérêtdynastiqueetle«patriotismemonarchique»sontplusfortsquelafoicatholique!LaFranceinaugureainsiunediplomatie«nationale»et«laïque»quinerépugnepasàchercher

l'appuidel'infidèlecontrel'empereurchrétien,qu'ilsoitCharlesQuintouPhilippeIId'Espagne.Stratégie fructueuse qui permet de compenser la puissance des Habsbourg (deux après

l'abdication et la mort de Charles Quint – 1556, 1558 : l'empereur Ferdinand et le roi d'EspagnePhilippeII)etdeconsoliderlaprésencefrançaiseenOrient.

Les«capitulations»de1536accordentdesavantagesauxvaisseauxetauxmarchandsfrançaisauLevant,etconfirmentquelaFranceestlaprotectricedesLieuxsaints.

Autermedesaffrontements(victoirefrançaiseàCérisolesen1544,résistancedeMetzen1554,puis défaite française à Saint-Quentin en 1557), le traité du Cateau-Cambrésis (1559) marquel'épuisementdesdeuxadversaires.

HenriIIconservelestroisévêchés(Metz,TouletVerdun),rendsesÉtatsauducdeSavoie,etlesAnglaisrétrocèdentCalais.

Maiscesaléasdelaguerre–etmêmelacaptivitédeFrançoisIer–n'ontenrienatteintleprestigeduroi.

FrançoisIerestle«Césartriomphant»,l'égaldeCyrusetdeConstantin.Ilestpourlapremièrefois«SaMajesté».Lesétatsgénérauxne sontplus convoqués (de1484à1560).«Car tel estnotrebonplaisir. »

«Carainsinousplaît-ilêtrefait.»Leroigouverneenréunissantdesconseils:Conseilsecret,Conseilétroit,Conseildesaffaires.Lacentralisationrenforcel'absolutisme.L'ordonnance de Villers-Cotterêts, le 10 août 1539, manifeste cette volonté royale de

réglementer,decontrôler,detenird'unemainfermetoutleroyaume.Piècemaîtresse dans cette unification, c'est, au bénéfice du roi et de toutes les juridictions du

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royaume,unactejuridiqueetpolitiquemajeurquimarqueprofondémentl'âmedelaFrance.Ilvise,en192articles,àcréerunenation«homogène»:«Lelangagematernelfrançais»estobligatoiredanslesactespublics.Lalangueestl'instrumentdelapolitique:lefrançaisestlalanguedel'État.La justice devient une arme étatique : les juridictions ecclésiastiques ne peuvent juger que les

affairesconcernantl'Église.Dans la procédure pénale, l'accusé se voit privé de moyens de défense au bénéfice de

l'accusation.LepouvoirroyalatirélaleçondesémeutesquisesontproduitesàLyonen1529,etlanouvellelégislationpermettraderéprimeravecencoreplusdesévéritélarévoltede1543-1548quidresselaGuyennecontreleshaussesd'impôts.Demême,parcequ'ilafallufairefaceen1539àunegrèvedesimprimeurslyonnais,l'ordonnancedeVillers-Cotterêtsinterditlesconfrériesdemétier.

Unemonarchieabsoluesemetenplaceaumomentoùl'humanismedelaRenaissanceimprègnelesélitestoutenlesséparantdurestedupeuple.

Le pouvoir se ramifie. Il construit ou réaménage les châteaux de Chambord, Fontainebleau,Amboise, Anet, ainsi que le Louvre. Il augmente sa puissance militaire : il paie les mercenairessuisses,«solde»lescompagnies,lesdoted'armesnouvelles(arquebuses,bombardes,couleuvrines,pistolets).Ilseveutresplendissant–laCourautourduroicompteplusieursmilliersdecourtisans–,rayonnant : Bibliothèque royale, Typographie royale, Collège des lecteurs royaux, « noble ettrilingueAcadémie»–latin,grec,hébreu–,futurCollègedeFrance.

Etiladèslorsdeplusenplusbesoind'argent.

Ilfaut,pourleverl'impôt,connaîtrelenombredeshabitants.Lescuréssontchargésdetenirdesregistresdesnaissancesetdesbaptêmes.

En 1523 est créé un Trésor de l'épargne. On emprunte aux villes. Onmultiplie les créations

d'«offices»quisontvendusafind'augmenterlesrecettes.Onappliqueavecrigueurleconcordatde1516:«LeRoinomme,ditl'ambassadeurdeVenise,à10archevêchés,82évêchés,527abbayes,àune

infinité deprieurés et canonicats.Cedroit denomination lui procureunegrandissime servitude etobéissancedesprélatsetlaïquesparledésirqu'ilsontdesbénéfices.Etdecettefaçonilsatisfaitsessujets,maisencoreilseconcilieunefouled'étrangers.»

Lessujetspaientetreçoivent,maislepouvoirabsoluexigeobéissance.«EnquelquechosequeleRoicommande,ilestobéiaussitôtcommel'hommel'estdesbêtes!»

ditMaximiliend'Autriche.Etceuxquineplientpas,ouceuxqui,dans ledomaine financier, essentielpour lamonarchie

absolue,fraudent,sontchâtiés.Le roi ne peut pardonner les malversations, même s'il en bénéficie un temps. À la fin, il

condamneets'approprie.Ainsi le surintendant Jacques Beaume de Semblançay est-il pendu le 9 août 1527 au gibet de

Montfaucon:FrèreshumainsquiaprèsnousvivezN'ayezlescœurscontrenousendurcis...Maisl'«humaniste»FrançoisIernetransigepasàproposdesonpouvoir.«Iln'yaqu'unroideFrance,dit-il,etgarderaisbienqu'iln'yauraitenFranceunSénatcommeà

Venise...»

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PasdeParlementoutrepassantsesfonctionsjudiciaires:«Leroivousdéfendquevousnevousentremettiezenquelquefaçonquecesoitdufaitdel'État

nid'autrechosequedelajustice.»

Ainsi,danscettepremièremoitiéduxviesiècle,onnepeutsecontenterderegarderlestableauxinspirésdel'écoleitalienneouleschâteaux.Ilnefautpass'enteniràcetteRenaissancequichangeledécor,lescostumesetlesmœurs.

On assiste en fait à l'affirmation d'une monarchie nouvelle, centralisatrice, unificatrice,autoritaire.

L'absolutisme encadre la nation, dicte ses ordonnances. En imposant la langue de l'État, lefrançais, lamonarchieentendrégir l'âmede laFrance.Elle renforce lanation,mêmesisa rigiditétoutcommelemécanismedeventedesofficesnécessaireàsonfinancementportenteneux,à longterme,desélémentsdefaiblesse.

Mais,vers1550,c'estlaforcedelaroyautéfrançaisequifrappe.Pour Machiavel, elle est un modèle. Nation la plus peuplée d'Europe, elle est efficacement

gouvernée.«Nulpaysn'estaussiuni,aussifacileàmanierquelaFrance,écritunambassadeurvénitienen

1546.Voilàsaforce,àmonsens:unitéetobéissance.LesFrançais,quisesententpeufaitspoursegouvernereux-mêmes,ontentièrementremisleurlibertéetleurvolontéauxmainsdeleurroi.Illuisuffitdedire:“Jeveuxtelleoutellesomme,j'ordonne,jeconsens”,etl'exécutionestaussipromptequesic'étaitlanationentièrequieûtdécidédesonpropremouvement.»

Cette relation particulière entre un peuple et son souverain est la traduction politique d'unsentimentpartagéentrecelui-cietlesFrançais:lepatriotisme.

Etlespoètes,lesécrivains–ilsformentunePléiadeincomparable,deClémentMarotàRonsard,deRabelaisàDuBellay,deMontaigneàDesportes–,lesjuristes,l'expriment,chantentlapatrie:

Plusmeplaîtleséjourqu'ontbâtimesaïeuxQuedespalaisromainslefrontaudacieuxPlusquelemarbredurmeplaîtl'ardoisefinePlusmonLoiregauloisqueleTibrelatinPlusmonpetitLiréquelemontPalatinEtplusquel'airmarinladouceurangevine,ditDuBellay, évoquant sonvillagenatal et rêvantde«vivreentre sesparents le restede son

âge».Ilajouteen1559:Laisse-moidonqueslàcesLatinsetGrégeoisQuineserventderienaupoètefrançoisEtsoitlaseulecourtonVirgileetHomèrePuisqu'elleest,commeondit,desbonsespritslamère.Lesauteursanonymesdechansonspopulairesrimentautourdesmêmesthèmes.Ilsexaltent« lenoble roiFrançois»,vainqueuràMarignan,etpleurent lorsdesadétentionà

MadridaprèsledésastredePavie.Mais,duranttoutesacaptivité–unan–,lafidélitéausouverainn'estjamaisremiseencause.Alors que la régente – Louise de Savoie, mère du roi – est à Lyon, les Parisiens, craignant

l'invasion,créentuneassemblée représentativequi s'arrogecertesdespouvoirs,maisqui s'affirme

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décidéeàcombattrel'ennemi«impérial».Etilenestainsidanstoutleroyaume.

Ce«patriotisme»estunedesspécificités françaises,et les femmesensontsouvent lesporte-parole,commesiellesreprenaientleglaivedeJeanned'Arc.

D'ailleurs,autourdeFrançoisIeretdeHenriII,lesfemmesjouentunrôledécisif.LouisedeSavoiemène lesnégociationspour la libérationdesonfils.SasœurMarguerite,sa

maîtresseAnne,duchessed'Étampes,sontdesactricesdelavieculturelleetfavorisentladiffusiondel'humanisme.

DianedePoitiers,maîtressedeHenriII,etnaturellementsonépouseCatherinedeMédicis,filledeLaurentdeMédicis,niècededeuxpapes,mèredeFrançoisII,puisdeCharlesIX(1560-1574)etdeHenriIII(1574-1589),d'unereined'Espagneetd'unereinedeNavarre,ontellesaussiungrandpoidspolitique.

Cerôledesfemmesausommetdel'État,danslecœurdupouvoirabsolutiste,queJeanned'Arcavait incarné au siècle précédent, se trouve ainsi confirmé au xvie siècle et devient l'un des traitsmajeursdel'«âmedelaFrance».

Cesentimentnational,cepatriotisme,cetabsolutisme,serenforcentmutuellementetaccroissentlepouvoirduroi.

Ils vont être confrontés à la Réforme, c'est-à-dire à la possibilité, pour l'un des sujets duroyaume,d'opterpouruneautrereligionquecelledesonsouverain.

Et, de surcroît, une foi souvent étrangère, hérétique (Luther a été excommuniépar ladiètedeWormsen1521).

Le risque d'une résurgence d'un « parti de l'étranger » est, au fur et à mesure que le siècles'avance, de mieux en mieux perçu par ceux qui, « politiques », souhaitent préserver l'unité duroyaume et donc organiser la « tolérance » pour les adeptes de la « religion prétendumentréformée».

Duranttoutelapremièremoitiéduxviesiècle–jusqu'en1560,datedelamortdeFrançoisII–,lasituationoscille.

Marguerite, sœur de François Ier, humaniste, influence le roi, favorable à ceux (Lefèvred'Étaples,unérudit;Briçonnet,évêquedeMeaux),quiveulent,enbonslecteursdelaBible–dontlesexemplairesimprimésserépandent–,purifierl'Église.

Le5février1517,FrançoisIeramêmechargéGuillaumeBudéd'inviterÉrasmeàveniràParis:«Jevousavertisquesivousvoulezvenir,vousserezlebienvenu»,luiécritlemonarque.

La création du Collège trilingue (latin, grec, hébreu) des lecteurs royaux participe de cetteouverturehumanistetoléréeetmêmesouhaitéedèslorsqu'ellenetouchequelemondeintellectueletnemetpasencauselepouvoirpolitique.

Mais l'excommunication de Luther, la publication en français de L'Institution chrétienne deCalvin,lechoixdel'«hérésie»parprèsdelamoitiédelanoblesse(lesCondés,lesMontmorencys,lesBourbons),inquiètentlessouverains.

C'estleurpouvoirabsoluqueleur«tolérance»remetencause.Etl'Églisecatholique,dontilssontenfaitlesmaîtrespolitiques,estunrouagetropimportantde

leursystèmeabsolutistepourqu'ilsacceptentdelavoirattaquéeousimplementconcurrencée.PourunroideFrance–mêmeprincedelaRenaissance,mêmehumanistecommeFrançoisIer–,

lefaitquecertainsdesessujetsrompentaveclepape,refusentlessacrements,quittentdoncl'Églisecatholique,lareligiondontilestle«représentant»etquilesacre,estinacceptable.

Dèslors,durantcettepremièremoitiéduxviesiècle,lapersécutiondeshuguenotsvas'accentuer,

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sansprovoquerencoredeguerrecivile.

Dès1523,deshérétiquessontbrûlésàParis,placeMaubert.Ilsuffitqu'unestatuedelaViergeaitétémutiléepourqued'autressoienttorturés,condamnésau

bûcher.En1529,ungentilhomme,Berquin,estainsiexécuté.En 1534, le roi s'indigne et s'inquiète qu'on ait osé placarder sur la porte de sa chambre, à

Amboise,maisaussiauLouvre,destexteshostilesàlamesse.Cette«affairedesplacards»lepersuadequeleshuguenotssontdesennemisdupouvoirroyal.La persécution s'intensifie. On torture. On brûle. L'imprimeur ÉtienneDolet est ainsi exécuté

(1546),et leroi laisse leparlementd'AixexterminerdansleLuberon3000hérétiques«vaudois»dontlesvillagessontdétruits.

Lamachineàmassacrerestenmarche.Une « Chambre ardente » est créée dès 1551 auprès du parlement de Paris, et un inquisiteur

dominicainysiège.Ellerendraentroisansplusde500arrêtscontrel'hérésie.Unédit d'Écouenautorise en1559à abattre touthuguenot révoltéouen fuite.Et le conseiller

AnneDuBourg,quis'opposeàcetédit,estétrangléetbrûlé.Maiscettepersécutionn'empêchepas,en1555,Calvin,réfugiéàGenève,d'organiserleséglises

réforméesdeFrance.En1560,onencompteplusde150,représentantdeuxmillionsdefidèles.UnsynodenationalseréunitmêmeàParis.

Sursonlitdemort,HenriIIabeaumurmurer:«Quemonpeuplepersisteetdemeurefermeenlafoienlaquellejemeurs»,desprotestantschantentdespsaumessurl'autrerivedelaSeine,enfaceduLouvre.

Cedéfiàl'autoritéroyale,àl'absolutisme,àlarèglefondatrice–«religionduroi,religionduroyaume»–,constitueunelourdemenace.

D'autantpluspolitiquequedesconjuréshuguenotscherchentàs'emparerduroienrésidenceàAmboise.Cetteconjurationourdiepardesgentilshommesvaéchouer,et lesnobles«catholiques»conduitsparFrançoisdeGuiseexécuterontplusd'unecentainedeconjurés,dontcertainssontpendusauxbalconsduchâteau.

Est-celetempsdesmassacresquicommence?

LamortdeFrançoisIIpermetàsamèreCatherinedeMédicisdefairepromulguerdeuxéditsquitententd'éviterlaguerrecivile.

Lepremieramnistielesconjurésd'Amboise.Lesecond,distinguantl'hérésiedelarébellion,entrouvreainsilaporteàlatolérancereligieuse

dèslorsqu'ellenesemuepasenforcepolitiquehostileaupouvoirroyal.Est-cepossible?Unimprimeurestencorebrûlévifpourécritsséditieux;deshuguenotssontmassacrésàLyon.Commentétablirunefrontièrenetteentrecritiquede l'Égliseetoppositionauroiquienest le

protecteur?D'ailleurs, les protestants recommencent à conspirer. Ils tentent de s'emparer de Lyon

(septembre1560).Alorslarépressions'abatsureux.

DevantlesétatsgénérauxréunisàOrléanspeuaprèslamortduroiFrançoisII–le5décembre1560–,lechancelierMicheldeL'Hospitallanceunappelàlatolérancequiestaussil'expressiond'undésird'unitéfrançaise,desagessepolitiqueetdetolérance.

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On ne peut, dit-il, convaincre les huguenots qu'avec les « armes de la charité, les prières,persuasions,parolesdeDieuquisontpropresàtelcombat.Lecouteauvautpeucontrel'esprit.Ôtonscesmotsdiaboliques,luthériens,huguenots,papistes:nechangeonspaslenomdechrétien!»

Cettevoixestaussicelled'uneautrespécificitéfrançaise.Elle affirme qu'entre les camps opposés, entre les violences qui s'exacerbent l'une l'autre, il

existe un choix « médian » récusant l'extermination d'un camp par l'autre, parce que la premièrevictimeenseraitleroyaume,lanationelle-même.

20.LaFrancede1560peut-elleentendrelavoixdelasagesseetdelatolérance?Les passions religieuses qui se déchaînent nourrissent les ambitions, les haines, les

ressentiments, lesconvictions, lescroyancesque lamonarchiecentralisatrice,autoritaire,marchantversl'absolutisme,ajusque-làréussiàcontenir,àrefouler,àétouffer.

Ettouteslesvieillesblessuresserouvrentaumomentoùlepouvoirsetrouveaffaibli.

En 1560, un enfant de dix ans est devenuCharles IX, roi de France. Il estmaladif, dépressif,velléitaire.

Etc'estsamère,CatherinedeMédicis,«parlagrâcedeDieu,reinedeFrance,mèreduRoy»,quiexerce la régence,avec l'habileté, lesensde l'intrigue, l'absencedescrupules, lecynismed'unefilledesMédicisdeFlorence,élèvesdeMachiavel.

Elle n'a qu'un seul but : ne rien céder du pouvoir royal, celui de Charles IX, c'est-à-dire lepouvoirqu'elledétient,etpeut-êtredemainceluidesonfilspréféré,Henri–sanscompterqu'aprèsluiresteencoreunfrèrecadet,François.

QuantàsafilleMarguerite,ellelamarieralemomentvenuàl'undesgrands,ducouprince,etpourquoipasauroideNavarre,HenrideBourbon?

Elleseméfiedetoutetdetous.DecesGuises–François,legénéral;Charles,l'archevêquedeReims–quiprétendentdescendre

en lignedirectedeCharlemagneetqui incarnentuncatholicisme intransigeant. Ils sontpénétrésdel'espritduconcilequi, réuniàTrente, après1545,necède rienaux« réformés»,maisélaboreaucontraireuneContre-Réforme,quirecréel'InquisitionsouslenomdeCongrégationdelaSuprêmeInquisition, qui s'appuie sur la Compagnie de Jésus – l'armée noire du pape – pour diriger lesconsciencesdeshommesetdes femmesd'influence,etétablit les listesdes livres«diaboliques»àproscrire.

Decesautresgrands,lesBourbon-Condé,quisoutiennentleshuguenots.DesBourbon-Navarre,euxaussitentésparlareligionprétendumentréformée.

Catherine de Médicis s'inquiète de voir ces protestants se doter d'une organisation militaire,

exprimant,sous lecouvertde lafoinouvelle, lesvolontésd'autonomiedesgrandsseigneursetdesvillesbriséesparlepouvoirroyal.

Cettesituationreligieuse,politique,sociale–ladisettereparaît,lesprixdesdenréesmontent,lamisère,quisemblaitcontenue,serépandànouveauavec,icietlà,despousséesdepestenoire–,estd'autantpluslourdedemenacesquechaquecampregardeversl'étranger.

Lescatholiquesversl'Espagne,leshuguenots,versces«Gueux»desPays-Basquicombattentl'EspagnolPhilippeIIetaffirmentleurreligionetleurdésird'indépendance.

L'Allemagnes'émiette.Lareligionduprinceestcelledesonpeuple.

Page 66: Max Gallo - L'Âme de La France

IleniraainsienAngleterre,quandÉlisabeth,aprèsleschismedeHenriVIII,choisiraen1563decréerl'Égliseanglicane,antipapiste,maishiérarchiséeàl'instardel'Églisecatholique.

DanscettenouvelleconfigurationdesforcesenEurope,laFrancehésiteencore.Étrange moment, révélateur du caractère complexe de l'histoire nationale et de l'âme de la

France.Autourd'elle,lespeupless'alignent.Lesunsentrentautemple,lesautres,dansl'Égliseromaine

oudansl'Égliseanglicane.Lespeuplesobéissentàleursouverain:Cujusregio,ejusreligio.MaislaFrance,filleaînéedel'Église,hésiteetdébat.Lepatriotisme, le sentiment familial, sontdéjà si fortsque,durantdeuxannées encore (1560-

1562),CatherinedeMédicisetsesconseillerstententd'éviterlaguerrecivile.Ronsard,«papiste»,s'adresseausouverain:Sire,cen'estpastoutqued'êtreRoideFranceIlfautquelavertuhonorevotreenfance...Et dans cette Institution pour l'adolescence du roi Charles IX (1561), il convoque l'histoire

devenueréférence,légende:DutempsvictorieuxvousfaisantimmortelCommeCharlesleGrandoubienCharlesMartel...L'invincible,l'indomptableCharlesMartel...

LarégenteorganiseàPoissy,enseptembre1561,uncolloqueoùdesreprésentantsdelareligion

catholiqueetdelareligionréforméedébattent,échangentavecvigueurdesargumentsenfaveurdeleurfoi.

Dialogue de la dernière chance – mais significatif de la singularité française – où les plusradicauxdes intervenants–ThéodoredeBèzepour leshuguenots, legénéraldes jésuitesLainez–empêchentquelatolérancel'emporte.

Cependant,unédit–deSaint-Germain,le17janvier1562–reconnaîtdanscertainesconditionsledroitpourlespasteursdeprêcheràl'extérieurdesvilles,quileurdemeurerontcloses.

C'estunpasversl'apaisement,verslareconnaissancedel'autre.

Maislespassionsdébordent,entraînentlepeuple.Desprotestantssaccagentdeséglises.Descatholiques,destemples.Lesunsetlesautresprennent

lesarmes,s'affrontentdéjà.EtpremiermassacreàVassy,nonprémédité.Ilasuffi,le1ermars1562,àFrançoisdeGuiseetàseshommesd'entendrechanterdespsaumes

dans la ville – en contradiction avec l'édit de Saint-Germain – pour qu'ils tuent des dizaines dehuguenots. On massacre des « religionnaires » dans plusieurs villes. En guise de riposte, lesprotestantss'emparentd'autrescités.

Laportede lacruautéetde laguerrecivilevientdes'ouvrir,etellenese refermera– jamaistotalement–quetrente-sixannéesplustard,en1598,avecl'éditdeNantes,pacificationprécaire.

Cependant, comme si dès 1562 les Français pressentaient que le pire pour le royaume étaitencore à venir, s'exprime alors le désarroi, la souffrance devant cemalheur qu'est la guerre entreFrançais.

Réfugié àBâle, un huguenot (Castellion) écrit dans sonTraité des hérétiques : « Supportons-nousl'unl'autreetnecondamnonsincontinentlafoidepersonne.»

Page 67: Max Gallo - L'Âme de La France

QuantàRonsard,danslaContinuationduDiscourssurlamisèredecetemps,ildécrit:L'extrêmemalheurdontnotreFranceestpleine...............................................................................CommeunepauvrefemmeatteintedelamortSonsceptrequipendaitetsarobeseméeDefleursdelisétaitencentlieuxentaméeSonpoilétaithideux,sonœilhâveetprofondEtnullemajesténeluihaussaitlefront.Castellion,danssonConseilàlaFrancedésolée, insistesurlemalheurabsoluqu'est laguerre

civile :«Cenesontpaslesétrangersqui teguerroientcommebienautrefoisaétéfait lorsquepardehors tuétaisaffligée,pour lemoins tuavaispardedans l'amouretaccordde tesenfantsquelquesoulagement. Aujourd'hui, ce sont tes propres enfants qui te désolent et affligent. Tes villes etvillages,voirelescheminsetleschamps,sontcouvertsdecorpsmorts,tesrivièresenrougissentetl'air en est puant et infect.Bref, en toi il n'y a ni paix ni repos, ni jour ni nuit, et on n'entendqueplaintes,ethélasde toutespartssansypouvoir trouver lieuquisoitsûretsans frayeuretmeurtre,crainteetépouvantement.»

LaFrancesedéchireetlesFrançaiss'entretuent.L'âmedelaFrancesouffre.Lepatriotismeetlaconsciencenationaleéplorésnepeuventpourtantempêcherlesaffrontements

desesuccéder–quatre«guerres»de1562à1574–,nilescampsenprésencedefaireappelàleurs«coreligionnaires»despaysvoisins.

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Ainsi, enmême tempsque resurgissent,derrière les engagements religieux, les ambitionsdesgrandsféodaux,lescolèressociales,onvoitrenaîtrele«partidel'étranger».

Les huguenots livrent Le Havre aux Anglais, en appellent aux reîtres et aux lansquenetsallemands,cependantquelescatholiquessetournentversl'EspagnedePhilippeII.

Demêmeseprofilelerisqued'éclatementduroyaume.Des«républiquesthéocratiques»,desplacesdesûreté«huguenotes»,seconstituent.Les villes de La Rochelle, de Nantes, de Nîmes, de Bourges, deMontpellier, deMontauban,

échappent à l'autorité royale, alors que Paris – et son parlement, dont la juridiction s'étend à unegrandepartiedelaFrance,horslesuddupays–estfarouchement,fanatiquementcatholique.

Onvoitainsis'organiserunesortederépubliquedesProvinces-UniesduMididontlescapitalessontNîmesetMontaubanetquidisposed'unport,LaRochelle.

Maisl'attachementàl'uniténationaleperdure.Des édits (celui d'Amboise en 1563), qui sont autant le résultat du rapport des forces que la

manifestationdel'espérancedansleretouràlapaixcivile,suscitentdestrêvesprécaires.Etleroicontinued'incarnerlanation.Profitant d'une longue suspension des combats, Catherine deMédicis tente de rassembler les

adversairesautourdeCharlesIX.Elle parcourt la France à ses côtés dans un long périple de vingt-septmois (1564-1566). Les

populationsdivisées,lesvilleshuguenotes,l'accueillent,seretrouventautourdelui,attestantqu'ilestlaclédevoûtedupays,quesaforcesymboliqueestgrandeetquesessujetsveulentcroireenlafindeleursaffrontementsfratricides.

Àdirevrai,chaquecampvoudraitavoiràsatêteceroi-emblème.Leshuguenotsessaientmêmedel'enlever,àMeaux,en1567!Ilséchouent.

CatherinedeMédicisnerenoncepas.Elle veut réaliser le projet demariage entre sa filleMarguerite et Henri de Bourbon, roi de

Navarre,uniond'unecatholiquedesangroyaletd'unhérétique.Cefaisant,laréconciliationest-ellepossible?L'unitéduroyaumeva-t-ellesereconstituer?

Charles IXavingt ans en1570.L'amiraldeColigny, laplus fortepersonnalitéhuguenote, estadmisauConseilduroi.

Lui aussi a le projet de reconstituer l'unité du royaume en concevant une grande politiqueétrangère«nationale».LaFranceprendraitlatêted'unelargecoalitionprotestanteens'alliantavecles«Gueux»desPays-BasetenmenantàleurscôtéslaguerrecontrePhilippeII,leHabsbourg,leroidecetteEspagneennemiedelaFrance.

Onsaisit icicombien,quandils'agitdelaFrance–delagrandepuissanceeuropéenne–,sonttoujoursintriquéeslapolitiqueintérieureetlapolitiqueextérieure.

La«géopolitique»commandecetteliaison.C'estlàunecaractéristiquepermanentedel'histoirenationale.

LemariagedeMargueriteetdeHenrideNavarredoitsecélébrerenaoût1572.C'estunmomentcharnière.L'apparenceestàl'unitéretrouvée.LesnobleshuguenotsentrentdansParispourparticiperauxfêtesnuptiales.Colignyestdevenu

leconseillerinfluentduroi.Maisaucuncampn'adésarmé.

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CatherinedeMédicisaorganisélepiègeenmêmetempsqu'elleœuvraitàlaréconciliation.LesGuises n'ont pas renoncé. Une tentative d'assassinat de Coligny échoue. L'ordre est donné demassacrerlesprotestantspournoyerl'attentatcontreColignydansunflotdesang.

C'estlaSaint-Barthélemy,ledimanche24août1572.

Onpoignarde.Onnoie.Onégorge.Ondépèce.Onbrûle.Onpille.Lepeuple–femmesetenfants–arrachelesmembresdesvictimes,jettelesnouveau-nésdansla

Seine.OntrouvedesmorceauxdechairdanstouteslesruesdeParis.Crimesbarbaresetrituels.Lepeupleéchappeàseschefs.Lemassacre,àParis,parlafouleenivréedepassion,s'inscritdansl'âmedelaFrance,annonce

d'autresmassacres.LaSaint-Barthélemydevient un repère, une référence.En août-septembre 1792, on craindra –

deuxcentvingtansplus tard,donc!–une«Saint-Barthélemydespatriotes»,et lesmassacresdeSeptembrerappelleront,parleurviolencerituelle,leurbarbarie,ceuxd'août1572.

Tout au long de notre histoire, dans nos « guerres de religion » – qui se nommeront alorsguerresdeclasses–,onmassacrera(1834,1848,1871,1934,1944).

Paris n'est pas une ville paisible, mais une capitale ensanglantée, l'épicentre des passionsfrançaises.

LemassacresepropageetfaittremblertoutelaFrance.Ontuedansdenombreusesvilles:àMeaux,Orléans,Bourges,Troyes,Rouen,Bordeaux,etc.Leshuguenotssevengent,unefurieiconoclasteserépand.D'autresprotestantsquittentlepays.Tuer ou être tué, combattre et se protéger dans les places de sûreté, se terrer, fuir : telles

apparaissentàbeaucouplesseulesissues.Lepouvoirroyalordonnelesmassacresounelesempêchepas.Dèslors,commentfaireencore

confianceàceroi,hésitant, ilestvrai,placédevant lefaitaccompli,maisfinalement l'acceptant, lecouvrant,lelégitimant–quialaisséégorgerjusquedansleschambresduLouvre?

QuantàHenrideNavarre,iln'adûsonsalutqu'aufaitqu'ila–commeHenrideCondé–promisd'abjurer(illeferale3septembre1572).

Cesmassacressepoursuiventd'aoûtàoctobre1572etfontentre15000et30000victimes.Uneprocessionroyale,le4septembre,rendgrâcepourlavictoiredelaJusteFoi.ÀRome,le

papeGrégoireXIIIcélèbreunTeDeum.Lepartihuguenotestdécapité.Leroipeutdonc,dansuneordonnance,exigerquel'onarrêtedetuer,d'attenteràlavieetaux

biensde«ceuxdelareligionnouvelle».Maiscommentlecroire?Unprotestant,Duplessis-Mornay,écrira:«L'États'estcrevasséetébranlédepuislajournéedela

Saint-Barthélemy,depuisque la foiduPrinceenvers lesujetetdusujetenvers lePrince,quiest leseulcimentquientretientlesÉtatsenun,s'estsioutrageusementdémentie.»

Dansl'âmedelaFranceplanedésormaislesoupçonquelepouvoirpeutmentir,trahir,qu'ilfautseméfierdelui.

Certes,celan'effacepaslesentimentenracinéqueleroiest,commeditDuplessis-Mornay,«leseulciment»delanation.

Maisilfaut,enfacedelui,restersursesgardes,etdonclecontrôler.Et pourquoi ne pas élire le roi, affirmer la supériorité des états généraux sur le monarque,

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exiger de pouvoir le désavouer, le renvoyer et même le condamner ? Car le tyrannique ne peutdevenirlégitime.

Entreleroietcertainsdesessujets–leshuguenots,enl'occurrence–,c'estl'èredusoupçonquicommence.

LaSaint-Barthélemyfaitnaîtredenouveauxadversairesdel'absolutisme,desennemisdesrois(les«monarchomaques»,telsThéodoredeBèzeetFrançoisHotman).

Faut-il s'étonnerque lesprotestants soient, trois sièclesplus tard– lesnationsontune longuemémoire–,parmilesplusardentsdéfenseursdulibéralismepolitique,etqu'ilsjouentunrôlemajeurdanslemouvementetlegouvernementrépublicains?

Ainsi,laSaint-Barthélemy,sielleaarrêtélaprogressiondelareligionprétendumentréformée,aaggravélestensions.Lesblessuressontprofondes.

Les«malcontents»sontnombreuxmêmechezlescatholiques,quelesmassacresonteffrayés.QuandCharlesIXmeurtàVincennes,le30mai1574,àvingt-quatreans,CatherinedeMédicis

exercelarégence,puisquesonavant-dernierfils,Henri,aétééluroidePologne.HenriIIIvasuccéderàCharlesIXàlatêted'unroyaumediviséverslequel,quittantCracovie,il

sedirigeàpetiteallure.

21.Ce roi qui traverse l'Europe, qu'on fête àVienne et qui s'attarde àVeniseparcequ'il aime les

plaisirs,avingt-troisans.C'estunValois,filsdelaRenaissance,beau,séducteur,brillantetlettré.Ilraffoleduluxe,desparfums,destissus.Ilestsensibleauxcharmesdes jeunesfemmes,et,assure-t-on,des jeunesgensqui l'entourent,

cesmignonsqu'ildoteetquiformentuneCourjoyeuse.Pourtant,iln'ignoreriendelacruautédestemps.Catholique,ilpeut–maisjoue-t-il?–manifesterunepiétéexaltée,baroque.Il n'a pas hésité à participer au massacre de la Saint-Barthélemy. La Contre-Réforme lui

convient,mêmesi,danssavieprivée,riennelefreine.Ilestleroi,c'est-à-direqu'iln'adecomptesàrendrequ'àlui-mêmeetàDieu.Ilalesensdesesdevoirspolitiques.Ildoitgouvernerceroyaumedéchiréoùlesangn'enfinit

pasdecouler.Etoù,illesait,sonpouvoirroyaletsapersonnesontmisencause.Ilveutrenforcerl'État.Etilestluiaussipénétrédel'idéequel'autoritéduroiestlaconditionde

l'unitéetdelapaix.Il est ainsiuncontinuateurdeLouisXI etdeFrançois Ier, cherchant à accroître l'efficacité du

gouvernement,transformantleConseilduroienunConseild'ÉtatquisediviseenConseildespartiesetenConseildesfinances.

Il gouverne avec l'aide de ces « gens de robe », nobliaux aux origines modestes mais quel'ambitionetlavolontédes'enrichirtransformentengrandsserviteursdel'État.

Ainsi–c'estlàuntraitfrançais,unetendancelongueetpuissantedenotrehistoire–,ledésirdurenforcementdel'Étatnedisparaîtpas,alorsquelesobstaclesqu'ilrencontresemultiplient,queles«monarchomaques» senourrissentdeshaines religieusespour justifier leur théoried'unpouvoirroyalcontrôlé,limité.

Lesennemisduroirecrutentcertesparmileshuguenots,soucieuxdedéfendreleur«sûreté»,maisaussiparmilesgrandsseigneurs,héritiersetnostalgiquesdespouvoirsféodaux.

LesGuisessontdescatholiquesintransigeants–ultrasetmêmefanatiques–,commeleroi,mais

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ilscontestentsonpouvoir.LesBourbonssonthuguenots,maissontaussides«féodaux»,telCondé,etl'und'eux,Henri,estmêmeroideNavarre.

Celui-ci,quipeutcroireà lasincéritédesonabjuration,obtenuealorsqu'onpressait lapointed'uneépéesursagorgedurantlaSaint-Barthélemy?

HenriIIIdoitaussicompteraveccetierspartides«malcontents»,des«politiques»,quitrouveenFrançoisdeValois,frèrecadetduroi,unsoutienconsidérable.

Ces oppositions suscitent contre lemonarque et ses «mignons » – le duc de Joyeuse, le ducd'Épernon–deslibelles,despamphlets,unefloraisonderumeursetdereprochesvisantlesmœursdissolues,laprodigalité,lesfêtesfastueusesdusouverain.

Lepouvoirroyalestdevenuunecible.On le vise de toutes parts pour des raisons différentes : religieuses, féodales, morales,

vindicatives oumême sociales – la disette serre souvent le peuple à la gorge et l'épidémie relaielafaim.

Situation d'autant plus difficile pour le roi qu'il a besoin d'argent, qu'il demande aux étatsgénérauxdeluivoterdessubsidesalorsmêmequ'onlecritiqueetleconteste.

Ilsuffitd'unévénement–l'évasiondeParis,en1575,deFrançois,frèreduroi,etdeHenrideNavarre,tousdeuxretenusprisonniers–pourquelatensionsemueennouvelleguerre.

Relaps, hérétique à nouveau, Henri, roi de Navarre, va devenir le chef et le protecteur desÉglisesréforméesdeFrance.

Ainsi s'aggrave une crise politique et nationale complexe où se conjuguent des déterminantsdiversetcontradictoires.Ceseralàundestraitspermanentsdenotrehistoire:lepouvoircentralesttoujourscontraintdetenircomptedeforcesquisouvents'équilibrent,s'opposententreelles.L'uniténationale, qui est pourtant un désir permanent, demeure précaire. L'autorité de l'État – dont lapuissancepourtantserenforced'autantplusquelestendancesàl'éclatementsontpuissantes–necessed'êtreremiseencause.

Quandlepouvoirnepeutêtrelefédérateurdetouteslesforces,ildoits'allieràcertainesd'entreelles,aurisquedevoirtouteslesautresseliguercontrelui.

HenriIIIchoisitainsien1576–aprèsdesbataillesperdues–denégocieravecleshuguenotsetdeleurconcéderdesavantagesconsidérables(éditdeBeaulieu,7mai1576).

QuatreansseulementaprèslemassacredelaSaint-Barthélemy,lecultedelanouvellereligionpeutêtrecélébrépartoutsaufàParis.

Leshuguenotsnonseulementpeuventconserverhuitplacesdesûreté,maisilsserontreprésentésàégalitéaveclescatholiquesdanslesparlements.

Et,décisionlourdedesymbole,lesvictimesdelaSaint-Barthélemysontréhabilitées.Onmesure, à cet édit, combien les préoccupations politiques l'emportent, chez le roi, sur les

engagementsreligieux.C'estsonpouvoiretl'unitéduroyaumeautourdesapersonnequicomptentaupremierchef.

Mais, par l'étendue des concessions consenties aux huguenots, il affaiblit sa position face auxcatholiques.

Desliguesseconstituent,fédéréesparHenrideGuise.EtlorsquelesétatsgénérauxseréunissentàBlois(1576),unemajoritédeparlementairesobligentHenriIIIàrenonceràl'éditdeBeaulieuetluirefusentlessubsidesqu'ilréclame.

Pis : la tentation est grande, chez nombre d'entre eux, de contester son pouvoir, même si lamajoritécraintl'éclatementduroyaume.

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EnFrance,laconsciencenationaleestdéjàpersuadéequ'iln'estpiremalheurquelarupturede

l'unitéduroyaume.C'estcequ'exprime,danssesSixlivresdelaRépublique,JeanBodin,quandildéveloppel'idée

de la nécessité d'un pouvoir fort, au-dessus des factions, assurant l'unité nationale, et, en politiqueextérieure,l'indépendance.

Le pouvoir central – royal – était alors seul capable d'assurer ces deux conditions de la paixcivile. Et la tolérance entre religions antagonistes sera possible à condition précisément que lepouvoirsoitfort.

L'idéed'unpouvoirarbitre–et,àterme,laïque–commenceainsiàsourdre.Et, contradictoirement, les partisans d'un pouvoir limité sont aussi les adversaires de la

tolérance.Voilàencoreunespécificitéfrançaisequis'esquisse.Lalogiquedel'affrontementestencorelaplusforte.Mêmesi,durantquelquesannées,laguerre

cèdelaplaceàdestrêves,àdespaixprovisoires,àdeséditsdeconciliationquipermettent,en1578-1579,àCatherinedeMédicisdevisiter,encompagniedeHenrideNavarre,lesprovinceshuguenotesdansl'espoird'enobtenirdessubsides–l'argent,ressortindispensabledupouvoir–,lasituationestpartropdégradéepourqu'unepaixvéritablesoitpossible.

Disettes, tremblements de terre, inondations, épidémies et poussées de peste noire ravagent leroyaume : on dénombrerait 50 000 victimes de l'épidémie rien qu'à Paris ! Et, dans les territoiresqu'ilscontrôlent,lesGuisesetHenrideNavarresepréparentàunenouvelleguerre.

Quand on apprend que le frère du roi, François, est mort, le 10 juin 1584, et que, Henri IIIn'ayant point de fils, c'est Henri de Navarre, chef des Églises réformées, qui est le seul héritierlégitime de la couronne, les hostilités paraissent inéluctables. Les catholiques ne peuvent accepterd'avoirpoursouverainunhérétiqueetunrelaps.

C'estunnouvelabîmequis'ouvre,oùleroyaumerisquefortdebasculeretd'êtreenseveli.Unefoisdepluss'opèrelaconjonctionentresituationintérieureetpolitiqueextérieure.LesGuisesconcluentunaccordavecl'Espagne.C'estungrandprojetpolitiquecontraireàcelui

qu'avaittentédemettresurpiedColignyen1572.Ils'agit,avecl'appuidePhilippeII(quiversedessubsides),d'extirperl'hérésie,des'allieravecleHabsbourgpourfairelaguerreaux«Gueux»desPays-Basetyassurerainsiladominationdel'Espagne.

Naturellement,ce«partidel'étranger»espères'emparerenFrancedupouvoirroyal.LesGuisesprétendentdescendredeCharlemagne:nevalent-ilspasmieuxqu'unroideNavarre

hérétique?IlspeuventcomptersurlaSainteLigue,quiaprislecontrôledeParis.

Onvoitsedéveloppereneffetdanslacapitale(àpartirde1576,etsurtoutde1585)unvraipartipolitiquequiassocieuncatholicismeintransigeantàdesaspirationsetàdesstructuresdémocratiques.

Les«militants»–plusieursmilliers–sontencadréspardes«moines»ligueurs;ilsélisentdesresponsablesdequartier.UnconseildesSeizelesreprésente.

Cette conjonction d'une idéologie radicale et de la volonté populaire d'exercer directement lepouvoirannonceelleaussiunedeslignesdeforcedel'histoirenationale.

La«propagande»condamnele«tyran»etsesmœurs.Elleappelleautyrannicide.Iln'aserviderienàHenriIIIdeserallierauxpositionsdescatholiquesintransigeants(autraité

de Nemours, en 1585), de ne laisser aux huguenots que le choix entre l'abjuration et l'exil, etd'interdirepartoutleculteprotestant.Onlesoupçonne:n'est-ilpasceluiquia,neufansauparavant,accordéauxmêmeshérétiques,par l'édit deBeaulieu, lapossibilitépour leurspasteursdeprêcher

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partoutenFrancesaufàParis?Orc'estParisquiestlefoyerleplusvifdel'intransigeancecatholique.LàrègnelaSainteLigue,

véritablemouvementpopulairequiéchappeenpartieaucontrôledesGuises,mêmesilepeupledelacitélessuit.

Avantage considérable dans l'affrontement entre catholiques et huguenots, car chaque campcomprendqueceluiquitientParispeutl'emporterdansleresteduroyaume.Conditionnécessaire,entoutcas,mêmesiellen'estpassuffisante.

C'estégalementunedonnéemajeuredel'histoirenationale,etellesurgitavecforce,encettefindexviesiècle,pourneplusjamaiss'effacer.

Mais Paris est d'autant plus difficile àmaîtriser par le pouvoir que, peu à peu, la populationparisienne, consciente de la symbolique de la ville (qu'on se souvienne de Clovis et de sainteGeneviève, de Philippe Auguste et d'Étienne Marcel), est toujours prête à manifester sonindépendance. Elle est nombreuse, et le pouvoir s'en méfie. Le roi n'aime plus résider à Paris :HenriIIIluipréfèreBlois.

Quandilenvoiedestroupesdanslacapitale,mêmes'ilaffichedésormaisuncatholicismeaussiradicalqueceluidelaLigue,lavillesecouvredebarricades(12mai1588).

LepeupledeParis,ligueur,craintuneSaint-Barthélemydescatholiques,etvientd'inventerainsison mode spécifique de protestation. Celui-ci se transmettra d'un siècle à l'autre, comme si lesbarricadesdevenaientunsymboleetlemoded'expressiondeParis,doncaussidelaFrance.

QuelchoixpolitiquepeutfaireHenriIII?LesGuisesontouvertlaporteàl'Espagnol.Ilsvisentnonseulementàaffaiblirlepouvoirroyal,

mais à s'emparer du trône.Ce serait la fin de l'unité du royaume, de sa souveraineté – Philippe IIsubventionne les ligueurs et leur envoie des troupes –, de son indépendance. Le roi se rebelle. Lepouvoirmonarchique,lesensdel'État,sontplusfortsquel'appartenancereligieuse.

Le25décembre1588,Henri IIIorganiseàBlois l'assassinatdesGuises–«Àprésent, je suisroi!»s'écriera-t-il–etconfirmequeHenrideNavarre,l'hérétique,serasonhéritier.

Pourlesligueurs,lesouverainn'estplusqu'un«tyranSardanapale»contrequiletyrannicideestlégitime.

Le1eraoût1589,lemoineJacquesClémentéventrerad'uncoupdepoignardHenriIII,qui,danssonagonie,confirmerasonchoixdynastique.

Henri de Navarre deviendra donc Henri IV, mais le monarque mourant lui demande de seconvertir.

LaFrancen'enapasfiniaveclaguerre.HenriIVvadevoirconquériretsonroyaumeetParis.

Et le poète Agrippa d'Aubigné, qui, enfant de huit ans en 1560, fut témoin, à Amboise, despremiers massacres de huguenots, qui a combattu, a été blessé dans les rangs protestants, qui estdevenu en 1573 l'écuyer de Henri de Navarre et est en 1589 encore à ses côtés, décrit l'état duroyaumeaveclacompassionetlarévoltedésespéréed'un«patriote»:

JeveuxpeindrelaFranceunemèreaffligéeQuiest,entresesbras,dedeuxenfantschargée.Leplusfort,orgueilleux,empoignelesdeuxboutsDestétinsnourriciers;puis,àforcedecoupsD'ongles,depoings,depieds,ilbriselepartageDontNaturedonnaitàsonbessonl'usage..........................................................................

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Elledit:«Vousavez,félons,ensanglantéLeseinquivousnourritetquivousaportés,Orvivezdevenin,sanglantegéniture,Jen'aiplusquedusangpourvotrenourriture!Cettesouffrancefrançaisedevantlatragédienationalefaitlaforcedeceuxquiveulentrétablir

l'unité,lasouverainetéetlapaixdansleroyaume.Le«partide l'étranger»etde ladivisiondevrait,pour l'emporter,guérir l'âmeblesséede la

France,orilexacerbesadouleur.

2

LAMESSEDUROIETDESCARDINAUX

1589-1661

22.CommentHenri IV,hérétiqueet relaps,qu'unsouverainachoisipour luisuccéderaprèsavoir

étéfrappéparlepoignardd'unmoinefanatique,peut-ilrassemblerautourdeluisonroyaumedéchiréparleshainesreligieuses?

ÀpeineunsixièmedelaFrancel'areconnu.LacapitaleestentrelesmainsdelaSainteUniondesligueurs,soumiseauxGuises.LesParisiens

suivent les processions des prêtres, desmoines, qui, brandissant crucifix et portraits de laVierge,exaltentletyrannicideetlavraiefoi.Lepapelessoutient.L'EspagnedePhilippeIIfinancelesGuises,envoiesessoldatspourrenforcerlesrangsdesligueurs,etrêvedevoirmontersurletrônedeFranceIsabelle,l'infante,lapetite-filledeHenriII,etdesoumettreainsilaFranceauxHabsbourg.

Etc'estcependantHenriIVquival'emporter.Il lui faut d'abord conquérir son royaumecomme s'il s'agissait d'une terre étrangère, et, pour

cela,faireappelàl'aidedessoldatsd'ÉlisabethIre,cesanglicans,adversairesdespapistes.Ilabesoind'argent.Il sedirigedoncvers laNormandie, lagrasseprovincequiverse leplusd'impôts et dont les

portsnombreuxpeuventaccueillirlesnaviresanglais.Le21septembre1589,ilremportelavictoireàArques–prèsdeDieppe–contrelestroupesde

Guise, du duc deMayenne, et il est à nouveau vainqueur des ligueurs et des Espagnols à Ivry (le14mars1590).

Ilalancé:«Ralliez-vousàmonpanacheblanc!»Celavautcertespourunebataille,maisleroyaumenesesoulèvepasensafaveur,mêmesiles

provincesetlesparlementsdeRennesetdeBordeauxserallientàlui.Cela ne représente encore jamais que la moitié du royaume. Et s'il réussit à s'emparer de

Chartres,ilaéchouédevantRouen,etn'apulongtempsfairelesiègedeParis.LaFranceestdivisée.Lesmoinescasqués,lesligueurs,lesmilices,tiennentlacapitale.Etceroi

quiaspireàgouvernerlaFrancecommenceparfairemourirdefaimlesParisiensenlesenfermantdans un blocus impitoyable : on fabrique du pain en broyant les os des squelettes arrachés aucimetièredesInnocents!Ondénombreraprèsdecinquantemillevictimesdeladisette,delamaladieetdescombats.

Cesontlestroupesespagnolesd'AlexandreFarnèsequiviennentdesserrerlesiègeetprennentgarnisondansParis.

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TelleestlaFrance:quandellen'estpasunie,elles'entre-dévore,elleenappelleàl'étranger.Lespassionss'yexacerbent,mais,enmêmetemps,danschacundescamps,des«politiques»,

des«réalistes»,commencentàpenserqu'ilfauttrouverdessolutionsdecompromis.Etces«raisonnables»seséparentpeuàpeud'aveclesplus«zélés»deleurscompagnons.La

Franceapparaîtaux«politiques»sidiviséeque,souspeinedelavoiréclater,disparaître,illeurfauttrouverdessolutionsquinesatisfontpasles«zélés»,maisexprimentl'équilibredesforces.

Les passions françaises conduisent ainsi paradoxalement à l'« arrangement » qui permet lareconstitution de l'unité nationale.Mais cette « sagesse » ne l'emporte qu'après que l'on a éprouvél'impossibilitéetsouffertdescruautésdessolutionsextrêmes.

C'estàParisquetoutsejoueetqueseconfirmelerôledécisif,central,delacapitale,etqu'ainsis'accuseuntraitmajeurdel'histoirefrançaise.

Làs'esquisseparmilesligueursdesrevendicationspolitiquesextrêmes.Les«catholiqueszélés»veulentunroicontrôléparlesétatsgénéraux.LeconseildesSeizedelaLigueetuncomitésecretdesDixdressentdeslistesdeproscriptiondepersonnalitésà«épurer».

Onperquisitionne.Onmenace.Le«papierrouge»énumèrelesnomsdeceuxquidoiventêtre«pendus,dagués,chassés».Les

lettresP,D,C,indiquentlechâtimentprévu.Et troismagistrats,dont leprésidentBrisson,soupçonnésd'êtredes«politiques»,c'est-à-dire

des«modérés»indulgentsenversl'hérésie,doncdestraîtres,sontpendusetleurscadavresexposésenplacedeGrève.

Unclimatdeterreurs'installeainsidansParis.Les«zélés»développentdansunmêmemouvementuneconvictionreligieuseradicale–contre

leshuguenots–etuneidéologieégalitaire.Ilscontestentlatransmissionhéréditairedestitresnobiliaires.Ils s'en prennent à ceux qui, en pleine disette – due au blocus de Paris par les armées de

HenriIV–,ontleursplats«pleinsdegrassesoupe».Cesrevendicationsinquiètentlesgentilshommes,leducdeMayenneetlesbourgeoisaisés.Desdivisionssefontjourparmilesligueurs.Leroi,redécouvre-t-on,estlegarantdel'ordre,et

les«zélés»répandentaucontrairedesfermentsdedésordre,voirederévolution.Onaspireàlapaix,àl'unitéduroyaumeautourdusouverain.Etlepatriotismevients'ajouterà

ces motivations sociales. On se veut « vrai Français ». On rejette et on craint la présence et lapolitiquedesEspagnols.

Oncraintl'éclatementdupays.Ons'inquiètedecesvilles«quiveulentunconseilàpart,commesi chacune d'elles eût voulu se former sur le modèle et le plan d'une république ». La France nerisque-t-elle pas de devenir « une Italie, et les villes changées en Sienne, Lucques et Florence, neressentantplusriendeleuranciengouvernementetdubelordredel'illustremonarchie»?

Ainsile«bloc»catholiquesefissure-t-il.La passion religieuse et les revendications républicaines et égalitaires qu'elle charrie, la

«terreur»qu'ellecommenceàrépandre,rencontrentlesréticences, l'oppositiondes«politiques»,des«nobles»,des«bourgeois»,despatriotesattachésaumodèlemonarchiquefrançais.

Et le duc deMayenne, les Guises, les chefs traditionnels de la Ligue, préfèrent en définitivechoisirl'ordre.

Lespluszélésdesligueurssontarrêtés.

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LesresponsablesdesexécutionsduprésidentBrissonetdesdeuxautresmagistratssontpendus.Endécembre1589,leducdeMayennevidedesespouvoirsleconseildesSeizeetlesconcentre

danssesmains.Le«dérapage»delaSainteUnionversdessolutionsextrêmesestarrêté.

EnFrance,lespoussées«révolutionnaires»sontrapidementenrayéesparl'attachementàl'unité

duroyaume–àcelledelanation–etàl'ordresocial.Le «moment » de l'extrémisme laisse des cicatrices, développe des conséquences politiques,

mais,àlafin,c'estlecompromisquis'impose.La violence est présente dans l'histoire nationale,mais cette tempête est de brève durée et un

équilibrenational finit par se reconstituer, recimentant lanation et restaurant la cohésiondu corpssocial.

L'intelligencedeHenriIVestdel'avoircompris.Ilmesurequ'ilnepeutconquérirsonroyaumeparleseulusagedelaforce.Iln'apaspuentrerdansParis.Les ligueursnesontpasvaincus. Ildoit,s'ilveut régneretêtre

reconnucommesouverain,incarnerl'unitéduroyaume,faireuneconcessionmajeure,abjurersafoihuguenoteafind'exprimer,parcechoix,qu'ils'inscritdanslatraditionnationale,etdoncsacrifiersurl'auteldel'unitésafoiprotestante.

Le25juillet1593,enlabasiliquedeSaint-Denis,ilabjure,entendlamesseetcommunie.Le27février1594,ilestsacréàChartres,puisqueReimsestencoreauxmainsdesligueurs.ÀPâques,iltoucheralesécrouelles.IlentreradansParisle22mars1594,entendraunTeDeum

àNotre-Dameavantdefairesonentréesolennelledanslacapitalele15septembre.

Les politiques, les patriotes, tous ceux qui sont soucieux d'ordre social et qui veulent«recoudre»letissunational,sontsatisfaits.

LesvillesserallientàHenriIV.Lesgarnisonsespagnolesquittentlepays.Lesétatsgénéraux,quivoulaientcontrôlerleroi,sontdiscrédités.Les Jésuites, accusés de prôner le tyrannicide, sont expulsés en 1594, et le pape, dans une

cérémonied'expiationàRome,reconnaît l'abjurationdeHenriIVetsonretourauseindelaSainteÉglisecatholique.

LesFrançais,écriventlespartisansduroidansdestextesdepropagande,ontrefuséd'avalerle«catholicond'Espagne»,cettedrogueétrangèrequ'onvoulaitleurfaireboire.

«Notreroiestmaintenantcatholique,ilvaàlamesse,ilfautlereconnaîtreetilnefautplusquel'onnoustrompe.»

Mais la souveraineté de Henri IV ne sera définitivement établie qu'après qu'il aura brisé lesrésistances armées des Guises en Bretagne (le duc de Mercœur) et en Bourgogne (le duc deMayenne).

Enfait,cesvictoiresmilitairesnesontquedefaçade.HenriIVachètelesralliements.LeTrésorroyaldébourseraàcettefin32millionsdelivres.

L'unitédu royaumesepaiecher.C'estdirequesi la raison l'emporte, si les«politiques»onttriomphé,enfaitlesdivisionsdemeurent.Onchoisitl'équilibre,nonl'adhésionenthousiaste.

Etilfautencore,pourempêcherlescicatricesdeserouvrir,enfiniravecl'actiondel'étranger.Henri IV déclare la guerre à l'Espagne en sorte que l'unité nationale s'affirme aussi dans le

combatcontrelesHabsbourg.IlestvictorieuxdesEspagnolsàFontaine-Française,surlesbordsdela

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Saône.MaislesEspagnolsassiègentAmiens,etlapaixneseraconcluequele2mai1598,àVervins.

HenriIVapusigneràNantesuntraitéavecleshuguenots(30avril1598).Momentimportantdanslaconstructiondel'âmedelaFrance.Enrefusantd'envoyerdesrenforts

alors que les Espagnols assiégeaient Amiens, les huguenots ont montré leur détermination, leuramertume,leursréticencesfaceàceroiquiaabjuréleurfoi,mêmesidenombreuxpasteursontfaitlemême choix que lui. L'édit deNantes – ville ligueuse ! – leur accorde la liberté de conscience,l'égalitédesdroits,lalibertédeculte,etdesarticlessecretsleurassurentd'unepartleversementparle roi de 45 000 écus par an – les pasteurs en exercice seront payés –, d'autre part le contrôle de150 villes qui seront des « refuges de sûreté » possédant une garnison dont le souverain sera legouverneuretdontilpaieral'entretien.

LeshuguenotsconstituentainsiunÉtatdansl'État.C'estdirequel'éditdeNantesn'estqu'untraitédecompromis,depaixcivile.Ilmarquecependant

ladifficilenaissance,àl'avenirincertain,d'uneexceptionfrançaise:l'acceptationdelacoexistence,enunseulroyaume,dedeuxreligions;etdonc,engerme,laséparationdelareligionetdel'État.

Quelles que soient les arrière-pensées des uns et des autres, les soupçons, les regrets descatholiquesdevantl'hérésiequi,loind'être«extirpée»,estainsireconnue,etlesamertumesinquiètesdesprotestantsfaceàcemonarquequilesareniés,unsilloncommenceàêtretracé.

Iln'estpasencoreprofond.Onpensetoujoursqu'unroyaumen'estréellementuniquesitouslessujetsduroipartagentavec

luilamêmefoi,quinesauraitêtrequecatholique.Maisl'amorcedecesillonexiste,etunegrainefragileyaétésemée.

23.Àpeinedouze années séparent la signature de l'édit deNantes, le 30 avril 1598, et ce 14mai

1610,quand,àParis,dans l'étroite ruede laFerronnerie,vers sixheuresde l'après-midi,FrançoisRavaillac–«labarberousseetlescheveuxtantsoitpeudorés»–profited'unarrêtducarrosseroyalpourtuerdedeuxcoupsdepoignardHenriIV,quelespoètesdelaCouravaientcomparéàMars,àHercule,àCharlemagne,etqu'ilsavaientsurnomméHenrileGrand.

MêmesiRavaillacn'aétélebrasarméd'aucuneconspiration,cetactecriminelrévèlelerapportcomplexequelesFrançaisentretiennentdésormaisavecleurroi.

DepuisledébutdesguerresdeReligion,desmoines,desprédicateurs–curésoupasteurs–,ontlégitiméletyrannicide.Ilfautchâtierl'hérétiqueoulehuguenotquiaabjuré,etHenriIIIasuccombéauxpoignards.Lapersonnedu roiestcertes«sacrée».Yattenterestdonc«sacrilège».Mais,enmêmetemps,ellepeutêtre«sacrifiée»afind'expiersesfautes.Etlerégicideestcélébrécommeunmartyr:lemoineJacquesClément,assassindeHenriIII,aétésanctifiéparlesmoinesligueurs.

Ilyaainsiundoublemouvementcontradictoireautourdelapersonneduroi.Celui-ci renforce ses pouvoirs, et jamais souverain n'a été plus encensé quene l'estHenri IV,

maisl'idées'estpeuàpeurépanduequ'onpouvaitlepunirdemort–cequiestfait.Ouledésigner,lerenvoyer,celaquiaétéréclaméparlesétatsgénéraux,mêmesicetteéventualitén'estjamaisdevenueréalité.Cependant,l'hypothèsedemeuredanslesgrimoiresetlesmémoires.

Etpersonnenel'oublie.Ainsi,lorsqueHenriIVs'emploieàaffirmeretélargirsonautorité,lesparlementsrésistentetil

doitfaireplierchacund'euxafinqu'ilenregistrel'éditdeNantes.C'estdirequelesparlementaires–commelamajoritédelapopulation–n'admettentpasquedes

sujetsduroipratiquentunereligiondifférentedecelledeleursouverain,etquecettecommunautéait

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obtenudesgaranties–juridiquesetmêmemilitaires–particulièresàcesujet.

CesréticencesrévèlentquelesguerresdeReligionmarquentledébutd'uneèredusoupçonentrelemonarqueetsonpeuple.

Certes,HenriIVs'imposeavechabiletéetdétermination.Il dit aux parlementaires : « Je couperai la racine à toute faction et à toute prédication

séditieuses.»Il sait bien que les universités et les assemblées du clergé condamnent l'édit de Nantes.

Lorsqu'ellesinvoquentlapapauté,illesadmoneste:«Êtrebienaveclepape?J'ysuismieuxquevous;jevousferaitousdéclarerhérétiquespourne

mepasobéir!»Et,habilement, il accepte le retourdes Jésuitesdans le royaume,et choisitpourconfesseur le

pèreCoton,membredelaCompagnie.Cetteconcessionneleconduitpaspourautantàadmettrel'applicationdesdécretsduconcilede

Trente.LaFrance«gallicane»nes'ouvriraquedifficilementàlaContre-Réforme,ets'affirmeainsiuneparticularitéfrançaise:leroyaumeestcatholique,maisproclamesonindépendanceàl'égarddelathéologie–etdelapolitique–vaticanes.

HenriIVrépètequ'«unroin'estresponsablequ'àDieuetàsaconscience».

Il faut que les décisions et les actes du monarque confirment cette souveraineté qui ne sereconnaîtquedeslimitesdivinesetpersonnelles.

Dèslors,laglorificationdelapersonnedusouverainetdesapolitiqueestessentielle.Les poètes officiels – François de Malherbe –, les sculpteurs, les architectes, les peintres,

s'emploientàexprimer,àillustrer,àconstruirela«représentation»duroi:Larigueurdeseslois,aprèstantdelicence,Redonneralecœuràlafaibleinnocence,écritMalherbedanssaPrièrepourleRoiHenrileGrand.Laterreurdesonnomrendranosvillesfortes,.........................................................................Etlepeuplequitrembleauxfrayeursdelaguerre,Sicen'estpourdansern'orraplusdetambours..........................................................................Tunousrendrasalorsnosdoucesdestinées:NousnereverronspluscesfâcheusesannéesQuipourlesplusheureuxn'ontproduitquedespleurs:Toutesortedebienscombleranosfamilles,LamoissondenoschampslasseralesfaucillesEtlesfruitspasserontlapromessedesfleurs.Cettemiseenscènedesactionsduroi–la«pouleaupot»!–constitue,parsonampleur,une

novation, et souligne cette exaltation du pouvoir royal qui caractérisera la monarchie française.Celle-ciest«sacrée».Elleœuvrepourlebienduroyaume.

Manièredecontenirle«soupçon»quilamenace,etdejustifierlarépressionquifrappeceuxquiserebellent:lesgrandsetleursclientèles.

LemaréchaldeBiron,quiaconspiréavecleducdeSavoie,seradécapitéen1602.Les duels sont interdits, la haute aristocratie est surveillée, et certains de ses membres sont

emprisonnés ou contraints à la fuite (Condé et sa jeune femme, poursuivie par les assiduités dumonarque,seréfugierontdanslesPays-Basespagnols).

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Legouvernementestresserré,quelquesdynastiesministérielles–lesPomponne,lesJeannin,les

Villeroy – s'affirment, tandis qu'une politique cohérente, centralisée, interventionnistedansl'économieetlafinance,semetenplace.DeshommescommeSullyetBarthélemydeLaffemasélaborentun«modèlefrançais».

UnOlivierdeSerrespublieleThéâtred'agricultureetménagedeschamps.Degrandstravaux–routes,drainagedesmaraispoitevins,canaldeBriare,constructiond'arsenauxetdegalères–sontlancés.

Leschâteaux–Chambord,Fontainebleau,Saint-Germain–,l'aménagementdeParis–leLouvre,lePont-Neuf,lesplacesRoyaleetDauphine–matérialisentcettepolitique.

Paris,untempsdélaisséeparlesValois,quiluiavaientpréférélesbordsdeLoire,redevientlecentred'unroyaumereprisenmain:unecapitale,«miracledumonde».

Ce«modèlefrançais»estsoutenuparunedémographievigoureuse.Enl'espacedecesquelquesannées,leroyaumedeFranceredevientlepluspuissant,lepluspeuplé,leplusrichedesroyaumesdelachrétienté.

C'est une « seconde Renaissance » qui se déploie malgré la hausse des prix, la ruine denombreux petits propriétaires paysans étranglés par le renchérissement des fermages, le poids del'usure.

SullyetBarthélemydeLaffemasréussissentàstabiliserlecoursdelamonnaie,àreconstitueruntrésor royal, et l'activité économique dans les manufactures (tapisseries, soieries, métallurgie,constructionsnavales)animeun«mercantilisme»:ilfaut«exporter»etnonimporter.

Mais–c'estunautretraitdel'âmedelaFrance–l'Étatcentraliséjouelàlerôlemajeur.C'estluiquicrée,incite,oriente,contrôle.

C'estautourdeluiquetouts'organise.Dèslors,laquestiondesesfinancesestcapitale.

Ilfauttrouverdel'argent.Ona abaissé la taille,maisonaugmente lagabelle.Et lamisèrepaysanneperdure.Lebesoin

d'argentcommel'attraitqu'exercelepouvoirexpliquentlacréationdel'«impôt»delapaulette(dunomdufinancierPaulet),quivaorienterl'évolutiondelasociétéfrançaiseetpesersurl'avenirdelamonarchie.

Ils'agitdefairepayerchaqueannéeunetaxeauxtitulairesd'offices,quileurassureral'héréditédeschargesqu'ilsontacquises.

Lavénalitédesoffices–moyendefairerentrerdel'argentdanslescaisses–estainsiassociéeàl'hérédité de ces offices. Est ainsi créée une bourgeoisie d'officiers, une noblesse de robe liée aupouvoir monarchique et donc le soutenant, mais devenant une « caste » proliférante, un véritable«quartétat»constituéd'officiershéréditaires.

Ils renforcent l'absolutisme et le pouvoir de lamonarchie. Ils en dépendent. Ils en sont doncsolidaires,mais,d'unecertainemanière,ilsl'emprisonnent.Ilsossifientlepouvoiretlasociété.Et,aulieud'investirdanslesactivitéséconomiques,danslaproductionoulecommerce,ilsgèrentleurbienprestigieux:leurchargehéréditaire.

Le pouvoir royalmesure à la fois l'intérêt de cette « noblesse de robe » qui l'alimente, et ladifficultéqu'iléprouveàseservird'elle.

L'État multiplie alors les « commissaires », les « intendants », qui sont ses agents zélés etobéissants.

Ainsisedessineaudébutduxviie siècle lepouvoir français :uncentre liéàcettenoblessederobeetagissantparl'intermédiaired'agentsàsonservice,exécutantsefficacesetdévoués.

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Cette armature, si elle maintient le pays rassemblé autour du pouvoir central, si elle fait duroyaumedeFrance,dèslesannées1600,leplusstructurédesÉtatsd'Europe,siellefavoriselerôledel'État,risquedefaireperdreàlasociétésasouplesse,sacapacitéd'initiative.

Ellepeutconduiredecefait,encasdeconflit,àuneremiseencausedupouvoircentral,àquichacunestliéetdonttoutdépend.

Onlemesureauprintempsde1610quandHenriIVdécided'entrerenguerrecontrel'Espagne,manièred'affaiblirl'empereurduSaintEmpireromaingermanique,qui,parlejeudelasuccessionouverte en deux duchés – Clèves et Juliers –, peut se retrouver sur les bords du Rhin. Or leHabsbourgalliédel'Espagneestl'ennemi.

Henriarassembléunearméede100000hommes.Ilestd'autantplusimpatientd'intervenirauxPays-BasespagnolsqueCondéetsonépouses'ysont réfugiés.EtqueHenri IV, le«Vert-Galant»,entendbienconquérirlajeunefemme.

Maiscen'estlàqu'unaspectanecdotique,significatifdurôledesfemmesetdespassionsqu'ellessuscitentdanslefonctionnementdelamonarchiefrançaise.Ellenedoitpasmasquerlegrandprojetdepolitiqueextérieureduroi:s'allierauxprincesluthériens,auxHollandaiscalvinistes,pourmieuxs'opposerauxEspagnolscatholiques.

HenriIVaveilléàfairecouronner,le13mai1610,lareineMariedeMédicis,quiassureraainsi,tandisqu'ilseraencampagne,laprésidenceduconseilderégence.

Maiscetteentrepriseambitieuse,quiviseàfairedelaFrancel'arbitredel'Europeenréduisantl'influencedesEspagnolsetdesHabsbourgd'Empire,adesconséquencesdans le royaumemême:elleravivelessoupçonsenversceroiquifuthuguenot,relapsavantd'abjurer.

Toutceuxquiontcondamnél'éditdeNantess'inquiètentdevoircesouverainfairepeut-êtrelejeudeshérétiques.

EtFrançoisRavaillac,posantlepiedsurl'undesrayonsdelaroueducarrosseroyal,ruedelaFerronnerie,poignardelesouverain,le14maiverssixheuresdel'après-midi.

Ravaillacserasoumisàlaquestion.Lesjambesbrisées,lecorpstailladé,ilseraécarteléenplacedeGrèveetlepeuplebrûlerasesrestes.

LecœurdeHenriIV,enchâssédansunreliquaire,estdéposéaucollègejésuitedeLaFlèche,soncorpsembauméreposeàSaint-Denis.

Leroiestmort,viveleroi!C'estLouisXIII,unenfantdeneufans.MariedeMédicisassureralarégenceduroyaume.

24.Quitueleroiblesseleroyaume.Et ce d'autant plus qu'au souverain assassiné succède un enfant, symbole de la faiblesse,

incapabledetenirlesrênes.Orlanationfrançaiseestcouturéedecicatricesmalrefermées,d'ambitionsrefoulées,dehaines,

d'amertumesetderegrets.Ilyalesgrands–leprincedeCondé,leducdeLongueville,lesducsdeGuiseetdeBouillon–

et,derrièreeux,leursclientèles,toutecettenoblessed'épéequeHenriIVahumiliée,vaincue,etquirêve à nouveau, comme aux pires moments des guerres civiles, de se partager le royaume, dedominerlesommetdel'État.

Lascènecentralen'estoccupéequeparunerégente, lareineMariedeMédicis,entouréedece

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couple que l'on présente comme des aigrefins, des pilleurs de trésors : Concino Concini et sa«sorcière»decompagne,LeonoraGaligaï.

Leslibellescontreeuxsemultiplient.Lesgrandss'impatientent,rejointsparlanoblessederobe,parlementaires,officierspropriétairesdeleurschargesqu'ilspeuventdésormaisléguer.

MariedeMédicis, croyant renforcer sonpouvoir, s'est présentéedevant leparlementdeParispoursefaireconfirmerparl'assembléequ'elleétaitbienlarégente«desaffairesduroyaumependantlebasâgeduditseigneursonfils».

Elle semble ainsi avouer sa faiblesse, ce besoin de reconnaissance, alors que Henri IV avaitveilléàcequ'ellefûtsacréerégente.

Or, quand en France la clé de voûte du pouvoir s'affaiblit, ne peut tenir toute sa place, c'estl'édificeentierquisefissure.

Les factionsaniméespar lesgrands se reconstituent.Lesprotestants, autourduducdeRohan,créent des assemblées permanentes afin d'être prêts à réagir à toute remise en cause de l'édit deNantes. Ils renforcent leur organisation militaire et politique. Ils craignent qu'un changementd'orientationdupouvoirnes'opèreàleurdétriment.

C'est que les signes ne manquent pas, montrant une nouvelle fois qu'en France la politiqueintérieureetleschoixdepolitiqueétrangèresonttoujoursintimementliés.

Parsasituationgéopolitique,laFranceestl'épicentredel'Europe,ets'ilsemetàtrembler–sileroi ou l'État sont contestés –, c'est tout le systèmedes relations internationales européennes qui serecompose.

Henri IV avait déclaré la guerre à l'Espagne en s'appuyant sur les puissances protestantes,contestantainsilasuprématiedesHabsbourgd'Allemagneetd'Espagne.

Le nouveau pouvoir signe la paix avec l'Espagne, à la grande satisfaction du « parti dévot »,mais en suscitant l'inquiétude des « politiques », de ces « bons Français » qui placent lesconsidérations religieuses au second plan, cherchant d'abord à conforter la puissance du royaumefaceauxHabsbourg.

Dès1612,MariedeMédicis,dévote,préparedes«mariagesespagnols»:LouisXIIIépouseral'infante Anne d'Autriche, et Élisabeth, sœur de Louis XIII, se mariera avec le futur Philippe IVd'Espagne.

C'estbienune réorientationmajeurede lapolitiqueétrangèredu royaumequi seprécise.Elleplace la France dans une situation de dépendance à l'égard de l'Espagne ou des Habsbourgd'Allemagne au moment même où commence le grand affrontement de la guerre de Trente Ans(1618-1648), dans laquelle la France laisse les Impériaux envahir le Palatinat ou briser la révoltetchèque,ouencorePhilippeIVd'EspagnefairelaguerreauxProvinces-Unies.

Lapolitiquedupartidévotl'emporte.Elleestauxantipodesdeschoixd'unFrançoisIer s'alliantavec Soliman le Magnifique pour s'opposer à Charles Quint, ou encore de ceux de Henri IVs'appuyantsurlesprincesluthériensetlesProvinces-Unies.

Cechoixd'untraitéd'allianceavecl'Espagne(1612),quiconduitàlaconclusiondes«mariagesespagnols»,nes'expliquepasseulementpardesraisonsreligieuses.

LesdécretsduconciledeTrentesontdésormaisappliquésenFrance.Unrenouveaureligieuxsemanifeste avec la création d'ordres mendiants, de collèges jésuites, et l'émergence de fortespersonnalitéscommesaintFrançoisdeSales,saintVincentdePaul,Bérulle.

Enfait,leroyaumeesttropdivisé,tropdéchiréenfactionsrivalespourappliquerunprojetde

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politiqueextérieurequiconsisterait–commel'avaitesquisséHenriIV–àfairedelaFrancel'arbitredel'EuropeenassurantainsilaprépondérancefrançaiseetensupplantantparlàlesHabsbourg,qu'ilssoientd'Allemagneoud'Espagne.

Ilfaudrait,pouryparvenir,rassemblerleroyaume.Orlesgrandsconduisentdesguerrescivilescontrelarégenteetleroimineur(1614-1616;1616-1617).LesprotestantsduBéarnprennentàleurtourlesarmes.

Les états généraux réunis à Paris en octobre 1614 montrent l'impossibilité de formuler despropositions–fiscales,parexemple–rassemblantlestroisordres(clergé,noblesse,tiersétat).

Onvoitlavieillenoblesses'opposeràlanouvelle,définieparsesfonctions.Incapablederassembler,lepouvoirestcependantserviparcesdivisionsquiréduisentlesétats

générauxàuneimpuissancecomparableàlasienne.Les « officiers » proclament orgueilleusement qu'ils sont, de par leurs fonctions, liés au

monarque:«NousreprésentonsVotreMajestéennoscharges,ditleprévôtdesmarchandsdeParis,Miron. Qui nous outrage, viole Votre autorité, voire commet en certains cas le crime de lèse-majesté.»

EnFrance,lacarenceouletroubleausommetdel'Étatprovoquentinéluctablementl'éclatementdelanationengroupesrivaux.

Dans ces conditions, le pouvoir n'échappe pas à la critique. Chaque clan formule ses«remontrances».

Le parlement de Paris présente les siennes enmai 1615, et élabore un véritable programme,demandant le retourà lapolitiqueextérieuredeHenri IV,critiquant lesconseillersde la reine, ces«étrangers»prévaricateurs.

Quelquessemainesplustard,CondépublieunmanifesteexigeantquelaCoursuivelescahiersdes états généraux. C'est dire que le « soupçon » à l'égard de la monarchie est devenu acted'accusation.

Lesmesures prises parConcini pour tenter de faire face à ces oppositions – il fait entrer auConseil Armand Jean Du Plessis, futur cardinal de Richelieu, chargé des Affaires étrangères –,l'emprisonnementdeCondéàlaBastille,puisl'envoidetroupesenChampagneetdansleNivernaispourréduireunerébellionduducdeNevers,siellesrecréentunsemblantd'ordre,nepeuventrétablirl'unitéetl'autoritédupouvoir.

Cardanslamonarchiefrançaise,quiestdéjàabsolutiste,c'estleroiquilesincarne.Ilestlecœurduroyaumeetdelaconstructionpolitique.S'ilestabsentouempêché,leroyaumeentreencrise.

L'âmedelaFrancenepeutvivresansun«centre»,uneclédevoûte.

Ainsilecoupd'ÉtatorganiséparCharlesd'AlbertdeLuynesavecl'assentimentduroiest-ilunpremierpasnécessaireversleretouràl'ordre.

Le24avril 1617,Concini est assassiné.Soncorps, déterrépar la foule, est dépecé,brûlé, sescendres répandues, et Leonora Galigaï exécutée à son tour comme sorcière. Marie de Médicischassée,LouisXIII,âgédeseizeans,confielepouvoirréelàLuynes.

Maisleroidoits'imposerparlesarmes:contreMariedeMédicis–laguerredelamèreetdufils–,contrelesgrandsenGuyenneetenNormandie,contrelesprotestantsenBéarn.

Luynes tout comme le dévot LouisXIII continuent la « politique » qui privilégie lesmobilesreligieuxetnesedressedoncpascontreleHabsbourg.

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Les Espagnols prennent pied dans la Valteline, et la France se retrouve ainsi menacéed'encerclement, les armées espagnoles étant désormais toutes proches de celles de l'empereur deVienne.

LamortdeLuynes,en1621,permetleraccommodementduroietdesamère.Orcelle-ciaeupourconseiller lecardinaldeRichelieu, longtempspartisande l'allianceavec

l'Espagne,maisqui,devantlesinitiativesdeMadridetdeVienne,aprisconsciencedel'effacementetdelasubordinationqu'ellesimpliquentpourlaFrance.

AvecsonentréeauConseil,le29avril1624,lesconditionsd'unchangementdepolitique,sileroil'entérine,sontréunies.

Quinzeannéesviennentd'êtreperdues,leroyaumeétantparalysépardesluttesvaines.EllesontcependantconfirméquelaFrance,àtoutmomentdesonhistoire,peuts'enfoncerdans

le marécage de ses divisions, connaître l'impuissance, les haines fratricides, les violences, lesassassinats,lesexécutionslesplusbarbares,puisrecouvrerl'unitéuntempsperdueetdoncsaforce.

25.LaFranceétaitentravée.OrilfautmoinsdevingtansàRichelieuetàLouisXIIIpourenfairel'undesacteursmajeursde

la politique européenne, et donc aussi pour remodeler le gouvernement, la société et l'âme duroyaume.

En1624,lorsqueRichelieuestappeléauConseilduroi,laFrancehésitaitàchoisirunepolitique.Le4décembre1642,quandmeurt leCardinal,suivi le14mai1643par leroi, leroyaumeest

engagésurunetrajectoirequidéterminesonavenir.

Enfait,touts'estjouéenquelquessemaines,mêmes'ilafalluplusieursannéespourdéployerlesconséquencesdudiagnosticque,dèslemoisdenovembre1624–ilestentréauConseille29avril–,formuleRichelieu:

«Lesaffairesd'Allemagnesontdansuntelétat,écrit-ilàLouisXIII,quesileroilesabandonne,laMaisond'Autrichese rendramaîtressede toute l'Allemagne,et ainsiassiégera laFrancede touscôtés.»

Lesouverainpartagecetteanalyse.Il a renouvelé en juin 1624, malgré les « dévots », son alliance avec les Provinces-Unies

protestantes.Orellessontenguerreavecl'Espagnecatholique.MaisLouisXIIIn'apasencoretranchédéfinitivement.Ildemeurefidèleaurapprochementavec

l'Espagne,dontleroiestsonbeau-père.Louisresteundévot.LeCardinal, lui,achoisi.L'ambassadeurdeVenisenote :«En touteschoses,Richelieuse fait

connaîtreplushommed'Étatqued'Église.»

C'estlàuneorientationdécisive.Elleplacelapolitiqueaucœurdetouteslesdécisions.Elleestlaïquedanssonessence.Ellene

visepasdesobjectifs«religieux»,maisestportéepar l'« idéequelaplaceduroyaumedeFranceparmilesnations»doitêtrelapremière.

Encore,pouryparvenir,faut-iltoutsubordonneràcetteambitionnationaleetdynastique.Cela suppose une direction ferme et unifiée de l'État. Une société soumise où les corps

intermédiaires(parlements,étatsprovinciaux)nejouentqu'unrôlemineur,oùl'onnetolèreaucuneindépendancedesgrands,cesprinces toujours tentésdesepartager le royaume;etoù l'onnepeutnonplusaccepterqueleshuguenotsconstituentun«Étatdansl'État»avecdesplacesfortes,desvilles

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desûreté,uneorganisationpolitico-militaire.Quantaupeupledeva-nu-pieds,demanantsetdecroquants,ilfautréprimersanspitiétoutesses

protestations,sesrébellions,d'autantplusnombreusesquelesimpôtssontmultipliéspartroisentre1635et1638,etqueladisettemenacetoujourslespauvres.

Orlagrandepolitiqueétrangèreexiged'immensesressources.Il fautarmer150000hommes,lesdoterd'uneartillerie,les«solder»,construiredesnavires,payerlesSuédoisoulesHollandais,cesalliésquimènentseulslaguerrecontrel'Espagne,puisqueLouisXIIInel'apasdéclaréeetquelaFranceconduitdonccontrelesHabsbourgune«guerrecouverte»,«douce»maisfortcoûteuse.

Ilfautparconséquentabandonner«toutepenséederepos,d'épargneetderèglementdudedansduroyaume»,diagnostiqueRichelieu.

C'est bien le choix d'une politique étrangère destinée à assurer la grandeur du royaume quidétermineleprogrammedeRichelieu.

Ceux qui s'opposent à lui invoquent les souffrances, les sacrifices qui vont être demandés aupeuplesilaguerres'engage.

Ilssonthostilesàl'idéed'unepolitiqueantiespagnole,doncanticatholique.Ilsrefusent,enfait,lecaractèreabsolutistedelamonarchie.IlssoutiennentlescomplotsquelesgrandsourdissentcontreRichelieu,envisageantdelefaire

assassiner.Onvoitseliguerdesdévots,commelegardedesSceauxMarillac,desgrands,commelecomtedeChalais.

Onconspireavecl'accorddufrèreduroi,Gastond'Orléans,delareinemèreMariedeMédicis,oumêmedelareineAnned'Autriche,filleduroid'Espagne.

Oncontestel'interdictiondesduels.Deleurcôté,lesprotestants–lesducsdeRohanetdeSoubise–entendentdéfendreleursplaces

fortes,doncleportdeLaRochelle,quipeutleurpermettrederecevoirl'aideanglaise.

LeprogrammequeRichelieuélaboreestd'uneforceetd'unelimpiditéimplacables.Ilfaut,dit-il,«ruinerlepartihuguenot»,«rabaisserl'orgueildesgrands»,«réduiretousles

sujetsàleursdevoirs,etreleverlenomduroidanslesnationsétrangèresaupointqu'ildoitêtre».Les têtes des grands – pour un duel, un complot, une trahison – roulent :Marillac, le duc de

Montmorency-Bouteville,Cinq-Mars,lecomtedeChalais,sontdécapités.LeshuguenotsdeLaRochellesontassiégés: ilscapituleronten1628,lapopulationdelaville

étantalorspasséede25000à6000habitants.LadéterminationdeRichelieuestimpitoyable.IlbriselesrésistancesdesprotestantsdanslesCévennes.Etmêmesi,parl'éditdegrâced'Alès

(1629), il leur accorde la liberté de conscience et de religion, ils perdent toutes les garanties«militairesetpolitiques»queHenriIVleuravaitaccordées.

Ilssontdanslapoigneduroi,sansautredéfensequesonbonvouloir.«Lessourcesdel'hérésieetdelarébellionsontmaintenantéteintes»,constateRichelieu.

L'essentiel n'est cependant pas dans la victoire de l'Église contre les adeptes de la religion

prétendument réformée, mais bien dans ce que l'on peut faire de ce royaume qu'on maîtrisedésormais.

Orlebutestclair:lagrandeurduroyaume,lagloireduroi,quinesauraients'obtenirqueparladominationsurlesautresnations.

Or il faut que la France soit la première des nations. Richelieu ne veut pas d'une Europeimpériale,maisdenationsalliées,subordonnéesàlanationfrançaise.

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Cechoixdela«grandeurnationale»passeparl'interventiondanslesaffaireseuropéennes.Richelieuestainsi lepremierdeshommesd'Étatfrançaisàformulerclairementl'ambitionqui

vadevenirl'undestraitsdistinctifsdel'âmedelaFrance.

«MaintenantqueLaRochelleestprise,écritleCardinalàLouisXIII,sileroiveutserendrelepluspuissantdumonde,ilfautavoirundesseinperpétueld'arrêterlecoursdesprogrèsd'Espagne,etaulieuquecettenationapourbutd'augmentersadominationetétendreseslimites,laFrancenedoitpenser qu'à se fortifier en elle-même et s'ouvrir des portes pour entrer dans tous les États de sesvoisinsetlesgarantirdesoppressionsd'Espagne.»

RichelieuopposeainsiuneEuropedesnations,dontlaFranceseraitlaprotectrice,àuneEurope«impériale».

Pourmettre enœuvre cette politique, encore faut-il que le roi la soutienne.OrLouisXIII estsoumisà lapressiondesonentourage :Anned'Autriche, l'épouseespagnole,MariedeMédicis, lamèredévote,ettousceuxdu«partidévot»querévulsel'idéedefairelaguerreàl'Espagneouquiprévoientlecoûtd'hostilitésprolongéesetlessouffrancesqu'ellesprovoqueront.

Le16novembre1630,MariedeMédiciscroitavoirobtenud'unLouisXIIImaladelerenvoideRichelieu,maisleroivafinalementconforterleCardinal,chasserlegardedesSceaux,Marillac,etlareinemère,MariedeMédicis.Letournantdécisifestpris.

Laguerre«ouverte»neseranéanmoinsdéclaréeàl'Espagnequ'en1635.

C'est qu'il faut de l'argent pour la conduire. Les impôts sont augmentés, affermés à des«financiers»,des«traitants»,des«partisans»quiavancentàl'Étatlessommesqu'ilsempruntentaux grandes familles de la noblesse d'épée et de robe, auxquelles est versé un intérêt.Quelles quesoientleurspositionspolitiques,ellessontainsitenuesparladépendancefinancièrequileslieauroi.

Sil'onajoutequeRichelieuadûrenonceràmettrefinàlavénalitédesoffices,àl'impôtdelapaulettequi les rendhéréditaires, onmesure combien lamonarchie absolutiste est enmême tempscommeunGulliver pris dans la toile d'araignéede ses besoins d'argent.Elle est dans lamaindesprêteurs, eux-mêmes attachés à cette monarchie qui les prive du pouvoir politique mais qu'ilsfinancentetquileurpaiedes«rentes»,quicréedesofficesdeplusenplusnombreuxpourlesleurfaireacheterpuistransmettre.

