Masterproef van Arthur Thiry (Le Roman de toute chevalerie, de la translatio la … · 2011. 2....

112
1 ARTHUR THIRY Historische Taal- en Letterkunde LE ROMAN DE TOUTE CHEVALERIE : DE LA TRANSLATIO À LA RÉÉCRITURE Promotor : Prof. Dr. Philippe Verelst Masterproef Juni 2010

Transcript of Masterproef van Arthur Thiry (Le Roman de toute chevalerie, de la translatio la … · 2011. 2....

  • 1

    ARTHUR THIRY Historische Taal- en Letterkunde

    LE ROMAN DE TOUTE CHEVALERIE : DE LA TRANSLATIO À LA RÉÉCRITURE

    Promotor : Prof. Dr. Philippe Verelst Masterproef – Juni 2010

  • 2

    Non nova, sed nove

    Monique Goullet

    Tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est une absorption et transformation d’un autre texte.

    Julia Kristeva

  • 3

    Remerciements à Jean-Marie Yante qui m’a fait découvrir le moyen âge à sa juste valeur et à Colette Storms qui a su m’en faire aimer la littérature, et grâce à qui je connais ce roman. Remerciements aussi à Jan Herman pour m’avoir dévoilé le monde du mythe littéraire à travers le personnage de Don Juan et à Wim Verbaal qui m’a sensibilisé à la problématique de la réécriture.

    Merci tout particulièrement à Philippe Verelst de m’avoir guidé dans l’approfondissement de mes connaissances en littérature médiévale et dans la réalisation de ce mémoire. Également à tous ceux qui m’ont soutenu dans cette démarche.

  • 4

    AVANT-PROPOS

    De tout temps, l’Antiquité gréco-romaine a fasciné les esprits, avec une nostalgie si

    grande qu’on lui reconnaîtrait parfois d’être l’origine de tout. Même le moyen âge, à qui l’on

    reprocherait trop facilement d’avoir presque oublié l’Antiquité, nous livre des œuvres avec

    cette période pour cadre. Ainsi, le Roman de toute Chevalerie ne pouvait qu’éveiller, en moi,

    la plus grande curiosité. En effet, une œuvre « traduite » du grec au latin et, enfin, du latin à

    l’ancien français, tout en gardant un thème antique, paraît proposer un trait d’union idéal à

    mes études, où se joignent littératures antique et médiévale. De la langue latine à la langue

    française et de la culture antique à la culture médiévale, ce texte nous propose une double

    translatio (studii linguaeque). Et pourtant, bien vite, nous devons constater que l’une et

    l’autre semblent totalement faussées. D’un côté, nous retrouvons une Antiquité plus conforme

    aux temps de l’auteur médiéval qu’à ceux d’Alexandre le Grand et, de l’autre, un texte qui ne

    paraît respecter son modèle que dans les intentions avouées. De toute évidence, nous ne

    retrouvons pas non plus la laudatio temporis acti, que nous serions en droit d’attendre d’une

    œuvre évoquant le passé.

    Devant le grand étonnement que provoqua la première lecture de cette œuvre, nous

    avons eu l’irrésistible envie de comprendre ce que pourrait bien divulguer une analyse plus

    profonde de son contenu. Nous nous refusions d’accepter que l’ignorance et le manque de

    talent aient pu mener les auteurs médiévaux dans une telle déroute, voulant croire à une autre

    logique – étrangère à nos yeux modernes – se cachant derrière des apparences trompeuses.

    C’est pourquoi, nous nous proposons ici d’apporter une alternative à cette solution défaitiste,

    à l’aide des théories plus modernes de la réécriture notamment. Cette optique offre la

    possibilité de regrouper cette double translatio derrière un projet cohérent d’appropriation et

    de surpassement d’un modèle. Un modèle qui « Adapté dans un nombre impressionnant de

    langues, atteignant au Moyen Âge une sphère de diffusion plus vaste encore que la Bible, […]

    se verra généralement oublié des Modernes1 ». Un tel sort réservé au modèle, comme à sa

    traduction, trahit une considérable incompréhension de cette matière depuis la Renaissance.

    Pourquoi donc un tel regard fut-il porté sur ces œuvres ? Comprendre et, peut-être, rétablir

    l’œuvre de Thomas de Kent, et sa matière, à sa juste valeur ; voilà le dessein de notre travail.

    1 Pseudo-Callisthène. Le Roman d’Alexandre. La vie et les hauts faits d’Alexandre de Macédoine, trad. et commenté par Gilles Bounoure et Blandine Serret, Paris, Les Belles Lettres, 1992 (La Roue à Livres, 13), p. XII.

  • 5

    I. CHRONOLOGIE ET ABRÉVIATIONS D’USAGE

    Vu la complexité et l’abondance de la matière, nous avons jugé préférable d’en donner

    dès à présent une vue d’ensemble1 au lecteur et, pour lever toute ambigüité, d’adopter une

    série d’abréviations d’usage chez certains auteurs. La lecture de mon exposé s’en verra sans

    aucun doute considérablement facilitée. Une précision de taille s’impose déjà à propos de la

    terminologie utilisée dans la littérature parcourue. Celle de l’usage extrêmement ambigu du

    syntagme Roman d’Alexandre2. Tantôt il signifie l’ensemble de la tradition littéraire sur

    Alexandre du Pseudo-Callisthène à la fin du moyen âge, tantôt il identifie l’unique Roman

    d’Alexandre de Bernay. Mais, bien souvent, il désigne la lignée de textes d’Albéric à ce

    même auteur – excluant par exemple le Roman de toute Chevalerie. D’autres fois, il indique

    soit l’ensemble des textes médiévaux français ou vernaculaires, soit n’importe quel de ces

    textes pris séparément. Afin de lever de telles ambigüités, nous ferons donc usage des

    abréviations suivantes ou du pluriel Romans d’Alexandre – par lequel nous nommerons le

    groupe complet des textes médiévaux3.

    336-323 aCn Alexandre III, roi de Macédoine, appelé « Alexandre le Grand » suite à sa conquête de la Perse.

    A. Principaux ouvrages de « l’Antiquité » Ier siècle pCn Quinte-Curce, Historia Alexandri Magni (10 livres4).

    Ier ou IIe siècle? † Archétype de la Lettre d’Alexandre à Aristote ; circulera dans de nombreuses versions latines indépendantes (Epistola Alexandri Magni ad Aristotelem) et la

    recensio α du Ps.-Call.

    c. 200 Le roman grec du Pseudo-Callisthène [Ps. Call.].

    IV e siècle Julius Valère, Res Gestae Alexandri Macedonis.

    IX e siècle Le Julii Valerii Epitome [Zacher Epitome].

    Xe siècle La Nativitas et Victoria Alexandri Magni Regis de l’archiprêtre Léon de Naples ; nommé communément, avec ses adaptations, Historia de Preliis.

    1 Il va de soi que les dates restent toujours approximatives et sujettes à discussion, mais cet aperçu est indispensable pour révéler – au-delà des dates exactes – l’ordre de composition généralement accepté. Comprendre cet ordre est primordial pour aborder la question de l’intertextualité. [Chronologie basée sur celle présentée dans : Donald MADDOX et Sara STURM-MADDOX, « Introduction. Alexander the Great in French Middel Ages », dans The Medieval French Alexander, éd. Donald Maddox et Sara Sturm-Maddox, New York, State University of New York Press, 2002 (SUNY Series in Medieval Studies), pp. 1-19.] 2 Les termes romanesque et roman sont eux-mêmes ambigus puisqu’ils sont à la fois utilisés pour les textes médiévaux écrits en « langue romane (française) » et pour les textes antiques inscrits dans la lignée du genre ou anti-genre parfois appelé « roman grec » (aussi pour les ouvrages latins). 3 Toute autre variante de signification devrait être rendue évidente par le co-texte. Par exemple, le singulier peut parfois reprendre l’ensemble des textes antiques et/ou médiévaux par abstraction. 4 Les deux premiers livres, perdus, n’ont pas pu résoudre la polémique autour de la naissance ou les origines du héros. (Cf. : infra).