Ainsiseramifielastructured'unesociétéoùlepropriétaired'unofficepréfèreleprestigedesafonction,desontitre,delarente,auxaventuresducommerceetauxrisquesdel'investissementdanslesgrandescompagnies.

AnkylosefrançaiseaumomentoùHollandaisetAnglaiscourentlesmersdumonde.

Cependant,leroyaumeestriche,ildemeurelepluspuissantetlepluspeupléd'Europe.Ilmetsurpied six armées. Et même si, en 1636, Corbie est assiégée, les cavaliers espagnols parvenant àPontoise,lanationnecèdepas.LepatriotismeconduitplusdetrentemillevolontairesàserassemblerpourdéfendreParis.Aubout de sept années, cette guerre commencée en1635permet aux troupesroyalesdeconquérirArras,Bapaume,leRoussillon,Perpignan.

La Gazette (créée en 1631 par Théophraste Renaudot), l'Académie française, conçue parRichelieudès1635,exaltentcesvictoires.Carc'estlerôledesécrivains,des«gazettes»,dechanterlagloiredusouverainetlagrandeurduroyaume.

Lerégimeabsolutisteestuntout:lalittérature–LeCidestjouéen1636,annéedeCorbie–etlapeinturedoiventconcouriràlacélébrationdelaFranceetdesonmonarque.

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L'Académiefrançaiseestl'illustrationdecettevolontépolitiquederassemblerlessujetsautourdupouvoirroyaletdeconforterlepatriotisme.

On ignore les libertins (au sens d'incroyants), et le baroque cède peu à peu la place auclassicisme.

Certes,ilnesepassepasd'année,entre1624et1643,sansqu'ilyaitunejacquerie,uneémeutepaysanne,unerévoltedanslesvilles,ainsiàDijon,Aix-en-Provence,Lyon,Rouen.

QuecesoitenQuercy,enSaintonge,enAngoumois,enPoitou–en1636,annéedeCorbie–,que les rebelles senomment«croquants»enPérigordou«va-nu-pieds»enNormandie, il s'agittoujours de protester contre les hausses d'impôts, l'augmentation des taxes, et, souvent, des«privilégiés»soutiennentcesmouvementsparcequeeux-mêmesperdentpeuàpeudeleurpouvoiraubénéficedes«intendantsdepolice,dejusticeetdefinance».

Maisonnes'attardepassurlamisèredeshumblesnisurlesmalheursdelaguerre.CenesontpaslesgravuresdeCallotmontrantlesgrappesdependusauxarbres,surleschamps

debataille,qu'onretient,maislesécritsd'académiciensfrançais«célébrantlesvictoiresdesarméesduroi».

Ons'inquiètepourtant,àlamortdeLouisXIII,le14mai1643.Sonfils,néen1638,n'estâgéquedequatreansethuitmois.

Letempsdestroublesva-t-ilrevenir?Depuis le5décembre1642,sur la recommandationdeRichelieu,LouisXIIIa faitducardinal

JulesMazarinsonprincipalministreetleparraindesonfils,lefuturLouisXIV.

26.Quandlepouvoirs'affaiblit,ilredevientuneproiequetouscherchentàdépecer.Danslamonarchiefrançaisedéjàabsolutisteaumilieuduxviiesiècle,c'est laforceduroiqui

faitlaforcedel'État.Or voici que l'histoire semble se répéter, offrir l'occasion d'une revanche aux grands, aux

parlementaires,àtousceuxquiavaientdûployerl'échinedevantLouisXIIIrégnantdeconcertavecRichelieu.

LeCardinalavaitcherchéetréussià«rabaisserl'orgueildesgrands».Ilslerevendiquentetseredressent.

Leroin'est-ilpasqu'unenfant?EtpourquoirespectercetteAnned'Autriche,espagnole,reinemèrecommel'avaitétéMariede

Médicis,l'ItaliennegouvernantavecConcini,déjàunItaliencommel'estceprincipalministreléguéparRichelieuàLouisXIIIetàAnned'Autriche,cecardinaltonsurémaisnonordonnéprêtre,GiulioMazarini?

Lepouvoirsembled'autantpluschancelantqu'Anned'Autriche,pourobtenir laplénitudede larégence, fait casser par le parlement de Paris, dans un lit de justice, le testament deLouisXIII enmêmetempsqu'elleconfirmeMazarindanssesfonctions.

Ilsuffitdequelquesmoispourqu'une«CabaledesImportants»,animéeparleducdeBeaufort(petit-filsdeHenriIVetdeGabrielled'Estrées),envisaged'assassinerMazarin.

Louis XIII n'avait-il pas laissé tuer Concini et supplicier Leonora Galigaï ? La « Cabale desImportants»estdémasquée,Beaufort,emprisonné,maisletonestdonné.

Mazarinseralacible,puisque,entreunereinemèreétrangèreetunLouisXIVencoreenfant,il

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estleseulcapable,etpourplusieursannées,dedirigerl'Étatetdefaireface.Pourl'abattre,puisqu'onn'apul'assassiner,onvalelarderdetouteslescalomnies,detoutesles

accusations.Plusdequatremillepamphlets–desmazarinades–serontpubliéscontrelui.Ilest,dit-on,lesuborneurd'Anned'Autriche.Ilestporteurdu«maldeNaples»–lasyphilis–,

etadeptedu«viceitalien»,l'homosexualité.Ilpilleàsonprofitlescaissesduroyaume–cequiestvrai.Safortuneestsigrandequ'ilachète

desœuvresd'artparcentaines–ellesremplirontlemuséeduLouvre.Par une politique matrimoniale minutieusement calculée, il place ses trois neveux et ses six

nièces,lesfillesdesasœurMancini.Et,aveccela,habile,séducteur,grandmanœuvrier,continuantlapolitiquedeRichelieuavecuneégaleobstinationdissimuléesousdesmanièresdouces.

Mazarinillustreainsicetteparticularitéfrançaise:admettrequedes«étrangers»puissentservirlepouvoirauplushautniveaudel'État.

Ceshommesquiparfois–commeMazarin–parlentmaladroitementlefrançaisdeviennentdes«patriotes»attachésauxintérêtsduroi,soucieuxdecontribueràlagrandeurdelanation.

Remarquablecapacitédupays–del'Étatmonarchiqueetplustardrépublicain–des'ouvrir.Caril ne s'agit pas là de la conséquence d'une pratique « féodale » pour laquelle les nationalités neseraientpasencoredéfinies,maisbeletbiend'untraitspécifiquedelanationfrançaise.

D'ailleurs,cen'estpasd'abordl'«étranger»qu'onattaque,maisleprincipalministre,celuiquiincarne la politique absolutiste, la guerre qui se poursuit contre l'Espagne catholique. Car si lesprotestantsontétéréduitsausilenceparRichelieu,lepartidévotesttoujoursaussipuissant,toujoursaussi hostile à la politique étrangère qui dresse la France contre les Habsbourg deMadrid et deVienne.

Lesparlementaires sont lesplusdéterminés. Ilsne sontpas sensibles à lavictoiredeCondéàRocroi(le19mai1643),puisauxsuccèsdumêmeGrandCondéetdeTurennesurlaMoselleetleRhin(Fribourg,Nördlingen),oudansleNord(prisesdeFurnesetdeDunkerque).

Ilssontdresséscontrelamonarchieabsolutiste,contrelesimpôts,lestaxesquelepouvoirveutprélever,laguerredévorantl'argent.

Undestraitsmajeursdel'histoirenationalerésideeneffetdanscettequestionfinancière.Les caissesde l'État, quimèneunegrandepolitique, sont toujours vides. Il épuise les recettes

fiscalesdesannéesàvenir.Endetté,ilpressurelespluspauvres.Mal endémique, révoltes dans toutes les provinces,misère accablante à laquelle s'ajoutent les

malheursdelaguerreetlespousséesdelapeste.Lesgrandsetlesparlementairesconduisentleurs«frondes»contrelepouvoir,maiscesontles

humblesquipâtissentdesrécoltessaccagées,despillagesperpétrésparlasoldatesque.En Champagne, « toutes les églises et les plus saints mystères sont profanés, les ornements

pillés, les fonts baptismaux rompus, les prêtres ou tués ou maltraités ou mis en fuite, toutes lesmaisonsdémolies,toutelamoissonemportée,lesterressanslabouretsanssemence,lafamineetlamortalitépresqueuniverselles, les corps sans sépulture et exposés laplupart à servirde curée auxloups. Les pauvres qui restent de ce débris sont presque tous malades, cachés dans des cabanesdécouvertesoudansdestrousquel'onnesauraitpresqueaborder,couchéslaplupartàplateterreousur la paille pourrie, sans linge ni habits que de méchants lambeaux. Leurs visages sont noirs etdéfigurés,ressemblantplutôtàdesfantômesqu'àdeshommes.»

Cen'estpascettesituationcruellequipousselesparlementaires,en1644,en1648,en1650,oulesgrands,de1650à1653,etlesassembléesduclergéetdelanoblesse,en1650et1651,àconduire

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contrelepouvoirroyalqu'incarneMazarinlaFrondeparlementaireoulaFrondedesprinces.Il s'agit, pour ces « élites » qui détiennent la richesse, les offices, le prestige, d'arracher à la

monarchie absolutiste la réalité du pouvoir et de sauvegarder, de reprendre ou demultiplier leursprivilèges.

Cetteoppositionentrelepouvoirroyaletlesprivilégiésestprofondeetrenaissante.Maislapositiondesgrandsetdesparlementairesestdifficileàtenir,card'autresforcesentrent

danslejeu:pauvresdesvilles,artisans,ouvriers,apprentis,domestiques,appartenantàdescouchessocialesquin'ontpasdebiensàdéfendreouàarrondir,maisquiveulentobtenirdequoisurvivre.

Etlesparlementairescommelesgrandscraignentpar-dessustoutces«sans-culottes»,etàlafinles liens d'intérêt et la solidarité qui unissent les privilégiés au roi, en dépit de leurs divergences,l'emportent.

Cejeucomplexedesforcespolitiquesetsocialesstructurenotrehistoirenationale.On l'a déjà vu à l'œuvre plusieurs fois. Qu'on se souvienne d'ÉtienneMarcel (1358), ou des

guerresdeReligion,notammentàParis.Ilnepeutquesereproduire.Les besoins financiers d'un l'État absolutiste s'accroissant, il multiplie les créations d'offices,

renforce les« corps intermédiaires»qu'il dépouille de tout pouvoir,maisdont il dépend.Dans lemêmetemps,ils'endette,augmentelesimpôts,cequiunituntempscontreluitouteslescouchesdelasociété.Laréuniondesétatsgénérauxdevientalorsunerevendicationcommune.Lesdernierssesonttenusen1614.Onlesréclameraànouveauen1651,maisilsneseréunirontquequelquecentquaranteansplustard,àlafinduxviiiesiècle.Ceseraen1789.

Ce qui est chaque fois en question, c'est la naturemême du pouvoir, et donc le visage de lanation.

Ainsi,quand,le13mai1648,leparlementdeParisinvitelesautrescourssouverainesàseréunirà lui, lespropositionsélaboréesvisentàen finir avec l'absolutisme,àplacer lamonarchie sous latutelle des parlementaires, c'est-à-dire à garantir aux membres des cours le pouvoir – et lesprivilèges–dontlesouverainentendconserverous'arrogerlemonopole.

C'estdéjàlàune«réaction»nobiliaireetparlementaire.Lesparlementairesveulentrévoquerlesintendantsetlescommissairesquelescourssouverainesn'aurontpaslégitimés.

Leroinesauraitdemême,sansleurautorisation,créerdestaxesetdesimpôtsnouveaux.Lessujetsduroyaumenepourraientêtredétenusplusdevingt-quatreheuressansêtredéférés

devantleursjuges.Enoutre, lepouvoirnepourraitplus fixer lesconditionsde la transmissiondesofficesoude

leurcréation.Lesprérogativesdel'Étatabsolutisteseraienttransféréesàcesparlementaires,propriétairesde

leurscharges,privilégiésparexcellence.Or ces corps intermédiaires, qui détiendraient le pouvoir réel, ne sont évidemment pas

représentatifs de la société.Les croquants duRouergue, les rebelles deBordeaux, lesmiséreuxdeChampagne, victimes des mauvaises récoltes ou de la soldatesque, ne sont pas concernés par cesrevendications.

Cependant,quandMazarin,quisecroitrenforcéparlavictoiredeCondéàLens,le20août1648,ordonnel'arrestation,le26,deparlementaires–dontlepopulaireconseillerBroussel–,lapopulationparisiennedresseplusde1500barricades(28août).Etlepouvoirrecule,libérantlesparlementairesincarcérésetfuyantParispourSaint-Germaindanslanuitdu5au6janvier1649.

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Lacapitaleéchappeunefoisdeplusaupouvoirroyal,maislaisse,faceauxparlementairesetauxgrandsquilesontrejoints,ce«peuple»queles«élites»socialescraignenttant.

Etd'autantplusquel'exempleanglais–avecCromwelletladécapitationdeCharlesIer,mariéàune sœur de Louis XIII, Henriette, réfugiée en France – montre le danger qu'il y a à laisser sedéchaînercontrelepouvoirroyallacolèrepopulaire.LesparlementairessignentdoncavecleroilapaixdeRueil–11mars1649–,et,enaoût,laCourpeutrentreràParis.

Lapartien'estpasterminéepourautant.La Fronde des grands (Condé, Gondi de Retz) se déchaîne à son tour de 1650 à 1653. Les

assembléesduclergéetdelanoblesseréclamentlaconvocationdesétatsgénéraux.Lesparlementairesrentrantenscène,latêtedeMazarinestmiseàprix(150000livres),carilest

un«perturbateurdurepospublic».Lahainecontreluiestattiséeparlesmilliersdemazarinades:«Adieu,causedenosruines!Adieu,l'abbéàvingtchapitres!Adieu,seigneuràmilletitres!Allezsans jamais revenir ! » Et on lui promet le sort de Concini, puisqu'il est présenté comme leresponsable de tous les maux du royaume, et d'abord de la création des nouvelles taxes contrelesquelleslesParisienssesontrévoltésendressantleursbarricades.

Mais cette révolte populaire affaiblit les frondes plus qu'elle ne les renforce, car elle faitcraindredesdésordressociaux,desrevendicationsextrêmesmettantencauselesbiensdes«élites»mutinées.

Celles-cis'étaientdéployéesparcequelepouvoirroyalétaitaffaibli.Orilaremportédessuccès.LetraitédeWestphalieamisfinle24octobre1648àlaguerreaveclesImpériaux.Leroyaume

ygagnel'Alsace,moinsStrasbourg.Surtout, le 7 septembre 1651, LouisXIV est proclamémajeur, et ce simple fait relégitime le

pouvoir.Le roienest laclédevoûte.Parsaseuleaccessionà lamajorité,quimarque la finde larégence,ilrassembleautourdesapersonne.

La France est attachée à la symbolique du pouvoir royal. Une procession manifeste cetteadhésionpopulaire.

Maislesprincesetlesparlementaireslesplusdéterminéspersistentencoredansleuropposition.C'estl'ultimepartie.

CondérejointlaGuyenne,serangeauxcôtésdesrévoltésquisesontemparésdeBordeaux.Puisil regagneParis,et sespartisanss'opposent,porteSaint-Antoine (juillet1652),aux troupes royalesquiveulententrerdanslacapitale.

Unpouvoirinsurrectionnelestcréé,descentainesd'exécutionsontlieu,laterreurs'installe.Parunemanœuvrehabile,leroifaitmined'exilerMazarin.

Cedernierépisode–unesortedesimulacre–montrecependantlavigueuretl'enracinementdescontradictionsentrelamonarchieabsolueetlescorpsintermédiairesassociésauxprinces.

La victoire de Louis XIV, qui peut enfin rentrer à Paris en octobre 1652, puis le retour deMazarin,acclaméparlapopulationdelacapitalele30janvier1653,nedoiventpasdissimulerlefaitquelesproblèmesdemeurent.

Les«élites» françaises sontdivisées.Lesuns se rangentderrière lamonarchie absolutiste etsontfavorablesaurenforcementdel'État.Lesautresrêventd'ungouvernementdel'aristocratieetdesparlementaires,d'unemonarchiebridéeparlescorpsintermédiaires.

Ledésirdepaixdespopulationsappauvriesetlepatriotismeontpesédefaçondéterminantesur

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lafindecesfrondes.Condé,parunvéritableactedetrahison,s'estmisauservicedesEspagnols.Maisilestbattupar

lestroupesdeTurenne(en1658,auxDunes).L'oppositionparlementaireestmatée.Les dévots, engagés dans une guerre théologique contre les jansénistes (Pascal publie les

Provinciales en 1657), ne protestent guère contre la conclusion d'un traité entre Mazarin et...Cromwell(1654)!Ettoutelanationestsatisfaitedelafindelaguerreavecl'Espagne,conclueparletraitédesPyrénéesle7novembre1659.

Leroyaumes'agranditdel'Artois,delaCerdagneetduRoussillon.Condéestpardonné.Surtout,lemariagedel'infanteMarie-Thérèsed'EspagneetdeLouisXIVestannoncé.L'infantedoitremettreunedotde500000écusd'orenéchangedurenoncementdesépouxautrôned'Espagne.

Ce«mariageespagnol», le traitédesPyrénéessignéaprèsceluideWestphalie, renversent lasituationdelaFranceenEurope.

MalgrélesHabsbourgetcontreeux,elleaétablisaprépondérance.Lesdeuxtraitésontd'ailleursétérédigésenfrançais,nonenlatin.

Le26août1660,LouisXIVetMarie-ThérèsefontleurentréesolennelledansParisaumilieudes

acclamations.Le9mars1661,Mazarinmeurt.CetItalienhonni,calomnié,apoursuivil'œuvredeRichelieu.Iln'acertesjamaisoubliésonclan

familial.Stratègehabile,ilafaitdeLouisXIVlelégataireuniverseldesonimmensefortune,sachantque le roiva refuser la successionde sonparrain.Et c'estColbert, le financierdeMazarin, qui larègle.

Mais le jeune monarque et l'État sont les bénéficiaires de l'héritage politique queMazarin aaccumulépourleservicedelaFrance.

LouisXIVpeutrégner.

3

LEGRANDSOLEILFRANÇAIS

1661-1715

27.«Lafaceduthéâtrechange»,ditLouisXIVàsesministresetsecrétairesd'État,le10mars1661,

lendemaindelamortdeMazarin.Ceroidevingt-troisans,quis'adresseauxmembresdesonConseil,debout, lechapeausur la

tête,estimpatientderégner.Ilajoute:«Jevousdéfendsderiensigner,pasunesauvegarde,pasunpasseportsansmonordre,deme

rendrecomptechaquejouràmoi-mêmeetdenefavoriserpersonne.»Ceroiveuttoutvoir,toutcontrôler,toutdécider.«C'estparletravailquel'onrègne,ajoute-t-il.C'estpourcelaquel'onrègne.»

Chaque jour, et durant les cinquante-quatre années de son gouvernement personnel, jusqu'à la

veilledesamort–le1erseptembre1715–,ilaccomplitavecponctualitéetgravitéson«métierderoi».

Page 91: Max Gallo - L'Âme de La France

Danschacunedesesparoles,desesécrits,desesdécisions,desespostures,ilestl'incarnationdel'absolutisme.

Ce qui était en germe dès les origines de la monarchie française, que les hésitations desmonarques, la vigueur des résistances des grands, des féodaux, des parlements, des courssouveraines,avaientempêchédel'emporter,atteintavecLouisXIVsapleinematurité.

Dans tous les aspects de la vie nationale, cet absolutisme s'impose. Richelieu etMazarin ontrenversé les derniers obstacles au terme de guerres et de frondes qui ont marqué l'enfance etl'adolescencedeLouisXIV.

Savolontéd'exercerunpouvoirabsoluestaussilefruitd'uneexpériencedouloureuse.Ilprendsarevanche.Ilsedéfiedetous.Ilaconnulesconspirationsdesesplusprochesparents.IlaaffrontélaFrondedesprincesetcelledesparlementaires.IlasubilatrahisondeCondé.IladûfuirParis.Etilnepeutpasaimercettecapitaledontlapopulation,depuisdessiècles,soutientlesadversairesduroietdressedesbarricades.

La détermination deLouisXIV et la longueur de son règne font de cet absolutisme l'une desdonnéesmajeuresdel'histoirenationale.Pourlemeilleuretpourlepire,ilestaucœurdel'âmedelaFrance.

Etced'autantplusqueLouisXIVnechercheenrienàdissimulerleprincipeabsolutistedesonrègne,maisqu'aucontraireill'afficheavecforce,illerevendiquecommel'essencemêmedupouvoirmonarchique.

Leroin'est-ilpaschoisietjugéseulementparDieu?Voilàquifondel'absolutisme.«Celuiquiadonnédesroisauxhommes,écritLouisXIV,avouluqu'onlesrespectâtcommeses

lieutenants,seréservantàluiseulledroitd'examinerleurconduite.Savolontéestquequiconqueestnésujetobéissesansdiscernement.»

Nulnepeutcontester,juger,refuserd'appliquerunedécisiondusouverain.Aucuneautoritén'existeendehorsde la sienne.Aucuneassemblée–mêmecelleduclergé, et

mêmelepouvoirpontifical–,aucunecour,aucunparlement,etnaturellementpaslesétatsgénérauxnepeuventsedressercontreleroi,ousimplementl'interroger.

« Il estDieu,ditunecousinedeLouisXIV. Il faut attendre savolontéavec soumissionet toutespérerdesajusticeetdesabonté,sansimpatience,afind'enavoirplusdemérite.»

Plusaucuncorpsintermédiaire,plusaucunefonctionn'existenthorsdelavolontéroyale.Les maires des villes, les gouverneurs des provinces, les évêques, sont désignés par le

monarque,ou,si leursnominationséchappentàsonautorité, ilsperdenttoutpouvoir.Unlieutenantgénéral de police – celui de Paris, La Reynie – restera en poste de 1667 à 1697.Un intendant depolice,dejusticeetdefinance,etlessubdéléguésauservicedecelui-ci,sontlesagentsd'exécutiondesvolontésroyales.

L'armée – jusqu'alors aux mains des nobles, propriétaires des grades – devient un rouageessentieldelamonarchieabsolutiste.Elleestl'instrumentdesapolitiqueétrangère,maisaussidelarépressioncontreceuxquiserebellent.Elleestpuissante:67000hommesen1677,400000en1703.Laflottepassede18naviresen1661à276en1683!

Des officiers roturiers sont nommés aumérite, leurs grades échappant ainsi à la vénalité desoffices.

L'arméeestauxordresexclusifsduroi.Etl'hôteldesInvalidesaccueilleceuxdessoldatsquiontétéblessésàsonservice.

Toutestdanslesmainsdusouverain.AinsilesConseilsduroiquiseréunissentquotidiennement.AinsileConseilétroit(enprésence

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du monarque), les intendants des provinces, mais aussi les académies créées par Colbert – surintendant des finances et des bâtiments – autour de l'Académie française (Académies desinscriptionsetbelles-lettres,dessciences,demusique,d'architecture).

L'imagedecepouvoirpersonnel estVersailles, où laCour symbolisepar sa soumission, sonétiquette réglée comme celle d'une cérémonie religieuse, que le roi est au-dessus de tous et quechacunluidoituneobéissanceservile.

Horsdesonautorité–etdesonregard–,personnen'existe.L'âme de la France est modelée par cette servitude exigée qui devient vite volontaire. Le

« fonctionnement » du gouvernement de la France, de toute la société, est déterminé par une« volonté » unique, celle dumonarque, qui élève ou brise au gré de son « bon vouloir », de sonintérêtdynastiqueoudelavisionqu'iladel'intérêtduroyaume.

NicolasFouquetétaitsurintendantdesfinances.Lesouverainlesoupçonned'avoiruneambitionautonome, de parvenir peut-être à regrouper autour de lui des opposants à l'absolutisme, ousimplementd'affaiblirpar sapropre lumière le rayonnement solairedupouvoir royal.Aussi est-ilarrêté, emprisonné à vie, sans aucune possibilité de recours (septembre 1661). La lettre de cachetcondamne sans explication. L'État absolutiste est un État « totalitaire ». Aucun domaine ne luiéchappe : Colbert crée des manufactures, de grandes compagnies de commerce qui devraientconcurrencerleshollandaisesetlesanglaises.Leroiasonhistoriographe:Racine;sonpeintre:LeBrun;sonarchitecte:LeVau;sonmusicien:Lully.Molièrejouesespiècesdevantlesouverain;ilestsonprotégé.

L'âmede laFranceapprendàserviretà louer,àattendre l'impulsionou l'ordrede l'Étatpourcréer.

Ellevitdel'Étatetsouslaprotectiondel'État(untarifprotecteurestinstituéànosfrontièresparColberten1667);c'estparleservicedel'Étatqu'ons'élèvedanslahiérarchiesociale.

Chacun dépend du roi, est son courtisan et son serviteur, mais, par-delà la personne dumonarque,c'estleroyaumequel'onsert.

Lerois'identifieàlaFrance.Etlepeupleneséparepaslecorpssymboliqueduroiducorpsdelanation.

Maischaqueserviteurduroi,lieutenantgénéraldepolice,intendantouofficier,veutêtreàsontourunsouverainabsolu,sibienquelasociétéfrançaisedevientainsiunesociétédecastesd'autantplusrigidesqu'ellessontconstituéesdepropriétairesdeleurscharges.Colbert,quidoitfairefaceaugouffrefinancierquecreuselapolitiquedegrandeur,multiplielesventesd'offices,cequi,àmoyenterme,nepeutquesaperl'absolutisme.

Leroirisqueeneffetdeneplusêtremaîtrequed'uneapparencedepouvoirabsolu,celui-ciseréduisantàunritueletàuneétiquette,àuneCour.

Car, les grilles du parc franchies, les propriétaires de charges se sont emparés du pouvoir,puisqu'ilsluifournissentl'argentdontilabesoin.

L'endettementde l'Étatabsolutiste, ledéséquilibreendémiquedescomptes– les recettesn'étantjamaissuffisantes,ilfautcréerdenouveauximpôts,vendredenouveauxoffices–,deviennentainsi,dès1670,unemaladiepernicieusequirongeleroyaume.

Mais,audébutdurègnepersonneldeLouisXIV,leseffetsdecettepathologiefrançaise–aucunrégimen'yéchappera–nesontpasencoretropinquiétants.

L'ambassadeurvénitiensouligneen1661que« laFranceestunpaysrichede terroirsfertiles,composé de provinces réunies en un corps unique où les communications sont facilitées par les

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nombreusesrivières...Leroyaumen'apascessédes'agrandirdepuisdeuxcentsans...Sesprincipalesrichesses, laFrancene les tire pas des Indes,mais de sonpropre sol...La forcedu royaumevientaussidesonarmée,carilestpleindesoldatsquiparleurinstinctnaturelsontbravesetcourageux...JeparleraimaintenantduroiLouisXIV...,princedecomplexionvigoureuse,dehautetaille,d'aspectmajestueux...Onne levoit jamais s'emporter ou se laisser dominerpar la passion... Il se consacreeffectivementetassidûmentauxaffairesdugouvernement...»

Cetterichesseduroyaumesembled'abordinépuisable.Leroiypuisepourses«bâtiments»–Versailles,oùils'installeen1682,Marly–,sesfêtes,ses

« jeux»,ses«dons»auxcourtisans,puisque touthommeestàvendreetque lemonarquesait lesacheterpardesgratificationssymboliques–êtreàlaCour,servirlesouverain,assisteràsonlever,àsoncoucher–etsesdistributionsd'argent.

Toutcourtisandevientundomestiquequiattendsonpourboire!Telleestlalogiquedupouvoirabsolu–quiseracelledetoutpouvoirfrançais:ilveutqu'onle

serve.Ildistingueparmisesserviteurs,ilnomme,promeut,favorise,rétribue,renvoie,bannit.Carlepouvoirseméfiedeceuxqui,parindépendanced'esprit,forcedecaractèreouorgueilde

caste,pourraientnepassesoumettreàcettedomesticationgénéralisée.

Ainsi,lahautenoblesseestécartéedesresponsabilitéspolitiques,àlafoisparcequeLouisXIVavéculaFrondedesprinces,maisaussiparcequ'ilseméfiedel'orgueildecastedesgrands.

LestroisministrescomposantleConseilétroitquigouvernel'Étatsousladirectionpersonnelleetquotidienneduroisontde«pleineetparfaiteroture»,selonSaint-Simon.

C'estlecasdeJean-BaptisteColbert–etplustarddesonfilsetdesesparents–auxFinances,deMichel Le Tellier – puis de son fils Louvois – à la Guerre, de Hugues de Lionne aux Affairesétrangères.

L'amertumepincéedesgrandssemueendésirdeparaîtreauxcôtésduroiàVersailles,àMarly(«Sire,Marly ! »), de partager sa vie quotidienne – les jeux, les dîners, les chasses, les fêtes, lesreprésentationsthéâtrales,lesballets–,deserepaîtrederumeurs,deragots,deconnaîtrelesfavorites–mademoiselle deLaVallière,madame deMontespan –, de pousser leurs filles ou leurs épousesdanslesbrasduroi.

Ceparaîtreestonéreux.Ons'yruine.Ondépendduroi,quipeutrembourserlesdettesqu'onacontractées.

Maisilvousfautêtreprèsdelui,afinqu'ilvousvoie.Des rivalitéshaineusesdéchirent les courtisans.Des intrigues senouent, certaines criminelles.

L'affaire des poisons compromet madame de Montespan ; le roi clôt l'enquête, mais trente-sixpersonnes sont condamnées, exécutées, parmi les complices ou clients de l'avorteuse, sorcière,empoisonneuse,vendeusede«filtres»,organisatricedemessesnoires:laVoisin.

Ainsidépendanteduroi,lahautenoblessen'apluslesmoyensdesedressercontrelesouverain.Onneprendpluslesarmes.Onoseàpeineprendrelaplume.

Laservilité,quimasquesa lâchetésous lenomde«servicede l'État»,alorsqu'ellen'estquesoumission pour la recherche d'une charge, d'une distinction, d'une rétribution, s'inscrit elle aussidansl'âmedelaFrance.

EtLouisXIVfaitpreuved'uneluciditécyniqueetmachiavéliennelorsqu'ilécrit:«Jecrusqu'iln'étaitpasdansmonintérêtdechercherdeshommesd'unequalitépluséminente–

pourme servir –, parceque ayantbesoin sur toutes chosesd'établirmapropre réputation, il étaitimportantquelepublicconnûtparlerangdeceuxdontjemeservaisquejen'étaispasendesseinde

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partageraveceuxmonautorité,etqu'eux-mêmes,sachantcequ'ilsétaient,neconçussentpasdeplushautesespérancesquecellesquejeleurvoudraisdonner.»

Ilajoute,dévoilantsaméthodedegouvernementsolidaireexcluantladésignationd'unministreprincipal:«Ilétaitnécessairedepartagermaconfianceetl'exécutiondemesordressansladonnerentièreàpersonne.»

Ce changement dans l'administration du royaume (conseillers d'État, maître des requêtes,intendants,subdéléguésetofficiersappliquentleplussouventavecrudesselesordresduroi),s'ilenrenforcelacohésion,nefaitpaspourautantdisparaîtrelamisèredesplushumbles.

Au contraire. C'est en cascade que les besoins financiers de l'État vont écraser de taxes etd'impôtsles«jacques».

Ceux-ciserebellentdès1661-1662danstoutlenordduroyaume,puisenSologne,enBretagne.Les troupes répriment avec une cruelle efficacité ces « émotions paysannes » que la disette ou lafamineprovoquent.

Onpendles«meneurs».Oncondamneauxgalères:lesnaviresconstruitssurl'ordredeColbertontbesoindebras.Onsévitsanshésitation,sansremordsniregrets.Serebellercontrelesouverainestsacrilège.Lepouvoirabsolul'affirmeavecnetteté:

«Quelquemauvaisquepuisseêtreunprince,écritLouisXIV,larévoltedesessujetsesttoujoursinfinimentcriminelle.»

Leroipeutdoncgouvernerselonson«bonplaisir»,quiestaussi,parnature,lechoixpropreàassurersagloireetcelleduroyaume.

Danslepouvoirabsolu,iln'yapasséparationentrelesdésirsdumonarqueetlesbesoinsdelanation.

ToutgouvernementdelaFranceseraplusoumoinsconsciemmentl'héritierdecetteconvictionetdecettepratiqueabsolutistedontLouisXIVaimprégnél'âmedelaFrance.

Leroienfaitleressortdesapolitiquereligieuseetdesapolitiqueétrangère.Ils'agitlàdesdeuxdomainesoùilestconfrontéàd'autrespouvoirséminents:ceuxdupapeet

desautressouverains.Ilveutaffirmerfaceaupapesonautonomie,alorsqu'ilestleRoiTrès-Chrétiendelafilleaînée

del'Église,etmontrerauxautresmonarquesqu'illeurestsupérieur.

En 1682, dans la Déclaration des quatre articles, Louis XIV s'arroge notamment le droit denominationdesévêques,exaltantainsile«gallicanisme»traditionneldel'ÉglisedeFrance.

Il affirme : « Les rois et les souverains ne peuvent être soumis par ordre de Dieu à aucunpouvoir ecclésiastique dans les choses temporelles, ni déposés directement ou indirectement parl'autorité des chefs de l'Église, ou leurs sujets dispensés de foi et d'obéissance et déliés de leursermentdefidélité.»

Dans cette compétition de pouvoir entre le roi et le pape,Louis précise que les conciles sontsupérieursausouverainpontifeetqu'ilnesauraitdoncêtrequestiond'infaillibilitépontificale.

Lepouvoirabsoluseveutseuldesonespèce.LeroideFranceestsupérieuràtouslesautres.L'âmedelaFrancesegriseradecescertitudes.

Leroipeutàsaguise,selonsonbonplaisir,mettrefinàla«paixétablie»avecsesvoisins.«Toutétaitcalmeentouslieux,reconnaît-il.Vraisemblablementpourautantquejelevoudrais

moi-même.»

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Maisleveut-il?« Mon âge et le plaisir d'être à la tête de mes armées m'auraient fait souhaiter un peu plus

d'affairesau-dehors»,admet-ilencore.C'estqu'ils'agitdesagloire.Et à Londres comme à Rome, pour des questions de préséance, ou après un incident

diplomatique,ilréagitenaffirmantsaprééminenceetenobtenantréparation.« Je ne sais si depuis le commencement de la monarchie il s'est jamais passé rien de plus

glorieux pour elle, écrit Louis XIV. C'est une espèce d'hommage de roi à roi, de couronne àcouronne, qui ne laisse plus douter à nos ennemis mêmes que la nôtre ne soit la première de lachrétienté.»

En1664,sixmillesoldatsfrançaisirontcombattreauxcôtésdesImpériauxetserontvictorieuxdesTurcsauSaint-Gothard.

C'estmanièred'affirmerqueleroideFrancepeutagirdanstoutel'Europeselonsavolonté,etqu'ilnecraintnilesHabsbourgdeVienneniceuxd'Espagne.

Àlamortduroid'Espagne,LouisXIVréclamelesbiensdeMarie-Thérèse,sonépouse,dontladotn'apasétéverséeparMadrid.C'estlaguerredeDévolution(1667-1668).LaFranceobtientLille,TournaietDouaiautraitéd'Aix-la-Chapelle.

De 1672 à 1679, il mène la guerre contre la Hollande, la plus grande puissance marchanded'Europeetdoncdumonde.Lespeintres,lesécrivains,lesmusiciens,Racine,l'historiographeduroi,célèbrentle«passageduRhin»àTolhuis,le16juin1672.

Mais la guerre est longue, coûteuse, incertainemalgré les victoires de Condé et de Turenne.LouisXIVetlaCoursontprésentssurlefront.Laguerreestpoureuxungrandjeuglorieuxquienflel'endettementdel'État.Maislagloiren'apasdeprix,etleroyaumes'agranditdelaFranche-ComtéautraitédeNimègue,en1679.

Laprépondérancefrançaise–déjàinscritedanslestraitésdeWestphalie(1648)etdesPyrénées(1659)–ensortrenforcée.

Quipourraitdèslorss'opposeràlapolitiquede«réunion»devillesauroyaumedeFrance–Strasbourgen1681–,quinesontquedesannexionsmasquéespardesargutiesjuridiques,voiredescoupsdeforcequel'arméeetleroyaumelepluspuissantd'Europeimposent?

CeuxquineseplientpasdoiventméditerlesortdeGênes,bombardéeparlaflottefrançaisequil'écrasesousdixmillebombesincendiaires(19mai1684)pourlapunird'avoirfournidesgalèresàl'Espagne.

ÀRatisbonne(15août1684),unetrêveestconclueentrel'empereur,l'EspagneetLouisXIV:leroi deFrance est l'arbitre de l'Europe.Non seulement il paraît capable d'imposer sa loi à tous lesautresroyaumes,maisilestun«modèle».

La langue françaiseestdevenue la languediplomatique.Versailleset saCoursont imitésdanstoutel'Europe.

Cette prééminence fait naître parmi les élites, puis parmi le peuple français, un sentiment desupériorité,d'impunité,même,quivacaractériserl'âmedelaFrance.

En 1683, quand meurent l'épouse de Louis XIV, Marie-Thérèse, et Colbert, qui a été le bonouvrierdel'absolutisme,LouisXIVestdanslaplénitudedesaforce.Iln'aquequarante-cinqans.

IlestleRoi-Soleil.

28.Lamort,en1683,adonccommencéàrôderdanslesgaleriesduchâteaudeVersaillesinachevé

oùleroietsaCoursesontinstallés.

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Lesoleilbrilleencore,maisilestfroidcommedansunprécoceautomnequiannonceunhiverrigoureux.

L'absolutisme a sa logique. Il veut tout dominer : les grands, les humbles, lesÉtats étrangers.Commentaccepterait-ilqu'uneminoritéconservesescroyances,continuedeserassemblerautourdepasteursformésenAngleterre,danslesProvinces-Unies,cespuissancesennemiesduroyaume,etàGenève?

«Jecrusaudébut,ditLouisXIV,quelemeilleurmoyenpourréduirepeuàpeuleshuguenotsdemonroyaumeétaitdenelespointpresserdutoutparquelquesrigueursnouvelles,defaireobservercequ'ilsavaientobtenusouslesrègnesprécédents,maisaussideneleuraccorderriendeplusetd'enrenfermermêmel'exécutiondanslesplusétroitesbornesquelajusticeetlabienséancelepouvaientpermettre.»

Les intendants, dans les provinces, serrent le lacet, appliquent les édits qui restreignent ouinterdisentleculteprotestant.Leshuguenotsnepeuventexercercertainsmétiersetn'ontpasl'accèsàlamaîtrise.

UneCaissedeconversionestcrééepourlesinciteràquitterlareligionprétendumentréforméeetàrejoindrecelleduroi,censéeêtrecelledetouslessujetsduroyaume.

L'émigrationestcontrôlée.Un édit royal – du 14 juillet 1682 – interdit aux sujets de quitter la France pour s'installer à

l'étrangersansenavoirobtenul'autorisation.

Parce qu'il est le plus centralisé, le plus administré d'Europe, le royaume de France esquisseavanttouslesautrescertainesdesformestotalitairesdel'État.

Onestcondamnépoursonêtreousafoiavecunerigueurquidevientpeuàpeuimplacable,lesrouagesdel'Étatgagnantenefficacitéetleséditsroyauxétantappliquésdanstouteslesprovinces.

Leseulfaitd'êtrebohémienestainsiundélit.Lesagentsduroidoivent«fairearrêtertousceuxquis'appellentbohémiensouégyptiens,leurs

femmes,enfantset autresde leur suite, faireattacher leshommesà lachaînedes forçatspourêtreconduitsdansnosgalèresetyserviràperpétuité;etàl'égarddeleursfemmesetfilles,ordonnonsdelesfaireraserlapremièrefoisqu'ellesaurontététrouvéesmenantlaviedebohémienne,etdefaireconduire,dansleshôpitauxlesplusprochainsdeslieux,lesenfantsquineserontpasenétatdeservirdansnosgalères,pouryêtrenourrisetélevéscommelesautresenfantsquiysontenfermés».

Une ordonnance de 1684 décide que tous les déserteurs des troupes ne seront plus exécutés,«maiscondamnésàavoirlenezetlesoreillescoupés,àêtremarquésdedeuxfleursdelisauxjoues,etàêtrerasésetenchaînéspourêtreenvoyésauxgalères».

L'âmedelaFrances'accoutumeàcetteviolenceétatique,àcettediscriminationdesindividusenfonctionnonseulementdelafautecommise,maisdeleurqualité,deleurorigine,deleurconfession.

Cette mise à l'Index de certaines catégories de sujets, puis cette sélection en fonction de la«race»,dela«foi»,etlatraquedes«exclus»,doiventseconclureparunepeinedontl'exécutionsertleroyaume:laflotteroyaleabesoindebraspourlachiourmedesesgalères!

C'estaussiparcequelecontrôleparl'Étatabsolutisteveuts'étendreàtouslesdomaines,régenterles différentes activités du royaume, qu'est édictée en 1685 l'ordonnance coloniale, ou Code noir,«touchantlapolicedesîlesdel'Amérique».

Ils'agitdedéfinirlesdroitsetdevoirsdespropriétairesd'esclavesdanslescoloniesfrançaisesdesAntilles:laMartinique,laGuadeloupe,Saint-Domingue.

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La traite négrière transporte dans des conditions inhumaines desmilliers d'Africains vers cesîlesoùlesplantationsdecanneàsucresesontétenduesetoùleurproductiondonnenaissanceàuncommercefructueux,«triangulaire»,entrel'Afrique,lesîlesetlesportsdel'Atlantique(Bordeaux,Nantes).

LeCodenoirreconnaîtlalégitimitédelatraite,ilfaitdesAfricainsdes«biensmeubles».L'Étatabsolutistedevientainsilegarantetlerégentdel'esclavage,enmêmetempsqu'ilveilleà

rendre le baptême des esclaves obligatoire, leur interdisant toute autre religion, définissantjuridiquementtoutcequiconcernel'Étatetlaqualitéd'esclave.

L'État absolutiste légifère, surveille, fait entrer l'esclavage dans les rouages juridiques –modernes–duroyaume.Laviequotidiennedesesclavesestréglementée.Quantàlajustificationdel'esclavage,elleestdouble:d'unepart,elleexprime«lebesoinindispensablequ'onad'euxpourlescultures des sucres, des tabacs, des indigos » ; d'autre part, on leur apporte le salut « à raison del'instructionchrétiennequ'onleurdonne».

Carl'Étatabsolutisteadésormaisexplicitementcommel'undesesbutsmajeursdecontraindretouslessujetsduroyaume–etlesesclaveseux-mêmes–àpratiquerlareligionduroi.

Leshuguenotsnesontplusseulementdépossédésdeleursdroits,cantonnés,surveillés,ilssontdésormais«forcés».

Laconversiondesenfantsdeseptansestautorisée.Lesintendantspeuventimposerune«garnisondegensdeguerre»auxreligionnairesréticents.Ces « dragonnades », qui entraînent humiliations, déprédations et saccages, vols, violences,

viols,morts,sontmisesenœuvreaveczèleparlesintendants.DanslePoitou,Marillacauraitainsiobtenuplusde30000conversions.Convertirdevientunemanière,pour lesagentsduroi,de faireleurcour.CarLouisXIV,remariésecrètementàmadamedeMaintenon,pieuseethabileambitieusequil'entouredesesattentions,estdésormaisrésoluàextirperl'hérésie.

LaCour est devenue dévote.MadamedeMaintenon et le confesseur jésuite dumonarque l'enfélicitent.

« La conversion du roi est admirable, écrit madame de Maintenon, et les dames qui enparaissaient les plus éloignées ne partent plus de l'église... Les simples dimanches sont commeautrefoislesjoursdePâques.»

Chaquejour,leroiseréjouitdeslistesdeconversionsqu'onluienvoie,quinerelatentpaslesscènes cruelles que provoquent les dragonnades ni les résistances qui déjà s'organisent dans lesCévennes.

Carlesystèmeabsolutiste,enmêmetempsqu'ilaccroîtlecontrôleetladominationdel'Étatsurtoutleroyaume,rendopaquelaréalité.

Lesouverainnetolèreplusqu'onéchappeàl'État.«Ilestdeplusenplusjalouxetamoureuxdegloireetd'autorité»(Saint-Simon),maisilneconnaîtpaslasituationréelleduroyaumealorsqu'iciet là, devant l'augmentation des taxes et des impôts, la misère s'aggrave, la disette reparaît et lescommunautésprotestantessontoccupéesparlesdragons.

Enfait,leroineveutpasvoir.Il veut à n'importe quel prix en finir avec « les obstinés religionnaires », ces « mauvais

Français».Ildécidedonc,le18octobre1685,parl'éditdeFontainebleau,larévocationdel'éditdeNantes,

quientraîneaussitôt l'exildeprèsdedeuxcentmillehuguenotsenAngleterre,dans lesProvinces-Unies et auBrandebourg. Ils apportent à cesÉtats leur savoir, leur esprit d'initiative, leur énergie,maisaussi leurhaineenversceluiqu'ilsvontdécrirecommele«souverain turcdeschrétiens»,etcontre lequel ilsvontcontribueràdresser toute l'Europe, inquiètedecetteprépondérancefrançaise

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quinesereconnaîtpourlimitesquecellesqu'ellesedonneelle-même.

Maislarévocationdel'éditdeNantesestapprouvéedansleroyaumedeFrance.L'unitédelafoiapparaîtcommel'étatnatureletindispensabledelamonarchie.

EtLouisXIV,enconflitaveclapapauté,jalouxdelavictoireremportéeparl'empereurLéopoldetsesarméeschrétiennessurles200000TurcsquiassiégeaientVienne–batailleduKalhenberg,le12septembre1683–,veut,aveclarévocation,confirmerqu'ilestbienleRoiTrès-Chrétien.

Cettemesureabsolutistemarquetrèsprofondémentl'âmedelaFrance.L'unitéreligieuseautourdupouvoirroyal–central–yestconfirmée,renforcée.Lapuissance

étatiquedoitl'imposerauxsujetsréticents.L'Étatestviolence.Contrelui,onenvientàsedresser,àprendrelesarmes:cequeferont les

huguenotsdanslesCévennes.Etlespaysansserebellentcontreles«percepteurs»d'impôts.C'estdirequel'âmedelaFranceestaussimarquéeparcesrésistances.

Plus l'État est unifié, mieux il impose sa loi en tous domaines, plus il risque de susciter desoppositions,d'autantplusviolentesqu'aucunespacedetoléranceneleurestménagé.

Le royaume doit affronter non seulement ces risques d'insurrection intérieure – de guerrecivile–,maisaussiceuxdeguerrecontrel'Europecoalisée,dresséecontreLouisXIV,«souverainturcdeschrétiens».

Dansunedialectiqueéquivalantàcellequirégitlavieintérieureduroyaume–contrôledeplusenplusétendude l'État,et résistances–, l'Europeestsubjuguéepar leroyaumedeFrance,fascinéepar lamajestédeLouisXIV,par sapuissance, saCour,Versailles, et enmême tempsdécidée à secoalisercontreluidansuneguerreprolongée,sinécessaire.

Lemaîtred'œuvredecettecoalitionestGuillaumed'Orange.Autermed'unerévolution(1688),ilachasséd'AngleterreleroiJacquesIIStuart,catholique,quiseréfugieenFrance.IlareconnulesdroitsduParlementanglaisets'estfaitproclamerparluiroid'Angleterre.

Deux«modèles»s'opposentainsienEurope:lefrançais,continental,absolutiste,catholique,etl'anglais–liéauxProvinces-Unies–,antipapiste,s'appuyantsuruneDéclarationdesdroits,instaurantune«monarchie»contrôlée.

Laguerreentrelesdeux«modèles»paraîtinéluctable.L'empereur des princes allemands, l'Angleterre et les Provinces-Unies, mais aussi l'Espagne

catholique,serassemblentdanslaligued'Augsbourgdès1686.Quant à Louis XIV, renforcé par le succès de sa révocation de l'édit de Nantes, sûr de sa

puissance,ilauneambitionplusgrandeencore:ilestle«NouveauConstantin»dontlescourtisanschantent les mérites, que madame de Sévigné, La Fontaine et La Bruyère louent pour son actionpieuse.

Il n'est que Vauban pour mesurer les conséquences négatives du départ de tant de talentshuguenotsà l'étrangeralorsmêmeque le royaumeestdeplusenplusendetté,qu'au lieud'investirleurfortunedanslesactivitésmanufacturièresoumarchandeslesrichespréfèrentl'achatdeterres,leprêtàintérêt,l'acquisitiond'offices,lesgarantiesoffertesparunÉtatabsolutisteplutôtquelesrisqueséconomiques.

Car les huguenots exilés étaient précisément ouverts sur l'économie moderne telle qu'elle sepratiquaitauxProvinces-UniesetdéjàenAngleterre.

Surceplan-làaussi,le«modèlefrançais»s'opposeau«modèleanglo-hollandais».

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LouisXIVaunevisiondelapuissanceetdelagloirequis'accordeàcegoûtdelaterre,delarenteetdel'héritagequicaractériselesélitesfrançaises.

Ilrevendiqueainsi–aunomdesabelle-sœur,laprincessePalatine–lePalatinat.SestroupesentrentenDauphinépourycombattrelesvaudoishérétiques.Louis tente d'aider Jacques II à reconquérir son trône,mais le débarquement de troupes dans

l'Irlandecatholiquesesoldeparunéchec.Reste donc la guerre continentale contre la ligue d'Augsbourg, conduite depuis 1686 mais

déclaréele15avril1689.Etmarquéeparl'impitoyableviolencedestroupesfrançaises,quimettentlePalatinatàsacen1688-1689:

«JevoisleroiassezdisposéàfaireraserentièrementlavilleetlacitadelledeMannheim,écritLouvois,et,encecas,d'enfairedétruireentièrementleshabitations.»

Onbrûle«lesvillesquel'onnepeutforcer»,onfaitmettre«lefeudanslesvillagesetleursdépendances».

LaFrance apparaît ainsi au reste du continent commeunepuissancemenaçante et oppressive,persécutrice de ses propres sujets protestants, et les huguenots exilés – Pierre Bayle, Jurieu –décriventleshorreursdesdragonnades,lamenacequeLouisXIVfaitpesersurl'Europeentière.

Cesannées1683-1689sontbienletournantdurègnedeLouisXIV.L'absolutismes'ydéploieetydévoilesaviolence.

Devenudévot,enquêtedetoujoursplusdegloireetd'autorité,lemonarquecommenceaussiàêtreharceléparlamaladie–onprocèdeà«lagrandeopération»d'unefistulele18novembre1686.«Leroiasouffertaujourd'huiseptheuresdurantcommes'ilavaitétésurlaroue»,confiemadamedeMaintenon.

LouisXIVfaitfaceàladouleurcommeàl'Europecoalisée.MaisonnedanseplusleballetàVersailles.

29.C'est laguerre.Elleécrase ledernierquartdesiècledurègnedeLouisXIVetmarquedeson

empreinteprofondeetcruellel'âmedelaFrance.Le roi a voulu imposer aux États d'Europe la prépondérance française. Mais, malgré les

victoires militaires – Fleurus en 1690, Steinkerke en 1692, Neerwinden en 1693 –, la suprématienavaledel'Angleterre(batailledelaHougue,1692)etlarésistancedesÉtatsobligentLouisXIV,auxtraités deTurin et deRyswick (1696, 1697), à renoncer à toutes ses conquêtes. Il ne conserve queStrasbourg.Laleçonestnette:unenationnepeutdominerparlaforcelerestedel'Europe.

Etpourtantlaguerrereprenddès1701.Lepetit-filsdeLouisXIV,leducd'Anjou,devientPhilippeV,roid'Espagne,sansrenoncerpour

autantàlacouronnedeFrance.LesFrançaisgouvernentàMadrid.Unecompagnie françaisesevoitattribuer l'asiento, leprivilègedu transportdesesclavesvers

l'Amérique;PhilippeVetLouisXIVsontactionnairesdecettecompagnienégrière.Ce n'est plus seulement à un empire occidental que s'opposent l'Angleterre, la Hollande, les

princes allemands. Au-delà de la question de la succession d'Espagne, la guerre a pour enjeu ladominationéconomique,legrandcommerce.

Aux traités d'Utrecht et de Rastadt (1713, 1714), Philippe V doit renoncer à la couronne deFrance.

L'Angleterre,puissancemaritime,commencesonascension.ElleconserveGibraltar.Elleabrisél'empirecontinentalquirisquaitdeseconstituerentreMadridetParis;elles'apprêteàcontrôlerles

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mers.DeuxièmeleçonpourleroyaumedeFrance:lesÉtats–etd'abordl'AngleterreetlesProvinces-

Unies – n'acceptent pas le risquedevoir unnouvel empire à l'imagede celui deCharlesQuint sereconstituerenEurope,cettefoisaubénéficedelaFrance.

Ces deux leçons infligées à la France, Louis XIV, quimeurt le 1er septembre 1715, les a-t-ilcomprises, et ses successeurs les ont-ils retenues, ou, au contraire, voudront-ils poursuivre cetteambitiond'uneprépondérancefrançaisesurlecontinent?

PourleroyaumedeFrance–etpourleGrandRoi–,cesannéesdeguerreontétéunlonghiverau terme duquel les gains ont été nuls, les souffrances, immenses, les morts, nombreuses, lestransformationsdelamonarchie,profondes.

Sil'onajoutequelesrapportsaveclesÉtatseuropéensennemisontétédominésparcesguerres,onmesurequecesvingt-cinqannéesontétédécisivespourleroyaumeetpourl'imagequelaFranceadonnéed'elle-mêmeauxpeuplesd'Europe.

Elle est la nation militaire : plusieurs centaines de milliers d'hommes – de 200 à 400 000 –engagésdanscesguerres.

Elle est la nation guerrière : les défaites, nombreuses, n'ont pas découragé le royaume, lesvictoires–Denainen1702–ayantpermisleredressementdelasituation.

Elleestlanationbrutale(lesacduPalatinat),impérieuse,auxambitionsdémesurées,leroyaumedontilfautseméfierparcequ'ilestpuissant,richeetpeuplé.

L'âmedelaFranceaenregistréenelle-mêmecesélémentscontradictoiresquiontétéàl'œuvredurantcequartdesièclefrançais(1689-1715).

Etd'abordlecoûtdelaguerre.Leproblèmefinancierestbien lamaladieendémiqueduroyaume.L'endettement, l'emprunt, la

manipulation des monnaies, l'augmentation des impôts, sont les caractéristiques permanentes desfinancesdelaFrance.

Pourtenterdecolmaterledéficit,onmultiplielescréationsd'offices:vendeursdebestiauxouemballeurs, experts jurés, procureurs du roi, contrôleurs aux empilements de bois, visiteurs debeurrefrais,visiteursdebeurresalé,etc.

L'argentrentre,maislasociétéfrançaisesefragmenteenmilliersd'officiershéréditaires.Les fonctions de maire et de syndic sont mises en vente. Un édit de 1695 décide de

l'anoblissement,moyennantfinance,de500personnesdistinguéesduroyaume.On crée des « billets demonnaie », et le contrôleur général des finances, Chamillart, écrit à

LouisXIV,faisantlebilandecetteintroductiondu«papier-monnaie»:«Touteslesressourcesétantépuisées(en1701),jeproposaiàVotreMajestél'introductiondebilletsdemonnaienonpascommeungrandsoulagement,maiscommeunmalnécessaire.JeprislalibertédedireàVotreMajestéqu'ildeviendrait irrémédiable, si laguerreobligeaitd'en faireunsigrandnombre,que lepapierprît ledessusdel'argent.Cequej'avaisprévuestarrivé,ledésordrequ'ilsontproduitestextrême.»

SuruneidéedeVauban,oncréeunimpôtdecapitationquidevraitêtrepayépartous(1694),puisceseral'impôtdudixième(1710).

Cesmesures–quinerésolventenrienlacrisefinancière–permettentdepayerlaguerre,maisappauvrissentlepays,et,conjuguéesàdeshiversrigoureux,àdesprintempspluvieux,aggraventen1693-1694,puisen1709–legrandhiver–,lacrisedessubsistances,ladisette,lafamine.

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Ainsi s'installe dans l'âme française le sentiment que l'État est un prédateur, que l'inégalités'accroît,qu'elles'inscritdéfinitivementdansces«statuts»d'officiersquiontledroitdetransmettreleurscharges.

Les « réformateurs » comme Vauban (dans son ouvrage Projet d'une dîme royale) ouBoisguilbert(dansLeDétaildelaFrance,ouTraitédelacausedeladiminutiondesesbiensetdesmoyensd'yremédier)ontlesentimentqu'ilsnesontpasentendusquandl'unproposeunimpôtlevésur tous les revenus sans aucune exception, et quand l'autre, condamnant la « rente », l'usure, lesventesd'offices,affirmeque«larichessed'unroyaumeconsisteensonterroiretensoncommerce».

Enfait,lecancerdudéséquilibredesfinancess'installeetcommenceàrongerl'État,laconfiancequ'onluiporte,àdésagrégerlasociétéetàrendrequasiimpossibleslesréformes.

Pourtrouverdesressources,l'Étatcréedescohortesd'officiersenleurvendantdesparcellesdesonautorité,enleurconcédantdesprivilègesquinepourrontêtreannuléssansépreuvedeforce.

Orleprivilègeestlecœurmêmeduprincipesocialsurlequels'estbâtielamonarchie,sociétéd'ordres.

Etvoiciquelanoblesseelle-mêmeestmiseenvente!D'uncôté,ondomestiquelesgrandsetlesnobles;del'autre,onmultiplieleurnombre,onvend

lesprivilègesafférentsàcetordre,quienfontunobstacleàlaréforme!

Certes, il y a la gloire du monarque, que la guerre accroît. Et son historiographe, Racine,s'enthousiasmequand,en1692,ilassisteàunerevuede120000hommes,«ceplusgrandspectaclequ'onaitvudepuisplusieurssiècles...JenemesouvienspointquelesRomainsenaientvuuntel».

Boileau n'est pas en reste, qui exalte la présence du roi au siège de Namur (1692) et lacapitulationdelaville,queCésarlui-mêmen'avaitpasobtenue.

LouisXIVestbeletbienleRoi-Soleil:ÀcetastreredoutableToujoursunsortfavorableS'attachedanslescombatsEttoujoursaveclaGloireMarsamenantlaVictoireVoleetlesuitàgrandspas.Par cette propagande, célébration de la gloire militaire du monarque, le pouvoir absolutiste

chercheàseconsolider,àjustifierlaguerre.Dans le même temps, les exigences nées du conflit le conduisent à accroître le contrôle des

activités. La guerre impose une concentration des pouvoirs. Elle entraîne non seulement unperfectionnementtechniquedel'armée–fusil,baïonnette,artillerie–,maisaussiunerationalisationdetoutelaviecivile.

Colbert crée ainsi des administrationsnouvelles, desbureauxdeshypothèques.UnConseil ducommerceestmisenplace.Danschaqueville–commecelas'estfaitàParisdès1667–sonnommésdeslieutenantsdepolice.

Car la guerre entraîne un renforcement de la surveillance. Le courrier, et d'abord celui descourtisans,estsurveillé,lu.

«C'estunemisère,lafaçondontonagitavecleslettres»,écritlaprincessePalatine,belle-sœurduroietgrandeépistolière.

Demême,larépressionexercéecontretousceuxquitententdesedressercontrel'autoritéroyaleoudeluiéchapperestimplacable.

C'est l'armée du maréchal de Villars qui fait la guerre aux camisards des Cévennes, ces

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huguenotsquecommandeJeanCavalier.Desgentilshommestraquentlesjeunespaysansquicherchentàéviterl'enrôlementdanslamilice

royale.

L'arméeabesoind'hommes,etceservicemilitaireobligatoireavectirageausortpermettradelever,entre1705et1713,455000hommes!

« La jeunesse épouvantée allait se cacher dans les réduits les plus écartés et parmi les plusgrandes forêts»,noteun témoin,«oubien ilscherchaientàsemarierafind'échapperà laMilice,maiscertainsvautours,àquil'ondonnaitlenomodieuxdevendeursdechairhumaine,lesenlevaientjusquedansleseindeleursfamillespourlestraînerauchampdeMars,serviràémousserlesépéesanglaisesetgermaniques».

Cette«militarisation»delasociété,quiestunedesconséquencesdel'absolutismeetunproduitde la guerre, suscite laméfiance envers l'État, et la situation dramatique du royaume, à partir desannées1690,faitnaîtredenombreusescritiquesquimettentencause–c'estunsignedelaprofondeurdelacrise–lapersonnalitémêmedusouverain.

Fénelon,archevêquedeCambrai,oseécrireàLouisXIV,roidésormaisdévot:«Vousn'aimezpasDieu,vousnelecraignezmêmequed'unecrainted'esclave,votrereligionne

consistequ'ensuperstitionetenpratiquesuperficielle.»Ce propos violent complète uneLettre anonyme àLouisXIV qui est une critique radicale de

l'absolutismeetdelapolitiquesuivie.«Onn'aplusparléde l'Étatetdeses règles,onn'aplusparléqueduRoietdesesplaisirs»,

souligneFénelon.L'unedesmanifestationsdecetteévolutionabsolutisteestlaguerre.«On a causé depuis plus de vingt ans des guerres sanglantes..., la guerre deHollande (1672-

1678) a été la source de toutes les autres. Elle n'a eu pour fondement qu'unmotif de gloire et devengeance,cequinepeutjamaisrendreuneguerrejuste.»

Et la conséquence en est que « la France entière n'est plus qu'un grand hôpital désolé et sansprovisions.Lesmagistratssontavilisetépuisés.Lanoblesse,donttoutlebienestendécret,nevitquedelettresd'État...Lepeuplemêmequivousatantaimécommenceàperdrel'amitié, laconfianceetmême le respect. Vos victoires et vos conquêtes ne le réjouissent plus, il est plein d'aigreur et dedésespoir. La sédition s'allume un peu de toutes parts... Voilà, Sire, l'état où vous êtes.Vous vivezcommeayantunbandeaufatalsurlesyeux.»

OnestloindeslouangesdeRacineetdeBoileau!En1709, lamisèreempoigne tout le royaume.NicolasDesmarets, contrôleurgénéral,note la

«mauvaisedispositiondesespritsetdespeuples».Ilsoulignequedesmouvementsderévolteontlieuicietlàdanslesprovincesoùlahaussedu

prixdublé–consécutiveàdemauvaisesrécoltes–provoqueladisette,lafamine;etoùlesfermiersgénérauxneréussissentplusàleverl'impôtetn'ontplusaucuncrédit:neparvenantplusàemprunter,ilsneprêtentplusetn'avancentpluslemontantdesimpôts.

Ladégradationdelasituation(levéeforcéedesoldats,misère,etc.)conduitàcettemontéedescritiques.

Onmesureainsiqu'endépitdesrenforcementscontinusdel'absolutisme,dudéveloppementdelacoercition,delaréglementation,delacentralisation,duculteduroi,l'âmedelaFranceestencorecapabledeserebiffer.

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Sous la chape de l'absolutisme, le pays – du peuple aux aristocrates – conteste ce mode degouvernement,et lesoppositionsseranimentaussitôt.Onn'accepteetsubit l'absolutismequeparceque l'Étatexerceavecviolencesonautorité,maiscelanevautquesi sapolitiqueest favorableauxintérêtsdelanationetàlaprospéritédesonpeuple.

Que les résultats soientmauvais, que l'inégalité s'aggrave, et l'esprit de critique et de séditionreparaît.Contrel'absolutisme,ondresselesouvenirdesétatsgénéraux,dugouvernementdesprinces,del'aristocratie,descourssouveraines.

Leroiseretrouveainsiisolé.Etiln'apourtouteressourcequedefaireappelau«patriotisme»de la nation afin qu'elle se rassemble autour de lui, non plus dans un mouvement imposé par larépression,lesédits,maisdansunmouvementd'adhésionnationale.

C'estainsique,le12juin1709,dansl'abîmequ'estcethiverdeglaceetdemisère,dedéfaitesetdedoutes,LouisXIVadresseunAppelàsesévêquesetàsesgouverneursafinqu'ilslediffusentdanstouteslesparoissesduroyaume.

LouisXIVsedépouilledesonautoritédesouverainabsolu.Il ne dit plus : « Tel estmon bon plaisir. » En s'adressant à ses sujets, en leur expliquant les

raisons de ses choix politiques, il les élève à la dignité d'interlocuteurs habilités à comprendre, àapprouver,etdoncaussiàdiscuteretàcontester.

LouisXIVexpliquepourquoiiln'apaspuconclurelapaix:«Quoiquematendressepourmespeuplesnesoitpasmoinsvivequecellequej'aipourmespropresenfants,quoiquejepartagetouslesmauxquelaguerrefaitsouffriràdessujetsaussifidèles,etquej'aiefaitvoiràtoutel'Europequejedésiraissincèrementdelesfairejouirdelapaix,jesuispersuadéqu'ilss'opposeraienteux-mêmesàlarecevoiràdesconditionségalementcontrairesàlajusticeetàl'honneurdunomfrançais.»

L'intérêtdynastiquedevientlà,simplement,levisagedel'intérêtnational,lagloireetl'honneurduroinesontquel'expressiondela«justiceetdel'honneurdunomfrançais».

Faceàl'échecdelapolitiquedeLouisXIV,cetappelroyal,aucœurdeladétressequifrappeleroyaume,exprimelaforceetlaréalitédelaconsciencenationale.Maiscetappelconfirmedansl'âmefrançaiseque leroin'estunsouverainpleinement légitimequepar lapolitiquequ'ilmène,etqu'endernierressortc'estlepeuplequil'adoube,quiluiaccordelesecondsacredéterminantlavaleurdupremier.

La contestation de l'absolutisme, l'importance du peuple, la permanence des « ordres »traditionnelsduroyaume,refontainsiirruptionauboutdeprèsd'undemi-siècle–depuis1661–demonarchieabsolutiste.

L'appeldeLouisXIVaupatriotismeestentendu.Lafouleattenddevantlesimprimeriesletexteduroi.Onl'approuvedenepasavoiracceptédecontribuerpar lesarmes,commeledemandaient les

puissancesenguerre,àchassersonproprepetit-fils,PhilippeV,dutrôned'Espagne.Le maréchal de Villars lit l'appel aux troupes, qui l'acclament. Et le 11 septembre 1709, à

Malplaquet,autermed'unebataillesanglante, incertaine,s'iln'estpasvictorieuxdeMarlboroughetduprinceEugènedeSavoie,ilarrêtel'avanceennemie.

Puis,le24juillet1712,àDenain,ilbatleprinceEugène.Lesalliésdoiventalorsseconvaincrequ'ilsnepourrontpasécraserlaFranceetqu'ilvautmieux

traiter,d'autantplusquel'AngleterreetlesProvinces-Uniesneveulentpasquel'Empiregermaniqueprofitedeladéfaitefrançaise.

DèslorsquePhilippeVrenonceàlacouronnedeFrance,lapaixestpossible.

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Lestraitésd'UtrechtetdeRastaadtlarétablironten1713et1714.

Maisleroyaumeetladynastiesontaffaiblis.« Sire, vous le savez, écrit dans une lettre anonyme Saint-Simon, votre royaume n'a plus de

ressources...Jetez,Sire,lesyeuxsurlestroisétatsquiformentlecorpsdevotrenation...Leclergéesttombédansuneabjectiondepédanterieetdecrassequil'atoutàfaitenfoncédansunprofondoubli...Lanoblessen'estpasplusheureuse...Cen'estplusqu'unebêtemorte,qu'unmariinsipide,qu'unefouleséparée,dissipée,imbécile,impuissante,incapabledetoutetquin'estplusproprequ'àsouffrirsansrésistance...Le tiersétat, infinimentélevédansquelquesparticuliersquiont fait leur fortunepar leministère ou par d'autres voies, est tombé en général dans le même néant que les deux premierscorps.»

Certes, la description de Saint-Simon est en fait un plaidoyer en faveur d'un gouvernementaristocratique.

«QueVotreMajesté règne enfin par elle-même », dit-il, contestant l'action desministres, del'épouse,madamedeMaintenon,ouduconfesseurjésuite,etrêvantàdesprincesentourantleroi.

Mais,au-delàdecettelimite,c'estlasuccessiondeLouisXIVelle-mêmequisemblemenacée.Lamortafrappécommeàgrandscoupsdehache.En1711,leGrandDauphin,filsdeLouisXIV,estmort.Puis,en1712,leducetladuchessedeBourgogne(lepetit-filsdeLouisXIVetsonépouse).En1712encore,leducdeBretagne,arrière-petit-filsaînédeLouisXIV,et,en1714,Charles,duc

deBerry,petit-filsduroietfrèredePhilippeVd'Espagne–autrepetit-filsdeLouisXIV–,maisquiarenoncéàlacouronnedeFrance.

Nesurvitdoncqu'unarrière-petit-fils,leducd'Anjou,d'àpeinecinqansetdemien1715.LerégentseraitleneveudeLouisXIV,Philipped'Orléans,filsdufrèreduroietdelaprincesse

Palatine.MaisladéfiancedeLouisXIVestgrandeenverslui,qu'àlaCouronamêmesoupçonnéd'avoir

faitempoisonnerlesmembresdelafamilleroyaleafind'accéderautrône.LouisXIVad'ailleurscrééunconseilde régenceafindecontrôlerPhilipped'Orléans,quien

assureracependantlaprésidence.

Le1erseptembre1715à8h15,LouisXIVmeurtauchâteaudeVersaillesàl'âgedesoixante-dix-septans.

Il était monté sur le trône soixante-douze ans auparavant et avait régné personnellementcinquante-quatreans.

Àsamort,c'estànouveauunenfant–LouisXV–quiaccèdeautrône.L'absolutismesurvivra-t-ilàlarégencedePhilipped'Orléans,princelibertin?

CHRONOLOGIEII

Vingtdatesclés(1515-1715)1515:VictoiredeMarignan,remportéeparFrançoisIer(1515-1547)surlesSuissesalliésduduc

deMilan1519:DébutdelaconstructionduchâteaudeChambord1522:DébutdelapremièreguerrecontreCharlesQuint1539:OrdonnancedeVillers-Cotterêts–touslesactesofficielsdoiventêtrerédigésenfrançais

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1562:PremièreguerredeReligion1572:MassacredelaSaint-Barthélemy(24août)1593:AbjurationdeHenriIVàSaint-Denis1598:ÉditdeNantes1624:Richelieu,PremierministredeLouisXIII(1610-1643)1643:MortdeLouisXIIIetdeRichelieu;Régenced'Anned'Autriche1648:TraitédeWestphalie1649 : Fuite du roi Louis XIV, onze ans, deMazarin et d'Anne d'Autriche, de Paris à Saint-

Germain1661:MortdeMazarin,gouvernementpersonneldeLouisXIV1682:Lerois'installeàVersailles1684:MariagesecretdeLouisXIVetdemadamedeMaintenon1685:Révocationdel'éditdeNantes1685:Codenoirsurl'esclavage1701-1714:GuerredeSuccessiond'Espagne1709:L'annéeterrible–défaite,froid,famine1715:MortdeLouisXIV

LIVREIII

L'ÉCLATDESLUMIÈRES–L'IMPOSSIBLERÉFORME

ETLARÉVOLUTIONARMÉE

1715-1799

1

LOUISXV

Leventselève

1715-1774

30.1715:onentredansunnouveausiècle.C'est le temps des salons parisiens et non plus celui de la chapelle et des confessionnaux de

Versailles.OnloueenLouisXIV«cettefermetéd'âme,cetteégalitéextérieure,cetteespérancecontretoute

espérance, par courage, par sagesse et non par aveuglement », mais, après avoir ainsi salué lemonarquedéfunt,édentéetdévot,Saint-Simon,l'amietporte-paroleduRégentPhilipped'Orléans,lepousseàrompreetàoublierlevieuxroiquis'étaitprolongéencexviiiesiècleetqu'onnesupportaitplus.

OnveutparticiperauxfêtesduRégent,pétillantesetlibertines.Onveuttomberlemasque.Onrejettelesbigoteriesetlesjésuites.Lesélitesfrançaises–princesdusang,hautenoblesse–désirentàlafoisretrouverleurpouvoir

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etleurinfluence,contenusparl'absolutismedeLouisXIV,etsemêlerauxbeauxesprits,auxjeuxdel'amouretdelapensée.

En1715,Marivauxadéjàvingt-septans,Montesquieu,vingt-six,Voltaire,vingtetun.Philippe d'Orléans, homme de tous les talents, brillant et beau, libertinmais conscient de ses

devoirs, incarne cette dizaine d'années de régence. Il meurt en 1723, l'année de la majorité deLouisXV,etleducdeBourbonluisuccèdejusqu'en1726–cetteannée-là,leroi,assistéducardinalFleury,gouverne.

LadécenniedelaRégenceest,aprèslelonghiverduGrandRoi,unepériodederetournementetdecréativitéquimarquel'âmeetlamémoiredelaFrance.

LouisXIVatentédeprolongersonrègneau-delàdesapropremort.Leconseilderégencedoittenirentutelleceneveu,Philipped'Orléans,dontils'esttoujoursméfié:tropbeau,troptalentueux,donctropambitieux,tropdangereuxpourunmonarqueabsolutiste.

Avant de mourir, Louis XIV a fait de ses deux bâtards légitimés – les fils de madame deMontespan–,leducduMaineetlecomtedeToulouse,desprincesdusangayantledroitdesuccéderàleurpère.Pis: leducduMaineaétédésignéparLouisXIVpourprendreenmainl'éducationdeLouisXV.

LeRégent veut le pouvoir. Il fait casser le testament deLouisXIVpar le parlement deParis,auquel il rend en échange son droit de remontrance ; il fait de même pour toutes les courssouveraines.

Ainsilesparlementaires,écartésdujeuparlamonarchieabsolutiste,retrouvent-ilsleurpouvoirdecontrôle,decontestation,d'opposition.

DéfaiteposthumedeLouisXIVetdelavolontéabsolutistequi,depuisladernièreconvocationdes états généraux, en 1614 – il y a alors un siècle –, l'avait emporté. Le Parlement et les courssouverainesseprésententànouveaucommele«corps»delanation.

Imposture, puisque les parlementaires sont propriétaires de leurs charges héréditaires, qu'ilsreprésententungroupesocialpuissantquipeutcertess'attribuerlerôlede«défenseur»dupeuple,maisquiestpartieprenantedanslacastedesprivilégiés.Cependant,enréintroduisantlesparlementsdanslejeupolitiquecommeacteursinfluents,leRégentveutaussifairecontrepoidsauxprinces,àlahaute noblesse, à laquelle – dans sa lutte contre les bâtards de Louis XIV – il a sacrifié legouvernementministériel,celuide«lavilebourgeoisie»,instrumentdel'absolutismeroyal.

Durant troisannées (1715-1718),huitConseils–deconscience,des finances,de justice, etc.–peuplésparlahautenoblessegouvernentenlieuetplacedesdescendantsdesfamillesministérielles,lesColbert,lesLouvois,lesPontchartrain,etc.

Cette « polysynodie » est une réaction aristocratique à la pratique deLouisXIV.Elle tente demettre sur pied un autre mode de gouvernement, mais l'incompétence, la futilité de cette hautenoblesse, ses rivalités, tout comme le désir du Régent de gouverner lui-même,mettent fin à cetteexpériencequiavaitaussiunbuttactique:permettreàPhilipped'Orléansdes'imposerenrassemblantautourdeluilesprincescontrelesbâtardsdeLouisXIVetcontrelesparlementaires,auxquelsonarenduleurspouvoirs.

Cetexerciced'équilibre,quisetermineparlacréationdesecrétariatsàlaGuerre,auxAffairesétrangères (pour le cardinalDubois), donc par un retour du gouvernementministériel, n'en a pasmoinsfissurél'absolutisme.

On mesure même, à cette occasion, combien les élites françaises sont divisées, le pouvoir,fragmenté,lesambitionsdechaque«clan»,contradictoires.

Lesrisquesd'éclatementdugroupesocialdesélitesnesontpasencoreperçus.Etcependant,en

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1721,paraissent lesLettrespersanesdeMontesquieu.En1720,Marivaux,sur lemodèleanglaisduSpectator,lanceunpériodique,LeSpectateurfrançais.

Ainsi, une«opinion» souvent critique–prenantmodèle sur cequi sepasse àAmsterdam, àLondres – commence d'apparaître. Elle est influente dans les salons. Elle attire telle ou tellepersonnalitédelahautenoblesse,duParlement.

Enfaced'elle,lepouvoiresthésitant.VoltaireadéjàconnulaBastilleen1717.Mais,àsasortie,sespremièresœuvresluiontvalula

notoriété.Sespiècessontjouéesen1725lorsdumariageduroiavecMarieLeszczynska,filleduroidePolognedétrôné.UneépigrammecontreleRégentlerenvoieàlaBastille.En1726,ils'exileraenAngleterre au termed'une querelle avec le chevalier deRohanqui l'a fait bâtonner, refusant de sebattre en duel avec un homme qui « n'a même pas de nom ». Et Voltaire a répondu, comme s'ilpressentaitl'avenir:«Monnomjelecommence,vousfinissezlevôtre!»

Épisodesymboliqueillustrantcomment,sousl'apparenced'unsystèmepolitiqueetsocialquiestl'ordrenatureletsacrédumonde,desfermentsdedivisionprolifèrent.

Etsi les« idéesnouvelles»– les«Lumières»,dira-t-onbientôt–sontacceptées,c'estque leroyaumecontinued'êtrerongéparla«maladie»financière,l'endettement,larecherchehaletantederevenus, l'anticipation des recettes pour faire face aux dépenses courantes, à l'impossibilité depréleverdenouveauximpôts.

Naturellement, le regain de pouvoir des parlements et de la haute noblesse réduit encore lesmargesdemanœuvredelamonarchie.

Commentfairepayerlesprivilégiésquisontlesocledusystèmesocialetlesymbolemêmedelasociétéd'ordres?

Cedilemme,laRégenceessaiedelecontourner,àdéfautdelerésoudre.Lafondationen1716par l'ÉcossaisJohnLawd'uneBanquegénéraleest lepointdedépartde

cettetentative.Il s'agit de créer des billets circulant rapidement, en nombre suffisant pour impulser la

croissance économique, favoriser le grand commerce maritime et, sinon remplacer, en tout casentamer le monopole des « espèces sonnantes et trébuchantes », or ou argent, dont la frappe estlimitée.

Cemodèledebanque–devenueBanqueroyale–estempruntéà laHollandeetà l'Angleterre,quiontcrééleurspropresbanquesrespectivementdès1609et1694.

C'est aussi sur les modèles anglais et hollandais que Law fonde en 1717 la Compagnied'Occident,devenueCompagniefrançaisedesIndes.

Cespremièresinitiativessontunsuccès.Ellespermettent,parlejeudelavaleurdesbillets,destauxd'intérêt,deréduirelesendettements

– ce qui ruine certains prêteurs. Elles facilitent les investissements, donnent une impulsion auxmanufacturesetàl'artisanatdeluxefavorisésparlegrandcommerce.

Maiscetteéconomieetcettefinancenouvellesseheurtentàlaréalitédumodèlefrançais.Lawproposeune circulation rapidede lamonnaie et la prépondérancedu commercedansun

royaume où la fortune est foncière, liée à la rente, aux revenus que l'on tire de son statut, de sonoffice,aurôlequel'onjouedansleprêtd'argentàl'État.

Or,en1719,Lawse faitattribuer laFermegénérale– la levéedes impôts–,puis,en1720, ildevientcontrôleurgénéraldesfinances.

Cetterencontreentrefonctionsliéesàl'Étatetnouvelleéconomieetnouvellefinancesuscitedesinquiétudesparmilesprinces,prêteurshabituels.IlsretirentleurordelaBanque,lavaleurdupapier

Page 108: Max Gallo - L'Âme de La France

s'effondre,laBoursedelarueQuincampoixferme.Le systèmenovateur a fait faillite. Il s'est brisé contre la structure traditionnelle de la finance

dansleroyaume.Etaussisurlarapacitédesgrands,quisesontenrichisdanscettespéculationsurle«papier-monnaie»,entraînant,parleurvolontédesauverleursgainsenor,lenaufragedelaBanque.

Les conséquences de la « banqueroute » de Law vont s'inscrire dans la longue durée de lamémoirenationale.

Ladéfianceà l'égardde l'État,des«élites»quisesontenrichies,desaffairesd'argent,enestrenforcée.

Ellesedoubled'unrejetdu«papier-monnaie»,d'unattachementauxpiècesd'oroud'argent–lalivre-tournoi,dontlecourseststabiliséen1726etleresterapourprèsdedeuxsiècles.

Laconvictions'enracinedansl'âmedesFrançaisqueles«rentes»d'Étatoulesfermages,l'achatdeterresoud'immeubles,sontlesseulsmoyensdeprotégersafortune.

Ainsi,le«modèle»marchandetl'aventurecolonialetelsquelespratiquentlesHollandaisetlesAnglaisn'entraînerontjamaislatotalitédesélitesfrançaisesdansunprojetcommun.

Certes,l'économie,grâceàlacirculationdesbilletsdeJohnLaw,aétéfouettée,lecommercedusucre, la traitenégrière, sesontdéveloppés,demêmeque lesvillesportuaires :Bordeaux,Nantes,Lorient, et aussi, pour le commerce avec leLevant,Marseille.Mais le « système» – rente, usure,propriétéfoncière,achatd'«offices»–n'estpasmodifiéenprofondeur.

Quantàlacrisefinancière,ellen'estpasréglée.LatentativeduducdeBourbon,principalministreaprès lamortduducd'Orléansen1723,de

créer un impôt du cinquantième – sur les revenus de tous les propriétaires – est rapidementabandonnée.

Lamonarchie se révèle capable de formuler le diagnostic de samaladie financière,mais estimpuissanteàappliquerlesthérapiesqu'elleélabore.

Le mal et les remèdes sont identifiés, connus ; mais le régime est incapable d'entreprendrel'opérationquipermettraitd'extirperlatumeur.

D'autantquelepouvoirdesparlementairesrendencoreplusdifficilel'actionduroi.

Cependant, unepartie des élites – dans le gouvernement (ainsi le cardinalDubois, chargédesAffaires étrangères jusqu'à sa mort en 1723) mais aussi dans les mondes juridique et littéraire –regardelesmodèlesanglaisethollandaisavecattention,persuadéequ'ilyalàunevoienouvellepourl'organisationsocialeetpolitique,économiqueetfinancière.

C'estunedesraisonsquiexpliquentle«retournement»delapolitiqueextérieureduroyaume.On s'allie avec l'Angleterre et laHollande, puis avec leHabsbourgdeVienne (1717-1718), et

l'on renonce ainsi au rôle d'arbitre ou à une posture impériale en Europe, au bénéfice d'unepacificationdesrapportsaveclapuissancebritannique,différentemaisalorsenpleinessor.

Etonn'hésitepas,en1719,à faire laguerreà l'Espagneoùcontinuede régner lepetit-filsdeLouisXIV,PhilippeV,pourluiimposerdesejoindreàl'accordpasséavecLondres!

L'Angleterreestlaréférenceetenmêmetempslavraierivale.

RuinéparlabanqueroutedeLaw,MarivauximitelesAnglaisquandilveutcréerunpériodique.EtVoltaire,sortantdelaBastille,s'exileoutre-Mancheen1726.LouisXV,qui,cetteannée-là,décidedegouverneravecsonprécepteur,lecardinaldeFleury,n'a

encorequeseizeans.

Page 109: Max Gallo - L'Âme de La France

Va-t-il,peut-ilsaisirl'avantagequeluidonnelaperspectived'unlongrègne?

31.Letempsn'apasmanquéàLouisXV.Lorsque le cardinal de Fleury, son ancien précepteur devenu en 1726 son principalministre,

meurten1743àl'âgedequatre-vingt-neufans,leroin'enaquetrente-trois.Il règne surun royaume taraudéparune crise financièrepermanente,maisqui connaît unvif

essoréconomique.Fleury a gouvernéprudemment.Desguerres, certes,mais qui n'épuisent pas le pays.Lesblés

sont abondants. Le grand commerce, actif. Les foires, prospères. L'administration du royaume –intendants,subdélégués,gouverneurs–,efficace.Ontracedesroutes.Onenquêtepourconnaîtrelaréalitédesfortunes,desrécoltes,desrevenus,lenombredeshabitants.Onendénombreunevingtainedemillions,soitlapopulationlaplusimportanted'Europe.

Certes,lesinégalitéss'accroissententrefermiers,coqsdevillageetmanouvriers.Maischacunsesouvientdupirequ'ontconnusesaïeux:disette,famine,épidémies,peste,guerresciviles,soldatesquerépanduecommeuneverminesurlescampagnes.

L'ordrerègne.L'arméeestréorganisée.Oncréedesécolesmilitaires.Onouvredesclassespourapprendreàlireauxfilsdepaysans.Lamisères'éloigneunpeudesmasures.

Onsaitquelemonarqueestjeune,beau,séducteur,conquérant.ÀParis,onconnaîtlenomdesesmaîtresses, nombreuses, titrées, comtesses, duchesses ou marquises : la Pompadour, la Du Barry.MaisauroyaumedeFranceonnejugepasunroisursesfréquentationsd'alcôve.

LesacreenfaitunêtredistinguéparDieu,hommeau-dessusdesautreshumains.Les conseillers, ses ministres, ses maîtresses, ses confesseurs, peuvent le tromper, lui faire

commettre des erreurs.Mais lui est sacré.On prie pour son salut, afin queDieu l'éclaire dans leschoixqu'ildoitfairepoursessujets.

Quand,en1744,iltombemaladeàMetz,leséglisesseremplissent.IlfautsauverLouisleBien-Aimé.

Mais,treizeansplustard,quand,danslesjardinsduchâteaudeVersailles,undomestique,RobertFrançois Damiens, frappera le roi d'un coup de canif, l'écorchant à peine, on ne relèvera aucuneémotiondansleroyaume,plutôtuneindifférenceméprisante.Etpresquedelapitiéetdel'indulgencepourceDamiensqu'onvarouer,cisaillerauxainesetauxaissellespourfaciliterl'écartèlementparquatrechevauxattelésàsesmembres.

Aumitanduxviiiesiècle,danslesannées1740-1760,quelquechosededécisifs'estdoncproduitdanslerapportdupeupleetdesonroi.

Lemonarqueetl'institutionmonarchiqueparaissentdésacralisés.Danslaconstitutionetl'évolutiondel'âmedelaFrance,cetournantestcapital.Ils'agitenfaitd'unevéritablerévolutionintellectuelle.

Les esprits de ceux qui pensent, écrivent, publient, font jouer leurs pièces sur les scènes des

théâtres,lisentleursœuvresdanslessalonsparisiens,entretiennentunecorrespondancequotidienneavecLondresouBerlin,ontéchappéàlamonarchieabsolue.

Ilsportentunregarddifférentsurlemonde.Laraisonplusquelafoiguideleurpensée.Ilsdécrivent,ilsanalysent.Ilssontécoutés,applaudis.

Faceàcemouvementdesidées,àcesLumièresquiserépandent,lamonarchieesthésitante.

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Cesespritsindépendantsn'appellentpasàlarévolte.Cettefrondeintellectuellenefaitpastirerlecanon sur les troupes royales. Ces « philosophes » – puisque c'est ainsi qu'on les nomme –fréquententlessalons,sontaccueillisàlaCour,courtisésetprotégésparlesaristocrates.

Maiscetterévolutiondanslesespritssapelesfondementsdelamonarchieabsolue.Marivaux,Voltaire(lesLettresphilosophiquesen1734,Zadigen1747,l'Essaisurlesmœurset

l'espritdesnationsen1757,annéedeDamiens, lerégicide),Rousseau,qui, lui,s'avanceaunomdel'égalitéetébranleainsilesbasessocialesdusystèmemonarchique,fonttriompherl'espritlaïque.

Quand,en1752,VoltairepublieLeSiècledeLouisXIV,iljaugelerègneavecuneindépendanced'espritqui,par-delàlesjugementsqu'ilportesurlapériode,sontunacterévolutionnaire.

Et la parution en 1751 du premier tome de l'Encyclopédie, qui s'approprie tous les domainespourlesreconstruirehorsdela«superstition»,alamêmesignification.

Quefaireaveccesphilosophes?En 1749, Diderot a été emprisonné à Vincennes. En 1752, un arrêt du Conseil annule

l'autorisationdeparaîtredesdeuxpremiersvolumesdel'Encyclopédie.Mais, outre que les philosophes bénéficient de la protection demembres influents de laCour

(madamedePompadour),chaquemesurepriseàleurencontrelesrenforceenattirantl'attentionsurleurs discours. Un « parti philosophique » se constitue ainsi, vers les années 1750, autour del'Encyclopédie,deVoltaire,deDiderotetded'Alembert.

Il devient un acteur déterminant de l'évolution du royaume. Sa vigueur, sa créativité et sadiversitéenfontundesélémentsconstitutifsdel'âmedelaFrance.

Pour la première fois dans l'histoire nationale, un pouvoir « intellectuel » se crée hors desinstitutions–laCour,l'Église,lesparlements,etc.–,transcendantlesordres,lesclasses–noblesse,clergé,tiersétat–,etfaitfaceàceluidelamonarchie.

AvecDe l'espritdes lois,Montesquieu luiconfèreen1748unedimensionpolitiqueenmettantl'accentsurlerisquededérivedespotiquedelamonarchieabsolue.

Ilsoulignequelaseulemanièredel'empêcherestdedressercontrelepouvoirunautrepouvoir.Ce«contre-pouvoir»,lescorpsintermédiairesensontl'expression.

Ainsi se dessine une caractéristique majeure de l'histoire française : le parti philosophiquedevientunpouvoirintellectuelquiintervientdansl'arènepolitique.

Ces philosophes, ces écrivains transmettent l'exemple d'une monarchie contrôlée telle qu'elleexisteenAngleterre.Voltaireestlepropagateurdecemodèle.Rousseaus'interrogesurl'originedel'inégalité.L'Encyclopédie–dontlepouvoirsevoitcontraintdetolérerladiffusion–examinedansunespritlaïquetouslessujets.

Ladiffusiondecet«espritdesLumières»imprègnetouteslesélites.Ledébatintellectuel,lapolémique,deviennentundestraitssignificatifsdelavieparisienne,des

théâtresauxsalons.Ondiscute,onconteste.Plusriennevadesoi.Une idéologienouvelle auxmultiplesnuances se constitue.Lesdivergences et lespolémiques

quilacaractérisent–entreVoltaireetRousseau,ilyaunfossé–n'empêchentpasqu'elleporteunecritique radicalede lamonarchieabsolueetqu'elleexprime,avecMontesquieu,un« libéralisme»politique, une idée de l'équilibre et de la limitation des pouvoirs qui s'inscrit à contre-courant del'évolutiondurégimeenplace.

Cette influence des « philosophes » au cœur du xviiie siècle donne ainsi naissance à unespécificiténationale,àuneorientationsingulièredel'âmedelaFrance.

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Lepartiphilosophiquepèsed'autantplusquesacontestationdelamonarchieabsoluerencontre

celleque,pourdesraisonsdifférentes,conduisentlesparlementaires.CesprivilégiésauxquelsleRégentarenduleurpouvoirderemontrancecontestentlaplupartdes

décisionsdelamonarchie.Quelque soit le sujet – créationd'un impôtduvingtième sur tous les revenus (1749)oubien

problèmes posés au clergé français par la bulle pontificale Unigenitus –, les parlementaires sedressent contre le pouvoir royal en affirmant qu'ils représentent les corps intermédiaires, là où seconjoignent l'autoritésouveraineet laconfiancedessujets.Qu'ensommeriennepeutsefairesansleurapprobation.

Les«litsdejustice»–cesmanifestationsdel'autoritéroyalecenséesimposersadécision–sontinopérants.

Lesparlementairessemettentengrève.LepouvoirlesexilehorsdeParis,àPontoiseen1752.MaislescourssouverainesdeprovincerelaientleparlementdeParisempêché.

Contrelesévêquesdécidésàsuivrelepapeetdoncàreconnaîtrel'autoritédelabulleUnigenituscontre les jansénistes, les « convulsionnaires », les parlementaires se présentent comme lesdéfenseurs des traditions gallicanes, alors que le roi choisit pour sa part de soutenir les décisionspontificales.

Une véritable opposition frontale – à propos des sacrements refusés aux mourants qui nedisposent pas d'un billet de confession signé par un prêtre favorable à la bulle Unigenitus – semanifesteainsientrelesparlementsetlepouvoirroyal.

C'estbienl'anciennequerellesurlaquestiondelamonarchieabsoluequiserejoueàproposdugallicanisme,celui-cin'étantqu'unprétexte,maisdansuncontextenouveaudéterminéparl'espritdesLumières.

S'ilyadésaccordprofondentre lesparlementaireset lesphilosophes, ils se retrouventcôteàcôtecontrelamonarchieabsolue.

EtLouisXVcède.

Lepouvoirmonarchiqueestainsiatteintalorsquelepaysvoitnonsansinquiétudelesguerressuccéderauxguerres.

Ellesnepèsentpasencoresurlavieduroyaume–rienquirappellele«grandhiver»de1709–,maisonn'encomprendpaslesmobiles.EllessontdécidéeshorsduConseil,dansle«secretduroi».Ellesapparaissentplusdynastiquesquenationales.Encoreettoujours,ilfautlesfinancer.

Lapremière, laguerrepour la successiondePologne,contre l'Autrichequi réussità imposersoncandidatenempêchantleretourdubeau-pèredeLouisXV,sesoldeautraitédeVienne(1738)parlapromessequ'àlamortdeStanislasLeszczynskilaLorraine,qu'onluiaattribuéeencompensation,reviendraàlaFrance.

Onmesure à cette occasion, puis surtout à propos de la succession d'Autriche – à lamort del'empereur, sa filleMarie-Thérèse lui succède,mais la France conteste qu'elle puisse être élue autrôneimpérial–,quelasituationaprofondémentchangéenEurope.

LaPrusseestdevenueunroyaumepuissantqueFrédéricIIadotéd'uneremarquablearmée.LaFrances'allieàluidansunpremiertempscontrel'Angleterre,laHollande,laRussie,quisoutiennentMarie-Thérèsed'Autricheetsesambitionsimpériales.

LesFrançaisentrentdansPrague,remportentle11mai1745labatailledeFontenoycontrelesAnglo-Hollandais.Mais,àlapaixd'Aix-la-Chapelle,LouisXVrenonceàsesconquêtes:«Nousnefaisonspaslaguerreenmarchand,maisenroi.»

Ila,enfait,«travaillépourleroidePrusse»alorsque,durantcetteguerreinutile,s'estprofilé

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leconcurrentprincipal:l'Angleterre.

Cette rivalitéavecLondresest«atlantique»,«moderne», lourded'avenir,puisqu'elleapourenjeulecontrôledescoloniesaméricaines,desAntilles,descomptoirsdesIndes.

Ellesupposeraitsoitqu'onpasseunaccordavecl'Angleterre–unebonneententeneprévaut-ellepas depuis vingt ans ? –, soit, si on choisit la guerre, que la France réoriente ses efforts vers laconstitutiond'unepuissantemarineetd'uneéconomieouverte,structuréepardegrandescompagniesmarchandes.

Mais la fortune française est « rentière », foncière. Et Paris poursuit son rêve de dominer lecontinent,d'arbitrerlesconflitseuropéens.

Dès lors, autour du roi, les « conservateurs » choisissent l'alliance avec Vienne au traité deVersaillesde1756.

C'estlàunvéritablerenversementd'alliance.Or cette nouvelle orientation est pleine de contradictions. Le parti philosophique admire

l'Angleterre– l'adversaire–, ses institutions, sesmœurs. Il est fascinéparFrédéric II, le souverainphilosophe,alorsquelaPrusseestl'ennemiedeVienne.

Ainsi,alorsquecommenceen1756unenouvelleguerre,celle-cifranco-anglaise,leroyaumedeFranceestparcourudecourantscontradictoires.

Leroin'estplusLouisleBien-Aimé.EtVoltaire,enbrossantl'histoireduSiècledeLouisXIV,faitàsamanièreunecritiquedeceluideLouisXV:leRoi-Soleil,majestueux,étaitimplacablemaisglorieux. Louis XV est un souverain de cinquante-sept ans qui n'inspire plus la ferveur quasireligieusequ'ondoitàceluiqueDieuasacré.

Le geste de Robert François Damiens, le 5 janvier 1757, même s'il n'inflige qu'une blessurelégèreausouverain,frappedurementleprincipedelamonarchieabsolue.

32.LouisXVvaencorerégnerdix-septans.Letempsneluiestdoncpascompté.Maissongouvernementpersonnelestdéjàvieuxdetrenteet

uneannées.Etl'ons'estlassédeceroidontlespamphletsaffirmentqu'ilnes'intéressequ'àlachasseetauxdames.

Certes, l'économie est prospère, le commerce, actif, les récoltes, abondantes, car l'embellieclimatique se poursuit et les « physiocrates » élaborent les premiers rudiments d'une science deséchanges,uneréflexionsurl'économie.

Enjuin1763estmêmeautoriséelalibrecirculationdesgrains.Cependant,lemonarquen'estnivénérénirespecté.Onestimpitoyableavecsamaîtresse,lacomtesseDuBarry,auquellebanquierdelaCourremet

300000livresparmois.Onseraitindulgentpourladébauchedeluxequientourelafavoritesileroin'apparaissaitpas

seulementcommel'hommedesplaisirs,maiscommeunsouverainattentifausortdesonroyaume,hommeau-dessusdesautreshommes,incarnationdelamajestéetdelagloire.

Orlaguerrecontrel'AngleterreetlaPrusseestunesuccessionhumiliantededésastres.Elleblesselesentimentnational.En1757,àRossbach,Soubisecherchesonarméefranco-autrichiennedéfaiteparlesPrussiens.

Ettoutel'EuropesalueleroiFrédéricII,constructeurd'unenationpuissante,modèled'administration,quichangeladonnesurlecontinent.

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Lepartiphilosophiqueloueleprinceéclairéetcontestel'alliancefrançaiseavecl'Autriche.Le pacte de famille conclu entre Louis XV et les Bourbons deMadrid et de Naples ne peut

changerl'équilibredesforces.Lescolonies tombent lesunesaprès lesautres : leCanadaestperdu,Montréalcapitule (1759-

1760),Pondichéryconnaîtlemêmesorten1761.Le10février1763,letraitédeParisdépouillelaFrancedel'essentieldesespossessionsd'outre-

mer.

Commentfairefaceàcettehumiliantedéfaiteinfligéeparceuxqu'onadmire,Anglais,Prussiens,les«modernes»,alorsqu'onapouralliéecetteAutrichearchaïqueàlaquelleLouisXVveutresterfidèle,mariantsonpetit-filsLouisavecl'archiduchesseMarie-Antoinette,uneHabsbourg(mai1770).

L'opinion, suivant le parti philosophique, ne peut que se détourner de ce roi et de songouvernementquiinfligentàlanationunetellebanquerouteinternationale.

Onsemoquedesministres(Choiseul),desgénéraux(Soubise),dumonarquelui-même.Le pouvoir royal n'est plus respecté. On l'accuse d'avoir sacrifié les intérêts de la nation.

Comment, dès lors, accepterait-on que la monarchie demeure absolue alors qu'elle est si peuglorieuse?

ChanterleslouangesdeFrédéricIIetdelaPrusse,c'estunemanièrederefuserd'êtreconfonduavec un pouvoir incapable. Et c'est un ministre, le cardinal de Bernis, qui, jugeant le rôle desdifférentsÉtats,écrit:«Lenôtreaétéextravagantethonteux.»

On mesure à quel point s'élargit la faille, si souvent présente dans notre histoire, entre le«pouvoir»etl'«opinion».Commentsereconstitue,pourlesmeilleuresraisonsphilosophiques,etparce que en effet la politique extérieure a eu des résultats désastreux, un « parti de l'étranger »d'autant plus menaçant, cette fois-ci, qu'il rassemble contre le pouvoir politique le pouvoirintellectuel.

Cedernierdevientunevéritableforcecapabledemenerdescampagnespolitiquesaunomdesprincipes«éclairés»qu'ildéfend.

Lepouvoirpolitiqueapparaîtainsiacculé,affaibli,injusteetcorrompu.Maisleroin'estpasseulatteint.Cesontlespiliersdelamonarchiequisefissurent.On critique le clergé. On critique les parlementaires, même si parfois on se ligue avec eux

contrel'absolutisme.Le«pouvoir»entantquetelestainsiremisencause.

VoltaireprendpartipourlehuguenotCalas,rouéenmars1762,accuséàtortd'avoirtuésonfils

afindel'empêcherd'abjurerlafoiréformée.La campagne que mène Voltaire renvoie tous les « pouvoirs » – religieux, judiciaire,

monarchique – du côté de l'injustice. La réhabilitation deCalas, en 1765, est une victoire du partiphilosophiqueetunenouvelleperted'autoritédesinstitutions«monarchiques».

Mêmecombatpourfaireacquitterunautreprotestant,Sirven.Mêmescampagnespourtenterdesauver du bourreau Lally-Tollendal, gouverneur de Pondichéry, condamné pour s'être rendu sanscombattre,etlejeunechevalierdeLaBarre,condamnéàmortpourungestesacrilège.

Lesdeuxhommessontexécutés,maisl'obstinationdupouvoir–leroiarefusélagrâcedeLaBarre–l'isole,etconstituepourlui,enfait,unedéfaitemorale.

La légitimité sans laquelle il n'est pas de pouvoir fort et respecté passe du côté du partiphilosophique,quiétendsoninfluence(leGrandOrientdeFranceestcrééen1773;leducd'Orléans

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lui-même,neveuduroi,estinitiéàlafranc-maçonnerie).Les logesmaçonniquessontdes lieuxdedébat,des«sociétésdepensée»oùseconstitueune

«opinionéclairée»quireconnaîtle«GrandArchitectedel'Univers»etcritiquelesÉglisesaunomdudéisme.

Les représentants du pouvoir politique en prennent conscience, et, en 1770, l'avocat généralSéguierprononceunréquisitoirelucide,maisquiestunconstatdedéfaite:

«Lesphilosophessesontélevés,dit-il,enprécepteursdugenrehumain.Libertédepenser:voilàleur cri, et ce cri s'est fait entendre d'une extrémité du monde à l'autre. Leur objet était de faireprendreunautrecoursauxespritssurlesinstitutionscivilesetreligieuses,etlarévolutions'estpourainsidireopérée.»

En1717,VoltaireétaitemprisonnéàlaBastille.En1770,madameNecker,épousedefinancier,ouvreunesouscriptionpourluifaireéleverunestatue.

Ces années sont décisives pour l'évolution de l'âme de la France. Paris est la capitale desLumières. Le roi est vaincu sur les champs de bataille, mais les « philosophes », lus dans toutel'Europe,sontinvitésàBerlinetàSaint-Pétersbourg.

Ce que le pouvoirmonarchique a perdu en gloire et en influence enEurope, les philosophesl'ontreconquis.

Ladissociations'accuseencoreentrepouvoirpolitiqueetpouvoirintellectuel.

Mais – c'est une autre spécificité française qui apparaît là – une séparation s'opère au seindupartiphilosophique,entreceux–telVoltaire–quineremettentpasencausel'organisationsociale,etceux–telRousseau–quicondamnentl'«inégalité».

Radicale, cette pensée se répand aussi dans la société, enflamme les esprits, isole davantageencore le pouvoirmonarchique, dont lemode de vie, naguère accepté comme naturel et légitime,devientunemanifestationdel'injustice:

« Le goût du faste ne s'associe guère dans les mêmes âmes avec celui de l'honnête, écritRousseau. Non, il n'est pas possible que des esprits dégradés par une multitude de soins futiless'élèventjamaisàriendegrand,etquandilsenauraientlaforce,lecourageleurmanquerait.»

Pluscritiqueencore,cettedénonciationduluxecommecausedelapauvreté:«Leluxenourritcentpauvresdenosvilles et en fait périr centmilledansnos campagnes... Il fautdes jusdansnoscuisines;voilàpourquoitantdemaladesmanquentdebouillon.Ilfautdesliqueurssurnostables;voilàpourquoilepaysanneboitquedel'eau.Ilfautdelapoudreànosperruques;voilàpourquoitantdepaysansn'ontpasdepain.»

Critiqué, dénoncé, accusé, méprisé, le pouvoir royal, affaibli et isolé, est contesté par lesparlementaires, ces «GrandesRobes » privilégiées qui prétendent défendre les sujets du royaumealorsque,propriétairesdeleurscharges,ilssesoucientd'abordetavanttoutdesintérêtsdeleurcaste.

Leroi,dontilssontfondamentalementsolidaires,estcependantleuradversaire.Ilsréclamentlaconvocationdesétatsgénéraux.Ilssemettenten«grève».Ilsdécident–contrelui–l'expulsiondesJésuitesen1764.Ilscontestenttouteremiseencausedesprivilègesfiscaux.Et,pourdonnerplusdeforce à leurs prises de position, ils organisent la concertation du parlement de Paris avec seshomologuesprovinciaux.

Cesontlàdeuxconceptionsdelamonarchiequis'opposent.Enmars1766,dansunlitdejustice,la«séancedelaflagellation»,LouisXVrappellequelescourssouverainesneformentpasunseulcorps,maisqu'ellestiennentleurautoritéduroi:

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«C'estenmapersonneseulequerésidelapuissancesouveraine,déclareLouisXV.C'estàmoiseul qu'appartient le pouvoir législatif, sans dépendance et sans partage. L'ordre public tout entierémanedemoi,etlesdroitsetlesintérêtsdelanation,dontonosefaireuncorpsséparédumonarque,sontnécessairementunisaveclesmiensetnereposentqu'enmesmains.»

Il y a ainsi forte contradiction entre le roi et les parlementaires, en même temps qu'unecomplicitédefait.

QuandleparlementdeParisaàjugerlechevalierdeLaBarre,en1766,illecondamneàmortpourmarquerqu'endépitdesadécisiond'expulserlesJésuitesilneprotègepasl'impiéténilepartiphilosophique–n'a-t-onpas trouvéchezLaBarreunexemplaireduDictionnairephilosophiquedeVoltaire?–,maissaitserangeràl'avisduroi,hostileàlagrâcedujeunehomme.

Maislesparlementairesetlesouverain,complices,perdentauxyeuxdel'opiniontouteautoritémorale.

CesGrandesRobes « font périr dans les plus terribles supplices des enfants de seize ans ! »s'écrieVoltaire.

Diderotajoute:«Labêteféroceatrempésalanguedanslesanghumain,ellenepeutpluss'enpasser,etn'ayantplusdejésuitesàmanger,ellevasejetersurlesphilosophes!»

Quand, en 1771, le nouveau chancelier et garde des Sceaux, Maupeou, et l'abbé Terray,contrôleur général des finances, décident, devant l'attitude des parlements, de faire un « coup demajesté », autrement dit d'arrêter les parlementaires, de restreindre la juridiction du parlement deParis,demettrefinàlavénalitédesofficesetdelajustice,denommerdanslescourssouverainesdes« fonctionnaires » au service du roi, Voltaire soutient ce qui constitue à ses yeux une mesurerévolutionnaire,une tentativede lamonarchiede réaffirmer sespouvoirscontre le« féodalisme»desGrandesRobes.

Maisd'autresécrivains–telBeaumarchais–défendentlesparlementairesetentraînentderrièreeuxl'opinion,tantlerejetdelamonarchieabsolueestdevenugrand.

Laréformevienttroptard.Lamonarchieestdéjàtropaffaibliepourlamettreàexécution!

Lamaladieduroi,enavril-mai1774,illustredemanièretragiquecettesituationnouvelledela

monarchie. Le monarque est atteint de la petite vérole, son visage se couvre de croûtes ;méconnaissable,ilexhaleuneodeurfétide.

Sonconfesseurabeaumurmurer:«Messieurs,leroim'ordonnedevousdireques'ilacauséduscandaleàsespeuples,illeurendemandepardon»,lepeuplenepardonnepas.

En1744,alorsquelesouverainétaittombémaladeàMetz,sixmillemessesavaientétécélébréespourlesalutdeLouisleBien-Aimé.Trenteansplustard,onn'encompteplusquetrois.

Etaprèslamortduroi,le10mai1774,lecortègequiconduitladépouilledeVersaillesàSaint-Denisn'estaccompagnédanslanuitquepardesgardesetquelquesdomestiques.

Sesouvenantdespassionsdudéfunt,certains,parmiceuxquivoientpasserlecortège,lancent:«Taïaut!Taïaut!»et:«Voilàleplaisirdesdames!Voilàleplaisir!»

C'estunroidevingtans,LouisXVI,quidoitassumerlepérilleuxhéritage.

2

L'IMPUISSANCEDUROI

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1774-1792

33.Ilva suffirededix-neufanspourqueLouisXVI, accueilli avecenthousiasmeet espéranceen

mai1774parlepeupledeParis,gravisse,le21janvier1793,lesmarchesdel'échafaudetquesatêtetranchéesoitmontréeparlebourreauaupeuplefasciné,rassemblésurlaplacedelaRévolution.

Événementmajeur,fondateurd'unenouvellepériodedel'histoirenationale.L'exécutionduroiestunerupturesymboliqueavec lamonarchie,maisqui,cependant,plonge

sesracinesprofonddanslepassé.C'estunoragedévastateuretcréateurquin'apassurgid'uncoupdansuncielserein.Onl'avus'avancer,onacraintsavenue,sansjamaisimaginersaviolencedestructrice.Onavoululeteniràdistance,résoudrelesproblèmesquilenourrissaient,maissansyparvenir.Et,decefait, ilestapparuàcertainscommeunefatalité,unepunitiondivine,voirecommele

résultatd'uncomplotdontons'estmisàrechercherbienenamontlesprémices:l'unedescausesenauraitété l'expulsiondesJésuites,en1764,ouencorelesagissementsdupartiphilosophiqueetdessociétésdepenséeconjoignantleurseffortspoursaperlesfondementsdelamonarchie.

Enfait, l'oragen'estpuissantetsavenueinéluctablequeparcequelamonarchieestaboulique,qu'ellen'oseaffronterlesforcesquisontliéesàellesetquil'épuisentcommelessangsuesvidentuncorpsdesonénergie.

C'estdèslespremiersmoisdurègnedeLouisXVI,roisibienacceptéqu'onl'appelleLouisleBienfaisantetqu'ons'entichedesajeuneépouseMarie-Antoinette,qu'onvoitcepouvoircapituler.

Les« réformateurs», lechancelierMaupeouet lecontrôleurgénéraldes financesTerray,quiont privé les parlements de leurs privilèges et de leurs exorbitantes prétentions politiques, sontrenvoyés.

Dès le 12novembre1774, le nouveau contrôleur des finances,Turgot, rétablit les parlementsdansleursfonctionsetleurrendleursprérogatives.Dèslors,ceréformateur,avantmêmed'avoiragi,estaffaibli.

Ilveutrétablirlalibrecirculationdesgrains,surlaquelleTerrayétaitrevenu.Maislesrécoltessontmauvaises,laspéculationfaitmonterleprixdublé.Lesémeutessemultiplient,parcequelepainestdevenurareetcher.C'estla«guerredesfarines».EtquandTurgotveutsupprimerlescorvéesetlescorporationsafindemodifierlesystèmefiscaletdelibérerletravail,leParlementproteste.

Un « front » se constitue ainsi entre les parlementaires, qui ne sont que des privilégiés, et le«peuple»misérable.Laréformen'aplusqueleroipoursoutien.

OrlaCourelle-mêmeestdivisée.Leducd'Orléansestun«opposant»richeetambitieux.Lesfrèresduroi,lecomtedeProvence

(futurLouisXVIII)etlecomted'Artois(futurCharlesX),lajeunereine,sonthostilesauxréformesquimettentencauselesprivilègesfiscaux,lesstatutsimmuablesquisont,dansledomainedutravail(lescorporations),autantdeformesdeprivilèges.

Turgotestrenvoyéle12mai1776;lacorvéeetlescorporations,rétabliesdèslemoisd'août.

Ainsi,laréformeamorcéesousLouisXVesteffacée,etlamonarchierévèlesonimpuissanceàl'imposer.

D'abord parce qu'il y faudrait un grand roi mû par une volonté inflexible, capable dedomestiquersonentourage–àlamanièred'unLouisXIV–,derabaisserl'orgueildesgrandsetlespouvoirsdesparlements,commel'avaitfaitunRichelieu.LouisXVIesthonnête,maisilnesaitpass'arracheràsesproches,à leur influence.Etoncolporte– lespamphletsen répandent la rumeur–

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qu'ilneréussitpasmêmeàconsommersonmariage.Sans roi déterminé – ou soutenant contre tous unministre de combat –, il ne peut y avoir de

monarchiefortenidoncderéformed'envergure.Il y a aussi le fait que personne ne peut concevoir l'avenir cataclysmique qui attend les

privilégiésetleroyaume.Quipeutjamaisimaginerlafind'unmonde?Lesacteurssontaveugles.Mais, à cette caractéristiquepartagéepar tous les régimes, s'ajoutent,pour laFrancede la fin

duxviiiesiècle,descirconstancesparticulières.

Unecrisedesubsistancesfrappeleroyaume.Lepeuplesouffredanslesvillesetlescampagnes.Ilestsouventauborddel'émeute.Ils'enprendaux«puissants»,etdoncàlaCour,auxprivilégiés,àla reine. Ces « émotions populaires », cette exacerbation des tensions sociales, prennent unesignificationpolitique,parcequel'espritdesLumièress'estrépandunonseulementparmilesélites,maisaussiauseindupeuple.

Onsaitcequisejoueauthéâtre:en1775,BeaumarchaisdonneLeBarbierdeSéville,etbientôtce sera LeMariage de Figaro.On n'a pas feuilleté l'Encyclopédie,mais on connaît son existence.Malesherbes,queLouisXVIaappeléàsonConseil,s'enestfaitleprotecteur.Lorsque,enmars1778,il séjourne à Paris – où ilmeurt –,Voltaire, dont on n'ignore pas qu'il a contesté avec succès lesverdicts de la justice – Calas, Sirven, La Barre, Lally-Tollendal –, est célébré comme le roi desLettresetdupartiphilosophique.OncouronneensaprésencesonbustesurlascènedelaComédie-Française.

Telestleclimatsocialetintellectuelquicernelamonarchieetsesprivilégiés.

Orcepouvoir«central»estdivisé:lesparlementairesetlesgrandssonthostilesauxréformesquiamputeraientleursprivilèges.Leroinepourraits'opposeràeuxqu'ens'appuyantsurlavolontéréformatricedutiersétat,qu'animedésormaisunebourgeoisied'affairesetdetalent.

Maiscelui-ciestlegroupesociallepluspénétréparl'espritdesLumières.Ilserendauthéâtre.Illit.Ilparticipeauxassembléesdessociétésdepensée,auxtenuesdeslogesmaçonniques.

Ce tiers état – et de jeunes nobles : La Fayette, le comte de Ségur, le duc de Noailles –s'enthousiasmepourlarébelliondes«Américains»(desInsurgents)contrel'Angleterre.

VolontéderevanchecontreLondresaprèslaguerredeSeptAns–c'estVergennes,chargédesAffairesétrangères,quiauraconduitavectalentladiplomatiefrançaisejusqu'àlaguerreen1778–,mais,surtoutunesympathiepourla«révolutionaméricaine»sembleportéeparlesLumières.

On publie à Paris les textes de la Déclaration des droits de Philadelphie, la ConstitutionrépublicainedelaVirginie(1776)etlaDéclarationd'indépendance(4juillet1776).

Ces textes qui affirment que « tous les hommes sont par nature libres et indépendants », que« tout pouvoir appartient au peuple et donc dérive de lui », sont lus comme autant d'incitations àcontesterlamonarchieabsolue.

Onyévoquelaséparationdespouvoirs,onydéclarequ'ilexistedesdroitsinaliénables,etquelesgouvernementsn'ontétéinstituésquepourlesfairerespecter.

«Ilsnetirentleurjustepouvoirqueduconsentementdeceuxquisontgouvernés.»

«Liaisonsdangereuses»(lelivredeLaclosparaîten1782)quecellesquisenouententreunemonarchie arc-boutée sur des principes immuables et les États-Unis d'Amérique, que cette mêmemonarchieaideàvaincreetdoncàinstaurerunpouvoirrépublicain!

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MêmesiletraitédeVersailles–3septembre1783–marquelarevanchefrançaisesurLondresetefface l'humiliation subie, conférant une once de gloire à Louis XVI, ce succès est lourd deconséquences.

LeretourdeLaFayetteàParis,en1782esttriomphal.Ilestnommémaréchaldecamp.L'espritdesLumières,réformateur,esthisséaucœurdupouvoir.

LouisXVIad'ailleurschoisicomme«directeurduTrésor»–iln'estpasmembreduConseilduroi–unbanquiersuisse,huguenot,donchérétique,Necker,dont lesalonparisien–sonépouseestfilledepasteur ; sa filleGermaine est la futuremadamedeStaël – est un lieude rencontres entretenantsdupartiphilosophiqueethommesdepouvoir.

MaiscettesituationmêmeaffaiblitNeckerauxyeuxdesadversairesdesréformes.Or,chargépar le roiderétablir les financesduroyaume, ilnepeutquesongerà réformer le

systèmefiscal.Afindetournerl'oppositiondesparlements, ilcréedesassembléesterritorialesoùle tiersétat

obtientautantdesiègesqueceux,additionnés,desordresdelanoblesseetduclergé.Iltentedoncparlàunepolitiquequichercheàs'appuyersurl'opinionéclairée.

Leproblèmeestd'autantplusgravequ'ilafallufinancerlaguerred'Amérique,quelesempruntscontractés ont été levés à 10% d'intérêt et que lamoitié des dépenses du royaume est affectée auservicedeladette!

Àlarecherchedusoutiendel'opinion,Necker,quiseheurteauxmilieuxprivilégiés,publieunCompte rendu au roi sur l'état des finances du royaume. Il y dissimule l'ampleur du déficit,maisdévoilelesdépensesdelaCour,lecoûtdesfêtes,descadeauxoffertsparleroioulareineàteloutelmembrede sonentourage.Leschiffrescités–800000 livresdedotpour la filled'uneamiede lareine!–représentent,pour l'opinion,dessommesinimaginables : lesalairequotidiend'unouvrierestalorsd'environunelivre...

Commentnepass'indigner,alorsmêmequelepouvoircélèbrelavictoiredesInsurgentsdontles textes constitutionnels affirment : « Tous les hommes ont été créés égaux et ont reçu de leurCréateurdesdroitsinaliénables»?

Lepouvoirmonarchiqueestprisdansunecontradictiondifficileàrésoudre.Solidairedesprivilégiés,ilnepeutfairelaréformequecontreeux,maisiln'oselaconduire,et,

pourlepeupleetletiersétat,ilestl'incarnationmêmedesprivilégiésetdel'inégalité.

Lorsque, le12mai1781,Necker remet sadémissionau roi, constatantque le souverainne lesoutientpas,ilest,pourlepartiphilosophiqueetl'opinion,lapreuvevivantequelesouverainneveutpas introduire plus de justice et d'égalité dans le système fiscal, mais est le défenseur des ordresprivilégiés.

Onnes'étonnedoncpasqueLouisinterdiselareprésentationauxMenusPlaisirsduMariagedeFigaro, et qu'il nomme en novembre 1783, comme contrôleur général des finances, un ancienintendant,CharlesAlexandredeCalonne.

Neckerestl'hommedupartiphilosophique;Calonneapparaîtcommeleserviteurdumonarque,doncledéfenseurdesprivilèges.

L'unestpopulaire,l'autre,suspectàl'opinionéclairée.Mais l'un et l'autre, commeLouisXVI, sont confrontés en fait aumêmeproblème : comment

résoudrelacrisefinancièreduroyaume?

34.

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QuepeutencoreleroideFranceencesannées80duxviiiesiècle?Rienneparaîtdevoirchangerdanslegrandapparatdupouvoirmonarchique.Etcettepermanencedudécoretdu rituel, cette successiondes fêtes, cet isolementde laCour,

dans les jardins illuminés deVersailles, renforcent le sentiment des souverains que rien ne sauraitdétruirel'ordreroyal,qu'onpeutindéfinimentcontinuerlapartie,mêmes'ilfautrebattrelescartes,changerleshommes.

Maisqu'àlafinleroi,parcequ'ilestleroi,finirabienparimposersonautorité.C'est le propre d'une vieille et grande nation, d'un pouvoir plusieurs fois séculaire, que de

donnerl'illusionqu'ilsnepeuvents'effondrer.LapolitiquedeCalonneentretientcemirage.Ilmultiplielesemprunts,creuseencorelegouffredudéficit,maisl'argentroule.IlachèteleschâteauxdeSaint-CloudetdeRambouilletpourleroi.IlinvestitdanslaCompagnie

desIndesorientales.Disciple des physiocrates, il pense qu'une politique « libérale », facilitant la circulation des

marchandisesetdel'argent,feranaîtrelaprospérité,mettrafinàcettecriseéconomiquequirongeleroyaume,susciterébellionetmisère.

Ilsignelepremiertraitédelibre-échangeavecl'Angleterreen1786.Ilentendsupprimertouteslesdouanesintérieures.

Maislaréalitédesfinancesvientcreverlesoyeuxrideaudel'illusion.Calonne est confronté, comme Turgot, commeNecker, à l'obligation demodifier le système

fiscalafindefairepayerlesprivilégiés,ceuxqu'oncommenceàappelerlesaristocrates.Il imagine un impôt général – la subvention territoriale – et reprend l'idée de Necker

d'assembléesterritoriales,tournantainsilesparlementsetmêmelesintendants.Ilva jusqu'àenvisager l'aliénationdudomaineroyalafinderembourser lesdettes!Et ilcroit

habiledefaireapprouvercesmesuresparuneassembléedenotables.IldénoncedevantellelessupercheriesdeNecker,quiadissimulél'ampleurdudéficitdansson

Compterenduauroi.Enattaquantl'hommedupartiphilosophique,Calonnerenforceencorel'oppositiondel'opinion

éclairée,etenproposantdesréformesàdesnotables,ilsecondamneàleursyeux.Lareineetsonentourageobtiennentsonrenvoile9avril1787.Ilestremplacéparlecardinal

LoméniedeBrienne,undecesnotablesquil'ontcombattu.

Turgot,Necker,Calonne,LoméniedeBrienne:leroi,changeantleshommes,croitrenouvelerladonne,maisc'estàchaquefoissonautoritéquiestentamée,sonimpuissancequiestdénoncée,sasoumissionàlareinequiconcentresurellelescritiques.

Lacrisefinancièredevientaussiunecrisemoralequiexigedessolutionspolitiques.Ellecessed'êtreseulementfinancièrepourdevenirunecrisederégime.

Lesrumeurs,leslibelles,lespamphlets,fontdelareineunepervertie,capabledesevendreàuncardinaldeRohan,grandaumônierdeFrance,delerencontrerdanslesbosquetsdeVersaillesetdesefaireoffrir–enéchangedequoi,sinondesesfaveurs?–uncollierde1600000livres.

Lesbijoutiers,grugés,portentplainte,etleparlementdeParissesaisitdel'affaire.L'assembléegénéraleduclergéprotestecontrel'arrestationdeRohan,quiseraacquitté;unecomtessedescendantedesValois,quiaabusédelanaïvetédeRohan,seraseulecondamnéemaiss'enfuiraenAngleterre.

Lareine, innocente,estàjamaiscompromise.Etleroidevient,auxyeuxdel'opinion, lejouetd'uneépousecorrompue.

L'opinion s'indigne, s'abreuve de ragots, partage le sentiment de cemagistrat : «Un cardinal

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escroc,lareineimpliquéedansuneaffairedefaux!Quedefangesurlacrosseetlesceptre!Queltriomphepourlesidéesdeliberté!»

C'est une constante de l'histoire française – peut-être aussi de l'histoire de toutes les autresnations–qu'unerupturemoraleentrelepouvoiretl'opinionprécèdetoujourslarupturepolitique.EnFrance,c'estleméprisdel'opinionquidonnenaissanceàlacrisederégime.

Onnerejetteunpouvoirquelorsqu'ons'estconvaincuqu'iln'estplusvertueux.Naturellement,lesopposantsàcepouvoir,quandilsnelescréentpas,exploitentlesconditions

pourqueleméprisisolelepouvoiretlemine.Quepeutencoreleroialorsquesonautoritémoraleestatteinteetque,faceàl'oppositionaux

réformes indispensables, il n'apparaît plus légitime,qu'on cherchedoncailleurs–dans l'esprit desLumières–d'autressourcesdelégitimité?

Lessociétésdepenséeetles«clubs»semultiplient.Au club Valois, à la Société des trente, à la Société des amis des Noirs, dans les loges

maçonniques, on rencontre le duc d'Orléans,Mirabeau, Sieyès, La Fayette,Condorcet, Talleyrand,desmembresdelanoblesse«libérale»,desreprésentantsdutiersétatetduclergé.

Une«opinionpublique»secrée,nourrieparlespamphlets,les«correspondances»,leslivres;publiésen1788,ceuxdeSieyès–Essaisurlesprivilèges,Qu'est-cequeletiersétat?–sontparmilespluslus.

Onvoitainsisedessineruneconfrontationentreles«patriotes»–motvenud'Amérique–etlesaristocrates.

Orc'estdanscecontextequ'avecLoméniedeBrienne–l'hommedelareine–LouisXVItenteunenouvellepolitiquequiapparaîtcommeunregaind'absolutisme.

IlimposeauParlementunempruntde420millionsdelivres.«C'estlégalparcequejeleveux»,répond-ilauducd'Orléans,quijugecetemprunt«illégal».

Ilexilelesparlementaires;deuxd'entreeuxsontarrêtés.Ces«privilégiés»,dansleclimatdecrisedurégime,apparaissentcommelesdéfenseursdela

nation.Iln'estpasjusqu'àl'assembléeduclergéquineproclame,enjuin1788,que«lepeuplefrançais

n'estpasimposableàvolonté.Lapropriétéestundroitfondamentaletsacré,etcettevéritésetrouvedansnosannales...Leprincipeneseperd jamaisdevuequenulle impositionnepeutse leversansassemblerlestroisétatsetsansquelesgensdecestroisétatsyconsentent.»

À Grenoble – journée des Tuiles, 7 juin 1788 –, la foule s'insurge pour défendre lesparlementaires.L'arméeintervient,tire.

Au château de Vizille, le 21 juillet 1788, les états du Dauphiné se réunissent et se présententcommeporte-paroledelanation.

Dès lors, les réformes esquissées par Loménie de Brienne et par son garde des SceauxLamoignon(quiveutretirerlepouvoirjudiciaireauxparlements)sontdansl'impasse.EtlemotdeLouisXVI–«C'estlégalparcequejeleveux»–n'estplusqueridicule,encequ'iltémoignedelaprétentionetdel'impuissanceroyales.

Outreledroitàl'étatcivilaccordéauxprotestantsetlareconnaissancedesquarantemillejuifsdeFrance,nerestedupassagedeLoméniedeBrienneaupouvoirqueladécisiondeconvoquerlesétatsgénérauxpourle1ermai1789.

Maisdansquellesconditionslesdéléguésseront-ilsdésignés?

Page 121: Max Gallo - L'Âme de La France

C'estNecker,queleroiappelleenaoût1788,quivadéfinircesmodalités.Leretourdel'hommedesLumièresapparaîtcommeunevictoiredupartiphilosophiqueaprès

l'échecdelasolution«libérale»(Calonne)etdelatentativeabsolutiste(Brienne).MaisNeckercommenceparreculer:ilabrogeleséditsroyaux,annulelaréformejudiciairede

Lamoignon,rappellelesparlements.Resteunedécisionconfirméeparleroile27décembre1788,quidoublelenombredesdéputés

dutiersétatauxétatsgénéraux.Faceàl'ordreduclergéetàceluidelanoblesse,letiersétatrassembleradoncautantdedéputés

qu'eux.Lamanœuvreseveuthabile.Ellesatisfaitles«patriotes»,maisinquiètelesordresprivilégiés.

Elle ne paraît pas décisive, car si le vote par ordre est maintenu, le tiers état restera toujoursminoritaire.Enrevanche,silevotepartêtes'impose,larègle«undélégué,unevoix»ouvriralejeu,cardescurésélusdanslesbaillagespourrontrallierletiersétat,etdesnobles«éclairés»,patriotes,pourrontfairedemême.

Lamajoritépourraalorschangerdecamp.Unebataillepolitiquecapitalevadoncs'engagerautourdelaquestionduvoteparordreoupar

tête.

QuepeutencoreleroideFrance?L'heuren'estplusauxhésitationsetàl'habileté,maisauchoix.Or,àlafindel'année1788,LouisXVIaseulementredistribuélescartessansfixerderègledu

jeu.

35.Voicil'année1789quicommence.D'aucunsvoientlaFrancenaîtreavecelle,commesi,avant,iln'yavaiteuqu'unAncienRégime

etnonunenationmillénairechangeantderoute,certes,en1789,maisrestantelle-même.Comme le dira plus tard, analysant les circonstances et les causes de l'« étrange défaite » de

1940, l'historien Marc Bloch : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamaisl'histoiredeFrance:ceuxquirefusentdevibrerausouvenirdusacredeReims,ceuxquilisentsansémotionlerécitdelafêtedelaFédération(1790).Peuimportel'orientationdeleurspréférences,leurimperméabilitéauxjaillissementsdel'enthousiasmecollectifsuffitàlescondamner.»

LaFrance,donc,avantetaprès1789.

Témoindesévénementsdecetteannéequiseconjugueraaveclemotrévolution,Chateaubriandécrit:

«Lesmomentsdecriseproduisentunredoublementdeviechezleshommes.Dansunesociétéquisedissoutetserecompose,laluttedesdeuxgénies,lechocdupasséetdel'avenir,lemélangedesmœursanciennesetdesmœursnouvelles,formentunecombinaisontransitoirequinelaissepasunmoment d'ennui, les passions et les caractères en liberté semontrent avec une énergie qu'ils n'ontpointdanslacitébienréglée.L'infractiondeslois,l'affranchissementdesdevoirs,desusagesetdesbienséances, les périls même ajoutent à l'intérêt de ce désordre. Le genre humain en vacances sepromènedanslarue,débarrassédesespédagogues,rentrépourunmomentdansl'étatdenature,etnerecommençant à sentir la nécessité du frein social que lorsqu'il porte le jougdes nouveaux tyransenfantésparlalicence.»

Page 122: Max Gallo - L'Âme de La France

Aucoursdespremiersmoisde1789,c'estl'effervescence.«Dans tous les coinsdeParis il y avaitdes réunions littéraires,des sociétéspolitiques etdes

spectacles, les renommées futures étaient dans la foule sans être connues », écrit encoreChateaubriand.

Jamais, à aucun moment de son histoire, la France n'a connu – ni ne connaîtra – une tellemultitudededébatsdansdesassembléesélectorales,desréunionstenuesdanslespluspetitsvillages,avec laparticipationduplusgrandnombre. Il suffit,pouravoir ledroitdesuffrage,d'avoirvingt-cinqansetd'êtreinscritsurlerôledescontributions.

Chacun s'exprime, participe à l'élaboration des Cahiers de doléances, ou bien approuve etrecopieceuxquefontcirculerlessociétésdepensée,lepartidespatriotes.

Desjournauxsecréentchaquejour,deslibellesetdespamphletssontimprimés(plusdecentparmoisen1788,davantageen1789).Onpeutylire:«Pointd'ordresprivilégiés,plusdeparlement,laNationet leRoi !»Lepaysan revendique lapropriétéde la terre, l'égalité, la juste répartitiondesimpôts,lafindelamisère.

Cedébatquis'étendàtouteslesclassesdelasociété,cettelibertédeparler,detoutdire,detoutrevendiquer, cette exigence d'égalité, cette fraternité, le recours à l'élection pour désigner lesdéléguésauxétatsgénérauxquivont«représenter»leursélecteurs,marquentenquelquesmois,defaçondéfinitive,l'âmedelaFrance.

C'est comme si la tradition du débat, confinée dans les parlements, les cours souveraines, lesassembléesdenotables,lesétatsgénérauxeux-mêmes,s'étaitétendueàtoutleterritoirenational,aupeupleentier.

Laréformedémocratique,ledroituniverselausuffrage,laprisedeparole,l'égalitéentretouslesintervenants,sedessinentenceprintemps1789.

Momentcapitaldansl'histoirenationale:«L'espritdelarévolutionquiagitaitlesbourgeoisdesvilles,écriraTocqueville,seprécipitaaussitôtparmillecanauxdanscettepopulationagricoleainsiremuée à la fois dans toutes ses parties et ouverte à toutes les impressions du dehors, et pénétrajusqu'aufond...Maistoutcequiétaitthéoriegénéraleetabstraitedansl'espritdesclassesmoyennespriticidesformesarrêtéesetprécises.Là,onsepréoccupasurtoutdesesdroits;ici,desesbesoins.»

Car lamisère et la faim sont là, aggravéespar la crisedes subsistances, lahausseduprixdupain.

Le salaire d'unouvrier (quinze souspar jour) lui permet seulement d'acheter dupainpour safamille.

Dès lors, en même temps que surgit une démocratie, la violence sociale ensanglante ceprintempsetcetété.

Lespaysansattaquentleschâteaux.Ilsarrêtent,pillentdesconvoisdegrain.À Paris, les 27 et 28 avril 1789, dans le faubourg Saint-Antoine, des milliers d'ouvriers des

manufactures,touteunefoule,assiègentlesfabriquesdepapierpeintappartenantàunrichemembredu tiers état, Réveillon. On brûle son effigie en place de Grève. On pille sa maison. L'arméeintervient.Ondénombreaumoins300mortsetdesmilliersdeblessés.

Ainsis'affirmeunecaractéristiquefrançaise:laconjonctionentreledébatpolitique,lapratique–naissante–deladémocratieélectorale,etlesquestionsocialesposéesparetdansl'émeute,àParismaisaussidanslescampagnes.

À côté du tiers état – aucun paysan, aucun artisan parmi les délégués, mais 300 avocats oujuristes,deshommesd'affaires,etc.–existeunquartétat,celuides«infortunés».

Page 123: Max Gallo - L'Âme de La France

Les liens ou les ruptures entre ces deux réalités sociales, leur alliance ou leur guerre, vontdonnerunvisagenouveauàl'histoirenationale.

Ilsedessinedèsceprintemps1789.

L'existence à l'arrière-plan de ce quart état – le peuple des pauvres,manouvriers et brassiers,paysansnedisposantqued'unpetitlopin,ouvriers,artisans,infortunésdesvilles–amplifielaforcedutiersétat.

«Qu'est-ce que le tiers état ? interroge Sieyès. Tout.Qu'a-t-il été jusqu'à présent dans l'ordrepolitique?Rien.Quedemande-t-il?Àydevenirquelquechose.»

Ce « quelque chose », imprécis et modeste au mois de janvier 1789, devient en quelquessemaines–delaréuniondesétatsgénéraux,le5mai,àVersailles,au23juin,quandlesdéputésdutiersrefusentdequitterlasalleduJeudepaumeoùilssesontrassemblésdèsle20juin,leroiayantfaitfermerlesportesdelasalledesséances–le«tout».

Letiersétatsedonnele17juinlenomd'Assembléenationaleetfaitlesermentdeneseséparerqu'aprèsavoirdonnéuneConstitutionauroyaume.

Leroiinvitele27juinleclergéetlanoblesseàseréunirautiersétat.Ilyauradoncvotepartête,etnonplusparordre.

Laréuniondesdéputésdevient«Assembléenationaleconstituante».

Une révolution politique vient de se produire, renversant l'absolutisme royal, affirmant laprimautédelanation,incarnéeparsesreprésentantsetrégieparuneConstitution.

Parceque l'opinion– lequartétat–emplitdesa rumeuretdesaviolenceencorecontenue lasalleduthéâtrepolitique,etparcequelesacteurssurlascènel'entendent«remuer»,onestpassédessuppliquesetdessouhaitsàl'exigencepolitique.

Cetteconquêtedupouvoirconstituantparla«représentationnationale»s'opèrecontrel'exécutifroyal,quiatentéchaquejourd'enrayerceprocessus.

On ferme la salle du jeu de Paume, et le 23 juin encore le roimenace de dissoudre les étatsgénéraux:«Sivousm'abandonniezdansunesibelleentreprise,dit-il,seul jeferais lebonheurdemespeuples...Jevousordonnedevousséparertoutdesuiteetdevousrendredemainmatinchacundanslessallesaffectéesàvotreordrepouryreprendrevosdélibérations.»

«Lanationrassembléenepeutrecevoird'ordres»,répliquel'astronomeBailly,doyendutiersétat,etMirabeauajoute:«Nousnequitteronsnosplacesqueparlaforcedesbaïonnettes!»

Laviolenceestbrandie.C'estcontrel'exécutifqueleconstituants'affirme.Ilyaura toujours,depuisce temps,unrapportfaitde tensions,desoupçons,entre l'exécutifet

l'assemblée.Cettecaractéristiquenationalesefaitjourencemoisdejuin1789.

Lepouvoiraparucéder.Enfait,ilpréparesacontre-attaque.La«radicalité»estdéjàdevenue

unedonnéeessentielledelaviepolitiquefrançaise.DestroupesroyalessontramenéesdesfrontièresàParis.Ilyauratrentemillehommes,armés

decanonsdesiège,autourdelacapitale.Le11juillet,leroirenvoieNecker:lacontre-attaqueestouvertementdéclenchée.

IlsuffiradecinqjourspourqueLouisXVIrappelleNecker,avouantsadéfaite,perdantencore

unpeuplusd'autoritéetdelégitimité.

Page 124: Max Gallo - L'Âme de La France

C'estque,durantcescinqjournées,l'opinion–lequartétat–s'estembrasée.Lesprécédentshistoriquesrappelésparlesjournauxfrappentl'opinion:oncraintune«Saint-

Barthélemydespatriotes».OnaffrontelesmercenairesdurégimentdecavalerieRoyal-Allemand.Onpousselesgardes-françaisesàladésobéissanceetàladésertionavecleursarmes.Lepouvoirperdsonglaive.Puissonsymbole.Le14juillet,laBastilleestpriseaprèsderéelscombats–98morts,73blessés–,etlaviolence

devientterreurdèscesjoursdejuillet:lestêtesdeLaunay,gouverneurdelaBastille,deFoulondeDoué,dunouveauministreBreteuil,deBertierdeSauvigny, intendantdeParis, sontpromenéesauboutdespiques.

Lequartétat,quiadonnél'assautàlaBastille,exerceàsamanièresajusticeterroriste.Le16juillet,leroirappelledoncNecker.Le17,ilserendàl'hôteldeville,oùBaillyaétéélu

maire de Paris, et La Fayette, désigné pour commander la milice constituée afin de défendre lacapitale.

Lemonarquearborelacocardebleuetrouge.On lui dicte ce qu'il doit faire : « Vous venez promettre à vos sujets que les auteurs de ces

conseils désastreux [le renvoi de Necker] ne vous entoureront plus, que la vertu [Necker] troplongtempsexiléerestevotreappui.»

Lefracasdelafoudre,laviolence,laterreur,leheurtsanglantaveclepouvoir:touslestraitsdelaviepolitiquefrançaisesontdessinés.

Chateaubriandnes'ytrompepasquandilmesurelasignificationdelaprisedelaBastille:«Lacolère brutale faisait des ruines, et sous cette colère était cachée l'intelligence qui jetait parmi cesruineslesfondementsdunouvelédifice.»

Maisles«déguenillés»agitentdevantsesyeuxlestêtes«écheveléesetdéfigurées»portéesauboutd'unepique.

«Ces têtes, et d'autresque je rencontraibientôt après, changèrentmesdispositionspolitiques,écritChateaubriand.J'eushorreurdesfestinsdecannibales,etl'idéedequitterlaFrancepourquelquepayslointaingermadansmonesprit.»

L'émigrationcommencedèsceprintempsde1789.Ilyaurabientôt,commesisouventdansnotrehistoirenationale,un«partidel'étranger»pour

sevouloir,serêveretseproclamerpartidela«vraieFrance».

36.Le bruit que font les tours de laBastille en s'effondrant sous la pioche des démolisseurs, ces

ouvriersàdeminusquelafouleacclame,pasunFrançaisquinel'entende.La surprise, l'angoisse, l'enthousiasme et la colère se mêlent, créant en quelques jours une

«émotionnationale»quiprolongelesdébatsauxquelsontdonnélieu,auprintemps,lesélectionsdesdélégués aux états généraux. Jamais l'existence d'une nation centralisée, déjà fortement unifiée, nes'étaitmanifestéeavecunetelleforce,unetellerapidité.

C'est bien une spécificité française qui est à l'œuvre : entre la capitale – l'épicentre – et lespériphéries,entre lesvilleset lescampagnes,unéchanges'établit, lesévénementsse renforçant lesunslesautres.

C'est l'étatdu royaume,secouépar les jacqueries,et lesquestions fiscalesquiontconduità laréunion des états généraux ; ce sont les événements parisiens qui attisent maintenant les foyersprovinciaux.

Page 125: Max Gallo - L'Âme de La France

Il y a bien, en cet été 1789, unenation qui se reconnaît comme«une » en réagissant avec lamêmeexaltationauxnouvelleset aux rumeursque répandent journaux,pamphletsetvoyageurs.Etque rapportent les députés du tiers quand ils retournent auprès de leursmandants, ou que, commepresquechaquejour,dansleurslettresdétaillées,ilsleurfontlerécitdecequisepasseàl'Assembléenationale constituante,dans les ruesdeParisouautourdecetteBastilleoù l'onadressédes tentespourdescafésprovisoires,où l'onsepressecommeà la foireSaint-GermainetàLongchamp,oùl'onrencontre«lesorateurslesplusfameux,lesgensdelettreslesplusconnus,lespeintreslespluscélèbres,lesacteursetlesactriceslesplusrenommés,lesdanseuseslesplusenvogue,lesétrangersles plus illustres, les seigneurs de laCour et les ambassadeurs de l'Europe : la vieilleFrance étaitvenuelàpourfinir,lanouvellepourcommencer»(Chateaubriand).

Mais,devantcechampderuines,cetteforteresseabattue,cequil'emportedanstoutleroyaume,c'estune«grandepeur».Oncraintlesbrigands,onredoutelestroupesétrangèresappeléesparleroipourmettrefinàcette«jacquerie»nationale.

Lesrumeursserépandent.Lespaysanssesouviennentdesgrappesdependusauxarbresaprèschacune de leurs jacqueries. Ils s'arment. Ils pillent les convois de grain. Ils tuent. Ils attaquent leschâteaux.Ilsincendient.Ilsréclamentlafindesprivilèges.Ilsveulentlaterre.Ilsexigentl'égalité.

Comment arrêter cette marée du quart état, des « déguenillés », des « infortunés », paysanspauvres,manouvriersetsans-culottesdesvilles?

Tousréclamentla«find'unmonde»,unrenversementdel'ordre,afindevoirnaîtreuneautreorganisationsocialedontilssaventseulementqu'elledoitmettrefinauxprivilèges.

L'Assembléenationaleconstituantelesentend,veutlesapaiser:elleabolitlesprivilègesdanslanuitdu4août,etvotelaDéclarationdesdroitsdel'hommeetducitoyen,le26aoûtdecettemêmeannée1789.

Onproclameque«leshommesnaissentlibresetégauxendroit»,que«lesdistinctionssocialesnepeuventêtrefondéesquesurl'utilitécommune».

Pensées et principes radicaux. La France fait l'expérience nationale unique de la naissance, àpartird'unerébellionnationale,d'unerévolution.Del'avènementd'unnouveaumonde.

Laviolenceaimposéladéfaitepolitiqueetmilitairedupouvoirenplace.Mais,danslemêmetemps,lepeuplevadécouvrirquelesprincipesd'égalités'arrêtentàlaporte

despropriétés.Onabolitlerégimeféodal,maisseulementpourcequiconcernelesdroitspersonnels.Ceuxqui

sontliésàlaterredoiventêtrerachetés.On décrète que les « hommes sont égaux »,mais seuls voteront les citoyens « actifs », seuls

serontélusceuxquidisposentdeplusencoredebiens.Démocratie limitée, égalité bornée : la devise de ce monde nouveau est « Liberté, égalité,

propriété».

L'expérience de la nation, au terme de cet été 1789, est donc complexe. Le peuple a faitl'apprentissage de la démocratie politique ; il sait qu'il pèse, que les luttes qu'ilmène peuvent êtrefructueuses,mais,enmêmetemps,sesvictoiressontbornées.

Iladesdroits,maisilafaim.Ilvoit,iléprouvel'existenced'unefractureentrelui,ledéguenillé,lequartétat,etletiersétatdes

citoyens actifs qui, payant l'impôt, sont les vrais acteurs du jeu politique institutionnel – vote,élections,décisions.

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Etcommelafaimperdure,qu'oncraintlarépressionorganiséeparleroietlareine,toujoursenleur château, arborant au cours d'un banquet la cocarde noire avec des officiers du régiment deFlandre,onmarchesurVersailles,les5et6octobre.Ilyalàdesmilliersdefemmes.Onforcelesgrilles.Onpénètredans les appartements de la reine.On tue les gardesdu corps, onbrandit leurstêtes.OnramèneàParis«leboulanger,laboulangèreetlepetitmitron».

Victoiredelaviolence,révolutionquis'amplifieaulieudes'atténuer.On veut masquer cette réalité. Le maire de Paris parle d'un « peuple humain, respectueux et

fidèle,quivientdeconquérirsonroi».EtLouisXVIsedéclare«forttouchéetfortcontent»,affirmantqu'ilestvenuàParis«deson

pleingré».«Indignesfaussetésdelaviolenceetdelapeurquidéshonoraientalorstouslespartisettousles

hommes.LouisXVIn'étaitpasfaux,ilétaitfaible;lafaiblessen'estpaslafausseté,maiselleentientlieuetelleenremplitlesfonctions»(Chateaubriand).

Enfait,onsoupçonne–ouonaccuse–leroi,etsurtoutlareineetlepartidesaristocrates,deprépareraveclacomplicitédel'étranger–Marie-Antoinetten'est-ellepas«l'Autrichienne»?–cette«Saint-Barthélemydespatriotes»quileurpermettraitderétablirleurpouvoirabsolu.

Onsouhaiteraitqu'iln'ensoitpasainsi,etl'opinionoscilleentrel'espéranced'une«fraternité»,d'une « union » autour du roi, et la crainte d'une trahison. Dans les clubs – les Jacobins, lesFeuillants–, dans les« sections» électorales, chez les« sans-culottes», on surveille avecplusoumoinsdesuspicionlepartidelaCour.

Ilyadoncundoublemouvement:Il conduit d'une part à l'organisation de la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, où

100 000 personnes rassemblées sur le Champ-de-Mars prêtent serment à la Constitution. Despancartesrépètentauxcitoyens:«LaNation,c'estvous;laLoi,c'estvous;leRoienestlegardien».C'estlamiseenplaced'unemonarchieconstitutionnelleoùleroideFrancen'estplusquele«roidesFrançais », où ce qui le sacre n'est plus l'onction de Reims, mais le choix du peuple de par laConstitution.EtLouisXVIparaîtacceptercerégimequimetfinàlamonarchieabsolue:«Moi,roide France, dit-il, je jure à la Nation d'employer tout le pouvoir qui m'est délégué par la loiconstitutionnelledel'ÉtatàmaintenirlaConstitutionetàfaireexécuterleslois.»

Mais, d'autre part, on soupçonne le roi et le parti des aristocrates de ne pas accepter lanationalisationdesbiensduclergé–décidéele17avril1790pourgarantirlamonnaiedesassignatscréée en décembre 1789 –, puis laConstitution civile du clergé, qui fait de celui-ci un « corps del'État»etexigedesfonctionnairesqu'ilsprêtentsermentd'acceptercettemesure«gallicane»quelepape,poursapart,condamne(13avril1791).

Ainsi les choix politiques deviennent-ils aussi, de par cette Constitution civile du clergé, deschoixreligieux.

Etla«politique»renvoiedèslorsauxpassionsdesguerresdereligion.Il ne s'agit plus seulement de monarchie constitutionnelle ou de monarchie absolue, mais de

fidélitéaupapeouderejetdesonautorité.Onestprêtrejureurouprêtreréfractaire.Et, le17avril1791, lafouleempêcheLouisXVIdeserendreauchâteaudeSaint-Cloudoùil

doitentendreunemessecélébréeparunprêtreréfractaire.

ParcequelesacreduroideFranceenfaitlereprésentantdeDieusurlaterreduroyaume,entrer

Page 127: Max Gallo - L'Âme de La France

en conflit avec lui, c'est commettre un acte sacrilège, attester qu'on veut créer une « Église »constitutionnelle.

La cohérence existant sous la monarchie absolue entre religion et royauté, l'Assembléeconstituante semble vouloir la maintenir, mais entre un monarque constitutionnel et une Églisesoumiseàl'État,etnonplusaupape.

«L'Égliseestdansl'État,l'Étatn'estpasdansl'Église»,diraundéputédutiers.Maissileroi,enboncatholique,refuselaConstitutioncivileduclergé,celasignifieaussiqu'il

rejettel'idéedemonarchieconstitutionnelleàlaquelleilasembléserallier.

Quandiltentedefuiraveclafamilleroyale,le20juin1791,ilmanifeste,commeill'écrit,qu'ilnepeutaccepterlesnouveauxpouvoirs,ceuxdesdéputés,desclubs,descitoyens.Ilseditfidèleaugouvernementmonarchique«souslequellanationaprospérépendantmillequatrecentsans».

ArrêtéàVarennes,reconduitàParis,ilaurafinideperdre,auxyeuxdelafoulesilencieusequiassisteàsonretourdanslacapitale,telunprisonnier,toutelégitimité.Lessoupçonssesontmuésenaccusation.

Et certains, le 17 juillet 1791, au Champ-de-Mars où Louis XVI avait juré fidélité à la Loi,déposentunepétitionréclamantsadéchéanceetlaproclamationdelarépublique.

L'engrenagerévolutionnaireafranchiunenouvelleétape.Maisl'Assemblée,letiersétat,tousceuxquiveulentenrayercettefuiteenavant,cetteradicalité

qui peut remettre en cause toute l'organisation sociale (les propriétés), échafaudent la fiction d'unenlèvementduroi,etlagardenationalecommandéeparLaFayetteouvrelefeusurlespétitionnaires.

Lesouverainseramaintenuauprixd'unmensongeetd'unecinquantainedemorts.

Journéedécisive, lourdedeconséquencesnonseulementpourlemouvementdelaRévolution,maispourl'histoirenationale.

Un fossé sanglant vient de se creuser entre « modérés », partisans de la monarchieconstitutionnelle, et « radicaux », entre ceux qui recherchent un compromis politique – donc unaccordavecleroi–etceuxquijugentquelemonarqueestuntraître.

LouisXVIinnocenté–maisnuln'estdupedecettefabledel'enlèvement–vaprêtersermentàlaConstitutionle14septembre1791.

Et l'Assemblée nationale constituante cède la place le 30 septembre 1791 à l'Assembléelégislative.

Aprèslafuitemanquéeduroi,l'émigrationdelanoblesses'estaccélérée.L'arméeestencriseetlesoupçondetrahisonpèsesurtoutelaCour.

Avec une lucidité aiguë,Barnave – avocat libéral, élu duDauphiné, partisan d'unemonarchieconstitutionnelle,undesacteursdelaréuniondeVizilleen1788–écrit:

«Ceque jecrains,c'est leprolongement indéfinidenotre fièvre révolutionnaire.Allons-nousterminerlarévolution,allons-nouslarecommencer?Silarévolutionfaitunpasdeplus,ellenepeutlefairesansdanger;c'estque,danslalignedelaliberté, lepremieractequipourraitsuivreseraitl'anéantissementdelaroyauté;c'estque,danslalignedel'égalité,lepremieractequipourraitsuivreseraitl'attentatàlapropriété...»

Mais comment stabiliser une situation dès lors que l'une des pièces principales de l'échiquierpolitique–leroi,laCour,lepartiaristocratique–chercheàreprendreleroyaumeenmaincommesiriennes'étaitpassédepuisleprintemps1789?

Page 128: Max Gallo - L'Âme de La France

37.C'est une France nouvelle que représentent les 745 députés de l'Assemblée législative qui se

réunissentàParispourlapremièrefoisle1eroctobre1791.Robespierreavaitfaitvoterparl'Assembléeconstituanteunepropositiondécrétant,avantdese

séparer,l'inéligibilitédesesmembres.Cesontdoncdeshommesnouveaux,surgisdesassembléeslocales,quiontétéélus.Avocats,médecins,militaires,ilssontlevisagedecetteFrancequi,depuisprèsdetroisans,est

labourée par les événements révolutionnaires, les affrontements sociaux, les bouleversementsinstitutionnelsetcettenouvelleguerredereligionquiopposeprêtresjureursetprêtresréfractaires.

Ainsi naissent à partir des débats électoraux et des « émotions » populaires – Grande Peur,jacqueries, émeutes, cortèges, violences urbaines – les pratiques politiques de la Francecontemporaine.

Depuis1788,danslecreusetde laRévolution,cescomportementsetcessensibilitéspolitiquesvonts'inscriredansl'âmedelaFrance.

Comme l'écrit Chateaubriand, témoin privilégié, l'Assemblée constituante avait déjà été,«malgrécequipeutluiêtrereproché,laplusillustrecongrégationpopulairequiaitjamaisparuchezlesnations,tantparlagrandeurdesestransactionsqueparl'immensitédeleursrésultats».

L'Assemblée législative est tout aussi importante : elle précise les contours d'une exceptionfrançaise.

Aucunpeuplen'afaitàunteldegré,danstoutesonépaisseursociale,unetelleexpérimentationpolitique.

LaFrancedevientlanationpolitiqueparexcellence.

Ilyaàl'Assembléeetdanslepaysune«droite»etune«gauche».Des ébauches de partis politiques reclassent les députés, rassemblent leurs partisans dans des

débatspassionnés.Uneopinionpolitiqueseconstitue,sedéchire,excommunietelleoutelledesestendances.LeclubdesFeuillants(Barnave,LaFayette)estpartisandelamonarchieconstitutionnelle.Ilveut

arrêterlarévolutionaupointoùelleestparvenue.LesclubsdesJacobins(Robespierre)etdesCordeliers(Danton,Desmoulins)veulentdémasquer

lestrahisonsdelamonarchie.La presse – Marat et son Ami du peuple, l'abbé Royou et son Ami du roi –, les libelles,

exprimentcescombatsd'idées,galvanisentles«aristocrates»oules«patriotes».LafoulefaitirruptiondanslasalleduManège,oùsiègel'Assemblée.Elleenvahitlestribunes,

distingueparmilesdéputéscesélusdeBordeaux,cesGirondins–Brissot,Vergniaud,Roland…–augrandtalentoratoire.

Ceux-làclamentquel'Europedoitsuivrel'exemplefrançais.Ainsi se forge, dans ces premiersmois de laLégislative, l'idée que la nation française a une

missionparticulière,qu'elleestexemplaire.Illuifautdevancerparuneguerrepatriotiquecelleques'apprêtent à lui faire – lui font déjà – les émigrés rassemblés dans une armée des princes qui seconstitueàCoblenceautourdesfrèresduroi,lescomtesdeProvenceetd'Artois.

LegirondinIsnarddéclare:«Lepeuplefrançaispousseraungrandcri,ettouslesautrespeuplesrépondrontàsavoix.»

Certains – tel Robespierre – récusent cette prétention, se méfient de ce patriotisme

Page 129: Max Gallo - L'Âme de La France

révolutionnairequidevientbelliciste,quis'imaginequelespeuplesvontaccueilliravecenthousiasmeles «missionnaires armés ».Mais l'idée de guerre s'impose et paraît une solution aux problèmesauxquelsestconfrontélepays.

Surtout,ellecanaliseralapassionrévolutionnaire.Elle permettra par les prises de guerre – le butin – de faire face à la crise financière et

économiquequ'aggravelamauvaiserécoltede1791.

Danslescampagnes,danslesvilles,lepain,laviandeetlesucremanquentousonthorsdeprix.Dansledébatpolitique,desvoixdeplusenplusnombreuses,venuesduquartétat,maisquitrouventéchodansL'Amidupeupleetdanslesclubs,réclamentlataxationdesdenrées.

Lafaim,lachertédelaviepoussentàl'émeute,auxviolences.Ondénonceles«accapareurs».Onimposeparlaforcelesprixdevente.Uneaileradicales'exprime,s'organise,agit,élargissantencorelapalettedescourantspolitiques,

enfournantdanslamachinerévolutionnairedenouveauxcombustibles.

Flambentcependantdéjà,dansdenombreuses régions, lesoppositionsentreprêtres jureursetréfractaires.

Lespaysansdel'Ouests'opposentàcequedenouveauxprêtresviennentdirelamesseenlieuetplacedeleurscurés.

Ici et là, enBretagne, enProvence, dans la vallée duRhône, des « aristocrates » s'organisentmilitairement,parfoisenliaisonaveclesémigrés.

Le9novembre1791,l'Assembléelégislativevoteundécretexigeantdetoutémigréqu'ilrentreenFranceavantle1erjanvier1792souspeined'êtrecoupabledeconspiration.

Le21novembre,unautredécretexigedesprêtresqu'ilsprêtentsermentàlaConstitution.À chacun de ces décrets, le roi oppose, conformément aux pouvoirs que lui accorde la

Constitution,sondroitdeveto.Uneépreuvedeforces'ébaucheentre lepouvoirexécutifet lepouvoir législatifappuyésur le

mouvementdesclubsetsurcetteopinionpubliquesoupçonneuseenversunmonarquequiadéjàtentédeprendrelafuiteetquelesJacobins,lesCordeliers,lesGirondinsetnaturellementMaratsuspectentd'êtrecomplicedesémigrés–sesfrères!–,dunouvelempereurgermanique,FrançoisII,etduroidePrusseFrédéric-Guillaume.

Auplusgrandnombre,laguerreparaîtlemoyendedénouercescontradictions.Leroiseracontraintdesedémasquer,dechoisirsoncamp.Etelleobligeralesmonarchistes,les

ennemisdel'intérieur,àprendresoitlepartidelaFrance,soitceluidel'étranger.

Cette fuite en avant, rares sont ceux quimesurent qu'elle ne peut que favoriser une dictaturemilitaireetlaradicalisationdelasituation.

Le«partidelaCour»lasouhaite.Leroinommedoncunministregirondinfavorableàlaguerre.Le 20 avril 1792, un ultimatum est lancé à l'empereur et aux princes allemands pour qu'ils

dispersentlesémigrésmasséssurleursterritoires.La Cour imagine que l'armée française, affaiblie par les luttes politiques et l'émigration de

nombredesesofficiers,vas'effondrer,etqu'avecleconcoursdesPrussiensetdesAutrichiensl'ordreserarétablidansleroyaume,etlepeuple,enfinchâtié.

AinsilaFrances'engage-t-elledanslapolitiquedupire.

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3

LALOIDESARMES

1792-1799

38.Laguerrecommencele20avril1792.Premièresdéfaitessurlesfrontièresnordetest,lelongdesroutestraditionnellesdesinvasions.Lepeuplesesouvient.Ils'inquiètepourlesortdecetteville-verrou,Verdun,quicommandele

chemin de Paris et dont le nom, depuis le temps de Charlemagne, est inscrit dans la mémoirenationale.

Laguerreravivelessouvenirsdetouslescombatspourladéfensedelapatrie.Quand,le25avril1792,àStrasbourg,RougetdeL'IsleentonnepourlapremièrefoissonChant

deguerrepourl'arméeduRhin,ilempruntecesmots:Auxarmes,citoyens!aussibienauxaffichesdelaSociétédesamisdelaConstitution,quiinvitentàs'enrôler,à«vaincreouàmourir»,qu'auxappelsàrésisteràl'arméeespagnolelancésen1636etquisouhaitaientqu'un«sangimpurabreuvenossillons».

QuantàlamusiquedesonChantdeguerre,elles'inspired'unthèmedeMozart,lefranc-maçon,lemusiciendesLumières,morten1791.

Dansunpayscentraliséoùexistedepuisdessièclesunsentimentpatriotique,laguerre,dèslespremiers combats de 1792, associe nation et révolution, défense de la patrie et défense des droitsnouveaux.

Lecitoyenestpatriote.L'ennemidelarévolutionestuntraîtreàlanation.Àceuxquicrient«Viveleroi!»onrépond«Vivelanation!».Laloidesarmessimplifie,radicalise,exclut,condamne.Point de place pour les modérés – les Feuillants – adeptes du compromis, par sagesse, par

intérêt, pour protéger les propriétés, maintenir la monarchie constitutionnelle, garante de la paixcivileetdel'ordresocial.

Enchoisissant lapolitiquedupire– laguerre–, lepartide laCouracrupouvoiréteindre lebrasierrévolutionnaire.C'estl'incendiegénéralqu'ildéchaînecontrelui.

Ensouhaitantlaguerre,lesGirondins,quiespéraientainsigouvernerlarévolution,ontouvertlaporteauxhommeslesplusdécidés,aux«sans-culottes»lesplusradicaux.

Le temps n'est plus ni à Louis XVI, ni à Barnave ou La Fayette, ni même à Brissot, mais àDanton,DesmoulinsetbientôtRobespierre.

Laloidesarmes,lesidéesextrêmes,imposentdèslorsleurempreinteprofondedansl'âmedelaFrance.

Que le roi – enmai puis en juin – oppose son veto à un décret instituant la déportation desprêtresréfractaires,puisàunautrecréantuncampde20000fédérésàParis,etaussitôtondemandesasuspension.

Onenvahitle20juinlesTuileries,oncontraintLouisXVIàsecoifferd'unbonnetphrygien,onl'humilie.

Ilnecèdepas.

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LapresseroyalisteinvitelesamisduroiàrejoindreParispourdéfendrelesouverain.L'amalgame est fait entre les aristocrates, le monarque, et ces Autrichiens et Prussiens qui

avancentverslacapitale.Oncrie:«Périssentlestyrans!Unseulmaître,laLoi!»Etonproclame«lapatrieendanger»(le11juillet).L'amalgamesefaitentrecitoyensetpatriotes.

ToutelaFranceentendroulerletambour,battreletocsin;200000volontairess'enrôlentdanslesarméesdelanation.

Les fédérésmarseillaismarchent vers Paris en entonnant leChant de guerre pour l'armée duRhin,devenuLaMarseillaise.

Lescampssont faceà face.Entreeux,cenepeutplusêtreque laguerre, lavictoirede l'unetl'écrasementdel'autre.

Laloidesarmesestsansappel.

Elles'exprimedanslemanifeste,connuàParisle28juillet,dugénéralprussienBrunswick.IlaétéécritparlemarquisdeLimon,unémigré.IlmenaceParisd'une«exécutionmilitaireetd'unesubversiontotale,etlesrévoltésausupplice

silesParisiensnesesoumettentpasimmédiatementetsansconditionàleurroi».«Lesvengeancesapprochent»,écriventlesjournauxroyalistes.C'estlaguerredansParis.Le10août1792,l'assautestdonnéauxTuileries.Lesdéfenseursduroisontdesaristocratesetdesmercenairessuisses;lesgardes-françaisesont

rejointlesassaillants,lessans-culottesetlesfédérésmarseillais.Vraiscombats:plusdemillemorts,dontsixcentsdéfenseursmassacrés.

UneCommuneinsurrectionnelleestcréée.Désormais,ilexisteencoreuneAssembléelégislative–auprèsdelaquellelerois'estréfugié–,

maiscettedémocratiereprésentativeaenfaced'elle,détenantlaforcedessans-culottesenarmes,laCommune, démocratie directe, vrai pouvoir qui fait emprisonner le monarque et sa famille auTemple,obtientsasuspensionetlacréationd'untribunalextraordinaire.

Commenceletempsdessuspects,desvisitesdomiciliaires.

Souslapressiondelaguerre,l'engrenagedelaviolenceetdelaterreurtournedeplusenplusvite,parceque les troupesaustro-prussiennesavancent,qu'ellesoccupentVerdun le2septembre,etque la peur des représailles, de la vengeance annoncée par le manifeste de Brunswick, suscite lahaine.

Onmassacre,danslespremiersjoursdeseptembre,lessuspectsemprisonnésàParis–plusde1300victimes–,etcette«Saint-Barthélemy»révolutionnaires'étendàtoutleroyaume.

Ontuesansjugement,onprofanelescorps–ainsiceluidelaprincessedeLamballe.Larévolutionengendreunenouvellepassion«religieuse»,terroriste;deuxcentvingtansaprès

laSaint-Barthélemy,lesruesdeParissontànouveaurougesdesang.

La patrie en danger, les volontaires, l'assaut des Tuileries, le 10 août, La Marseillaise, laCommune, les massacres de Septembre : autant de références qui se gravent dans la mémoirenationale,dansl'âmedelaFrance.

L'élandesvolontaires,lesangdelaguerreetdesmassacres,déchirentetcimententàlafoislanation.

Partidesaristocratescontrepartidespatriotes.Ennemisdelarévolutionfaceauxrévolutionnaires.

Page 132: Max Gallo - L'Âme de La France

Drapeaublancetfleurdelyscontredrapeautricolore.Blanccontrebleu.Maisaussi«bleu»différentdu«rouge»,carl'exigenced'égalités'estimposéeenmêmetemps

quelaguerre.Mourirpourlapatrie?Soit.Maisqu'elledeviennealorsaussilapatrieduquartétat!Cesdivisions,cesrevendications,sontautantdenervuresquisesuperposentous'opposentdans

l'âmedelaFrance.

Maislaguerrefavoriseaussil'amalgamedespatriotescontrel'étrangeretsesalliés,lesémigrés.Lespaysansmènentuneguerredepartisanscontrelestroupesaustro-prussiennesquiavancent

versValmy,unefoisVerdunconquise.Les troupes françaisescomposéesde jeunesenrôlés,encadréespardesgénéraux (Dumouriez,

Kellermann)etdesofficiersde l'arméedu roi,avec,parmieux,desaristocrates,comme leducdeChartres–futurLouis-Philippe–,fontreculerlestroupesdeBrunswickaucride«VivelaNation!»

Maisce«VivelaNation!»avaleuruniverselle.«Dece lieu,dece jourdateunenouvelleépoquede l'histoiredumonde»,diraun témoinde

l'affrontementdeValmy.IlsenommeGoethe.

39.Lavictoiredel'arméedelanationsigneladéfaitedelamonarchieetlacondamnationduroi.La nouvelle Assemblée, la Convention, abolit à l'unanimité la royauté dès le lendemain de

Valmy,le21septembre1792.Elleproclamela«Républiqueuneetindivisible».Ainsi s'ouvre une séquence majeure de l'histoire nationale, après plus d'un millénaire de

monarchie.Maiscetteruptureinstitutionnellenaîtdanslefracasdesarmes.

La République est combattante. Elle n'a pas surgi du lent travail consensuel de partis qui

s'opposentenserespectant.Ellen'estpasenfantéepardesdébatsparlementairesdanslecadred'uneassemblée.

LaConventionentérineettraduitlerapportdesforcessurlechampdebataille.Lessoldatscriaient:«VivelaNation!»Celadevient:«VivelaRépublique!»AprèsValmy,ilyauraJemappes–le6novembre1792–,l'invasion,l'occupation,l'annexionde

laBelgique.LaRépubliqueestconquérante.Elle seveut libératrice.Elleannexe les royaumes, lesvilles, lesprincipautés,pour lebiendes

peuples.Elleestlegermed'une«GrandeNation».Elle apporte « secours et fraternité à tous les peuples qui veulent recouvrer la liberté ».Et la

Convention«chargelepouvoirexécutifdedonnerauxgénérauxlesordresnécessairespourportersecoursetdéfendrelescitoyensquiauraientétévexésetpourraientl'êtrepourlacausedelaliberté».

Voicivenuletempsdes«missionnairesarmés»etceluidescoalitionsantifrançaisesquivont– de 1793 à 1815 – rassembler, au gré des circonstances, l'Angleterre – qui ne saurait tolérer unAnversfrançais–,l'Autriche,laHollande,laPrusse,l'Espagne,laRussie,Naples,laSardaigne...

LaRépubliquevitsouslamenace.L'arméeestsonglaiveetsonbouclier.

Maislaguerren'estpasqu'auxfrontières.

Page 133: Max Gallo - L'Âme de La France

Parcequ'ilfautunelevéeenmassepourconstituerunearméeimmense–400000volontaires,700 000 soldats –, il faut des réquisitions, des fournitures – vivres, armes, uniformes, etc. –, etl'assignats'effondre.Tandisque les«munitionnaires»fontfortune, lespaysansserebiffentcontrecetimpôtdusang.

Ilfauttenir,sévir.Laterreurestl'enversdelaguerre.Soixantedépartements–surquatre-vingt-trois–serontbientôteninsurrection.

LaRépubliqueuneetindivisiblecrée,enmêmetempsqu'elleunifie,lesillonquidiviselanation.L'âmedelaFranceestainsicouturéeparcescicatricessanglantesquidéfigurentlepays,ences

annéescruciales1793-1794,etlemarquentaussiprofondémentquedessièclesdemonarchie.

IlyaladivisionentrerépublicainsauseindelaConvention.LesJacobins«montagnards»–ilssiègentenhautdel'Assemblée–sontcentralisateurscomme

l'étaient–car,souslarupture,lescontinuitéss'affirment–RichelieuetLouisXIV.

Page 134: Max Gallo - L'Âme de La France

En face, les Girondins sont fédéralistes, veulent réduire « Paris à un quatre-vingt-troisièmed'influence».

Maislaguerreexige–techniquement,mentalement–quelanationseplieàladisciplineuniquequi s'impose à toute armée. Et les défaites (Neerwinden enmars 1793), les trahisons (Dumouriezpasseàl'ennemi),lesinsurrections(enVendée,àLyon,enProvence,oùlesroyalisteslivrentToulonauxAnglais),condamnentenjuin1793lesGirondins–arrêtés,jugés,décapités.

Dèslesorigines,laRépubliqueaainsideuxvisages:lejacobins'opposeaugirondin.Cettedivisionperdurera,rejouantlascènesansfinsousdesnomsdifférents,avecplusoumoins

de violence : Parisiens contre provinciaux « décentralisateurs », républicains autoritaires contrerépublicainsdémocrates.

En fait, cette fracture entre républicains est d'autant plus nette qu'elle se superpose à d'autresdivisions,etqu'ainsi,malgrél'affirmationréitéréedeRépubliqueuneet indivisible, laFrance,paystoujoursmenacédetensionsetdedéchirements,resteaussiémiettéequ'ellel'asouventété.

D'un côté, on retrouve ceux qui veulent ouvrir le procès du roi afin de le condamner, del'exécuter. De l'autre se regroupent lesmodérés, les attentistes qui craignent une division radicaleentrelaFranceancienneetlanouvelle.

Mais la guerre est là. Les royalistes sont à Toulon, à Lyon, à Nantes, aux côtés des arméesennemies.

Le procès du monarque est un des aspects de la guerre. La Convention l'ouvre dèsnovembre1792.«L'éliminationduroiestunemesuredesalutpublic,uneprovidencenationale»,ditRobespierre.

«Toutroiestunrebelleetunusurpateur,ajouteSaint-Just.Louisestunétrangerparminous.Onnepeutrégnerinnocemment,lafolieenesttropévidente.»

Lamortestvotéepar361voixcontre360.LouisCapetseraexécutéle21janvier1793,etsatêtemontrée,sanglante,aupeuplerassemblé.

CettemortdeLouisXVIlaisseunvidebéantaucœurdel'histoirenationale.Plus d'unmillénaire d'acceptation, de respect, de vénération, d'obéissance à l'égard de ce roi

sacré,thaumaturge,représentantdeDieusurterre,unissantlaFranceàl'Égliseetaudivin,setrouveainsitranchénet.

LaFrance,nationmystiqueetpolitique,enestprofondémentdiviséeetblessée.Et alors que les rébellions armées – enVendée notamment – se prolongent, s'amplifient, que

l'élan patriotique est nécessaire pour repousser l'ennemi aux frontières, il ne faut pas que soitentendue la voix de Louis XVI qui, sur l'échafaud, crie, dans les roulements des tambours :« Français, je meurs innocent, je pardonne àmes ennemis, je souhaite quemamort soit utile aupeuple!JeremetsmonâmeàDieu.»

Onabesoind'uneautre«religion»,d'uneautremystiquepoursoutenirlaRépublique.D'abord,ilfautqu'onenfinisseaveclechristianisme,liéàlamonarchie.VoltaireaétéadmisauPanthéondèsle11juillet1791,etonacélébré«l'hommequicombattit

les athées et le fanatique, qui inspira la tolérance, qui réclama les droits de l'homme contre laservitudedelaféodalité».

LaConventionaréhabilitélechevalierdeLaBarre.Elleabolitl'esclavagele4février1794.Elleva tenter, avec un nouveau calendrier – le décadi remplaçant le dimanche, thermidor, juillet,brumaire,novembre,etc.–,deparacheverladéchristianisation.

ElleorganiselecultedelaRaison,adoptele«déismevoltairien»,célèbrel'Êtresuprême.ElleveuttransformerlaRépubliqueenmystique.

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Mais elle dresse ainsi contre cette parodie de religion aussi bien les catholiques que lessceptiques,lescroyantsquelescyniques.

Dans l'âme de la France, ces divisions aux origines de la République, cette fracture entreplusieurs France, cemysticisme républicain, cette idée d'unemission universelle de libération despeuplesassuméeparlanation,sontautantdesourcesdefrictions,defermentsdeguerrecivile.

La France de 1793-1794 est une fois encore le pays de la Saint-Barthélemy, des guerres deReligion.

Si la nation n'éclate pas, c'est d'abord que le pays défend son sol contre l'étranger. Que lepatriotisme–«Mourirpour lapatrieest lesort leplusbeau, leplusdigned'envie»,chante-t-on–soulèveetrassemblelamajoritédelanation.

Celle-ciestenarmes.Ellerésiste.L'amalgameentresoldatsvolontaires,conscritsdelalevéeenmasse,anciensdesrégimentsdu

roipromusofficiersdelaRépublique,bientôtjeunesgénéraux,seréalise.Lepatriotismeetl'héroïsme,lajeunessedecepays,lepluspeupléd'Europeetàl'arméelaplus

nombreuse,cimententlanation.L'âmedelaFrance,monarchisteaussibienquerépublicaine,estmartiale.

Celanesuffiraitpasàempêcherladésagrégation.SilaRépubliqueenarmesdessinel'ébauched'unpouvoirtotalitaire,c'estmoinsparlamiseen

œuvred'uneidéologiequiencontiendraitlegermequeparlesnécessités«techniques»delaguerreauxfrontières,etsurtoutàl'intérieur.

SilaFranceestdivisée,c'estqu'ilexistedes«traîtres».Onouvreles«armoiresdefer»delamonarchie;onytrouvelesnomsdes«stipendiés»delaCour,et,parmieux,MirabeauetBarnave.Dumouriez,levainqueurdeValmy,estpasséàl'ennemi.LaFayettel'adéjàfait,commedesmilliersd'officiers,d'émigrés.