  • 6

    B. La tradition médiévale c.1110-25 Fragment franco-provençal d’Albéric de Pisançon (105 vers).

    c. 1155 Lamprecht, Alexanderlied ; adapté d’Albéric.

    c. 1160 Le Roman en décasyllabe ou l’Alexandre décasyllabique ; adapté d’Albéric et racontant les enfances et les exploits initiaux du héros [ADéca].

    c. 1170 † Eustache, Le Roman du Fuerre de Gadres ; racontant un assaut entrepris durant le siège de Tyr.

    c. 1170 † Lambert le Tort, Alexandre en Orient ; raconte les aventures d’Alexandre en Inde ; basé sur l’Epitome et l’Epistola Alenxandri Magni.

    c. 1170 Fragment du Mort Alixandre ; 159 vers conservés dans le manuscrit de l’Arsenal5 [MortAlix ].

    c. 1175-80 Thomas de Kent, Le Roman de toute Chevalerie ; raconte la vie entière en dodécasyllabes ; fort indépendant [RTCh].

    c. 1180 Jehan le Nevelon, La Venjance Alixandre ; après sa mort.

    c. 1185 Alexandre Bernay (ou de Paris) ; 16 000 vers dodécasyllabiques en quatre branches ; raconte la vie entière du héros et réécrit la plupart des textes précédents ; on parle de

    la Vulgate [RALix].

    1184-87 Gautier de Châtillon, Alexandréis ; poème épique latin basé sur Quinte-Curce6.

    c. 1191 Gui de Cambrai, Le vengement Alixandre.

    c. 1213-14 L’Histoire ancienne jusqu’à César ; contient une vie d’Alexandre apparentée à l’ Epitome et l’Epistola Alenxandri Magni.

    XIII e siècle Le Roman d’Alexandre en prose ; traduit de l’Historia de Preliis.

    c. 1250 La Prise de Defur ; interpolation anonyme en alexandrins (longue) ; raconte le siège et la prise de Defur et introduit des épisodes importants.

    c. 1260 Voyage d’Alexandre au Paradis terrestre ; interpolation anonyme de 503 vers.

    c. 1312 Jacques Longuyon, Les Vœux du paon ; interpolation augmentant la matière de la troisième branche de la Vulgate ; premier élément dudit « Cycle du Paon ».

    av. 1338 Jean le Court, Le Restor du paon ; continuation des Vœux.

    1340 Jean de la Mote, Le Parfait du paon ; poème final du « cycle » inséré dans La Prise de Defur.

    av. 1448 L’histoire du bon roy Alixandre de Jehan Wauquelin ; un roman en prose basé sur une version en prose de la Vulgate.

    1450-70 Les Faits et conquestes du noble roy Alexandre ; réécriture en prose de la tradition en vers.

    1468 Les Faits du grand Alexandre ; traduction en prose de l’Alexandréis par Vasque de Lucène pour la cour de Bourgogne.

    5 Ms. Arsenal 3472. 6 Tout à fait à part parmi les textes sur Alexandre et d’extrême qualité, il représente l’un des principaux textes littéraires latins du moyen âge. Sa renommé a dépassé parfois celle de l’Énéide. [Cf. Jean-Yves TILLIETTE , « L’Alexandréide de Gautier de Châtillion : Énéide médiévale ou Virgile travesti ? », dans Alexandre le Grand dans les littératures occidentales et proche-orientales. Actes du colloque de Paris. 27-29 novembre 1997, éd. Laurence Harf-Lancner, Claire Kappler et François Suard, Paris, Nanterre, Université Paris X, 1999 (coll. Littérales, h. s.), pp. 275-287].

  • 7

    II. POINT DE VUE MÉTHODOLOGIQUE

    A. Problématisation

    « Tandis que sur le continent le Roman allait sans cesse s’accroissant de nouvelles branches

    ajoutées, les unes à la fin, les autres dans le corps même de l’œuvre, le même ouvrage, transporté en

    Angleterre, y était largement mis à contribution par un romancier, dont le nom varie selon les

    manuscrits, qui entreprenait à son tour, avec plus d’industrie que de talent, de raconter les hauts

    faits du héros macédonien. Il ne faut pas se faire d’illusion sur la valeur littéraire de cette nouvelle

    composition, qui paraît avoir reçu de son auteur le titre un peu ambitieux de ‘ Roman de toute

    chevalerie’. C’est une œuvre également dépourvue d’originalité et de style. Il s’en faut cependant

    qu’elle soit sans importance. D’abord elle nous fournit la preuve la plus certaine et la plus ancienne

    que nous ayons de l’introduction du Roman en Angleterre. Puis elle a servi de base à l’un des

    poèmes anglais sur Alexandre. Enfin elle offre, en sa composition même, de curieuses particularités.

    À ces divers titres elle mérite toute notre attention1 ».

    « Un ouvrage plus curieux est celui d’un Anglais nommé Thomas de Kent, dont l’époque est

    assez incertaine, qui donna à son poëme le titre de Roman du tute Chevalerie. C’est une sorte de

    translation ou plagiat du poëme d’Alexandre faite en mauvais vers, et en ce français corrompu que

    les Normands avaient introduit en Angleterre. […] L’auteur prétend avoir traduit un ‘ bon livre en

    latin’, et cite pour ses autres autorités, et d’une façon un peu hasardée, Solin [etc.]2 ».

    « Maître Eustache3 ne s’est pas contenté d’extraire et de paraphraser en mauvais vers de sa

    façon les auteurs latins […] : il a aussi mis à contribution un ouvrage français dans lequel il a puisé

    d’autant plus librement qu’il n’a eu d’autre peine que celle de transcrire les morceaux qu’il lui a plu

    de s’approprier. Cet ouvrage français n’est autre que le Roman en alexandrins4 , auquel il a

    emprunté deux branches sur quatre […]5 ».

    Voici en essence la représentation que les philologues du XIXe siècle avaient de

    l’œuvre sur laquelle nous nous proposons d’axer notre analyse. Il nous serait à première vue

    aisé de prendre le contrepied de ces différents propos afin d’introduire notre point de vue.

    Cependant, attachons-nous d’abord à relever les éléments qui rejoignent d’une certaine façon

    les conceptions plus modernes de l’analyse littéraire. Notons en ce sens que la notion

    d’intertextualité est ici déjà bien présente, même incomprise, dans le lien qui unirait6 le

    Roman de toute Chevalerie avec le Roman d’Alexandre français (le RAlix) – également avec 1 Paul MEYER, Alexandre le Grand dans la littérature française du moyen âge, t. II, Histoire de la légende, Paris, F. Vieweg, 1886 (Bibliothèque française du Moyen Age, 5), pp. 273-274. 2 Guillaume FAVRE, Mélanges d’histoire littéraire, t. II, Recherches sur les histoires fabuleuses d’Alexandre le Grand, Genève, 1856, pp. 104-105. 3 Il est à présent démontré avec certitude que l’auteur est bien Thomas et non Eustache de Kent. Cependant, Paul Meyer, par une longue démonstration, arrive à la conclusion inverse. Notons également l’ironie du philologue. 4 Il s’agit ici du RAlix. 5 Paul MEYER, op. cit., p. 285. 6 Nous verrons plus loin qu’il est à présent généralement admis que l’un n’avait pas (directement) connaissance de l’autre et que le RTCh est antérieur au RAlix.

  • 8

    la postérité anglaise de l’œuvre. Ces liens seraient d’ailleurs le seul intérêt du texte. Loin de

    partager cette conception, c’est bien à ce lien intertextuel que nous accorderons toute notre

    attention dans l’étude qui suit. Taxé de « plagiat », de paraphrase ou d’appropriation, ce

    phénomène n’est pourtant pas davantage le fait de notre texte que celui des autres fictions sur

    Alexandre. Nous ne sommes d’ailleurs pas sans savoir qu’il s’agit là d’un procédé très

    courant dans la littérature médiévale en général. Peut-être même l’une de ses principales

    forces créatrices.