Il faut un Tribunal révolutionnaire, une loi des suspects, un Comité de sûreté générale, unComitédesalutpublic.D'abordàParis,puisdanslesdépartements,prèsde200000sans-culottessontréunis et organisés en parti révolutionnaire, le parti jacobin, qui s'appuie sur des représentants enmission.

Lepartiestl'œildelasurveillance.Ildénonce.Ilchâtie.Car,auboutdecettesuspicion,laTerreurestàl'ordredujour.Ondénombre500000suspects.Onguillotine.Peut-êtreya-t-ilplusde100000victimes.Onconfisque,aveclesloisdeventôse(février1794),lesbiensdessuspects.Onveuts'attacher,aveclesloissurlemaximumdesprix,lescitoyenslespluspauvres.Onleur

promet l'« égalité sainte » en votant la Constitution de l'an I (24 juin 1793), laquelle ne sera pasappliquéepuisque,faceàlaguerre,legouvernementestdit«révolutionnairejusqu'àlapaix».

Larépression–àLyonontireaucanonsurles«royalistes»,àNantesonlesnoie,enVendéeonlesfusille,partoutonlesdécapite–n'épargnepersonne,puisquetoutlemonde,dèslorsqu'ils'opposeàlapolitiqueduComitédesalutpublicoùRobespierreafaitsonentréeenjuillet1793,estsuspect.

Onguillotine les«enragés»qui réclamaientpour lequartétatune« révolutionsociale»,unnouveaumaximumdesprix,etnonpasl'applicationd'unmaximumpourlessalaires.

Marataétéassassiné le13juillet1793parCharlotteCorday,sinonilauraitétéde lacharrettequi,auprintemps1794,conduitlesenragésàl'échafaud.

Puisceseraletourdes«indulgents»–Danton,Desmoulins–,accusésdevouloirmettrefinàla

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Terreur, à la guerre, donc à la révolution, et soupçonnés de vouloir abandonner la mystiquerépublicaine.

ProcèsbâclépourétoufferlagrandevoixdeDantonenceprintemps1794.Certes,lesarméesdelaRépubliqueterroristesontvictorieusesencemêmeprintemps(Fleurus,

le26juin),maislepouvoirestisolé.Les enragés sont toujours en quête de pain bonmarché, et crient devant le blocage de leurs

salaires:«Foutumaximum!»LaRépubliquen'estpluspoureuxqu'unrégimeparmid'autres.Lanationestépuisée,etchacunsesentsuspect.Pourquoicettesurveillance,cesexécutions,silavictoireestacquise?Robespierreetsespartisansseretrouventseulsparmilescadavresdesenragésetdesindulgents,

ciblestoutesdésignéespourtousceuxqui,aprèsavoirmisenœuvreuneimplacableterreur(Barras,Fouché),craignentqu'elleneseretournecontreeux.

Le9thermidoranII(27juillet1794),Robespierreestrenversé.Centseptdesespartisanssontdécapités.Jamaisonn'aautantexécutéenunjour.

Ce paroxysme terroriste et républicain, cette politique mystique et patriotique, ces luttesinexpiablesentrefactions,segraventdansl'âmedelaFrance.

Aumoment où le pays invente la démocratiemoderne – élections aux états généraux, débats,Constitution–,ilengénèreaussilespathologies:leparti«unique»,laloidessuspects,leTribunalrévolutionnaire,laTerreur.

Laguerrecontamineainsitoutl'ordrepolitique.Saint-Just,l'unedesvictimesdu9thermidor,adit:«LaRévolutionestglacée.»LaRépubliquel'esttoutautant.

40.Cinq années seulement, mais un fleuve d'événements et de sang, séparent cet été 1794 de

l'an1789,quandlapriseetladestructiondelaBastilleallaientfaireentrerlaFrancedansceterritoireinconnunomméRévolution.

Leshommesqui siègent à laConvention, après la chutedes robespierristes, saventqu'ils sonttousdessurvivantsdecetteimprévisibleetinterminableodyssée.

Pendant laTerreur, comme lediraSieyès, ils ont «vécu» en s'enfonçant dans le «marais »,évitant de choisir entre Girondins et Jacobins, pour échapper à la loi des suspects, au Tribunalrévolutionnaire,àlacolèredesenragés.

Mais,à laConvention, ilsontapprouvélesmesuresdesalutpublic,passeulementparcequ'ilscraignaient,ens'yopposant,defairefiguredesuspectsetdemonterdanslacharrettepourl'échafaud,mais parce qu'ils ne voulaient pas du retour à l'Ancien Régime. Ils en auraient été les premièresvictimes, trop révolutionnaires pour ces émigrés qui se pressaient aux frontières avec les arméesétrangères.

Maintenant que la « crête » de la Montagne a été arasée, ils veulent endiguer le fleuve, lecanaliserafinqu'ils'apaise,quelaRépubliqueprofiteauxrépublicains,c'est-à-direàeux.

Car, après ces temps tumultueux, ces jours de terreur, les survivants aspirent à jouir de leurvictoire.IlssontlaRépublique.

Ceux qui, comme les frères du défunt roi, le comte de Provence (successeur en titre deLouisXVIaprès lamortà laprisonduTemple, le8 juin1795,duDauphinLouisXVII), lecomte

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d'Artois, imaginent qu'ils vont pouvoir restaurer l'Ancien Régime (catholicisme religion d'État,ordresreconstitués,parlementsrétablis,déclarelefuturLouisXVIIIdanssaproclamationdeVérone,le24juin1795),necomprennentpasquelesconventionnelsentendentcréer«leur»République.

Ils ne veulent ni de l'AncienRégime nimême d'unemonarchie constitutionnelle que les pluslucidesparmilesroyalistesenvisagentencore.

Ce«marais»,ceshabiles,cesprudents,ceschanceux,cesréalistes,cessurvivantsquidétiennentenfinlepouvoir,veulentlegarderpoureux.Certainssesontenrichis.Ilsexprimentledésirdecettecouchesocialequiaacheté lesbiensconfisquésauxémigrés,auxsuspects,à l'Église.Ceshommessontpatriotesparconvictionautantquepar intérêt.Ilsneveulentêtrespoliésnipar lesaristocratesréclamantleursbiens,niparlessans-culottesexigeantqu'onlespartage.

AveccetteConventionthermidorienne,laFranceexpérimenteuneformepolitiquenouvelle:legouvernement républicain du centre, une sorte de « troisième force » hostile avec autant dedéterminationauxroyalistesqu'auxjacobinssans-culottes.

Et se servant de l'une ou l'autre de ces factions pour écraser la plus menaçante des deux etrenforcerainsilecentre.

Certes,pourbrisercesextrêmes,ilfautdisposerd'uneforcearmée.Précisément, les soldats de la nation sont victorieux aux frontières. Après la Belgique, la

Hollande est conquise. On imagine des « républiques sœurs », un agrandissement de la Francejusqu'aux frontières « naturelles » (le Rhin). Et la première coalition se disloque : la Prusse, laHollandeetl'Espagnes'enretirent.

Reste l'intraitable Angleterre, toujours menaçante, ravivant la guerre en débarquant dans lapresqu'îledeQuiberon4000émigrés(26juin1795)afinderanimerdanstoutl'Ouestl'insurrectionvendéenneaveclaquelleParisavaitréussiànégocierunetrêve.

Enquelquessemaines,legénéralHochevaécrasercesémigrés:onlesfusilleraparcentaines,etleurschefs,Stofflet,Charette,serontexécutésquelquesmoisplustard.

Cesconventionnelsquiveulentgouverner«aucentre»nesontpasdeshommesàscrupules.

Encinqannées,ilsontapprisqu'ilfautsavoirannihilerl'adversaire,détruirelafactionrivale.LaRévolutionafaitdetousleshommespolitiquesfrançaisdescyniquesquisedéterminentenfonctiondurapportdesforces.

Ces thermidoriensn'ont pas hésité à se servir de la « jeunessedorée», de ces «muscadins »royalistes, pour fermer le club des Jacobins (12 novembre 1794), briser les sans-culottes, cette«queuedeRobespierre»quiréclamaitdupainpourlespluspauvres.

Caronafaim,danslequartétat.L'assignatn'estplusqu'à8%desavaleurnominale.Lesprixdesdenrées(viande,pommesdeterre)ontaugmentéde400à900%.

DesmèressesuicidentavecleursenfantsensejetantdanslaSeine.D'uncôté,cesrépublicainsthermidoriensjouissentdeleursbiens,mais,àlaportedescafésoù

ilssegobergent,desrépublicainssans-culottescrientfamine.Lepeuplefaitl'expériencequelaRépubliquepeutlelaissermourirdefaim,queleschangements

institutionnelsn'effacentpaslamisère.Alorsonserassemble,onsesouvientdes«journéesrévolutionnaires».Lesfemmesetlessans-

culottesenvahissentlaConventionle12germinal(1eravril1795)etle1erprairial(20mai1795).Onlance aux conventionnels : « Que le sang coule, celui des riches, des monopoleurs et des

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spéculateurs!DutempsdeRobespierre,laguillotinefonctionnait,maisonmangeaitàsafaim!»Lepouvoirlaissel'insurrectionsedéployer,certainsdéputésmontagnardsserallieràelle,puis

l'armée et les sections modérées de l'ouest de Paris encerclent le faubourg Saint-Antoine. Aprèsquelquesjoursderésistance,cette«Commune»desans-culottesestécraséeparlesarmes.

Onexécute.Oncondamneàmort.Sixdéputésmontagnardssesuicident.Lesrépublicainsducentreprouventqu'ilssaventeuxaussisemontrerimpitoyables.

Ainsis'inscritdans l'âmede laFrancel'idéequel'ordre, lerespectdesbiensetdespropriétés,

l'emploi de la force contre ceux qui veulent les violer, peuvent aussi faire partie d'une politiquerépublicaine.

Unjour,danslesannées1870,Thiersdira:«LaRépubliqueseraconservatriceouneserapas.»EtlestroupesversaillaisesmaterontleParisdelaCommune.

Lapérioderévolutionnaireaaussi«inventé»cettepolitique-là.

Elle laisse faire les bandes royalistes qui, à Lyon, à Marseille, en Provence, traquent lesJacobins,lesmassacrentdanslesprisons–àAix,àTarascon,àMarseille,etc.,ondénombreraprèsd'unmillierdevictimesdecette«terreurblanche».

Mais,dèslorsquecesmêmesroyalistesreprésententànouveauunemenacepourlepouvoir,lesthermidorienssontprêtsàtoutpourdéfendreleurRépublique,quiestaussilaRépublique.

Ilsl'ontmontrédanslapresqu'îledeQuiberonenfusillantlesémigrésdébarquésparlesnaviresanglaisetfaitsprisonniers.

Pour défendre le nouveau régime, ils dressent aussi une forteresse constitutionnelle, laConstitutiondel'anIII(août1795),quicomportedeuxConseilsélusparles20000Françaislesplusriches:celuidesAnciensetceluidesCinq-Cents,ainsiquecinqDirecteurs,renouvelableslesunsetlesautrespartierschaqueannéeoutouslestroisans.Lepeuple«approuve»parunmilliondevoixpour,50000contreet...cinqmillionsd'abstentions.

Maispeuimporte:laprocédureest«démocratique»,elleestbienformellementrépublicaine.Etles royalistes, qui espéraient subvertir laRépublique enpénétrant légalement ses institutionspar lavoieélectorale,sontbernés.

Par200000voixcontre100000, lesconventionnelsonteneffet faitadopterundécretditdesdeuxtiersquiprécisequelesdeuxtiersdesmembresdesnouveauxConseilslégislatifsdevrontêtrechoisisparmiles...conventionnels!Lesroyalistesetlepeupledécouvrentqu'onpeutconcevoirdesinstitutionsformellementrépublicainesquipermettentdecontrôlerlesélectionsparunjeupolitiquetruqué.

Nouvelleleçondepolitique«moderne»donnéeparlaRévolution,lagrandeécoleducynismepolitique.

Il ne reste plus aux royalistes qu'à tenter eux aussi une « insurrection », une « journéerévolutionnaire».

Le13vendémiaire (5octobre1795), ils rassemblent vingtmillemanifestants en armesqui sedirigentverslaConvention.

Barras – ancien terroriste, bien décidé à jouir des biens et du pouvoir dans ce régime quidésormaisestlesien–,chargéducommandementdestroupesdeParis,vas'adjoindredesgénérauxconnuspourleurssentimentsjacobins.L'und'eux,suspectde«robespierrisme»,amêmeétéarrêtéenthermidor.Depuislors,iltraînesonsabreinutiledansParis.

Ilvadisperseraucanonlesroyalistes,quilaissenttroiscentsmortssurlesmarchesdel'égliseSaint-Rochetdanslesruesavoisinantes.

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LaRépublique est donc « sauvée ». LaConvention peut se séparer, le 26 octobre 1795, pourlaisserplaceauDirectoire.

Maisce«centre»républicainn'asurvécu,nel'aemportéqueparcequel'arméeluiaobéi.La guerre aux frontières a fait de l'armée la garante de l'ordre intérieur, et donc de la

République.Elleestentréesurlascènepolitiqueetyajouéaussitôtunrôledéterminant.Peut-elleaccepterderetournerdansl'ombre?Le«généralVendémiaire»senommeNapoléonBonaparte.

41.Ce général Bonaparte qui noie dans le sang, à coups de canons, une tentative d'insurrection

royaliste,laFrancenepourraplusl'oublier.Ainsi, le 13 vendémiaire (5 octobre 1795) commence à se creuser un nouveau sillon dans

l'histoirenationale.L'âmedelaFrancevas'entrouvermarquéeenprofondeur.Unetradition,celledel'homme providentiel, de l'homme du recours, hissé au-dessus des factions – ou des partis – quis'opposent,sedessinedeplusenplusnettementdurantcesquatreannéesquivontseterminerparlecoupd'Étatdes18et19brumaireanVIII (9et10novembre1799),quandBonapartemettra finauDirectoireets'empareradelaréalitédupouvoir.

La Révolution qui avait mis en place un régime d'assemblée, qui s'était définie, avec laRépublique, comme la structure la plus opposée à lamonarchie absolue, donnedonc naissance aupouvoirpersonneld'ungénéral,lecteuretadmirateurdeCésar.

Lesthermidoriens,quiavaientaffirméqu'ilsnevoulaientni«deladictaturedeCésarnidelaroyautédeTarquin»,ontfaitappelpourlesdéfendreàunhommequiserêveempereuraprèsavoirconquislagloiresurleschampsdebataille,àl'imagedeCésar.

Dansl'âmedelaFrance,sonaventuredevientuneréférence.

Pourcertains,ilestl'antimodèle,l'ogre«infamant»,legénéralputschiste.Pourd'autres,ilestlechef exemplaire, charismatique, qui balaie les politiciens corrompus, lâches, incapables, petitshommessansgloirequelavued'unmanipulesuffitàdispersercommedesoiseauxapeurés.

Mais,quelquesoitlejugementqu'onportesurlepersonnage,ilestl'undesmôlesquimarquentlesdébutsdelapériodecontemporainedenotrehistoire.

Uncourantpolitiqueseformeautourdelui:espéranceoumenace,c'estlebonapartisme.Faceàl'impuissancedespoliticiens,l'hommedurecours,paruncoupd'Étatquelégitimelasituationdelanationetrestaurel'ordreetl'autorité.Ilunifielepeuple.Ildéfendlesintérêtsdetoutelapatriecontreceux qui, révolutionnaires oumonarchistes, n'agissent qu'en fonction de leur idéologie ou de leurclientèle.

Ilincarnelecentreopposéauxextrêmes.Saforceluivientdecequ'ilalesoutiendupeupleetdesarmées.

Sicegénéraldecoupd'État,cedictateur–oubiencehérosmétéorique–s'est imposéjusqu'à

occuper pareille place dans l'âme de la France, c'est que la situation de la nation favorise sonentrepriseetpermetàsonambitiondeseréaliser.

Encesdernièresannéesduxviiiesiècle,aprèslatourmenterévolutionnaire,lasociétéfrançaiseasoifdepaixintérieureetdestabilité.

Lesnotables,lesnantis,lespaysans,quiontprofitélesunsdelaventedesbiensnationaux,les

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autres,delasuppressiondesdroitsseigneuriaux,aspirentaucalme.

La guerre ne les affecte qu'indirectement (conscription, impôts). Elle se déroule loin de laFrance :enItalie,contre l'Autriche,etBonaparte,quis'estvuconfier lecommandementde l'arméed'Italie en guise de récompense pour les services rendus en vendémiaire, s'y couvre de gloire àArcole,àRivoli.IlsigneletraitédeCampoformio.Ilenvoiesonbutin–argentetœuvresd'art–auDirectoire.

ÀlamanièredeCésar,ilécritsaproprelégende,transformechacunedesesactionsentriomphe,conquiertl'opinion.

Ilmetainsienœuvreunestratégiequicombinelagloiremilitaire(ilmontredugéniedanscettecampagne d'Italie de 1796 à 1797) et la sociabilité politique (il est l'homme deBarras, proche deSieyès,deFouché,deTalleyrand)quilefaitapparaîtrecommelegénéralauservicedesDirecteurs,maisilestaussilechefindépendantquiportelesespoirsdel'opinion.

Avecsonépée,ilpeuttrancherlenœudgordiendesintriguespoliticiennes.Sonaventureégyptienne–mai1798–etsonretour«miraculeux»,enoctobre1799,fontdelui

unhérosdelégende.

MaisilnepeutjouercerôlequeparcequeleDirectoireneparvientpasàstabiliserlasituation.LepouvoirdesDirecteurs,qui,commeceluides thermidoriens,entendsesitueraucentre,est

menacé : d'un côté, les héritiers des Jacobins et des enragés parlant au nom du peuple des«infortunés»rêventd'unesociétéégalitaire ;de l'autre,par lesimple jeuélectoral, les institutionsrisquent d'être pénétrées par les « Jacobins blancs », ces royalistes qui veulent en finir avec laRépublique,mêmes'ilsdivergentsurletypedemonarchieàrétablir(absolueouconstitutionnelle).

Gauche,droite,centre:figuresdésormaisclassiquesdelapolitiquefrançaise.

Enmai1796,leDirectoiredéjouela«conspirationdesÉgaux»fomentéeparBabeuf,quiviseàétabliruncommunismederépartitionsupprimantlapropriétéprivée.

Babeuf se poignardera au cours de son procès, et une trentaine de ses compagnons serontfusillésen1797.

Maisleursouvenir,transmisparquelquessurvivants–Buonarroti–,feragermerauxixe siècleles idées « babouvistes », créant un socle pour le communisme et le socialisme français dont onmesureainsil'enracinementprofonddansl'histoirenationale.

Le18fructidor(avril1797),leDirectoiredoitfairefaceàunepousséeélectoraleroyaliste;lesDirecteursfontalorsappelaugénéralBonaparte,quileurdélèguelegénéralAugereau.

Terreurfroide:arrestations,épurations,déportations.Lapreuveestfaiteànouveauquelecentrenepeutimposersapolitiquerépublicaine–défendant

lestransfertsdepropriétéquionteulieupendantlaRévolution,affirmantlecaractèrelaïquedel'Étatdansuneperspectivevoltairienne–ques'ildisposedusoutiendel'armée.

Cesoutienestd'autantplusnécessairequ'en1798(le21floréal),leDirectoiredoitfairefaceàunepousséeélectoraledela«gauche»,cettefois,etqueseuluncoupdeforce–unvraicoupd'État–permetd'exclurelesdéputésélusdecettetendance.

Malgrécela,l'influencedesnéojacobinss'accroîtenjuin1799.Onparleànouveaude«bonheurdu peuple ». On exige des mesures en sa faveur : « Élaguez ces fortunes immenses qui font lescandale des mœurs, établissez l'impôt progressif sur les fortunes, réduisez les impôts indirects,faitesdeséconomiesenrenvoyantlesfonctionnairesinutiles,endiminuantl'indemnitédesdéputéset

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lespensionsdesDirecteurs!»Desrevendications«modernes»sefontainsijourdanslelangagepolitique.Ellestraverseront

lesdécennies.

Enmêmetemps,onveutenfiniravecle«systèmedebascule»,l'instabilitéquifaitsoutenirlagauchecontreladroite,etviceversa.

Derrière les néojacobins se profile le parti des généraux. Ils sont victorieux. Ils ont créé desrépubliquessœurs:laBatave,laCisalpine,laRomaine,l'Helvétique,laParthénopéenne(napolitaine).Ilsontaccumulédes«trésorsdeguerre».Lessoldatsleursontdévoués,puisquecesontlesgénérauxquilespaient.

Cenéojacobinisme«armé»annoncerait-illeretouràunrobespierrismerebouilli?

Sieyèss'eninquiète.Ildénoncela«sanglantetyrannie»desJacobinsdel'anIIetleur«pouvoirmonstrueux»,dontilfautempêcherlarenaissance.

Les«républicainsducentre»–Sieyès,Fouché,Talleyrand–setournentversBonaparterentréd'Égypte.

Il est l'hommeprovidentiel. Il seprésente commesans ambitionpersonnelle, prêt seulement àmettresapopularitéauservicedupartidel'ordre.

Son frère Lucien a été élu président du Conseil des Cinq-Cents, mais lui, « le plus civil desgénéraux », évoque moins ses exploits militaires que les découvertes que les savants qui l'ontaccompagnéenÉgypteontréaliséesaupaysdespharaons.

ÀSaint-Cloud,oùsesontréunislesconseillers,aprèsunmomentdifficile,Murat,àlatêted'unecompagniedegrenadiers,disperse lesélusencriantà ses soldats :«Foutez-moi toutcemonde-làdehors!»

C'est la technique d'un coup d'Étatmoderne,mêlant le coup de force parlementaire à l'actionarmée,l'apparencelégaleàlaviolence,queBonaparteetsescomplicesontappliquée.

Bonapartepeut seprésentercomme l'hommeducentre, au-dessusdespartis, incarnant l'uniondesFrançaiscontreles«anarchistes»etles«royalistes».

«Tous lespartis sontvenusàmoi,m'ontconfié leursdesseins,dévoilé leurssecrets,etm'ontdemandémonappui:j'airefuséd'êtrel'hommed'unparti»,dit-il.

Enfait,ilveutrassemblertouslesnotableset,autourd'eux,lepeuple,ennerevenantpassurlesconquêtesmajeuresdelaRévolutiondansl'ordresocial:abolitiondesdroitsseigneuriaux,libertédelapropriété,ventedesbiensnationaux.

Lecimentdecetteunion,c'estlepatriotisme.Ildit:«Nibonnetrouge[révolutionnaire]nitalonrouge[aristocratique]:jesuisnational!»LaRévolution,laRépublique,sontl'assomptiondelanation.

CHRONOLOGIEIII

Vingtdatesclés(1715-1799)1715-1723:RégencedePhilipped'Orléans.LouisXVacinqans1757:AttentatdeDamienscontreLouisXV(1715-1774)1771:RéformesdeMaupeou:abolitiondelavénalitédesoffices,gratuitédelajustice,etc.1774:LouisXVI(1774-1792)rétablitlesparlementsdansleursprivilèges1784-1785:Affairedu«collierdelareine»quidiscréditelamonarchie1788:ÀVizille,lesétatsduDauphinéréclamentlaconvoca-tiondesétatsgénéraux

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5mai1789:OuverturedesétatsgénérauxàVersailles14juillet1790:FêtedelaFédérationauChamp-de-Mars20-21juin1791:FuiteduroiàVarennes20avril1792:Déclarationdeguerreàl'AutricheetàlaPrusse20 septembre 1792 : Victoire de Valmy et, le 21 septembre, abolition de la royauté, puis

proclamationdelaRépu-bliqueuneetindivisible(25septembre)21janvier1793:ExécutiondeLouisXVIMars1793:SoulèvementdelaVendéecontrelaConventionSeptembre1793:Loidessuspectsetloisurlemaximumdesprixetsalaires8juin1794:Fêtedel'Êtresuprême27juillet1794:(9thermidoranII)ChutedeRobespierre5octobre1795:(13vendémiaire)Bonaparteécraseunsoulè-vementroyaliste1796:Bonapartegénéraldel'arméed'ItalieMai1798–août1799:Bonaparteconduitl'expéditiond'Égypte9-10 novembre 1799 : (18 et 19 brumaire) Coup d'État de Bonaparte, fin du Directoire,

Bonapartepremierconsul

LIVREIV

LARÉPUBLIQUEIMPÉRIALE

1799-1920

1

LACOURSEDUMÉTÉORE

1799-1815

42Il suffit àNapoléonBonapartedemoinsdecinqannées–1799-1804–pour, comme il ledit,

«jetersurlesoldelaFrancequelquesmassesdegranit».Cesmenhirsetcesdolmensinstitutionnels,duCodecivilàl'UniversitéetàlaBanquedeFrance,

y demeurent souvent encore, et même quand ils ont été érodés, remodelés, parfois enfouis, lesempreintes qu'ils ont laissées dans l'âme de la France sont si nettes qu'on peut dire queNapoléonBonaparte, premier consul ou empereur, a dessiné la géographie administrative et mentale de lanation.

Certes,ilasouventutiliséles«blocs»déjàmisenplaceparlaRévolution–lesdépartements–et,avantelle,pardessouverainsquivoulaientbâtirunemonarchiecentralisée,absolue.

Symboliquement,dèsle19février1800,Bonapartes'estd'ailleursinstalléauxTuileries.

IlyatroisconsulsdanslanouvelleConstitution,maisBonaparteestlepremier;lesdeuxautresnesontqueles«deuxbrasd'unfauteuildanslequelBonapartes'estassis».

IlsuffiradecescinqannéespourquelegénéraldeBrumairedevienned'abordconsulpourdixans,puisàvie,enfinempereur,sacréparlepapePieVIIàNotre-Dame.

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Maisàchaqueétapedecettemarchevers l'Empire– la souverainetéabsolue– lepeupleaétéconsultéparplébiscite.Et,quellesquesoient les limiteset lesmanipulationsdecesscrutins, ilsontancré dans le pays profond l'idée que le vote doit donner naissance aupouvoir, et que le suffragepopulaireluiconfèresalégitimité.

Lepremierplébiscite–enfévrier1800–rassemble3millionsdeouiet1562non;leconsulatàvie est approuvé le2 août1802par3568885voix contre8374 ; le 2 août1804, leplébiscite enfaveurdel'Empirerecueille3572329voixcontre2568!

Sansdoute,aumomentdusacre,Napoléons'est-ilagenouillédevantlepape,maisleplébisciteaprécédécette«sacralisation»traditionnelle,suivieparlegestedeNapoléonsecouronnantlui-mêmeetcouronnantJoséphinedeBeauharnais,puisprêtantsermentdevantlescitoyens.

« Ce n'est qu'en compromettant successivement toutes les autorités que j'assurerai lamienne,c'est-à-direcelledelaRévolutionquenousvoulonsconsolider»,explique-t-il.

Comme le dira une citoyenne interrogée après le sacre : « Autrefois nous avions le roi desaristocrates;aujourd'huinousavonsleroidupeuple.»

C'est bien, dans des « habits anciens » – ceux de lamonarchie, voire des empires romain oucarolingien–,unnouveaurégimequisurgitetquientendéleversurledoublesocle–monarchiqueetrévolutionnaire–unenouvelledynastie,unenoblessed'Empirerassembléedansunordre(celuidelaLégiond'honneur),hiérarchisée(lesmaréchauxd'Empire),héréditaire,maisouverteparleprinciperéaffirmédel'égalité.

Lesémigréssontamnistiés(en1802),ilspeuvents'insérerdanslesrouagesdupouvoir,maislaruptureaveclamonarchied'AncienRégimeestfrancheettranchée.

En septembre 1800, à Louis XVIII qui l'invite à rétablir la monarchie légitime, Bonaparterépond : « Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France. Il vous faudrait marcher sur100000cadavres.»

Etaumoisdemars1804,leducd'Enghien,soupçonnédepréparerleretourdelamonarchieenprenant la tête d'un complotmonarchiste (Cadoudal, les généraux Pichegru etMoreau), est enlevédanslepaysdeBadeetfusillédanslesfossésdeVincennes(21mars).

Cadoudal leVendéenestguillotinéenplacedeGrèvepar le filsdubourreauSansonquiavaitdécapitéLouisXVI.

Même quand il entre dans la grande nef de Notre-Dame pour s'y faire sacrer empereur,Napoléon est l'héritier des Jacobins. Les membres de l'ordre de la Légion d'honneur, lorsqu'ilsprêtent serment, s'engagent à conserver les territoires français – donc les conquêtes de laRévolution – dans leur intégrité, à défendre la propriété libérée des contraintes féodales, àreconnaître comme définitif le transfert de propriété résultant de la vente des biens nationaux et àaffirmerleprinciped'égalité.

Dèslelendemainducoupd'ÉtatdeBrumaire,Bonaparteavaitdit:«LaRévolutionestfixéeauxprincipesquil'ontcommencée:elleestfinie.»

«Jesuis laRévolution»,amêmeajoutéBonaparteencommentantetassumant l'exécutionduducd'Enghien.

Maisc'estunrégimeoriginalquifaçonnel'âmedelaFrance.Laconsultationdescitoyenspar lemoyendevotessuccessifs tamiseuneminoritédenotables

désignant les représentants des Français au Tribunat – qui discute mais ne vote pas – au Corpslégislatif–quivotemaisnediscutepas.

Par le jeu des plébiscites, Napoléon est formellement l'empereur des Français, alors quel'autoritévientenfaitd'enhaut,etnondupeuple.

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Maisles«apparences»démocratiquessontcapitales.L'âmedelaFrancevas'enimprégner.Elle y voit conforté le principe d'égalité, ressort de l'histoire nationale. Un libéral comme

BenjaminConstantpeutbiendirequeleConsulat,puisl'Empiresontdes«régimesdeservitudeetdesilence»,rappelerlerôledelapolice,lesnombreusesviolationsdesdroitsdel'homme,lacensuregénéralisée,lepeuplemesureladifférenceavecl'AncienRégime.

Leventdel'égalitécontinuedesouffler:chaquesoldataunbâtondemaréchaldanssagiberne.Illusion,certes,maislemiragedure,enivrel'âmedelaFrance.

Enmêmetemps,lasociétés'imprègnedesvaleursmilitairesqueNapoléonBonaparteincarne:ordre,autorité,héroïsme,gloire,nation.

Etcerégimeestaccepté,plébiscité.C'estunedictature,maisledespoteestéclairé.IlesthommedesLumières.Son frère Lucien estGrandMaître duGrandOrient de France, qui regroupe alors toutes les

logesmaçonniques.Quandlapaixreligieuseestrétablie–leconcordatdatedu16juillet1802–,lecatholicismen'est

pasdécrétéreligiond'État,maisseulementreligiondelamajoritédesFrançais.Nombreux,parmilesofficiers, les voltairiens de son entourage, sont ceux qui bougonnent, mais ce compromis leurconvient.Juifsetprotestantstrouverontd'ailleursleurplaceauxcôtésdescatholiquessouslaféruled'unempereurquiseseraitfait«mahométanchezlesmahométans».

Cettepacification religieuse,quiplace lesÉglisesdans ladépendancede l'État,n'estqu'undesaspectsdecerégimed'autoritéetd'ordrequ'enl'espacedecinqannéesNapoléonBonapartemetenplace.

BanquedeFrance,Codecivil,préfetsetsous-préfets,lycées,écoledeSaint-Cyr,réorganisationde l'Institut en quatre classes, chambres de commerce, divisions administratives, dotation à laComédie-Française,pensionderetraitedesfonctionnaires,préfecturedepoliceàParis,organisationhiérarchisée de l'Université, Légion d'honneur : la Francemoderne, fille de lamonarchie et de laRévolution,sortdeterre.

À cela s'ajoute la gloiremilitaire, après que Napoléon Bonaparte a défait les Autrichiens enItalie,àMarengo(14juin1800).

Batailleetvictoireexemplaires,puisquelemériteenrevientàDesaix–quiytrouvelamort–etàKellermann,maisdontlapresseauxordresattribuetoutlemériteàNapoléonBonaparte.

Ainsi se confirme le rôlemoderne de la propagande dans le fonctionnement d'un régime quiaccentue la personnalisation – les grands tableaux historiques, les images d'Épinal, figurent etdiffusentsagestehéroïque–etconstruitainsilalégendenapoléonienne.

Ellemasquelesrépressionsetlesreniements:ainsiduplussymboliqueetduplusinacceptabled'entreeux,lerétablissement,le20mai1802,del'esclavageaboliparlaConvention,ladéportationetlamortdeToussaint-Louverture,lesmassacresdeNoirsàSaint-Domingue.

Oubien lasurveillancepolicièrequi,par lebiaisdu« livretouvrier»,contrôle lapopulationlaborieusedesvilles,laplusrebelleparcequenebénéficiantpas,commelapaysannerie,dutransfertdepropriété,del'abandondesdroitsseigneuriauxréaliséspendantlaRévolution.

Lerégimes'appuieainsisurlagloiredupremierconsul,lapaixqu'ilapporte–elleestsignéeavecl'AngleterreàAmiensen1802,maisnedureraqu'unan–,lesilencequ'ilimpose.

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IlassurelaprotectiondespropriétésetlastabilitémonétaireaveclacréationdufrancgerminaletlaconcessionàlaBanquedeFranceduprivilègedel'émission.

Lesnotables,lespropriétairesetlesrentierssontsatisfaits.LesformesdelapolitiquepropresàlaFrancecontemporainesedessinentici.

Lefonctionnementdémocratique–levote–estcorsetéetmanipuléparlepouvoirincarnéparune personnalité héroïque au-dessus des factions, des partis et des intérêts. C'est un régime denotables, de « fonctionnaires » d'autorité (militaires, préfets), auquel la paysannerie sert de basepopulaire.MaisNapoléonBonaparteenestlaclédevoûte.

C'estdirequecetteconstructionpolitiquedépendétroitementdela«gloire»du«héros»,doncd'unedéfaitemilitaireoudeladisparitiondelapersonneduconsul.

Ainsi, la rumeurde ladéfaiteetde lamortdeNapoléonàMarengoébranle tout le régimeen1800.

Lacréationdel'Empireestunetentativepourlepérenniser.UndéputéduTribunat–Curée–déclareainsile30avril1804:«Ilnenousestpluspermisde

marcherlentement,letempssehâte.LesiècledeBonaparteestàsaquatrièmeannée;laNationveutqu'unchefaussiillustreveillesursadestinée.»

NapoléonBonaparteestsacréempereurdesFrançaisle2décembre1804.Maislacoursed'unmétéorenepeutques'accélérer.

43Encinqnouvellesannées,de1804à1809,Napoléonplongel'âmedelaFrancedansl'ivressede

lalégende.Etdurantdeuxsiècleslanationtituberaausouvenirdecerêvedegrandeurquialevisagedesgrognardsd'Austerlitz,d'Iéna,d'Auerstaedt,d'EylauetdeFriedland.

Napoléon entre et couche dans les palais de Vienne, de Berlin, de Varsovie, de Madrid, deMoscou.Ilestleroidesrois.

ÀMilan, il s'est fait couronner roid'Italie.Son frère Josephest roideNaplesavantd'être roid'Espagne. Son frère Louis est roi de Hollande. Sa sœur Elisa est princesse de Lucques. Lesmaréchauxd'Empiredeviennentàleurtourroisselonlebonplaisirdel'Empereur.

SessoldatssontàLisbonneetsurlesbordsduNiémen.IlsoccupentNaplesetRome.

Cettelégendenapoléoniennen'imprègnepasseulementlaFrance,ellebouleversel'Europe,dontellemodifiel'équilibreetchangel'âme.

LaGrandeArméeapportedanssesfontes leCodecivil,maisaussi lessemencesde larévoltecontrecetteFranceimpérialequiannexeetquis'institue,delaRussieauPortugal,maîtressedudestindespeuples.

Orceux-ci,deMadridàBerlin,duTyrolàNaples,affirmentleuridentité.FichteécritsespremiersDiscoursàlanationallemande(1807)etGoyapeintlesinsurgésqui,el

dosyel tresdeMayo– les2et3mai1808–,attaquent les troupes françaisesàMadrid,puisdanstoutel'Espagneetsontréprimés.

De1804à1809s'esquissel'Europeduxixesiècleetdelaplusgrandepartieduxxe,danslaquelleles nations, nouant et dénouant leurs alliances, s'affrontent dans des guerres dont ces cinq annéesnapoléoniennesaurontétélesferments.

L'âmemêmede laFranceestprofondémentmodeléeparcettepériodeoùsefixentsondestin,celuidel'Empirenapoléonienetleregardquecepaysportesurlui-mêmeetsurl'Europe.

Caronn'estpas impunément lanationdont les soldatsontvu se lever le soleild'Austerlitz le2décembre1805.

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D'abord,cettenations'imprègnedesvaleursd'autorité.Le régime n'est pas seulement cet Empire plébiscitaire où l'égalité et les bouleversements

produitsparlaRévolutionsontadmis,«codifiés».Il est aussiunedictaturemilitaire, avec soncatéchisme impérial, sonuniversité impériale, ses

lycéesquimarchentautambour(1700bacheliersen1813),sanoblessed'Empire(1808).LaFrancevoitainsisepoursuivrelatraditiond'unemonarchieabsolue,centralisée.Le contrôle de tous les rouages de la nation est même plus pointilleux, plus efficace, plus

«bureaucratique»qu'iln'étaitautempsdesmonarqueslégitimes,quandlepaysrestaitsouvent«unagrégatinconstituédepeuplesdésunis».

Napoléon,empereur«jacobin»,régentetouteslesinstitutions.Ilasespréfets,sesévêques,sesgendarmes, saLégiond'honneur, sonCodecivil et saCourdescomptes (1808)pour tenir toute lanationserrée.

Ilpromeutaux«dignités impériales».Ildote lessiens.Car l'EmpiredesFrançaisentendbiendevenirceluid'unedynastie.

Dès1807,ons'inquiète,dansl'entouragedeNapoléon,desadescendance.Onsongeaudivorcedel'Empereurd'avecJoséphinedeBeauharnais,incapablededonnernaissanceàunfils.

Napoléon a marié son frère Louis, roi de Hollande, à Hortense de Beauharnais, fille deJoséphine,eten1808naîtradecetteunionLouis-Napoléon,futurNapoléonIII,quirégnerajusqu'en1870.

Àcetteréalitédynastique,onmesureleprolongement,duranttoutlexixesièclefrançais,decequis'estjouéaucoursdecesannéeslégendaires.

Napoléon renforce – aggrave – les traits de la monarchie, qu'il associe à l'héritagerévolutionnaire.Et toutes les intrigues de laCour, les pathologies politiques liées au pouvoir d'unseul,s'entrouventsoulignées.

Car Napoléon a la vigueur brutale d'un fondateur de dynastie. C'est un homme d'armes. Il aconquissonpouvoirparl'intrigueetleglaive,nonparlanaissance.

Ilestvuetsevoitcommeun«hommeprovidentiel»,unesortedesubstitutlaïque–mêmes'ilaétésacréparlepape–aumonarquededroitdivin.

Danssonentourage,ilyad'ailleursdesrégicides.AinsiceFouché,hommedetouteslespolices,auquelNapoléonreprochedesusciterrumeurset

intrigues. Ou bien ce Talleyrand qui a célébré comme évêque d'Autun la fête de la Fédération(14juillet1790)etque,publiquement,l'Empereurrudoie:

«Vousêtesunvoleur,unlâche,unhommesansfoi!Vousaveztoutevotrevietrompé,trahitoutlemonde. Jevousaicomblédebienset iln'ya riendontvousnesoyezcapablecontremoi.Vousmériteriezquejevousbrisassecommeduverre,j'enailepouvoir,maisjevousméprisetroppourenprendrelapeine.Oh,tenez,vousêtesdelamerdedansunbasdesoie»(janvier1809).

Après la longue durée monarchique et la période sanglante de la Révolution, ces annéesnapoléoniennesachèventd'éclairerlanationsurlanaturedupouvoirpolitique.

Elleenmesurel'importanceetenmêmetempss'enméfie.Elles'entientàdistancetoutenrêvantàl'hommeplacéparledestinau-dessusdesautresetqui,untemps,estcapabledel'incarner,elle.

Elle rejette etméprise ceuxquigrouillent et grenouillent autourde lui.Ellen'est pasdupedupouvoir,qu'ilseprésentecommemonarchiqueourévolutionnaire.

Maisellecontinued'espérerenl'hommeprovidentielcapablederésoudresescontradictions,delaporteruntempsau-dessusd'elle-même,dansl'éclatdesagloire.

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Napoléonconfortecepenchantnational.Ill'encourageparunepropagandesystématique.Les Bulletins de la Grande Armée (le premier date d'octobre 1805) rapportent ses exploits,

reconstituentlesbataillespourenfaireautantdechapitresdelalégende.Le30décembre1805,leTribunatluidécerneletitredeNapoléonleGrand.Onfêtele15aoûtla

Saint-Napoléon.OncélèbresesvictoirespardesTeDeumetdessalvesdecanons.Onédifiedesarcsdetriompheàsagloire.

Carlaréalitéquotidiennedecesannées,c'estlaguerredanstoutel'Europe.Lescoalitionsantifrançaisessesuccèdent,rassemblant,selonlesséquences,l'Autriche,laRussie

oulaPrusseautourdelaclédevoûtequ'estl'Angleterre.Ainsi se dessine une géopolitique européenne qui perdurera et dont Napoléon est à la fois

l'héritieretleconcepteur.L'âmedelaFranceenépouselescontours.Ilyal'Angleterre,qu'onnepeutconquérir(le21octobre1805,Trafalgaravulenaufragedela

flottefranco-espagnole).Elleestl'organisatricedelarésistanceàceteffortd'unificationducontinenteuropéenqu'estaussilaconquêteimpériale.QueLondresrallielatotalitédespuissanceseuropéennesouseulementquelques-unes,sondesseinresteinchangé:réduirelesambitionsfrançaises,empêcherlacréationduGrandEmpire,s'appuyersurl'Autriche,laPrusse,laRussie.

À rebours, Napoléon s'efforce de détacher l'une ou l'autre de ces puissances de la coalitionanglaise.

Ilannexe.Ilsefaitroid'Italie.Ilcouronnesesfrères.IlestleprotecteurdelaConfédérationduRhin. Il songedéjà à unmariage avec une héritière desHabsbourg pour renouer avec la traditionmonarchiquedel'allianceavecVienne.

Le21novembre1806,àBerlin,ildécrètequelesîlesBritanniquessontenétatdeblocus.EtceBlocuscontinental–interdictionàl'Angleterredevendreoud'importer,saisiedesesnaviresetdesbâtiments qui commercent avec elle – contient le principe d'une guerre infinie, puisque, pour êtreefficace,lamesuredoits'appliqueràtoutel'Europe,aubesoinparlaforce.

Réciproquement,l'Angleterrenepeutaccepterl'existencedecetEmpirecontinentalquimenacesasuprématiecommercialeetdiplomatique.

Demême,lespuissancesmonarchiqueseuropéennes–deplusenplussoutenuesparuneopinionqui découvre la nation, le patriotisme – ne peuvent admettre cet empereur qui chevauche laRévolutionetdiffuseunCodecivil,unespritdesLumièressapantl'autoritédessouverains.

Laguerre estdonc là,permanente,grandeconsommatriced'hommesetdecapitaux,modelantl'âmedelaFrance,valorisantl'héroïsme,le«militaire»plutôtquele«marchand»,«brutalisant»laFranceetl'Europe.

C'est un engrenage où il faut non point de « l'humeur et des petites passions, mais des vuesfroidesetconformesàsaposition».

Dèslors,l'inspiration«révolutionnaire»del'Empirenapoléoniencèdelaplaceauxexigencesgéopolitiques.L'idées'imposequel'onpourraitcontrôlerl'Europecontinentaleenlaserrantentrelesdeuxmâchoiresd'unealliancefranco-russe.

AprèsEylauetFriedland(1807),NapoléonrencontreletsarAlexandreaumilieuduNiémenetsigneavecluiletraitédeTilsit(1807).

Ainsinaîtune«tradition»diplomatiqueliantParisàSaint-Pétersbourg,fruitdel'illusionplusquedelaréalité.

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Maisilfautaussitôtcouriràl'autreboutdel'EuropeparcequelePortugalestunebrèchedansleBlocuscontinental,qu'ilconvientderefermer.

Lestroupesfrançaisess'enfoncentenEspagne,dontLucienBonapartedevientroi,maislepeupleespagnolsesoulève.

LaFrancen'estpluslalibératricequiportel'espritdesLumières,maisfaitfigured'Antéchrist.«DequiprocèdeNapoléon?interrogeuncatéchismeespagnol.Del'Enferetdupéché!»Ainsiseretournel'imagedelaFrance,nationtantôtadmirée,tantôthaïe.Cesontsessoldats,parfoisdesanciensdeValmy,devenusfusilleurs,queGoyapeintdansLes

Horreursdelaguerre.

44.Cinqannéesencore–1809-1814–,etlacoursedumétéoreNapoléons'arrête.Les « alliés » – Russes, Autrichiens, Prussiens – entrent dans Paris. Le 31 mars, une foule

parisienne–desroyalistes–acclameletsarAlexandre:«ViveAlexandre!ViventlesAlliés!»Onembrassesesbottes.

Quelquesjoursplustard,le20avril,aprèsavoirabdiqué,Napoléons'adresseàsaGarde.Les mots sonnent comme une tirade d'Edmond Rostand, ils s'inscrivent dans la mémoire

collective,reproduitspardesmillionsd'imagesd'Épinalmontrantlesgrognardsenlarmesécoutantleurchef.

Lemétéores'est immobilisé,mais la légendes'amplifie,envahit l'âmede laFrance, répète lesmotsdel'Empereur:

« Soldats de ma vieille Garde, je vous fais mes adieux. Depuis vingt ans, je vous ai trouvéconstammentsurlechemindel'honneuretdelagloire.

« Avec des hommes tels que vous, notre cause n'était pas perdue, mais la guerre étaitinterminable : c'eût été laguerre civile, et laFrancen'en serait devenuequeplusmalheureuse. J'aidoncsacrifiétousnosintérêtsàceuxdenotrepatrie.

«Jepars.Vous,mesamis,continuezàservirlaFrance.Jevoudraisvouspressertoussurmoncœur;quej'embrasseaumoinsvotredrapeau!

« Adieu encore une fois, mes chers compagnons ! Que ce dernier baiser passe dans voscœurs!»

Napoléonéchappeiciàl'histoirepourentrerdanslemythe.Maisc'estl'histoirequi,aujourlejourdecescinqdernièresannées,l'avaincu.

Pourtant, la légende est si puissante, si consolante, que l'âme de la nation aura de la peine àreconnaîtreque,contrelaFrance,cesontlespeuplesd'Europequisesontdressés.

EnEspagne,laguérillanecessepas.PourobtenirlaredditiondeSaragosse,«ilafalluconquérirlavillemaisonparmaison,ense

battantcontreleshommes,lesfemmesetlesenfants»(février1809).EnAutriche,unjeunepatriote,FriederichStaps,tenteàSchönbrunnd'assassinerl'Empereur,qui

s'étonne : « Il voulait m'assassiner pour délivrer l'Autriche de la présence des Français »(octobre1809).

Les victoires des armées impériales (Eckmühl, Essling, Wagram) ne peuvent contenir cemouvementpatriotiquequiembrasel'EuropecontrelaFranceimpériale.

Sous la conduite d'AndreasHofer, les Tyroliens se soulèvent. Hofer est fusillé. La résistancepersiste,encouragéeparl'Angleterre,l'Autriche,laPrusse,laRussie.

Les annexions françaises – la Hollande est rattachée à l'Empire, tout comme la Catalogne,

Page 149: Max Gallo - L'Âme de La France

Brême,Lübeck,Hambourg,leduchéd'Oldenburg,lesÉtatsdel'Église–nerenforcentpasl'Empire,mais,aucontraire,créentdenouvellesoppositions.

LaRussie,dontNapoléonespéraitfaireunpartenaire,rejointlescoalisés.L'Europe des nations refuse l'Empire napoléonien, qui reste, aux yeux des souverains, une

excroissancedelaRévolution.Napoléonn'étaitqu'unRobespierreàcheval!

Làgîtlacontradictionmajeuredelapolitiqueimpériale.Elleexpliquepourunepartlaplacede

la légende napoléonienne dans l'âme de la France. On oublie les peuples dressés contre la nationrévolutionnairepourneretenirquelaguerrequeluifontlesrois.

Defait,NapoléonatentédemettrefinàlaguerreenconcluantletraitédeTilsitavecletsar,ouparsonmariageavecMarie-Louised'Autriche(1810).Cetteunionentrel'anciengénéral–arrêtéen1794 pour robespierrisme – et la descendante desHabsbourg est un acte symbolique deNapoléonpourdevenirun«souveraincommelesautres»,peut-ondire,danslalignéed'unLouisXVIépouxdeMarie-Antoinetted'Autriche!

CommeilledéclareraàMetternich,Napoléonespèreainsi«marier»les«idéesdemonsiècleet lespréjugésdesGoths», l'empereurdesFrançais issude laRévolutionet la fillede l'empereurd'Autriche.

Ce«mariage»échouera.Lalégenderéduitàunedéceptionamoureusecequiestl'échecd'uncompromispolitique.L'Europe monarchique – soutenue par ses peuples dressés contre les armées françaises – se

refuseàreconnaîtreladynastienapoléonienne.ElleveutbriserenNapoléonlaRévolutionfrançaise.L'Autricheelle-mêmeentreradanslacoalitionantifrançaiseen1813.

Quantàl'Angleterre,ellepoursuitsonobjectifparticulier:empêcherlaconstitutiondel'Empirecontinental,l'unitédel'Europesousdirectionfrançaise.

Napoléon est ainsi contraint à la guerre, puisque ceque l'Angleterre et l'Europemonarchiquerecherchent,c'estnonpasuncompromis,maissacapitulation,laquelleserait,plusqueladéfaitedesadynastie,celledelaRévolution.

Maislaguerreincessantesapelesbasesdesapopularitéetminelasituationdelanation.Crisefinancièreetcriseindustrielleaffaiblissentlepaysen1811.Ilsuffitd'unemauvaiserécolte,en1812,pourqueleprixdubléaugmente,pourquedansdenombreuxdépartementsonreviveune«crisedessubsistances»,avecsesconséquences:attaquedeconvoisdegrains,émeutes.

Etcenesontpaslesdistributionsquotidiennesetgratuitesdesoupequilesfontcesser,maisunerépressionsévèrequisesoldepardenombreusesexécutions.

Cependant,laguerrenepeutêtrearrêtée.Elle s'étend au contraire à la Russie, qui ne respecte pas le Blocus continental et exige

l'évacuationdel'Allemagneparlestroupesfrançaises.Cette campagne de Russie, qui s'ouvre le 24 juin 1812, porte à incandescence toutes les

contradictionsdelapolitiquenapoléonienne.L'Empereurseheurteàunerésistancenationaleexaltéeparletsar:«Peuplerusse,plusd'unefoistuasbrisélesdentsdeslionsetdestigresquis'élançaientsurtoi,

écritlesouverainrussedansuneadresseàsessujets.«Unissez-vous,lacroixdanslecœuretleferdanslamain...Lebut,c'estladestructiondutyran

quiveutdétruiretoutelaterre.« Que partout où il portera ses pas dans l'empire, il vous trouve aguerris à ses fourberies,

Page 150: Max Gallo - L'Âme de La France

dédaignantsesmensongesetfoulantauxpiedssonor!»

NapoléonentredansMoscou,maisn'apasoséproclamerl'abolitionduservagequieûtpu,peut-être,luirallierlespaysans.Ilfaitdésormaispartiedela«familledesrois»,etserefuseàprovoquer«l'anarchie».

Maissesdifficultés,sonéloignement,saretraite–ilfranchitlaBérézinale29novembre1812–,fragilisentsonrégimeaupointqu'uncomplot,celuidugénéralMalet,sedéveloppeàParis.Ontentedes'emparerdupouvoirenprétextantlamortdel'Empereur.

Dansl'entouragemêmedeNapoléon,lesgénérauxfaitsrois–BernadotteetMuratenSuèdeetàNaples–etunebonnepartiedelanoblesseimpérialenesongentplusqu'àtrahirouàs'éloignerdel'Empereurafindeparveniràuncompromisavecles«alliés».

AuCorps législatif, le 29 décembre 1813, un rapport voté par 223 voix contre 51 décrit uneFranceépuiséeetcondamneimplicitementlapolitiqueimpériale.

«Uneguerrebarbareetsansbutengloutitpériodiquementunejeunessearrachéeàl'éducation,àl'agriculture,aucommerceetauxarts...Ilesttempsquel'oncessedereprocheràlaFrancedevouloirporterdanslemondeentierlestorchesrévolutionnaires.»

C'estunappelàlarestaurationdel'ordremonarchique.

Faceàcetabandondesnotables,etavantdechoisird'abdiquer,Napoléontente,parunebrillantecampagne de France, d'arrêter l'avance des troupes des coalisés qui, pour la première fois depuis1792,pénètrentsurlesolnational.

Napoléon retrouve alors les tactiques et lesmots du général de 1793, de l'empereur qui a été«choisiparquatremillionsdeFrançaispourmontersurletrône».

Etlalégendenapoléoniennesegrossitdeceretouraupatriotismedel'époquerévolutionnaire.«J'appellelesFrançaisausecoursdesFrançais!»s'écrieNapoléon.«Lapatrieestendanger,ilfautreprendresesbottesetsarésolutionde93!»Les victoires de Champaubert, de Montmirail, de Château-Thierry, scandent ce retour. Des

paysans,surlesarrièresdescoalisés,mènentuneguerred'embuscadescontrelestroupesoccupantes.Mais, abandonné par ses généraux, trahi, Napoléon sera contraint de capituler et de faire à

FontainebleausesadieuxàlaGardeimpérialeavantdegagnerl'îled'Elbe,dontlescoalisésluiontoffertlaroyauté.

PremièreRestauration.LesfrèresdeLouisXVI,LouisXVIIIetlecomted'Artois,rentrentàParis.LaFranceest«ramenée»auxfrontièresde1792.Unecharteestoctroyée.LaRévolutiona-t-elleeulieu?Ledrapeaublancàfleursdelysremplaceledrapeautricolore.Desmilliersdesoldatsetd'officiers,lesgrognardsquiontconstruitlalégendenapoléonienne,

sontplacésendemi-solde.Lamaisonmilitaireduroiestrétablie.Lesnoblesrentrentde l'émigration.Certainssontréintégrésdans l'armée ; ilsontacquis leurs

gradesdanslesarméesdescoalisés.OncélèbrelesacrificedeCadoudal,etunecérémonieexpiatoireestorganiséeàlamémoirede

LouisXVIetdeMarie-Antoinette.Icietlà,desactesdevengeancesontperpétrés.EtleministredelaGuerrenommegénérauxdes

contre-révolutionnairesquiontparticipéauxguerresdeVendée.

Page 151: Max Gallo - L'Âme de La France

Ilsembleàlanationqu'uneFrance,celledesprinces,desémigrés,deceuxquiontfaitlaguerreauxcôtésdel'étranger,veuilleimposersaloietsesvaleursàlaFrancenonplusde1794–celledelaTerreur–,niàcellede1804–celledusacredeNapoléon–,maisàcellede1789.

Lesci-devantonteneffetrecouvréleurarrogance,etsouventleurschâteaux.Cen'est donc pas une nation réconciliée que désirentLouisXVIII et les royalistes,mais cette

Franced'AncienRégimequelesFrançaisavaientrejetée.Dansl'âmedelanation,dèscesannées1814-1815,lamonarchieapparaîtainsiliéeàl'étranger.Elleestrentréedanslesfourgonsdesarméesennemies.Dansceclimat,Napoléonincarne,aucontraire,l'amourdelapatrie.

Le1ermars1815,ildébarqueàGolfe-Juan.Iladresseuneproclamationàl'armée:«Lavictoiremarcheraaupasdecharge;l'Aigleaveclescouleursnationalesvoleradeclocher

enclocherjusqu'auxtoursdeNotre-Dame:alorsvouspourrezmontreravechonneurvoscicatrices–vousserezleslibérateursdelaFrance!»

Lesouffledelalégendebalaieànouveaulepays.Napoléonestl'hommedestroiscouleursdelaRévolutionetdeLaMarseillaise,dupatriotisme

etdelagloire.Etmême,ôparadoxe,delaRépublique!

45.En cent jours, du 1ermars au 22 juin 1815, du débarquement deGolfe-Juan à l'abdication, la

légendes'emparedetouslesactesdeNapoléonetachèvedetransformersonparcourshistoriqueenmythequi,irriguantl'âmedelaFrance,orienteparlàl'histoiredelanation.

Hommeprovidentiel,Napoléonestgrandiparladéfaite,ladéportationàSainte-Hélène.Ildevient lepersécuté, lehéroscrucifié,etcesCent-Jours, ladéfaitesacrificielledeWaterloo,

font de lui, par une formede « sacre », ainsi que l'écriraVictorHugo, l'« homme-peuple commeJésusestl'homme-Dieu».

Lucidement,méticuleusement, lorsque, àSainte-Hélène, il dicte àLasCasas sesMémoires, ceMémorial deSainte-Hélènequi deviendra le livrede chevet de centainesdemilliers deFrançais –mais aussi d'Européens–,Napoléon s'applique à faire coïncider l'histoire avec lemythe, avec lesdésirsdesnouvellesgénérations,etàtransformersondestinenépopéedelaliberté.

Hugo, Stendhal,Vigny,EdmondRostand, une foule d'écrivains ont contribué à façonner cettelégende,et,parlàmême,àcréerdansl'imaginairefrançais–dansl'âmedelaFrance–unenostalgiequiestattentedel'hommedudestin.

Tel Napoléon Bonaparte, celui-ci sera l'incarnation de la nation, il lui procurera grandeur etgloire,confirmeraqu'elleoccupeavecluiuneplacesingulièredansl'histoiredesnations.

Ilseraaussiunhommedusacrifice,gravissantleGolgotha,aimé,célébré,entrantauPanthéondelanationaprèsavoirététrahiparlesjudasquil'aurontvendupourquelquesdeniers.

La légende napoléonienne sous-tend à son tour et renforce cette lecture « christique » del'histoirenationale.

LaFranceseveutunenationsingulière,etilluifautdeshérosquiexprimentl'exceptionqu'ellereprésente.

Ellelesattend,lessacre,s'endétourne,puiselleprieencélébrantleurculte.«Filleaînéedel'Église»,cettenationagardélesouvenirdesbaptêmesetdessacresroyaux,des

roisthaumaturges.

Page 152: Max Gallo - L'Âme de La France

LaRévolutionlaïquen'achangéquelesapparencesdecetteposture.Robespierre lui-même ne conduisit-il pas un grand cortège célébrant l'Être suprême dont il

apparaissaitcommelereprésentantsurterre?Etsachute,samort,nefurent-ellespasautantdesignesdecette«passion»révolutionnairequil'habitait?

Et lorsque l'on célèbre, dans une cérémonie expiatoire, la mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette,c'est,surl'autreversantduGolgotha,lemêmesacrifice,lemêmedestinqu'onmagnifie.

Plusprosaïquement,etavechabileté,durantlesCent-Jours,Napoléonjouedurejetparl'opiniondelarestaurationmonarchique.

Ilseprésentecommel'hommede1789etmêmede1793.Dès le 12 mars, par les décrets de Lyon (ville d'où le comte d'Artois vient de s'enfuir), il

réaffirmeque l'anciennenoblesseest«abolie»,que leschambressontdissoutes,que lesélecteurssont convoquéspour en élire denouvelles, et que le drapeau tricolore est à nouveau celui de leurnation.

ToutaulongdecettemarcheversParis,lestroupesserallient–autantdefaitsquideviendrontdesimagesd'Épinal,desépisodesdelégende–,lespaysansl'acclament.IlachoisidepasserparlesAlpesetnonparlavalléeduRhône,«royaliste».Onplantedes«arbresdelaliberté»,commeen1789.Ilrépondqu'ilcompte«lanterner»lesprêtresetlesnoblesquiveulentrétablirladîmeetlesdroitsféodaux,etilaffirmemême:«NousrecommençonslaRévolution!»

ÀsonarrivéeàParis,le20mars,le«quartétat»manifestedanslesfaubourgsduTemple,deSaint-Denis,deSaint-Antoine,enchantantLaMarseillaiseetenbrandissantdesdrapeauxtricolores.

Le Paris des journées révolutionnaires qui, depuis 1794, n'a connu que des défaites et desrépressionssortdesatorpeur.

EtlesvieuxjacobinsrégicidesappellentàsoutenircenouveauNapoléonquipromulguel'«ActeadditionnelauxConstitutionsdel'Empire»,textelibéralquiélargitlespouvoirsdesélus.

1536000ouicontre4802nonapprouverontcesnouvellesdispositions.Cen'estpourtantlàqu'unefacedelaréalité.Napoléon n'est pas un jacobin, mais un homme d'ordre, qu'il ne veut pas rompre avec les

«notables»quil'accueillentauxTuileriespendantquel'onmanifestedanslesfaubourgs.«Ilfautbienseservirdesjacobinspourcombattrelesdangerslespluspressants,ditNapoléon.

Maissoyeztranquilles:jesuislàpourlesarrêter.»

Le cynisme de l'homme d'action dévoile, dans cette déclaration, l'une des caractéristiquesessentiellesdel'histoirepolitiquefrançaisetellequelaRévolutionenaredessinélescontours.

LaFranceestunenation«politique».Depuislapréparationdesélectionsauxétatsgénérauxetparlebiaisdescahiersdedoléances,le

peuple est descendu dans l'arène non pas seulement pour protester ou défendre telle ou tellerevendication particulière, mais pour intervenir et même s'emparer des problèmes politiquesgénérauxdelanation.

Il y a donc désormais une « opinion populaire », celle qui a provoqué les journéesrévolutionnaires.

Les«sections»desans-culottesetlesclubsl'orientent.ElleapesésurlesortdelaRévolution.Elleestresponsabledeses«dérapages»–lesmassacres

deSeptembre,laTerreur,l'ébauchededictaturejacobine–,qui,seloncertainshistoriens,sontvenusrompreleraisonnableordonnancementdelamonarchieconstitutionnelle.

NapoléonBonaparteatentédegouverneraucentredel'échiquier–«nibonnetsrougesnitalonsrouges,jesuisnational»–,maisles«extrémistes»continuentdepeser.

Page 153: Max Gallo - L'Âme de La France

Cesnéojacobinspeuventservirdecontrepoidsauxroyalistes.Pourlesrallier,illuifautemprunterleurlangage,faireminede«recommencerlaRévolution».Et alors que Louis XVIII vient à peine de s'enfuir de Paris pour gagner Gand avec la Cour,

Napoléon nomme le régicide Carnot, ancien membre du Comité de salut public, ministre del'Intérieur.

Manière de rallier à soi les jacobins, de montrer aux royalistes qu'on n'est prêt à aucuncompromis avec eux, mais façon aussi de persuader les notables qu'on ne cédera pas aux«anarchistes».

Cettepostureultimerenforcel'image«révolutionnaire»et«républicaine»del'Empereur.Ce jeudebascule– s'appuyer sur lequart état, les sentiments révolutionnairesd'unepartiedu

peuple, pour combattre les royalistes tout en rassurant les notables, puis, une fois le pouvoirconsolidé,sedégagerdusoutienjacobin–devientunefigureclassiquedelaviepolitiquefrançaise.

NapoléonBonaparteenfutl'undespremiersetgrandsmetteursenœuvre.

Mais, au printemps de 1815, alors que toute l'Europemonarchiste se rassemble pour en finiraveccet«empereurjacobin»,lamanœuvrenepeutréussir.

Certes, un frémissement patriotique parcourt le pays. On s'enrôle pour aller combattre auxfrontières.OnentonneLeChantdudépartetLaMarseillaise.EtNapoléonnemanquerapasd'hommespouraffronterlaseptièmecoalition.

Certes, les fédérés des faubourgs parisiens réclament des armes. Mais Napoléon ne leur endonnepas.

Il veut l'appui des notables, de ce Benjamin Constant qui a rédigé l'« Acte additionnel auxConstitutions de l'Empire » et qui est précisément un adversaire résolu de la Révolution et de...l'Empire!

Quantauxroyalistes,ilssesoulèventenVendée.Etlesélecteurs–cesontdesnotables–élisentpourlaChambredesreprésentantsdes«libéraux»quiaspirentàl'ordreetàlapaix.

OrNapoléonnepeutleurapporterquelaguerre–puisquelescoalisésontrefuséd'entendresesappelsàlapaix–,etlesnotablessaventd'expériencequelaguerreestunengrenaged'oùpeutsurgirunenouvellefoisledésordre,laterreur,et,aumieux,unrenforcementdespouvoirsdeceNapoléondontl'Europeneveutplus.

Ainsi, avant même que ne s'engage la bataille deWaterloo, Napoléon a-t-il perdu la guerrepolitique.

Ladéfaitemilitairenepeutquesetraduireparuneabdication.Sansdoute,après l'annoncede ladéfaitedeWaterloo–un18 juin–, la foulecontinue-t-elleà

défiler dans Paris, réclamant des armes et criant « Vive l'Empereur ! ». Et Carnot de proposerl'instaurationd'unedictaturedesalutpublicconfiéeàNapoléonBonaparte.

MaislaChambredesreprésentantsetlaChambredespairsnelaissentàNapoléonquelechoixentreladéchéance–qu'ellesvoteraient–etl'abdication.

Ilfaudraitfairecontreellesun«18Brumaire»dupeuple.MaisNapoléon–l'ancienlieutenantqui,en1789,avaitréprimédesémeutespaysannessansétatsd'âme–déclarequ'ilneveutpasêtre«leroidelaJacquerie».

Cene sontpas cesmots-làque retiendra la légende,mais le retour, le8 juillet 1815, après ladéfaitedesarméesfrançaises,deLouisXVIII,latrahisondeTalleyrandetdeFouché,nommésparleroil'unàlatêteduministère,l'autreàcelledelapolice.

LanationretientlaTerreurblanchequisedéchaînecontrelesbonapartistesetlesjacobins,les

Page 154: Max Gallo - L'Âme de La France

exécutionsdegénérauxquiontrejointNapoléonàsonretourdel'îled'Elbe,l'électiond'uneChambre« introuvable » composée d'ultraroyalistes, et la conclusion, le 26 septembre, au nomde la sainteTrinité, d'une Sainte-Alliance des souverains d'Autriche, de Prusse et deRussie pour étouffer toutmouvementrévolutionnaireenEurope.

La France, qui subit cette réaction, est fascinée par la déportation de Napoléon – il arrive àSainte-Hélènele16octobre1815.

Ellepleurerasamortle5mai1821.ElleliraavecpassionleMémorialdeSainte-Hélèneet,en1840,ellecélébreraleretourdeses

cendres.En1848, elle élira commeprésident de laRépubliqueLouisNapoléonBonaparte, auteur d'un

essaisurL'Extinctiondupaupérisme,etbientôtducoupd'Étatdu2décembre1851.Brève–quinzeans–,laséquencenapoléoniennes'inscritainsidemanièrecontradictoiredansla

longueduréedel'âmeetdelapolitiquefrançaises.

2

L'ÉCHODELARÉVOLUTION

1815-1848

46.QuelrégimepourlaFrance?Cette nation qui, en 1792, a déchiré le pactemillénaire qui en faisait unemonarchie de droit

divin réussira-t-elle, maintenant que l'« Usurpateur » n'est plus que le prisonnier d'une île desantipodesoù tous les souverainsd'Europe sontdécidés à le laissermourir, à renouer le fil de sonhistoireaprèsunquartdesiècle–1789-1814–derévolutions,deterreursetdeguerres?

Oubienlepouvoirn'apparaîtra-t-illégitimequ'àunepartieseulementdelanation,etlaFrancecontinuera-t-elled'oscillerd'unrégimeàl'autre,incapabledetrouverlastabilitéinstitutionnelleetlapaixcivile?

C'estl'enjeudestrente-troisannéesquivontde1815à1848,longuehésitationcompriseentreleblocrévolutionnaireetimpérialetladominationpolitiquedeLouisNapoléonBonapartequivadurervingt-deuxans,de1848à1870.

C'estcommesi,de1815à1848,des répliques–en1830,en1848–dugrand tremblementdeterre révolutionnaire venaient périodiquement saper les régimes successifs, qu'il s'agisse de larestauration monarchique – drapeau blanc et Terreur blanche, fleur de lys et règne des frères deLouisXVI,LouisXVIIIetCharlesX,renverséeenjuillet1830–oubiendelamonarchiebourgeoise– drapeau tricolore et roi citoyen, Louis-Philippe d'Orléans, fils de régicide, combattant deJemmapes, balayé lui aussi par une révolution, en février 1848, donnant naissance à une fugacedeuxième République qui choisit pour président un Louis Napoléon Bonaparte élu au suffrageuniversel!

ParmilesélitesdecetteFrancedelaRestauration,puisdelamonarchieorléanisteditedeJuillet,ilexistedes«doctrinaires»libéraux.

Aprèsles«dérapages»révolutionnairesetladictatureimpériale,ilsvoudraientvoirnaîtreuneFrancepacifiqueetsagegouvernéeparunemonarchieconstitutionnelle,retrouvantainsilesprojets

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desannées1790-1791.Ceshommes–BenjaminConstant,FrançoisGuizot…–sontactifs,influents;ilsserontmême

aupouvoirauxcôtésdeLouis-Philipped'Orléans.Comme Constant, ils affirment : « Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances

privées, et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances... Parliberté, j'entends le triomphe de l'individualité tant sur l'autorité qui voudrait gouverner par ledespotismequesurlesmassesquiréclamentledroitd'asservirlaminoritéàlamajorité»(1819).

Guizotinspirelesloisde1819surlapresse,quiprécisentdansleurpréambuleque«lalibertédepresse,c'estlalibertédesopinionsetlapublicationdesopinions.Uneopinionquellequ'ellesoitnedevientpascriminelleendevenantpublique.»

Les journaux peuvent désormais paraître sans autorisation préalable. Les jurys d'assises sontseulsjugesdesdélitsdepresse.

Après les années de censure et de propagande napoléoniennes, ainsi surgissent, en pleineRestauration,desjournauxd'opinionquivontpesersurlaviepolitique.Etlabataillepourlalibertédelapressedevientdèslorsunélémentmajeurdudébatpublic.Untournantestprisàl'initiativedeslibéraux:

«La libertéde lapresse,c'est l'expansionet l'impulsionde lavapeurdans l'ordre intellectuel,écritGuizot,forceterriblemaisvivifiantequiporteetrépandenunclind'œillesfaitsetlesidéessurtoutelafacedelaterre.J'aitoujourssouhaitélapresselibre;jelacrois,àtoutprendre,plusutilequenuisibleàlamoralitépublique.»

Ce mouvement que les pouvoirs vont tenter d'entraver est cependant irrésistible, parce quel'aspiration à la liberté, après la discipline militaire d'un Empire engagé en permanence dans laguerre,estgénérale.

C'estainsiqueleromantisme,quimarquaitpardenombreuxaspectsuneruptureavecl'espritdesLumièreset le triomphede laRaison,etdoncun retourà la tradition,à la sensibilité, rencontre le«libéralisme».

L'évolution deVictorHugo, poètemonarchiste en 1820– il célèbre le sacre deCharlesX en1825–,leporteàécriredanslapréfacedeCromwell,en1827:

«La libertédans l'art, la libertédans lasociété,voilà ledoublebutauqueldoivent tendred'unmêmepas tous les esprits conséquents et logiques.Nous voilà sortis de la vieille formule sociale.Commentnesortirions-nouspasdelavieilleformulepoétique?»

Phénomènegénérationnel:en1827,lesdeuxtiersdelagénérationnouvellesontnésaprès1789,et lamajoritéducorpsélectoral (100000notables)avaitmoinsdevingtans lorsde laprisede laBastille.

Cependant,ces«libéraux»,ces«modernes»,quiontunprojetpolitiqueclair,desconvictionsarrêtées, ne parviennent pas, malgré leur proximité du pouvoir et l'influence qu'ils exercent, àl'emporter.

UnBonapartevasortirvainqueurdel'épisode1815-1848.Un empire va succéder à une monarchie qui s'était voulue « constitutionnelle » et à une

république«conciliatrice».Des « journées révolutionnaires se sont succédé, renversant des régimes en juillet 1830 et en

février1848,ouprovoquantdesheurtssanglantsen1831,1832etjuin1848.Cet échec des « libéraux », cet écho de la révolution répercuté tout au long du xixe siècle,

marquentprofondémentl'âmedupaysetoriententsonhistoire.

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De1815à1848,laFrancen'apasprisletournantlibéral,maisestrestéeunenationpartagéeencampsquis'excluentl'unl'autredelalégitimité.

Onlevoitbiende1815à1830.Lesdoctrinaireslibéraux,lespartisansdelapriseencomptedesconséquences politiques, sociales, économiques et psychologiques de la Révolution, sontconstamment débordés par les ultraroyalistes sans obtenir pour autant l'appui des révolutionnaires«jacobins»oudesbonapartistes.

Une fois encore, la France élitiste, celle des « notables » du centre, est écrasée par les«extrêmes»qui lesexcommunient toutensecombattant,selonlarègle :«Quin'estpasavecmoitotalementestcontremoi!»

LeréalisteLouisXVIIIetleslibérauxontd'abordaccepté,en1814-1815,quelaTerreurblanchemassacre, que des bandes royalistes – les Verdet – se comportent en brigands, qu'on proscrive etqu'on assassine les généraux Brune et Ramel, qu'on fusille le maréchal Ney et le général de LaBédoyère.

Ilfautpeserlesconséquencesdecettepolitiqueterroristederevancheetdevengeanceroyaliste,appliquéealorsquelepaysestencoreoccupé–jusqu'en1818–pardestroupesétrangères.

Elleachèvede«déchirer»lelienentrelepeupleetlesBourbons.Ilsapparaissentcommela«réaction»,la«contre-révolution»,le«partidel'étranger».Certes,

lemondepaysan(75%delapopulation)restesilencieux,mais,danslesvillesetd'abordàParis–700000habitants–,laruptureestconsomméeentreunegrandepartiedelajeunessedes«écoles»etlecamp«légitimiste».

DurantlaRestauration,cedernierjouesonavenir.Plusprofondémentencore,leretourenforceduclergécatholiqueetd'associationssecrètesliées

àl'Églisequicontrôlentl'espritpublic–Chevaliersdelafoi,Congrégation–dressecontrele«partiprêtre»unepartiedel'opinion.

L'Université, placée sous l'autorité du grand maître, monseigneur de Frayssinous, bientôtministredesCultes,estmiseaupas.

Les Julien Sorel grandissent dans ce climat politique d'ordre moral, de surveillance et derégression.

L'âme de la France, déjà pénétrée par les idées des Lumières, se rebiffe contre cette«conversion»forcéequepratiquent«missions»etdirecteursdeconscience.

L'anticléricalismefrançaisqu'onverras'épanouirdanslasecondemoitiédusiècletrouveunedesessourcesdanscesquinzeannéesderestaurationetderéaction.

Cettepolitiqueultranepeutchangerqu'àlamarge(danslapériode1816-1820)sousl'influenceduministreDecazes,quialaconfiancedeLouisXVIII.

Lesultraroyalisteslacondamnent,pratiquentlapolitiquedupire:«Ilvautmieuxdesélectionsjacobinesquedesélectionsministérielles»,disent-ils.

Ilsfavorisentainsil'électionduconventionnelGrégoire,ancienévêqueconstitutionnel,partisandelaConstitutioncivileduclergé.

Or « jacobins » et bonapartistes se sont organisés en sociétés secrètes (sur le modèle de laCharbonnerie,oudanslasociété«Aide-toi,leCielt'aidera»).Ilscomplotent.

Le13février1820,lebonapartisteLouvelassassineleducdeBerry,filsducomted'Artois,seulhéritiermâledesBourbons.

LaFrancesetrouveainsiemportéedansuncyclepolitiqueoùs'affrontenttenantsdelaréaction,ultraroyalistes et révolutionnaires. À peine entr'ouverte, la voie étroite de la monarchie

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constitutionnellesereferme.Quandildéclare,parlantdeDecazes:«Lespiedsluiontglissédanslesang»,Chateaubriand

exprime l'état d'esprit ultra, mettant en accusation les « modérés », les royalistes tentés par lelibéralisme.

«CeuxquiontassassinémonseigneurleducdeBerry,poursuit-il,sontceuxqui,depuisquatreans,établissentdanslamonarchiedesloisdémocratiques,ceuxquiontbannilareligiondeseslois,ceuxquiontcrudevoir rappeler lesmeurtriersdeLouisXVI,ceuxquiont laisséprêcherdans lesjournauxlasouverainetédupeupleetl'insurrection.»

LamortdeLouisXVIIIen1824,lesacredeCharlesXàReimsen1825,creusentencorelefosséentreles«deuxFrance».

Larépressiondesmenées jacobinesetbonapartistes(exécutionen1827desquatresergentsdeLaRochellequiontcomplotécontrelamonarchie),lesnouvellesloisélectorales–undoublevoteestaccordé aux plus riches des électeurs –, révoltent la partie de l'opinion qui reste attachée au passérévolutionnaireetnapoléonien.

EllenepeutaccepterlegouvernementduducdePolignac,constituéenaoût1829,auseinduquelseretrouventlemaréchalBourmontetLaBourdonnais.

Unenostalgiepatriotiquel'habite.Elleaétéémuepar lamortdeNapoléonàSainte-Hélène, le5mai1821.

EllelitleMémorialdeSainte-Hélène,publiéen1823,quiconnaîtd'embléeunimmensesuccès.Àgauche,l'historienEdgarQuinetpeutécrire:

«Lorsque,en1821,éclataauxquatreventslaformidablenouvelledelamortdeNapoléon,ilfitde nouveau irruption dans mon esprit... Il revint hanter mon intelligence, non plus comme monempereur etmonmaître absolu,mais commeun spectre que lamort a entièrement changé...Nousrevendiquionssagloirecommel'ornementdelaliberté.»

EtChateaubrianddenoterlucidement:«Vivant,Napoléonamanquélemonde;mortilleconquiert.»

Dans ce climat, le ministère Polignac-Bourmont-La Bourdonnais apparaît comme une

provocationultraroyaliste.Il manifeste la fusion qui s'opère dans les esprits entre les Bourbons, l'étranger et donc la

trahison,et,réciproquement,entreleursadversairesetlepatriotisme.Dèslors,lepouvoirroyaln'estpluslégitime,etrejouenttouteslespassionsdelapérioderévolutionnaire.

Le Journal des débats écrit ainsi : « Le lien d'amour qui unissait le peuple au monarque estbrisé.»

Quelquesjoursplustard,ÉmiledeGirardinajoute:Polignacest«l'hommedeCoblenceetdelacontre-révolution».BourmontestledéserteurdeWaterlooetLaBourdonnais,lechefdela«factionde 1815, avec ses amnisties meurtrières, ses lois de proscription et sa clientèle de massacreursméridionaux »... « Pressez, tordez ce ministère – Coblence, Waterloo, 1815 –, il ne dégouttequ'humiliation,malheursetchagrins!»

Bertin l'aîné, propriétaire du Journal des débats, sera condamné à sixmois de prison pour lapublicationdecesarticles.

La réaction se déploie : la pièce de Victor Hugo, Marion Delorme, est interdite, et unecommissionexaminelescoursdonnésparGuizotetVictorCousin.

L'affrontementaveclepouvoirestproche.

Le3janvier1830,Thiers,MignetetArmandCarrelfondentlejournalLeNational.

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Onmesurealorscombienlepatriotismeestleressortdel'opposition.C'estlaquestionnationalequimetl'âmefrançaiseenrévolte.MaislaconfrontationestenfaitlimitéeàParis.LaFrance paysanne reste calme, presque indifférente à ces déchaînements politiques qui, s'ils

vont prendre la formede journées révolutionnaires – les 27, 28 et 29 juillet 1830 –, et, à ce titre,s'inscrivent dans la «mythologie révolutionnaire »,marquent davantage un glissement de pouvoirqu'uneprofonderupture.

Lesacteursdecesjournéesdejuilletnesonteneffetqu'uneminorité,unenouvellegénérationromantique(la«bataille»d'Hernaniestde1830,etc'estcetteannée-làqueStendhalécritLeRougeetleNoir).Lesinspirateurspolitiquessontdes«libéraux»(Thiers,LaFayette,Guizot)quivontréussiràimposerleurcandidatautrône:Louis-Philipped'Orléans.

Ilsréalisentainsiaveclefilscequed'autres«modérés»(déjàLaFayette)avaienttenté,en1790-1791,aveclepère,PhilippeÉgalité.

Ils veulent instaurer une monarchie constitutionnelle qui arborera les trois couleurs. Lemonarqueseraunroicitoyen.

Lepeuple,utiliséetdupé,doit secontenterdecettemutationpolitiquequinechangerienàsacondition.

Aprèsces«troisglorieuses»journéesdejuillet1830,Stendhalécrira:«Labanqueest à la têtede l'État, labourgeoisiea remplacé le faubourgSaint-Germain, et la

banqueestlanoblessedelaclassebourgeoise.»EtlebanquierLaffittedeconclure:«Lerideauesttombé,lafarceestjouée.»Mais,danslamémoiredelanation–dansl'âmedelaFrance–,cesjournéesde1830sontl'un

desmaillons qui confortent et enrichissent la légende de la France révolutionnaire dont Paris, quis'estcouvertdesixmillebarricades,estlecœur.

Une source qui n'est pas tarie peut jaillir à nouveau avec d'autant plus de force qu'elle a étédétournée,contenue.

47.Danscedeuxièmetiersduxixesiècle,l'histoiredeFrancesemblebégayer.Paris a pris les armes en juillet 1830 pour chasser Charles X et les légitimistes, mais en

février 1848 les émeutiers parisiens contraignent les orléanistes et Louis-Philippe, vainqueurs en1830,àl'exil.

Par leur éclat symbolique – Paris se couvre de barricades, Paris s'insurge, Paris compte sesmortsetleschargesurlestombereaux,allumantpartoutdanslacapitalel'incendiedelarévolte–,cesjournées révolutionnaires qui voient surgir puis disparaître la monarchie bourgeoise de Louis-Philippemarquentl'importance,pourledestinfrançais,decesdix-huitannées.

Carcequis'estscellé,entre1830et1848,c'estlesortfinaldelamonarchie.

Lesjournéesde1830ontsignél'échecduretouràl'AncienRégime,tentéavecplusoumoinsderigueurparLouisXVIIIetCharlesX.

Mais la France ne veut ni d'une charte octroyée, ni d'un roi sacré àReims, ni d'un drapeau àfleursdelyscachantsoussesplisletricoloredeValmyetd'Austerlitz.

Les monarchistes partisans d'une royauté constitutionnelle l'ont compris. Ce sont eux quiprovoquent,puisconfisquent,lesjournéesrévolutionnairesdejuillet1830.

Ces idéologues – des historiens (Guizot, Thiers,Mignet) et des banquiers (Laffitte, Perier) –veulent renouer avec la « bonne Révolution », celle des années 1790-1791, quand les modérés

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espéraientstabiliserlasituationetinstaureravecLouisXVIunemonarchieconstitutionnelle.Leurgrandhomme,legarantmilitairedeleurtentative,leurglorieuxporte-drapeau,c'étaitLa

Fayette,etc'estencoreluiqui,enjuillet1830,présenteàlafoulele«roipatriote»,Louis-Philippe.Cettemonarchie-làsedrapedanslebleu-blanc-rouge.Si elleparvient à s'enraciner, alors le silloncommencéavec la fêtede laFédérationen1790,

puisinterrompuparlaTerreuretdétournéauprofitdeBonaparte,pourraenfinêtrecontinué.Thiers,Guizot,quigouvernerontsisouventde1830à1848,rêventdecepouvoirà l'anglaise,

avecdesChambreséluesausuffragecensitaire,unroiquirègnemaisnegouvernepas.Malheureusementpoureux,Louis-PhilippeveutrégneretnejouepaslejeuduParlement.

Certes,le«roicitoyen»romptavecl'idéed'unretouràl'AncienRégime.Celasuffitd'ailleursà

dressercontreluitouslesmonarchisteslégitimistes.Mais,naturellement,lesrépublicainsetlesrévolutionnairesquidécouvrentqueleurhéroïsmede

juillet1830n'aserviqu'àinstallersurletrôneunmonarque,àlaplaced'unautre,lehaïssent.Onessaiera–desrégicidesissusdetouteslesoppositions–àsixreprisesdeletuer.Etonvisera

aussisonfils,leducd'Aumale.Onignoreralesréussitesd'unemonarchiequiconclutuneententecordialeavecl'Angleterreet

neselancedansaucuneaventureguerrière.Elleachèvedeconquérirl'Algérieetdelapacifier.Ellejettelesbasesd'unempirecolonial.Elleunifielepaysencréantsoixantemillekilomètresdecheminsvicinaux,4000kilomètresde

voiesferrées,quicontribuentàrenforcerlacentralisationdelanation.Parisestlatêteoùtoutsedécide,oùtoutsejoue.Lescampagnesrestentsoumisesàleursnobleslégitimistes,méprisantsenversceroiboutiquier,

inquiets de voir Guizot exiger des communes qu'elles créent une école primaire, et de certainsdépartements,qu'ilsbâtissentuneécolenormaled'instituteurs.

Cet enseignement n'est encore ni obligatoire, ni gratuit, ni laïque,mais il ouvre le chemin àl'Instructionpublique.

Cependant,lamonarchieconstitutionnelleresteuneconstructionfragile,etsonrenversementenfévrier1848clôt,dansl'histoirenationale,lechapitredelaroyauté.

Onneconfierajamaispluslepouvoiràunsouverainissudel'uneoul'autredesbranchesdeladynastie,qu'ilarborelesfleursdelysoulestroiscouleurs.

Ce que le peuple de France rejette depuis 1789, ce n'est point tant le gouvernement d'un seulhomme–Napoléonfutleplusautoritaire,leplusdictatorialdessouverains–quel'accessionautrôneparfiliationhéréditaire.

MêmelefilsdeNapoléonnepeutaccéderautrône.LeroideRomen'estquelesujetd'unepiècemélodramatiquequiseraécritebeaucoupplustard.

Cenesontplusnilesliensdesangnilesacrequilégitimentlepouvoir,maisl'élection.En1848,quandLouis-Philippepartenexil,alorsqueParisignorequeleroiaabdiquéenfaveur

desonpetit-fils,lecomtedeParis,unenouvellepériodedel'histoiredeFrancecommence.Les nostalgies monarchiques – légitimistes ou orléanistes – pourront bien perdurer, susciter

d'innombrablesmanœuvrespolitiques,ellesnedonnerontplusnaissancequ'àdeschimèresetàdesregrets.

Desquatremodèlespolitiquesquiontcomposé lacombinatoire institutionnellede laFranceàpartirde1789–monarchied'AncienRégime,monarchieconstitutionnelle,empire,république–,ilneresteraplus,aprèsl'échecdelamonarchieconstitutionnelle,quelesdeuxderniers.

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C'estdire l'importancedusortdecettemonarchie louis-philippardepour l'orientationde toute

l'histoire nationale à partir des années 1830-1848. En fait, se mettent alors en place de nouvellesforces sociales etpolitiques,desmanièresdepenser–des idéologies–qui coloreront l'âmede laFrancedurantlederniertiersduxixesiècleettoutlexxe.

Denouveauxmotsapparaissent:socialisme,socialistes,communisme,prolétaires.Surtout,s'opèrelafusionentreces«prolétaires»,cesouvriers,etlemouvementrépublicain.On

sesouvientdelaconspirationdesÉgauxdeBabeuf,duComitédesalutpublic.Pourlesnotables, lespropriétaires,cesontlàdes«monstruosités»dontilconvientd'éviterà

toutprixleretour.Pourd'autres–lesrépublicainsrévolutionnaires–,c'estunexemple,unevoieàprolonger.Au

bout,ilyalarépubliquesocialefondéesurl'égalité.L'undecesidéologues–Laponneraye–écriraen1832:«Ils'agitd'unerépubliqueoùl'onne

connaîtrapointladistinctiondebourgeoisieetdepeuple,deprivilègesetdeprolétaires,oùlalibertéetl'égalitéserontlapropriétédetousetnonlemonopoleexclusifd'unecaste.»

Danslescampagnes,chezlesidéologueslibéraux,oncraintces«partageux».Etced'autantplusqu'onapumesureren1830laforcerévolutionnairedeParis.

Unnotablelibéral,Rémusat,avouera:«NousneconnaissionspointlapopulationdeParis,nousnesavionspascequ'ellepouvaitfaire.»

On s'inquiète de la prolifération des sociétés secrètes, de la liaison entre « républicainsdéterminés»etprolétaires.

En1831,lescanutslyonnaisserévoltent.Les«coalitions»(grèves)semultiplient.La condition ouvrière est en effet accablante : « Le salaire n'est que le prolongement de

l'esclavage»,résumeChateaubriand.Lamisère,lechômage,lafaim,l'absencedeprotectionsociale,le travail des enfants et lamortalité infantile sont décrits par toutes les enquêtes.Un christianismesocial–Lamennais,Lacordaire–sepenchesurcettesituationinsoutenable.

Cesfoules«misérables»,entrantencontactaveclesrépublicains,modifientladonnepolitique.CetterencontreentrelesocialetlaRépubliqueestencoreuneexceptionfrançaise.

Aprèslarévoltedescanuts,onpeutliresouslaplumedeMichelChevalier:«LesévénementsdeLyon ont changé le sens dumot politique ; ils l'ont élargi. Les intérêts du travail sont décidémententrésdanslecerclepolitiqueetvonts'yétendredeplusenplus.»

Cetteprésenceouvrièreetsajonctionaveclesrépublicainsterrorisentlesnotables,lesmodérés,lespropriétaires–et,àleursuite,lapaysannerie.

«LaséditiondeLyon,écritSaint-MarcdeGirardindansLeJournaldesdébats,arévéléungravesecret,celuide la lutte intestinequia lieudans lasociétéentre laclassequipossèdeetcellequinepossèdepas.Notresociétécommercialeetindustrielleasaplaie,commetouteslesautressociétés:cetteplaie,cesontsesouvriers.Lesbarbaresquimenacentlasociétésontdanslesfaubourgsdenosvillesmanufacturières;c'estlàqu'estledangerdelasociétémoderne.Ilnes'agiticiniderépublique,nidemonarchie,ils'agitdusalutdelasociété.»

EtGirardindelancerunappelàl'union:«Républicains,monarchistesdelaclassemoyenne,quellequesoitladiversitéd'opinionsurla

meilleureformedegouvernement,iln'yaqu'unevoieportantsurlemaintiendelasociété!»

Mais ce discours d'ordre, d'intérêt, de raison, prônant l'unité de tous ceux dont les intérêtssociaux convergent, même si leurs préférences politiques divergent, se heurte à la passionrépublicaine,àlanostalgierévolutionnaireravivéeparlamisère,larépression,l'autoritarismed'un

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pouvoirquine réussitpasoune tientpasà s'ouvrir, àconcéderdesavantagesauxclasses lesplusdémunies, mais qui, au contraire, avec Guizot en 1836, s'insurge contre les revendications des«prolétaires»:

«Noussommesfrappésdecettesoifeffrénéedebien-êtrematérieletdejouissanceségoïstesquisemanifestesurtoutdanslesclassespeuéclairées.»

Cesontenfait,selonlesmotsdeVictorHugo,les«misérables»qui«meurentsouslesvoûtesdepierre»descavesdesvillesouvrières.

EtGuizot,pourcontenircetterévoltequicouve,desuggérer:«Croyez-vousqueles idéesreligieusesnesontpasundesmoyens, lemoyenleplusefficace,

pourluttercontrecemal?»

Cette attitude répressive et aveugle du pouvoir, que les « scandales » et la corruptiondélégitiment un peu plus, favorise l'amalgame entre républicains, mouvement, revendicationssocialesetmêmeanticléricalisme.C'estlàuntraitmajeurdenotrehistoire.

Etpuisquelesrevendicationspartiellesnesontpasentendues,quelesouvenirdelaRévolutionrevienthanterlesmémoires,le«mouvement»remetencausetoutestructuredelasociété,commeleperçoitbienTocqueville,quinoteenjanvier1848:

«Ilserépandpeuàpeu,dansleseindesopinionsdesclassesouvrières,desidéesquinevisentpas seulement à renverser telles lois, tel ministère, tel gouvernement, mais la société même, àl'ébranlerdesbasessurlesquellesellereposeaujourd'hui.»

Etd'ajouter:«Le sentiment de l'instabilité, ce sentiment précurseur des révolutions, existe à un degré très

redoutabledanscepays.»

Si la situationestàcepointmenaçanteen janvier1848,c'estque, toutau longdecesdix-huitannées,lemouvementrépublicain,socialetrévolutionnaires'estrenforcé.

D'abord,lesémeutesparisiennes–maislarévoltedescanutsde1831adéjàfissuréàelleseulela société–naissentdusentimentque lesprotagonistesdes journéesde juillet1830ontétébernés,spoliésdeleurvictoire.

CettemanipulationpolitiqueréussieparThiers,LaFayetteetLouis-Philippeconfortel'opinion«avancée»dansl'idéequeles«élites»trompentlepeupleetsejouentdelui.Qu'àl'hypocrisiedelapolitiqueilfautopposerlabrutale«franchise»del'insurrectionarmée.

En1831,1832,1834,puisen1839,desgroupesd'insurgésdressentdesbarricadesàl'occasionde l'enterrement d'un général républicain (Lamarque, juin 1832) ou pour tenter de s'emparer del'HôteldeVilledeParisen1839(BlanquietBarbès).

Parisestlecreusetoù,émeuteaprèsémeute,seperpétueetseforgelalégenderévolutionnaire.C'estletempsdela«grandeurdel'idéologie»(Fourier,Proudhon,PierreLeroux),del'alliance

desrévolutionnairesaveccertainsécrivains(Sue,Hugo,Sand,Lamartine).Lesopinionssontradicales:«Lapropriétéc'estlevol»,décrèteProudhon.Maislemouvement

insurrectionneletpolitiquerestefaible.LarépressionconduiteparThiersouGuizotestimplacable:un « massacre » est perpétré rue Transnonain, le 14 avril 1834, par Bugeaud, qui plus tard seragouverneurdel'Algérie(1840).

Onvoitainsis'entrelacerendesnœudscomplexesmaisserréslestraditionsrévolutionnaires,lerecoursàlaviolence,lerôledeParis,laliaisonentrerépublicainsetouvriers(surtoutparisiens).Et,malgrélerecoursàlaforcearmée,lamonarchieconstitutionnelleparaîtdeplusenplusincapabledecontrôlerunesituationquiinquiètelespossédants.

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Depuis1836,unBonapartes'estcampédanslepaysagepolitique.CeLouisNapoléon,neveude

l'Empereur,atentéuncoupdeforceàStrasbourg(1836),unautreàBoulogne(1840).Emprisonné,ils'évadedufortdeHamen1846.

On voit ainsi réapparaître l'un des quatremodèles institutionnels de la France du xixe siècle.LouisNapoléonBonaparteproposeeneffetune«synthèse»:

«L'espritnapoléonienpeutseulconcilierlalibertépopulaireavecl'ordreetl'autorité»,dit-il.IlpublieDel'Extinctiondupaupérisme(1844):« La gangrène du paupérisme périrait avec l'accès de la classe ouvrière à la prospérité », y

affirme-t-il.S'esquisselà,adosséàlalégendenapoléonienne,un«national-populisme»autoritaire,incarné

maisrecherchantlesacredupeupleetnond'abordlalégitimitéparlafiliationdynastique,mêmesielletientlieudepointd'appuiessentiel.

Lasituationdupaysestincertaine.«Ilseditqueladivisiondesbiensjusqu'àprésentdanslemondeestinjuste...,quelapropriété

reposesurdesbasesquinesontpasdesbaseséquitables,noteTocqueville.Etnepensez-vouspasquequand de telles opinions descendent profondément dans les masses, elles amènent tôt ou tard lesrévolutionslesplusredoutables?»

Or,pouryfaireface,lenational-populismeautoritairen'est-ilpasmieuxarméquelamonarchieconstitutionnelle?

OnsesouvientdeBonapartebrandissantleglaivedelaforceetdelaloicontretouslesfauteursdedésordre,garantissantlesfortunesàlafoiscontrelespartisansdel'AncienRégimeetlesjacobins.

Ainsi resurgit de la mémoire française cette solution « bonapartiste », puisque la monarchieconstitutionnelle est un système«bloqué», freiné sur la voie parlementaire par l'autoritarismedumonarque–cequidéçoitsespartisansmodérés–etincapabledesedoterd'unsoutienpopulaire.

Iln'yaplusalorsquedeuxissues:larépubliqueoulebonapartisme.

Lacrisequeprovoqueledoublementduprixdupainàlasuitedesmauvaisesrécoltesde1846estdonc essentiellementpolitique : face à lamontéedesoppositions, lepouvoir refused'ouvrir le«système»,defairepasserlenombredesélecteursde240000à450000.

Ilsecoupeainsideceux(Thiers)quisouhaitentélargirlabasedelamonarchieconstitutionnellepour la préserver, cependant que ses adversaires républicains et révolutionnaires, de leur côté, serenforcent. Presse « communiste », troubles dans les villes ouvrières, émeutes de la misère : lessignesdetensionsemultiplient.

Desanciensministressontaccusésdeconcussion.Unmodéré–DuvergierdeHauranne–peutécrire:

« Tous ces scandales, tous ces désordres, ne sont pas des accidents, c'est la conséquencenécessaire,inévitable,delapolitiqueperversequinousrégit,decettepolitiquequi,tropfaiblepourasservirlaFrance,s'efforcedelacorrompre.»

Dèslemoisdejanvier1847,une«campagnedebanquets»mobilisel'opinionmodéréesurlethème des « réformes ». L'un de ces banquets, prévu à Paris le 14 février 1848, est interdit. Unmanifesteréformisteestlancé.

Ilnes'agitpasderenverserLouis-Philippe,maisdelecontraindreàrenvoyerGuizot,àélargirlecorpsélectoral,àdonnervigueuretperspectiveàlamonarchieconstitutionnelle.

MaisParis,quandilvoitlescorpsdesmanifestantstuésaucoursd'unefusilladeaveclatroupe,

Page 163: Max Gallo - L'Âme de La France

s'enflamme.La ville est celle des minorités révolutionnaires. Ce sont elles qui agissent, débordant les

réformistes.L'HôteldeVilleestenvahi.Lamartineetlesmanifestantsproclamentlarépubliquele24février.

Ce qui avait étémanqué en juillet 1830 réussit en février 1848. Par un bel effet d'éloquence,

Lamartineparvientàfaireécarterledrapeaurougequelesmanifestantsvoulaientd'abordimposerà«leur»république.Ellerestera«tricolore».Maisonmesure,àl'ambiguïtéetàlacomplexitédecesévénements,querienn'esttranché.

LarévolutiondeFévriern'estqu'uneémeutedeplusquiaréussi.CesuccèsestdûaufaitquelaFranceruraleestrestéepassive,quelesforcesdel'ordreontétéhésitantes,etquel'assisesocialeetpolitiquedupouvoirs'estdivisée.

Danslemêmetemps,cette«révolution»entredanslelégendairenational.Larépubliqueetlarévolutionsontassociéesdanslareconstructiondel'événement.Danscette«imagerie»,ilasuffiaupeupledeserévolter,dedresserdesbarricadesdansParis,pourl'emportersurlepouvoir.

48.Quelpeutêtre ledestindecette républiqueofficiellementproclamée le26 février1848etnée

d'unerévolutionambiguë?Elle est la deuxième, et elle fait resurgir tous les souvenirs de laGrandeRévolution et de la

IreRépublique,cellede1792.Maissonsortserascelléavantlafindel'année,puisquele10décembre1848Louis-NapoléonBonaparteenseraéluprésidentpar5434000voix.

Les autres candidats, – Cavaignac, Ledru-Rollin, Raspail et Lamartine – rassemblentrespectivement1448000,371000,37000,et,pourledernier,Lamartine,lehérosdeFévrier,celuiquiaréussiàmaintenirledrapeautricolore...8000voix!

C'estunepériodecharnièrequecesdixmoisdel'année1848.Ilsdessinentunefresquepolitiquequiserasouventcopiéedansl'histoirenationale,parcequ'elle

metenjeudesforcesetdesidéesquiresterontàl'œuvredurantleresteduxixeettoutlexxesiècle.Aucoursdecesdixmois,lesillusionsdeFévriersontdéchirées.Deuxmesurescapitalespermettentceretouràlaréalité.

D'abord,souslapressionpopulaire,etparcequ'ilfautbiensatisfairecesouvriers,cespartisans

delarépubliquesocialequi,armés,manifestent,legouvernementcréepourleschômeursdesateliersnationaux.

Leschômeursypercevrontunsalaire.L'État prend ainsi en charge l'assistance sociale, enmême temps que des lois fixent la durée

quotidiennemaximaledutravailàdixheuresàParis,àonzeheuresenprovince,puisàdouzeheuressurl'ensembleduterritoirenational.

Ilfautpayerces«ouvriers»qu'onn'emploieguèreetquideviennentunemassedemanœuvreréceptiveauxidées«socialistes»oubonapartistes.

C'est enmême temps un abcès de fixation. Il suffira de le vider pour que soit brisée l'avant-garde, échode ce«printempsdespeuples»qui fait souffler leventde la révolution sur l'Europeentière.

Lasecondemesure,décisive,estl'instauration,le5mars1848,dusuffrageuniversel(masculin).LedroitdevoteestaccordéàtouslesFrançaisdèslorsqu'ilsontatteintvingtetunans.

Page 164: Max Gallo - L'Âme de La France

Innovationcapitalequivadevenirlepatrimoinedetoutelanation.Mesure anticipatrice, comparée aux régimes électoraux en vigueur dans les autres nations

européennes.Au lieude250000, laFrancecomptedésormaisdixmillionsd'électeurs,dont les troisquarts

sontdespaysansetplusde30%,desillettrés.

Les « révolutionnaires », les « républicains avancés », qui se proclament l'« avant-garde »,comprennentquelesuffrageuniverselvaseretournercontreeux.

Ils connaissent le conservatismedes campagnes, lepoidsdesnotables sur lespaysans, le rôlequ'yjouel'Église.

IlsmanifestentdoncàParispourtenterdefairereculerladatedesélections.Paradoxe:lepeupleestcraintparceuxquiprétendentdéfendresesintérêts.Lesuffrageuniverseldevientl'armedes«conservateurs»contreles«progressistes»!Lesélectionssontfixéesau25avril1848,malgrélesmanifestationsdes«révolutionnaires».Et

les«modérés»peuventbrandirdevantlesélecteursrassemblésle«spectrerouge»,lamenacedes«partageux»,celledeladictatureetduretourdelaTerreur,commeen1793-1794.

L'Assembléeconstituanteéluenecomptequ'unecentainede«socialistes»surprèsdeneufcentssièges.LaRépubliqueaaccouchéd'uneAssembléeconservatriceetorléaniste.LepouvoirexécutifsedonnepourcheflegénéralCavaignac,etdesscrutinscomplémentairespermettentladésignationdeThiers,deProudhonetde...LouisNapoléonBonaparte.

Cette Assemblée régulièrement élue au suffrage universel représentant, contre les minoritésrévolutionnaires, le « pays réel », peut, maintenant qu'elle détient le pouvoir légal, supprimer lesateliersnationaux–pourquoiverserunfrancparjouràdeschômeurs?–,viviersdelacontestation,symbolesd'unerépubliquesocialedontlaFranceneveutpas.

L'annoncedelafermeturedesateliers–lesouvriersn'ont lechoixqu'entrele licenciement, ledépartverslaSolognepourassécherlesmaraisetl'engagementdansl'armée–provoquel'émeute.

Ces journéesde juin1848–du22au26–sontunevéritableguerresociale,opposant l'estdeParis,quisecouvredebarricades,etleParisdel'Ouest,d'oùpartentlestroupesdeligne.

Celles-civontperdreunmillierd'hommes,contre5000à15000chezlesinsurgés,fusillésleplussouvent.Quinzemilleprisonniersserontdéférésàdesconseilsdeguerre,déportésenAlgérie(5000),lesautresétantemprisonnésautermedeces«saturnalesdelaréaction»(Lamennais).

«Lesatrocitéscommisesparlesvainqueursmefontfrémir»,écritRenan.Enmêmetemps, les libertés–accordéesenfévrier–sont rognées :«Silenceauxpauvres!»

lanceencoreLamennais.

Pourtant,enaoût,onvote– toujoursausuffrageuniversel–pourélire lesconseilsgénéraux,d'arrondissementetmunicipaux.

Lepeuples'exprime,apprendàchoisir,àpeserparlescrutinsurlesdécisions.AmbiguïtédecetteRépubliquequimassacreceuxquiveulentallerau-delàdeslimitesfixéespar

lesnotables,maisquiapprendaupeuplelesrèglesdeladémocratie!Ainsisefaçonnel'âmefrançaise.

Les«prolétaires»,lesrévolutionnaires,mesurentquelarépubliqueaussipeutêtreconservatrice

et durement répressive. Leur méfiance envers le suffrage universel s'accroît. Ils découvrent leManifesteduparticommuniste,publiéparMarxetEngelsàLondresle24février1848.

Page 165: Max Gallo - L'Âme de La France

Ilsvontsepersuaderqueles«avant-gardes»doiventchoisirpourlepeuple,ycomprismêmecontrelesrésultatsdusuffrageuniversel.

Etced'autantplusque,auxélectionsdu10décembre1848,LouisNapoléonBonaparteécrasetous les autres candidats, à commencer par le général « républicain »Cavaignac, qui a conduit larépressiondejuin.

Enuntiersdesiècle,de1815à1848,lesFrançaisontdoncvusesuccéderàlatêtedelanationunemonarchie légitimiste,unemonarchieconstitutionnelle,unerépubliquedont leprésidentestunBonaparte,neveudel'empereurNapoléonIer!

LesFrançaisontvouluceschangementsoulesontlaisséfaire.Ilsontusédelaviolenceoudubulletindevotepourlessusciter.

Maisceuxquiontprispartauxjournéesrévolutionnairesn'ontreprésentéquedesminorités.Riendecomparableaumouvementquiavaitembrasélepaysen1789etl'avaitsoulevéen1792.Peuàpeu,acquérantuneexpériencepolitiquequ'aucunautrepeupleaumondenepossèdeàun

teldegré,etquifaitdelaFrancelanationpolitiqueparexcellence,lamajoritédesFrançaisaspireenfaitàlapaixcivile.

Danssesprofondeurs,lepeupleadécouvertquelevotepeutêtreunmoyenpacifiquedechangerleschoses,lentementetsansviolences.

Ainsi,cettenationrévolutionnairequipériodiquementdressedansParisdesbarricadesestaussidésireused'ordre.

Elle continue d'osciller, comme si après la gigantesque poussée révolutionnaire de 1789 ellen'avaitpasencorerecouvrésonéquilibre.Lesjournéesd'émeutes–lesrévolutions–serépètent,lesrégimessesuccèdent,mais,dans lemêmetemps,ellenesouhaiteplusretomberdans lesviolencesgénéralisées.

ÀParis,grandthéâtrenational,ellemetenscènelarévolutioncommepoursesouvenirdecequ'elleavécu.

Puiselleinterromptlespectacleetsortduthéâtreaussivitequ'elleyestentrée.Elleveut,aufond,vivretranquillement,jouirdesesbiens,desonbeaupays.C'estcetteréalitécontradictoirequicaractérise,aumitanduxixesiècle,l'âmedelaFrance.

3

RENOUVEAUETEXTINCTIONDUBONAPARTISME

1849-1870

49.Àpartirdedécembre1848,laRépubliqueestdoncprésidéeparunBonapartequelepeupleaélu

ausuffrageuniversel.Peut-onimaginerquecethomme-là,symbolevivantdelapostériténapoléonienne,incarnation

delatraditionbonapartiste,secontenterad'unmandatdeprésidentdelaRépubliquedequatreannées,nonrenouvelable?

Cependant,sonentreprise–conserverlepouvoirau-delàde1852,fût-ceparlerecoursaucoupd'État,etpeut-êtreproclamerl'Empire–paraîtaléatoireetdifficile.

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Lesélitespolitiquesconservatricessontdésireusesdegarder,parlemoyendesAssemblées,laréalité du pouvoir.Elles sont favorables à un régime –monarchie ou république – constitutionneldanslequelleprésidentoulemonarquen'auraqu'unefonctiondereprésentation.

Ellessedéfientd'unBonaparte,élud'occasion,qu'ellesespèrentmanœuvreràleurguise.Elles craignent davantage encore les « rouges », les partageux, ce peuple auquel on a dû

accorderledroitdevote.Ellesaspirentàl'ordre.Leurpartis'appellerad'ailleurslepartidel'Ordre.

Mais Louis Napoléon Bonaparte trouve aussi sur sa route ces « démocrates socialistes –

«démocsoc»–quiseréclamentdelaMontagneetde1793,quiaspirentàunerépubliquesocialeetconstituerontlepartidesMontagnards,hostileàlafoisauprince-présidentetaupartidel'Ordre.

C'est donc un jeu politique à trois qui va commencer dès le lendemain de l'élection deLouisNapoléonBonaparteàlaprésidencedelaRépublique.

Partiedifficile,car ilexisteunquatrième joueur, leplussouventsur la réserve,mais toujourssollicité par les trois partis – le bonapartiste, le parti de l'Ordre et lesMontagnards : il s'agit dupeuple.

Etpuisqu'ilyasuffrageuniversel,labataillepolitiques'étenddesvillesauxcampagnes,làoùseconcentrelamajeurepartiedelapopulation.

Celuiquitientetconvainclemondepaysan,celui-làpeutimposerseschoix.Lesuffrageuniverselestainsiunfacteurd'unificationpolitiquedelanation,et,enmêmetemps,

ildiviselemondepaysanenpartisansdel'unoul'autredestrois«partis».Lespaysansapporteront-ilstoujoursleursvoixàundescendantdeNapoléon(ilsviennentdele

faireendécembre1848),ouauxreprésentantsdesnotables,ouencoreseront-ilsgagnésparlesidéessocialisantesdes«démocratessocialistes»,etsuivront-ilslesMontagnards?

Les quatre années qui vont de décembre 1848 à décembre 1852, date de la proclamation dusecondEmpire, sontdécisivespour laviepolitiquenationale.C'est là, autourde laRépublique,dusuffrageuniversel,duconflitentrebonapartisme,partide l'OrdreetMontagnards,queseprécisentleslignesdefracturepolitiquesdelasociétéfrançaise.

L'âmedelaFrancecontemporaineyacquiertdenouveauxréflexes.Les thèmes de l'homme providentiel – au-dessus des partis – et du coup d'État (celui que va

perpétrerLouisNapoléonBonaparte)s'enracinentdanslesprofondeursnationales.Naturellement, la référence au passé pèse sur les choix.Marx qualifie ainsi le coup d'État du

2décembre1851de«18BrumairedeLouisNapoléonBonaparte».Maiscette«répétition»,cinquante-deuxansaprèslaprisedupouvoirparNapoléonBonaparte,

peut-elleêtreautrechosequ'unefarce,commesil'histoireseparodiait,commesiNapoléonlePetitpouvaitêtrecomparéàNapoléonleGrand,etlerépublicainsocialisantLedru-Rollin,àRobespierre?

Marxconclutàla«farce».

Dans l'histoire nationale, les événements de ces quatre années n'en sont pas moins d'uneimportancemajeure : ils suscitent des comportements politiques, des réactions « instinctives » quidéterminerontleschoixdupays.

Ainsi, alors que le pouvoir personnel deLouisNapoléon est installé à l'Élysée, que quelquesobservateurs lucidescraignent«une folie impériale»que« lepeupleverrait tranquillement», lesélectionslégislativesdu13mai1849marquentlaconstitutionetl'oppositionàl'échelledelanation–

Page 167: Max Gallo - L'Âme de La France

etnonplusseulementdanslesvilles–dupartidel'Ordreetdupartimontagnard.Deuxblocs–ondiraplus tardunedroiteetunegauche– se sontaffrontés.Les résultats sont

nets : le parti de l'Ordre– religion, famille, propriété, ordre– remporte500 sièges à l'Assembléelégislative,contre200auxMontagnardsdeLedru-Rollin,etmoinsd'unecentaineàun«centre».

«Lamajorité–sur750sièges–estauxmainsdesennemisdelaRépublique»,noteTocqueville.

Maislepartidel'Ordren'estpaspourautantrassuréparcettevictoire.Lesmilieuxrurauxontété–fût-cemarginalement–pénétrésparlesidéesdesMontagnards.DanslenordduMassifcentral–delaVienneàlaNièvreetàlaSaône–,danslesdépartements

alpins(del'IsèreauVar)etdansl'Aquitaine(Lot-et-Garonne,Dordogne),lesdémocratessociauxsontprésents.

Lesvillesmoyennessonttouchées.Lepartidel'Ordremesurequ'àpartirdeParis–etdesvillesouvrières–lesidéessocialistesse

sontrépanduesparlebiaisdusuffrageuniverseldanstoutleterritoirenational.Ellessontminoritaires,maislegermeenestsemé.

Au sein du parti montagnard, on commence à croire que le socialisme peut vaincre

pacifiquement grâce au suffrage universel. Des associations et des sociétés secrètes se constituentpourdiffuserlesidées«montagnardes»etorganiserles«militants».

Dèslors,ilresteaupartidel'Ordre,majoritaireàl'Assemblée,àfaireadopterunensembledelois qui interdiront la propagande socialiste (lois Falloux livrant l'enseignement à l'Église, loisrestreignantlalibertédelapresse).

L'électiondel'écrivainsocialisteEugèneSue(28avril1850)contreunconservateurconduitlepartidel'Ordreàvoter,le31mai1850,l'abrogationdefaitdusuffrageuniversel,lespluspauvres,parunesériededispositions,sevoyantretirerledroitdevote.

Maispuisquelavoieélectoraleestainsifermée,resurgissentdansla«NouvelleMontagne»lesidéesdeprisedupouvoirparlesarmes.

Lafascinationetlamystiquedelarévolution,dela«journée»révolutionnaire,desbarricades,trouventalorsunenouvellevigueur.

Celaneconcerneévidemmentquedes«minorités».Maislepeupleconstatequ'onleprivedecedroitdevotequ'ilavaitcommencéàs'approprier.

Lepartidel'OrdrecroitavoirremportélamisecontrelesMontagnards.Fortdecettevictoire,ils'oppose à toute révision constitutionnelle qui aurait permis à Louis Napoléon, en 1852, de seprésenterpourunnouveaumandat.

LesMontagnardsontvotéenl'occurrenceaveclepartidel'Ordre.Maisilsmêlerontleursvoixàcellesdupartibonapartistepours'opposeràlaconstitutiond'uneforcemilitairedestinéeàprotégerl'Assembléed'uncoupd'État.

Enfait,cesmanœuvrespoliticienneslaissentLouisNapoléonBonapartemaîtredujeu.Le13novembre1851,ilpeutproposeràl'Assembléel'abrogationdelaloidu31mai1850quia

abolilesuffrageuniversel.L'Assemblée conservatrice repousse cette proposition, et le prince-président apparaît ainsi

commel'hommequi,contrelesnotables,maisaussicontrelesrougespartageux,entendredonnerlaparoleaupeuple.

Ilretrouvedecettemanièrel'unedessourcesdubonapartisme,quiveuttisserunliendirectaveclanationensedégageantdel'emprisedespartis.

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Il dispose dans l'armée – épurée par ses soins – du soutien que lui apporte le « souvenirnapoléonien».

Etparcequ'ilestaucœurdel'institution–àl'Élysée–,ilvapouvoirpréparersoncoupd'État,exécutéle2décembre1851,jouranniversaired'Austerlitz.

Desdéputés,dontThiers,sontarrêtés.Ceuxquirésistentettententdesouleverlepeupleparisiensontdispersésparlatroupe,quitire.LedéputéBaudinesttuésurunebarricadepouravoirmontréaupeuplecommentonmeurtpour

25francsparjour,cetteindemnitéparlementairequelepeuple,spectateur,conteste.Sur les boulevards, dans Paris, afin d'empêcher par la terreur l'extension de la résistance, les

troupesdeligneouvrentlefeusurlafouledesbadauds(troisàquatrecentsmorts).La résistance est vivedans lesdépartementspénétréspar les idées républicaines, ceuxqui ont

voté« rouge»en1849.La répressionest sévère :84députésexpulsés,32départementsenétatdesiège,27000«rouges»déférésdevantdescommissionsmixtes(tribunauxd'exception:ungénéral,un préfet, un procureur), dix mille déportés en Algérie et en Guyane, des milliers d'internés etd'exilés.

Mais le suffrage universel est rétabli, et, le 20 décembre, 7 500 000 voix approuvent le coupd'État,contre650000opposants.Oncompteunmillionetdemid'abstentions.

Un an plus tard, un nouveau plébiscite – 7 800 000 oui – permet à Louis Napoléon, devenuNapoléon III, de rétablir l'Empire. Celui-ci est proclamé le 1er décembre 1852, cinquante-huit ansaprèslesacredu2décembre1804.

C'estlerenouveaudubonapartisme,maisaussiledébutdesonextinction.Carlarésistanceaucoupd'Étatetlarigueurdelarépressionmarquentuneruptureirréductible

entreunepartiedupeupleetlafiguredeBonaparte.Certes,l'immensesuccèsdesplébiscitesde1851et1852montrebienquelemythedemeure,que

l'hommeprovidentiel,lafigured'unempereurtirantsalégitimitédupeupleconsultédanslecadredusuffrageuniversel,continuentdefonctionner.

Maislesrépublicainsontuneassisepopulaire.LagrandevoixdeVictorHugo,l'exilé,vacommencerdesefaireentendre.Le2décembre1851seraqualifiéde«crime».LouisNapoléonestun«parjure»queMarxdésignesouslenomdeCrapulinsky.LouisNapoléonabeaurépéter:«J'appartiensàlaRévolution»etdécréterlamiseenventede

touslesbiensimmobiliersdesOrléans,onsaitaussiquelespréfetsontreçul'ordre,dèsle6janvier1852,d'effacerpartoutladevise«Liberté,Égalité,Fraternité».

Etleralliementdelaplupartdesconservateursdupartidel'Ordreàl'Empireconfirmequecerégimen'estpasau-dessusdes«partis»:ilest«réactionnaire».

Onlesait,mêmesionlesoutientousionl'accepteparsoucidepaixcivile.Mais les républicains refuseront ce « détournement » du suffrage universel. Et, fruit de cette

expérience,ilsgarderontunedéfianceradicaleàl'endroitduplébiscite,delaconsultationdirectedupeuplemiseauserviced'undestinpersonnel.

L'âme de la France contemporaine vient d'être profondément marquée. La République avaitmassacrélesinsurgésdejuin1848,cequiavaitconduitle«peuple»àchoisirpourprésidentLouisNapoléonBonaparte.

Après le coup d'État du 2 décembre 1851, il y a désormais, minoritaire mais résolu, unantibonapartismepopulaire.

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CeNapoléonIII,c'estBadinguet,NapoléonlePetit!La colère et le mépris qu'il suscite renforcent le désir de République et le souvenir de la

Révolution.

50.AulendemaindelacréationdusecondEmpire,lesFrançaisnecroientpasàlalongévitédece

régimenéd'uncoupd'Étatsanglantetquedeuxplébiscitesontlégitimé.L'âmedelaFranceestuneâmesceptique.Depuis le 21 septembre 1792, les citoyens de cette nation « politique » ont vu se succéder la

Ire République, le Directoire, le Consulat, l'Empire, une monarchie légitimiste, une monarchieorléaniste et constitutionnelle, la IIe République et enfin le second Empire. Déclarations, Chartes,Actesadditionnels,Constitutionsonttouràtourrégentélaviepublique.

Onadébattu,en1789,danslesvillagesdescahiersdedoléances,onavotépourcelui-cioupourcelui-là,onadisposédudroitdevote,puisonl'aperdu,etonenadenouveaubénéficié.

LeFrançais,siéprouvéparleschangementspolitiques,estdevenuprudent,attentiste.Puisquelamonarchiemillénairededroitdivins'esteffondréeetqueLouisXVIaétédécapité,

luiquiavaitétésacréàReims,quipeutcroirequ'encebasmondeunrégimepolitiquesoitpromisàlalonguedurée?

LesacreparlepapedeNapoléonIern'apasempêchél'Empereurd'êtrevaincuetdemourirenexilàSainte-Hélène.

EtCharlesXn'a pas durablement bénéficié de la protectiondivine, bienqu'il eût été lui aussisacréàReims.

Comment imaginer dès lors que ce Louis Napoléon Bonaparte, même devenu Napoléon III,puisserégnerpluslongtempsquesononcleNapoléonIer?

Nulnepeutleconcevoir.

On observe.On ne commente pas : trop d'argousins, trop demouchards, trop de gendarmes.Tropderisquesàprendrepartipourunrégimedontoncomprendbienqu'ilestfragile,commetouslesrégimes,etqueviendrasontourdechanceler,desebriser.

Telleestalorsl'âmedelaFrance,qui,ensoixanteannées,asubitantdepouvoirs,entendutantdediscours,qu'ellebaisse la têteet faitminedesedésintéresserdesaffairespubliquesquegèrentcesmessieurslesintelligents,lesnotables.

Orceux-ci,précisément,necroientguèreàlalongévitédusecondEmpire.Guizot,quiexprimelapenséedesmilieuxdelabourgeoisielibérale,déclare:«Lessoldatset

lespaysansne suffisentpaspourgouverner. Ily faut le concoursdesclasses supérieures,qui sontnaturellementgouvernantes.»

Tocquevilleesttoutaussiréservésurl'avenirdurégimequandilécriten1852:« Quant à moi qui ai toujours craint que toute cette longue révolution française ne finît par

aboutiràuncompromisentrel'égalitéetledespotisme,jenepuiscroirequelemomentsoitencorevenuoùnousdevrionsvoirseréaliserdéfinitivementcesprévisions,et,ensomme,ceciaplutôtl'aird'uneaventurequisecontinuequed'ungouvernementquisefonde.»

Iln'empêche:l'«aventurier»LouisNapoléon,entouréd'habilesetintelligentscomplices–dontMorny,sondemi-frère–,varégnerde1852à1870,soitseptansdeplusqueNapoléonIer,sacréen1804etdéfinitivementvaincuen1815!

Cette longueduréedusecondEmpireet les transformationsqui lacaractérisentvontservirdesocleàlafinduxixesiècleetauxpremièresdécenniesduxxe.

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LesecondEmpiredit«autoritaire»estainsi,durantquinzeannées–de1852à1867–,lemouledanslequell'âmedelaFranceprendsaformecontemporaine.

L'État centralisé – répressif, policier même – organise et régente la vie départementale,sélectionnelescandidatsauxélections.

Ces«candidatures»officiellesbénéficientdetoutl'appareildel'État.Lepréfetdevientpourdebonlaclédevoûtedelavielocalesoustoussesaspects.Ilfaitrégner

l'«ordre»politiqueetmoral.Ilestlelienentrelepouvoircentral–impérial–ettouteslesstratesdela bourgeoisie : celle qui vit de ses rentes, de la perception de ses fermages ; celle qui est, d'unecertainefaçon, l'héritièredes«robins» :avocats,médecinsetapothicaires,notaires,parfois tentéeparunrôlepolitique,maisprudenteetsurveillée.

L'Empiren'aimepaslesespritsforts,leslibrespenseurs.D'ailleurs, aux côtés dupréfet, l'évêque est, avec le général commandant la placemilitaire, le

personnageprincipal. Ila lahautemainsur l'enseignement,entièrement livréà l'Église.Lesordresreligieux–aupremierrangdesquelslesJésuites–ontétéànouveauautorisés.

L'Empireestclérical.Lapoliceetlesconfesseursveillentauxbonnesmœurs.Le réalisme de certains peintres (Manet,Courbet) est suspect.MadameBovary,Les Fleurs du

mal,sontcondamnéesparlestribunaux.Lesjournauxsontsoumisàl'autorisationpréalable.Un«hommedelettres»quiestperçucommeunopposant,unrebelle–ainsiJulesVallès–,est

réduitàlamisère,voireàlafaim.Iln'écritpasdanslesjournaux,ilnepeutenseigner–l'Égliseestlàpourleluiinterdire–,ilremâchesarévolte.Ilsesouvientdesespoirsnésenfévrier1848etnoyésdans le sang des journées de juin. Il rêve à de nouvelles journées révolutionnaires qui luipermettraientdeprendresarevanche.

Onvoitainsis'opposerdeuxFrancecomplémentairesmaisantagonistes.UneFrance«officielle»,adosséeauxpouvoirsdel'État,quicherchedansl'Église,l'armée,la

police,lacensure,lesmoyensdecontenirl'autreFrance.Celle-ciestminoritaire, souterraine, juvénile,conduiteparfoispar lesentimentqu'ellenepeut

riencontrelacitadelledurégimeàunesortederagedésespérée.L'hypocrisiedupouvoir, quimasque sa corruptionet sadébauche sous levernisdesdiscours

moralisateurs,révolteles«vieux»républicainsrévolutionnaires–ilsavaient,pourlesplusjeunes,une vingtaine d'années en 1848. Ils sont rejoints par des éléments des nouvelles générations,«nouvellescouches»ellesaussirépublicaines.

Mais, jusqu'aux années 1860, le pouvoir semble enfermé dans son autoritarisme.C'est Thiersqui,en1864,parleauCorpslégislatifdes«libertésnécessaires».

Il reste aux opposants à s'enivrer, à vivre dans la « bohème », à clamer leur athéisme, leuranticléricalisme,leurhainedesautorités.

Maisilssontlepotdeterreheurtantlepotdefer.CarlaFrancesetransforme,etsondéveloppementsertlesecondEmpire.C'estsousNapoléonIIIqueleréseauferrédevientcettetoiled'araignéede6000kilomètresqui

couvrel'Hexagone.C'estdurantcettepériodequelamétallurgie–etleComitédesforges,oùlesgrandesfortunesse

retrouvent – augmente ses capacités. Houillères et sidérurgie dressent pour plus d'un siècle leurschevalets,leursterrilsetleurshauts-fourneauxdansleNord,auCreusot,enLorraine.

C'estlesecondEmpirequidessinelenouveaupaysageindustrielfrançais,quitracelesnouvelles

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voiesdecirculation,enmêmetempsqu'icietlàdesprogrèssontaccomplisdansl'agriculture.Lestraitésdelibre-échangecontraignentlesindustrielsfrançaisàsemoderniser.Et c'est une fois encore l'État qui donne les impulsions nécessaires, qui soutient le

développementdusystèmebancaire.Vallèsécrira:«LePanthéonestdescendujusqu'àlaBourse.»Car l'argent irrigue la haute société et ses laudateurs (journalistes, écrivains), ses alliés

(banquiers,industriels),sesprotecteurs(lesmilitaires,lesjuges),sesparasites(lescorrompus).Le visage de Paris se transforme : Haussmann perce les vieux quartiers, crée de grands

boulevardsquirendrontdifficileàl'avenirlaconstructiondebarricades.Etchaqueimmeubleconstruitsurlesruinesd'unevieilledemeureenrichitunpeuplusceuxqui,

avertisparcequeprochesdupouvoir,anticipentlesdéveloppementsurbains.

Lemodèlefrançaissetrouveainsiconforté.Lepouvoirpersonnaliséestentourédesescourtisansetdesesprivilégiés.Centralisé,autoritaire,ilprésideauxbouleversementséconomiquesetsociauxqu'ilencadre.Et

larichessenationales'accroît.On fait confiance à cetÉtat quimaintient l'ordre : les emprunts lancés sont couverts quarante

fois!Structureétatiqueetfortunesprivées,pouvoiretépargne,sesoutiennentmutuellement.Quantauxpauvres,auxsalariés,aux«misérables»,aux«ouvriers»–NapoléonIIIsesouvient

d'avoirécritetvouluL'Extinctiondupaupérisme–,ceshumblesobtiennentquelquesmiettesaugrandbanquetdelafêteimpériale.

C'est la particularité d'un pouvoir personnel issu d'un coup d'État, mais aussi du suffrageuniversel,den'êtrepastotalementdépendantdesintérêtsdetelleoutellecouchesociale.

NapoléonIIIvaaccorderen1864,dansuncadretrèsstrict,ledroitdegrève.Dès 1862, il a permis à une délégation ouvrière de se rendre à Londres à l'Exposition

universelle,d'adhéreràl'Associationinternationaledestravailleursàl'originedelaquellesetrouventMarxetEngels.

Cesouvriers peuvent faire entendre leurs voixdans le «Manifeste des 60» sans connaître laprisondeSainte-Pélagie(1864).

Ainsis'esquisse,toujoursenliaisonavecl'État–etdanslecadredesastratégiepolitique–,unenouvelleséquencede l'histoirenationale :ellevoitapparaîtresur lascènesocialedes«ouvriers»d'industrie quimanifestent au cours de violentes grèves et créent à Paris, en 1865, une section del'Internationaleouvrière.

Pourtant, cesmanifestations, ces novations, n'affaiblissent pas le régime.L'État les encadre, ilconservel'appuidesbourgeoisiesetlaneutralitébienveillantedespaysans,quiconstituentencorelamajoritédelapopulationfrançaise.

MaisNapoléonlePetitaspireàchausserlesbottesdeNapoléonleGrand.Sapolitiqueétrangèreactive,aprèsunepériodedesuccès,connaîtradesdifficultésquisaperontsonrégime.

La traditionbonapartiste, qui a été l'undes leviersde la conquêtedupouvoir, devient ainsi lacausedesaperte.

Dansl'âmefrançaise,laquêted'ungrandrôleinternationalpourlanationaveuglelepouvoir.Ilcroitavoirbarresurlemondecommeilabarresursonpays.Làestl'illusionmortelle.

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Certes, Napoléon III jette les bases d'un empire colonial français au Sénégal, à Saigon. LaKabylieest«pacifiée»;NapoléonIIIpenseàpromouvoirun«royaumearabe»enAlgérie,etnonpasunedominationclassiquementcoloniale:anticipationhardie!

Il intervientenItalieens'alliantauPiémontcontrel'Autriche,et lesvictoiresdeMagentaetdeSolferino(4et24juin1859)permettrontàlaFrance,enretour,d'acquérir,aprèsplébiscite,NiceetlaSavoie(1860).

Pourtant, laguerrecontre laRussie (1855)enCrimée,pourdéfendre l'Empireottomancontrelesviséesrusses,étaitdéjàuneentreprisediscutable.

Elleavaitcependantpourcontrepartie l'allianceavec l'Angleterre,dontNapoléonIII, tirant lesleçons de l'échec du premier Empire, voulait faire le pivot de sa politique étrangère, prolongeantainsil'EntentecordialemiseenœuvreparLouis-Philippe.

Cette alliance Paris-Londres demeurera d'ailleurs, durant toute la fin du xixe siècle et tout lexxesiècle–etmalgréquelquesanicroches–,l'axemajeurdelapolitiqueextérieurefrançaise.

Mais l'expédition auMexique« auprofit d'unprince étranger (Maximiliend'Autriche) et d'uncréancier suisse », dira Jules Favre, républicain modéré, alors que la situation en Europe estmouvanteetpérilleusepourlesintérêtsfrançais,constitueunécheccuisant(1863-1866).

PlusgravesencoresontleshésitationsdevantlesentreprisesdeBismarck,qui,le3juillet1866,écrasel'AutricheàSadowa,laPrussefaisantdésormaisfiguredegrandepuissanceallemande.

Toutes lescontradictionsdelapolitiqueétrangèredeNapoléonIIIapparaissentalorsaugrandjour.

Il a été l'adversaire de l'Autriche, servant ainsi le Risorgimento italien. Mais les troupesfrançaisesont soutenu lepapecontre lesambitions italiennes.EtNapoléon III aperdudece fait lebénéficedesesinterventionsenItalie.ÀMentana,en1867,destroupesfrançaisessesontopposéesàcellesdeGaribaldi:ilfallaitbiensatisfaire,endéfendantleSaint-Siègecontrelespatriotesitaliens,lescatholiquesfrançais,socledupouvoirimpérial.

Et c'est seul que Napoléon III doit affronter Bismarck, qui, en 1867, rejette toutes lesrevendicationsdecompensationémisesparParis(rivegaucheduRhin,Belgique,Luxembourg...).Nil'Angleterre,nilaRussie,nil'Italie,nibiensûrl'Autriche,nesoutiennentlaFrancecontrelaPrusse.

CommetoujoursenFrance,politiqueextérieureetpolitiqueintérieuresontintimementmêlées.LepremierEmpireavaitsuccombéàladéfaitemilitaireetàl'occupation.NapoléonIIIpeutsesouvenirdeWaterloo.

51.VoilàquinzeansquelesecondEmpireaétéproclamé.C'estletempsqu'ilfautpourquedenouvellesgénérationsapparaissentetquelesconséquences

destransformationspolitiques,économiquesetsocialesproduisentleurseffets.

En 1869, des grèves meurtrières – de dix à quinze morts à chaque fois –, réprimées par latroupe,éclatentàAnzin,àAubin,auCreusot.DestroublesseproduisentàParis.Des«républicainsirréconciliables» s'appuient surcemécontentementqui sourdet sur leséchecshumiliants subisenpolitiqueextérieure–Mexicoaétéévacuéparlestroupesfrançaisesenfévrier1867–pourrappelerlesoriginesdurégimeimpérial.

Oncélèbrelesvictimesducoupd'Étatdu2décembre.

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OnveutdresserunestatueaudéputéBaudin.Onmanifesteenfoule,armesdissimuléessouslesredingotes,enjanvier1870,quandlecousin

germaindel'empereur,PierreBonaparte,tuelejournalisteVictorNoir.Des hommes nouveaux – Gambetta – font le procès du régime, s'expriment au nom des

«nouvellescouches»,formulentàBellevilleunprogrammerépublicain:séparationdel'Égliseetdel'État, libertés publiques, instruction laïque et obligatoire. Les candidats républicains au Corpslégislatif sont élus à Paris. À ces élections du mois de mai 1869, un million de voix seulementséparentlesopposantsrésolusdescandidatsdelamajorité.

Maiscesdernierssontdespartisansdel'ordreplutôtquedes«bonapartistes».Àleurtête,le«vieux»Thiers,quirassembleautourdeluiles«modérés»,lesancienssoutiens

delamonarchieconstitutionnelle,ceuxquelecoupd'Étatdu2décembre1851aprivésdupouvoir.Ils se sont ralliés à LouisNapoléonBonaparte. Ils ont participé à la « fête impériale »,mais

NapoléonIIIneleursemblepluscapabled'affronterlespérilsintérieursetextérieurs.Lorsqu'ilétaitl'efficacedéfenseurdel'ordre,brandissantleglaiveetfaisantdesonnomlebouclierdelastabilitésociale,onl'acceptait,onl'encensait.Maisle«protecteur»sembledevenuimpotent.

Thiersl'avertitauprintempsde1867:«Iln'yaplusuneseulefauteàcommettre.»LepréfetdepolicedeParis,Piétri,déclare:«L'empereuracontreluilesclassesdirigeantes.»

C'est cemomentoù legouffre se crée sousun régime, et laFrance, vieillenation intuitive et

expérimentée,attendlacrise,continuantdevivrecommesiderienn'était,maispressentantlatempêtecommeunepaysannequienflairelessignesavant-coureurs.

Cependant,ledécorimpérialesttoujoursenplace.En1867,Parisest illuminépour l'Expositionuniversellequevisitent les souverainsétrangers.

VictorHugoamêmeécritlapréfacedulivreofficielprésentantl'ExpositionetlenouveauParisdeHaussmann.N'est-cepaslapreuvequel'Empireautoritairedevientlibéral?

Napoléon IIIdesserre tous les liens : ceuxqui étranglaient lapresse,qui limitaient ledroitderéunionoulespouvoirsdesAssemblées.

L'Empire semble recommencer. Des républicains modérés s'y rallient. L'un d'eux, ÉmileOllivier,devientchefdugouvernement.

Au plébiscite du 8 mai 1870, 7 358 000 voix contre 1 572 000 et 2 000 000 d'abstentionsapprouventlesmesureslibéralesdécidéesparl'empereur.

Unefoisencore,lesuffrageuniversel–contrelesélites–ratifieseschoix.Napoléon III paraît demeurer l'homme providentiel capable d'entraîner le pays et de le faire

entrerdansla«modernité».C'estunFrançais,Lessepsqui,enprésencedel'impératrice,inaugureen1869lecanaldeSuez,sonœuvre.

«L'Empireestpluspuissantquejamais»,constatentlesrépublicainsaccablés.«Nousferonsàl'empereurunevieillesseheureuse»,déclareÉmileOllivierencommentantles

résultatsduplébiscite:aprèsplusdequinzeansderègne,NapoléonIIIa«retrouvésonchiffre».

Pourtant,enquelquesmois,lerégimevas'effondrer.LepiègeestouvertparBismarck.Candidature d'un Hohenzollern au trône d'Espagne. Indignation de Paris ! Retrait de la

candidature,maisdépêched'Ems(oùleroiprussienGuillaumeIerestenvillégiature),humiliante.EmbrasementàParis.L'entouragedeNapoléonIII,l'impératrice,lesmilitaires:«Laguerresera

unepromenadedeParisàBerlin!»Lesjournalistesàgages,lescourtisanspoussentàlaguerreafinde laver l'affront et de recouvrer, par la victoire sur laPrusse, l'autorité que l'on a perduepar les

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réformeslibérales.

Illustration et confirmation d'une caractéristique française : un monarque – ici l'empereur –n'acceptepasden'êtrequ'unsouverainconstitutionneldépendantdesélus.

Lepouvoirexécutifrefused'êtreentravéoucontrôléouorientéparlesdéputés.La politique étrangère étant le terrain sur lequel il est le seul maître, il va donc y jouer

«librement»,ensouverainabsolu,sapartie.Encorefaut-ilqu'ilsoitvictorieux.

Le19juillet1870,ÉmileOlliviersalueladéclarationdeguerreàlaPrussed'un«cœurléger».LaFranceestpourtantseulefaceàBerlin,quidisposed'unearméedeuxfoisplusnombreuseet

d'uneartillerie–Krupp!–supérieure.Ni l'Autriche ni l'Italie ne s'allient à Paris. Et en six semaines de guerre l'état-major français

montresonincapacité.Onperd l'Alsaceet laLorraine.Onse repliesurMetz,où lemaréchalBazaine– levaincudu

Mexique–s'enferme.ÀSedan,le2septembre,NapoléonIII–àlatêtedesestroupesdepuisle23juillet–seconstitue

prisonnieravecprèsdecentmillehommes.

Quereste-t-ild'unempereurquia«remissonépée»?L'humiliation,cependantquelanationestentraînéedansladébâcle.LaFranceconnaîtlàundeceseffondrementsqui,toutaulongdessiècles,ontmarquésonâme.Lepaysestenvahi.L'armée,vaincue.Lepouvoir,anéanti.C'estl'extinctiondubonapartisme.

Lesrépublicains,lesrévolutionnairesqui,enjuillet,avaienttenté–c'estlecasdeJulesVallès–

des'opposeraudélireguerrier,etquelafouleenthousiasteavaitfaillilyncher,envahissentleCorpslégislatif.

Ilsdéclarentl'empereurdéchu.Le4septembre1870,ilsproclamentlarépublique.Aucoupd'Étatoriginelrépondainsilecoupdeforcerépublicainetparisien.Le2décembre1851apouréchole4septembre1870.AusecondEmpiresuccède,paretdansladébâcle,laIIIeRépublique.

Maisl'émeuterépublicaine,révolutionnaireetpatriote–onveutorganiserladéfensenationale

contrelesPrussiens–n'apaschangélepays,celuiqui,enmai,aapporté7358000voixàl'empereur,ouplutôtaupouvoirenplace,garantpourl'écrasantemajoritédel'ordreetdelapaixcivile.

Rienn'achangénonplusdansleshiérarchiessociales,lesrouagesdupouvoir.Lespréfetssontenplace.LesgénérauxvaincusparlesPrussiensgardentlecontrôledecettearméequiaétél'armaturedu

pouvoirimpérial.Ortouslesnotables–lepartidel'Ordre–craignentqueladébâclenesoitl'occasion,pourles

« rouges », de s'emparer du pouvoir. L'armée, à leurs yeux, est le recours contre les«révolutionnaires».

L'undeces«modérés»–républicain–déclaredèsle3septembre:«Ilestnécessairequetouslespartiss'effacentdevantlenomd'unmilitairequiprendraladéfensedelanation.»

CeseralegénéralTrochu.«Participepasséduverbetropchoir»,écriraVictorHugo.

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LESVÉRITÉSDEMARIANNE

1870-1906

52.Enneufmois,entreseptembre1870etmai1871,l'âmedelaFranceestsiprofondémentblessée

que,durantprèsd'unsiècle,lespensées,lesattitudesetleschoixdelanationserontinfluencés,voiresouventdictés,parcequ'elleasouffertaprèslachutedusecondEmpire.

C'estlàlelegsdurégimeimpérial.Ilnesemesurepasenkilomètresdevoiesferrées,entonnesd'acier,entraitésdelibre-échange,

enlongueursdeboulevardstracésàParis.L'héritagedeNapoléonIII,cettehontequ'ilainoculéeàlanation,s'appelleladébâcle,ladéfaite,

laredditiondumaréchalBazaine,l'occupationdupays,l'entréedestroupesprussiennesdansParis,laproclamationdel'EmpireallemanddanslagaleriedesGlaces,àVersailles,le18janvier1871.

LeroidePrussedevient,parlegéniepolitiquedesonchancelierdefer,Bismarck,l'empereurGuillaume.Etc'estcommesilabotted'unuhlanécrasaitlagorgedespatriotesfrançais.

Ils songeront à la revanche, à leurs deux « enfants », l'Alsace et la Lorraine, livrées auxPrussiensendépitdesprotestationsdesdéputésdecesdeuxprovinces.

Et cette peste, cette guerre perdue, cette suspicion entre les peuples français et allemand, l'unvoulanteffacerlahontedeladéfaiteetrecouvrerStrasbourg,l'autresoucieuxd'empêcherceréveilfrançais, la haine mêlée de fascination qui les unit, ne pouvaient que créer les conditionspsychologiquesd'unenouvelleguerre.Puis,elle-même,engénéreruneautre!

BelhéritagequeceluideNapoléonIII!

Et,commesicelanesuffisaitpas,laguerrecontrelesPrussiensnourritlaguerrecivile.Lepartidel'Ordre,mêmes'ilfaitmine,aprèsSedanetlesiègedeParis,devouloirpoursuivre

laguerre,songed'abordàconclureauplusvitel'armisticepuislapaixavecBismarck.Les Thiers, les Jules Favre, les Jules Ferry, les notables du parti de l'Ordre et, derrière eux,

l'immense majorité des Français craignent que de la prolongation de la guerre ne jaillisse larévolutionparisienne.

Alors,mêmesiGambettaréussitàquitterParisenballon,àrejoindreToursetàconstituersurlaLoire une armée de 600 000 hommes, même si des généraux comme Chanzy et Bourbaki, desofficiers valeureux comme Denfert-Rochereau ou Rossel, se battent vaillamment et remportentquelquesvictoires,laguerreestperdue.

JulesFavrerencontreBismarckdèsle15septembre1870.Lesrépublicains,lesrévolutionnaires,les patriotes, rêvent encore de mener la lutte jusqu'au bout, de « chasser l'envahisseur » ; ils enappellent aux souvenirs des armées révolutionnaires. Victor Hugo, septuagénaire, veut s'engager,exaltelescombatsdes«partisansetfrancs-tireurs».Maiscesirréductiblessontminoritaires.

Toutes les consultations électorales pour approuver les mesures gouvernementales – le3novembre1870,àParis,550000voixpour,68000contre,puisdanstoutelaFrance,le8février1871,donnentunemajoritéécrasanteenfaveurde lapaixàn'importequelprix :cinqmilliardsde

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francs-orpourlesPrussienset,parsurcroît,l'AlsaceetlamoitiédelaLorraine.L'AssembléequiseréunitàBordeauxenfévrier1871estl'expressiondecedésird'ordreetde

paix, mais aussi de cette haine contre les révolutionnaires parisiens, cette minorité qui crée uneCommunedeParis,unComitédesalutpublic,qui,le18mars1871,quandonveutluireprendrelescanonsqu'elleapayés,serebelle–etlessoldatsrejoignentlesinsurgés,etl'onfusilledeuxgénérauxdontl'unavaitparticipéàlarépressiondesjournéesdejuin1848!

Car,demanièreinextricable,lepassésenoueauprésent,etcenœudemprisonnel'avenir.Les « communards » de 1871 sont les jeunes gens de 1848, vaincus, censurés, marginalisés

duranttoutl'Empire.C'est long, vingt ans à subir un régime arrogant, soutenu par des majorités plébiscitaires,

vainqueur jusqu'aubout,avant,«divinesurprise»,des'effondrer toutàcoupcommeunestatuedeplâtre.

Ce sont ces jeunes gens devenus des hommes de quarante ou cinquante ans qui manifestent,imposent la proclamation de la république, puis s'arment dans Paris parce que la Révolution c'estValmy,etqu'ilsveulentdoncdéfendrePariscontrelesPrussiens.

Pourceshommes-là,sonnel'heuredeleurgrandebataille,l'épreuvedécisive,lachanceàsaisir.Àl'enthousiasmesemêlechezeuxl'angoisse,carilssontdivisés.Ilssaventqu'ilsnesontqu'une

minorité,quelepaysnelessuitpas,quelesquartiersouestdeParissesontvidésdeleurshabitants,que les Prussiens ont libéré des prisonniers afin qu'ils rallient l'armée hier impériale, aujourd'hui« républicaine », mais ce sont toujours les mêmes officiers qui commandent – bonapartistes oumonarchistes,soldatsdel'ordrequi,vaincusparlesPrussiens,veulentécrasercesrévolutionnaires,cesrépublicains.

Entre la République et la reddition aux Prussiens, le maréchal Bazaine, à Metz, choisit dedéposerlesarmes.

Ainsi se creuse le fossé entre les révolutionnaires, les républicains patriotes et l'armée. Et,réciproquement,l'arméenesesentpasrépublicaine:quandelleentreradansParis,le21mai1871,ellefusilleracesinsurgés,cescommunards.

Trentemillemorts.Desmilliersdedéportés enGuyaneouenNouvelle-Calédonie.Pourcettefractionminoritaire dupeuple, déjà soupçonneuse envers laRépublique fusilleusede juin1848, laconvictions'affirmequ'iln'yarienàattendredecerégime-là,pasplusqued'unautre.

L'idée s'enracine que les régimes politiques, quelle que soit leur dénomination, monarchie,empire,république,nesontquedes«dictatures».

Alors,pourquoinepasimposerladictatureduprolétariatpourremplacerladictaturemilitaire,celledesaristocratesoudesnotables?

Onmesurecequigermedanscette«guerrecivile»duprintemps1871–laqualificationestdeKarlMarx,quipublieLaGuerrecivileenFrance–,etcommentlaviolencedescombatsdansParis– exécution d'otages par les communards qui incendient les Tuileries, l'Hôtel de Ville, répressionsauvageparlestroupes,toutcelasousl'œildesPrussiens–créedesdivisionspolitiquesprofondes,descicatricesquimarquerontlongtempsl'âmedelaFrance.

L'ons'accuseramutuellementdebarbarie,defaire le jeuduPrussien,et toutes lesoppositionsanciennes – monarchistes contre républicains, patriotes contre « parti de l'étranger » – sontconfirméesparcetteimpitoyable«guerrecivile»quivoitParisperdreautermedescombats,enmai,80000deseshabitants.

Cetévénementdevientuneréférencepourconfirmerlesaccusationsréciproques.Ilestunmythe

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que l'on exalte, comme unmodèle à suivre, avec ses rituels – ainsi le défilé aumur des Fédérés,chaque28mai.

Ilestlapreuvedel'horreuretdelabarbariedontsontcapablesetcoupablesces«rouges»quionttentéd'incendierParis.

La Commune s'inscrit dans la longue série des « guerres civiles » françaises – guerres deReligion,RévolutionavecsesmassacresdeSeptembre,laVendée,laguillotine,lesterreursjacobineoublanche,lesjournéesrévolutionnairesetlesrévolutionsde1830etde1848quiensontl'écho,lesjournéesdejuin–dontlesouvenirréverbérérenddifficiletoutepolitiqueapaisée.

Avecde telles référencesmythiques, le jeudémocratiqueauradumalàêtreconsidérécommepossible,commelebutàatteindre.

Lesoppositions sontd'autantplusmarquéesque lepartide l'Ordre s'inscrit luiaussidansunehistoirelongue.

Thiers, qui est désigné par les élections du 8 février 1871 « chef du pouvoir exécutif duGouvernement provisoire de la République », a été l'un des ministres de Louis-Philippe. Enfévrier 1848, il a conseillé que l'on évacue Paris, abandonnant la capitale à l'émeute pour lareconquérirsystématiquementetenfiniravec lesrévolutionnaires.Puis ilaété lementordeLouisNapoléon,qu'ilacrupouvoirmeneràsaguiseetqu'ilafaitélireprésidentdelaRépubliqueen1848.

En1871,faceàlaCommune,Thiersappliquesonplande1848avecunedéterminationcynique.L'Assemblée s'installe à Versailles pour bienmarquer ses intentions : Paris doit être soumis à unpouvoir qui, symboliquement, siège là où le peuple parisien avait imposé sa loi à LouisXVI et àMarie-Antoinettedèsoctobre1789.

En1871,c'estlarevanchedeVersailles:versaillaiscontrecommunards,provincecontreParis,l'arméefidèlecontrelesémeutiers,partidel'Ordrecontrerévolutionnaires.

Etlepaysdanssamajoritésoutientl'entreprisedeThiers.Ilfautextirperlesrougesdel'histoirenationaleenlesfusillant,enlesdéportant.AutermedelaSemainesanglante,le28mai1871,lemouvementrévolutionnaireestbrisépour

unevingtained'années.

LaFrancedesépargnantsfaitconfianceàThiers.Les emprunts lancés pour verser aux Prussiens les cinqmilliards de francs-or prévus par le

traitédepaixsignéàFrancfortle10mai1871sontlargementcouverts.LaFranceestriche.Lestroupesprussiennesévacuerontlepaysàcompterdu15mars1873.Thiersestle«libérateur

duterritoire».LaFranceestcalme.Elle est prête à accepter une monarchie constitutionnelle. Mais alors que la majorité de

l'Assembléeestmonarchiste,lesdeuxbranchesdeladynastie–labrancheaînée,légitimiste,aveclecomtedeChambord;labranchecadette,orléaniste,aveclecomtedeParis–nepeuvents'entendre.

Lepays«entreainsidanslaRépubliqueàreculons».

ThiersestéluprésidentdelaRépubliquele31août1871.Maislesinstitutionsnesontpasfixées.Etlorsque,constatantladivisiondesmonarchistes,ThiersserallieàlaRépubliqueenprécisant:«LaRépublique sera conservatrice ou ne sera pas », lamajoritémonarchiste l'écarte, le 24mai 1873,préférantélirecommenouveauprésidentdelaRépubliquelemaréchaldeMac-Mahon,l'undeschefsdel'arméeimpériale,l'undesvaincusdelaguerrede1870,l'undesresponsablesdeladébâcle!

Mais leméritedeMac-Mahonestden'êtrepas républicain.L'Assembléepeutdonc,puisque le

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comtedeChambordrefusederenonceraudrapeaublanc,cesymboledel'AncienRégime,voterlaloiquifixeàseptansladuréedumandatduprésidentdelaRépublique,enespérantquecedélaiserasuffisant pour que les prétendants monarchistes se réconcilient, acceptent les principes d'unemonarchieconstitutionnelleetledrapeautricolorequienestl'expression.

L'ententene se ferapas, et, le29 janvier1875, l'amendementdudéputéWallonestvoté àunevoixdemajorité,introduisantdonclemot«république»danslesloisconstitutionnelles.

C'estainsi,autermed'uncompromisentrerépublicainsmodérés–JulesGrévy,JulesFerry–etmonarchistesconstitutionnels,quelaRépubliques'installepresquesubrepticement.

AvecsonSénat,contrepoidsconservateurà laChambredesdéputés, sonprésidentquinepeutrien sans l'accord du président du Conseil des ministres responsable devant les Chambres, laRépubliqueestparlementaire.

Mais ces lois constitutionnelles peuvent aussi bien servir de socle à une monarchieconstitutionnellequ'àunerépubliqueconservatrice.

L'âmedelaFranceblessée,gorgéedemythesdupassé,avécudurantlesdeuxpremierstiersduxixesiècledesalternanceschaotiquesentrelesrégimes,lesbrisantl'unaprèsl'autreparlebiaisdesrévolutionsouàl'occasiond'unedéfaitedevantlesarméesétrangères.

Révolutionetdébâcle,guerrecivileetpouvoirdictatorial,sesontainsisuccédé.Maislespassionspolitiquesontdemoinsenmoinsconcernélamajoritédupays.Lanationaapprisàuserdusuffrageuniversel.Àchaquefois,elleavotépour l'ordre–fût-il

impérial–,pourlapaix,pourlerespectdespropriétés.Les journées révolutionnaires ont certes occupé le devant de la scène. Elles ont constitué

l'imaginaire national.Elles font partie du rituel français.Elles sont célébrées par uneminorité quiveut croire que le pays la suit. Pourtant, dans sa profondeur et sa majorité, le peuple choisit lamodération,mêmes'ilécouteavecintérêtetpeutmêmeapplaudir,untemps, lesdiscoursextrêmes,lesutopiesquisenourrissentdelasèvenationale.

Mêmesi, rituellement,chaqueannée, lescortègescouronnésdedrapeauxrougescélèbrent,aumur des Fédérés du cimetière du Père-Lachaise, la mémoire des insurgés du printemps 1871, lesinstitutionsde la IIIeRépublique,néesde ladébâcle etdumassacredes communards, expriment lechoixdelamodération.

53.En1875,rienn'estencoredéfinitivementacquispourlaRépublique.Ellen'estqu'unmotdanslesloisconstitutionnelles.Ce mot peut en devenir la clé de voûte ou bien être remplacé par cette monarchie

constitutionnelle qui est le régime de prédilection de lamajorité des députés et du président de laRépublique,Mac-Mahon.

Ils attendent l'union des héritiers de lamonarchie. Ils s'emploient à faire régner dans le paysl'« ordremoral », à leurs yeux condition indispensable de l'ordre public et de la préservation destraditions,sinécessaireàunerestaurationmonarchique.

C'est encore un moment important pour l'âme de la France. On la voue au Sacré-Cœur. Onconstruit, pour expier les crimes de la Commune, la basilique du Sacré-Cœur, sur la butteMontmartre.Onfait repentance.Onmultiplie lesprocessions, lesmessesd'expiation.Et l'onraviveainsi,enréaction,l'espritdesLumières.

L'ancienne et profonde fracture qui, au cours des décennies, avait séparé les Français en

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défenseursdel'Égliseetenlibertins,espritsforts,laïquesetdéistes,redevientunecésuremajeure.«Lecléricalisme,voilàl'ennemi!»s'écritGambetta.C'est un combat passionnel qui s'engage et qui sert de ligne de front entre monarchistes et

républicains.D'uncôtélescléricaux,del'autre,lesanticléricaux.

LaFrance croit se donner ainsi une vraie division qui est enmême temps un leurre.Car elle

dissimule l'entente profonde qui existe entre les « modérés » que sont les monarchistesconstitutionnelsetlesnotablesrépublicains.

Tout les rapproche : la même crainte du désordre, le même refus de remettre en cause lapropriétéetl'organisationsociale,lemêmesoucid'éradiquerlesrévolutionnaires,lessocialistes,etde se garder de ces « républicains avancés » à laGambetta qui veulent obtenir l'amnistie pour lescommunardscondamnésouenexil.

Lorsque Jules Ferry déclare : « Mon but est d'organiser l'humanité sans Dieu et sans roi »(« Mais non sans patron... », commentera Jaurès), il marque ce qui l'oppose aux cléricaux. Maislorsqu'ildit,évoquantlarépressionversaillaisedelaCommune:«Jelesaivues,lesreprésaillesdusoldatvengeur,dupaysanchâtiantenbonordre.Libéral,juriste,républicain,j'aivuceschosesetjemesuisinclinécommesij'apercevaisl'épéedel'Archange»,ilesten«communion»aveclepartidel'Ordre.

Rien,surcepoint-làcommesurlesorientationséconomiquesetsociales,nel'ensépare.Et ilenvademêmedeJulesGrévy,deJulesFavreoudeJulesSimon,quidéclare :«Jesuis

profondémentrépublicainetprofondémentconservateur.»Il faut donc, pour souligner l'opposition qui sépare républicains et monarchistes, choisir ce

terraindurapportentrel'Étatetl'Église.Ce qui unira les républicains, de Jules Simon à Gambetta, et même aux communards, c'est

l'anticléricalisme.

Cette posture – cette idéologie – a l'avantage de laisser dans l'ombre des divergences quiopposent les républicains « avancés », devenant peu à peu socialistes, et les républicainsconservateurs.

L'allianceentretouslesrépublicainssurlabasedel'anticléricalismeestd'autantplusaiséequelarépression versaillaise a décapité pour une longue durée le mouvement ouvrier et le mouvementsocial.

Les«notables»,monarchistesourépublicains,peuventsedéfiersanscraindrequ'untroisièmejoueur ne vienne troubler leur partie en parlant salaires, durée du travail, organisation sociale,égalité...

C'estainsique,assurésdumaintiendel'ordre, lesmodéréspeuventglisserpeuàpeuversuneRépubliquedont ils saventqu'hormis le thèmede l'anticléricalismeelleseraconservatricedanssesinstitutionsetdanssapolitiqueéconomiqueetsociale.

Surtout,cesadeptesd'unrégime«constitutionnel»quiveulentàtoutprixlemaintiendel'ordrepeuventdésormais–c'estunegrandenovationdans l'histoirede lanation–régler leursdifférendspolitiquessurleterrainparlementaire.

Alors que, depuis un siècle, c'est l'émeute, la révolution, le coup d'État, la journéerévolutionnaire,les«semainessanglantes»,laviolence,laterreur,larépression,quidépartagentlesadversairespolitiques,c'estmaintenantdansl'enceintedesChambres(celledesdéputésetleSénat)etparlerecoursausuffrageuniverselques'évaluelerapportdesforces.

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Il a donc fallu près d'un siècle (1789-1880) pour que le parlementarisme l'emporte enfin en

France.Et c'est une dernière crise – frôlant les limites de la légalité institutionnelle – qui permet la

victoireparlementairedelaRépublique.Mac-Mahon a, en effet, imposé à une Chambre « républicaine » le duc de Broglie comme

présidentduConseil.Ce16mai1877marqueuntournantpolitique.DeBroglievaêtrecontraintdedémissionneren

novembre.Les 363 députés qui se sont opposés à lui seront réélus après que laChambre aura étédissouteparMac-Mahon.

«Ilfaudrasesoumettreousedémettre»,alancéGambetta,stigmatisant«cegouvernementdesprêtres,ceministèredescurés».

Le30janvier1879,quandleSénatconnaîtraàsontourunemajoritérépublicaine,Mac-MahondémissionneraetseraremplacéparJulesGrévy,républicainmodéré.

Lepays,«saigné»parunsiècled'affrontementssanglants,arésolucettecrisedansuncadreoùlesviolencesnesontplusqueverbales.

Enquelquesmois,laIIIeRépubliques'installe.JulesFerry,ministredel'Instructionpublique,créeunenseignementlaïque,veilleàlaformation

desinstituteursdansces«séminairesrépublicains»quesontlesécolesnormalesdépartementales.Ils'attaqueauxcongrégations,notammentauxJésuites.

LaRépublique,c'estl'anticléricalisme.

Elleprenddesdécisionssymboliques:lesdeuxChambresquittentVersaillespoursiégeràParis.Le14juilletdevientfêtenationaleàcompterde1880,etLaMarseillaiseseral'hymnedelanation.

Le11juillet1880,Gambettaincitelesdéputésàvoteruneloid'amnistiepourlescommunardscondamnésouexilés.

« Il faut que vous fermiez le livre de ces dix années, dit-il. Il n'y a qu'une France, et qu'uneRépublique!»

Mais le retourdescommunards signeaussi le retourde lacontestationsociale.DoncceluidevisionsdifférentesdelaFranceetdelaRépublique.

Sur la scènepolitiqueoùmonarchistes et bonapartistes viennent dequitter les premiers rôles,d'autresacteursvontfaireleurentrée.

54.Enunquartdesiècle–1880-1906–,unmodèlerépublicainfrançaisseconstitue.Des lois fondamentales sont votées, des forces politiques prennent forme, partis et syndicats

structurentlaviesociale.Profondes,lescrisessontgéréespacifiquement,mêmesiellesdressentencorelesFrançaisles

unscontrelesautres.Laviolenceestcertesprésente,maiscontenue.Ainsisefixentdestraitsmajeursdel'âmedelaFrancequiseconserverontjusqu'auxannées40

duxxesiècle,aumomentoùl'«étrangedéfaite»de1940,cetteautredébâcle,entraîneralachutedelaIIIeRépubliqueetrenverraauxpiressouvenirsde1870.

Mais,jusque-là,lebâtiquiaétéconstruitentre1880et1906tient.

D'ailleurs,leshommespolitiquesquiontsurgidanslesannées1890occupentencore,pourles

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plus illustres d'entre eux –Poincaré (1860-1934),Barthou (1862-1934),Briand (1862-1932) –, desfonctionséminentesdanslesannées30duxxesiècle.PhilippePétain(1856-1951)estunofficierdéjàquadragénaire en 1900. À cette date, Léon Blum (1872-1950) est un intellectuel d'une trentained'annéesengagédanslescombatsdel'affaireDreyfus.LejournalL'HumanitédeJaurès(1859-1914)estcrééen1904.

Pétain couvrira de son nom et de sa gloire de maréchal la capitulation de 1940, et on lequalifieradenouveauBazaine.

En1936,LéonBlumseraleprésidentduConseilduFrontpopulaire,etL'Humanité,lequotidienemblématiquedescommunistes.

C'estdirequelaIIIeRépubliqueasutraverserletraumatismedelaPremièreGuerremondiale(1914-1918), et, dans l'apparente continuité des institutions et des hommes, « digérer » lesbouleversementsdespremièresdécenniesduxxesiècle.

LaRussie,l'Italie,l'Allemagneetl'Espagnesontsubmergéesparlecommunisme,lefascisme,lenazisme, le franquisme. La France républicaine, elle, résiste aux révolutions et aux contre-révolutions.

Comme si elle était sortie définitivement, pour les avoir vécus jusqu'aux années 1870, de cestempsdeguerrecivile,etqu'elleavaitconstruitautournantdusiècle,entre1880et1906,unmodèleadaptéenfinàlanation.

On leconstateenexaminant les loisproposéespar les républicainsmodérés.Ellessontà leurimage – prudentes –,mais elles définissent les libertés républicaines, qui concernent aussi bien ledroit de réunion, d'association, de création de syndicats, de publication, que l'élection desmaires,maisaussiledroitaudivorce.

Ces loisvotéesentre1881et1884exprimentà la fois la résolutionet l'opportunismede leursinitiateurs.Ellescréentun«Étatdedroit».

Ellessontl'affirmationd'unedémocratieparlementairequisuitunevoiemoyenne,«modérée».

De ce fait, Gambetta est écarté après un court et grand ministère d'une dizaine de semaines(novembre 1881-janvier 1882). L'homme est considéré comme trop « avancé », à l'écoute descouches populaires. Son échec comme président du Conseil, alors qu'il est le « leader » le plusprestigieuxdesrépublicains,qu'ilaanimélescampagnescontrelesecondEmpire,puisMac-Mahon,estrévélateurd'untraitdufonctionnementpolitiquedecetteIIIeRépublique.

PuisqueleprésidentdelaRépublique,quellequesoitsoninfluence,setientenretraitdansunefonction de représentation et d'arbitrage, l'exécutif est dans la dépendance des majoritésparlementaires. Celles-ci varient au gré des circonstances et des ambitions individuelles qui,déplaçantquelquesdizainesdevoix,fontainsi«tomber»lesgouvernements.

Cette faiblesse de l'exécutif, cette instabilitéministérielle, seront, dès les origines, une tare durégimerépublicain,quilecaractériserajusqu'àsafin,en1940.Siungouvernementveut«durer»,ildoit«composer».

Un Jules Ferry le dira clairement : « Le gouvernement est résolu à observer une méthodepolitique et parlementaire qui consiste à ne pas aborder toutes les questions à la fois, à limiter lechampdesréformes...,àécarterlesquestionsirritantes.»

Cependant,Ferryestl'undesinitiateursmajeursdece«modèlerépublicain».Sesloisscolaires(1882-1886)introduisentlalaïcitéauxcôtésdel'obligationetdelagratuitéde

l'instructionpublique.

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Ellescréentunenseignementféminin.JulesFerryestainsiceluiqui,avecluciditéetconviction,veutarracherlescitoyensàl'emprise

cléricaleidentifiéeàlacausemonarchiste.

Cette « laïcité » déborde le domaine scolaire en devenant, à partir de 1901, le grand thèmerépublicain.

Des lois sur les associations visent les congrégations enseignantes, puis imposent l'inventairedesbiensdel'Église.

On débouche ainsi sur la loi capitale de séparation desÉglises et de l'État en 1905. Ses deuxpremiers articles précisent que la République garantit la liberté de conscience et qu'elle « nereconnaît,nesalarieninesubventionneaucunculte».

Cette«séparation»créeune«exceptionfrançaise».ElledéfinitlaRépublique.Elleaétévouluepardesforcespolitiquesnouvelles–radicaux,socialistes(sonrapporteurest

Aristide Briand) –, des courants de pensée – franc-maçonnerie du Grand Orient de France,farouchementanticléricaletvigoureusementathéedepuis1877;protestantisme.

Hostileàtout«ralliement»descatholiquesàlaRépublique,l'attitudedelapapautéaconféréàcettelégislationlaïquelecaractèred'unepolitiquede«défenserépublicaine».

Lalaïcité,disentJeanJaurèsetÉmileCombes(1835-1921,ancienséminariste),estunemanièrede«républicaniser laRépublique».«Leparti républicaina lesentimentdudanger.Ilaperçu[…]quelacongrégations'étaitaccordéeaveclemilitarisme.Ilexigequ'ilsoitagicontreelle.»

CarlaRépublique,encesannées1880-1906,sesenteneffetmenacée.Dans ses profondeurs, le pays reste rural etmodéré. Le nouveau régime ne s'y enracine que

lentement.L'électiondesmaires,lerôledesinstituteurs(les«hussardsnoirsdelaRépublique»),l'action

desnotables laïques« librespenseurs», opposés au curé, à l'aristocrate, augrandpropriétaire, aumilieuclérical,favorisentledéveloppementdel'espritrépublicain.

L'école laïquegratuite et obligatoire enseigneun« catéchisme républicain»qui redessine lescontoursdel'histoireofficielle.

Ilestrelayéparlessymbolesetrituelsrépublicains:LaMarseillaise,le14Juillet,Marianne...

Mais le fonctionnement politique du régime – l'instabilité ministérielle, la corruption, lesscandales (celui du canal de Panama, dans lequel des députés sont compromis : la « plus grandeflibusteriedusiècle»)–créedesfoyersdetroubles.

Nostalgie du militaire providentiel : le général Boulanger, « brave général », « généralrevanche », un temps ministre de la Guerre (1887), soutenu par la Ligue des patriotes de PaulDéroulède,esttentédeprendrelepouvoir.Cen'estqu'unrêvevitebrisé.

Uncourantanarchistesedressecontre la«sociétébourgeoise»,contre l'État,veutmenerune«guerresanspitié»contrecettesociétéinjuste.Unevagued'attentats–la«propagandeparlefait»,àsavoir des actes de délinquance comme la « reprise individuelle » – culmine avec l'assassinat, en1894,duprésidentdelaRépubliqueSadiCarnotparl'anarchisteCaserio.

Laguillotinefonctionne.La police, qui manipule parfois ces anarchistes de manière à déconsidérer toute protestation

sociale,contrôleenfaitcettepousséequinemetpaslerégimeenpéril.Derrière l'autosatisfaction des « notables » républicains et les « frous-frous » de la « Belle

Époque », ces troubles n'en révèlent pasmoins l'existence d'une question sociale, de plus en plusprésente.

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Dessyndicatssecréentparbranchesprofessionnelles.LaCGT,néeen1895,lesregroupe.En 1906, au congrès d'Amiens, elle adopte une charte « anarcho-syndicaliste ». La charte

d'Amiens préconise la grève générale, affirme la volonté d'en finir un jour avec le patronat et lesalariat.Danslemêmetemps,cetteconfédérationveutrester«indépendantedespartisetdessectesqui,endehorsetàcôté,peuventpoursuivreentoutelibertélatransformationsociale».

Cette radicalité syndicale et ce souci d'autonomie sont d'abord le reflet de la violence de larépressionqui frappe lesouvriersgrévistesàAnzin (1884),àFourmies (1899-1901),àCourrières(1906) après un accident minier qui a fait 1 100 morts. Clemenceau (1841-1929), ministre del'Intérieur,«premierflicdeFrance»,faitdonnerlatroupequiouvrelefeu,etqui,le1ermai1906,metenétatdesiègelacapitale,oùtoutemanifestationestinterdite.

Face aux socialistes et aux revendications ouvrières, un bloc républicain s'est constitué ; ilregroupe les radicaux-socialistes (Clemenceau), les modérés (Poincaré, Barthou). Il s'oppose auxsocialistes (leurpremier congrès a lieu en1879).Ceux-ci s'unifieront dans laSection françaisedel'Internationaleouvrière(SFIO)en1905.

Il y a là, en fait, deux conceptions de la République qui s'opposent. Cet affrontement estsymbolisé par le débat qui met face à face, à la Chambre des députés, en avril 1906, le radicalClemenceauetlesocialisteJaurès.

Jaurèsdénonce l'inégalité,déposeunepropositionde loi sur la transformationde lapropriétéindividuelleenpropriétécollective.

Clemenceauvoitdanslesocialismeunerêverieprophétiqueetchoisit«contrevous,Jaurès,lajustice et le libre développement de l'individu. Voilà le programme que j'oppose à votrecollectivisme!»

Enfait,pour importantsqu'ilssoientetpourmajeursquesoient lesenjeuxqu'ilssous-tendent,cesdébatsnemobilisentpaslesgrandesmassesdupays.Elless'exprimentnéanmoinsdanslecadredusuffrageuniversel.

LenombredesélecteursquivotentpourlePartisocialisteaugmenteainsilentement.Maisceparti,commelessyndicatsoucommelePartiradical,necomptequepeud'adhérents.Le

citoyenestindividualisteetsceptique.Ilacceptelesystèmepolitiqueenplace.Ceuxquilecontestentautrementquedanslesurnesnesontqu'uneminorité.

La République « intègre » : en 1899,Millerand devient le premier socialiste à accéder à unministère, et Jaurès soutient ce gouvernementWaldeck-Rousseau«dedéfense républicaine», bienqueleministredelaGuerreysoitlegénéraldeGalliffet,l'undes«fusilleurs»descommunards.

MauriceBarrès (1862-1923), écrivain et député nationaliste, avait écrit à propos duministèreJules Ferry : « Il donne à ses amis, à son parti, une série d'expédients pour qu'ils demeurent enapparencefidèlesàleursengagementsetparaissents'enacquitter,cependantqu'ilsserangentducôtédesforcesorganiséesetdeviennentdesconservateurs.»

TelseralecheminsuiviparAlexandreMillerandouAristideBriand,tousdeuxsocialistes,puisministres«républicains»etcessant,ducoup,d'agirensocialistes.

Produit d'une longue histoire « révolutionnaire », la IIIe République a construit entre 1880et 1906un système représentatif imparfait, contesté,mais capablede résister, dès lors qu'il sent sapolitique républicaine modérée menacée soit par l'Église (et ce sont les lois laïques), soit parl'anarchisme et le socialisme (et c'est la répression), soit par le « militarisme », et ce seront les

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combatscontrelegénéralBoulangeroupourladéfensedel'innocentcapitaineAlfredDreyfus.

Parl'ampleurqu'elleprendde1894à1906–delacondamnationducapitainepourespionnageàsaréhabilitationcomplèteetàsaréintégrationdansl'armée–,l'affaireDreyfusestsignificativedesdivisionsdel'âmedelaFranceencettefindesiècle.

Car la culpabilité deDreyfus est dans un premier temps acceptée : seuls quelques proches lacontestent.

Cela reflète d'abord la confiance que l'on porte à l'autorité militaire, liée à la volonté derevanche.Personnenedoutequel'Allemagnenesoitl'ennemi,capabledetouteslesvilenies.

Ensuite,lavigueurdel'antisémitismedonneuncréditsupplémentaireàlaculpabilitédeDreyfus,Alsaciend'originejuive.

Cetantisémitismenetouchepasseulementlesmilieuxconservateursquicondamnentle«peupledéicide»danslatraditiondel'antisémitismechrétien.Ilexisteaussiunantisémitisme«populaire»,républicain,socialiste,anticapitaliste.OnrépètelesthèsesdeToussenelexposéesdanssonlivreLesJuifs, roisde l'époque,histoirede la féodalité financière. Juif,usurier et trafiquant sont«pour luisynonymes».

Lelivred'ÉdouardDrumont(1844-1917),LaFrancejuive,rencontreunlargeécho,toutcommesonjournal,LaLibreParole, lancéen1892.Lapressecatholique–LaCroix,LePèlerin–reprendquotidiennementcesthèmes.

Onmesureladifficultéqu'ilyaàobtenirunerévisionduprocèsd'AlfredDreyfus.Onseheurteàl'antisémitisme.On est accusé d'affaiblir l'armée, donc, d'une certaine manière, de prendre parti pour

l'Allemagne.Dans ces conditions, le rôle d'un Clemenceau, d'un Péguy (1873-1914), d'un Jaurès, des

intellectuels–letermeapparaîtàl'époque–,delaLiguedesdroitsdel'hommequ'ilsconstituent,estdéterminant.

C'estdansL'AuroredeClemenceauque, le14 janvier1898,Zola,aufaîtedesagloire,publieson«J'accuse»:«Jen'aiqu'uneseulepassion,celledelalumière...Lavéritéestenmarche,riennel'arrêtera!»

Lepayssediviseendreyfusardsetantidreyfusards.Les corps constitués, lesmonarchistes, les catholiques, les ligues – des patriotes, de la patrie

française–,laFranceantirépublicaine,sonthostilesàlarévision.Les républicains avancés, les « professeurs », les socialistes – après avoir longtemps hésité :

Dreyfusn'est-ilpasun«bourgeois»?–ensontpartisans.