    Nous comprendrons donc qu’il est à présent nécessaire de prendre nos distances de

    cette conception dépassée du Roman de toute Chevalerie et de l’intertextualité en général.

    Toutefois, nous ne pouvons nier que ce Roman occupe une place à part dans la chaîne de

    production des Romans d’Alexandre ; ce qui fut sans doute l’origine des critiques à son égard.

    Sorte de maillon rebelle inclassable, il a longtemps été ignoré des philologues et nous

    pouvons au moins reconnaître à ces deux auteurs le mérite de l’avoir évoqué. En effet, si Paul

    Meyer reste en quelque sorte le père de la recherche sur le Romans d’Alexandre dans le

    domaine français et continuera longtemps à être une référence pour celle-ci, nous constatons

    qu’il a presque totalement failli dans l’analyse de notre texte. Celui-ci n’a vraisemblablement

    vu juste que lorsqu’il affirma : « Le Roman de toute Chevalerie est inédit, et il se passera

    peut-être bien des années avant qu’il soit publié. Les manuscrits en sont peu nombreux,

    incorrects et très dispersés7 ». Voilà sans doute la clef du problème. Pas moins de nonante ans

    auront effectivement été nécessaires pour voir apparaître l’editio princeps8, la seule jusqu’à

    présent, de l’œuvre de Thomas de Kent – les manuscrits étant trop corrompus et différents

    pour que ce texte soit repris dans les différents corpus d’analyse précédant cette date. Cette

    dernière difficulté s’ajoute donc à la première lorsque l’on veut étudier cette œuvre. Mais

    cette place à part rend la perspective d’autant plus intéressante lorsque l’on veut étudier, à

    travers ce texte-ci, les rapports intertextuels qui unissent l’ensemble des textes narratifs

    relatifs à Alexandre dans une généalogie très complexe9.

    Dans ce sens, notons également qu’outre leurs jugements de valeur explicites, les

    extraits ci-dessus rendent également compte d’une tendance philologique qui resta longtemps

    la norme. Celle de considérer qu’un texte, en évoluant dans le temps, ne peut que se dégrader

    et que, par conséquent, seuls les textes les plus anciens auraient une valeur littéraire. C’est

    également la démarche des éditeurs de textes qui, souvent, raclent les couches successives

    d’un texte pour en retrouver la forme première. Cette démarche a été nécessaire, par exemple,

    pour mettre en évidence que l’idée erronée de Paul Meyer à propos du RTCh était due aux

    nombreuses interpolations survenues ultérieurement dans les manuscrits. Cependant, le

    mouvement textuel rend compte des actualisations successives liées à la réception du texte.

    7 Ibid., p. 274. 8 The Anglo-Norman Alexander (Le Roman de toute chevalerie) by Thomas of Kent, éd. Brian Foster et Ian Short, 2 vol., Londres, 1976 et 1977 (Anglo-Norman Text Society, 29-31, 32-33). 9 Nous nous arrêterons cependant au XIIe siècle qui l’a vu naître.

  • 9

    Ainsi, il devient possible de considérer le RAlix ou le RTCh comme deux actualisations

    différentes d’un même texte – restant eux-mêmes sujets au changement. Dans cette logique,

    les différences entre les textes ne sont plus des dégradations à des niveaux plus ou moins

    élevés, mais bien le reflet d’une réception différenciée. Cette réception explique l’évolution

    du texte et du thème d’Alexandre. Une démarche inverse serait celle d’un historien qui,

    poussée à l’extrême, se doit de considérer chacun de ces textes médiévaux comme des

    dégradations de l’original latin – lui-même effritement du texte grec. En bref, sans mettre la

    réception au premier plan, seul le texte grec aurait une quelconque valeur.

    Heureusement, notre démarche ne sera pas celle de l’historien, mais il convient de

    trouver une méthode d’analyse qui se démarque également de celle des philologues antérieurs.

    De plus, leur démarche ne peut rendre compte des variations du thème d’Alexandre le Grand

    en synchronie – textes historiques, littéraires, religieux, etc. – qu’en poussant plus loin un

    cloisonnement rendant impossible toute vue d’ensemble. Il est donc nécessaire d’abandonner

    la voie traditionnelle de l’analyse discontinue du complexe thématique autour du Macédonien

    et, aussi, d’étudier nos textes davantage comme un ensemble plutôt que comme des ouvrages

    isolés. Tel est également ce que s’est proposé de faire Alexander Cizek dans ses

    Considérations sur la réception du thème d’Alexandre le Grand au Moyen Age10. Pour lui,

    nous devons partir des résultats de l’approche philologique avec pour objectif de restituer les

    étapes et le sens de la réception. En clair, le point de départ pour un renouvellement de

    perspective est une véritable esthétique de la réception. Celle-ci doit permettre de pallier les

    inconvénients de ce qu’il appelle l’« exégèse alexandrographique traditionnelle », commencée

    par Meyer et finalisée par George Cary11, laquelle n’a pu rendre compte des mutations

    successives subies par les composants du thème à travers le moyen âge. A. Cizek affirme

    donc :

    « Une première difficulté, à notre avis insurmontée par l’exégèse traditionnelle, est liée à la

    nécessité de trouver une logique suffisante dans le pléthore de textes narratifs comportant une

    diversité tout à fait déroutante, dont le seul dénominateur commun serait la représentation du héros

    antique. […][Cet embarras] a déterminé Cary à opérer un découpage arbitraire, en statuant dans

    l’évolution du thème un ‘Medieval Alexander’ privé de ses racines hellénistiques et romaines. En

    revanche, il a essayé de compartimenter la matière des références et des œuvres cristallisées de telle

    sorte qu’à la fin il a perdu de vue une solution de continuité12 ».

    10 Alexandre CIZEK, « Considérations sur la réception du thème d’Alexandre le Grand au Moyen Âge », dans Littérature et société au moyen âge. Actes du Colloque des 5 et 6 mai 1978, éd. Danielle Buschinger, Université de Picardie, Centre d’études médiévales, Paris, Champion, 1978, pp. 201-230. 11 George CARY, The Medieval Alexander, éd. D. J. A. Ross, Cambridge, 1956. Dans la seconde partie de son livre, G. Cary tente de répondre à la question: Comment Alexandre le Grand était-il perçu au moyen âge ? Mais il donne une vision très cloisonnée du problème. Dans la première, qui fait toujours autorité, il établit un historique des textes relatifs à celui-ci. 12 Alexandre CIZEK, op. cit., pp. 204-205. Pour les citations de cet auteur, nous avons choisi de corriger les nombreuses fautes d’orthographe ou de grammaire présentes dans l’article.

  • 10

    Cette continuité serait pourtant, selon l’auteur, le terme-clef définitoire du genre ou anti-genre

    historico-littéraire, tenant compte de l’hétérogénéité des œuvres qui s’y rapportent. Ainsi, « la

    relation du texte singulier avec la série des textes constituant le genre apparaît comme un

    processus de création et de modification continue d’un horizon13 ».

    Ce processus, auquel nous nous intéresserons tout particulièrement, ne commence pas

    forcément au moyen âge. La formation de l’alexandrographie en donne une preuve tout à fait

    évidente ; née autour d’une existence réelle, laquelle s’est peu à peu mutée en mythe politico-

    littéraire. La formation de ce mythe politico-héroïque14 devra ainsi également retenir notre

    réflexion dans la dernière grande partie de notre analyse. Si celle-ci ne se limite pas

    uniquement au moyen âge, elle n’est pas moins le fait de l’unique Pseudo-Callisthène qu’elle

    précède. P. Meyer l’avait déjà bien compris lorsqu’il affirma : « on serait tenté de voir dans

    l’œuvre du Pseudo-Callisthène le point de départ de la légende : c’en est au contraire le point

    d’arrivée15 ». Cependant, le mythe perdure et continue d’évoluer selon la logique de

    l’ esthétique de la réception. Notre objectif sera donc également de dépasser la vision de P.