Cette bataille qui prend l'opinion à témoin, qui pousse les « intellectuels », les écrivains, às'engager–BarrèscontreZola–,cesvaleursdevéritéetde justicedésormaisconsidéréescommeplus importantes que la « raison d'État », font de l'affaire Dreyfus un événement exemplairetémoignantqu'ilyabienune«exceptionfrançaise».

Lajusticenedoitpass'inclinerdevantl'armée.Lesvaleursdevéritéetlerespectdesdroitsdel'hommesontsupérieursauxintérêtsdel'Étatdès

lorsquecelui-civiolelesprincipes.Ilestcapitalpourl'âmedelaFrancequ'àlafind'uncombatdeplusdedixanslesdreyfusards

l'emportent.Les « valeurs » s'inscrivent ainsi victorieusement au cœur du patriotisme républicain qui

s'opposeàunnationalismearc-boutésurunevisionsincèremaisétroitedesintérêtsdel'État.

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Encesens,l'affaireDreyfusprolongelatraditionquiavaitvuVoltaireprendrepartipourCalasetlechevalierdeLaBarrecontrelesautoritéscléricalesetroyales.

L'esprit républicainqui l'aemportéautermedel'affaireDreyfusvas'affirmer toutaulongduxxe siècle avec le rôle combiné des intellectuels et de la Ligue des droits de l'homme(40000adhérentsen1906).

Maiscesontdavantagedespersonnalitésextérieuresàlasociétépolitiquequisesontengagées.PourunJaurès,quedesilencesprudents!

Quant au pays provincial et rural, aux notables locaux, ils ont été bienmoins concernés parl'« Affaire » que les milieux parisiens. Les élections de 1898 changent peu la composition del'Assemblée:Jaurès,dreyfusard,soutiendeZola,estbattu.

Le souci de ne point affaiblir l'armée, dans la perspective d'une future confrontation avecl'Allemagne,enproclamantqu'elleafailli,intervientsansdoutedanslaréticenced'unelargepartiedel'opinion.

Cequitendraitàmontrerqu'aufondlesFrançais,qu'ilssoientdreyfusardsouantidreyfusards,républicainsouennemisdela«Gueuse»,sontd'aborddespatriotes,lesunsprivilégiantlesvaleursdes droits de l'homme identifiées à la République, les autres, la tradition étatique, certes, maispatriotiqueelleaussi.

À l'heure où, par l'alliance franco-russe (1893) et par le maintien, malgré des différendscoloniaux, de bons rapports avec le Royaume-Uni, les gouvernements successifs préparent la« revanche », il est vital que la IIIe République soit capable de susciter, malgré les fractures del'opinion,une«unionpatriotique».

5

L'UNIONSACRÉE

1907-1920

55.De1907à1914,laFrancemarcheversl'abîmedelaguerreentitubant.

D'uncôté,ellesembledécidéeàl'affrontementavecl'AllemagnedeGuillaumeIIafindeprendre

sarevancheetderécupérerl'AlsaceetlaLorrainetouteneffaçantlesouvenirhumiliantdeSedanetdeladébâclede1870.

Danslesmilieuxlittérairesparisiens,aprèslaréhabilitationdeDreyfusenjuillet1906,etcommepour affirmer que l'on continue à avoir confiance dans l'armée, on constate un renouveau dunationalismeetdumilitarisme.

Barrès,Maurras (1868-1952),mais aussi Péguy, l'ancien dreyfusard, chantent les vertus de laguerre:«C'estdanslaguerrequetoutserefait;laguerren'estpasunebêtecruelleethaïssable,c'estdusportvrai,toutsimplement»,va-t-onrépétant.

Onvantela«racefrançaise»,catholique,onseditprêtausacrifice,oninstituelacélébrationnationaledeJeanned'Arc.

Onmanifeste. On conspue les pacifistes, les socialistes, ce «Herr Jaurès qui ne vaut pas lesdouzeballesdupelotond'exécution,unecordeàfourragesuffira»...

En janvier 1913, une coalition rassemblant des élus traditionalistes (monarchistes), des

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républicains modérés, des radicaux-socialistes, élit Raymond Poincaré, le Lorrain, incarnation del'espritderevanche,présidentdelaRépublique.

Lesdiplomatesetlesmilitaires,quiéchappentdefaitaucontrôleparlementaire,trouventainsiausommetdel'Étatunappuidéterminé.IlsfontdelaFrancelaclédevoûtedelaTriple-EntenteentreRoyaume-Uni,FranceetRussie.

Ellen'apasétéébranléeparladéfaitedelaRussiefaceauJapon,en1905,niparlarévolutionquiasuivi.Ellesouscritdesempruntsrussesàhauteurdeplusieursmilliardsdefrancs-or.Elleappuieletsar,quitentedemodernisersonpayssurlesplanséconomiqueetpolitique.

Ellenetientaucuncomptedel'agitation«bolchevique»quisedéclarehostileàlaguerrecontrel'Allemagneetqui,àcette«guerreentreimpérialismes»,opposele«défaitismerévolutionnaire».

Danscettepréparationàlaguerre,lehautétat-majorfrançaisobtientlevoted'uneloiportantleservicemilitaireà troisans(avril1913)pourfairefaceàunearméeallemandeplusnombreuse, laFrancenecomptantquequarantemillionsd'habitantsetl'Allemagne,soixante.

Mais ces signes, ces décisions, les initiatives françaises prises auMaroc pour y instaurer unprotectorat auquel l'Allemagne est hostile, et quimanifestent une volonté d'affrontement, le choixdélibérédurisquedeguerre,sontcontreditspard'autresattitudes.

C'estcommesi,àtouslesniveauxdelavienationale,lepaysétaitdivisé.

D'abord,lesconflitssociauxsedurcissent:latroupeintervientàDraveilen1908ettiresurlescheminotsgrévistes.

En1909,lesélectriciensplongentParisdansl'obscurité.Ministre de l'Intérieur, puis président du Conseil, Clemenceau réagit durement face à ce

syndicalisme révolutionnaire qui paralyse les chemins de fer cependant que les inscritsmaritimesbloquentlesports.

Opposés à la troupe dans ces conflits sociaux, les ouvriers développent un antimilitarismeradical, cependant qu'en 1907 les viticulteurs ruinés par le phylloxéra réussissent à gagner à leurcausedes soldats du17e régiment d'infanterie, qui semutinent : «Vous auriez, en tirant sur nous,assassinélaRépublique.»

Cesincidentssemblentminerlacohésionnationaleindispensableàuneentréeenguerre.

Lessocialistessontgagnésparceclimat. Ilsprônentdans leurscongrès la«grèvegénérale»pours'opposeràlaguerre.

«Prolétairesdetouslespays,unissezvous!»scande-t-on.Cettepousséeverbalementrévolutionnairefaitcontrepoids,enmêmetempsqu'ellelerenforce,

aucourantnationalisteetbelliciste.De là ces appels au meurtre lancés contre Jaurès, le pacifiste, membre de l'Internationale

socialiste, qui déclare à Bâle en juin 1912 : « Pour empêcher la guerre, il faudra toute l'actionconcordanteduprolétariatmondial.»

Il rêvedepréparerunegrèvegénérale«préventive»pourdissuader lesgouvernementsdeselancerdansunnouveauconflit.

Jaurèssous-estimeainsilalogiquemécaniquedesblocs–àlaTriple-Ententes'opposelaTriple-Alliance(Allemagne,Autriche-Hongrie,Italie).Ilnemesurepasl'engrenagedesmesuresmilitaires,les décisions d'un état-major entraînant la réplique d'un autre, et, une fois les mobilisationscommencées,commentfreinerunmouvementlancé,dotéd'unepuissanteforced'inertie?

Enoutre,Jaurèsneperçoitpasquedesgroupesmarginaux–ainsilesnationalistesserbes–,des

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États « archaïques » – dans les Balkans, mais la Russie est aussi l'un d'eux –, peuvent, par leursinitiativeséchappantàtoutcontrôle,déclencherdesincidentsquientraînerontdansunconflitrégionallesgrandsblocsalliés,lesquels,parleurintervention,généraliserontleconflit.

En fait, en ces années crucialesdurant lesquelles se jouent le sortde lapaix et ledestinde laFrance,lesystèmepolitiquedelaIIIeRépubliquerévèleseslimites.Carilnes'agitplusseulementdeconstituerungouvernement,devoterdeslois,detrouveruneissueàtelleoutelleaffaireintérieure–affaireDreyfusouscandaledePanama–,maisbiendeprendredesdécisionsquiengagentlaFrancesurleplaninternational.

Ici, le rôle du président de la République, celui du ministère des Affaires étrangères et duministèredelaGuerre,échappentenpartieaucontrôleparlementaire.

Deplus,lagrandepresse–LeMatin,LePetitParisien–pèsesurl'opinionetinfluedoncsurlechoixdesdéputés,quinerespectentpaslesaccordspassésentreleurspartis.

On perçoit aussi un fossé entre les manœuvres et rivalités politiciennes des leadersparlementaires–ClemenceauestlerivaldePoincaré,celui-ci,l'adversairedeJosephCaillaux(1863-1944)etdeJaurès–etlagravitédesproblèmesquiseposentauxgouvernementsalorsques'aviventlestensionsinternationales.

C'est le cas entre le Royaume-Uni et l'Allemagne à propos de la question de leurs flottes deguerre respectives ; entre la France et l'Allemagne sur la question du Maroc ; entre l'Autriche-Hongrie,liéeàl'AllemagnedanslecadredelaTriple-Alliance,etlaSerbie,soutenueparlaRussie,orthodoxecommeelle,uneRussiequiestl'alliéedelaFrancedanslecadredelaTriple-Entente.

Une République dont l'exécutif est ainsi soumis aux combinaisons parlementaires peut-elleconduireunegrandepolitiqueextérieurealorsque le chefde songouvernement estmenacéà toutinstantdeperdresamajorité?

Cette interrogation se pose dès les années 1907-1914, qui comportent deux séquencesélectorales:en1910eten1914.

Au vrai, le problème est structurel : il demeurera, puisqu'il est le produit du systèmeconstitutionnelquiaétéchoisi.

Ce système a une autre conséquence : il facilite l'émergence des médiocres et écarte lespersonnalitésbrillantesetvigoureuses.

Onl'avudèsl'originedelaRépublique–en1882–avecGambetta.Celasereproduit,àpartirde1910,avecJosephCaillaux,leleaderradicalqui,en1911,arésolu

parlanégociationunecriseavecl'AllemagneàproposduMaroc.Ilaacceptédesconcessionspouréviteroufairereculerlaguerre,cequiledésignecommeuncompliceduKaiser.Caillauxestaussipartisandelacréationd'unimpôtsurlerevenu,refusépartouslesmodérés.Ilestdoncl'hommeàostraciser.

D'autantplusqu'il associe leParti radical auParti socialistede Jaurèsenvuedesélectionsdemai1914.Aucœurdeleurprogrammecommun: l'abolitiondelaloiportant leservicemilitaireàtroisans.

Orc'estcettecoalitionprésentéecommehostileàladéfensenationalequil'emporte,faisantélire300députésradicauxetsocialistescontre260élusducentreetdeladroiteconservatrice.

Est-celesocled'uneautrepolitiqueétrangère?

Enfait,laFrancecontinuedetituber.Lesdéputésradicauxélusnevoterontpasl'abolitiondelaloi des trois ans, soumis qu'ils sont à la pression de l'« opinion » telle que la reflètent les grands

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journauxparisiens,eux-mêmessensiblesàlafoisauxfondsrussesquilesabreuventetaurenouveaunationalisted'unepartiedesélitesintellectuelles.

EtleprésidentdelaRépublique,quelevotedemai1914vientdedésavouer,n'encontinuepasmoinsdeprônerlamêmepolitiqueétrangère.Ilagitdansl'ombrepourdissocierlesdéputésradicauxdeCaillauxetdeJaurès.

Detoutefaçon,ilestbientardpourchangerd'orientation.Le 28 juin 1914, l'archiduc François-Ferdinand est assassiné à Sarajevo par des nationalistes

serbes.Lamécaniquedesalliancescommenceàjouer.Lesultimatumsetlesmobilisationssesuccèdent.Le31juillet1914,Jaurèsestassassiné.Le1eraoût,laFrancemobilise.Le3,l'Allemagneluidéclarelaguerre.

Ladécisionaéchappéauxparlementaires,àlamassedupaysengagéedanslesmoissons,avertie

seulementparletocsinetlesaffichesdemobilisation.Ellerépondsanshésiteràl'appelderejoindresesrégiments.Mais des différences apparaissent entre l'enthousiasme guerrier qui soulève, à Paris et dans

quelquesgrandesvilles,lespartisansdelaguerreendesmanifestationsbruyantes–«ÀBerlin!»ycrie-t-on–et l'acceptationangoisséedesnécessitésde lamobilisationpar lamajoritédesFrançais.Lesslogansproférésdanslacapitalenereflètentpasl'étatd'âmedurestedelaFrance.

Onestpartoutpatriote.Onpartdoncfairelaguerre.Maisonn'estpasbelliciste.C'estplutôtlatristesseetl'angoissequiempoignentlamassedesFrançais.

Ceuxqui, pacifistes intransigeants, partisans de la grèvegénérale, s'opposent à la guerre sont

uneminorité isolée.Legouvernementn'apas à sévir contre les révolutionnaires, les syndicalistes,ceuxquihiersedéclaraientcontrelaguerre.Lessocialistess'yrallient.

« Ils ont assassiné Jaurès, nous n'assassinerons pas la France », titre même un journalantimilitariste.

Jules Guesde (1845-1922), le « marxiste » du Parti socialiste, qui accusait Jaurès demodérantisme,devientministre.

C'estdoncl'«unionsacrée»detouslesFrançais.LaRépubliquerassemblelanation,conditionnécessairedelavictoire.

56.LaGrandeGuerrequicommenceen1914estl'ordaliedelaFrance,etdoncdelaIIIeRépublique

quilagouverne.L'épreuve,qu'onprédisaitcourte,dequelquessemaines,vadurercinquante-deuxmois.Le11novembre1918,quand,lejourdel'armistice,ondresseraunmonumentauxvictimes,on

dénombrera1400000 tuésoudisparus (10%de lapopulationactive),3millionsdeblessés,dont750000invalideset125000mutilés.

Sur dix hommes âgés de 25 à 45 ans, on compte deux tués ou disparus, un invalide, troishandicapés.

Sil'onrecenselesvictimesparprofession,onrelèvequelamoitiédesinstituteursmobilisés–les«hussardsnoirsdelaRépublique»,officiersderéserve,ontencadréleursanciensélèves–ontététués.

Polytechniciens, normaliens, écrivains – d'Alain-Fournier à Péguy – et surtout paysans et

Page 189: Max Gallo - L'Âme de La France

membresdesprofessionslibéralesontpayéleurtributàladéfensedelapatrie.Duranttoutelaguerre,unelargepartieduterritoire–leNordetl'Est–,lapluspeuplée,laplus

industrielle,aétéoccupée.En septembre 1914, la pointe de l'offensive allemande est parvenue à quelques dizaines de

kilomètresdeParis,etenaoût1918ladernièreattaqueennemies'estrapprochéeàlamêmedistancedelacapitale.

Desoffensivesdequelquesjours, lançant les«poilus»enChampagne,auChemindesDames(en1915,en1917),ontcoûtéplusieurscentainesdemilliersd'hommes.

29000meurentchaquemoisen1915;21000encoreen1918.

LaFranceaété«saignée»,etc'estsonmeilleursang–leplusvif,parcequeleplusjeune–quiacoulédurantcescinquante-deuxmois.

Quinemesurelaprofondeurdelaplaiedansl'âmedelaFrance!Lecorpsetl'âmedelanationsontmutiléspourtoutlesiècle.ChaqueFrançaisauncombattant,ouuntué,ouungazé,ouuninvalidedanssaparentèle.Chacun,danslesgénérationssuivantes,acroisé,côtoyéunmutilé,une«gueulecassée».Chacun,jusqu'auxannées40,avudéfilerdescortègesd'ancienscombattants.Puisd'autres,parsuited'autresguerres,lesontremplacés,etàlafinduxxesiècleiln'yavaitplus

qu'unedizainedesurvivantsdugrandmassacre,decellequirestait la«grande»guerreetdontonavaitespéréqu'elleseraitla«derdesder».

Sonderlaprofondeurdelaplaie–toutescesfemmesennoirquin'ontpasenfanté,quisesontfanéessousleursvoilesdedeuil–,prendreencomptelestraumatismesdes«pupillesdelanation»etceuxdecessurvivantsquipensaientàleurscamaradesmortsprèsd'eux,c'estréaliserquelaPremièreGuerre mondiale a été pour plusieurs décennies – au moins jusqu'à la fin des années 40 duxxesiècle–legranddéterminantdel'âmedelaFrance.

Àprendreainsiconsciencedel'étenduedelablessure,deladuréedecetteépreuvedecinquante-deuxmois,ondevinequec'estauplusprofonddel'«êtrefrançais»quelepeupledesmobilisésetceluidel'arrièreontdûallerpuiserpour«tenir».Etd'autantplusqu'annéeaprèsannéelaconduitedesopérationsmilitairesn'apaspermisderepousserl'ennemihorsduterritoirenational.

Dès l'été 1914, sous le commandement de Joffre, le front français est percé. Des unités – enpantalonsrouges!–sontdéciméesetsedébandent.

Onfusillesansjugementceuxqu'onaccused'êtredesfuyards.Maisceneserapas l'effondrement.Lepouvoirpolitique tient. IlquitteParispourBordeaux–

sinistresouvenirde1871!–,maisdemandeauxmilitairesdedéfendreParis.Et c'est la bataille de la Marne, le front qui se stabilise, les soldats qui s'enterrent dans les

tranchées.

LaRépubliquenes'estpaseffondrée.Iln'yaurapasdedébâclecommeen1870.Nulnemanifestecontrelerégimeetlessoldatsrésistent.

Ces«poilus»sontdespaysans.Laterreleurappartient.Unpatriotismeviscéral, instinctif, lescolleàcesmottesdeglaise.

Mais,poussésparlespolitiques,leschefscroientàl'offensive.OffensiveenChampagneen1915.Échec:350000morts.En1916,ons'accrocheàVerdun.En1917– la révolution russede févrierachangé ladonne–, legénéralNivelle,quivientde

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remplacerJoffre,lancel'offensiveduChemindesDames.Échec.Hécatombe.Mutineries.Pétain, économe des hommes, partisans de la défensive, le remplace. Il veut attendre « les

Américainsetlestanks».QuandlesAllemandslancentleursdernièresoffensives,en1918,Foch,généralissimedetoutes

lesarméesalliées,disposed'unesupérioritéécrasante.Craignantquesaproprearméenes'effondre–commes'estdissoute l'arméerusseaprès larévolutiond'octobre1917–, l'état-majorallemandfaitpressionsurBerlinpourqu'onsolliciteunarmistice.Ainsi,lesolallemandn'aurapasétéenvahi.

C'estdonc,le11novembre1918,lavictoiredelaFrance.Lanationaétélethéâtremajeurdelaguerre.Ellea sacrifié leplusgrandnombredeses fils–seuls lesSerbes,proportionnellementà leur

population,ontsubidavantagedepertes.

Lepeuplefrançaissouslesarmesetl'arrièreonttenuparcequel'«intégration»àlanationissued'unehistoireséculaireaétéréalisée.

Cepatriotismeauxprofondes racinesaété revivifiépar les lois républicaines,par lesuffrageuniversel,parle«catéchismenational»enseignéparles«hussardsnoirsdelaRépublique».

Chaquesoldatestuncitoyen.Cetattachementàlaterredelapatrie–lepoiluestsouventunpaysanpropriétairedesaferme–

expliquesarésistance.Ilsebat.Ils'accrocheausolnonparcequ'ilcraintlepelotond'exécutionpourdésertionourefusd'obéissance,maisparcequ'ildéfendsapropreparcelledusoldelanation.

Ets'ilsemutineen1917,s'ilfaitla«grèvedescombats»,c'estparcequ'onnerespectepasenluilecitoyen,quel'onest«injuste»danslarépartitiondespermissionsoudanslamontéeenpremièreligne,qu'on«gaspille»lesviespour«grignoter»quelquesmètres,tenterdespercéesquinepeuventaboutir.

Certes,lalassitude,lacontestation,lafascinationpourlarévolutionrusse,l'antimilitarisme–siprésenten1914–,progressentenmêmetempsquelaguerreseprolongeetquelesoffensivesinutilessemultiplient.

Lepoilusesentsolidairedesescamaradesqui«craquent»,quiserebellentetqu'unconseildeguerreexpéditifcondamneàmort.

Maislepatriotismel'emportesurl'espritderévolte.Lesoldelapatrieoccupéappartientauxcitoyens.Illeurfautledéfendre,lelibérer.

Ce sont des citoyens-soldats qui ont remporté la victoire. En première ligne, ils avaient le

sentimentdevivreaveclesofficiersdetroupedansune«société»républicaineoùchacun,àsaplace,risquaitsavie.

Ils n'avaient pas le même rapport avec les officiers supérieurs, perçus comme des«aristocrates».Et lesgénérauxqu'ilsont appréciés sont ceuxqui, commePétain, les respectaient,rendaienthommageàleurcourage,nelesconsidéraientpascommedelachairàcanon.

À la têtedupays, l'unionsacréeà laquelleparticipaient les socialistesconfirmait ce sentimentd'unecohésiondetouslesFrançais.

Sans doute les socialistes quittent-ils le gouvernement en novembre 1917, reflétant par là lalassitudequiaffectetoutlepays.MaislapersonnalitédeClemenceau,présidentduConseil,prolongel'union sacrée. Il a un passé de républicain dreyfusard,même si, dans lesmilieux ouvriers, on sesouvientdu«premierflicdeFrance»,adversairedéterminédusocialisme.Ilincarneunpatriotisme

Page 191: Max Gallo - L'Âme de La France

intransigeant.Savolontéde«fairelaguerre»etdeconduirelepaysàlavictoire, lachassequ'ilfaitàtous

ceuxquiexpriment ledésird'enfinirauplusviteparunepaixdecompromisdonnent lesentimentquelepaysestconduitfermement,quelaRépubliqueaenfinunchefàlahauteurdescirconstances.

Certes,enpoursuivantJosephCaillaux,quiaétépartisand'uneautrepolitique,pourintelligenceavecl'ennemi, ilrègledevieuxcomptes,enhabilepoliticien.Mais,avecClemenceau,avecFochetPétain, laRépublique,qui reçoit enoutre le soutiendecentainesdemilliersde soldatsaméricains,doitetpeutvaincre.

Aprèsle11novembre1918,Clemenceauserasurnomméle«PèrelaVictoire».LaRépubliqueetlaFranceaurontsurmontél'épreuve.Onsaitàquelprix.

57.LaFranceavaincuetsurvécu.Maisl'ivressequiaaccompagnél'annoncedel'armisticen'aduréquequelquesjours.L'émotionetlajoiesesontprolongéesenAlsaceetenLorrainequandPétain,Foch,Clemenceau

etPoincaréontrenduvisite,endécembre1918,auxprovincesetauxvilleslibérées.L'humiliationde1870étaiteffacée,larevanche,accomplie.Mais cette fierté n'empêche pas la France de découvrir quelle a, comme trop de ses fils, la

«gueulecassée».Ons'estbattuquatreanssursonsol.Forêtshachéesparlesobus,solsdévastés,villagesdétruits,

minesdeferoudecharboninondées,usinessaccagées:ilvafalloirréparer.L'amertume,larancœur,parfoislarage,semêlent,dansl'âmedelaFrance,àl'orgueild'avoir

étévainqueuretausoulagementd'avoirsurvécu.Lesancienscombattants,quiserassemblent,veulentrester«uniscommeaufront».Ilsontdes

« droits », parce qu'ils ont payé l'« impôt du sang ». Ils exigent que le gouvernement se montreintransigeant,qu'ilobtienneleversementimmédiatdes«réparations».«LeBochedoitpayer!»

Etlegouvernementrépond:«L'Allemagnepaiera.»

Mais,déjà,l'historienJacquesBainvilleécrit:«Soixantemillionsd'Allemandsneserésignerontpas à payer pendant trente ou cinquante ans un tribut régulier de plusieurs milliards à quarantemillions de Français. Soixantemillions d'Allemands n'accepteront pas comme définitif le recul deleur frontièrede l'Est, lacoupuredesdeuxPrusse,soixantemillionsd'Allemandsse rirontdupetitÉtattchécoslovaque...»

CeslignessontpubliéesdansL'Actionfrançaiseenmai1919,aumomentoùlesconditionsdutraitédepaixsonttransmisesauxdéléguésallemands.

Lesexigencessontdures,nonnégociables.Cetraitéseraperçucommeun«diktat».Il prévoit la démilitarisation partielle de l'Allemagne. Le bassin houiller de la Sarre devient

propriétéde laFrance.LesAlliésoccupent la rivegaucheduRhinainsiqueMayence,CoblenceetCologne.Unezonedémilitariséede50kilomètresdelargeestinstauréesurlarivedroiteduRhin.

L'Allemagneestjugéeresponsabledelaguerre.Elledoitpayerdesréparations,livrerunepartiedesaflotte,desmachines,dumatérielferroviaire.Surlafrontièreorientale,laTchécoslovaquieestcréée,laPolognerenaît,laRoumanieexiste.Autantd'alliéspotentielspourlaFrance.

Maischaqueclausedutraitécontientengermeunecaused'affrontemententrel'AllemagneetlaFrance.

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D'autant que celle-ci est seule : le président desÉtats-Unis,Wilson, qui a réussi à imposer lacréationd'uneSociétédesNations,estdésavouéà son retourauxÉtats-Unis.Ceux-cine ratifierontpaslesconclusionsdelaconférencedelapaix(novembre1919).

Le Royaume-Uni ne veut pas que l'Allemagne soit accablée, contrainte de payer. L'Italie a lesentimentquesa«victoireestmutilée».

LaFranceestseule.Orgueilleuseetamère,ellecélèbresarevanche.Le traitédeVersaillesest signédans lagaleriedesGlacesduchâteaudeVersailles, le28 juin

1919,làmêmeoùaétéproclamél'Empireallemand,le18janvier1871.

L'honneuretlagloiresontrendusàlapatrie.Lafiertédesancienscombattantsestaussiméritéequesourcilleuse.Maisonsentl'angoisseetunesortededésespoirpoindreetimprégnerl'âmedelaFrance.Chaquevillagedresse sonmonument auxmorts, et le deuil – le sacrifice des fils – se trouve

ainsiinscritaucœurdelaviemunicipale,danslesprofondeursdelanation.C'est autour de ce monument aux morts qu'on se rassemble, que les anciens combattants se

retrouvent«uniscommeaufront».

Aux élections législatives du 16 novembre 1919, le Bloc national, constitué par les partisconservateurs et par les républicains modérés, remporte une victoire éclatante et constitue une«Chambrebleuhorizon».Denombreuxancienscombattantsyontétéélus.

C'est une défaite pour le Parti socialiste, dont le nombre d'adhérents a augmenté rapidementaprès l'armistice,qui regardeavecpassionetenthousiasme lesbolcheviksconsolider leurpouvoir,qui s'insurge contre l'envoi demilitaires français enPologne, de navires de guerre enmerNoire,d'armesauxtroupesblanchesquicombattentlesrouges.

Mais le verdict des urnes est sans appel : le suffrage universel renvoie l'image d'une Francemodérée,patriote,quirefusel'idéederévolution.Mêmes'ilexistedesrévolutionnairesdanslesrangsde la CGT et au sein du Parti socialiste, qui souhaitent la sortie de l'Internationale socialiste etl'adhésionàlaIIIeInternationalecommuniste.

LesoppositionssontvivesentrelamajoritéBlocnationaletlaminoritéséduiteparlediscoursrévolutionnaire.

Unsignenetrompepas:enavril1919,unjuryd'assisesaacquittéRaoulVillain,l'assassindeJaurès.

Une manifestation de protestation rassemblant la « gauche » a eu lieu à Paris – la premièredepuis 1914. Elle montre la vigueur de cette composante de l'opinion, mais illustre aussi soncaractèreminoritaire.

Enfait,aprèsl'effortsacrificieldelaguerre,lepayssedivise.Chacunpuisedansl'histoirenationalelesraisonsdesonengagement.Les socialistes tentés par le léninisme font un parallèle entre jacobinisme et bolchevisme. La

révolution de 1789 – et surtout de 1793 –, la Commune de 1871, leur paraissent préfigurer larévolutionprolétarienneetlecommunisme.LaRussieestuneCommunedeParisquiaréussi.

On affirme sa solidarité avec les soviets. Des marins de l'escadre française envoyée en merNoirepouraiderlesblancssemutinent.

On conteste la politique d'union sacrée qui a été suivie par les socialistes en 1914. On seconvaincquec'étaitLéninequi,enprônantledéfaitismerévolutionnaire,avaitraison.

Au mois de décembre 1920, à Tours, la majorité du Parti socialiste – contre l'avis de Léon

Page 193: Max Gallo - L'Âme de La France

Blum–acceptelesconditionsposéesparLéninepourl'adhésionàl'Internationalecommuniste.ÀcôtédelaSFIOvadésormaisexisterunParticommuniste,Sectionfrançaisedel'Internationale

communiste(SFIC).L'HumanitédeJaurèsdevientsonjournal.

C'estdoncsurlatraditionfrançaisequ'estgrefféelasouchebolchevique.Ensoi,cettevolontéd'imitationd'uneexpérienceétrangère, lasoumissionacceptéeàMoscou,

sont la preuve que, alors qu'elle est la première puissance du continent après la défaite del'Allemagne, la France est devenuemoins « créatrice » d'histoire, plutôt l'« écho » d'une histoireinventéeailleurs.

Lepaysserepliesursavictoireetsursesdeuils.Quand le débat s'engage pour savoir quelles dispositionsmilitaires prendre pour se protéger

d'unefuturevolontéderevancheetdelacontestationallemandedutraitédeVersailles, lemaréchalPétainproposeunsystèmedeforteressesquiempêcheratouteinvasion.

C'estlaprisedeconscienced'unaffaiblissement,malgrélavictoiredupays.OnpeutliredansLaNouvelleRevuefrançaise,ennovembre1919,souslaplumedel'écrivain

HenriGhéon:«L'êtredelaFranceestensuspens.Siletriomphedenosarmesl'asauvéedeladestructionetdu

servage, il la laisse si anémiée, et de son plus précieux sang, et de son capital-travail, et de soncapital-richesse, que sa position, son assiette, est matériellementmoins bonne, moins sûre, moinssolide, malgré la récupération de deux provinces et l'occupation provisoire du Rhin, qu'enjuillet1914.»

EtGhéond'ajouter:« Ilnousparaîtque laFrancen'auravaincu,qu'ellene sera,nevivraqu'enproportiondenos

effortsnouveauxpourfairedurersavictoire.»

Mais,aprèslatensiondelaguerre,lessacrificesconsentis,l'âmedelaFrancea-t-elleencorelesressources pour faire face aux problèmes que la guerre – et la victoire – lui posent : déclindémographique, reconstruction, accord entre les forces sociales et politiquespour adapter lepays,affronterlespérils,crisefinancièred'unenationendettée,appauvrie?

Orc'estladivisionquis'installe.Lesouvriers, les cheminots et les fonctionnaires se lancentdans lagrève,manifestentpour la

journéedehuitheures(deuxmortsle1ermai1919).Enutilisantlaréquisitionetlamobilisationdumatérieletdescheminots,legouvernementbrise

lagrèvedanslescheminsdeferauprintempsde1920.Échec syndical et politique : des milliers de cheminots (18 000, soit 5 % de l'effectif) sont

révoqués.LajusticeenvisagemêmeladissolutiondelaCGT.Fortdelamajoritéqu'ildétient, leBlocnational,républicainconservateur, inquietdelavague

révolutionnaire qui, à partir de la Russie, semble déferler sur l'Europe, est décidé à briser lemouvement social, donc à creuser un peu plus le fossé entre la majorité de la population et uneminoritéplusrevendicativeetcontestatricequerévolutionnaire.

L'unionsacréeestbienmorte.Pourtant, au-delà des divisions politiques, la république parlementaire continue d'écarter ceux

qui,parleurpersonnalité,leurpopularité,tententderésisterauxjeuxdescombinaisonspoliticiennes.Enjanvier1920,lesparlementairesontécartélacandidatureàlaprésidencedelaRépubliquede

Page 194: Max Gallo - L'Âme de La France

GeorgesClemenceau,hommepolitiqueàl'espritindépendant.Àsaplace,ilsélisentPaulDeschanel.Quand la folie aura contraint ce dernier à démissionner, en septembre 1920, ils choisiront

AlexandreMillerand,anciensocialiste,devenuhommed'ordreetchefduBlocnational.Mais dès que le même Millerand s'efforcera de donner quelque pouvoir à sa fonction, il

rencontreradesoppositions.

Ainsi,deuxansseulementaprèsl'armistice, laFranceapparaîtàlafoisépuisée,saignéeparlaguerreetdivisée,cherchantdesmodèlesdanslesrévolutionsetlescontre-révolutionsquifleurissentenEurope.

D'aucunsregardentversMoscouetadhèrentaubolchevisme.D'autres se tournent vers Rome, où l'on entend résonner le mot « fascisme », inventé en

mars1919parBenitoMussolini.Quant au pays profond, il se souvient de ceux qui sont tombés, il fleurit les tombes et les

monumentsauxmorts.

CHRONOLOGIEIV

Vingtdatesclés(1799-1920)1804:21mars,promulgationduCodecivil;2décembre,couronnementdeNapoléonempereur1805:2décembre,Austerlitz1812:CampagneetretraitedeRussie1815:1ermars,retourdel'îled'Elbe,et,le18juin,Waterloo5mai1821:MortdeNapoléonàSainte-Hélène1824:MortdeLouisXVIII.AccessionautrônedesonfrèreCharlesX27,28,29juillet1830:lesTroisGlorieuses–Louis-Philipped'Orléans,roidesFrançais1831:Révoltedescanutslyonnais25février1848:ProclamationdelaRépubliqueJuin1848:Répressioncontrelesouvriersdesateliersnationaux10décembre1848:Louis-NapoléonBonaparteéluprésidentdelaRépublique2décembre1851:Coupd'État.L'Empireseraproclaméle1erdécembre18524septembre1870:Déchéancedel'Empire.IIIeRépublique21-28mai1871:Semainesanglante.FindelaCommune1875:Votedel'amendementWallon.Lemot«république»danslestextesconstitutionnels1ermai1891:GrèvesetincidentsàFourmies30janvier1898:«J'accuse!»,deZola,endéfensed'AlfredDreyfus9décembre1905:Loideséparationdel'Égliseetdel'État3août1914-11novembre1918:Déclarationdeguerredel'AllemagneàlaFrance–armisticede

Rethondes28juin1919:SignaturedutraitédeVersailles.

LIVREV

L'ÉTRANGEDÉFAITE

ETLAFRANCEINCERTAINE

1920-2007

Page 195: Max Gallo - L'Âme de La France

1

LACRISENATIONALE

1920-1938

58.Enunequinzained'années–desannées20auxannées30duxxesiècle–,laFrance,passed'un

après-guerre à un avant-guerre, même si elle refuse d'imaginer que ce qu'elle vit à partir de1933annonceunnouveauconflitcontrelesmêmesennemisallemandsqu'ellecroyaitavoirvaincus.

Mais il existe, en fait, plusieurs France, comme si, après la « brutalisation » exercée par laguerre,l'âmedelanationavaitnonseulementététraumatisée,maisavaitéclaté.

Ilya lesFrançaisquipleurentdans lescimetièreset se recueillentdevant lesmonumentsauxmorts.

Ilyalesancienscombattantsquiseregroupentàpartirdesannées30dansuneliguepatriotiqueantiparlementairerassemblantceuxquiontcombattuenpremièreligne:lesCroix-de-Feu.Ilsserontprèsdecentcinquantemille.

Ilyaceuxquela«boucherie»guerrièrearévoltés,quineveulentplusrevoir«ça».Ilssontpacifistes.D'autressepensentrévolutionnairesparceque,selonJaurès«lecapitalismeporteenluilaguerrecommelanuéeportel'orage».Ceux-làsontdevenuscommunistes.

Ilyaceuxquicroientàl'ententepossibleentrelesÉtats.IlsfontconfianceàlaSociétédesNationspourréglerlesdifférendsinternationaux.Ilspleurent

en écoutantAristideBriand, pèlerin de la paix, plusieurs fois président duConseil etministre desAffaires étrangèresdurant sept années–, lorsqu'il salue l'adhésionde l'Allemagne à laSociétédesNations (1926), signe le pacte Briand-Kellogmettant la guerre hors la loi (1928) ou appelle à laconstitution d'uneUnion européenne (1929) et déclare : «Arrière, les fusils, lesmitrailleuses, lescanons!Placeàlaconciliation,àl'arbitrage,àlapaix!»

Ilyaceuxqui,aprèsla«marchesurRome»,laprisedupouvoirparMussolini(octobre1922),veulentimiterlefascismeitalienetsontparfoisfinancésparlui.

Ils créent un Faisceau des combattants et des producteurs (Georges Valois, 1925), desmouvements qui se dotent d'un uniforme – les Jeunesses patriotes, les Francistes –, comme si cesjeuneshommesquiontvéculadisciplinemilitaireetportélebleuhorizonnepouvaientyrenonceretvoulaientpour laFranceun«régimefort»,cequeMussoliniaqualifié,dans lesannées30,d'État«totalitaire»,inventantcemot.

EtpuisilyaleshommespolitiquesquicontinuentàrenverserlesgouvernementsauParlement–lamoyennededuréed'unprésidentduConseilestdesixmois!

Ilssontradicaux-socialistes,leparticlédevoûtedelaIIIeRépublique,dontleschefs–ÉdouardHerriot (1872-1957), Édouard Daladier (1884-1970) – peuvent s'associer aussi bien avec lessocialistesqu'aveclesrépublicainsmodérés,commePoincaré–présidentdelaRépubliquejusqu'en1920,puisplusieursfoisprésidentduConseil.

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Ilyaceuxquiveulentoublieretlaguerreetl'avenir.Ilsdansentetboivent(laconsommationd'alcoolaétémultipliéeparquatreentre1920et1930).

Ilsselaissentemporterparlesrythmesnouveauxdes«annéesfolles»(autourde1925).CarlaFrancen'estpasseulementune«gueulecassée»,elleaaussi«lediableaucorps».L'auteur de ce roman, publié en 1923, RaymondRadiguet, écrit : « Je flambais, jeme hâtais

commelesgensquidoiventmourirjeunesetquimettentlesbouchéesdoubles.»Et Léon Blum, le socialiste qui, en décembre 1920, au congrès de Tours, avait dit à ses

camarades qui,majoritaires, allaient fonder le Parti communiste : « Pendant que vous irez courirl'aventure,ilfautquequelqu'unrestepourgarderlavieillemaison»,sesouvientdecesannées-là:«Ilyeutquelquechosed'effréné,écrit-il,unefièvrededépenses,dejouissanceetd'entreprise,uneintolérancede toute règle,unbesoindemouvementallant jusqu'à l'aberration,unbesoinde libertéallantjusqu'àladépravation.»

Enfait,ceuxquis'abandonnentainsitententdefuirlaréalitéfrançaisequilesangoisse.Ils expriment avec frénésie leur joie d'avoir échappé à la mort, aux mutilations que leurs

camarades,leursfrères,leurspères,ontsubiesetdontilsportentlesmarquessurleursvisages,dansleurscorpsamputés.

Ils rêvent à l'avant-guerre de 14, devenu la « Belle Époque », oubliant les violences, lesinjustices,lesimpuissances,lesaveuglementsquiavaientcaractérisélesannées1900.

L'âmedelaFrancesereplieainsisurlesillusionsd'unpasséidéalisé,d'unavenirpacifique,et,pourcertains,d'uneforcecapabled'imposerauxautreslessolutionsfrançaises.

C'estcettecombinaisonentrerefusdevoir,angoisse,désirde jouir,souvenirdesmortsetdesmalheursdelaguerre,croyanceenl'invincibilitéfrançaise,quicaractérisealorsl'âmedelaFrance.

Onveutcroireen1923quePoincaré,enfaisantoccupermilitairementlaRuhr,ens'emparantdecegage,réussiraàobtenirquel'AllemagnepaielesréparationsqueletraitédeVersaillesafixées.

Onveutcroirequ'enconstruisantunelignefortifiée(laligneMaginot,dunomduministredelaGuerre),commelesouhaitePétain,onseprotégeradel'invasion.

On imagine qu'en s'alliant avec les nouveaux États de l'Europe orientale (Pologne,Tchécoslovaquie,Yougoslavie),oncontraindral'Allemagne«cernée»àunepolitiquepacifique.

MaisonsaitaussiquelaFrances'estaffaiblie.Moinsdenaissances.AristideBriandconfie:«Jefaislapolitiqueétrangèredenotrenatalité.»

Onsaitquelefrancs'esteffondré,quel'inflationrongelarichessenationale,quelesprixontétémultipliésparseptentre1914et1928.Lesrentiersetlessalariéssontlesvictimesdecetteérosion.Etle rétablissement de la stabilitémonétaire entre 1926 et 1929– le « francPoincaré » – n'est qu'unrépit.

On ne respecte pas les politiciens qui occupent à tour de rôle, comme aumanège, les postesministériels,etdontonsentbienqu'ilssontincapablesd'affronterlaréalité.

Lesradicaux-socialistessontdetouteslescombinaisons.LeCarteldesgauchesissudesélectionsde 1924 ne dure que deux années, et Herriot, le leader radical qui dit s'être heurté au « mur del'argent»,seretrouvedanslemêmegouvernementquePoincaré...

Lescommunistes,pourleurpart,onttransforméleurpartienmachinetotalitaire,etleurleader,MauriceThorez (1900-1964), suivant lesdirectivesdeMoscou,mèneunepolitique«classecontreclasse»dontlespremièresciblessontlessocialistes.LepartideLéonBlumestqualifiéde«social-fasciste»,de«social-flic»!

Page 197: Max Gallo - L'Âme de La France

Enfait, laFranceestdiviséeentredegrandesmassesélectoralesstables.En1924,en1932,en

1936,cesontquelquescentainesdemilliersd'électeurs–moinsde5%ducorpsélectoral–quisedéplacentpourdonnerunemajoritédegauche.

Ladépendanceaccruede l'exécutif à l'égarddescombinaisonsparlementaires, la«mobilité»desradicauxquiparlentàgauchemaiss'associentsouventavecladroiteoufreinentlesvolontésderéforme, conscients du « conservatisme » de leurs électeurs, empêchent toute politique à longueportée.

Un républicain modéré comme André Tardieu (1876-1945), ancien collaborateur deClemenceau, qui sera à l'origine de la création des assurances sociales (1928) et des allocationsfamiliales (1932), jauge l'impuissance du systèmepolitique : il évoque la « révolution à refaire »,maisquitteralaviepolitiquedevantl'impossibilitéderéformercesystème.

Maisvoiciquelacriseéconomiquede1929bouleverseenquelquesmoislasituationmondiale.Leshommespolitiquesfrançais,eux,continuentàs'aveugler.On célèbre l'empire colonial français lors de l'Exposition coloniale de 1931. On parle d'une

France de 100 millions d'habitants au moment même où des troubles nationalistes secouentl'Indochine, où, après la guerre du Rif (1921-1923), la situation auMaroc reste périlleuse, où lenationalismesemanifesteenAlgérieetenTunisie.

Maisc'estsurtoutlapolitiquedeBriandquivoleenéclats.L'Allemagne,frappéeparlacrise,nepaiepluslesréparations.Hitlerdevientchancelier le30janvier1933et leReichquittelaSociétédesNations,décidede

réarmeretderemilitariserlarivegaucheduRhin.Hitlertentemême,en1934,des'emparerdel'Autriche(l'Anschluss).

Unfrontantiallemandseconstitue,quirassemblelaFrance,leRoyaume-Unietl'Italie...fasciste.Pourquellepolitique?Quelle confiance peut-on avoir en Mussolini pour défendre les principes de la Société des

Nations?Le ministre des Affaires étrangères, Barthou, retrouve la tradition de l'alliance franco-russe

d'avant 1914. Mais la Russie, c'est l'URSS communiste, et le pacte franco-soviétique suscitel'oppositiondesadversairesducommunisme.BarthouseraassassinéàMarseilleen1934enmêmetemps que le roi de Yougoslavie. La politique internationale avive ainsi les divisions de la viepolitiquefrançaise.

Contrel'Allemagne,soit!Maisavecqui?MussoliniouStaline?Etpourquoipas l'apaisementavec l'Allemagnenazie?N'est-cepasplus favorableaux intérêts

français,à«nosvaleurs»traditionnelles,quel'ententeaveclaRussiesoviétique?

Lespassionsidéologiquesdéchirentl'âmedelaFrance.Desscandales–Stavisky–secouentlemondepolitiqueetfontseleverunedoublevagued'antiparlementarisme:celuidesligues–Croix-de-Feu,Jeunessepatriotes,francistes–etceluidescommunistes.

LorsquelegouvernementDaladierdéplacelepréfetdepolicedeParis–Chiappe–,soupçonnédecomplicitéaveclesligues,celles-cimanifestent,le6février1934.

Journéed'émeute:unedizainedemorts,descentainesdeblessésplacedelaConcorde.Parisn'avaitpasconnuunetelleviolencedepuisplusieursdécennies.LesCroix-de-Feunesesontpaslancésàfonddanslabataille.Laprudenceetlaretenuedeleur

chef,lecoloneldeLaRocque,ontempêchéqu'onjette«lesdéputésàlaSeine».

Page 198: Max Gallo - L'Âme de La France

Le 12 février, les syndicats, les socialistes et les communistes – unis de fait dans la rue –manifestentaucride«Lefascismenepasserapas!».

OnpeutcraindrequecesaffrontementsneconduisentàunesituationdeguerredereligionoudeguerrecivilecommelaFranceenasisouventconnu.

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Perspectived'autantplusgraveet«classique»quelescampsquis'affrontentaffichentaussidespositionsradicalementdifférentesenpolitiqueextérieure.

Dès ce mois de février 1934, alors que Hitler passe en revue les troupes allemandes, queMussolinidéclarequ'il fautque l'ItalieobtienneenAfrique (enÉthiopie)des récompensespour sapolitiqueeuropéenne,qu'enAsieleJaponaattaquélaChine,laRépubliquesembleêtreincapabledesusciterunenouvelle«unionsacrée».

OùestlepartidelaFrance?Chacunseréclamedelanationmaisregardeversl'étranger.

Lepouvoirrépublicainad'ailleurscédédevantl'émeutedu6février.Daladieradémissionné.IlestremplacéparGastonDoumergue(soixanteetonzeans)quiaéténaguèreprésidentdela

République.Ceradical-socialistemodéréestentourédeTardieuetHerriot.Le ministre de la Guerre est un maréchal populaire parmi les anciens combattants, Philippe

Pétain(soixante-dix-huitans).Comment ces septuagénaires pourraient-ils unir et galvaniser l'âme de la France blessée,

angoissée,repliéesurelle-même?

Del'autrecôtéduRhin,lajeunesseacclamelechancelierHitler.Iln'aquequarante-cinqans.

59.Àpartirde1934,iln'yauraplusderépitpourlaFrance.Durantquelquessemaines,auprintemps

etaudébutdel'été1936,l'opinionpopulaireaurabeauselaissergriserparlesaccordéonsdesbalsdu14 Juillet dans les cours des usines occupées par les ouvriers en grève, ce ne sera qu'une brèveillusion.

L'espoir, le rêve, la jouissance des avantages obtenus du gouvernement du Front populaire –congéspayés;quaranteheuresdetravailparsemaine,etc.–,serontviteternis,effacésmême,parledéclenchement de la guerre d'Espagne, le 17 juillet 1936, et l'aggravation de la situationinternationale.

LaFranceestentréedansl'avant-guerre.Maislepaysrefused'enprendreconscience.Quipeutaccepter,vingtansseulementaprèslafindelaPremièreGuerremondiale,siprésente

danslescorpset lesmémoires,qu'unenouvelleboucherierecommenceàabattredeshommesdontcertainssontlessurvivantsde14-18?

Dèslors,onneveutmourirnipourlesSudètes,ces3millionsd'AllemandsdeTchécoslovaquieséduits par le Reich de Hitler, ni pour Dantzig, cette « ville libre » séparée du Reich par un«corridor»polonais.

Certes,laFranceasignédestraitésaveclaTchécoslovaquieetlaPologne!Maisquoi,lerespectdelaparoledonnéevaut-iluneguerre?Ilfautlapaixàtoutprix,àn'importelequel!Etquand,àMunich,le29septembre1938,Daladieretl'AnglaisChamberlainabandonnentsurla

questiondesSudètes,etdonc,àterme,livrentlaTchécoslovaquieàHitler,c'estdanstoutelaFranceun«lâchesoulagement»,selonlemotdeLéonBlum.

EmbellieillusoireduFrontpopulaire!Apparente sagesse de Léon Blum de ne pas intervenir en Espagne pour soutenir un Frente

Page 200: Max Gallo - L'Âme de La France

popularmenacéparlepronunciamientodugénéralFranco!LâchesoulagementaumomentdeMunich.CesontlàlessignesdelacrisenationalequirendlaFranceaboulique,passantdel'exaltationà

l'abattement,debrefsélansaurepliement.Aussi les volontaires français qui s'enrôlent dans les Brigades internationales pour aller

combattreauprèsdesrépublicainsespagnols–Malrauxestleplusillustred'entreeux–sont-ilspeunombreux(moinsde10000).

Même si le « peuple » ouvrier est solidaire de ses camarades espagnols, il aspire d'abord à«profiter»descongéspayésetdesaubergesdejeunesse!

Attitude significative : elle révèle qu'on imagine que la France peut rester comme un îlotpréservéalorsquemontelamaréeguerrière.

Et, avec la non-intervention en Espagne, la ligne Maginot, l'accord de Munich, les élitesrenforcentcettecroyance,cetteillusion.

Comment,danscesconditions,préparerlaFranceàcequivient:laguerrecontrel'Allemagnenazie?

Enfait,durantcesquatreannées(de1934à1938),c'estcommesilepaysetsesélitesavaientétéincapables–ouavaientrefusé–devoirlaréalité,detrancherlenœudgordiendecettecrisenationalequimêlaitchaquejourdefaçonplusétroitepolitiquesintérieureetextérieure.

Au tempsduFrontpopulaire, le14 Juillet, ondéfile avecunbonnetphrygien, et l'ententedescommunistes, des socialistes et des radicaux se fait ainsi dans l'évocation et la continuité de latraditionrévolutionnaire.

L'hebdomadairequiexprimecettesensibilitéduFrontpopulaires'intituleMarianne.Oncélèbreaussi–enmai1936–lesouvenirdelaCommunedeParisenserendantencortège

aumurdesFédérésenhommageauxcommunardsfusillésaucimetièreduPère-Lachaise.NouvelleréférencerévolutionnairealorsquelesmesuresduFrontpopulairesontimportantes–

congéspayés,scolaritéobligatoireetgratuitejusqu'àquatorzeans–,maisne«révolutionnent»paslasociétéfrançaise.

Au reste, les radicaux de Daladier, interprètes des classes moyennes, sont des modérés quin'accepteront jamais une dérive révolutionnaire du Front populaire. D'autant moins que lebasculementélectoralquiapermislavictoireduFront,auxélectionsd'avril-mai1936,neportequesur...150000voix!

Les«discours»et«références»révolutionnairesnesontdoncqu'illusion,simulacre.Mais ils sont suffisants pour provoquer l'inquiétude et même une « grande peur » parmi

l'opinionmodérée,danslescouchesmoyennes,chezlespaysans.Parceque,derrièreleFrontpopulaire,oncraintlescommunistes;ilsontdésormais76députés

–plusquelesradicaux–,etilya149députéssocialistes.IlsontrefusédeparticiperaugouvernementradicaletsocialistedeLéonBlum,toutenle«soutenant».Pourquoi,sicen'estpour«organiser»lesmasses (lesadhérentsduParticommunistesontpassésde40000en1933àplusde300000en1937)?

Lesproposrévolutionnaires,jointsàcesréalités,aggraventlestensions.Lorsqu'onentendchanterlesmilitantsduFrontpopulaire,portantlebonnetphrygien,«Allons

au-devantde lavie.Allonsau-devantdubonheur. Ilvavers lesoleil levant,notrepays», l'opinionmodéréenecraintpasseulementunretouràlaterreurde1793.Cechantestsoviétique.

Onadoncpeurdes«bolcheviks»aumomentprécisoùlesgrandsprocèsdeMoscoudévoilent

Page 201: Max Gallo - L'Âme de La France

laterreurstalinienne.

Donc,indissociablement,àchaqueinstantdelaviepolitique,lasituationintérieurerenvoieàdeschoixdepolitiqueextérieure.

La peur, la haine entre Français, s'exacerbent. Salengro, ministre de l'Intérieur de Blum, estcalomniéetsesuicide.GeorgesBernanosécrira:«L'ouvriersyndiquéaprislaplaceduBoche».Lanation,surtouslessujets,estdivisée.

Ainsi,en1935,lesélitesintellectuelless'indignentdansleurmajoritéquelaFrance,àlaSociétédesNations,votedes sanctionscontre l'Italie fascistequi aentrepris la conquêtede l'Éthiopie,ÉtatmembredelaSDN.

DanslesruesduQuartierlatin,àParis,lesétudiantsdedroitemanifestentcontreleprofesseurJèze,défenseurduNégus.

Lesacadémiciensévoquentlamissioncivilisatricedel'Italiefascistefaceàl'undespayslesplusarriérés du monde : cette « Italie fasciste, une nation où se sont affirmées, relevées, organisées,fortifiéesdepuisquinzeansquelques-unesdesvertusessentiellesdelahautehumanité».Etc'estpourprotégerl'Éthiopiequ'onrisquededéchaîner«laguerreuniverselle,decoalisertouteslesanarchies,touslesdésordres»!

D'uncôté,lespartisansduFrontpopulairecrient:«Lefascismenepasserapas!»;surl'autrerivedel'opinion,onaffirmequelefascismeexprimeles«vertus»delacivilisationeuropéenne.

Quand la guerre d'Espagne se déchaîne, cette fracture ne fait que s'élargir, même si desintellectuels catholiques telsMauriac,Bernanos etMaritain tentent d'empêcher l'identification entrechristianismeetfascismeoufranquisme.

Cesoppositionsdonnentlamesuredelaprofondeurdelacrisenationalefrançaise.Le gouvernement du Front populaire – avec les peurs et les haines qu'il suscite, dont

l'antisémitismeestl'undesressorts–avivecestensions,mêmes'ilrefused'intervenirofficiellementenEspagne.Lesradicauxs'yseraientopposés.Demême,lesAnglaissontpartisansdecettepolitiquedenon-interventionquiestunlaisser-fairehypocrite,puisqueItaliensetAllemandsaidentFranco.

Si«leJuif»LéonBlumadissousles«ligues»,ellessereconstituentsousd'autresformes:lesCroix-de-Feu deviennent le Parti social français (PSF). Son « chef », le colonel de La Rocque,rassembleplusdedeuxmillionsd'adhérentsquidéfilentaupascadencé!

Unautremouvement,lePartipopulairefrançais(PPF),crééparunanciendirigeantcommuniste,Doriot,réunitplusde200000adhérentsautourdethèmesfascistes.

Àcespartis légauxs'ajoutentdesorganisations«secrètes»,comme leComitésociald'actionrévolutionnaire – la « Cagoule » –, financé par l'Italie fasciste, qui se livre à des attentatsprovocateurset,à lademandedeMussolini,perpètre l'assassinatd'exiléspolitiques italienscommeceluidesfrèresRosselli.

Touscesélémentssemblentpréfigurerune«guerrecivile»,mêmesilamassedelapopulationrestedansl'expectative,d'abordsoucieusedepaixintérieureetextérieure.

C'estcettetendancedel'opinionquelesélitespolitiquessuiventetflattentaulieudel'éclairersurlesdangersd'unepolitiqued'apaisement.

Dans ces conditions, aucune politique étrangère rigoureuse et énergique, à la hauteur desdangersquimenacentlepays,n'estconduite.

D'ailleurs,lesystèmepolitiquemarquéparl'instabilitéetl'électoralismel'interdit.

Page 202: Max Gallo - L'Âme de La France

Lesradicauxdemeurentlepivotsensibledetouteslescombinaisonsgouvernementales.Le21juin1937,ceuxduSénatfonttomberLéonBlum,qui,sansillusions,demandaitlespleins

pouvoirsenmatièrefinancière.C'en est fini du Front populaire, et, en novembre 1938, un gouvernement Daladier reviendra

mêmesurlesquaranteheures.LagrèvegénéralelancéeparlaCGTseraunéchec.Ceuxquiavaientcruàl'embellie,àl'élanrévolutionnaire,sontdégrisés.Lemirages'estdissipé.

L'amertumesuccèdeàl'espérance.OnavaitvoulucroireauxpromessesetauxréalisationsduFrontpopulaire.Onretrouvelescepticismeetons'enfermedanslamorositéetladéception.

Lapolitiqueextérieure,elle,provoqueledésarroi.Quand, le 7 mars 1936, Hitler, en violation de tous les engagements pris par l'Allemagne, a

réoccupémilitairementlaRhénanie,leprésidentduConseil,leradicalAlbertSarraut,adéclaré:«NousnesommespasdisposésàlaisserplacerStrasbourgsouslefeudescanonsallemands!»Uneréponsemilitairefrançaiseauraitpualorsfacilementbriserlafaiblearméeallemandeetle

nazisme.Mais, après ses rodomontades, le gouvernement français recule. Il ne veut pas se couper de

l'Angleterre. Et, à la veille des élections législatives, il pense que le pays n'est pas prêt à unemobilisationquelehautétat-majorjugenécessairesil'onveutcontrerl'Allemagne.

Capitulationdefait,lâchesoulagement...Mussoliniacomprisoùsesituentlaforceetladétermination:enjanvier1937,ilcréeun«axe»

italo-allemand,abandonnantàleursortlaFranceetl'Angleterre.

Même impuissance quandHitler, enmars 1938, réalise l'Anschluss et entre, triomphant, dansVienne.

MêmerenoncementàMunich,le29septembre1938,etmêmelâchesoulagement.Onveutcroirequec'est« lapaixpourunegénération».ÀsonretourdeMunich,onacclame

Daladier,«lesauveurdelapaix».Maisc'esttoutlesystèmed'alliancesfrançaisquisetrouvedétruit.LaTchécoslovaquieestcondamnée.Pourquoisebattrait-onpourlaPologne,maintenantmenacéeparl'Allemagnequiveutrecouvrer

Dantzig?Et que peut penser l'URSS de cet accord deMunich qui, comme l'écrit un journal allemand,

«éliminelaRussiesoviétiqueduconceptdegrandepuissance»?Carlavolontéd'écarterl'URSSdel'EuropeetdepousserHitlerversl'estestévidenteàlalecture

del'accorddeMunich.

Endécembre1938,leministredesAffairesétrangèresduReich,Ribbentrop,vientsigneràParisunedéclarationfranco-allemande.

Cen'estpasunealliance,maisc'estplusqu'untraitédenon-agression.Pournepasheurterlesnazis,onaconseilléauxministresjuifsdugouvernementfrançaisdene

passerendreàlaréceptiondonnéeàl'ambassaded'Allemagne.Voilàjusqu'oùsontprêtesàs'abaisserlesélitespolitiquesfrançaises!Etc'estlegouvernementrépublicaind'unpayssouverain,qu'aucuneoccupationnecontraint,qui

prendcettedécision!Ellecondamneunsystèmepolitiqueetleshommesquiledirigent.Comment pourraient-ils demain, dans l'orage qui s'annonce, prendre lesmesures radicales et

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courageusesqu'imposelaguerre?

En fait, écrit Marc Bloch, « une grande partie des classes dirigeantes, celles qui nousfournissaient nos chefs d'industrie, nos principaux administrateurs, la plupart de nos officiers deréserve,défendaientunpaysqu'ilsjugeaientd'avanceincapablederésister».

Marc Bloch ajoute : « La bourgeoisie s'écartait sans le vouloir de la France tout court. Enaccablantlerégime,ellearrivait,parunmouvementtropnaturel,àcondamnerlanationquisel'étaitdonné.»

2

L'ÉTRANGEDÉFAITE

1939-1944

60.Pourl'âmedelaFrance,1939estlapremièredesannéesnoires.Lelâchesoulagementquiavaitsaisilepaysàl'annoncedelasignaturedesaccordsdeMunich,la

joie indécentequ'avaientmanifestée lescinqcentmilleFrançaismassésde l'aéroportduBourgetàl'Arc de triomphe pour accueillir le président du Conseil Édouard Daladier, ne sont plus quesouvenirs.

Laguerreestlà,fermantl'horizon.

Desdizainesdemilliersderéfugiésespagnolsfranchissent lafrontièrefrançaisepourfuir lestroupesfranquistesqui,le26janvier1939,viennentd'entrerdansBarcelone.

Onouvredescampspouraccueillircesréfugiésquiincarnentladébâcled'uneRépubliquequis'étaitdonnéungouvernementdeFrentepopular.

Quelquessemainesplustard,le15mars,lestroupesallemandesentrentdansPrague:violationcyniqueparHitlerdesaccordsdeMunich,etmortdelaTchécoslovaquie.

Quelques semaines encore, et Mussolini signe avec le Führer un pacte d'acier. Les deuxdictateurs se sont associés pour conclure avec le Japon un pacte anti-Komintern, se constituant enadversairesdel'InternationalecommunistedirigéeparMoscou.

LaFrancedoit-elledèslorsconclureuneallianceavecl'URSScontrel'Allemagnenazie?

Laquestionquiavaittaraudélesélitespolitiquesfrançaisesrevientenforce.Elleprovoquelesmêmesclivages.

Ladroiterejettetoujoursl'idéed'unpactefranco-soviétique.Elleaffirmequ'ondoitpoursuivrela politique d'apaisement, voire de rapprochement avec ces forces rénovatrices mais aussiconservatricesquesontlefascisme,lenazisme,lefranquisme.

Bientôt–le2mars1939–,lemaréchalPhilippePétainseranomméambassadeurdeFranceenEspagneauprèsdeFranco.

Mais,danslemêmetemps,quelquesvoixfortess'élèventàdroitepouraffirmerqueparmilespérils qui menacent la France, « s'il y a le communisme, il y a d'abord l'Allemagne » (Henri deKérillis).

L'industrielfrançaisWendelestencoreplusclair:«Ilyaactuellementundangerbolcheviqueintérieuretundangerallemandextérieur,dit-il.Pourmoi,lesecondestplusgrandquelepremier,etjedésapprouvenettementceuxquirèglentleurattitudesurlaconceptioninverse.»

Page 204: Max Gallo - L'Âme de La France

Encespremiersmoisde1939,l'âmedelaFranceestainsihésitanteettoujoursaussidivisée.Mais on sent, de la classe politique au peuple, comme un frémissement de patriotisme, une

volontéderéactioncontrelesdictateurspourquilestraitésnesontque«chiffonsdepapier».Onestrévoltéparlesrevendicationsdesfascistes,qui,àRome,prétendentqueNice,laCorse,la

TunisieetlaSavoiedoiventreveniràl'Italie.ÀBastia,àNice,àMarseille,àTunis,onmanifestecontrecesprétentionsquidonnentlamesure

del'arrogancedufascismeetdel'affaiblissementdelaFrance.Daladier, l'hommedeMunich, prend laposehéroïque et patriotique : «LaFrance, sûrede sa

force, est enmesurede faire face à toutes les attaques, à tous les périls », déclare-t-il le 3 janvier1939.

Onserassure.UnmilliondeParisiensacclamentledéfilédestroupesfrançaisesetanglaises,le14juillet1939.

DouzeescadrillesdebombardementsurvolentParis,LyonetMarseille.Onsepersuade–lesobservateursdumondeentierensontconvaincus–quel'armée,l'aviationet

lamarinefrançaisesconstituentencorelaforcemilitairelapluspuissantedumonde.EtilyalaligneMaginotquiinterdittouteinvasion!CaraucunFrançaisneveut laguerre, et l'onespèreque la force française suffira àdissuader

Hitlerdelacommencer.LesAllemandsdoiventserappelerquelaFrancelesavaincusen1918.Ainsi,chaqueFrançaiscontinuedepenserqueleconflitpeutêtreévité.

Augouvernement,PaulReynaud,libéral,indépendant,quijoueauxcôtésdeDaladierunrôlede

plusenplusimportant,prenddesmesures«patriotiques».Les crédits militaires, que le Front populaire avait déjà très largement augmentés, le sont à

nouveau.L'ambassadeur allemand Otto Abetz, qui anime ouvertement un réseau proallemand dans les

milieuxintellectuelsetartistiques,estexpulsé(29juillet1939).À Londres comme à Paris, des déclarations nombreuses réaffirment que les deux nations

démocratiquesn'accepterontpasqueHitler,sousprétextedereprendreDantzig,entreenPologne.«Nousrépondronsàlaforceparlaforce!»Etàlaquestionposéedansunsondage:«Pensez-vousquesil'Allemagnetentedes'emparerde

Dantzig,nousdevionsl'enempêcher,aubesoinparlaforce»,76%desFrançaisconsultésrépondentoui,contre17%denon.

Cen'estnil'unionsacréenil'enthousiasmepatriotique,plutôtunesortederésignationdevantlesnécessités.Uneacceptationquipourraitdevenirdeplusenplusrésoluesilesélitesserassemblaientpourexprimerl'obligationnationaled'affronterlenazismeetlefascisme,desebattreetdevaincreparcequ'iln'yapasd'autreissue.

Maisonentendtoujours,parmilesélites,lerefusde«mourirpourDantzig».Etc'estunanciensocialiste,MarcelDéat,quilerépète.

Lepacifismerestepuissant,toujoursaussiaveugleàlamenacenazie.Ilestinfluentdanslessyndicatsdel'enseignementprochesdessocialistesetauseinmêmedela

SFIO.Naturellement,lerefusdelaguerreantinazieestparailleursleressortdesmilieuxattirésparle

nazisme,lefascismeoulefranquisme.L'écrivainRobertBrasillach,l'hebdomadaireJesuispartout,représententcecourant.

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À l'opposé, les communistes apparaissent comme les plus résolus à l'affrontement avec le

«fascisme».Thorez,leurleader,proposeun«FrontdesFrançais».Le PCF se félicite que des négociations se soient ouvertes, à Moscou, entre Français et

Soviétiques. Ces derniers réclament le libre passage de leurs troupes à travers la Pologne pours'avanceraucontactdesAllemands.LesPolonaiss'yrefusent.Ilssaventdepuisdessièclescequ'ilfautpenserdel'«amitié»russe.

Seuls quelques observateurs avertis, comme Boris Souvarine, ancien communiste devenufarouchement antistalinien, n'écartent pas l'éventualité d'un accord germano-soviétique, sorte defigure inversée des accords deMunich, par lequel les deux partenaires, oubliant leurs oppositionsidéologiquesradicales,associeraientleursintérêtsgéopolitiques:lesmainslibrespourHitleràl'Est,assortiesd'unnouveaupartagedelaPologneentreRussesetAllemands,et,àl'Ouest,guerreouvertecontrelaFranceetl'Angleterre.

Ni Berlin ni Moscou n'excluent la guerre entre eux, mais chacun pense que le temps gagnépermettraderenforcersapropreposition.

L'aveuglementfrançaisfaceàcetteéventualitéd'unaccordgermano-russeparticipeaussidelacrisenationale.

Lesidéologiesparalysentlaréflexionetrepoussentlanotiond'intérêtnationalloinderrièrelespréoccupationspartisanes.

La nation, sa défense et ses intérêts ne sont ni le mobile des choix politiques ni le cœur del'analysepolitique.

C'estlàunfaitmajeur.

Ainsi,pour lescommunistes, il fautd'aborddéfendre lapolitiquesoviétique,dont ilssont l'undesoutils.

Ils en épousent tous lesméandres, et, de cettemanière, estiment sauvegarder les intérêtsde laclasseouvrièrefrançaise,autrementditdelaFranceelle-même.

L'idéologiecommunisteempêchela«compréhension»decequesontlesintérêtsdelanation,qui ne sauraient se réduire à ceux d'une classe, fût-elle ouvrière, encoremoins à ceux d'une autrenation,seprétendrait-ellecommuniste.

Pour les pacifistes, le patriotisme n'est qu'unmot destiné àmasquer le nationalisme qui est àl'originedelaguerre.Lesnationsnesontquedesarchaïsmes,desstructuresd'oppression.Cenesontpasleursintérêtsqu'ilfautdéfendre,maisceuxdel'humanité...

Cespacifistes–quiinfluencentlessocialistes–nepensentplusentermesdenation.Les radicaux-socialistes et les socialistes sont des politiciens enfermés dans les jeux du

parlementarisme,incapablesleplussouventdeprendreunedécisionetdel'imposer,fluctuantdoncentreledésirdepaixàtoutprix–le«lâchesoulagement»–etlesrodomontadespatriotiques–cellesd'unDaladier–intervenanttroptardetquinesontpassuiviesd'actesd'autorité.

Les modérés, les conservateurs, se souviennent de la « Grande Peur » qu'ils ont éprouvée ànouveauaumomentduFrontpopulaire.

Ils craignent les désordres. La guerre antifasciste pourrait permettre aux communistes deprendrelepouvoir,créantunesortedeCommunevictorieusegrâceàlaguerre.

Ils sont sensibles aux arguments des minorités favorables à une entente avec le fascisme, le

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franquismeetmêmelenazisme.LesuccèsenEuropedecesrégimesd'ordrelesfascine.Ilsestimentquelemomentestpeut-être

venu,pourles«modérés»,deprendreleurrevanchesurlespartisansd'uneRépublique«sociale»qui,àleursyeux,ontdominédepuis1880etsûrementdepuis1924.

Cecourantest influencéparCharlesMaurras,qui identifie les intérêtsde lanationàceuxdespartisansdela«royauté».

Ainsi,aucunedesforcespolitiquesneplaceaucœurdesonprojetetdesonactionladéfensebecetonglesdelanation.

Chacuned'ellesestdominéeparune idéologieoupar ladéfensede la«clientèle»quiassureélectoralementsasurvie.

Decefait,les«instruments»d'unegrandepolitiqueextérieure–ladiplomatieetl'armée–nesontniorientéesnidirigéesparlamainfermedupouvoirpolitique.

Seulesquelquespersonnalitésindépendantesd'espritaccordentprioritéauxintérêtsdelanationet sont capables de prendre des décisions au vu des nécessités nationales sans se soumettre à desprésupposésidéologiques.

Maiscesindividualitéssontpeunombreusesetnepeuventimposerleursvuesetleursdécisionsauxforcespolitiquesouauxgrandscorps.

UnPaulReynaud,parexemple,asoutenulesidéesnovatricesducoloneldeGaulle–créationdedivisionsblindées–sansréussiràimposerasseztôtleurconstitution.

De Gaulle (1890-1970) est évidemment l'un de ces patriotes lucides qui n'ont pas encore lepouvoirdedécisionnimêmeceluidel'influence.

Dès1937, ilpeutécrire :«Notrehautcommandementenestencoreauxconceptionsde1919,voirede1914.Ilcroitàl'inviolabilitédelaligneMaginot,d'ailleursincomplète(ellenecouvrepaslemassif des Ardennes, réputé infranchissable). [...] Seule la mobilité d'une puissante armée blindéepourrait nous préserver d'une cruelle épreuve. Notre territoire sera sans doute une fois de plusenvahi;quelquesjourspeuventsuffirepouratteindreParis.»

DeGaulleanticipeaussilesévolutionsdelasituationinternationalelorsqu'ilidentifielamenacenazie et le risque d'un accord germano-russe que n'empêchera pas le heurt des idéologies, car,estime-t-il,lagéopolitiquecommandeàl'idéologie.

Ils ne sont qu'une poignée, ceux qui ont envisagé cette hypothèse, relevé les signes avant-coureursdudoublejeudeStaline.

Lemaîtredel'URSSnégocieaveclesFrançaisetlesAnglais,d'unepart,et,del'autre,aveclesAllemands.

Il écarte leministre desAffaires étrangères juif, Litvinov, et le remplace parMolotov dès lemoisdemai1939.

DesréfugiésantinazissontlivrésparlesRussesauxAllemands.Le 23 août 1939, la nouvelle de la signature d'un pacte de non-agression germano-soviétique

plongelesmilieuxpolitiquesdanslastupeur,ledésarroi,lacolère.Malgrédenombreusesdéfections,lescommunistesfrançaisvontjustifierlapositionsoviétique.

Seplaçantainsiendehorsdelacommunauténationale,ilsvontsubirlarépressionpolicière.Carlepactesignifieévidemmentledéclenchementdelaguerre.

Le1erseptembre1939,lestroupesallemandesentrentenPologne–RussesetAllemandssesont

« partagé » le pays. L'Angleterre d'abord, puis la France, le 3 septembre, déclarent la guerre à

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l'Allemagne.

Onn'avaitpasvoulusebattrepourlesSudètes.OnvamourirpourDantzig.L'opinionfrançaiseperdtoussesrepères.Lescommunistessontdésormaishostilesàla«guerre

impérialiste»!Laguerres'imposecommeunefatalité.Onlasubitsansenthousiasme.Lefrémissementpatriotiquequiavaitsaisil'âmedelaFrancependantlessixpremiersmoisde

1939estretombé.Restent ledevoir, l'acceptationmorose, l'obligationdefairecetteguerredontonnecomprend

pas les enjeux parce qu'à aucun moment les élites politiques n'ont évoqué clairement les intérêtsfrançaisnin'ontagiavecdétermination.

LesélitesontoubliélaFrance,prétendantainsisuivrelesFrançaisqui,aucontraire,attendaientqu'on leur parle de la nation et des raisonsqu'il y avait, vingt ans après la fin d'uneguerre, de sebattreànouveauetdemourirpourelle.

61.Enonzemois,deseptembre1939àjuillet1940,laFrance,entréedanslaguerrerésignée,mais

qui s'imaginait puissante, a été terrassée, humiliée, mutilée, occupée après avoir succombé à une«étrangedéfaite»,laplusgravedesonhistoire.

Carcen'estpasseulementlacrisenationalequicouvaitdepuislesannées30quiestresponsabledeceteffondrement.

SidesmillionsdeFrançaissesontjetéssurlesroutesdel'exode,siParisn'apasétédéfendu,sideuxmillionsdesoldatssesontrendusàl'ennemi,silaIIIeRépubliques'estimmoléedansunthéâtredeVichy,etsiseulement80parlementairesontrefusédeconfierlespleinspouvoirsàPétain,alorsque589d'entreeuxvotaientpourlenouveauchefdel'État,c'estquelagangrènerongeait lanationdepuisbienavantlesannées30.

C'était comme si, en 1940, la débâcle rouvrait les plaies de 1815, de 1870, qu'on avait cruescicatriséesetquiétaientencorepurulentes.

Pis:c'étaitcommesi,àl'origineetàl'occasiondel'«étrangedéfaite»,touteslesmaladies,lesnoirceursdel'âmedelaFrances'étaientemparéesducorpsdelanation,commes'ilfallaitfairepayeraupeuplefrançaisaussibienl'éditdeNantes,latoléranceenversleshérétiques,queladécapitationdeLouis XVI et deMarie-Antoinette, la loi de séparation de l'Église et de l'État, la réhabilitation deDreyfusetleFrontpopulaire!

Ledésastrede1940 futun tempsde revancheetde repentance, lechâtimentenfin infligéàunpeupletroprétif.

Il fallait le faire rentrer dans le rang, lui extirper de la mémoire Henri IV et Voltaire, lescommunards et Blum, et même ce dernier venu, ce grand rebelle, de Gaulle, ce colonel promugénéraldebrigadeàtitretemporaireenjuin1940etqui,depuisLondres,clamaitque«laflammedelaRésistancefrançaisenedoitpass'éteindreetnes'éteindrapas».

Il osait dénoncer le nouvel État français, refuser une « France livrée, une France pillée, uneFranceasservie».

Le3août1940,onlecondamnaitàmortparcontumacepourtrahisonetdésertionàl'étrangerentempsdeguerre.

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EtPhilippePétain,beauvieillardpatelindequatre-vingt-quatreans,derrièrelequelsecachaientlesligueursde1934,lespoliticiensambitieuxvaincusen1936,dontPierreLaval,touslestenantsdelapolitiqued'apaisement,invitaitauretouràlaterre,parcequela«terrenementpas».

Ilmorigénaitlepeuple,l'invitaitàun«redressementintellectueletmoral»,àune«révolutionnationale»–commeenavaientconnul'Italie,l'Allemagne,l'Espagne.Maiscelle-ciseraitunecontre-révolution française : il fallait oublier la devise républicaine, «Liberté,Égalité, Fraternité », et laremplacerparlenouveautriptyquedel'Étatfrançais:Travail,Famille,Patrie.

L'ordremoral,celuidesannées1870,s'avanceaveccemaréchalquiavaitdix-septansautempsdumaréchaldeMac-MahonetduducdeBroglie.

« Depuis la victoire [de 1918], dit Pétain, l'esprit de jouissance l'a emporté sur l'esprit desacrifice.Onarevendiquéplusqu'onn'aservi.Onavouluépargnerl'effort.Onrencontreaujourd'huilemalheur.»

Lemalheurs'estavancéàpetitspassournois.«Drôledeguerre»entreseptembreetmai1940.Onne tenterien,oupresque–uneoffensiveendirectionde laSarre,vite interrompue–pour

secourirlesPolonaisbroyésdèsledébutdumoisd'octobre.EtHitler,le6decemois,lanceunappelàlapaixquitroubleetrassure.Peut-êtren'est-celàqu'unsimulacredeguerre?LesAllemandsontobtenucequ'ilsvoulaient;pourquoipasunepaixhonorable?Ce qu'il reste de communistes prêche pour elle, contre la guerre conduite par la France

impérialiste. Ils ne dénoncent plus l'Allemagne.On les emprisonne, cesmartyrs de la paix, et leursecrétairegénéral,Thorez,adésertéetgagnéMoscou!

D'unecertainemanière,etbienqu'ilsnesoientqu'uneminorité,leurpropaganderenoueaveclevieuxfondspacifiste,antimilitariste,quitravailleunepartiedupeuplefrançais.

On s'arrange donc de cette « drôle de guerre » sans grande bataille offensive, ponctuéeseulement d'« activités de patrouille ». Les élites cherchent tant bien quemal à sortir d'un conflitqu'ellesn'ontpasvoulu.

QuandlesSoviétiquesagressent–ennovembre–laFinlande,ons'enflammepourl'héroïsmedece petit pays dont la résistance est aussi soutenue par... l'Allemagne. On rêve à un renversementd'alliance,àattaquerl'URSSparlesud,àprendreBakou.

L'idéed'unepaixavecHitlerfaitsoncheminetprolongelapolitiqued'apaisementde1938.Comment, dans ces conditions, le peuple et les troupes seraient-ils préparés à une « vraie »

guerre?Quilit,parmiles80personnalitésauxquellesill'adresse,lemémorandumdugénéraldeGaulle

intituléL'Avènement de la forcemécanique, dans lequel il écrit : «Cette guerre est perdue, il fautdoncenprépareruneautreaveclamachine»?

Onseréveilleenpleincauchemarle10mai1940.La pointe de l'offensive allemande est dans les Ardennes, réputées infranchissables, et Pétain

avaitapprouvéqu'onneprolongeâtpaslaligneMaginotdanscemassifforestier:laMeuseetluineconstituaient-ilspasdesobstaclesnaturelsbiensuffisants?

Symboliquement,c'estautourdeSedan,commeen1870,quesejouelesortdelaguerre.LestroupesfrançaisesentréesenBelgiquesonttournées.Ilsuffitd'unebatailledecinqjourspourquelefrontsoitrompu.ÀDunkerque,troiscentmille

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hommessontencerclésetévacuésparlaflottebritanniquequisauved'abordsespropressoldats.Ensixsemaines,l'arméefrançaisen'existeplus.Le14juin,lesAllemandsentrentdansParis.L'exodedemillionsdeFrançais–mitraillés–encombretouteslesroutes.Unpayss'effondre.

Le16juin,PaulReynaud,quiasuccédéenmarscommeprésidentduConseilàDaladier–etqui

a nommé de Gaulle, le 5 juin, sous-secrétaire d'État à la Guerre –, démissionne, remplacé parPhilippe Pétain. Le général Weygand, généralissime, a accrédité la rumeur selon laquelle uneCommunecommunisteauraitpris lepouvoir àParis.La révolutionmenace. Il fautdoncarrêter laguerre.

Le17juin,sansavoirnégociéaucuneconditionderedditionetd'armistice,Pétain,s'adresseaupays:

«C'estlecœurserréquejevousdisaujourd'huiqu'ilfautcesserlecombat.Jemesuisadressécettenuitàl'adversairepourluidemanders'ilestprêtàrechercheravecnous,entresoldats,aprèslalutte,dansl'honneur,lesmoyensdemettreuntermeauxhostilités.»

Descentainesdemilliersdesoldatssebattaientencore.Centtrentemilleétaientdéjàtombésdanscetteguerreoùlesactesd'héroïsmesesontmultipliés

dèslorsquelesofficiersmenaientleurstroupesàlabataille.Mais le discours de Pétain paralyse les combattants. Pourquoi mourir puisque l'homme de

Verdunappelleàdéposerlesarmesalorsquel'armisticen'estmêmepassigné?DeGaulle, qui a déjà jugé que la prise du pouvoir par Pétain « est le pronunciamiento de la

panique»,s'insurgecontrecettetrahison.LaFrancedisposed'unempirecolonial,lance-t-il.LaFranceaperduunebataille,maisn'apas

perdulaguerre.Le18juin,ilparledeLondres:«Lederniermotest-ildit?L'espérancedoit-elledisparaître?

Ladéfaiteest-elledéfinitive?Non!LaFrancen'estpasseule...Cetteguerreestuneguerremondiale...Quoiqu'ilarrive,laflammedelaRésistancefrançaisenedoitpass'éteindreetnes'éteindrapas.»

Voixisolée,quin'estpasentenduedansunpaysvaincu,envahi,livré.Certes iciet làonrefuse la reddition.Onveutgagner l'Angleterre.Onaccomplit lespremiers

gestesderésistance–cemotquedeGaullevientde«réinventer».ÀChartres,lepréfetJeanMoulintentedesesuiciderpournepassigneruntexteinfamantpour

lestroupescoloniales.MaislaFrance,danssamasse,estaccablée,anéantie.

ÀBordeaux,oùlegouvernements'estreplié,onarrêteGeorgesMandel,l'anciencollaborateur

deClemenceau,républicainintransigeant,patriotedéterminé.Onlerelâchera,maisletempsdelarevanchedesanti-républicainscommence.C'est le triomphe, par la défaite et l'invasion, d'une partie des élites, celles qui, dans la

République,s'étaientsentiesémigrées,oubiendontlesambitionsn'avaientpuêtresatisfaites.Quantaupeuple,ilpleuredéjàsessoldatsmorts–etlesprisonniers.Ilestàlafoisdésemparéetsoulagé.CommentnepasavoirconfianceenPétain,levainqueurdeVerdun?ÀVichy,le10juillet1940,leMaréchaldevientchefdel'État.IlannonceuneRévolutionnationale.

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Dansquelquesmois,onferachanterdanslesécoles,enlieuetplacedeLaMarseillaisebannie:Maréchal,nousvoilàDevanttoilesauveurdelaFranceNoussaurons,noustesgarsRedonnerl'espéranceLapatrierenaîtraMaréchal,Maréchal,nousvoilà!

62.1940:pourlaFrance,c'estlemalheurdeladéfaiteetdel'occupation,lerègnedesrestrictionset

desvilenies,deslâchetés,mêmesibrûlentquelquesbrandonsd'héroïsmequeriennesemblepouvoiréteindre.

Maiscesontbienlestempsdumalheur.

Pétain répète lemot commeunvieuxmaître bougonqui sait la vérité et veut enpersuader lepeuple.

Ilfustige: lemalheurestlefruitdel'indisciplineetdel'espritdejouissance,mâchonne-t-il.Ettoutcela,quiremonteàlaRévolutionfrançaise,doitêtredéraciné.

PlusdeMarseillaise,donc,maisMaréchalnousvoilà.Plusde14Juillet,maiscélébrationdeJeanned'ArcetinstitutiondelafêtedesMères.Plusdebonnetphrygien,maislafrancisque,devenueemblèmedurégime.Ilnefautpluslaisser

les illusions, les perversions, corrompre les jeunes qu'on rassemble dans les « Chantiers dejeunesse».

Quantauxanciensde14-18,dontPétainest leglorieux symbole, ilsdoivent se réunirdans laLégion française des combattants. On les voit, la francisque à la boutonnière, acclamer Pétain àchacundesesvoyagesofficiels.

Ilestle«Chefaimé».Ilsuitlamesseauxcôtésdesévêques.Ilsepromènedanslesjardinsdel'hôtelduParc,àVichy,devenucapitaledel'Étatfrançais.

Onlevénère.Onlecroitquandildit,desavoixchevrotante,pourconsoleretrassurer:«JefaisàlaFranceledondemapersonnepouratténuersonmalheur.»

Maisl'armisticeaattachélaFranceàlaroued'unevraiecapitulation.Etl'occupant,«correct»et

«souriant»auxpremiersmoisd'occupation,pille,démembre,tented'avilirlepays.Lanationestpartagéeendeuxparunelignededémarcation:zoneoccupée,zonelibre.IlyauramêmeunambassadeurdeFrance–dugouvernementdeVichy–àParis!L'AlsaceetlaLorrainesontallemandes,gouvernéesparunGauleiter.Lesjeunesgensvontêtre

enrôlésdanslaWehrmacht.LeNordetlePas-de-CalaissontrattachésaucommandementallemanddeBruxelles,etunezone

interdites'étenddelaMancheàlafrontièresuisse.

L'Allemandpuisedanslescaisses:chaquejour,laFranceluipaieuneindemnitésuffisantepournourrirdixmillionsd'hommes.Ilachèteaveccetargentlesrécoltes,lesusines,lestableaux.

LesFrançaisquiavaientespéréleretourrapideàl'avant-guerre,lerapatriementdesprisonniers,ledépartdesoccupants, s'enfoncentdans l'amertumeet ledésespoir.Le rationnement, lamisère, lefroidetl'humiliationneprédisposentpasàl'héroïsme.

En zone occupée, la présence allemande – armée, police,Gestapo – rappelle à chaque pas la

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défaite.Enzonelibre,ons'illusionne,onarboreledrapeautricolorelejourdelafêtedeJeanned'Arc.

Une«arméedel'armistice»cachesesarmes,préparantlarevanche,etàVichymêmelesofficiersduServicederenseignementsarrêtentdesespionsallemands.

Ladéfaiteet l'occupation,cesontaussicesambiguïtés,cedoublejeu,cesexcusesàlalâcheté,auxmalversations,au«marchénoir»,àtoutecetteérosiondesvaleursmoralesetrépublicaines.

Lemalheurcorromptlepays.Etlasilhouettechenued'unPétainenuniformecouvretouteslescompromissions,lesdélations,

lesvilenies.

OnlivreàlaGestapolesantinazisquis'étaientréfugiésenFrance.Onpromulgue,àpartird'octobre1940,desloisantisémites,sansmêmequelesAllemandsl'aient

demandé. Et la persécution commence à ronger la société française, avec son cortège dedénonciations,d'égoïsmes,delâchetés.

Les16et17 juillet1942,granderafledesJuifsàParis : la tache infamante, sur l'uniformedel'Étatfrançais,alaformed'uneétoilejaune.

80000deceuxquiontétéraflés,avecleconcoursdelapolicefrançaise,disparaîtront,déportés,danslescampsd'extermination.