    Meyer lorsqu’il ajouta un peu plus loin : « son œuvre [le Ps.-Call.] clôt la légende proprement

    dite […] [et les écrits médiévaux] ne doivent que leur forme16 à l’imagination du moyen

    âge17 ». Nous nous arrêterons plus longuement sur la formation de ce mythe en seconde partie

    d'exposé jusqu’à sa réalisation (temporaire) au XIIe siècle. Retenons maintenant qu’elle

    s’ancre dans la vie réelle d’Alexandre et « qu’il ne suffit pas qu’il y ait reprise d’une œuvre

    par plusieurs autres pour qu’il y ait ‘mythe littéraire’18 ».

    13 Hans Robert JAUSS, « Littérature médiévale et théorie des genres », dans Poétique, 1, Paris, Seuil, 1970, pp. 79-101. (p. 85) ; cité par Alexander CIZEK, op. cit., p. 205. 14 Tel est le terme utilisé par Philippe Sellier lorsqu’il analyse mythes littéraires : « Tantôt, il s’agit de figures glorieuses : Alexandre, César […] , Louis XIV […] , Napoléon […] ; tantôt il est question d’événements réels ou semi-fabuleux : la guerre de Troie, la Révolution de 1789, la guerre d’Espagne… […] Ici, ‘mythe’, renvoie à la magnification de personnalités (Alexandre) ou de groupes (les révolutionnaires), selon le processus caractéristique d’un genre littéraire bien connu : l’épopée. Ainsi s’explique qu’avec ces grands mythes politiques fonctionne toujours de façon prévalente le ‘modèle’ héroïque de l’imagination : rêverie du ou des surhommes, affrontés à toute sorte d’épreuves (monstres, ennemis innombrables), et promis – malgré la mort – à l’apothéose ». Extrait de Philippe SELLIER, Essais sur l’imaginaire classique. Pascal – Racine - Précieuses et moralistes - Fénelon, Paris, Champion, 2005 (coll. Champion classique, série « Essais », 2), p. 22. 15 Paul MEYER, op. cit., p. 2. 16 Cette vision admet l’anachronisme comme un fait, sans se poser la question d’une logique sous-jacente. Logique nouvelle involontaire ou véritable idéologie susceptible d’enrichir le texte/mythe. L’idée de naïveté historique ne peut, dans notre point de vue, aucunement être posée a priori. 17 Paul MEYER, op. cit., p. 3. 18 Philippe SELLIER, op. cit., p. 23.

  • 11

    B. L’écriture « Écrire au Moyen Âge… Écrire dans une autre langue que la sienne, placer ce qu’on écrit

    sous l’autorité d’un autre, accumuler les remplois et en faire le tissu d’une œuvre, s’attribuer un texte

    que l’on [n’] a pas écrit… Écriture collective, écriture emboîtée, simple maillon d’une œuvre

    continue : autant d’attitudes créatrices qui apparaissent aujourd’hui insolites et s’opposent à notre

    conception moderne de l’auteur, responsable conscient et identifié d’une création originale.

    Analysant le processus de la création médiévale à la seule aune de l’originalité, le soumettant aux

    catégories tranchées d’auteur, de plagiaire ou de faussaire, invoquant sans plus de précision une

    école, un atelier ou un scriptorium, les historiens se laissèrent longtemps emprisonner dans un

    anachronisme et une subjectivité qui obscurcirent la genèse et influencèrent et influencèrent jusqu’à

    l’édition des œuvres19 ».

    Avant de développer la formation du mythe, intéressons-nous d’abord à la

    problématique production-réception20 proprement dite. Pour A. Cizek, la création et la

    diffusion de l’œuvre au moyen âge sont l’objet d’une relation ternaire entre producteur,

    transmetteur/éditeur et consommateur de littérature21 . L’intermédiaire a une fonction

    médiatrice entre les deux extrêmes et décide presque du destin de l’œuvre, imposant son

    intervention dans la chaîne de production. À la fois producteur et consommateur, il est aussi

    en relation immédiate avec le public récepteur, aux exigences duquel il obéit. C’est dans ce

    sens que l’horizon d’attente du public (médiéval, chevaleresque, chrétien ou anglais, etc.) se

    reflète dans la nouvelle version du texte. Dans cette vision, le milieu récepteur reçoit le rôle

    de « modélateur », alors que l’auteur/adaptateur reçoit un rôle passif, conforme à la demande

    sociale qui le commande. Le médiateur tend toujours à remplacer le créateur qui reste, de

    règle, dans l’anonymat22. Lors de la traduction d’œuvre latine en langue vernaculaire, la

    distance entre producteur et consommateur étant d’autant plus grande, l’adaptateur pourra se

    comporter très librement avec son modèle. Non seulement les goûts du public récepteur ont

    considérablement changés, mais encore les conceptions de vie, la société et les mœurs. Par la

    suite, des épisodes tombent au profit ou non d’interpolations23 de versions concurrentes ou de

    19 « Conclusion » dans Auctor & auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale. Actes du colloque de Saint-Quentin-en-Yvelines (14-16 juin 1999), éd. Michel Zimmermann, Paris, École nationale des Chartes, 2001 (Mémoires et documents de l’école des Chartes, 59), p. 594. 20 Alexandre CIZEK, op. cit., pp. 207-209. 21 Il considère ici avant tout les réalisations d’un même texte à travers les différents manuscrits pour en expliquer les variations. Il n’empêche que sa réflexion est quasi directement applicable à la relation entre la Zacher Epitome et les différents Romans d’Alexandre médiévaux. 22 Entre cela et la nécessité de « tuer l’auteur », si chère à Roland Barthes, il n’y a qu’un pas. Notons que, dans notre cas, comme nous le verrons plus loin, l’Epitome Julius Valère est de toute façon anonyme. Mais l’on remarque facilement que Thomas de Kent reste vague à propos de ce « bon libre latin », alors qu’il identifie volontiers ses autres sources de manière explicite et les utilise différemment. 23 Comme celles dénoncées par Paul Meyer dans l’extrait introductif.

  • 12

    sources tout à fait étrangères, à la matière avec une signification particulière pour le nouveau

    public24.

    Nous le voyons, cette esthétique de la réception proposée par A. Cizek représente un

    réel apport à l’analyse de notre faisceau de textes. Appliquer les méthodes de la théorie

    littéraire moderne aux textes médiévaux peut, on le voit, enrichir considérablement l’étude de

    ceux-ci. Toutefois, si cet article appelle à une petite révolution de point de vue dans notre

    sujet d’étude, il reste vague quant aux solutions proposées. La théorie de la réécriture, dans

    laquelle nous voulons introduire notre texte, se reflète explicitement dans l’idée ci-dessus,

    mais n’est en aucun cas théorisée par l’auteur. Ceci s’explique notamment par le fait qu’alors,

    ces théories modernes n’étaient qu’à leurs balbutiements25 . Nous le savons, l’un des

    premiers26 à vraiment théoriser l’intertextualité27 (et plus spécialement la réécriture) sera

    Gérard Genette quelques années plus tard : « l’objet de la poétique […] n’est pas le texte,

    considéré dans sa singularité […], cet objet est la transtextualité28, ou transcendance textuelle

    du texte [définie], grossièrement, par ‘tout ce qui le met en relation, manifeste ou secrète, avec

    d’autres textes29 ». Une telle théorie faisant usage de l’abstraction, même pour définir le texte,

    il n’est pas chose aisée de l’appliquer directement au texte médiéval dans ses spécificités –

    lequel ne semble d’ailleurs pas retenir beaucoup l’attention du théoricien. Nous ferons ce

    travail dans un second temps, voyons d’abord quelle fut son importance dans la littérature

    romanesque médiévale.