L'ogrenazi est insatiable. Il exige,pour faire fonctionner sesusinesdeguerre,unServicedutravailobligatoire(STO)enAllemagnequis'appliqueàtouslesjeunesFrançais.

L'âmedelaFranceestsouilléeparcettecomplicitéetcettecollaborationavecl'occupant,fruitsdelalâcheté,del'ambition–levainqueurdétientlepouvoir,ilfavorise,ilpaie,ilfermelesyeuxsurlesmalversations–,maisaussid'unaccordidéologique.

Cartoutescesmotivationssemêlent.Onestunjeunehommequi,en1935,manifestecontrelessanctionsdelaSDNfrappantl'Italie

fascistequiaagressél'Éthiopie.OnadessympathiespourlaCagoule.Onabaignédanslatraditionantisémiteillustréeparles

œuvresdeDrumont,quiontimprégnélesdroitesfrançaises.Onauraitétéantidreyfusardsil'onavaitvécupendantl'Affaire.Onestaussipatriote,défenseurdecetteFrance-là,«antirévolutionnaire»,antisémite.Onfaitsondevoiren1939.Onestprisonnier,ons'évadecommeunbonpatriote.Onretrouve

sesamiscagoulardsàVichy.Onyexercedesfonctionsofficielles.Onneprêtepasattentionauxloisantisémites.C'estleprolongementnatureldelaRévolutionnationale.

Onestdécoréde la francisqueparPétain.Etonapourami le secrétairegénéralde lapolice,Bousquet,quiorganiselesraflesantisémitesdeParisetferadéporterlapetite-filled'AlfredDreyfus.

On est resté un beau jeune homme auxmains pures, et quand, en 1943, le vent aura tourné,poussantl'Allemagneversladéfaite,ons'engageracontreelledanslaRésistance.

Onpourraits'appelerFrançoisMitterrand,futurprésidentsocialistedelaRépublique.

Jamais d'ailleurs on n'a été pronazi ni même pro-allemand. On a été partisan d'une certaineFrance,celledumaréchalPétain,delaRévolutionnationale,quivoitbientôtnaîtreunServiced'ordrelégionnaire,noyaude la futureMilice, forcedepolice,derépressionetdemaintiende l'ordreauxuniformesnoirs,imitationmalingredelamilicefasciste,desSAetdesSSnazis.

Onn'apasétéchoquéquand,le24octobre1940,àMontoire,PétainaserrélamaindeHitleretdéclaré:«J'entreaujourd'huidanslavoiedelacollaboration.»

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Onécouted'autantpluscettevoixquiprêchepourune«Europenouvelle»continentale–Drieu

laRochellelefaisaitdèslesannées30–quelesévénementsontravivélevieuxfondsd'anglophobied'unepartiedesélitesfrançaises.

Ilyaeul'évacuationduréduitdeDunkerque,oùlesAnglaisontd'abordembarquélesleurs.Ilyaeusurtout,le3juillet1940,l'attaquedelaflottefrançaiseenradedeMersel-Kébirparune

escadreanglaise:1300marinsfrançaistués,l'indignationdetoutelaFrancecontrecetteagressionvécuecommeunetrahison,alorsqu'ellen'étaitpourlesAnglaisqu'unemesuredeprécautioncontreun pays qui, contrairement à ses engagements, venait de signer un armistice séparé. Et qu'allaitdevenircetteflotte?UnbutinpourlesAllemands?

Mais le ressentiment français est grand. Et les cadres de la marine (l'amiral Darlan) sontfarouchementantianglais.

Le ressentiment vichyste est alimenté chaque jour par la présence à Londres du général deGaulle, lareconnaissanceparChurchilldelareprésentativitédecette«Francelibre»quis'adresseparlaradioaupeuplefrançais–«IciLondres,desFrançaisparlentauxFrançais»–,l'incitantàlarésistance.

IlyaeneffetdesFrançaisquirésistentetquiveulentexprimeretincarnerlesvertuspropresàl'âmedelaFrance.

Car le patriotisme d'une vieille nation survit au naufrage de la défaite. Il est si profondémentancrédanslecœurdescitoyensqu'ilestprésent jusquechezceuxqui«collaborent»ous'enrôlentdanslaMiliceoudanslalégiondesvolontairesfrançaispourdéfendre–sousl'uniformeallemand–l'Europecontrelebolchevisme.

C'est un patriotisme « dévoyé », criminel, mais même chez un Joseph Darnand – chef de laMilice,hérosdesguerresde14-18etde39-40–,ilestperceptible.

Et on peut en créditer, sans que cela leur tienne lieu de justification ou d'excuse, bien desserviteursdel'ÉtatfrançaisquicôtoientcependantàVichydesaigrefins,descyniques,desambitieuxsordides, despoliticiens aigris et ratés, voiredes fanatiques, journalistes, écrivains, que lapassionantisémiteobsède.

Maislapierredetouchedupatriotismevéritableetrigoureux,c'estlerefusdel'occupationdusoldelanationetl'engagementdanslaluttepourluirendreindépendanceetsouveraineté.

Cepatriotisme-là,ilnesecalculepas,ilestinstinctif.L'ennemioccupelaFrance,ilfautl'enchasser.C'estnécessaire.Doncilfautengagerlecombat.Dèsjuin1940,dejeunesofficiers(Messmer),desfonctionnaires(JeanMoulin),desanonymes,

deschrétiens(EdmondMichelet),desphilosophes(Cavaillès)refusentdecesserlecombat,rejettentl'armistice.IlsgagnentLondres,puisquelà-basoncontinuelalutte.

Ilséditentdestracts,desjournauxclandestinsquiappellentàlarésistance,etcertainseffectuentpourlesAnglaisdesmissionsderenseignement.

Ainsi, la défaite fait coexister plusieurs France durant les deux premières années (1940-novembre1942)del'Occupation.

Il y a les départements qui échappent à toute autorité française : annexés à l'Allemagne, ourattachésàlaBelgique,ouconstituantunezoneinterdite.

Ilyalazoneoccupée,delafrontièredesPyrénéesàChambéryenpassantparMoulins.Ilyala«zonelibre»,l'Étatfrançais,dontlacapitaleestVichy.EtpuisilyalaFrancelibredeCharlesdeGaulle,qui,àpartirdejuillet1942,s'intituleraFrance

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combattante.Elleacommencéàrassemblerautourd'ellelaFrancedelaRésistanceintérieure.Denombreuxmouvements clandestins se sont eneffet constitués :Combat,Libération,Franc-

Tireur,DéfensedelaFrance.À compter du 22 juin 1941, jour de l'attaque allemande contre l'URSS, les communistes se

lancent enfin à leur tour dans la Résistance et en deviennent l'une des principales composantes,engageantleursmilitantsdansl'actionarmée–attentats,attaquesdemilitairesallemands,etc.

Le STO, à partir de l'année 1943, provoquera la création demaquis, l'apparition d'une autreFrance,celledesréfractaires.

Mais les divisions idéologiques, les divergences portant sur les modes d'action, les rivalitéspersonnelles ou de groupe, caractérisent aussi bien cetteRésistance que la France libre, les zonesoccupéesoul'ÉtatdeVichy.

Ladéfaiteaencoreaggravélafragmentationpolitique,lesoppositions,commesilaFranceétaitplus que jamais incapable de se rassembler, comme si la division, cette maladie endémique del'histoirenationale,étaitdevenueplusaiguëquejamais,symptômedelagravitédutraumatismesubiparlanation.

ÀLondres,deGaulleneregroupedurantlespremiersmoisquequelquesmilliersd'hommes.Etilyadéjà,auseindelaFrancelibre,des«antigaullistes».

Lorsqu'iltentelareconquêtedescoloniesd'Afriquenoire,lesFrançaisvichystesdeDakarfontéchouer l'entreprise (septembre-octobre 1940).Elle réussit enAfrique-Équatoriale avecLeclerc deHauteclocque.PeuàpeuseconstituentdesForcesfrançaiseslibres,quicompteront,en1942,prèsdesoixante-dixmillehommes.

Mais la « guerre civile » menace toujours : en Syrie, en 1941, les troupes fidèles à Vichyaffrontentles«gaullistes».

ÀVichy, autour duMaréchal – dont l'esprit, dit-on, n'est éveillé, et la lucidité, réelle, qu'uneheureparjour!–,lesquerellesetlesambitionss'ajoutentauxchoixpolitiquesdifférents.

PierreLaval,présidentduConseil,estrenvoyéparPétainendécembre1940,puissonretourestimposé (en avril 1942) par les Allemands, qui, en fait, sont les maîtres. Peut-être pour s'assurerencoremieuxdeleursoutien,Lavaldéclare:«Jesouhaitelavictoiredel'Allemagne.»

À Paris, Marcel Déat et Jacques Doriot dirigent, l'un le Rassemblement national populaire,l'autre,lePartipopulairefrançais.

Ilsincarnentunecollaborationidéologiquequicritiquela«modération»deVichyetsouhaiteune«fascisationdurégime».

Unepartiedelapègre,contrôléeparlesAllemands,s'estmiseauservicedesnazispourtraquerlesrésistants,lestorturer,dénonceretspolierlesJuifs.Ellebénéficied'unetotaleimpunité,associantvol,trafic,marchénoir,pillageetrépression.

Lacollaborationacevisaged'assassins.

Mais la Résistance est elle aussi divisée sur les modalités d'action comme sur les projetspolitiques.

L'entrée des communistes et leur volonté de « tuer » l'ennemi sans se soucier des exécutionsd'otagessontcritiquéesparcertainsmouvementsderésistance,etmêmeparlegénéraldeGaulle.

On s'oppose aussi sur les rapports entre laRésistance intérieure et laFrance libre.DeGaullen'aurait-ilpaslesambitionsd'un«dictateur»?

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D'autressonthostilesà la représentationdespartispolitiquesauseinde laRésistance,puisquecespartissontestimésresponsablesdeladéfaiteparnombrederésistants,alorsmêmequeVichyafaitarrêter,afindelesjuger,Blum,DaladieretReynaud.Maisleprocès,amorcéàRiom,tourneàlaconfusiondeVichyetseradoncinterrompu.

On s'interroge même sur les relations qu'il convient d'avoir avec Vichy et avec l'armée del'armistice.Certainsrésistantsnouentlàdesliensambigus,sensiblesqu'ilssontàl'idéologiedel'Étatfrançais.

Ainsi, les cadres de Vichy formés dans l'école d'Uriage sont à la fois des partisans de laRévolutionnationaleetdespatriotesantiallemands.

C'estenfaitlaquestiondufuturrégimedelanation,unefoisqu'elleauraétélibérée,quiestdéjàposée.

On craint une prise de pouvoir par les communistes, ou le retour aux jeux politiciens de laIIIeRépublique,oulepouvoirpersonneldeDeGaulle;onespèreune«rénovation»desinstitutions,desavancéesdémocratiquesetsocialesprenantparfoislaformed'uneauthentiquerévolution.

Mais ces oppositions, ces conflits, cette guerre civile larvée, ne concernent en fait qu'uneminoritédeFrançais.

Lepeuplesurvitetsouffre,«s'arrange»aveclescartesderationnement,le«marchénoir»,lesrestrictionsdetoutesorte.

Ilcontinuedepenser–surtoutenzonelibre–quePétainleprotègedupire.L'entréeenguerredel'URSS(22juin1941),puisdesÉtats-Unis(7décembre1941),larésistance

anglaise,l'échecallemanddevantMoscou(décembre1941),leconfirmentdansl'idéequeleIIIeReichnepeutgagnerlaguerre.

Qu'unjour,donc,laFranceseralibérée.On commence à souffrir à partir de 1942 des bombardements anglais et américains (qui

deviendront presque quotidiens en 1944). Ils provoquent des milliers de victimes, mais on estfavorableauxAlliés.Onattendleur«débarquement».OnécoutelaradioanglaiseetdeGaulle.

Onimaginemêmequ'entrelaFrancelibreetlaFrancedeVichyilyauraitunpartagedestâches:Pétainprotège,deGaullecombat.

LafiguredeDeGaulleconquiertainsi,aufildecesmois,unedimensionhéroïqueetpresquemythologique.

LesexploitsdesForcesfrançaiseslibres–BirHakeim,enmai1942–sontconnus.OnignoreenrevanchelesconflitsquiopposentlesAméricainsàdeGaulle.

Ondésirel'unitédelanation.Et deGaulle comprend que, s'il veut s'imposer auxAnglo-Américains, il lui faut rassembler

autourdeluitoutelaRésistanceintérieure,unirlesForcesfrançaiseslibresetlesrésistants.La tâchequ'ilconfieàJeanMoulinestdoncdécisive : ils'agitd'unifier laRésistanceetde lui

faire reconnaître l'autorité deDeGaulle. Ce qui assurera, face auxAlliés, la représentativité et laprééminence du Général, adoubé par toutes les forces françaises combattantes, qu'elles soient àl'intérieurouàl'extérieurdelaFrance.

Mais,à la finde1942, si l'Allemagneengagéedans labatailledeStalingradapotentiellementperdulaguerre,rienn'estjouépourlaFrance.

Réussira-t-elleàrecouvrersasouverainetéetsonindépendance,doncsapuissance,saplaceenEuropeetdanslemonde?

Telaété,dèsjuillet1940,leprojetdeDeGaulle,quis'estfixépourobjectifdefaireasseoirla

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France«àlatabledesvainqueurs».MaislesÉtats-UnisdeRooseveltnelesouhaitentpas.DeGaulleestpoureuxunpersonnageincontrôlable,parcequetropindépendant.Or,selonleurs

plans, laFrance cessed'êtreunegrandepuissance. Ils envisagentmêmede ladémembrer et de luiarrachersonempirecolonial.

Ils n'ontpasmêmeprévenudeGaullede leurdébarquement enAfriqueduNord française, le8novembre1942.

Ilsveulentl'éliminerdel'avenirpolitiquefrançais.Unenouvellepartiedécisivevientdes'engagerpourdeGaulle,etdoncpourlaFrance.

63.En ce début du mois de novembre 1942, alors que les barges de débarquement américaines

s'approchentdescôtesdel'AlgérieetduMaroc,lesortdelaFranceestsurlefildurasoir.Quel sera son régime alors que la victoire desAlliés sur l'Allemagne est annoncée,même si

personnenepeutencoresavoirquandelleinterviendra?Cette incertitudeplanant sur l'avenir de la nationne sera pas levée avant lemois d'août 1944,

quandParis prendra les armes, dressera sesbarricades, retrouvant le fil de l'histoire, associant lesélansetlesformesrévolutionnairesàl'insurrectionnationale.

Mais,jusque-là,toutdemeurepossible.Ladonneinternationalechange.LesÉtats-UnisontprislepassurleRoyaume-Uni,Roosevelt,surChurchill.«DeGaulleestpeut-êtreunhonnêtehomme,écrirale8mai1943leprésidentdesÉtats-Unisau

Premierministrebritannique,mais ilestenproieaucomplexemessianique...Jenesaisqu'enfaire.Peut-êtrevoudriez-vouslenommergouverneurdeMadagascar?»

Enfait,c'estauxrapportsdeforcesenEuropequepensentRooseveltetChurchill,et,aufuretàmesurequelamenacenazies'affaiblit–bientôt,onlesait,elledisparaîtra–,audangercroissantquereprésentel'URSS.

Laconfrontationaveclecommunismeaétécachéesouslagrandealliancecontrel'Allemagne.Mieuxvalaits'allieravecStalinequesesoumettreàHitler.Maisl'oppositionentrelesdémocratiesetl'Unionsoviétiquerefaitsurfaceetcommencemêmeàenvahirlesespritsàlafinde1942.

Danscetteperspective,peut-onfaireconfianceàdeGaulle?L'URSSaétéparmilespremiersÉtatsàreconnaîtrelaFrancelibre.Deplus,leParticommunistefrançaisetsesFrancs-tireursetpartisans(FTP),ouencorelaMain-

d'œuvre immigrée(MOI),auteurdesattentats lesplusspectaculaires, jouentunrôlemajeurdans laRésistanceintérieurequedeGaulleentendrassemblerautourdelui.

L'ancienpréfet JeanMoulin,qu'il achargédecette tâche,est soupçonnéparcertainsd'êtreunagentcommuniste.

Plus fondamentalement, il y a la tradition française d'alliance avec la Russie comme moyend'accroîtrelepoidsdelaFranceenEurope.Orcelan'apparaîtsouhaitableniauxAméricainsniauxAnglais.

Dès lors, cequi s'esquisse ennovembre1942–puis tout au longde l'année1943–, c'est unepolitiquequifavoriseraitlepassagedugouvernementdeVichydelacollaborationavecl'Allemagneàl'acceptationdututorataméricain.

Lacontinuitédel'Étatseraitainsiassurée,écartantlesrisquesdetroubles,deprisedupouvoirparlescommunisteset/oudeGaulle.

Page 216: Max Gallo - L'Âme de La France

Cettepolitiquesemetenplaceàl'occasiondudébarquementaméricainenAfriqueduNord.

L'amiral Darlan – qui, en 1941, a ouvert auxAllemands les aéroports de Syrie, et qui est lenuméroundugouvernementaprèslerenvoideLaval–setrouveàAlger.

LesAméricainslereconnaissentcommeprésident,chefduComitéimpérialfrançais:mutationréussied'un«collaborateur»dehautrangenralliéauxAméricains.

«Cequi sepasseenAfriqueduNorddu faitdeRoosevelt estune ignominie,diradeGaulle.L'effetsurlaRésistanceenFranceestdésastreux.»

LesAméricainspoussentaussilegénéralGiraudàjouerlespremiersrôles–entantquerivaldeDeGaulle.Giraud s'est évadéd'Allemagne, c'est à la foisunadeptede laRévolutionnationale, unferventdePétainetunanti-allemand.

Maiscet«arrangement»,quiévitetouterupturepolitiqueentrel'occupationetlalibération,etferaitdeVichylegouvernementdelatransition,laFrancechangeantsimplementde«maîtres»,vaéchouer.

D'abordparcequeleshommesdeVichynesontpasàlahauteurdecedessein.AulieuderejoindreAlger–ilenauraiteul'intention–,PétainresteàVichyalorsmêmequela

zonelibreestoccupéeparlestroupesallemandesle11novembre1942.L'arméedel'armisticen'ébauchepasmêmeunsimulacrederésistance.La flotte– joyaudeVichy– se saborde àToulon le27novembre.Cet acte est le symbolede

l'impuissancedeVichy.Darlanestassassinéle24décembreparunjeunemonarchisteliéàcertainsgaullistes,Fernand

BonnierdeLaChapelle.EtGiraud,soldatvaleureuxmaispiètrepolitique,nepeutrivaliseravecdeGaulle,endépitdusoutienaméricain.

En fait, c'est l'âme de la France qui s'est rebellée contre cette tentative de la soumettre à unenouvellesujétion.

Lepatriotisme, lavolontédevoir lanation recouvrerson indépendanceet sasouveraineté,deretrouver sa fierté par le combat libérateur, le sentiment que l'histoire de la France lui dicte uneconduiteàlahauteurdesonpassé,qu'ilfauteffacercette«étrangedéfaite»,ce1940quiestunéchode 1815 et de 1870 – Pétain en Bazaine, et non plus le « chef vénéré » –, ont peu à peu gagnél'ensembledupays.

Celanesetraduitpasparunsoulèvementgénéral.LaRésistancereprésenteàpeineplusde2%delapopulation.Mais ces FFI, ces FTPF, ces réfractaires, ces maquisards, ces « terroristes », ne sont pas

seulementdeplusenplusnombreux–lerisquedutravailobligatoireenAllemagnepousselesjeunesverslaclandestinitédanslesvillages,lesmaquis:leursactionssontapprouvées.

LesAllemands(laGestapo)etlesmiliciensmènentdesopérationsderépressionefficaces,mais,même s'ils remportentdes succès– en juin1943, arrestationàCalluiredes chefsde laRésistance,dontJeanMoulin–,ilsnepeuventétouffercemouvementquivientdesprofondeursdupays.

CedésirdevoirrenaîtrelaFranceestsifortque,le27mai1943,lesreprésentantsdesdifférentsmouvements et partis politiques créent – grâce à la ténacité de JeanMoulin, l'« unificateur » – leConseilnationaldelaRésistance.

LeCNRélaboreunprogrammepolitique,économiqueetsocialquilesituedansledroitfildelaRépubliquesocialeetduFrontpopulaire,paroppositionauxprincipesdelaRévolutionnationale.

LeCNRreconnaîtl'autoritédugénéraldeGaulle,chefdelaFrancecombattante.

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Dèslors,deGaullenepeutquel'emporterfaceàGiraud.Il deviendra le président duComité français deLibérationnationale, créé le 3 juin 1943.Une

Assembléeconsultativeprovisoireestmiseenplacele17septembre1943.«C'estledébutdelarésurrectiondesinstitutionsreprésentativesfrançaises»,ditdeGaulle.Une armée est reconstituée. Elle libérera la Corse en septembre 1943 – après la capitulation

italienne du 8 septembre. Cent trente mille soldats (Algériens, Marocains, Européens d'Algérie)combattrontenItalie.L'arméefrançaisecompterabientôt500000hommes.

Pétain,Lavaletleurgouvernement,dansuneFranceentièrementoccupée,nesontplusquedesombresaveclesquellesjouentlesAllemands.

Lorsqu'iltentedejustifiersapolitique,Lavaldéclarele13décembre1942:«C'estuneguerredereligion que celle-ci. La victoire de l'Allemagne empêchera notre civilisation de sombrer dans lecommunisme.La victoire desAméricains serait le triomphedes Juifs et du communisme.Quant àmoi,j'aichoisi...Jerenverseraiimpitoyablementtoutcequi,surmaroute,m'empêcheradesauverlaFrance.»

Mais sa parole – sans doute sincère – ne peut être entendue. Elle se heurte à la réalité d'uneoccupationquidevientimpitoyable.

Le26décembre,vingt-cinqFrançaissontexécutésàRennespouravoirfaitsauterlesiègedelaLégion des volontaires français contre le bolchevisme et le bureau de recrutement de travailleursfrançaispourl'Allemagne.

QuipeutcroireaupatriotismedeLaval?DeGaulle, au contraire, incarne laFrance qui a soif de renouveau, d'uneRépublique sociale,

maisaussil'ordre,lesensdel'État,lepatriotismequirassembletouteslestendancesfrançaises.Ilestlesymboledel'unionsacrée.

Cette réussite est due à la conjugaison d'un homme d'État exceptionnel, comme la nation en

suscite quand elle est au fond de l'abîme, et du soutien des plus courageux des Français, sachantdépasserleursdivisionsetleursquerellesgauloises.

Lui,deGaulle,a foien laFrance,porteunprojetpourelle, faitpreuved'unevolontéetd'uneluciditéhorspair.Ilestl'égaldesplusgrandsdontlesnomsjalonnentl'histoirenationale.Eux,pourletempsducombatsalvateur, lesoutiennent.Etparcequ'ilssontensemble, lechefcharismatiqueetlescitoyensdévouésàlapatrie,riennepeutleurrésister.

Cependant,lesAméricainss'obstinent.DeGaulle, chef légitimeduGouvernement provisoire de laRépublique, n'est pas averti de la

dateetdujourdudébarquementenFrance.DesdispositionssontprisesparlesAlliéspourtraiterlaFranceenpays«occupé»,administré

parlesautoritésmilitaires.SamonnaieestdéjàimpriméeparlesAlliés.LaFrance«libérée»nepourrarecouvrernisonindépendancenisasouveraineté.DeGaullen'estautoriséàprendrepiedenFrancequehuitjoursaprèsledébarquementdu6juin

1944.

Mais la France alors se soulève, payant cher le prix de cet élan (leVercors, lesGlières, tantd'autres combats et tant d'autres villes où sont exécutés des otages : pendus de Tulle, populationmassacréed'Oradour-sur-Glane,etc.).

DeGaulle, le 6 juin, a lancé : «C'est labataille deFrance, c'est la bataille de laFrance», et,replaçant cemomentdans la trajectoirenationale, il ajoute : «Derrière lenuage si lourddenotre

Page 218: Max Gallo - L'Âme de La France

sangetdenoslarmes,voiciquereparaîtlesoleildenotregrandeur!»

Pariss'insurgele19août1944.Acte symboliquemajeur : « Paris outragé, Paris martyrisé, mais Paris libéré, libéré par lui-

mêmeavecleconcoursdesarméesdelaFrance.»Lapopulationadressédesbarricades–traditiondesjournéesrévolutionnaires.Les combats sont sévères (3 000 tués, 7 000 blessés). Les chars de la 2e division blindée du

généralLeclerc–deGaulleadûarracheraucommandementalliél'autorisationd'avancerversParis–etladémoralisationallemandepermettent,le25août,d'obtenirlaredditiondel'occupant.

Forces françaises de l'intérieur et Forces françaises libres sont donc associées dans cette«insurrection»victorieuse.

Les millions de Parisiens rassemblés le 26 août de l'Arc de triomphe à Notre-Dame, quiacclament de Gaulle, expriment l'âme de la France, lavée de la souillure de la défaite et descompromissionscommesiellevoulaitfaireoublierseslâchetés,sapassivité,sonattentisme.

AinsilepasséhéroïquedeParisetdelanationest-ilressuscitéparcesjournéesdecombats.«L'histoire ramasséedans cespierres et dans cesplaces, dit deGaulle, ondirait qu'elle nous

sourit.»UntémoinajoutequedeGaulle,cejour-là,semblait«sortidelatapisseriedeBayeux».

Quatreannéesnoires,commencéesenmai1940,s'achèventencemoisd'août1944.Elles ont condensé dans toutes leurs oppositions, et même leurs haines, les tendances

contradictoiresdel'histoiredelaFrance.ChaqueFrançais,engagédanslescombatsdecesannées-là,lesavécuscommelacontinuationd'autresaffrontementsenfouisdansletréfondsdelanation.

LaRévolutionnationaleauraétéunetentative,àl'occasiondeladéfaite,derevenirsurleschoixque la nation avait faits avec Voltaire, puis la Révolution française. Il s'agissait de retrouver la« tradition » en l'adaptant aux circonstances du xxe siècle, en s'inspirant de Salazar, le dictateurportugais,deFrancoetdeMussoliniplusquedeHitler.

Maisc'étaitnierlecoursmajeurdel'histoirenationale,laspécificitédelaFrance.EtaussilasingularitédeDeGaulle,hommedetradition,maisouverte,celle-ci,etunifianttoute

lanation,neladivisantpas.C'est parce que ce choix et ce projet correspondent à l'âme de la France qu'ils s'imposent en

août1944.

3

L'IMPUISSANCERÉPUBLICAINE

1944-1958

64.CombiendetempsceuxquiparlentaunomdelaFrance–deGaulle,lesreprésentantsdespartis

politiquesetdesmouvementsderésistance–resteront-ilsunis?Dèsaoût1944,leregardqu'ilsportentsurles«annéesnoires»lesopposedéjà.Chacunveuts'approprierlagloireetl'héroïsmedelaRésistance,masquerainsisescalculs,ses

ambiguïtés,seslâchetésetmêmesestrahisons.

Page 219: Max Gallo - L'Âme de La France

LescommunistesduPCFfontsilencesurlapériodeaoût1939-22juin1941,quandilsessayaientd'obtenirdesautoritésd'occupationledroitdefairereparaîtreleurjournalL'Humanité.N'étaient-ilspasalorslesfidèlesservantsdel'URSS,partenairedesnazis?

En1944-1945, alors que la guerre continue (Strasbourg sera libéré le 23novembre1944, lestroupes de Leclerc entrent à Berchtesgaden le 4 mai 1945, la capitulation allemande intervient le8mai et le général de Lattre deTassigny est présent aux côtés desAméricains, desRusses et desAnglais:victoirediplomatiqueàfortechargesymbolique),lescommunistesseproclamentle«partidesfusillés»–75000hérosdelaRésistance,préciseMauriceThorez,déserteurrentréamnistiédeMoscouetbientôtministred'État.

LetribunaldeNurembergdénombrera30000exécutés.

Cequisejoue,c'estlaplacedesforcespolitiquesdanslaFrancequirecouvresonindépendance.Le comportement des hommes et des partis durant l'Occupation sert de discriminant. On réclamel'épurationetlacondamnationdestraîtres,des«collabos»,avecd'autantplusd'acharnementqu'onnes'estsoi-mêmeengagédanslaRésistancequetardivement.

Lamagistrature,quia toutentière–àun jugeprès !–prêté sermentàPétainetpoursuivi lesrésistants,condamnemaintenantles«collabos».

Onfusille(Laval),oncommuelapeinedemortdePétainenprisonàvie.Ilya,durantquelquessemaines, l'esquisse d'une justice populaire, expéditive, comme l'écho très atténué des jours deviolencequimarquèrentjadislesguerresdeReligionoulaRévolution,quitachentdesangl'histoirenationale.Lespassionsfrançaisesresurgissent.

En 1944, vingt mille femmes, dénoncées, accusées de complaisances envers l'ennemi, sonttondues,promenéesnues,insultées,battues,maculées.

Desmiliciensetdes«collabos»sontfusilléssansjugement.Ondénombrepeut-êtredixmillevictimesdecesexécutionssommaires.

Danslemilieulittéraire, leComiténationaldesécrivainsmetàl'index,épure,souslahouletted'Aragon.

RobertBrasillachestcondamnéàmortetdeGaullerefusedelegraciermalgrélesappelsàlaclémencedeFrançoisMauriac.

Drieu la Rochelle se suicidera, prenant acte de la défaite de ses idées, de l'échec de sesengagements.

Jean Paulhan – un résistant – critiquera, dans sa Lettre aux directeurs de la Résistance, cescommunistes devenus épurateurs, qui n'étaient que des « collaborateurs » d'une espèce différente :« Ils avaient fait choix d'une autre collaboration. Ils ne voulaient pas du tout s'entendre avecl'Allemagne,non,ilsvoulaients'entendreaveclaRussie.»

C'estbien laquestionde laRussiesoviétiqueetdescommunistesqui,en fait,domine lascènefrançaise.

Ceux-cireprésententen1945prèsde27%desvoix,etvontencoreprogresser.Aveclessocialistes(SFIO)–24%desvoix–,ilsdisposentdelamajoritéabsolueàl'Assemblée

constituanteéluele21octobre1945.Mais les socialistes préfèrent associer au gouvernement leMouvement républicain populaire

(MRP,25,6%desvoix),issudelaRésistanceetd'inspirationdémocrate-chrétienne.Ainsi semetenplaceun«gouvernementdespartis» :d'abord tripartisme(MRP,SFIO,PCF)

puis«TroisièmeForce»quandlePCFseraécartédupouvoiràpartirde1947.

En1944-1945,c'estencorel'union,maisdéjàpleinedetensions.

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Delarésistancevictorieuse,passera-t-onàlarévolution?Enaoût1944,unAlbertCamuslesouhaitera.Maislarévolution,est-ceabandonnerlepouvoir

auxmainsdescommunistes?Lerisqueexiste:desmilicespatriotiquesenarmes,contrôléesparcesderniers,sontprésentes

dansdenombreuxdépartements.LeFront national, leMouvement de libération nationale, sont des « organisations demasse »

dépendantesenfaitduPCF.On peut craindre une subversion, voire une guerre civile, en tout cas une paralysie de l'État

républicainsoumisauchantagecommuniste.La première bataille à conduire doit donc avoir pour but d'affirmer la continuité de la

Républiqueetdel'État.DeGaulle s'y emploie en déclarant auxmembres duCNRqui lui demandent de proclamer la

République,le26août1944:«LaRépubliquen'ajamaiscesséd'être...Vichyfuttoujoursnuletnonavenu. Moi-même, je suis président du gouvernement de la République. Pourquoi vais-je laproclamer?»

Attituderadicaleetlourdedesens.SiVichya«éténuletnonavenu»,sanslégitimité,lesloisqu'ilapromulguées,lesactesqu'ila

exécutés,n'ontaucunevaleurlégale.Ilsn'engagentenrienlaFrance.Lesloisantisémites,larafledes16et17juillet1942,nepeuventêtreimputéesàlanation.LaFrancen'apasàfairerepentance.Cesontdesindividus–Pétain,Laval,Darnand,Bousquet…

–quidoiventrépondredeleursactescriminels,etnonlaFrance.LaFranceetlaRépubliqueétaientincarnéespardeGaulle,laFrancelibreetleConseilnational

delaRésistance.Lesvilenies,leslâchetésetlestrahisonssontrapportéesàdesindividus,nonàlanation.L'âmedelaFrancenesauraitêtreentachéeparlescrimesdeVichy.Pirouettehypocrite?Décisionraisonnéepourquelesoclesurlequelestbâtielanation,quidoitbeaucoupauregard

quel'onportesursonhistoire,nesoitpasfissuré,brisé,corrodé.

Mais, dans cetteFrancedont l'histoire ne saurait être ternie, en sorte qu'onpuisse continuer àl'aimeretdoncàsebattrepourelle,àassurersonavenir,l'Étatnepeutêtreaffaibli.

Or la principale menace vient des communistes, adossés à l'URSS, dont l'ombre s'étend surl'Europe.

IlssontfortsdeleurengagementdanslaRésistance–fût-iltardifetpleind'arrière-pensées–,des«organisationsdemasse»qu'ilscontrôlentetdeleurpoidsélectoral.DeGaulle,dontlapersonnalitéet l'action, en 1944, ne peuvent être contestées, exige et obtient le désarmement des milicespatriotiques, l'enrôlement des résistants dans l'armée régulière, le rétablissement des autoritésétatiques (préfets, etc.). Il refuse aux communistes les postes gouvernementaux clés – Affairesétrangères,Intérieur,Armées–etmetsadémissionenjeupourimposercettedécision.

Enmêmetemps,ilappliqueleprogrammeéconomiqueetsocialduCNR,etrépèteque«l'intérêtprivédoitcéderàl'intérêtgénéral».

Les nationalisations – des houillères, de l'électricité, des banques –, la création des comitésd'entreprise, sont lesbasesd'une«République sociale»dans ledroit fildesmesuresprisespar legouvernementdeFrontpopulaire,maisenmêmetempsrelèventdelatraditioninterventionnistedel'Étatdanslavieéconomique,inscritedanslalongueduréedel'histoirenationale,deFrançoisIeràLouisXIV,delaRévolutionauxpremieretsecondEmpires.

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LaFrancede1944-1946retrouveainsilesélémentsdesonhistoirequelacollaborationavait–maisnonsurtouslesplans–voulueffacer,s'affirmantcommel'expressiond'uneautretradition:nonpas1936,mais1934,nonplusl'éditdeNantes,maislaSaint-Barthélemy;nonpluslaLiguedesdroitsdel'hommeetlesdreyfusards,maislaLiguedespatriotesetlesantidreyfusards.

Cette«restauration»del'Étatcentralisé,issudelamonarchieabsolue,maisaussidesJacobinsetdesEmpiresnapoléoniens,seretrouvedanslapolitiqueextérieure.

Ils'agitd'assureràlaFrancesaplacedansleconcertdesGrands.De Gaulle a réussi à imposer la présence d'un général français à la signature de l'acte de

capitulationallemande.Il obtient une zone d'occupation française enAllemagne, à l'égal de laGrande-Bretagne, des

États-Unisetdel'URSS.Avec cette dernière, il a signé un traité d'amitié (décembre 1944), manière d'affirmer

l'indépendancediplomatiquedelaFrancealorsques'annoncelapolitiquedesblocs.En même temps, la France reçoit un siège permanent – avec droit de veto – au Conseil de

sécuritéde l'Organisationdesnationsunies.Parisestchoisicommesiègede l'Unesco.LaFranceaainsiretrouvésonrangdegrandepuissance,etquandonseremémorel'effondrementtotalde1940onmesurel'exceptionnelredressementaccompli.

LefaitquelaFranceaitétécapable,dansladernièreannéedelaguerre,demobiliserplusieurscentainesdemilliersd'hommes(500000)engagésdanslescombatsenItalieetsurleRhin,puisenAllemagne,aétélapreuvedelareconstitutionrapidedel'ÉtatnationaletafavorisélaréadmissiondelaFranceparmilesgrandespuissances.

Elleestl'undesvainqueurs.Leplusfaible,certes,leplusblesséenprofondeur,celuiquicommencedéjààsubirenIndochine

et en Algérie – à Sétif, le 8 mai 1945 – les revendications d'indépendance des nationalistes descolonies.

Maisellepeutànouveaufaireentendresavoix,envisageruneententeavecl'Allemagne.Depuis1870,entrelesdeuxnations,c'estunealternancededéfaitesetderevanches:1870,effacé

par la victoire de 1918 ; celle-ci gommée par l'étrange défaite de 1940, annulée à son tour par lacapitulation allemande de 1945. Se rendant cette année-là à Mayence, de Gaulle, face à cetaffrontementtoujoursrenouveléetstérileentre«GermainsetGaulois»,peutdire:

«Ici,tantquenoussommes,noussortonsdelamêmerace.Vousêtes,commenous,desenfantsdel'Occidentetdel'Europe.»

Ces constats ne peuvent devenir les fondations d'une politique étrangère nouvelle que si lerégimeéchappeauxfaiblessesinstitutionnellesquiontcaractérisélaIIIeRépublique.

AinsiseposeàlaFrance,dèslafinde1944,laquestiondesaConstitution.DeGaulleaobtenupar référendum,contre tous lespartis,que l'Assembléeélue le21octobre

1944soitconstituante.Mais,dèslespremiersdébats,lespartispolitiqueschoisissentdesoumettrelepouvoirexécutif

au pouvoir parlementaire, le président de laRépublique se trouvant ainsi réduit à une fonction dereprésentation.

OnpeutprévoirquelesmauxdelaIIIeRépublique–instabilitégouvernementale,jeuxdespartis,méfianceàl'égarddelaconsultationdirectedesélecteursparréférendum–paralyserontdenouveaulerégime,leréduisantàl'impuissance.

DeGaulletirelaconséquencedecetétatdefaitetdémissionnele20janvier1946endemandant

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«auxpartisd'assumerleursresponsabilités».C'estlafindel'uniténationaleissuedelaRésistance.Dèsle16juin1946,leGénéralseprésente

commele«recours»contrelatropprévisibleimpotencedelaIVeRépubliquequicommence.

LaFranceunieadoncétécapablederestaurerl'État,dereprendresaplacedanslemonde.Maisles facteurs de division issus de son histoire, avivés par la conjoncture internationale (la guerrefroide s'annonce, isolant les communistes, liés perinde ac cadaver à l'URSS), font éclater l'unionfragiledes forcespolitiques.Lespartisveulent êtremaîtresdu jeucommesous la IIIe République.L'exécutif leur est soumis. Il ne peut prendre les décisions qui s'imposent alors que, dans l'empirecolonial,selèventlesorages.

65.De 1946 à 1958, durant la courte durée de vie de la IVe République, la France change en

profondeur.Maislevisagepolitiquedupayss'estàpeinemodifié.LeprésidentduConseilsubitlaloiimplacabledel'Assembléenationale.Il luifautobteniruneinvestiturepersonnelle,puis,unefoislegouvernementconstitué,ildoitsolliciterànouveauunvotedeconfiancedesdéputés.

L'Assembléeestdonctoute-puissante,etleConseildelaRépublique(ladeuxièmechambre,quiaremplacéleSénat)n'émetqu'unvoteconsultatif.

Dès lors, commedans les années30, l'instabilitégouvernementale est la règle.Chaquedéputéinfluentespèrechevaucher lemanègeministériel.Maiscesont leplussouvent lesmêmeshommesquisesuccèdent,changeantdeportefeuilles.

Ces gouvernements, composés conformément aux règles constitutionnelles, sont parfaitementlégaux.Mais,questioncardinale,sont-ilslégitimes?Quelestlerapportentrele«payslégal»etle«paysréel»?

Iln'estpasnécessaired'êtreundiscipledeMaurraspourconstaterlefosséquisecreuseentrelesélitespolitiquesetlepeuplequ'ellessontcenséesreprésenteretaunomduquelellesgouvernent.

Cettefracture,sisouventconstatéedansl'histoirenationale,s'élargitjouraprèsjour,criseaprèscrise, entre 1946 et 1954, année qui représentera, avec le début de l'insurrection en Algérie, untournantaiguaprèslequeltouts'accélèrejusqu'àl'effondrementdurégime,enmai1958.

Ladiscordanceentregouvernantsetgouvernésestd'autantplusnettequelepaysetlemondeont,pendantcettedécennie,étébouleverséspardeschangementspolitiques,technologiques,économiquesetsociaux.

Àpartirde1947,laguerrefroideacoupél'Europeendeuxblocs.Lesnationsdel'Estsontsouslabotterusse.

Le«coupdePrague»en1948,leblocusdeBerlinparlesRusses,ladivisiondel'Allemagneendeux États, la guerre de Corée en 1950, la création duKominform en 1947, de l'OTAN en 1949,auquel répondra le pacte de Varsovie, le triomphe des communistes chinois (1949), tous cesévénementsontdesconséquencesmajeuressurlaviepolitiquefrançaise.

Le4mai 1947, les communistes sont chassés dugouvernement.L'anticommunismedevient lecimentdesmajoritésquiseconstituentetn'existentquegrâceàunemodificationdelaloiélectoralequi,parlejeudes«apparentements»,rognelareprésentationparlementairecommuniste.

LePCFneperdpasdevoix,aucontraire,maisilperddessièges.En1951,avec26%desvoix,ilalemêmenombrededéputésquelessocialistes,quin'enrassemblentque15%!

La«troisièmeforce»(SFIO,MRPetdéputésindépendantsàdroite)estévidemmentlégale,maisnonreprésentativedupays.

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Ellel'estd'autantmoinsqu'autourdugénéraldeGaulles'estcrééen1947leRassemblementdu

peuplefrançais(RPF),quivaobtenirjusqu'à36%desvoix.DeGaulleconteste les institutionsde la IVeRépublique,«unsystèmeabsurdeetpérimé»qui

entretientladivisiondupaysalorsqu'ilfaudraitretrouver«lesfécondesgrandeursd'unenationlibresousl'égided'unÉtatfort».

Mêmes'ildénoncelescommunistes,qui«ontfaitvœud'obéissanceauxordresd'uneentrepriseétrangèrededomination»,deGaulleestconsidéréparlespartisdela«troisièmeforce»commeun«généralfactieux»,etBlumdira:«L'entreprisegaullisten'aplusrienderépublicain.»

Enfait,l'oppositionentrelespartisdela«troisièmeforce»etlemouvementgaullistevabienau-delàdelaquestioninstitutionnelle.Certes,inscritesdanslatraditionrépublicaine,ilyalerefusetlacraintedu«pouvoirpersonnel»,lesouvenirdesBonaparte,dumaréchaldeMac-Mahon,etmêmedugénéralBoulanger, la condamnationde l'idéed'«État fort».L'épisode récentdugouvernementPétain–encoreunmilitaire!–arenforcécetteallergie.

LaRépublique,cesontlespartisdémocratiquesquilafontvivre.L'autoritéd'unprésidentdelaRépublique disposant d'un vrai pouvoir est, selon eux, antinomique avec le fonctionnementrépublicain.

Mais,enoutre,le«gaullisme»estressenticommeuneformedenationalismequiconduitaujeulibreetindépendantd'uneFrancesouveraine.

Or, la « troisième force », c'est la mise en œuvre de limitations apportées à la souveraineténationale,laconstructiond'uneEuropelibresousprotectionaméricaine(l'OTAN).

LaCommunautéeuropéenneducharbonetde l'acier (CECA)est constituéeen1951.Elledoitêtre lenoyaud'uneEuropepolitiquedesixÉtatsmembres,etdoitdébouchersuruneCommunautéeuropéennededéfense(CED)danslaquellel'Allemagneseraprésenteetdoncréarmée.

L'hommequi,parsesidées,sadétermination,sonentregentetsonactivismediplomatique,estlachevilleouvrièredecettepolitiqueeuropéenneanomJeanMonnet.

Dès1940,ils'estopposéaugénéraldeGaulle.Àchaqueétapedel'histoiredelaFrancelibre,ilatentédefaireprévaloirlespointsdevueaméricains,pesantàWashingtonpourqu'onécartedeGaulleetnouantdesintriguesàAlger,en1942-1943,pourparveniràcebut.

Orilestlegrandordonnateurdecettepolitiqueeuropéennequitrouvesasourcedanslavolontéd'enfiniraveclesguerres«civiles»européennes–etdoncdeparveniràlaréconciliationfranco-allemande–,maisambitionned'êtreainsiunélémentde lapolitiqueaméricainedecontainmentdel'Union soviétique, ce qui implique la soumission des États nationaux fondus dans une structureeuropéenneorientéeparlesÉtats-Unis.

Sur ce point capital, la « troisième force » dénonce la convergence entre communistes etgaullistes hostiles à l'Europe supranationale. Elle se présente comme l'expression d'une politiquedémocratiqueopposéeaux«extrêmes»qu'ellecombat.

LegénéraldeGaullesetrouveainsicensuré,puisqu'ilestdevenulechefduRPF.QuantauxcommunistesetausyndicatCGTqu'ilscontrôlent,leursmanifestationssontsouvent

interdites,dispersées,suiviesd'arrestations.Lesgrèvesduprintemps1947–prétexteàl'évictiondescommunistesdugouvernement–,puis

celles, quasi insurrectionnelles, de 1948 sont brisées par unministre de l'Intérieur socialiste, JulesMoch,quin'hésitepasàfaireappelàl'armée.

En1952,lesmanifestationsantiaméricainesdu28maipourprotestercontrelanominationàlatête de l'OTAN du général Ridgway, qui a commandé en Corée, donnent lieu à de violents

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affrontements;desdirigeantscommunistessontarrêtés.Mais, face à ces ennemis « de l'intérieur », le système politique tient. En 1953, le RPF ne

recueille plus que 15% des voix. Ses députés sont attirés par lemanègeministériel, et deGaullecontinue sa « traversée du désert » en rédigeant ses Mémoires à la Boisserie, sa demeure deColombey-les-Deux-Églises.

Silesoppositionsau«système»neréussissentpasàlerenverser,c'estque,de1946à1954,lefaitqu'ilsoit«absurdeetpérimé»(selondeGaulle)neperturbepaslemouvementdelasociété.

Car si la vie politique ressemble de plus en plus à celle des années 30 et 40 – instabilitégouvernementale, scandales, « manège ministériel » –, le pays, lui, subit des bouleversementsprofondsquelesystèmepolitiquenefreinepas,maistendmêmeàfavoriser.

C'est la période des « Trente Glorieuses », de la modernisation économique du pays, de larévolutionagricole,quitransformelasociétéfrançaiseparlamultiplicationdesactivitésindustriellesetdunombredesouvriers,l'exoderural,lacroissancedelapopulationurbaine.

Cettepériodeestcertestraverséedemouvementssociaux–grèvesen1953,parexemple,danslafonctionpubliquepourlessalaires–,dumécontentementdecatégoriesquel'évolutionmarginalise–artisans,petitscommerçants–,sensiblesauxdiscoursantiparlementairesd'unPierrePoujade.

Onprotestecontrelepoidsdesimpôts.Mais,danslemêmetemps,AntoinePinay,présidentduConseil et ministre des Finances, rassure par sa politique budgétaire, la stabilisation du franc. LeniveaudeviedesFrançaiscroît.

Lavoiture,l'électroménager,lavieurbaine,modifientlescomportements.UneFrancedifférenteapparaît.Lesmœurschangent.Lesfemmesontledroitdevote,ellestravaillent.Etunvéritablebaby-boom– préparé par lesmesures natalistes de PaulReynaud en 1938, puis deVichy –marque cesannées1946-1954etconfirmelavitalitédelanation.L'«étrangedéfaite»nel'apasterrassée.

Cetaprès-guerreillustreainsilacapacitéqu'àtoujourseuelaFrance,aulongdesonhistoire,àbasculerdanslesabîmes,àconnaîtrelesdébâcles,àsemblerdéfinitivementperdueparcequedivisée,dresséecontreelle-même,envahie,«outragée»,puisàseressaisir,renaîtretoutàcoupetreprendresaplaceparmilesplusgrands.

Autrecaractéristiquede l'histoirenationale : lescrisesquimettentencausel'âmedupayssontcelles qui associent les maladies internes du système politique et les traumatismes nés de laconfrontationaveclemondeextérieur.

C'estpresque toujoursdans ses rapports avec les« autres»que laFrance risquede sebriser.Comme si, tropnarcissique, trop enferméedans sonhexagone, troppersuadéede saprééminence,ellepensaitdepuistoujoursqu'ellel'emporteraitsurceuxquiosentladéfier.

Simplementparcequ'elleestlaFrance.CetteFrance«quelaProvidenceacrééepourdessuccèsachevésoudesmalheursexemplaires

[...] n'est réellement elle-même qu'au premier rang... La France ne peut être la France sans lagrandeur»(deGaulle).

Ellene«voit»paslesautrestelsqu'ilssont,ycomprisceuxquiparticipent,quoiquedifférentsetéloignésdelamétropole,àl'Unionfrançaise,nomdonnéparlaIVeRépubliqueàl'empirecolonial.

C'estsurceterrainquelesystèmepolitiquevaaffronterlescriseslesplusgraves.Lejeupoliticien,quipeutêtrelemoyenderégleravechabiletéunecrisesociale–onélargitsa

majorité,onrenverseunprésidentduConseil,onaccordequelquessatisfactionsauxsyndicats–,nesuffitplus.

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C'estd'insurrectionnationale–etcommuniste–qu'ils'agit,en1946,enIndochine.ParisaréagienfaisantbombarderHaiphong.

L'année suivante, la rébellion deMadagascar est noyée dans le sang, comme l'a été, le 8mai1945,l'émeutealgériennedeSétif.

Orcesrépressionsnerésolventpasleproblèmeposé.Etlesystème,prisonnierdesesindécisions,vaconduire,de1946à1954,une«saleguerre»en

Indochine,ponctuéededéfaites,descandales,deprotestations–«PaixenIndochine!»crierontlescommunistes.

Desmilliersdesoldatsetd'officierstombentdanslesrizières.Àpartirde1949,lavictoirecommunisteenChineapporteauViêt-minhuneaideenmatérielqui

rendencoreplusprécairelasituationdestroupesfrançaises.Leschefsmilitairesjugentquele«système»refusedeleurdonnerlesmoyensdevaincre.Le

7mai1954, lorsqu'il sontdéfaitsàDiênBiênPhu,dansunebataille«classique», ils le ressententdouloureusementetmettentencauselerégime.CettedéfaiteébranlelaIVeRépublique.

PierreMendèsFrance, combattant de laFrance libre, radical courageux, est investi le 18 juin1954. Président duConseil, il veut incarner, porté par unmouvement d'opinion, une «Républiquemoderne»apteàrénoverlepaysetdontlechefsoitcapabledeprendredesdécisions.

C'estunnouveaustylepolitiquequiapparaîtavec«PMF».Ilcherchelecontactdirectavecl'opinion.Unjournalestlancé–L'Express–pourlesoutenir.L'homme, vertueux, récuse le soutien des députés communistes. Il ne veut pas des voix des

«séparatistes».Le 20 juillet 1954, il signe un accord de paix avec le Viêt-minh sur la base de la division

provisoire de l'Indochine à hauteur du 17e parallèle. Après ce succès, Mendès France évoque àCarthageunnouveaustatutpourlaTunisie.

Pourlesuns,la«droiteconservatrice»,ilestceluiqui«brade»l'empire.Pour lesautres, lagauche réformatriceet certainsgaullistes, il est l'hommepolitiquequipeut

rénoverlaRépublique.Mais,danslecadredesinstitutionsexistantes,ilestàlamercid'unchangementdemajorité,dela

défectiondequelquesdéputés.Onluireprochedenepass'êtreengagédanslabatailleàproposdelaCommunautéeuropéenne

de défense contre laquelle se sont ligués communistes, gaullistes et tous ceux qui sont hostiles auréarmementallemand.

La France rejette la CED le 30 août 1954. Une majorité de l'opinion a refusé d'entamer lasouveraineténationaleenmatièrededéfense.

LapositiondePierreMendèsFranceestenoutrefragiliséeparlesattentatsquiseproduisentenAlgériele1ernovembre1954,etqui,parleurnombre,annoncent,quelquesmoisaprèsladéfaitedeDiênBiênPhu,qu'unnouveaufronts'estouvert.

PMFdéclare:«Lesdépartementsd'AlgérieconstituentunepartiedelaRépubliquefrançaise.Ilssontfrançaisdepuislongtemps,etd'unemanièreirrévocable.»

EtsonministreFrançoisMitterranddepréciser:«L'Algériec'estlaFrance!»Malgrécesdéclarationsmartiales,PierreMendèsFranceestrenverséle5février1955.

Au-delàmême des désaccords politiques qu'on peut avoir avec le président duConseil, il est

danslalogiquemêmedusystèmedenepastolérer,àlatêtedel'exécutif,unepersonnalitépolitique

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quis'appuiesurl'opinionetpeutainsicontournerlesdéputés.Lerégimed'assembléepeutlaisserunchef de gouvernement tenter de régler à ses risques et périls un problème brûlant, la guerred'Indochine.Maissaréussitemêmeimpliquequ'ilsoitrenvoyépournepasattenter,parsonautoritéetsonprestige,auxpouvoirsduParlement.

Cerégimeabesoindemédiocres.Ilsedéfaitdesgouvernantstroppopulaires.OrPierreMendèsFrancel'était.Mais ce système ne peut fonctionner et durer que si les crises qu'il affronte sont aussi

«médiocres»que leshommesqu'ilpromeut.Or, le1er novembre1954, l'Algérie et laFranceontcommencédevivreunetragédie.

66.Enunedizained'années,de1945à1955, laFrancea repris levisageet laplaced'unegrande

nation.L'abîme de 1940 semble loin derrière elle, mais, sous ses pas qui se croient assurés, le sol

s'ouvreànouveau.L'arméeesthumiliéeaprèsDiênBiênPhu.Etvoiciqu'ons'apprêteàabandonnerBizerte,lagrandebasemilitairedelaMéditerranée,parce

qu'onaccordel'indépendanceàlaTunisie.OnaagidemêmeauMaroc.Or on commence déjà à égorger en Algérie. Un Front de libération nationale (FLN) s'est

constitué.Enaoût1955,dansleConstantinois,ilmultiplielesattentats,lesassassinats.Va-t-onabandonneràsontourl'Algérie?

Elle est composée de départements. On y dénombre, face à 8 400 000 musulmans, 980 000

Européens.Lesofficiers,vaincusenIndochine,soupçonnentlepouvoirpolitiqued'êtreprêtàunenouvelle

capitulation,bienqu'ilrépète:«L'Algériec'estlaFrance.»Le chef d'état-major des armées fera savoir au président de la République, René Coty, que

« l'armée, d'une manière unanime, ressentirait comme un outrage l'abandon de ce patrimoinenational.Onnesauraitpréjugerdesaréactiondedésespoir.»

Cemessageémane,aumoisdemai1958,dugénéralSalan,commandantenchefenAlgérie.

Sicemoisdemai1958marqueleparoxysmedelacrise,enfait,dès janvier1955, toutestenplacepourlatragédiealgérienne.

Lorsqu'il publie un essai sous ce titre, en juin1957,RaymondAron a clairement identifié lestermesduproblème:laFrancenedisposepasdesmoyenspolitiques,diplomatiquesetmorauxpourfairefacevictorieusementauxrevendicationsnationalistes.

L'attitudedel'armée,l'angoissedesFrançaisd'Algérie–les«pieds-noirs»–,l'impuissancedurégimeetlecontexteinternationalsontlesressortsdecettetragédie.

DeGaulle – toujours retiré àColombey-les-Deux-Églises,mais l'immense succès du premiertomedesesMémoires(L'Appel,1954)montrebienquesonprestigeestinentamé–confieen1957:

«Notrepaysnesupportepluslafaiblessedeceuxquiledirigent.Ledramed'Algérieserasansdoute la cause d'un sursaut desmeilleurs des Français. Il ne se passera pas longtemps avant qu'ilssoientobligésdevenirmechercher.»

Seulsquelquesgaullistesengagésdanslesjeuxdupouvoir–Chaban-DelmasseraministredelaDéfense, Jacques Soustelle a été nommé par Pierre Mendès France, en janvier 1955, gouverneur

Page 227: Max Gallo - L'Âme de La France

généraldel'Algérie–espèrentceretourdeDeGaulleetvonthabilementencréerlesconditions.Mais la quasi-totalité des hommes politiques y sont, en 1955, résolument hostiles, persuadés

qu'ils vont pouvoir faire face à la crise algérienne. Ils ne perçoivent ni sa gravité, ni l'usure dusystème,nileméprisdanslequellesFrançaistiennentcerégime.

IlafallutreizetoursdescrutinpourquedéputésetsénateursélisentlenouveauprésidentdelaRépublique,RenéCoty!

Auxélectionsanticipéesdejanvier1956,leFrontrépublicainconduitparPierreMendèsFrancel'emporte,maisc'estleleaderdelaSFIO,GuyMollet,quiestinvesticommeprésidentduConseil.

Déceptiondesélecteurs,quiontlesentimentd'avoirétéprivésdeleurvictoire.D'autantqueGuyMollet, qui se rend àAlger le 6 février 1958 afin d'y installer un nouveau gouverneur général – Soustelle a démissionné –, est l'objet de violentes manifestations européennes, et que le généralCatroux,gouverneurdésigné,renonce.

Cettecapitulationdupouvoirpolitiquedevantl'émeutealgéroise–soutenueàl'arrière-planparlesautoritésmilitairesetadministratives,etpartousceuxquisontpartisansdel'Algériefrançaise–fermelavoieàtoutenégociation.

Elle ne laisse place qu'à l'emploi de la force armée contre des « rebelles » prêts à toutes lesexactionsaunomdelalégitimitédeleurcombat.

Des populations qui ne rallient pas le FLN sontmassacrées, des soldats français prisonniers,suppliciésetexécutés.

Ainsil'engrenagedelacruautésemet-ilenbranle,etderrièrelemotde«pacification»secacheune guerre sale : camps de regroupement, tortures afin de faire parler les détenus et de gagner la«batailled'Alger»–printemps-été1957–parn'importequelmoyenetd'enrayerlavagued'attentatsdéclenchésparleFLN.Et«corvéesdebois»–liquidationdesprisonniers.Onpeutaussiadministrerlamortdanslesformeslégalesenguillotinantles«rebelles».

C'estuneplaieprofonde,unesortedegangrènequiatteintl'âmedelaFrance.Desécrivains–Mauriac,Malraux,Sartre,Pierre-HenriSimon–,desprofesseurs(PierreVidal-

Naquet, Jean-Pierre Vernant, Henri-Irénée Marrou) s'élèvent contre la pratique de la torture parl'arméefrançaise.

Onlescensure,onlespoursuit,onlesrévoque.Faceàeuxsedressentd'autresintellectuels,desofficiersquin'entendentpassubirunenouvelle

défaite.Ilsestimentqu'il faut,dansce typed'affrontement,pratiquerune«guerrerévolutionnaire»inéluctablesil'onveutéradiqueruneguérilla,neutraliserlesterroristes.

Ledébattouchetoutelanationàpartirde1956.LegouvernementGuyMollet–quiobtientlespleinspouvoirs–rappelleplusieursclassesd'âge

souslesdrapeaux,envoielecontingentenAlgérie,prolongedefaitleservicemilitairejusqu'àvingt-neufmois.DeuxmillionsdejeunesFrançaisontainsiparticipéàcetteguerre.

Desmanifestationsde«rappelés»tententdebloquerlesvoiesferréespourarrêterlestrainsquilesconduisentdanslesportsd'embarquement.

Des écrivains se rassemblent dans un « Manifeste des 121 » pour appuyer le « droit àl'insoumission » (Claude Simon, Michel Butor, Claude Sarraute, Jean-François Revel, Jean-PaulSartre)enseptembre1960.

MendèsFrance,ministred'État,démissionnele23mai1956dugouvernementGuyMolletafindemarquersonoppositionàcettepolitiquealgérienne.

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LaFrancevitainsidemanièredeplusenplusaiguë,àpartirde1956,unmomentdetensionsetdedivisionsquifaitéchoauxdissensionsquil'ontpartagéetoutaulongdesonhistoire.

Onévoquel'affaireDreyfus.Onrecueille,à lamanièredeJaurès,despreuvespourétablir lesfaits, identifier les tortionnaires, condamner ce pouvoir politique qui a remis aux militaires – legénéralMassu à Alger – les fonctions dumaintien de l'ordre en laissant l'armée agir à sa guise,choisirlesmoyensqu'ellejugenécessairesàl'accomplissementdesamission.

La«gangrène»corromptainsilepouvoirpolitiqueetcertainesunitésdel'arméedansunesortedepatriotismedévoyé.

Certains officiers s'insurgent contre cette guerre qui viole le droit : ainsi le général Pâris deBollardière,hérosde laFrance libre.D'autres tententde faire lapartdeschosesafindeconjuguerhonneuretefficacité.

Le responsable de ce chaos moral est à l'évidence un pouvoir politique hésitant, instable etimpuissant.

En1956,outre l'envoiducontingent enAlgérie– choixd'une solutionmilitaire à laquelleonaccordetouslesmoyens,etlespleinspouvoirssurleterrain–,ilatentéderemporterunevictoirepolitique.

Violantledroitinternational,legouvernementadétournéunaviondeligneetarrêtéleschefsduFLN.

Puis, en octobre-novembre 1956, en accord avec le Royaume-Uni et l'État d'Israël, la FranceparticipeàuneexpéditionmilitaireenÉgypteafinderiposterà lanationalisationducanaldeSuezdécidée par les Égyptiens. Mais, pour Guy Mollet, s'y ajoute l'intention de frapper les soutiensinternationauxduFLNenabattantauCairelerégimenationalisteducolonelNasser.

Lemomentparaîtbienchoisi:lesRussesfontfaceàunerévolutionpatriotiqueenHongrie.LesÉtats-Unissontàlaveilled'uneélectionprésidentielle.GuyMolletespèreaussiobtenirunregaindepopularitédansl'opinion,satisfaited'uneopération

militaireréussie–etqu'onexalte–,etfavorableausoutienàIsraël.MaisRussesetAméricainsvontdénoncerconjointementcetteinitiativemilitaire,etlestroupes

franco-britanniquesserontrapatriées.CetéchecscelleunenouvelleétapedansladécompositiondelaIVeRépubliqueetannoncecelle

duPartisocialiste.Ilconfirmequela«tragédiealgérienne»dominelapolitiquefrançaise.

Des événements lourds de conséquences – le traité de Rome, qui crée la Communauté

économiqueeuropéenneetEuratomen1957,laloi-cadredeGastonDefferrepourl'Unionfrançaise,oumêmel'attributiond'unetroisièmesemainedecongéspayés–sontéclipsésparlesgravestensionsquecréelaguerred'Algérie.

LesortdelaIVeRépubliqueestbiendéterminéparelle.Ilestscelléaumoisdemai1958,enquelquesjours.

ParisetAlgersontlesdeuxpôlesdel'action.ÀParis,le13mai,PierrePflimlin,députéMRP,estinvestiàunetrèslargemajorité(473voix

contre93,lescommunistesluiayantapportéleurssuffrages).PrésidentduConseil,onlesoupçonned'êtreunpartisandelanégociationavecleFLN.

ÀAlger, depuis plusieursmois, des gaullistes veulent se servir des complots que trament les«activistes»,décidésàmaintenirl'Algériefrançaiseavecl'appuidel'armée,pourfavoriserunretour

Page 229: Max Gallo - L'Âme de La France

dugénéraldeGaulle.Le 13 mai, des manifestants envahissent les bâtiments publics – le siège du Gouvernement

général–etlesmettentàsac.LegénéralMassuprend la têted'un«Comitédesalutpublic»qui réclameauprésidentde la

Républiquelaconstitutiond'un«gouvernementdesalutpublic».Enmêmetemps,desélémentsdel'arméepréparentuneopération«Résurrection»dontlebutest

d'envoyerenmétropoledesunitésdeparachutistes.La perspective d'un coup d'Étatmilitaire est utilisée par les gaullistes pour lancer l'idée d'un

recoursaugénéraldeGaulle,seulcapabled'empêcherlepronunciamiento.

ÀParis,deGaulle,le19mai,aucoursd'uneconférencedepresse,semontredisponible.Toutenn'approuvant pas le projet de coupd'État –qu'il nedésavoue cependant pas–, il affirmequ'il veutresterdanslecadredelalégalitéenseprésentantencandidatàladirectiondupays.

Cedoublejeuréussit,aveclacomplicitéduprésidentCoty,quientreencontactavecleGénéraletledésigneenfaitpourassurerlachargesuprême.

Pflimlindémissionnele27mai.Lagauchemanifestele28,dénonçantlamanœuvre,répétantque«lefascismenepasserapas»,

marchantderrièreMitterrand,MendèsFrance,DaladieretlecommunisteWaldeckRochet.

Mais les jeux sont faits : un accord a été passé avec Guy Mollet et les chefs des groupesparlementaires.Mitterrandseull'arefusé.

Le 1er juin, la manœuvre gaulliste, utilisant la menace de coup d'État mais demeurantformellementdanslecadredelalégalité,aabouti:devantl'Assembléenationale,deGaulleobtient329voixcontre224.

Ildisposedespleinspouvoirs.Legouvernement–quicomprendnotammentAndréMalraux,MichelDebré,GuyMollet,Pierre

Pflimlin–estchargédeprépareruneConstitution.

Le4juin,deGaulleserendenAlgérie.Ilestacclaméetlance:«Jevousaicompris»et«Vivel'Algériefrançaise!»

L'ambiguïté demeure : de Gaulle a été appelé pour résoudre le problème algérien. Par lanégociationouparuneguerrevictorieuse?Ensatisfaisantlespartisansdel'Algériefrançaise,oueninventant un nouveau statut pour l'Algérie, voire en lui accordant l'autodétermination etl'indépendance?

DeGaullealesmoyensd'agir.LaConstitution,quiestàlafoisprésidentielleetparlementaire,maisdonnedelargespouvoirs

au président élu par un collège de 80 000 « notables », permet à l'exécutif d'échapper aux jeuxparlementaires,mêmesilegouvernementdoitobtenirlaconfiancedesdéputés.

Avecl'article16,leprésidentdisposeenoutred'unmoyenlégald'assumertouslespouvoirsetdeplacerdefactolepaysenétatdesiège.

Le28septembre1958,parréférendum,79,2%desvotantsapprouventlaConstitution.LaIVeRépubliqueestmorte.LaVevientdenaître.Le21décembre,deGaulleestéluprésidentdelaRépubliquepar78,5%desvoixducollègedes

«grandsélecteurs»,oùleséluslocauxécrasentparleurnombrelesparlementaires.Le9janvier,MichelDebréestnomméPremierministre.

Page 230: Max Gallo - L'Âme de La France

L'impuissancedelaIVeRépubliqueadoncconduitàsaperte.Lacrise,quipouvaitdébouchersuruneguerrecivile,s'estdénouéedanslerespectformeldes

règlesetdesprocéduresrépublicaines.Maislepassaged'uneRépubliqueàl'autres'estdéroulésouslamenace–lechantage?–d'uncoupd'État.

Auxyeuxdecertains(PierreMendèsFranceavecsincérité,Mitterrandenhabilepoliticien), làest le péché originel de la Ve République. Selon eux, la Constitution gaulliste ne pourrait donnernaissancequ'àunrégimede«coupd'Étatpermanent».

En fait, le pays apaisé a choisi l'homme dont il pense qu'il peut en finir avec la tragédiealgérienne.

MaisdeGaullevoitplusloin:« L'appel qui m'est adressé par le pays exprime son instinct de salut. S'il me charge de le

conduire,c'estparcequ'ilveutallernoncertesàlafacilité,maisàl'effortetaurenouveau.Envérité,ilétaittemps!»

Est-ce,engerme,lamanifestationd'unmalentendu?Le pays et les hommes politiques appellent ou acceptent de Gaulle pour régler un problème

précis.DeGaulle,lui,estportéparuneambitionnationaledegrandeampleur.

Quoiqu'ilensoit,laIVeRépubliqueétaitcondamnée:« Quand les hommes ne choisissent pas, écrit Raymond Aron en 1959, les événements

choisissent pour eux. La fréquence des crises ministérielles discréditait le régime aux yeux desFrançaisetdesétrangers.Àlalongue,unpaysnepeutobéiràceuxqu'ilméprise.»

Surtoutsicepaysal'âmedelaFrance.

4

L'EFFORTETL'ESPOIRGAULLIENS

1958-1969

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67.Durantplusdedixans,dejuin1958àavril1969,laFranceachoisideGaulle.Aucoursdecettedécennie, lepeuple, consultéàplusieurs reprisesparvoiede référendum,à

l'occasiond'électionslégislativesoudanslecadred'uneélectionprésidentielleausuffrageuniversel(1965),s'estclairementexprimé.

Jamais,aucoursdesprécédentesRépubliques–notammentlaIIIeetlaIVe–,lepouvoirpolitiquen'a été autant légitimé par le suffrage universel direct. Jamais donc le « pays légal » n'a autantcoïncidéavecle«paysréel».

Si bien que cette pratique politique – usage du référendum, élection du président de laRépubliqueausuffrageuniverseldirectaprèslamodificationconstitutionnellede1962–acrééuneprofonderuptureaveclaIVeRépublique,quiavaitprorogétouteslesdérivesetlesimpuissancesdelaIIIe.

LaVeRépublique est bien un régime radicalement nouveau, né de la réflexion du général deGaulleamorcéeavant1940.

C'estunrégimerigoureusementdémocratique,mêmesilesconditionsdesoninstauration,onl'avu,sontexceptionnelles.

Ceuxqui,commeMitterand,ontressasséquecerégimeétaitceluidu«coupd'Étatpermanent»etquedeGaullen'étaitqu'unesortedeFranco,undictateur,ontété–quelqu'aitété l'échodeleursproposdanscertainsmilieux,notammentlapresseetlemondedespoliticiens–démentisparlesfaits,lerésultatdesscrutinsvenantsouventcontredire leséclatsdevoixetdeplumedescommentateurs,voirel'ampleurdesmanifestationsderue.

Lorsque, en avril 1969, de Gaulle propose par voie de référendum une réforme portant surl'organisationdespouvoirsrégionaux,ilavertitsolennellementlepays:

«VotreréponsevaengagerledestindelaFrance,parcequesijesuisdésavouéparunemajoritéd'entre vous..., ma tâche actuelle de chef de l'État deviendra évidemment impossible et je cesseraiaussitôtd'exercermesfonctions.»

CequelesopposantsdugénéraldeGaullequalifientdestratégiedu«Moioulechaos»n'estquelavolontédeplacerledébatentouteclarté,àsonplushautniveauderesponsabilités.

Battupar53,18%desvoixauréférendumdu27avril1969,deGaullequitteimmédiatementsesfonctions.

Cetteleçondemoralepolitiqueestl'undeslegsdecesdixannéesgaulliennes.Elle exprime une conception vertueuse de la politique, tranchant sur celles des politiciens

opportunistesquiontpeuplélespalaisgouvernementauxavantetaprèsdeGaulle.Elle reste inscrite dans l'âme de la France. De Gaulle lui doit beaucoup de son aura, de son

autoritéetdurespectqu'ilinspireencore.Pourcela,ilestl'unedesréférencesmajeuresdel'histoirenationale.

On en oublie même que sa présidence a d'abord été tout entière dominée par la tragédie

algérienne,quinetrouvesafin,dansladouleur,l'amertume,lacolère,parfoislahonte,leremordsetlesang,qu'en1962.

DeGaullenepeutdéployersonprojetpourlaFrancequ'aprèsavoirarrachélepaysauguêpieralgérien.Maisilaconsacréàcettetâcheplusdequatreannées,etilneluienrestequecinq–de1963à 1968 – pour ouvrir et conduire des chantiers vitaux pour la nation, avant les manifestations demai1968.

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Ces dernières le conduisent à s'assurer en 1969 que le « pays réel » lui accorde toujours saconfiance.

Auvudelaréponse,ilseretire.

D'ailleurs,dès1958,ettoutaulongdesétapesquimarquentsapolitiquealgérienne,deGaulleaprocédé,demême,àdes«vérifications»électoralesparconsultationdesdéputésouleplussouventparréférendum.

Ilfaitainsilégitimer–parlepeupledirectement,indirectementparlesélus–lesinitiativesqu'ilprend.

Enseptembre1959,lesdéputésapprouventsapolitiqued'autodéterminationpar441voixcontre23.

«LesortdesAlgériens,dit-il,appartientauxAlgériensnonpointcommeleleurimposeraitlecouteauetlamitraillette,maissuivantlavolontéqu'ilsexprimerontparlesuffrageuniversel.»

CequisusciteuneémeuteàAlgerchezlespartisansdel'Algériefrançaise:cette«journéedesbarricades»(24janvier1960)provoquelamortde14gendarmesauxquelslesparachutistesn'ontpasapportélesoutienprévu.

Ainsisedessineunpérilqu'aucuneRépublique françaisen'a jamais réellementaffronté :celuid'uncoupd'Étatmilitaire,bienplusgravequelatentativepersonnelled'ungénéralcherchantl'appuidel'armée.

Quand,le14novembre1960,deGaulledéclare:«L'Algériealgérienneexisteraunjour»,ilfaitapprouverce«saut»versl'indépendancealgérienneparvoiederéférendum.

Ilobtientun«ouifrancetmassif»:75,26%desvoix.Mais une Organisation armée secrète (OAS) s'est créée, qui va multiplier les attentats, les

assassinats.Pis:un«putschdesgénéraux»s'emparedupouvoiràAlger(21avril1961).Ilviseàrenverser

lerégime.Cetterébellion,faituniquedansl'histoiredesrépubliques,soulignelaprofondeurdelacrise,le

traumatismequisecouel'âmedelaFrance.Lanationmesurequ'ellevituntournantdesonhistoire,lafin,danslasouffrance,d'uneépoque

impériale – quel sort pour les Français d'Algérie, ce territoire si profondément inséré dans laRépublique,celuidonttouslesgouvernementsontassuréqu'ilétaitlaFrance,unie«deDunkerqueàTamanrasset»?

De Gaulle condamne le « pouvoir insurrectionnel établi en Algérie par un pronunciamientomilitaire ». Il stigmatise ce « quarteron de généraux » en retraite (Salan, Challe, Jouhaud, Zeller)qu'inspirentdes«officiersfanatiques».

Cettetentative,enruptureavectouteslestraditionsnationales,vaéchouer,lepouvoirlégitimedeDeGaullerecevantl'appuidel'ensembledessoldatsducontingentetd'unemajoritéd'officiers.

Dèslors,endépitdesattentatsperpétrésparl'OAS,desmanifestationsdelapopulationalgéroise(la troupe tire sur les pieds-noirs, rue de l'Isly et dans certains quartiers d'Alger, faisant plus decinquantemorts),unaccorddecessez-le-feuestconcluàÉvianle18mars1962.

Ilestapprouvéparprèsde90%desFrançaisconsultésparréférendumle19avril.

Findelaguerrecommencéeilyaplusdeseptannées,le1ernovembre1954.Mais, pour des centaines de milliers de personnes, ce cessez-le-feu, cette reconnaissance de

l'unitédupeuplealgérien,desasouverainetésurleSahara–dontdeGaulleavaitespéréconserverla

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maîtrise–,estladernièreetlaplusdouloureusestationd'uncalvaire.Européensd'Oranenlevés,assassinés.Musulmanstuéspardescommandosdel'OASquiveulentcréerlechaos.Dizainesdemilliersde«supplétifs»del'arméefrançaise–lesharkis–abandonnés,donclivrés

auxtueurs,auxtortionnaires.Horreurpartout.Désespoirdespieds-noirsquin'ontlechoixqu'«entrelavaliseetlecercueil».Seuleuneminoritédequelquesmilliersd'EuropéensresteraenAlgérie,malgrélesmenaceset

lesassassinatsperpétrésparlestueursduFLNenréponseàceuxdel'OAS.

L'été1962estainsiunepériodesinistredontlesFrançaisdemétropolen'ontpasuneconscienceaiguë.

C'est l'undestraitsdel'histoirenationalequedevouloir«oublier»lacriseet lesdramesquel'onvientdevivre.

Onestheureuxduretourdessoldatsducontingent,mêmesiprèsde30000sontmortsouontdisparu.

Quisesouciedes100000harkisassassinésoudescentainesdemilliersdevictimesalgériennes(500000?)?

On veut aussi oublier les dizaines d'Algériens tués à Paris le 17 octobre 1961 alors qu'ilsmanifestaientpacifiquement.

Onoublieles8mortsdumétroCharonnequiprotestaientcontrel'OAS.

Onveutrefoulercettepériodetragique.Un nouveau Premier ministre, Georges Pompidou, a été nommé dès le 14 avril 1962 en

remplacementdeMichelDebré.Une autre séquence politique commence. On veut pouvoir entrer dans le monde de la

consommation–télévision,réfrigérateur,machineàlaver,voiture–quirythmelenouveaumodedevie.Les«colonies»appartiennentaupassé.Laguerred'Algérieestperçuecommeuneincongruité,un archaïsme à oublier. On détourne la tête pour ne pas voir les « rapatriés ». Quant aux soldatsrentrésd'Algérie,ilssetaisentetétouffentleurssouvenirs,leursremords,rêvantàleurtourd'acheterunevoiture,DauphineouDeux-Chevaux.

Dans ce contexte, l'attentat perpétré contre deGaulle auPetit-Clamart, le 22 août 1962, par lecolonelBastien-Thiry–arrêtéenseptembre,condamnéàmort,exécutéaprèslerejetdesagrâce–révolte, tout comme avaient scandalisé les attentats de l'OAS commis à Paris contre certainespersonnalités – et qui avaient blessé de leurs voisins : ainsi une enfant aveuglée lors de l'attentatcontreMalraux.

DeGaulle,sortiindemnedelafusilladeduPetit-Clamartquicribledeballessavoiture,vatirerpartidel'événement.

Il décide de soumettre à référendum une révision de la Constitution. Le président de laRépublique sera désormais élu au suffrage universel direct. Toute la classe politique – hormis lesgaullistes–s'élèvecontreceprojetcenséconforterle«pouvoirpersonnel»etqu'onidentifieàuneprocédureplébiscitaire.

Pour deGaulle, c'est la clé de voûte des institutions républicaines : «L'accord direct entre lepeuple et celui qui a la charge de le conduire est devenu, dans les tempsmodernes, essentiel à laRépublique.»

Lapressesedéchaîne,àlasuitedeshommespolitiques,faisantcampagnecontredeGaulle.Le

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président du Sénat, Gaston Monnerville, parle de forfaiture. Une motion de censure est votée àl'Assemblée.

Mais61,75%desvotantsrépondentouilorsduréférendumdu28octobre1962.Et,auxélectionslégislativesdu25novembre, lepartigaulliste frôle lamajoritéabsolue.DeGaullea remportéunedoublevictoiresurlespartis.

LaVeRépubliqueprendainsisaformedéfinitive.DeGaulle,enstratège,s'estappuyésur la tragédiealgériennepourretrouver lepouvoiret lui

donneruneConstitutionconformeàsesvues.Ayanttranchélenœudgordienalgérien,ilpeutenfindéployersesprojetspourlaFrance.Lanationlesuivra-t-ellealorsqu'elleaspireàlaconsommation?«Nousvivons,ditdeGaulle,évoquantcetteannée1962,unprécipitéd'histoire.»Defait,laFranceestdevenueautre.

68.De1963à1968,laFrancesedéploie.C'est comme si la sève nationale, détournée ou contenue et accumulée depuis plus d'une

décennie,jaillissait,maintenantqueleverrou«algérien»asauté,etirriguaitlecorpsentierdupays.EtdeGaulle,danstouslesdomaines,pousselanationenavantpuisque,pourlui,«laFrancene

peutêtrelaFrancesanslagrandeur».

Rien,danslaConstitutiondelaVeRépublique,nepeut,après1962,l'entraver.Ilbénéficied'undomaine réservé, lapolitiqueétrangère, etn'estpas responsabledevant leParlement,où ildisposed'ailleursd'unemajoritédisciplinée.

Lesalliésdel'UNR(lepartigaulliste)quesontleshéritiersdesfamillesmodéréeetdémocrate-chrétienne–le«centre»et,àpartirde1966-1967,lesRépublicainsindépendantsdeValéryGiscardd'Estaing – ne deviendront des partenaires critiques (« Oui... mais ») qu'aumoment où le soutienpopulaireauGénérals'effritera.

CardeGaulle,quidisposede la libertéd'agird'unmonarque,estun républicain intransigeantqui, s'il conteste le jeu des partis politiques et exige des députés qu'ils approuvent sa politique,n'avanceques'ilestassurédel'approbationpopulaire.

Onl'avuàchaqueétapedurèglementdelatragédiealgérienne.On le vérifie après 1963 : non seulement il accepte et suscite le verdict électoral, mais il

multiplielesrencontresaveclepeuple.Le Verbe et le Corps du monarque républicain deviennent ainsi des éléments importants du

fonctionnementpolitique.Les conférences de presse – télévisées, radiodiffusées –, les voyages nombreux dans tous les

départements,ceCorpsetceVerbeprésents, lescontacts lorsdes«bainsdefoule»,participentdecetterecherched'unecommunicationdirecteaveclepeuple,presqued'unecommunion.

L'élection présidentielle au suffrage universel direct est une sorte de sacre démocratique etlaïqueduprésident.

Lapremièrealieules5et19décembre1965.Décisive,ellel'estd'abordparlenouveaupaysagepolitiquequ'ellemetenplace.Auxcôtésducandidatducentre, JeanLecanuet, lagaucheprésenteFrançoisMitterrand,qui a

obtenulesoutiendescommunistes.Venu de la droite, celui-ci – contrairement à une partie de la gauche, et notamment Pierre

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MendèsFrance–acomprisquel'électionprésidentielleconduisaitàlabipolarisation.Iladonceulecouragepolitiquedecommettrelatransgressionmajeure:s'allierauxcommunistes.

GrâceàlaprésencedeLecanuet–15,57%desvoix–quidrainelesvoixducentrehostileàdeGaulle, considéré comme un nationaliste antieuropéen, Mitterrand réussit, avec 32 % des voix, àmettredeGaulleenballottage.

Lasignificationdecepremiertourestclaire:lespartispolitiqueset,derrièreeux,unnombreimportantdeFrançaisnejugentplusnécessaire,puisquelacrisealgérienneestdénouée,laprésenceaupouvoirdeDeGaulle.

Lespoliticiensonthâtederetrouverunepratiqueconstitutionnellequileurpermettedeselivreràleursjeux,censésexprimerladémocratieparlementaire.

Etle«peuple»,plutôtqued'entendreévoquerlagrandeurdelaFrance,souhaiteraitquesaviequotidiennesoitamélioréeparunehaussedessalaires.

Une longue grève des mineurs – mars 1963 – a montré la profondeur des insatisfactionsouvrières.

C'estquelaFrancechangevite,etcettemutationcréedesinquiétudes,desdéracinements.Desvillesnouvellessortentde terre.Lespremiershypermarchésouvrent.Uncollègenouveau

est inauguré chaque jour. Télévision, radio (Europe n° 1), nouvelles émissions, nouvellesmœurs,nouveaux«newsmagazines»,modifientlesmanièresdepenserdescouchespopulaires,maisaussidesnouveauxsalariésdu«tertiaire»,employésetcadresurbanisés.

Ceuxquisontnéspendantlaguerreoulorsdubaby-boomdesannées1946-1950n'ontpaspourrepèreslaRésistanceoulacollaboration,deGaulleouPétain.Quandonlesinterroge,ilsrépondent:«Hitler?Connaispas.»

Lesplusjeunes–lesadolescentsd'unequinzained'annéesen1963–sontencoreplus«décalés»parrapportàcequereprésententdeGaulleetlegaullisme,oumêmelaclassepolitiqueissueleplussouventdelaRésistanceetdelaguerre.

Mitterrand était à Vichy, puis dans la Résistance, Giscard d'Estaing a fait la campagned'Allemagne en 1945, Chaban-Delmas a participé à la libération de Paris comme jeune généraldéléguédeDeGaulle,MessmeraétéunhéroïqueofficierdelaFrancelibre.

Lesjeunesgensquiécoutentl'émission«Salutlescopains»surEuropen°1,acclamentJohnnyHallydayetseretrouventàplusdecentcinquantemille,placedelaNation,le22juin1963,sontlevisaged'unenouvelleFrancequisesentséparéedelaFranceofficielle.

Laguerred'Algériequivientàpeinedes'acheverluiestaussiétrangèrequelaSecondeGuerremondiale.Ellenecherchepasàlesconnaître.

Si peu de films ou de livres évoquent la guerre d'Algérie, c'est parce que ce nouveau publics'intéressedavantageàlamode«yé-yé»qu'àl'histoirerécente.

Quantauxcadresunpeuplusâgés,soucieuxdecarrièreetdegestion, ils lisentL'Expansion–quivientd'êtrelancéparJean-LouisServan-Schreiber,frèredeJean-Jacques,créateurdeL'Express.

Qui,danscesnouvellesgénérations,peutvibrerauxdiscoursdeMalraux–inamovibleministredesAffairesculturelles–,qui,en1964 lorsdu transfertdescendresdeJeanMoulinauPanthéon–comme s'il avait l'intuition du fossé culturel séparant la génération de « Salut les copains » desvaleurspatriotiquesd'unJeanMoulinetdeladifférenced'expériencevécueentrelescontemporainsdeJohnnyHallydayetceuxdelaGestapo–déclare:«Aujourd'hui,jeunesse,puisses-tupenseràcethommecommetuauraisapprochétesmainsdesapauvrefaceinformedudernierjour,deseslèvresquin'avaientpasparlé:cejour-là,elleétaitlevisagedelaFrance!»

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Cettefractureentrelesgénérations,l'électionprésidentiellede1965lareflèteaussi.DeGaulleasoixante-quinzeans,MitterrandetLecanuet insistentsur leur jeunesse(relative)et

surlarelèvenécessaire.IlsveulentrejeterdeGaulledanslepassé,etMitterrandchercheàenfairelecandidatdeladroite.Lui-mêmesaitqu'ildoitincarnerlagaucheetque,danscetteélection,dèslorsqu'il met de Gaulle en ballottage, il devient – quelles que soient les péripéties à venir – le futurcandidatàlaprésidencedesgauchesunies.

Même si, lors de ce second tour de 1965, Mitterrand rassemble tous les antigaullistes, del'extrême droite collaborationniste aux partisans de l'OAS et de l'Algérie française, en sus,naturellement,dessocialistesetdescommunistes...

DeGaulledénoncedanscettecandidatureleretourdespartisetdespoliticiens.C'est,pourlui,« un scrutin historique qui marquera le succès ou le renoncement de la France vis-à-vis d'elle-même»...

IlprécisequelecandidatàlaprésidencedelaRépubliquedoitsesituerau-dessusdespartis:«JesuispourlaFrance,dit-il.LaFrance,c'esttoutàlafois,c'esttouslesFrançais.Cen'estpaslagauche,laFrance!Cen'estpasladroite,laFrance!»Etilajoute:«PrétendrereprésenterlaFranceaunomd'unefraction,c'estuneerreurnationaleimpardonnable.»

DeGaulleestélule9décembre1965avec54,5%desvoix.Pourcentageélevé,maisceballottage–lourdedéceptionpourl'hommedu18juin–indiqueque

lesclivagespolitiquestraditionnelsontreprisdeleurvigueur.L'âmedelaFrancen'oubliesesdivisionsqu'aufonddel'abîme.Ellesacrealorsunpersonnageexceptionnel,maiss'enéloignedèsqu'ellereprendpied.