    En fait, la réécriture et l’intertextualité, comme nous l’envisageons à présent pour nos

    textes, ont d’abord été le fait de l’acte d’écriture30 en langue latine. C’est de cette manière que

    la littérature médio-latine a connu son apogée au XIIe grâce à une dynamique

    24 Par exemple, comme nous le verrons par la suite, le Livre de Daniel ou des extraits de Flavius Josèphe. 25 Notons également qu’A. Cizek est avant tout intéressé par le thème d’Alexandre. Dans ce sens le texte n’est que son support et, bien qu’il explique en partie son évolution, celui-ci n’est de toute manière pas l’objet de son exposé. 26 Les travaux de Mikhaïl Baktine et Julia Kristeva, dans les années 1970, ont bien entendu un rôle plus significatif dans la « découverte » de l’intertextualité au sein de la Nouvelle Critique. Cependant, Gérard Genette sera sans doute le premier à en proposer un développement systématique – du moins pour la branche qui nous intéresse ici. 27 Pour être plus précis, G. Genette propose dans Palimpseste une étude détaillée de l’hypertextualité qui justement nous intéresse. (Cf. : infra) 28 Genette appelle transtextualité ce qui est au départ appelé intertextualité (Bakhtine, Kristeva, Todorov) en tant qu’aspect universel de la littérarité (concept abstrait), ce qui met en relation avec d’autre textes, de façon consciente ou non (ex : le genre littéraire). Il appelle intertextualité, cas particulier (restrictif, présence effective) de la transtextualité, la relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, par voie de citation, plagiat, allusion et donc de manière consciente. Ainsi, Genette parle de cinq cas particuliers de transtextualité : inter-, para-, méta-, archi- et hypertexualité. La réécriture est, quant à elle, un cas particulier de l’hypertextualité ainsi définie. Dans le jargon théorique, il n’est donc pas rare de voir l’hypertextualité devenir un cas particulier de l’ intertextualité (≠ Genette) – transtextualité ne s’étant pas imposé. Nous adopterons cette dernière taxonomie. 29 Gérard GENETTE, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982 (coll. Poétique), p. 7. 30 L’intertextualité ne se limite évidement pas à la littérature proprement dite.

  • 13

    d’émancipation31 qui, au-delà de l’imitation, s’approprie par æmulatio ce qui précède en vue

    de « faire mieux ». Ce procédé d’écriture n’est pas pour autant pas propre à la littérature

    médiévale. Bien au contraire, lorsque ces écrivains usent des techniques d’imitation, ils

    s’appliquent à suivirent les préceptes anciens ; de Cicéron notamment :

    « [2,22] XXII. (90)Ergo hoc sit primum in praeceptis meis, ut demonstremus, quem imitetur

    (atque ita, ut, quae maxime excellent in eo, quem imitabitur, ea diligentissime persequatur); tum

    accedat exercitatio, qua illum, quem delegerit, imitando effingat atque exprimat, non ut multos

    imitatores saepe cognoui, qui aut ea, quae facilia sunt, aut etiam illa, quae insignia ac paene uitiosa,

    consectantur imitando. (91) Nihil est facilius, quam amictum imitari alicuius aut statum aut motum;

    si uero etiam uitiosi aliquid est, id sumere et in eo uitio similem esse non magnum est […] (92) qui

    autem ita faciet, ut oportet, primum uigilet necesse est in deligendo; deinde, quem probarit, in eo,

    quae maxime excellent, ea diligentissime persequatur […] 32 ».

    Nous le comprenons cependant, l’imitatio telle qu’elle est réalisée au XIIe siècle va bien plus

    loin que celle évoquée ci-dessus par Cicéron, mais il s’agit bien d’imiter les prédécesseurs

    afin de montrer que l’on est au moins capable de faire aussi bien en vue d’essayer de faire

    mieux ensuite. La tendance actuelle n’est donc plus de considérer les imitations ou

    remaniements comme des plagiats agrémentés de naïveté. Au contraire, de plus en plus de

    chercheurs développent l’idée que ces œuvres – autrefois mal comprises – sont en réalité le

    résultat d’un phénomène de réécriture parfaitement conscient.

    Il apparaît par ailleurs que ce même phénomène se retrouve parallèlement en langue

    vernaculaire et trouve donc déjà ses racines dans l’Antiquité latine classique. Les deux

    semblent, en effet, fort apparentés. Benoît de Sainte-Maure est, par exemple, conscient de

    reprendre le flambeau d’un collège antique dans la translatio studii :

    31 Cf.: Wim VERBAAL, « How to Become a Giant: The Poetics of Re-writing and Emancipation in Twelfth-Century Literature », presented at the Exploratory Workshop Interfaces York (22-25 avril 2009); pas encore publié : « In this contribution to the Exploratory Workshop of Interfaces I wish to advance the following proposition. The twelfth century is characterized by a strong emancipatory movement, […] . In literary field, this emancipation seems to have taken place by way of a seemingly general tendency, which I should like to characterize as a poetics of re-writing practises and techniques, from the basic school exercise until the fully developed incorporation of a model into a new original text. More than ever before, this practice of re-writing took its start from classical models, as if the twelfth writers were trying to found their new world by absorption of the ancients » ; (Introduction). 32 Cicero. De Oratore. Liber Secundus, publié le 30 décembre 2004 sur Itinera Electronica, Bibliotheca Classica Selecta (BCS) [http://pot-pourri.fltr.ucl.ac.be/itinera/ArchTextes/]. « Voici donc le premier de mes préceptes : indiquer à l’élève quel modèle il doit imiter et lui dire de s’exercer ensuite, le maître une fois choisi, à en donner une reproduction et une image fidèle. Qu’il ne fasse pas comme ces maladroits copistes de ma connaissance, qui s’attachent seulement aux choses les plus faciles à saisir, ou même aux bizarreries et imperfections. (91) Rien n’est plus aisé que de copier quelqu’un dans l’arrangement de sa toge, dans son maintien, dans ses gestes. Lui emprunter ses défauts pour en rester marqué à son tour, ce n’est pas un grand mérite […] . (92) Le moyen de bien faire (je le répète), moyen nécessaire, c’est d’abord de savoir ouvrir les yeux au moment de choisir, puis, le choix arrêté, de s’appliquer à rendre ce que l’on y découvrira de meilleur. » [trad. de Edmond Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, 1927].

  • 14

    « Lonc tens fu sis livres perduz

    Qui ne fu trovez ne veüz ;

    Mes a Athenes le trova

    Cornelius, quil translata :

    De grec le torna en latin

    Par son sens e par son engin.

    Ceste estoire n’est pas usee,

    […]

    Mes Beneeïz de Sainte More

    La continue e fait e dit

    E o sa main les moz escrit,

    Ensi taill[i]ez, e si curez,

    E si asis, e si posez

    Que plus ne meinz n’i a mester33 ».

    Autrement dit, la translatio du latin au français, bien plus qu’une simple traduction, s’avère

    être une technique de réécriture parmi d’autres – laquelle permet peut-être d’aller plus loin

    encore. En tout cas, il semble tout à fait concevable que cette technique de réécriture par la

    traduction, aux commencements de la littérature française, ait été un moyen pour les auteurs

    de s’octroyer « une reconnaissance comme ‘auteurs’ à part entière, auteurs dotés de cette

    autorité que l’on ne reconnaissait en principe à cette époque qu’aux seuls écrivains latins »34.

    De simple naïveté ou maladresse, nous passons donc à une véritable démarche, voire

    programme, d’écriture créatrice – ainsi l’acte de l’auteur/adaptateur reprend tout son sens.

    Nous comprenons donc que la traduction représentait une étape indispensable au roman,

    ne fût-ce que parce qu’elle le justifie. De plus, les auteurs ont devant eux des exemples dont

    ils connaissent la forme et le style et s’attachent donc à travailler sur la forme. Il est

    intéressant pour comprendre cela, maintenant que nous avons réhabilité l’auteur, de s’arrêter

    un instant sur les métacommentaires auctoriels contenus dans les différents textes médiévaux.

    À propos de la translatio, nous pouvons lire chez Benoît de Sainte-Maure qu’il assume un

    travail de polissage de l’œuvre (cf. vv. 132-137) et n’ignore donc pas l’écart existant entre sa

    « source » et sa « traduction ». Benoît n’oublie pas non plus ses auditeurs lorsqu’il justifie sa

    démarche. C’est bien pour eux qu’il écrit – ceux-ci risquant de ne plus comprendre l’original :

    « E por ce me vueil travailler

    En une estoire conmencer,

    Que de latin, ou je la truis,

    Se j’ai le sens e se ge puis,

    La voudrai si en romanz metre

    33 [Der Trojaroman des Benoît de Sainte-Maure, éd. Kurt Reichenberger, Max Niemeyer verlag, Tübingen, 1963 (Sammlung Romanischer Übungstexte, 48), vv. 117-129 et vv.132-137]. 34 Francine MORA, « Remploi et sens du jeu dans quelques textes médio-latins et français des XIIe et XIIIe siècles. Baudri de Bourgeil, Hue de Rotelande, Renaut de Beaujeu », dans Auctor & auctoritas, op. cit., pp. 219-230. [Citation : p. 220].

  • 15

    Que cil qui n’entendront la letre

    Se puissent deduire el romanz :

    Mout est l’estoire riche e granz

    E de grant ovre e grant fait.

    En maint lue l’aura hon retrait

    Saveir cum Troie fu perie,

    Mes la vertez est poi oïe 35 ».

    Nous voyons donc, à travers ces deux extraits, que ce premier auteur assume réellement

    sa démarche. Néanmoins, il apparaît encore quelque peu coincé entre son modèle et ses

    lecteurs. Ainsi, sous la formule de modestie « se ge puis », il semblerait presque se défendre

    ou demander la permission à sa « source » ou à ses lecteurs. Nous retrouvons clairement ici le

    schéma de production d’Alexander Cizek. Bien que Thomas de Kent identifie plus vaguement

    sa « source », nous constatons chez lui qu’il assume encore plus nettement son acte d’écriture

    et se défend de ses détracteurs. L’importance du public36 est également très prononcée chez

    Thomas :

    « La verité ai estrait, si l’estorie [ne] ment.

    N’ai sez faiz acreu, çoe vus di verreiement,

    Mes beles paroles i ai mis nequedent.

    N’i ai acreu l’estoire ne jo n’i ost nient ;

    Pur plaisir as oianz est un atiffement ;

    Home ne deit lange translater autrement ;

    Qui d[ir]eit mot par mot, trop irreit leidement.

    D’un bon livre en latin fis cest translatement.

    A çoe qui l’em veit e siet, n’estoet desrainement,

    Mais qui que s’en corust, joe di m’entendement ;

    Mi voleirs me constreinst od lur entichement.

    Qui mun non demande, Thomas ai non de Kent,

    E pur çoe me nom en cest enbrievement

    Ne voil qu’a[u]tre ait blasme de çoe k’a moi apent.

    Si clerc ou chevaler de rime me reprent,

    Contre toz envios par cest mot me defent :

    Cil qui plus seit de moien meno[r] fait mesprent.

    Ore porrez vers oir, par le mien escient,

    Qui sunt a escoter a celi ki les entent,37 ».

    35 Der Trojaroman des Benoît de Sainte-Maure, op. cit., vv. 33-44. 36 Nous aurons l’occasion de revenir plus amplement sur la question du public récepteur du RTCh. 37 Thomas de Kent. Le Roman d’Alexandre ou le Roman de toute chevalerie, trad., présentation et notes de Catherine Gaullier-Bougassas et Laurence Harf-Lancner avec le texte édité par Brian Foster et Ian Short, Paris, Champion, 2003 (coll. Champion Classiques, série « Moyen Âge », n°5), l. 194, vv. P11-P29. [ms. Paris].

  • 16

    L’auteur/adaptateur donne ici formellement son identité à cet ouvrage, ce qui confirme

    l’hypothèse évoquée ci-dessus. À la lecture de ces extraits, nous percevons effectivement

    comme un contrat – entre l’auteur/adaptateur d’une part et le lecteur/récepteur de l’autre –

    portant sur la fidélité envers le modèle pour le respect d’une « vertez »38. Une clausule

    importante de ce contrat spécifie cependant que si modifications il y a, elles ont pour unique

    objectif d’assouvir les exigences du lecteur médiéval et ne pourront en aucun cas être retenues

    à charge de la « source », le « médiateur » prenant toute responsabilité pour son compte. Il est

    évident que ce contrat affirme l’excellence de la « source », tout en rejetant une part

    importante de responsabilité sur l’exigence du public, mais responsabilise surtout fortement

    l’intermédiaire dans le schéma ternaire présenté plus haut. Ce dernier, au-delà des reproches

    envisagés, dépose véritablement sa propre marque de fabrique sur le produit modifié et gonfle

    en quelque sorte son importante dans le schéma de Cizek tout en grignotant quelque peu la

    place des deux autres parties. Il est dans ce sens très significatif de constater qu’à chaque fois

    que Thomas nous donne son nom, c’est pour se positionner39 face à ses « sources » :

    « Al regné de Ethiopie ad il ost mené,

    E veu tel[es] choses qe point nen ay conté.

    Jeo n’en puis mes, seignurs, n’en doy estre blamé,

    Car qui de la geste veut oit verité

    En un vers ne poent li fez estre assommé.

    Aprés plusors vers ay cest translaté ;

    Overtement l’ay dit a qui l’ay presenté.

    Jeo ne descrif nul fet dont n’ay autorité.

    Pur pleisir as oianz l’ay un poy atiffé,

    E feint unes paroles pur delit e beauté.

    Romanz est ennoius quant un poy n’est rimé ;

    Si malement est leu, de pis est escouté.

    Si rien i ay mespris, si me soit pardonné

    Pur ceo qe sui jolifs e ne gueres lettré.

    Al mielz qe soy e poy l’ay certes ordiné ;

    Sachez de controvere n’ay rien ajusté.

    Si jeo rien i ay mis qe siet, ou del tut seit osté.

    [En lisant ses sources nous-mêmes ; liste des sources secondaires]

    Donc saverez [vous] pur voir qe n’est pas contrové.

    Au regné de Ethiopie ay ore mon vers torné ;

    Trop sunt riche ly fet a estre oblié.

    38 Cette notion de « vérité » mérite bien entendu une plus ample analyse pour comprendre les glissements narratifs dans le texte puisqu’ils ne peuvent être imputés uniquement à un ornement formel. Nous réservons ce développement essentiel pour plus tard. 39 Notons dès à présent que chez Thomas de Kent, comme chez Benoît de Sainte-Maure, l’on retrouve dans ce positionnement la défense d’une « vérité » historique. Nous aurons l’occasion de développer celle-ci plus loin.

  • 17

    [Considérations sur les exploits et la grandeur du héros]

    Si Thomas en dei[s]t tant cum font li autur,

    De plusors fust tenu a large menteur !40 ».

    « Agriofagos les nome cil qui le latin espont,

    Mestre Thomas, romanzour parfont,

    Le meillur qe l’em siet en trestut ceo mond41 ».