Cetteélectionde1965donneenprincipeseptannéesàdeGaullepourancrerlaFranceàlaplace

quicorrespondàsa«grandeur».Maisceprojetparlui-mêmesuscitedesréservesetdessarcasmes.Etilestvraiqu'ilyaunstylegaulliendontonseplaîtàcaricaturerl'emphase.Onmetenscène

undeGaulleennouveauLouisXIVentourédesacour.Onencritiquelesréalisations,dupaquebotFranceàl'avionsupersoniqueConcorde.

Onsentquederrièrecesréticencess'exprimeuneautrevisiondelaFrance,puissancedevenuemoyenne,quidoitsefondredansuneEuropepolitique,renonceràunediplomatieautonome,êtreunbonsoldatdel'OTAN,nepaschercheràbâtiruneforcenucléaireindépendante–la«bombinette»,commel'appellentleshumoristes.

Maisilscritiquent,dumêmepointdevue,lavolontédeMalrauxderéussirdansledomainedelaculture ce que Jules Ferry a réussi pour l'instruction. Et,malgré les sarcasmes, desmaisons de laculture surgissent dans les régions, deviennent des centres de création, mais aussi des lieux decontestationpolitique.

Avec le recul, onmesure que c'est dans cette décennie gaullienne que la France de la fin duxxesiècles'estdessinée:villesnouvelles,effortdansledomainedel'enseignementetdelarecherche,créationd'universités(Nanterre,parexemple),d'institutsuniversitairesdetechnologie.

C'est le temps où la France glane des prix Nobel (en médecine : Lwoff, Jacob,Monod ; enphysique:AlfredKastler),etmêmedesmédaillesolympiques(jeuxOlympiquesd'hiveràGrenobleen1968).

Certes, ces résultats sont issus des semailles effectuées pendant le IVe République. CestransformationsparticipentdesTrenteGlorieusesqui,surleplanéconomiqueetsocial,bouleversent

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enprofondeurlanation.Mais,grâceauximpulsionsdonnéesparl'État,lemouvementestmaintenu,accéléré,soutenu.

LePlanestune«ardenteobligation»;laDATARveilleàl'aménagementduterritoire.Il y a un esprit, un espoir, un effort gaulliens. Ils affirment que la France a la capacité de

demeurerl'unedesgrandesnations.D'ailleurs,nedevient-ellepaslaquatrièmepuissanceéconomique?Ellepeut,dans ledomainescientifique,développerune recherchedepointequi luipermet,en

aéronautique ou dans le secteur nucléaire, de maintenir des industries compétitives. L'industrienucléaire est capitale pour assurer une défense – donc une diplomatie – indépendante, et garantirl'autonomieénergétiqueaumoyendescentralesnucléaires.

Quaranteannéesplustard,malgrélerenoncementdefaitauxambitionsgaulliennespratiquéparlessuccesseursduGénéral,lesdirectionschoisiespardeGaullesontencorevisibles,mêmesiellescommencentàs'effacer,encedébutduxxiesiècle,etsil'ons'interrogepoursavoirs'ilconvientdelesprolonger.

Lapersistance–larésistance–deschoixgaulliens,malgréleurremiseencause,estencoreplusnetteenpolitiqueextérieure.

Lacohérenceduprojetgaullienencedomaines'appuied'abordsurune lecturede l'âmede laFrance.

« Notre pays, dit de Gaulle, tel qu'il est parmi les autres tels qu'ils sont, doit, sous peine dedangermortel,viserhautetsetenirdroit.»

Cequisetraduitenpolitiqueextérieureparl'affirmationdel'indépendanceetdelasouveraineté.Celanesignifiepaslerefusdesalliancesetdelasolidaritéàl'égarddesnationsamies.Ainsi,en

1962,deGaulleamanifestéauxÉtats-UnisdeKennedy,engagésdansuneconfrontationdangereuseavecl'URSSàproposdemissilesinstallésàCuba,unsoutiensanséquivoque.

Ilademêmeaffirmé,parletraitédel'Élyséesignéen1963,savolontédebâtiravecl'Allemagneunerelationprivilégiéeetdéterminantepourl'avenirdel'Europe.

Il n'envisagepas l'Europe seulement dans le cadrede laCommunauté européenne. Il veut une«Europeeuropéenne»«del'Atlantiqueàl'Oural»,c'est-à-direqu'ilseplaceau-dessusdu«rideaude fer » idéologique, politique etmilitaire qui sépare uneEurope démocratique sous protection etdominationaméricainesd'uneEuropecoloniséeparlesSoviétiques.

DeGaulleveutquelaFrancesoitàl'initiativedudégel.Pourcela,elledoitnepasdépendredesÉtats-Unis, et s'il refuse l'entrée du Royaume-Uni dans la CEE, c'est qu'il estime que Londres estsoumisàWashingtonetsonagentenEurope.

IlfautdoncquelaFrancebrisetoutcequicréeunesujétionàl'égarddesÉtats-Unis.En1964,premierÉtatoccidentalàoserlefaire,deGaullereconnaîtlaChinecommuniste.Lamêmeannée,ileffectueunetournéeenAmériquelatine,invitantlesnationsdececontinentà

s'émanciperdelatutelleaméricaine–«Marchamoslamanoenlamano»,dit-ilàMexico.En 1966, il renforce la coopération avec Moscou. Mais c'est « la France de toujours qui

rencontrelaRussiedetoujours».IlvisiteralaPologne,etplustardlaRoumanie.Nationsouveraine,laFranceestimequelesidéologiesglissentsurleshistoiresnationalesetque

celles-cinepeuventêtreeffacées.Lanationestplusfortequel'idéologie.

Mais l'acte décisif, qui change la place de la France sur l'échiquier international – et pour

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longtemps –, est accompli le 7 mars 1966 quand de Gaulle quitte le commandement intégré del'OTAN,exigeledépartdestroupesdel'OTANquiséjournentenFranceetledémantèlementdeleursbases.

La France vient d'affirmer avec force sa souveraineté. Elle dispose de l'arme atomique. Elleconstruitdessous-marinsnucléaireslance-engins;elleestdoncindépendante.Elleretrouve,selondeGaulle,lefildelagrandehistoire.

Preuvedesonautonomiediplomatiqueau-dessusdesblocs:ilserendàPhnomPenh,et,dansungranddiscours,invitelesÉtats-UnisàmettrefinàleurinterventionmilitaireauViêtNam.

Cesprisesdepositionscandalisent:lesunshurlentdecolère,lesautresricanent,affirmentquelaFrancen'aqu'unediplomatiedelaparoleetdusimulacre.

Les centristes (Jean Lecanuet) et les indépendants critiquent cette politique extérieure qui faitnaviguerlaFranceentrelesdeuxicebergsdelaguerrefroide.Cesformationspolitiquess'apprêtentàassortirleursoutienàdeGaulledeprofondesréserves.Cesera,en1967,le«Oui...mais»deGiscardd'Estaing,quiainsiprenddéjàdatepourl'après-deGaulle.

Lagaucheetl'extrêmegauche,oùl'antiaméricanismeestrépanduetoùl'oncréedescomitésViêtNam,n'appuientpaspourautantdeGaulle,àlafoispourdesraisonspoliticiennes–ilest«ladroite»–etparcequel'idéedenationsouveraineleurestétrangère.

Enoutre,enserassemblantetenélaborantunprogramme–MendèsFranceetMichelRocardendiscutent lors de divers colloques, notamment à Grenoble en 1966 –, la gauche devient attirante,«moderne».

Labaseélectoraledugaullismeseréduitd'autant.Lesélectionslégislativesde1967confirmentàlafoislesuccèsdelagaucheetl'érosiondupartigaulliste,deplusenplusdépendantdesesalliésducentreetdeladroitetraditionnelle,quisont,eux,deplusenplusréticents.

Les propos que tient deGaulle àMontréal, le 24 juillet 1967, saluant d'un «Vive le Québeclibre!»lafoulequil'acclame,scandalisentunpeuplus.DeGaulleperdrait-illaraison?

Ceuxdu27novembre1967,lorsd'uneconférencedepresseconsacréeauMoyen-Orient,etquiqualifient le peuple juif de « peuple d'élite, sûr de lui-même et dominateur », lemettant en gardecontrelesactionsdeguerreetdeconquêtequil'entraîneraientdansuneconfrontationsansfinaveclesÉtatsvoisins,suscitentindignation,condamnation,incompréhension.

Certains évoquent le vieil antisémitisme maurrassien. Mais l'excès même de ces accusationsinexactesportéescontredeGaullemontrequecelui-cinefaitplusl'unanimité,pis:qu'iln'estmêmeplus respecté, qu'il exaspère, que de larges secteurs du pays, en cette fin d'année 1967, ne lecomprennentplus.Etque,pourd'autres,ilappartientàunmonderévolu.

Ilaurasoixante-dix-huitansencetteannée1968quicommence.ÀCaen,dejeunesouvriersengrèveaffrontentviolemmentlesforcesdel'ordrele26janvier.ÀParis,desétudiants,membresduComitéViêtNamnational,brisent lesvitresde l'American

Express ; certains sont arrêtés. Et le 22 mars, à Nanterre, la salle du conseil de l'université estoccupée.

Un étudiant franco-allemand, Cohn-Bendit, crée le Mouvement du 22 mars. La « nouvelleFrance»,celledesjeunesquiontautourdevingtans,apparaîtsurleterrainpolitiqueetsocial;elleannonceunenouvelleséquencehistorique.Cettegénérations'interrogesurlesensd'unesociétédontellenepartagepaslesvaleursofficielles.

L'undecesnouveaux jeunesacteursde lavie intellectuelleet sociale,RaoulVaneigem,quisedéfinitcommesituationniste,écritencemoisdemars1968:«Nousnevoulonspasd'unmondeoùla

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garantiedenepasmourirdefaims'échangecontrecelledemourird'ennui.»Lefluxinéluctabledesgénérationsentraîneetmodifiel'âmedelaFrance.

69.Mai1968-juin1969:c'estl'annéeparadoxaledelaFrance.Enmai1968,lepaysesten«révolution».Legouvernementsembleimpuissant.PierreMendès

FranceetFrançoisMitterrandsedisentprêtsàprendreunpouvoirquiparaîtàladérive.Unmoisplustard,le30juin,laFranceélitdanslecalmel'Assembléenationalelaplusàdroite

depuis 1945. Rejetés enmai, les gaullistes y détiennent lamajorité absolue pour la première foisdepuisledébutdelaVeRépublique.

Mais,le28avril1969,auréférendumproposépardeGaulle,lenonl'emporteavec53,18%desvoix.Conformémentauxengagementsqu'ilapris,deGaulle«cessed'exercersesfonctions».

Unmois et demi plus tard, le 15 juin 1969, l'ancien Premier ministre du général de Gaulle,GeorgesPompidou,estéluprésidentdelaRépubliqueavec57,8%dessuffragesexprimés!

Cetteannéejalonnéedesurprisesetdeparadoxesestuncondenséd'histoirenationale,unemiseànuetunemiseàjourdel'âmedelaFrance.

Lespectaclecommencedans lanuitdu10au11mai1968,quand leQuartier latin,àParis, secouvredebarricadespourprotestercontrel'arrestationd'étudiants,l'occupationetlafermeturedelaSorbonneparlapolicequilesenadélogés.

C'est comme si les étudiants, dépavant les rues, rejouaient les journées révolutionnaires,retrouvantlesgestesdesinsurgésduxixesiècle,ceuxde1830oude1832,de1848oude1871,maisaussiceuxdescombatsdelaLibération,enaoût1944.

C'estunthéâtrederue:pavés,arbressciés,voituresincendiées,chargesdesCRSaccueilliesauxcrisde«CRS,SS»,effetdelamémoiredétournéequidevientmensongère.

Danscesaffrontements,enbrandissantledrapeaurouge,onjoueaussidesépisodesdelaluttedes classesmondiale : on invoqueMarx, Lénine, Trotsky,Mao, CheGuevara, leViêt-cong, et ondénoncel'impérialismeaméricain.

En cette première quinzaine de mai 1968, Paris marie la tradition nationale et l'idéologiegauchistequiseréclamedumarxisme,dutrotskisme,ducastrismeetdumaoïsme.

Enfait,commeendenombreuxautrespays(États-Unis,Allemagne,Italie,Japon,parexemple),lajeunesseissuedubaby-boomd'aprèsguerreentreenscène.

EnFrance–particularitédel'âmedelanation–,elleinterprèteunsimulacrederévolution.La genèse en a été la protestation de quelques étudiants organisés dans des mouvements

minoritaires,celuidu22marsouceuxrelevantdelamouvancetrotskiste.Ils sont le détonateur qui embrase la jeunesse, les « copains » qui, depuis les années 60,

investissent peu à peu l'espace social et culturel. Cette génération entre dans le théâtre politiquefrançais,oùledécor,lestextes,lamémoireetlesposturessontrévolutionnaires.

Surpris–lePremierministre,Pompidou,etleprésidentdelaRépubliquesontenvoyageofficielàl'étranger–,lepouvoirpolitiques'interroge.

Il contrôle remarquablement la répression : grâce au préfet de police Grimaud, la nuit desbarricadesseracertesviolente,avecdenombreuxblessés,maisresteraunsimulacrederévolution.

Exceptionfrançaise:la«révolution»étudiantedéclencheunecrisesocialeetpolitique.La France est bien ce pays d'exception, centralisé, où la symbolique historique joue un rôle

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majeuretoùcequisepassesur lascèneparisienneprendlaprofondeurdechampd'unévénementhistorique.

Longtemps contenues, les revendications ouvrières explosent face à un régime affaibli. Lesgrèveséclatent,mobilisentbientôtplusdedixmillionsdegrévistes–unsommethistorique.

Augouvernement,certainscraignentune«subversioncommuniste»,puisquelaCGTestliéeauParticommuniste.

Etcen'estplusseulementParisquiestconcerné.Toutelanationestparalysée.Lesvillesdeprovincesontparcouruespardescortègesàl'ampleurexceptionnelle.Lesamphithéâtresdetouteslesuniversités,lesthéâtres–àParis,celuidel'Odéon–,lesécoles–

celle des Beaux-Arts –, les rues, les places, deviennent des lieux de débat. Des assembléestumultueuses écoutent des anonymes, des militants, des écrivains célèbres (Sartre, Aragon). Onapplaudit,onconteste.

C'est la « prise de parole », le rejet des institutions. Les communistes sont débordés par lesgauchistes,lesmaoïstes,lestrotskistes.

Etl'oncrie:«Adieu,deGaulle,Adieu!»ouencore:«Dixans,çasuffit!»

Ainsi,àlafindumoisdemai,la«révolution»étudianteestdevenueradicalementpolitique.C'est comme un condensé d'histoire. Lesmultiples réunions font penser par leur nombre, les

participations massives, la diversité des problèmes soulevés par une foule d'intervenants, auxassembléespréparatoiresauxétatsgénérauxélaborantleurscahiersdedoléances.Déjàonsembleàlaveilled'un14juillet1789.

Danslescortèges,certainssouhaitentqu'onprenneuneBastillequiferaittomberlepouvoirduvieuxmonarque.Onlance:«DeGaulleaumusée!»

Toutsejouedanslesquatrederniersjoursdemai.D'abord, Pompidou réunit les syndicats. Il aboutit le 27mai aux accords deGrenelle avec la

CGT.Ilretireainsidumordantaumouvementsocialetstoppesapropagation.Enoutre,l'indicationpolitiqueestprécieuse:lescommunistesneveulentpas–luciditéoucalcul

lié à lapolitiqueextérieuredeDeGaulle ?–d'unaffrontement, auxmargesde la légalité, avec lepouvoir.

Dès lors, l'acte de candidature de FrançoisMitterrand et de PierreMendès France – alliés etconcurrents–,sedéclarantle27maiprêtsàgouverneralorsquelepouvoirn'estpasvacant,apparaîtcommelechoixdepousserlepaysdansl'«aventure».

Celui-cineledésirepas.Ilsuffitd'unappelradiodiffuséduGénéral,le30mai,pourrenverserlasituation.DeGaulle s'est rendu laveilleauprèsdugénéralMassu,commandant les forces françaisesen

Allemagne,stratagèmecréantl'angoisseetl'attente,habiledramatisationbienplusquedémarched'unprésidentébranlécherchantl'appuidel'armée.Àlaradio,ilannonceladissolutiondel'Assembléeetdesélectionslégislatives.

La volonté du pays de mettre fin à la « révolution » s'exprime aussitôt : manifestation d'unmilliondepersonnessurlesChamps-Élysées,le30mai;auxélectionsdes23et30juin,triomphedesgaullistesde l'UDR (gainde93 sièges)des indépendants (gainde10 sièges), et écheccommuniste(pertede39sièges)etdesgauchesdelaFGDS(pertede64sièges).

Derrière le simulacre de révolution à quoi s'était complue l'âme de la France se manifestel'aspirationàlapaixcivileetaurespectdesprocéduresconstitutionnelles.

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L'âme de la France apparaît ainsi ouverte au débat, mais seule une minorité infime désireréellementlarévolution.Sondiscoursetsesposturesnesuscitentpasdeprimeabordlerejet:onlesentend, on les regarde, on les approuve, on les suit même comme s'il s'agissait de revivre – derejouer – des scènes de l'histoire nationale auxquelles on est affectivement – et mêmeidéologiquement–attaché.Toutcesimulacrefaitpartiedel'âmedelaFrance.Maisonneveutpasselaisser entraîner à brûler le théâtre parceque, sur la scène, quelques acteurs, qu'onpeut applaudir,dressentdesbarricadesetdéclamentdestiradesincendiaires.

D'ailleurs,cesacteurseux-mêmes–trotskistes,maoïstes,gauchistesdetoutesobservances–serefusentàmettrelefeuàlaFrance.

Les plus engagés d'entre eux – maoïstes regroupés dans la Gauche prolétarienne – n'aurontjamaisversé–àl'exceptiondequelquesraresindividualités–dansla«luttearmée»,commecelaseproduiraenAllemagneetsurtoutenItalie.

Comme si, dans la culture politique nationale, cette séquence de l'« action directe » de petitsgroupes prêts à l'attentat et à l'assassinat ne trouvait pas d'écho favorable,mais une condamnationferme.

Commesil'actionpolitique«demasse»,accompagnéedecontroversesidéologiquesouvertesplutôtqued'uneculturedesecte,l'emportaittoujours.

Comme si les «militants révolutionnaires » avaient la conviction que le « peuple français »,celuide1789,de1830,de1848,de1871,de1944,pouvaitlesécouter,lescomprendreetlessuivre.Comme si, finalement, l'action armée, groupusculaire, terroriste, était la marque de nations quin'avaient pas connu « la » Révolution, mais dont les peuples, au contraire, s'étaient laisséenrégimenterparla«réaction»,lefascisme,lenazisme...etlestalinisme.

Lerefusdugauchismedepasseràlaluttearméeestainsilerésultatmoinsd'uneimpossibilité« technique» (petit nombredemilitants décidés à agir) quedupoidsd'unehistoirenationaledanslaquellelasociété–lepeuple–ajouélerôledéterminantàtouteslesépoques,delamonarchieàlarépublique.

Et,eneffet,c'estparlasociétéetensonseinqueles«révolutionnaires»deMai68l'emportent.Ils s'y insèrent, y conquièrent des postes d'influence dans ces nouveaux pouvoirs que sont les

médias.Ilsconstituentune«génération»solidairequi transforme lesimulacrede révolutionenvraie

mythologierévolutionnaire.Ils exaltent les épisodes estudiantins – les barricades à résonance historique – et effacent des

mémoireslapluspuissantegrèveouvrièrequ'aitconnuelaFrance.Une reconstruction idéologique deMai 68 est ainsi réalisée par les acteurs eux-mêmes, avec

l'assentimentdetouslespouvoirs.

Cette révolution deMai est aussi une déconstruction de l'ordre républicain et de ses valeurs,points d'appui des mouvements sociaux. La République, c'était l'exception française, manière des'opposeràla«normalisationéconomique».

LarévolutiondeMai,aucontraire,estenphaseaveclanouvelleculturequienvahitlemondeàpartirdesannées60.Elleestpermissivesurleplandesmœurs(culturegayetlesbienne,avortement,usageducannabis,etc.),féministeetantiraciste.

Elle refuse les hiérarchies, les structures jugées autoritaires. Elle valorise et exalte l'individu,l'enfant.Elleprovoqueunchangementdesméthodesd'enseignement.

Cetterévolutionculturelle,portéeparladiffusiondesmédiasaudiovisuels,condamnel'idéedenation.Ellelasoupçonnedeperpétuerunevisionarchaïque,autoritaire,hostileàlajouissance,àla

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consommationlibertaireadaptéeàl'économiedemarché.L'héroïsme national, l'idée de grandeur, l'idéemême de France – et de son rôle exceptionnel

dansl'histoire–,sontrefoulés.L'âmedelaFrancesetrouveainsidéformée,amputée.Dansceclimat,deGaulleetlesvaleursqu'ilreprésentesontcondamnés.« Adieu de Gaulle, adieu », « De Gaulle au musée » : ces slogans des manifestants rendent

compteennégatifdesaspirationsdesnouvellesgénérations.

LenouveauPremierministre(MauriceCouvedeMurvillearemplacéGeorgesPompidou,quiaefficacement fait face aux événements deMai,mais qui apparaît comme un candidat possible à laprésidencedelaRépublique)incarnepluscaricaturalementquedeGaullelesvaleursdecettehistoirefrançaisequelarévolutiondeMaiadévalorisées.

DeGaulleestparfaitementconscientduchangementintervenu,du«désirgénéraldeparticiper...Tout lemondeenveutpluset tout lemondeveuts'enmêler.»Maisleréférendumqu'ilproposele28 avril 1969, visant àmodifier le rôle et la compositionduSénat et à changer l'organisationdescollectivitésterritoriales,nepeutrépondreàl'attentequitraverselasociété.

Ensomme,deGaulleestdevenulevivantsymboledupassé.Saplaceesteneffet,aumusée,dansl'histoirerévolue.Etl'onvoitdéjàseprofilerderrièreluiunhommed'Étatmoderne:GeorgesPompidou.L'ancien

Premierministre, s'est contenté, pendant la guerre, d'enseigner. Il a « vécu », a été banquier chezRothschild. Il aime l'art contemporain, est photographié avec un pull noué sur les épaules. Desrumeurstententdelecompromettreaveclemondedelanuitetdeladébauche.Ils'agitd'unetentativevisantàl'abattre.Maispeut-êtrequ'aucontrairecettecalomnieaplaidéensafaveur.

Cen'est plusunhérosquasimythologiqueque laFrancedésire.Elleveut unhommenonpasquelconque,maisplusproche.

Lenonl'emporteauréférendumdu28avril1969.« Je cesse d'exercer mes fonctions de président de la République. Cette décision prend effet

aujourd'huiàmidi»,communiquedeGaulleà0h10,le29avril.GeorgesPompidouestéluprésidentdelaRépubliquele15juin1969avec57,8%dessuffrages

exprimés,contre42,25%àAlainPoher,modéré,présidentduSénat.Au premier tour, les candidats de la gauche socialiste (Defferre, Rocard) obtiennent

respectivement5,1et3,61%desvoix).Mitterrand,prudentetlucide,n'apasétécandidat.LecommunisteDuclosarassemblé21,5%desvoix.LetrotskisteKrivine,1,05%.TelestlevisageélectoraldelaFranceunanaprèsla«révolution»deMai.Lagauchen'estpasprésenteausecondtourduscrutin,alorsqu'en1965Mitterrandavaitmisde

Gaulleenballottage.Pourtant,malgrélavictoiredeGeorgesPompidou,laRépubliquegaullienneestmorte.

DeGaullen'ysurvivrapaslongtemps.Ilmeurtle9novembre1970.Refusanttousleshommagesofficiels,ilavaitsouhaitéêtreenterrésansapparatàColombey-les-

Deux-Églises.Il avait écrit, dédicaçant un tome de ses Mémoires à l'ambassadeur de France en Irlande,

quelquessemainesaprèssondépartdupouvoir,unepenséedeNietzsche:

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RiennevautrienIlnesepasserienEtcependanttoutarriveEtc'estindifférent.

5

LAFRANCEINCERTAINE

1969-2007

70.En 1969, comme si souvent au cours de son histoire, la France entre dans le temps des

incertitudes.Elleavaitchoisidurantunedécenniedes'enremettreau«héros»qui,unepremièrefois,l'avait

arrachéeauxtraîtres,auxmédiocresetauxpetitsarrangementsd'une«étrangedéfaite».Respectant le contrat implicite que le pays avait passé avec lui, de Gaulle avait mis fin à la

tragédiealgérienne.LaFrancepouvaitdonc–lemoment,l'occasion,lesmodalités,seraientaffairedecirconstances

–renvoyerlehérosau«musée»desessouvenirs.

DeGaulleparti,laFranceestincertaine.Les successeurs – Georges Pompidou (1969-1974), Valéry Giscard d'Estaing (1974-1981),

FrançoisMitterrand (1981-1995), Jacques Chirac (1995-2007) – ne sont, chacun avec son rapportsingulieràlaFrance,aumonde,àlavie,quedeshommespolitiques.

Ils ne gravissent plus les pentes de l'Olympe, mais les modestes sommets d'une gloirepoliticienne,mêmesil'avant-dernier,qu'animaitunejalousierancieàl'égarddeDeGaulle,rencontrépourlapremièrefoisen1943,atenté–onal'Olympequ'onpeut–deconstruiresamythologieenconviantsescourtisansetlescamérasàl'ascension,devenuerituelle,delarochedeSolutré,sonsitepréhistorique.

Mais, derrière la succession apaisée des présidents de la République, dont aucune crise derégime ne vient interrompre unmandat que seule lamaladie peut écourter (mort dePompidou en1974),lesenjeuxsontmajeurspourlanation.

Leprojetdu«héros»étaitclair,simplemaisexigeant : indépendance,souveraineté, fidélitéàl'âmedelaFrance,etdoncgrandeur.

L'exceptionfrançaisedevaitêtremaintenueàlafoisdansl'organisationéconomique,socialeetpolitique–unÉtatfortanimantetcanalisantlavieéconomique,instituantla«participation»–etdansles relations internationales – la France n'est d'aucun bloc, elle reconnaît les nations comme desentitéssouveraines,libresdevivreàl'intérieurdeleursfrontièrescommeellesl'entendent.Nidroitnidevoird'ingérence.

LarévolutionculturelledeMai–répliquedeladominationmondialedesimagesdelasociétéaméricaine,elle-mêmemodeléeparsonhistoire,sonmoded'organisationéconomique–acontestéleprojetgaullien.

Maisle«nouveaumodèleculturel»a-t-ilréellementpénétré,etjusqu'àquellesprofondeurs,lasociétéfrançaise?A-t-ilvaincu,balayétouslesaspectsduprojetgaullien?

Entre lenouveauet l'ancien,quellecombinaison,queléquilibrepeut-onréaliser?Etcomment

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lesprésidentssuccessifs–etlesforcespolitiquesquilessoutiennent–vont-ilssesituerparrapportàcettequestionmajeure?

Vont-ils s'appuyer sur les aspirationsnouvelles, les reconnaître, et, àpartird'elles,«modifierl'âme de la France », ou tenter au contraire de les contenir, de les refouler, ou encore,pragmatiquement,enfonctiondeleursintérêtsélectoraux,tenterdeconcilierl'ancienetlenouveau?

Il s'agit en somme de savoir qui va assumer, et comment, l'héritage de la « révolution » deMai 68. Quelle part on en retiendra, ce qu'on refusera, et vers quelles formations politiques seporterontlesacteursdeMai.

À l'évidence, ils ont inquiété les électeurs de juin 1968, qui ont élu unemajorité absolue dedéputés gaullistes, et ceux de juin 1969, qui ont choisi Georges Pompidou et écarté la gauche etl'extrêmegauche.

Pompidou, qui par ailleurs bénéficie d'une conjoncture économique favorable, dispose d'unelarge assise électorale exprimant la réaction du pays devant le risque « révolutionnaire » et sonattachementconservateuraumodèleancien.

Cependant,lasociétéesttravailléeparl'«espritdeMai».

Au fil des années, tout au long de la présidence de Georges Pompidou (1969-1974), il semanifestesouvent.Lesgauchistessontprésents.

La tentation de créer un « parti armé » est réelle, même si – nous l'avons noté – elle ne seréaliserapas.Lamortd'unmilitant–PierreOverney,en1972–etsesobsèquessontsymboliquementla dernière grande manifestation gauchiste à traverser les quartiers de l'Est parisien,traditionnellement«révolutionnaires».

Ilyal'émergenceduMouvementdelibérationdesfemmes(MLF);ladéclaration,en1971,de343femmesreconnaissantavoireurecoursàl'avortement.

Telou tel faitdivers (le suicided'unprofesseur,GabrielleRussier,quiapouramantunélèvemineurdedix-huitans,etPompidousaura,citantPaulÉluard,trouverlesmotsdelacompassionvis-à-vis de « la malheureuse qui resta sur le pavé... »), illustre les tensions, les conflits entre lesnouvellesaspirationsetlaloi.

C'estuntravaildedéconstructionquisepoursuit.Ilmodifie le regard qu'on porte sur deux périodes clés de l'histoire nationale, fondatrices de

l'héroïsmenationaletdesamythologie.D'abord,laRévolutionfrançaise,qu'unhistoriencommeFrançoisFuretcommenceàrepenserà

la lumière de ce qu'on a appris du régime soviétique. Ce n'est plus de la liberté qu'on crédite laRévolution,maisdutotalitarisme.Robespierreestl'ancêtredeLénineetdeStaline,etceux-cisontlescréateursdel'archipeldugoulag(lestroisvolumesdeSoljenitsynesontpubliésenrusseàParisendécembre1973,enfrançaisen1974-1975).

L'autre révision porte sur la France deVichy (titre d'un livre de l'historien américainRobertPaxton).Sur lagestegaullistequi affirmequeVichy«estnul etnonavenu»etque lanationa levisagedelaRésistanceetdelaFrancelibre–sortedetapisserieoùnefigurentquedeshéros–vientsesuperposeruneFranceambiguë,celleque révèleaussi le filmdeMaxOphüls,LeChagrinet lapitié.

Au mythe héroïque et patriotique déconstruit succède le mythe d'une lâcheté nationale, d'unattentismegénéralisé,voired'undoublejeu–oùsereconnaissentunGeorgesPompidou,unFrançoisMitterrand–auxantipodesdes choix radicauxet clairsprispar certains (deGaulle,Messmer)dèsjuin1940.

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Cesrévisionsdel'histoirenationaleparticipentdel'espritdeMai.En choisissant comme Premier ministre Jacques Chaban-Delmas – général gaulliste –,

Pompidou, en juin1969, cherche l'équilibre entre l'ancien et le nouveau, puisqueChaban, lorsqu'ilprésente son programme à l'Assemblée, déclare : « Il dépend de nous de bâtir patiemment etprogressivementunenouvellesociété.»

Ceprojetde«nouvellesociété»aétéélaboréparSimonNora–prochedeMendèsFrance–etJacquesDelors,syndicalistechrétien.

La « nouvelle société » devient l'idée force et la formule emblématique recouvrant toutes lesinitiativesdugouvernementChaban-Delmas.

Parsesattitudes,l'hommeveutd'ailleursincarnerun«nouveau»typedepersonnalitépolitique.Ilest«moderne»,svelte,sportif,séducteur,souriant.

Cetteapparencepeutêtreàsoiseuleunmanifestepolitique.Ilyad'ailleursuneressemblanced'allureentreChaban,ValéryGiscardd'Estaing–ministrede

l'Économie et des Finances – et Jean-Jacques Servan-Schreiber, directeur de l'Express, désormaisprésident du Parti radical, auteur du programme radical Ciel et Terre. À travers eux s'affirme unparallélismedesvolontésréformatrices.

Lesmotsréforme,réformateur,peuplentlesdiscourspolitiques.Ilsjustifientlesmesuresprisesparlegouvernement.

Les plus commentées concernent la justice, la radio et la télévision publiques (ORTF), qui sevoient garantir l'indépendance. L'effet est réel à la télévision où, pour la première fois, certainsmagazines–«Cinqcolonnesàlaune»–reflètentlaréalitéavecsesconflitsetsestensions.

Mais, pour Pompidou comme pour samajorité, ce style Chaban, cesmesures, sont autant deconcessionsàla«gauche»,quifragilisentlamajorité.

Lasituationéconomiquesedégradesousl'effetdesmesuresmonétairesprisesparlesÉtats-UnisdeRichardNixon(findelaconvertibilitéentreledollaretl'or,chutedudollar,haussedescoursdupétrole:en1973,leprixdubarilestmultipliéparquatre).Lesconflitssociauxs'aggravent.Lagaucheprogresse, et aux élections de 1973, en pourcentage de votants, elle dépasse même la majorité(42,99%pourcettedernière,43,23%pourlagauche).

Pompidou avait anticipé ce recul, tentant, par le renvoi de Chaban et son remplacement parPierre Messmer, en juillet 1972, de rassembler sa majorité sur les « valeurs traditionnelles » dumodèleancien.

Ceredressementparaîtd'autantplusnécessairequeFrançoisMitterrand–en1971,aucongrèsd'Épinay – a pris la tête d'un nouveau Parti socialiste. Celui-ci a signé en 1972 avec le PCF et leMouvementdesradicauxdegauche(MRG)unProgrammecommundegouvernement.Lagaucheadoncresurgirapidementdesdécombresde1969.Etilapparaît,auvudesrésultatsélectorauxde1973,qu'ellefaitjeuégalavecladroite.

C'estainsiqu'àlamortdePompidou–2avril1974–,faceàlacandidaturedeValéryGiscardd'Estaing,représentantdesmodéréslibéraux,lesgaullistessedivisent.Chaban-Delmasestcandidat,maisunepartiedesgaullistes,derrièreJacquesChirac,apportentleursoutienàGiscard.

Celui-cil'emportesurFrançoisMitterrand,candidatuniquedelagauche(49,2%desvoixcontre50,8%,soitunedifférencede425599voix).

Lefaibleécartquiséparelesdeuxcandidatsestsignedel'incertitudefrançaise.

La gauche est portée par le désir d'alternance, les premières conséquences sociales du choc

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pétrolierde1973,lerecoursàunehistoiremythifiée:leFrontpopulaire,l'unitéd'action.MaintsacteursdeMaiontadhéréauPSaprèslecongrèsd'Épinay,commedenombreuxmilitants

dusyndicalismechrétien.Denouvellesgénérationspeuplentainsilagaucheetluidonnentunnouveaudynamisme, renforcé par le fait que le PCF perd de son hégémonie culturelle et politique. Il sedégradeenmêmetempsquel'imagedel'URSS.

L'«espritdeMai»reverditlevieilarbresocialiste,et,dèslelendemaindeladéfaitedu19mai1974faceàGiscard,chacun,àgauche,estimequelavictoireétait–serabientôt–àportéedemain.

Pourtant,Giscardd'Estaingestleprésidentleplusdécidéà«moderniser»lasociétéfrançaise.Jeune(quarante-huitansen1974),ildéclareaulendemaindesonélection:«Decejourdateune

ère nouvelle de la politique française. » Il a choisi JacquesChirac commePremierministre,maisc'estpourneutraliserlepartigaulliste.Songouvernementcomportedesréformateurs(Jean-JacquesServan-Schreiber,FrançoiseGiroud),despersonnalitésindépendantes(SimoneVeil).

Mais,surtout,cethommed'expérience(ministredel'ÉconomieetdesFinancesde1959à1966,puisde1969à1974)quiacontribuéàlachutedeDeGaulleenappelantàvoternonauréférendumde1969aunvéritableprojetpourlaFrance.

Etilestl'antithèseduprojetgaullien.

Il s'agit d'abord de réaliser que la France n'est qu'une puissance moyenne (1 à 2 % de lapopulation mondiale, insiste-t-il). Elle doit abandonner ses rêves de grandeur, se contenter d'êtrel'ingénieurdelaconstructioneuropéenne,quiestsongranddesseinetsachance.

Giscard est, pour l'Europe, le maître d'œuvre de réformes décisives (élection au suffrageuniverselduParlementeuropéen, créationduSystèmemonétaireeuropéen, renforcementdes liensavecl'Allemagne).

Ilestàl'initiativedesrencontresdesGrands,leG5,pourdiscuterdesaffairesdumonde.Ilcroitàlapossibilitédeladétenteinternationalecommeàlafindela«guerrecivilefroide»

queselivrentlesforcespolitiquesfrançaises.Ilestpartisandela«décrispation»,d'une«démocratiefrançaiseapaisée»,delapossibilitédegouverneraucentre,enaccordaveclegroupecentral–lesclassesmoyennes –, et, il l'annonce dès 1980, il acceptera une « cohabitation » avec unemajoritélégislativehostile,etlalaisseragouverner.

C'estunenégationde l'espritdes institutions telquedeGaulle l'avaitmisenœuvre :àchaqueélection,ilremettaitsonmandatenquestion.

Enfait,Giscardexprimela«traditionorléaniste»française,quiaccepteunepartiedel'héritagerévolutionnaire et veut oublier que « l'histoire est tragique », ou à tout lemoins qu'elle n'est passeulementleproduitetlerefletdelaRaison.

Giscardmetceprojetenscène.Leprésidentestunhommeaccessible.IlremonteàpiedlesChamps-Élysées.Ils'inviteàdîner

chezdesFrançais.Ilvisitelesprisons.C'estunsouverain,maisproche,ouvert.Iljouedel'accordéonetaufootball.La«communication»commenceàbalayercommeungrandventlestraditionscompasséesde

laviepolitique.Ils'agitdechangerlesmœurs,deprendreencomptel'espritdeMai.Majoritéetdroitdevoteàdix-huitans, loi sur l'interruptionvolontairedegrossesse,création

d'unsecrétariatd'ÉtatàlaConditionféminineetréformedel'ORTFsontlatraductioninstitutionnelledesrevendicationssociétalesapparuesen1968.Demême,lamultiplicationdesdébatsoùleprésidentrencontredeslycéensoudeséconomistesveutmontrerquelepouvoirestfavorableàla«prisede

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parole»,audialogueaveclescitoyens.

Cependant, ce projet récupérateur, moderne, souvent anticipateur, ne va pas permettre laréélectiondeGiscardenmai1981.

D'abordparcequelacrisede1973faitsentirseseffets:lechômagedevientuneréalité.Ensuite, les«gaullistes» s'opposent aux«giscardiens» àpartir de1976,de ladémissionde

Chirac du poste dePremierministre, puis de son élection – contre un giscardien – à lamairie deParis.Ilssignifientqu'ilssontdansl'«opposition».

Cettedéfectionestrévélatrice.Les gaullistes – leurs électeurs – sont heurtés par la « déconstruction » active, proclamée,

exaltée,du«systèmefrançais».Lepatriotismefrançais–ravivépardeGaulle–s'irritedecettevolontégiscardiennedegommer

lesspécificitésfrançaises,denierl'exceptionetlagrandeurnationales.Onestchoquéqu'ilaitchoisides'exprimerenanglaislorsdesapremièreconférencedepresse.L'histoirenationalerésiste,l'âmedelaFrancesecabre.QuantàlarigueurdunouveauPremier

ministre,RaymondBarre,elleheurte.Nil'opinionnilesforcespolitiquesnesontprêtesàentendreleprofesseurBarre,«meilleuréconomistedeFrance»,énoncerdesvéritésdéplaisantessurlaréalitésocialeetéconomiquedupays.D'unecertainemanière, la«modernisation»giscardiennedevancel'évolutiondupays.

FrançoisMitterrand,aucontraire,veilleàrassembleràlafoisles«modernisateurs»–ainsi,enmatière d'information, il est partisan des « radios libres », ou bien il prend explicitement positioncontrelapeinedemort–etles«conservateurs»delagauche.

Cesderniers,d'ailleurs,souhaitentl'alternancepolitiqueàn'importequelprix.Mitterrandsait leurparlernonde«groupecentral»,oude la finde« laguerrecivile froide

franco-française». Ilévoque leFrontpopulaire(lui-mêmeporteungrandchapeauà laBlum!), laluttedesclasses,lesortd'Allende–leprésidentchilienrenverséetmortaprèsuncoupd'ÉtatmilitairesoutenuparlesÉtats-Unisle11septembre1973.

Lescommunistes,quiontrompuavecluisurleProgrammecommunen1977–cequiapermislavictoiredesgiscardiensauxlégislativesde1978–,sontcontraintsdeserallieràluiausecondtour.

Tous les Français – y compris les gaullistes – qu'inquiète la «modernisation » de la France,laquellen'estàleursyeuxqu'uneaméricanisation,seretrouventdansl'idéed'une«forcetranquille»quiprotège,surlesaffichesdeMitterrand,unvillagetraditionnelblottiautourdesonéglise.

Image«pétainiste»quirenvoieàlaterre,auxtraditions,repoussantGiscarddansunemodernitésansracinesdontonneveutpas.Transformantle«modernisateur»qu'ilestenunesorted'aristocraterentrédeCoblence,compromisdansuneaffairedesdiamantscommeilyeutuneaffaireducollierdelareine!Lacalomnieest,detraditionnationale,unearmepolitique.

Mitterrandestélule10mai1981avec51,75%desvoixcontre48,24%àGiscard(15708262voixcontre14642306).

Enjuin1981,leslégislativesfontéchoàcesuccèsprésidentiel:lePSetsesalliésobtiennentlamajoritédessiègesàl'Assemblée.

C'estmoinsun fortdéplacementdevoixque les abstentionsdesélecteursdedroitequi sont àl'originedecesuccès.

L'alternancepolitiqueestcomplète.

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Mais,pourvaincre, il a fallunepaschoisirentre«modernes»et«archaïques»,donnerdesgages aux uns et aux autres tout en privilégiant la phraséologiemarxisante pour séduire les plusmilitantsdesélecteurs.

Cetteambiguïténepeutqu'êtresourcededéceptions.Mais il est sûr que la victoire n'a été possible que par le ralliement à la gauche des

«révolutionnaires»demai1968.

Enmai1981,venusde laBastille, ils arpentèrent les ruesduQuartier latin–du théâtred'unerévolutionvraie à celuid'une révolution simulacre–en scandant :«Treizeansdéjà, coucounousrevoilà!»

71.Àcompterde1981etdurantlesvingtdernièresannéesduxxesiècle,laFranceestdéchiréeentre

illusionsetréalité,entrepromessesetnécessités.Certes,souventl'âmedelaFrances'estréfugiéedanslessongesetlesmythesglorificateursou

consolateurs.Ilsavaientaussilavertudepousserlepeupleàaccepter,àconquérirl'avenir.Rien de tel depuis l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République. C'est

commesi laviepolitique française–gaucheetdroiteconfondues–n'avaitpluspourobjetquedecacherlavéritéauxélecteurs,delesgrugerafindelesconvaincredevoterpourteloutelcandidat.

Sibienquel'écartn'ajamaisétéaussigrandentreprogrammesetréalisations,entrediscoursetactes.

Et jamais la déception n'a été aussi profonde dans l'âme de chaque Français ; le pays entierbasculedansl'amertume,lacolère,leméprisàl'égarddela«classepolitique»quigouverne.

Lesabstentionnistessontdeplusenplusnombreuxetlespartisextrémistes–dedroitecommedegauche –, protestataires exclus de la représentation parlementaire et de l'exécutif, recueillent les«déçus»despartisdegouvernement,PartisocialisteetRPR–cepartiquiseprétendgaullistemaisquin'estqu'auservicede«son»candidat,JacquesChirac.

LePS comme leRPRont promis des réformes radicales : les uns faisantmiroiter au pays lajusticesociale,l'égalité;lesautres,lacroissance,l'efficacité,donclarichesseetleprofit.

Leprogrammesocialistede1981visemêmeà«changerlavie»!JackLang,ministredelaCultureinamovible,caractérisel'alternancecommelepassage«dela

nuitàlalumière».IlinaugurelapremièrefêtedelaMusiquele21juin1981–jourdudeuxièmetourdesélectionslégislativesquivontdonnerlamajoritéabsolueauPSassociéauxradicauxdegauche(MRG),débarrassantainsiMitterranddel'hypothèqueetduchantagecommunistes.

Maisl'avenirneserapasunefête.En1982,dévoréeparl'inflation,laFrancecomptepourlapremièrefoisdesonhistoireplusde

deuxmillionsdechômeurs.

Quant à Jacques Chirac, élu à la présidence de la République en 1995 au terme des deuxseptennats de FrançoisMitterrand, il dénonce dans sa campagne contre ÉdouardBalladur, issu duRPR,Premierministrede1993à1995,la«fracturesociale».Ets'engageàlaréduire.

Quelquessemainesaprèssavictoire,pluspersonnenecroitplusaujoueurdeflûtequiaguidélesélecteursjusqu'auxurnes.

La déception, laméfiance et, ce qui est peut-être pire, l'indifférenceméprisante à l'égard despolitiques,quipénètrentl'opinion,expliquentl'instabilitéquis'installedanslessommetsdel'État.

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Il peut paraître paradoxal de parler d'instabilité quand FrançoisMitterrand est président de laRépubliquependantquatorzeansetJacquesChirac,douzeans(unseptennat,unquinquennat,1995-2002-2007). Mais ces durées ne sont que la manifestation la plus éclatante du mensonge et de laduperiequisesontnichésaucœurdelaRépublique.

Cetrucage,destinéàmasquerladéconstructiondesinstitutionsdelaVeRépublique,senomme« cohabitation ». Il ne s'agit pas d'un pouvoir rassemblant autour d'un programme résultant d'uncompromispolitique,dutype«grandecoalition»entredémocratiechrétienneetsociaux-démocratesallemands,maisd'uneneutralisation–stérilisationetparalysie–duprésidentetduPremierministreissusdepartisopposésetpréparantlarevanchedeleurscamps.

La « cohabitation » est pire que l'instabilité qui naissait de la rotation accélérée du manègeministérielsouslesIIIeetIVeRépubliques.Car,ici,l'ambiguïté,l'hypocrisie,la«guerrecouverte»,sontlequotidiendel'exécutifbicéphaledominéparlapréparationdel'échéanceélectoralesuivante.

Cesystème–annoncéparGiscardd'Estaing–présentecertesl'avantagedemontrerqu'entrelesgrandes familles politiques, dans un pays démocratique, les guerres de religion et l'affrontementd'idéologies totalitaires contraires ont cédé la place à des divergences raisonnées à propos despolitiquesàmettreenœuvreauseind'unesociété,d'uneéconomie,d'unmondequepluspersonneneveutradicalementchanger.

C'estbienlafindela«guerrecivilefranco-française»,lechoixdegouvernerens'appuyantsurungroupecentral,souhaitésparGiscard,quisemettentlentementenplace.

Mais,demanièreparallèle,lemitterrandismepuislechiraquismenesontquedesgiscardismesmasqués, l'un sous lesdiscoursdegauche, l'autre, sous lesproposvolontaristesd'unnéogaullismeimprobable.

Déçuparlesmajoritésqu'ilélit,lepeuple,d'uneéchéanceélectoraleàl'autre,contreditsonvoteprécédent,etaucunemajoritégouvernementalenesesuccèdeàelle-mêmedepuis1981.

En1986, ladroite l'emporteauxlégislativesetChiracdevient lePremierministredeFrançoisMitterrand.

Cedernier,désavouéparladéfaitedesoncampauxlégislatives,a«giscardisé»lesinstitutionsennedémissionnantpas,maisenmenant,de1986à1988,uneguerresouterrainecontreChirac,battuen1988parunprésidentmaladedesoixante-douzeans.

Mitterranddissoutalorsl'Assemblée.Unemajoritésocialisteestélue,etRocardestinvestichefdugouvernement.

En1993,effondrementsocialiste,gouvernementd'ÉdouardBalladuretprésidencedeMitterrandjusqu'en1995.

Élection de Chirac, qui ne dissoudra l'Assemblée – de droite – qu'en 1997, et début d'unenouvellecohabitation,puisqu'uneAssembléeàmajoritésocialisteestélue...

Cette rivalitéau sommet trouve sa justificationdans le recoursàdesdiscoursqui, aunomdu«socialisme»oudu«libéralisme»,anathématisentl'autre.

Maisilsneconvainquentplusqu'unefrangetoujoursplusréduitedelapopulation.Lescouchespopulairessontdemoinsenmoinssensiblesàces invocations idéologiséesquin'empêchentpas ladégradation de leur situation (chômeurs, exclus, bénéficiaires du revenu minimum d'insertion,habitantsde«quartiersdéfavorisés»).Ilsressententcette«guerreverbale»commeunthéâtrequineparvientplus àmasquerune convergence,des arrangementsqu'onne saurait avouerpuisqu'il faut,pourdesraisonsélectoralesetdepartagedupouvoir,continuerdes'opposercommeàGuignol.

Leschangementsradicauxintervenusdanslasituationmondialerendentencoreplusfacticesles

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affrontements entre une gauche qui continue de parler parfois marxiste – à tout le moins« socialiste » – et une droite qui, comme la gauche de gouvernement, applaudit à la constructioneuropéenneetauxtraitésquil'élèvent:Acteunique,Maastricht,monnaieunique,etc.

Onverrasurlesmêmestribunes,en1992,ministres«socialistes»etchiraquiensougiscardiensfavorablesàlaratificationdutraitédeMaastricht,cependantqued'autressocialistes(Chevènement)etd'autres « gaullistes » (Séguin) s'y opposeront, les uns et les autres rejoignant pour l'électionprésidentiellede1995descasesdifférentes:Séguin,celledeChirac,Chevènement,celledeJospin,lesgiscardiensetd'autresRPR,celledeBalladur.

En fait, la question européenne est révélatrice de la position des élites politiques – etintellectuelles–àl'égarddesquestionsinternationales.

Car Mitterrand ne rejette pas seulement l'esprit et la pratique gaulliens des institutions, ilabandonneaussilesfondementsdelapolitiqueextérieuredeDeGaulle.

CommeGiscard, il estime que la France ne peut jouer un rôle qu'au sein de l'Europe : « LaFranceestnotrepatrie,mais l'Europeestnotreavenir», répète-t-il. Il fautdoncreprendresaplacedansl'OTAN,suivrelesÉtats-UnisdanslaguerreduGolfe(1990).

La chute dumur deBerlin – 1989 – et la réunification de l'Allemagne, puis la disparition del'Unionsoviétique,confortentladiplomatiemitterrandiennedansl'idéequeseulel'UnioneuropéenneoffreàlaFranceunchampd'action.

Restent les interventionsdans leprécarréafricain, lesdiscours sur lesdroitsde l'hommequitententderedonneràlaFranceuneaudiencemondialenonplusauplanpolitique,maisparlesproposmoralisateurs, comme si compassion et assistance étaient la menue monnaie de la vocationuniversalistedelaFrance.

Cesprisesdepositionmanifestentleralliementdupouvoirsocialistepuisdupouvoirchiraquienàl'idéologiedu«droitetdudevoird'ingérence»,puisduTribunalpénalinternational,quis'appuiesurlaconvictionqueletempsdelasouverainetédesnationsestrévolu.

Lesformesnationalesétantobsolètes,ilconvientdeprivilégierlescommunautés,lesindividus,etderognerlespouvoirsdel'État.

En ce sens, lesgouvernements socialistes sont aussi en rupture avecune« certaine idéede laFrance».

Ils retrouvent la veine du pacifisme socialiste de l'entre-deux-guerres. C'est au nom de cepacifisme qu'on juge la Communauté européenne. Elle est censée avoir instauré la paix entre lesnations belliqueuses du Vieux Continent. Cette idéologie « postnationale » ne permet pas decomprendrequ'ilexisteune«âmedelaFrance»etquelepeuple–danssescoucheslesplushumbles–ressentdouloureusementqu'onnes'yréfèreplus.Pis:qu'onlanie.

Et raressont lespolitiques–àdroitecommeàgauche–quiprennentconscienceducaractère«national»de la révolutiondémocratiquequi secoueet libère l'Europecentrale après la chutedumurdeBerlinetlafindel'URSS.

Cetteforcedudésird'identiténationaleestignorée.ÉvoquerlaFrance,afortiorilapatrieoulanation,estjugé,parlaplupartdessocialistes,commel'expressiond'unarchaïsmeréactionnaire.

Durant les deux septennats de François Mitterrand, ce qui a été mis en avant, ce sont lesproblèmeséconomiques,sociaux,voiresociétaux.

Certes, réduire la durée du temps de travail à trente-neuf heures, fixer l'âge de la retraite àsoixanteans,instituerunecinquièmesemainedecongéspayés,c'estsatisfairelescouchessalariées.

Mais l'état de grâce, comme au temps du Front populaire, ne dure que quelquesmois. Et lesmesures prises en 1981, qui rappellent celles décidées en 1936, les « avancées sociales ou les

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nationalisations»,n'empêchentpaslenombredechômeursd'augmenter,lesdéficits,desecreuser.

C'est qu'il y a une liaison intime entre l'insertion au sein de la Communauté européenne, leschoixlibérauxquisontfaitsàBruxellesetlapolitiquequ'ungouvernementpeutsuivre.Et,auboutdequelquesmois,dès1982-1983,s'annoncentla«pause»danslesréformes,la«rigueur».

Ne pas s'engager dans cette voie, choisir une « autre politique », exigerait de prendre sesdistancesavecl'Europe.Ceseraitunerupturerévolutionnaire,etMitterrand,malgrélesconseilsdequelques-unsdesesproches,nelaveutpas.

Au vrai, la nomination dès 1981 de Jacques Delors – naguère l'un des concepteurs de la«nouvellesociété»deChaban–aupostedeministredel'ÉconomieetdesFinancesmontrebienque,malgréquelquespasdecôté,Mitterrandnetenaitpasàs'éloignerdelapistedubal.

Maisalors toutdiscours« socialiste»devientmensonger,puisque lapolitiqueéconomiqueetbudgétaire, et donc la politique sociale engendrée par les choix économiques et financiers, estencadréeparBruxelles.

Mitterrandpeutbien,dansdesenvoléeslyriques,dénoncer«l'argentquigrossitendormant»,sonPremierministreBérégovoyouvre laFranceà la librecirculationdescapitaux,metenœuvreunelégislationfavorableàl'expansiondelaBourse,maintientunepolitiquemonétairedufrancfortquiprovoquelahausseduchômage.

En abandonnant la souveraineté nationale, Mitterrand et les socialistes, aux discours près,acceptent une politique de libéralisation qui est en contradiction avec lesmesures économiques etsociales qu'ils ont prises en 1981-1982 ou qu'ils promettent encore. Ce qu'ils développent, face àl'impossibilité de prendre desmesures « socialistes » dans le cadre européen dont ils exaltent parailleurs la nécessité et la pertinence, c'est une politique sociale d'assistance dont le RMI (MichelRocard),les«emploisaidés»,lesallocationsdetoutessortes,sontl'expression.

Mais la politique sociale creuse le déficit budgétaire, il faudrait relancer la croissance, doncbaisser les impôts pour attirer les investissements et favoriser la consommation, ce qui accroîtraitd'autantlesdéficits–touteschosesencontradictionavecletraitédeMaastricht.Lepiègeeuropéenestenplace,quicondamnetoutepolitiquenonlibérale.

Dèslors,lechômage,résultatdecescontradictions,s'accroît.Mitterrands'avoueincapabledeleréduire(«Nousavonstoutessayé»).

Par ailleurs, le nombre des immigrés augmente, résultat de la politique de regroupementfamilial,d'ouverturedesfrontières,etdel'attraitqu'exercentlaFranceetl'EuropesurlespopulationsmisérablesduSudetdel'Est.

Mais les Français ont le sentiment que l'identité de la nation change aumomentmême où ilsperçoiventquelepaysaperdusasouverainetépolitique.

Lesélitesfrançaises–cellesdegaucheaupremierchef–persistentànepascomprendrecetteangoisseet cette souffrance, àproposde lapertede lanation,qu'éprouvent les catégories lesplushumbles.

Lesréponses«mitterrandiennes»sontsociétales,leplussouventtactiquesetpoliticiennes.On suscite la création de mouvements antiracistes, manière de dériver vers une bataille

idéologique à faible incidence économique, donc compatible avec les directives européennes, lesprotestationspopulaires.

L'émergence,àpartirde1983,d'uneformationd'extrêmedroite,leFrontnationaldeJean-MarieLePen,quiseprésentecommeunmouvementnationalisteetquiatteindraen1995plusde15%des

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voix,favoriselastratégiemitterrandienne.Onagite l'épouvantailduFrontnationalpourcompromettre ladroitesiellesongeaitàs'allier

aveclui,etpourrassemblerautourdelagauchelesjeunesgénérations.On recrée une tension idéologique qui déplace les affrontements sociaux sur le terrain de la

menacefasciste,duracisme,del'antisémitisme,delaxénophobie.En fait, on abandonne le thème de la souveraineté nationale à cette extrême droite, ce qui,

imagine-t-on,vaconforterl'européisme.Onoubliequela«nation»,ladéfensedel'identitéfrançaise,sontdesélémentsfondamentauxde

l'âmedelaFrance.

OrdesmillionsdeFrançais,surtoutparmilescouchespopulaires,ontlesentimentqu'ilsnesontplusprisencompte.

Lesdéfiléspopulairesdu1ermaisontdesrituelsquiparaissentdésuets,tandisquelaGayPrideoccupelesécransdetélévision.

L'âmedelaFrancesembleàbeaucoups'évanouir.Onne se reconnaîtplusdans lesorientationspolitiques.Oùest lagauche?Oùest ladroite ?

Qu'estdevenuelaFrance?Lacorruptionéclaboussetouslesmilieuxpolitiques.Le1ermai1993–joursymbolique–,l'ancienPremierministrePierreBérégovoysesuicide.C'est comme si une gauche, celle qui avait conquis le pouvoir et gouverné avec François

Mitterrand, venait de mourir. L'Assemblée nationale est à droite, Édouard Balladur est Premierministred'unprésidentdelaRépubliquerongéparlamaladie.

En 1995, Jacques Chirac va être élu avec 52,64% des voix contre 47,36% à Lionel Jospin,candidatduPartisocialiste.

Ceschiffresnedonnentpaslamesuredelaprofondeurdeschangementsquiontaffectél'âmedelaFranceaucoursdesdeuxseptennatsdeFrançoisMitterrand.

Letempsdela«forcetranquille»,duvillageimmuablede1981recueilliautourdesonclocher,paraîtd'unautresiècle.

En1995,ilestquestiondemosquéesetnond'églises.Ledébatquiavaitsecouélepaysen1984surlaplacedel'enseignementprivé–catholique–et

qui,le24juindecetteannée-là,avaitmobiliséplusd'unmilliondemanifestantsdéfendantla«libertéde l'enseignement » contre l'idée d'un grand service public unifié prôné par les socialistes, a ététranché;laquerelle–quipeutrejouerentelleoutellecirconstance–n'occupeplusledevantdelascène.

Mais la questionde la laïcité reste centrale.Et elle s'est posée à la findu second septennat deMitterrandàproposdel'autorisationoudel'interdictiondonnéeauxjeunesmusulmanesdeporterenclasseunfoulardislamique.

Toutcommedemeureouvertelaquestiondurôledel'Étatcentral.GastonDefferre,leministredel'IntérieurdeMitterrand,avait,dès1981,engagélepaysdanslavoiedeladécentralisation.Elles'estélargiepasàpas.

Fallait-il aller jusqu'à l'autonomie, négocier avec les nationalistes corses qui n'hésitent pas àutiliserlaviolence?

Ces questions – laïcité, pouvoirs de l'État central –, comme les politiques économiques etbudgétaires,seposentdanslecadredel'Unioneuropéenne.Ducoup,certainss'interrogent:pourquoiunétagenational,dèslorsqu'ilyalerez-de-chausséerégionaletlaterrasseeuropéenne?Lanationn'est-ellepasdevenuecaduque,inutile?

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Durantlesdeuxseptennatsmitterrandiens,laplace,lapuissance,lasignificationdelanation,qui

avaientétélesobsessionsdeDeGaulle,paraissentabsentesdespréoccupationssocialistes.L'âmedelaFrance,c'estdanslespaysagesdesesterroirsqu'ellegîtdésormais.Onlarencontre

ausommetde la rochedeSolutréousur lemontBeuvray, sitede lavillegauloisedeBibracteoùMitterrandavaitsongéàsefaireinhumer,achetantmêmeàcettefinuncarrédecetteterre,decettehistoire.

Maisl'indépendance,lasouverainetédelanation,quesont-ellesdevenues?

MitterrandenrichitParisdemonuments.IlcroitdoncàlapérennitédelacapitaledelaFrance.Maisest-ellepourluiuncentred'impulsionpolitiqueaurayonnementmondial,ouseulementun

lieudepromenadestouristiquesetgastronomiquesdontcegourmetdelaviesoustoutessesformesétaitparticulièrementfriand?

L'âmedelaFrancenedoit-elleplusêtrequecela:unemémoirequ'onvisitecommeunmusée?

Au fond, durant deux septennats, François Mitterrand a fait à son peuple la « pédagogie durenoncementtranquille».

Etlepeuple,demanièreinstinctive,ens'abstenantauxélections,enchangeantdereprésentants,envotantpourles«irréguliers»,aprotesté,s'estdébattucommeunhommequirefuselessomnifèresetneveutpasrenonceràsonâme.

Et qui s'indigne qu'au moment où toutes les nations renaissent on veuille que l'une des plusanciennesetdesplusglorieusess'assoupisse.

72.De1995à2007,d'unsiècleàl'autre,laquestiondelaFranceestposée.Comme auxmoments les plus cruciaux de son histoire – guerre de Cent Ans ou guerres de

Religion,«étrangedéfaite»de1940–,c'estdelasurviedesonâmequ'ils'agit.C'est dire que le bilan de la double présidence de Jacques Chirac – 1995-2002-2007 – ou du

quinquennat au poste de Premierministre de Lionel Jospin (1997-2002), dans le cadre de la pluslonguepériodedecohabitationdelaVeRépublique,nesauraitselimiteràévaluerlesqualitésetlesfaiblessesdesdeuxchefsdel'exécutif,ouàmesurerl'ampleurdesproblèmesqu'ilsontétéconduitsàaffronterdansunenvironnementinternationalquichangetotalementdevisageetpèsesurlaFrance.

En 1995, on imaginait encore, malgré la guerre du Golfe contre l'Irak, un avenir de paixmondialepatronnéeparl'hyperpuissanceaméricaine.

En fait, la guerre sous toutes ses formes a rapidement obscurci l'horizon. Bombardement etdestruction de villes européennes (Dubrovnik, Sarajevo, puis Belgrade écrasée sous les attaquesaériennesdel'OTANen1999).EtlaFrances'estengagéedansceconflitdesBalkanscontresesalliéstraditionnels,lesSerbesaunomdu«droitd'ingérence».

Elleestaussiconcernée,commetoutes lespuissancesoccidentales,par l'attaqueréussiecontrelesÉtats-Unis(WorldTradeCenter,11septembre2001).

«Noussommestousaméricains»,affirmeledirecteurduMonde–etlaFrances'engagedanslaguerrecontrel'Afghanistan(2002).

Maisellecontestel'interventiondesÉtats-UnisetdeleursalliésenIraken2003.LaposturedeChirac,lediscoursdesonministredesAffairesétrangères,Villepin,auConseilde

sécuritédel'ONU,semblentréactiverunepolitiqueextérieure«gaullienne»,laFranceapparaissantcommeleleaderdespaysquitententdeconserverunespacededialogueentrelesdeuxcivilisations,

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musulmaneetchrétienne.

Cen'estnéanmoins,danslapolitiqueétrangèrefrançaise,qu'uneséquence,certesmajeure,maiscontredite par d'autres attitudes. Comme si Chirac, plus opportuniste que déterminé, hésitait àélaborerunevoiefrançaise.

Il est vrai que son choix a suscité dans les élites françaises des critiques nombreuses. On adénoncéson«antiaméricanisme».

Par ailleurs, la radicalisation de la situation mondiale se poursuit : attentats deMadrid et deLondres (2004-2005) ; reprise des violences enAfghanistan ; guerre civile en Irak ; guerre entreIsraëletleHezbollahauxdépensduLibanen2006;ambitionsnucléairesdel'Iran;pourrissementdelaquestionpalestinienne.

LaFrancehésite,condamnel'idéed'unchocdescivilisationsentrel'islamismeetl'Occident.Chiraccraintquecet affrontementneprovoquedes tensions–elles existentdéjà,mais restent

marginales–entredesFrançaisd'originesetdeconfessionsdifférentes.La France semble donc incertaine, la situation internationalemettant à l'épreuve sa capacité à

résisterauxforcesextérieures.L'inquiétudesefaitjourdevoirrenaîtredes«partisdel'étranger»,l'appartenanceàtelleoutelle

communautéapparaissant,pourdesraisonsreligieuses,plusessentiellequelaspécificitéfrançaise.

Ainsisetrouveposéelaquestiondela«communautarisation»delasociéténationale.Or,de1995à1997,denombreuxindicesontmontréqu'elleétaitencours.OnavulePremierministreLionelJospinconclureaveclesnationalistescorsesdesaccordsde

Matignon–un« relevédeconclusions»–sansqueses interlocuteursaient renoncéà légitimer lerecoursàlaviolenceetàrevendiquerl'indépendance.

Enacceptantd'ouvrirdesdiscussionsaveceux–passeulementpourdesraisonsélectorales:laprésidentiellede2002estproche–,Jospinreconnaîtdefaitlapertinencedelastratégienationalisteetlathèsed'uneCorsecoloniséeetexploitéeparlaFrance.

Or–touteslesélectionslemontrent–lesnationalistesnereprésententqu'uneminoritéviolente,s'autoproclamantreprésentativedu«peuplecorse»,toutcommelesgauchistesaffirmaientnaguèrequ'ilsétaientl'expressiondelaclasseouvrière.

Cette reconnaissance par le Premier ministre, avec l'assentiment tacite du président de laRépublique, et par toutes les « élites » politiques de ce pays – exception faite de quelques«irréguliers»commeJean-PierreChevènement–estlourdedesens.

Le6février1998,eneffet,lepréfetdeCorse,ClaudeÉrignac,aététuéd'uneballedanslanuqueàAjacciopardesnationalistes.

Toutes les autorités républicaines et la population corse ont condamné ce crime hautementsymbolique. Le préfet représente l'État centralisé – napoléonien, mais héritier de la monarchie.L'abattre,c'est,parlalâchetéducrimeetparsasignification,atteindrel'État,laFrance,marquerquel'onveutles«déconstruire».

Accepterquelesporte-paroledecescriminelsnonrepentisnégocientàMatignon,c'estcapituler,admettre,àterme,lafindelaRépubliqueuneetindivisible.

Ceux qui dirigent l'État entre 1995 et 2007 – qu'ils appartiennent au parti chiraquien ou à la«gaucheplurielle»–ontjugéquel'espoirdepaixcivilevalaitl'abandondesprincipesrépublicains.

D'autressignes jalonnant lamarcheversunesociété françaisecommunautariséesemultipliententre1995et2007.

LacréationduConseilfrançaisducultemusulman,lesnombreusescritiquesémisesaumoment

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delaloiinterdisantleportduvoileislamiquedanscertainesconditions,lacréationd'associationssedéfinissant par leurs origines (Conseil représentatif des associations noires, Indigènes de laRépublique,etc.)sont,quellesquesoientlesintentionsdeleursinitiateurs,lapreuvedel'émiettementdésirédel'identitéfrançaise.

Etdéjàsurgissent–avivéesparlasituationinternationale–desrivalitésentrecescommunautés.C'est bien l'« âme de la France » qui se retrouve ainsi contestée dans l'un de ses aspects

essentiels : « l'égalité entre les individus liés personnellement à la nation, sans le “filtre” et lamédiationd'unereprésentationcommunautaire,éthiqueoureligieuse».

Lemêmeprocessusde«déconstructionnationale»estàl'œuvredanslaplupartdessecteursdelaviepolitique,économique,socialeetintellectuelle.

Dansledomaineinstitutionnel,ChiracetJospinont,deconcert,réduitlemandatprésidentielàcinqans.

IlspoursuiventainsiletravaildesapedelaConstitutiongaullienneentreprisparMitterrand.Chirac,commeMitterrand,choisitlacohabitationcommemoyendesurviepolitique.Ilesteneffetconfronté,dèsleslendemainsdesavictoirede1995,àl'impossibilitédetenirses

promessesélectorales.Les contraintes budgétaires d'origine européenne sont renforcées par les obligations liées au

passageàlamonnaieunique,l'euro,prévupour2002.Premierministre,AlainJuppé–néen1945,purproduitdel'élitismerépublicain(ENS-ENA)–

applique donc une politique de rigueur qui soulève contre lui, en décembre 1995, une vague degrèves à la SNCF, soutenues par une partie des élites intellectuelles représentée par le sociologuePierreBourdieu.

Cedernieraspectestsignificatifde lapermanenceetde laréactivationenFranced'uncourantcritiqueradical.LamortdeSartreen1980n'apasfaitdisparaîtrelaposturedel'intellectuelcritique.Même si les figures emblématiques sont moins nombreuses – Bourdieu en est alors une –, lamultiplicationdunombredes enseignants et des étudiants aux conditionsdevie difficiles créeunesortede«partiintellectuelprolétarisé».

Sans se référer obligatoirement à une idéologie définie, les jeunes professeurs, les étudiantsdiplômésàlarecherched'unemploi,retrouvent,danstelleoutellecirconstance,undiscoursradical.

Certains d'entre eux, durant cette période 1995-2007, vont rejoindre les rangs des formationsd'extrêmegauchequicontestent lePartisocialisteentantquepartidegouvernement.Cesnouvellesgénérations,plusinstinctivesetspontanéesquethéoriciennes,sansculturehistorique,philosophiqueourévolutionnaireprécise,prolongentnéanmoinsunetraditionnationalecontestatrice.

Dèslors,enFrance,la«gauche»gouvernementale,séduiteparla«troisièmevoie»tellequepeuventl'exprimerunClinton,unTonyBlair,unSchröder(àlaconférencedessociaux-démocrateseuropéensréunieàFlorenceen1999,Jospin,Premierministre,estprésentauxcôtésdeBillClinton),estélectoralementmenacéeetidéologiquementbloquéeparcetteextrêmegauche.

Quandlasocial-démocratieexpliciteetthéorisesalignepolitique–LionelJospin,néen1937,deculturetrotskiste,s'yessaie–,ellenepeutquedirequ'elleestfavorableàl'économiedemarché,ethostileàune«sociétédemarché».

Maiselleestserréeparlamâchoireeuropéenne.Ellenepeutprendrequedesmesuressociales,étatiques – réduction de la semaine de travail à trente-cinq heures, création d'emplois aidés,recrutementdefonctionnaires–,quiremettentencausel'efficacitééconomiquelibérale.

Elleesttentéededépassercescontradictionsenportantlecombatcontreladroitesurleterrainsociétal : mesures en faveur des immigrés, des homosexuels (PACS, bientôt mariage, droit à

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l'adoption).Maiselles'avanceprudemmentsurleterraindelaflexibilitédutravail,comptetenudecetteextrêmegaucheactivequiexerceunesortedechantageidéologiquesurelle.

CeshésitationsduPartisocialiste,cepaysagepolitiquequiseradicaliseàl'extrêmegauche–et,surl'autreversant,àl'extrêmedroite:15%devoixpourleFrontnationalàl'électionprésidentiellede1995–,fragilisentladémocratiereprésentative.

Endécembre1995,lesgrévistesfontreculerChirac,qui,poursortirlegouvernementJuppédel'impasse,provoqueladissolutiondel'Assembléeen1997.

Lagauchel'emporte,etunecohabitationdecinqannéescommence,aveccommeseulobjectif,pourChirac,d'userJospinafindelebattreàl'électionprésidentiellede2002.

EtJospin,lui,n'apourbutpolitiquequed'êtreéluprésident.Entreleursmainspoliticiennes,lesinstitutionsdelaVeRépubliquesontdevenuesunemachineà

empêchertoutprojetàlongterme!

Surpriserévélatricedelaprofondeurdelacrisenationaleetdelacrisedelagauche:pourlapremièrefoisdepuis1969, lereprésentantduPartisocialiste,concurrencépard'autrescandidatsseréclamantdelagauche,neserapasprésentausecondtourdel'électionprésidentiellede2002.Jospin,écarté par les électeurs, Le Pen est opposé à Chirac, devenu le candidat « républicain »,«antifasciste»,«antiraciste»,etc.

DébattruquéquiempêchelavraieconfrontationentreChiracetJospin!Mais situation exemplaire : les électeurs ne croient plus à la différence entre la gauche et la

droitedegouvernement,liéeseneffetparlecarcaneuropéen.

Dèslors,c'estlaruequidécide.En2006,uneloivotéeparleParlement–surlecontratpremièreembauche(CPE)–suscitedes

manifestations importantes. Jacques Chirac la promulgue puis la retire aussitôt, désavouant etprotégeanttoutàlafoissonPremierministre.

Cette pirouette juridique et politicienne confirme la déconstruction des institutions et lemensongemêléderidiculeoùsombrelaviepolitique.

C'estbienlaFranceetsonâmequisontenquestion.

C'est que, dans tous les secteurs de la société, la crise nationale grossit depuis plusieursdécennies.

En fait,dès les années30duxxe siècle, les élites ont commencé à douter de la capacité de laFranceàsurmonterlesproblèmesquiseposaientàelle.

Les hommes politiques ne réussissaient pas à donner à leur action un sens qui transcende lescirconstances,orientelanationversunavenir.

Dans ces conditions, la défaite de 1940, cet affrontement cataclysmique, n'avait riend'«étrange».

L'impuissancede la IVeRépublique, après la brève euphorie de la victoire, était inscrite dansl'instabilitégouvernementale etdans lamédiocritédeshommespolitiques, incapablesde faire faceauxproblèmesposésparlafindel'empirecolonial.

Legaullismeestuneparenthèseconstructivemaislimitéeàquelquesannées–1962-1967–,unefoisl'affairealgérienneréglée.

Mais,deGaullerenvoyé,lesproblèmesdemeurentetsecompliquent.Cette France incertaine qui cherche dans la construction européenne un substitut à sa volonté

défaillantedébouchesurlesannées1995-2007,oùlacrisenationalenepeutplusêtremasquée.

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Ilnes'agitpasdedéclin.Lesréussitesexistent.LaFrancerestel'unedesgrandespuissancesdumonde.Destentativespourarrêterladéconstructionsemanifestentçàetlà(ainsilaloisurlevoileislamiqueetquelquesposturesenpolitiqueétrangère).Mais alorsque lepeuplecontinued'espérerque les élites gouvernementales et intellectuelles lui proposeront une perspective d'avenir pour lanation,onluiprésentedesréponsesfractionnées,destinéesàchaquecatégoriedeFrançais.

Or une somme de communautés, cela ne fait pas une nation, et un entassement de solutionscirconstanciellesnefaitpasunprojetpourlaFrance.

Levotequiplace leFrontnationalausecondtourde l'électionprésidentielledu21avril2002traduitcedéficitdesens.

Etlerejet,le29mai2005,dutraitéconstitutionneleuropéensignifiequelamajoritédupeuple–contrelesélites–necroitpasqu'unabandonsupplémentairedesouveraineténationalepermettradecomblercedéficitdesensquiestcausede lacrisenationale.D'autantmoinsque,de lapersistanced'unchômageélevéauxémeutesdans lesbanlieues(2005), l'insécuritésociales'accroît, redoublantlesproblèmesliésàl'identiténationale.

CardurantcesdouzeannéesdelaprésidenceChirac,cen'estplusseulementlesensdel'avenirdelaFrancequiestenquestion,maisaussisonhistoire.

Ceuxquinecroientplusen l'avenirde laFranceouquirefusentdes'y inscriredéconstruisentsonhistoire,n'enretiennentqueleslâchetés,lafacesombre.

Parsondiscoursdu16juillet1995,ChiracareconnulaFrance–nondesindividus,nonl'ÉtatdeVichy – coupable et responsable de la persécution antisémite, contredisant ainsi toute la stratégiemémorielledugénéraldeGaulle.Selonlui,laFrance–etpasseulementlesPapon,lesBousquet,lesTouvier–doitfairerepentanceetêtrepunie.

L'onavuainsi s'ouvrir en2006unprocès intentéà laSNCF,accuséed'avoiracceptéde faireroulerlestrainsdedéportés.Etuntribunalcondamnerl'entreprisenationale,oubliantlescontraintesimposéesparl'occupant,lerôlehéroïquedescheminotsdanslaRésistance,cette«batailledurail»exaltéeaulendemaindelaLibération!

Francecoupable,commesi laFrance libreet laFrancerésistanten'avaientpasexisté,donnantsensàlanation.

Maiscoupableaussi, etdevant se repentirpour la colonisation,pour l'esclavage, laFrancedeLouisXIVetdeNapoléon,deJulesFerryetdeDeGaulle.

Si bien que, sous la présidence deChirac, en 2005, la France participe à la célébration de lavictoireanglaisedeTrafalgarmaisn'osepascommémorersolennellementAusterlitz!

L'anachronisme, destructeur de la complexité contradictoire de l'histoire nationale, est ainsi àl'œuvre,dessinantleportraitd'uneMariannecriminelleaudétrimentdelavéritéhistorique.

Dans cette vision « post-héroïque » de la France, l'État et la communauté nationale sont desoppresseursàcombattre,àchâtier,àdétruire.Ilfaut,dit-on,«dénationaliserlaFrance».

Restent des communautés, chacune avec sa mémoire, s'opposant les unes aux autres, faisantéclaterlamémoirecollective,lamémoirenationale,cemytheréputémensonger.

Et, de 1995 à 2007, l'Assemblée nationale a fixé par la loi cette nouvelle histoire officielle,anachronique, repentante, imposantauxhistorienscesnouvellesvéritésqu'onnepeutdiscuter souspeinedeprocèsintentésparlesreprésentantsdesdiversescommunautés.

Comment, à partir de cette mémoire émiettée, de cette histoire révisée, reconstruire un senspartagépartoutelanation?

Comment bâtir avec les citoyens nouveaux qui vivent sur le sol hexagonal un projet pour la

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FrancequirassembleratouslesFrançais,quellesquesoientleursorigines,etfairevivreainsil'âmedelaFrance?

C'estlaquestionquiseposeàlanationàlaveilledel'électionprésidentiellede2007,sansdoutelaplusimportanteconsultationélectoraledepuisplusd'undemi-siècle.

Avec elle s'ouvre une nouvelle séquence de l'histoire nationale. Elle sera tourmentée. L'élu(e)devratrancheretdoncmécontenteretnonplusseulementparler,ouséduireetsourire.Lesmiragessedissiperont.Après le temps des illusions peut venir celui du ressentiment et de la colère. CertainsFrançaisdouterontdel'avenirdelanation.

Qu'ilssesouviennentalorsque,autempslesplussombresdenotrehistoiremillénaire,dansuneFrancedescaverneslepoèteRenéChar,combattantdelaRésistance,écrivait:

J'aiconfectionnéavecdesdéchetsdemontagnesdeshommesquiembaumerontquelquetempslesglaciers.Dansceslignesmystérieuses,batl'âmedelaFrance.

Décembre2006.

CHRONOLOGIEV

Vingtdatesclés(1920-2007)1923:LaFranceoccupelaRuhr1933 : Après l'accession de Hitler au pouvoir (30 janvier), l'Allemagne quitte la Société des

Nations1936 : Hitler réoccupe la Rhénanie (7mars) – Front populaire (mai-juin). Guerre d'Espagne

(juillet)1938:AccordsdeMunich14juin1940:LesAllemandsentrentdansParis,villeouverte18juin1940:AppeldugénéraldeGaulleàlarésistance10juillet1940:PleinspouvoirsàPétain,findelaIIIeRépu-blique1943:JeanMoulinprésideàlacréationduConseilnationaldelaRésistance(CNR)1944(24août):«Parislibéréparlui-même»Janvier1946:DeGaulledémissionne(20janvier)1954:DéfaitedeDiênBiênPhu(7mai),attentatsenAlgériemar-quantledébutdel'insurrection

(1ernovembre)Janvier1956:VictoireduFrontrépublicain(MendèsFrance,GuyMollet)Mai-juin1958:RetouraupouvoirdugénéraldeGaulle18mars1962:Findelaguerred'Algérie10mai 1981 : FrançoisMitterrand élu président de laRépu-blique. Il le restera jusqu'en1995

(rééluen1988)1995-2007:PrésidencesdeJacquesChirac(rééluen2002)21avril2002:LePenausecondtourdel'électionprésiden-tielle29mai2005:LesFrançaisrejettentletraitéconstitutionneleuropéen2007:Électionsprésidentielleetlégislatives

DUMÊMEAUTEUR

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ROMANSLeCortègedesvainqueurs,RobertLaffont,1972.Unpasverslamer,RobertLaffont,1973.L'Oiseaudesorigines,RobertLaffont,1974.Quesontlessièclespourlamer,RobertLaffont,1977.Uneaffaireintime,RobertLaffont,1979.France,Grasset,1980(etLeLivredePoche).Uncrimetrèsordinaire,Grasset,1982(etLeLivredePoche).LaDemeuredespuissants,Grasset,1983(etLeLivredePoche).LeBeauRivage,Grasset,1985(etLeLivredePoche).BelleÉpoque,Grasset,1986(etLeLivredePoche).LaRouteNapoléon,RobertLaffont,1987(etLeLivredePoche).Uneaffairepublique,RobertLaffont,1989(etLeLivredePoche).LeRegarddesfemmes,RobertLaffont,1991(etLeLivredePoche).Unhommedepouvoir,Fayard,2002(etLeLivredePoche).LesFanatiques,Fayard,2006.SUITESROMANESQUESLaBaiedesAnges:I.LaBaiedesAnges,RobertLaffont,1975(etPocket).II.LePalaisdesFêtes,RobertLaffont,1976(etPocket).III.LaPromenadedesAnglais,RobertLaffont,1976(etPocket).(Parueen1volumedanslacoll.«Bouquins»,RobertLaffont,1998.)Leshommesnaissenttouslemêmejour:I.Aurore,RobertLaffont,1978.II.Crépuscule,RobertLaffont,1979.LaMachineriehumaine:•LaFontainedesInnocents,Fayard,1992(etLeLivredePoche).•L'Amourautempsdessolitudes,Fayard,1992(etLeLivredePoche).•LesRoissansvisage,Fayard,1994(etLeLivredePoche).•LeCondottiere,Fayard,1994(etLeLivredePoche).•LeFilsdeKlaraH.,Fayard,1995(etLeLivredePoche).•L'Ambitieuse,Fayard,1995(etLeLivredePoche).•LaPartdeDieu,Fayard,1996(etLeLivredePoche).•LeFaiseurd'or,Fayard,1996(etLeLivredePoche).•LaFemmederrièrelemiroir,Fayard,1997(etLeLivredePoche).•LeJardindesOliviers,Fayard,1999(etLeLivredePoche).Bleu,blanc,rouge:I.Marielle,ÉditionsXO,2000(etPocket).II.Mathilde,ÉditionsXO,2000(etPocket).III.Sarah,ÉditionsXO,2000(etPocket).LesPatriotes:I.L'OmbreetlaNuit,Fayard,2000(etLeLivredePoche).II.Laflammenes'éteindrapas,Fayard,2001(etLeLivredePoche).III.LePrixdusang,Fayard,2001(etLeLivredePoche).IV.Dansl'honneuretparlavictoire,Fayard,2001(etLeLivredePoche).LesChrétiens:I.LeManteaudusoldat,Fayard,2002(etLeLivredePoche).

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II.LeBaptêmeduroi,Fayard,2002(etLeLivredePoche).III.LaCroisadedumoine,Fayard,2002(etLeLivredePoche).MortspourlaFrance:I.LeChaudrondessorcières,Fayard,2003.II.LeFeudel'enfer,Fayard,2003.III.LaMarchenoire,Fayard,2003.L'Empire:I.L'Envoûtement,Fayard,2004.II.LaPossession,Fayard,2004.III.LeDésamour,Fayard,2004.LaCroixdel'Occident:I.Parcesignetuvaincras,Fayard,2005.II.Parisvautbienunemesse,Fayard,2005.LesRomains:I.Spartacus.LaRévoltedesesclaves,Fayard,2005.II.Néron.LeRègnedel'Antéchrist,Fayard,2006.III.Titus.LeMartyredesJuifs,Fayard,2006.IV.MarcAurèle.LeMartyredesChrétiens,Fayard,2006.V.ConstantinleGrand.L'EmpireduChrist,Fayard,2006.POLITIQUE-FICTIONLaGrandePeurde1989,RobertLaffont,1966.GuerredesgangsàGolf-City,RobertLaffont,1991.HISTOIRE,ESSAISL'ItaliedeMussolini,LibrairieacadémiquePerrin,1964,1982(etMarabout).L'Affaired'Éthiopie,LeCenturion,1967.Gauchisme,réformismeetrévolution,RobertLaffont,1968.Histoiredel'Espagnefranquiste,RobertLaffont,1969.CinquièmeColonne,1939-1940,Plon,1970et1980,Complexe,1984.TombeaupourlaCommune,RobertLaffont,1971.LaNuitdesLongsCouteaux,RobertLaffont,1971et2001.LaMafia,mytheetréalités,Seghers,1972.L'Affiche,miroirdel'Histoire,RobertLaffont,1973et1989.LePouvoiràvif,RobertLaffont,1978.LexxeSiècle,LibrairieacadémiquePerrin,1979.LaTroisièmeAlliance,Fayard,1984.Lesidéesdécidentdetout,Galilée,1984.LettreouverteàRobespierresurlesnouveauxMuscadins,AlbinMichel,1986.QuepasselaJusticeduRoi,RobertLaffont,1987.Manifestepourunefindesiècleobscure,OdileJacob,1989.Lagaucheestmorte,vivelagauche,OdileJacob,1990.L'Europecontrel'Europe,LeRocher,1992.L'AmourdelaFranceexpliquéàmonfils,LeSeuil,1999.HistoiredumondedelaRévolutionfrançaiseànosjoursen212épisodes,Fayard,2001(etLe

LivredePoche,miseàjour2005sousletitreLesClésdel'histoirecontemporaine).Fierd'êtrefrançais,Fayard,2006.BIOGRAPHIESMaximilienRobespierre,histoired'unesolitude,LibrairieacadémiquePerrin,1968(etPocket).

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Garibaldi,laforced'undestin,Fayard,1982.LeGrandJaurès,RobertLaffont,1984et1994(etPocket).JulesVallès,RobertLaffont,1988.Unefemmerebelle.VieetmortdeRosaLuxemburg,Fayard,2000.Jè.Histoiremodeste et héroïque d'un homme qui croyait aux lendemains qui chantent, Stock,

1994,etMilleetUneNuits,2004.Napoléon:I.LeChantdudépart,RobertLaffont,1997(etPocket).II.LeSoleild'Austerlitz,RobertLaffont,1997(etPocket).III.L'Empereurdesrois,RobertLaffont,1997(etPocket).IV.L'ImmorteldeSainte-Hélène,RobertLaffont,1997(etPocket).DeGaulle:I.L'Appeldudestin,RobertLaffont,1998(etPocket).II.LaSolitudeducombattant,RobertLaffont,1998(etPocket).III.LePremierdesFrançais,RobertLaffont,1998(etPocket).IV.LaStatueduCommandeur,RobertLaffont,1998(etPocket).VictorHugo:I.Jesuisuneforcequiva!,ÉditionsXO,2001(etPocket).II.Jeseraicelui-là!,ÉditionsXO,2001(etPocket).CésarImperator,ÉditionsXO,2003(etPocket).CONTELaBaguemagique,Casterman,1981.ENCOLLABORATIONAunomdetouslesmiens,deMartinGray,RobertLaffont,1971(etPocket).VouspouvezconsulterlesiteInternetdeMaxGallosurwww.maxgallo.com