    C. La réécriture Nous avons jusqu’ici pu démonter que la translatio n’est pas une simple traduction, au

    sens moderne42, mais un véritable « acte d’écriture », s’inscrivant dans le cadre plus large de

    la réécriture. Il est grand temps alors d’envisager l’intertextualité, et plus précisément la

    réécriture43, sous un angle plus théorique afin de comprendre cet acte. Reprécisons, en

    premier lieu, le schéma de production44 de l’énoncé tel qu’il est envisagé par la théorie

    moderne et effleuré par Alexander Cizek. Pour celle-ci, l’énoncé est un événement unique et

    non réitérable vu le rôle que jouent l’intertexte et l’auditeur dans son schéma de production45.

    En fait, « l’ ‘enoncé’ produit par le ‘locuteur’ l’est au terme d’un processus où l’intéressé

    anticipe les réactions de son ‘auditeur’ [=horizon d’attente]. Si ce dernier manque, son rôle est

    assumé par le groupe social dont le ‘locuteur’ fait partie. Par ailleurs, […] l’ ‘énoncé’ se

    profile sur l’horizon du déjà-dit : l’ ‘intertexte’46 est ce lieu où le je doit compter avec l’autre.

    […] Parce qu’il est toujours interindividuel et intertextuel, l’ ‘énoncé’ n’est jamais un

    monologue, mais un dialogue ; […] il s’ouvre sur le monde social, le monde des valeurs ; il

    véhicule l’idéologie47 ». Ce schéma s’avère bien plus concret lorsque l’on s’intéresse à des

    énoncés résultants de l’imitation ou de la transformation. Il y a alors une relation plus forte

    40 Ibid., ll. 414-415, vv. 6639-6677. 41 Ibid., l. 421, vv. 6732-6734. 42 Action de faire que ce qui était dit dans une langue naturelle le soit dans une autre, en tendant à l’équivalence sémantique et expressive des deux énoncés [P.R.], c’est-à-dire changer de « code » sans changer d’énoncé. 43 La réécriture s’intéresse uniquement à la relation entre un texte donné et son modèle identifié lorsqu’elle dépasse le simple plagiat, citation, etc. ; mais relève de l’écriture (création). L’intertextualité, quant à elle, s’intéresse plus globalement à la relation entre ce texte et l’intertexte – en tant qu’ensemble des textes qui entrent en relation dans un texte donné (consciemment ou non). Nous verrons plus loin qu’au sein du RTCh, la relation avec chaque texte est différente. 44 Nous remarquerons une certaine similitude entre le schéma de Baktine et celui plus connu de Roman Jakobson. 45 Ce qui implique dans notre cas que toute réécriture sera forcément différente, puisqu’à chaque époque, dans chaque lieu, dans chaque couche de la société, etc., l’auditeur et l’intertexte (sens large ou non) seront forcément différents. Sans entrer dans les détails, remarquons encore qu’après l’auteur, cette relation continue. Par exemple, dans notre lecture, l’intertexte (sens large) comprend les œuvres écrites après le RTCh, les études sur les Romans d’Alexandre, l’Alexandre historique, etc. et l’auditeur perçoit le texte selon sa propre expérience moderne. Nous lisons en quelque sorte un autre texte que le lecteur médiéval. On pourrait presque dire que la réécriture continue sans l’auteur. (Cf. M. OTTEN, « Sémiologie de la lecture », dans Méthodes du texte, op. cit., chap. XXII, pp. 340-350). 46 Attention, il s’agit ici bien de l’intertexte envisagé de manière plus abstraite, parfois inconsciente, que G. Genette conçoit comme transtextuel (cf. : supra). 47 Nous devrons plus loin étudier la part d’idéologie présente, au-delà de la part d’intertextualité, dans notre texte.

  • 18

    encore entre l’intertexte et l’énoncé : on parle dès lors d’hypertextualité48. Celle-ci met en

    relation un hypotexte (texte A, domaine de l’intertexte) et un hypertexte (texte B, énoncé

    nouveau). Dès lors, nous ne pouvons plus parler de « source », comme dans le cas de la

    citation, mais plutôt de modèle – modèle qui est en quelque absorbé par le nouveau texte.

    C’est en ce sens que l’on parle d’hypertextualité puisque l’hypertexte contient l’hypotexte et

    vise à le remplacer. Pour être complet, notons encore que l’on parle d’hypertextualité

    indirecte – à sujet différent, style semblable – que Genette appelle imitation et

    d’hypertextualité simple quand la manière, bien que différente, ne peut faire oublier la

    similitude du thème. Dans notre cas, nous sommes en présence d’une relation hypertextuelle

    simple, c’est elle que nous appelons ici réécriture.49

    Notre texte paraît finalement correspondre le mieux à cette dernière catégorie. De plus,

    il semble évident que, devant la grande abstraction de Bakhtine et Kristeva, le texte médiéval

    a sa place dans la théorie intertextuelle – presque tout est texte. Mais cela reste par définition

    très abstrait. L’hypertextualité, nous l’avons abordé plus haut, a fait l’objet d’une étude

    poétique très détaillée par Gérard Genette. Celui-ci aborde le cas de l’hypertextualité de

    manière beaucoup plus concrète, mais il s’intéresse toujours à une abstraction du texte. Par

    ailleurs, la théorie moderne semble, à première, vue davantage tournée vers les textes

    modernes. Mais, nous l’avons compris, ces théories sont parfaitement applicables au texte

    médiéval. Dans quelles mesures, dès lors, le modèle poétique de G. Genette peut-il être

    appliqué au texte médiéval ? Ce travail d’adaptation a surtout été entrepris par les hagiologues,

    dont la discipline s’avère relativement proche de la nôtre50. La réécriture hagiographique

    dans l’Occident médiéval51 propose une synthèse théorique indispensable pour bien

    comprendre les applications possibles de la théorie de Palimpseste à une branche de la

    littérature médiévale à la fois particulièrement marquée par la mouvance textuelle et très

    attachés à cette notion de vertez52 que nous développerons plus loin.

    En partant l’étude des dossiers hagiographiques53 , une même complexité des

    interrelations textuelles est constatée : « on a la nette impression que chaque époque s’est

    48 « Toute relation unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas le commentaire ». [Gérard Genette, op. cit., p. 13]. 49 L. SOMVILLE , « Intertextualité », dans Méthodes du texte. Introduction aux études littéraires, chap. VIII, Maurice Delcroix et Fernand Hallyn (s. dir.), Paris-Bruxelles, Duculot, 1995, pp. 113-131. [Citation, p.122]. 50 Les similitudes entre les Romans d’Alexandre et l’hagiographie sont importantes. Il s’agit en quelque sorte de chansons bibliographiques structurellement analogues. Et formellement, le RAlix et le RTCh utilisent les vers de douze syllabes (dès lors nommés alexandrins) comme bien souvent la poésie didactique et religieuse ; ce qui en a fait épiloguer plus d’un selon M. Gosman. [Martin GOSMAN, La Légende d’Alexandre le Grand dans la Littérature Française du 12e siècle, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1997 (coll. Faux titre, 133), p. 6]. 51 La réécriture hagiographique dans l’Occident médiéval. Transformations formelles et idéologiques, Monique Goullet et Martin Heinzelmann (s. dir.), Paris, Deutsches Historisches Institut, Jan Thorbecke verlag, 2003 (Beihefte der Francia, 58). 52 Vertez qui interdit a priori, dans les yeux du critique moderne, toute mouvance thématique. 53 Dossier comme unité de base pour l’étude de la réécriture hagiographique : totalité des pièces écrites en l’honneur d’un même saint (vitae, sermons, miracles, translations).

  • 19

    employé à imprimer sa marque littéraire propre54 ». C’est plus précisément François

    Kerlouégan qui, le premier, a proposé de redéfinir la réécriture hagiographique à partir de la

    poétique genettienne55 ; dans la mesure où la neutralité de cette redéfinition représente un

    avantage majeur pour la recherche et lui donne un nouvel élan positif. Elle permet

    effectivement de se débarrasser complètement de conceptions négatives, héritées d’un autre

    temps, et empêche avant tout d’étudier les textes en partant du texte le plus ancien. Une telle

    vision archétypique n’est pas fort constructive pour étudier la mouvance textuelle observée.

    Nous l’avons remarqué chez Paul Meyer notamment. L’hypertexte n’est plus à l’hypotexte ce

    qu’était la copie à l’urtext – par définition un déclin. Ainsi, dans les manuels hagiographiques,

    la réécriture était soit occultée, soit pourvue d’un vocabulaire à connotation nettement

    péjorative56 et ne pouvant mener qu’à des conclusions négatives :

    « D’après Aingrain, cette ‘méthode de remaniements’ qui aurait ‘sévi’ durant tout le moyen âge a

    fait ‘courir, quelle que fût l’intention du remanieur, des risques souvent graves à l’exactitude

    historique’ 57

    ».

    Heureusement, la recherche de « l’exactitude historique » est, à présent, loin d’être le seul

    intérêt de l’hagiologie. Dans notre cas, cette recherche n’aurait de toute manière aucun sens.

    Finalement, nous préférerons parler de réécriture plutôt que de remaniement. Théoriquement

    synonyme, ce terme évite non seulement la connotation péjorative, pour une plus grande

    neutralité ou objectivité, mais encore « fait transparaître la dynamique de l’intertextualité et

    évoque l’incessant travail de réappropriation collective58 ».

    Nous pouvons maintenant reprendre la définition de la réécriture telle qu’elle est revue

    et synthétisée par les hagiologues59 , et l’appliquer telle quelle à nos textes : « la rédaction

    d’une nouvelle version (hypertexte) d’un texte préexistant (hypotexte), obtenue par des

    modifications qui affectent le signifiant (modifications quantitatives, structurelles,

    linguistiques), ou des modifications sémantiques, qui affectent le signifié. Le terme de

    réécriture désigne d’abord l’action de réécrire, puis, par métonymie, la nouvelle version

    obtenue. […] Enfin, on ne parlera point de réécriture pour deux textes concernant un même

    [personnage], dont l’un a été écrit par un auteur qui ignorait l’existence de l’autre ». Il sera,

    par exemple, inapproprié de parler de réécriture dans la relation unissant le RAlix et le RTCh –

    deux hypertextes différents d’un même hypotexte60 . Précisons sans attendre que cette 54 Monique GOULLET et Martin HEINZELMANN « Avant propos », La réécriture hagiographique dans l’Occident médiéval, op. cit., pp. 7-14. [Citation p. 7]. 55 Cf. P. BOUET et F. KERLOUÉGAN, « La réécriture dans le latin du haut moyen âge », dans Lalies, 1986, pp. 153-168. 56 Le terme remaniement sous-entend, par exemple, l’existence d’un seul bon texte. 57 Monique GOULLET et Martin HEINZELMANN « Avant propos », dans La réécriture hagiographique dans l’Occident médiéval, op. cit., p. 12. (citant : René Aingrain, l’hagiographie. Ses sources – ses méthodes – son histoire, 1953, pp. 136-140). 58 Ibid., p. 13. 59 Ibid., pp. 13-14. 60 En outre, nous le verrons, Alexandre de Paris n’a sans doute même jamais eu connaissance de cet hypotexte (le Zacher Epitome), puisqu’il offre le résultat d’une chaîne de réécritures en langue française. Il n’est, à

  • 20

    dichotomie entre signifiant et signifié, inspirée de la sémiotique saussurienne, et où le texte

    (abstrait) serait le signe61, n’est en réalité qu’une simplification méthodologique. Lors de la

    réécriture, on ne peut modifier l’un sans l’autre. Il n’empêche que, pour étudier correctement

    notre texte en tant qu’hypertexte, nous utiliserons cette abstraction, séparant d’un côté la

    mouvance textuelle (ou matérielle) et de l’autre la mouvance thématique (mythe, idéologie,

    anachronismes, etc.).

    Avant de proposer une typologie des réécritures hagiographiques suivant la taxonomie

    genettienne, Monique Goullet62 s’interroge sur le bien fondé d’un tel choix en raison de

    l’absence dans les artes médiévaux63 de toute réflexion théorique sur le sujet. Néanmoins,

    constate-t-elle, Genette offre une grille d’analyse assez vaste pour l’appliquer à tout type de

    texte. Il propose divers aspects pour la transformation64 : aspects quantitatifs (trois réductions

    et leurs augmentations correspondantes), des aspects formels non quantitatifs et des aspects

    sémantiques ou conceptuels.

    Les aspects quantitatifs, premièrement, touchent à la longueur du texte ou des passages.

    Ainsi, la réduction peut prendre trois formes : celle de l’excision, de la concision et de la

    condensation. L’excision, ou élagage simple, consiste à enlever des blocs (minimes ou

    importants) ; c’est-à-dire qu’elle réduit le nombre des parties du texte brut, mais en conserve

    l’ordre et le à vocabulaire. La concision, quant à elle, conserve les parties et leur ordre, mais

    les réduits tout en en modifiant variablement le vocabulaire. Enfin la condensation touche à la

    fois au vocabulaire et l’ordre qu’elle réorganise différemment dans une synthèse élaborée – la

    plus complexe des trois, car elle passe par la recomposition. Aux différents aspects de la

    réduction correspondent alors ceux de l’augmentation, respectivement : l’extension,

    l’ expansion et l’amplification. L’extension additionne par l’ajout de bloc (minimes ou

    importants) – c’est l’interpolation65 . De son côté, l’expansion définit une « dilatation

    proprement parler, pas une réécriture du texte latin – ce lien restant indirect. Mais il continue à contenir les textes latins et grecs, par les voies plus larges de l’intertextualité. 61 Sans entrer dans les détails, mais pour ne pas omettre une précision fort importante, notons que l’un des postulats de la Nouvelle Critique ou de l’intertextualité veut que le texte littéraire n’ait pas de référent. Il n’a qu’un simulacre de référent, dans une relation autre que celle unissant signe et référent dans la sémiotique linguistique. Michael Riffaterre propose donc une autre relation : « Alors qu’à son niveau élémentaire, le discours feint de renvoyer le lecteur au monde réel, à une mimésis généralisée, la sémiosis opère un virement du référentiel à l’intertextuel : le texte lu en cache un autre ». (L. SOMVILLE , op. cit., pp. 116 et 126 ; cf. : Michael Riffaterre, Semiotics of Poetry, Indina Univ. Press, 1978). 62 Monique GOULLET, « Vers une typologie des réécritures hagiographiques, à partir de quelques exemples du Nord-Est de la France », dans La réécriture hagiographique dans l’Occident médiéval, op. cit., pp. 109-131. 63 Elle fait toutefois remarquer que certains traités de rhétorique des XIIe et XIIIe siècles fournissent des listes de procédés pour l’abrègement et l’allongement des textes, mais ceux-ci ne dépassent pas le stade de la pratique et ignorent le plan de la critique littéraire. [Ibid., p. 110]. 64 Ibid, pp. 110sq. 65 Ce synonyme d’interpolation laisse derrière lui la connotation péjorative du second terme. Il ne s’agit plus d’une erreur ou fraude introduite, par le remanieur, par l’ajout d’éléments parasites étrangers, dans la tradition primitive (‘correcte’). Toutefois, lavé de sa connotation, le terme interpolation reste d’application. Notons aussi l’existence de la contamination, soit une extension particulière où deux textes fusionnent pour donner naissance à un troisième.

  • 21

    stylistique » obtenue par la paraphrase. Et puis, l’amplification désigne une matière repensée

    et réorganisée – or, dans le langage courant ce terme désigne tout type d’augmentation. Pour

    être complet, précisons qu’il existe aussi la substitution, laquelle consiste en l’enchaînement

    de la suppression et l’addition d’un ou plusieurs éléments. Une technique mixte très

    productive donc.

    Outres les aspects quantitatifs, d’autres aspects de la transformation touchent à la forme

    sans modifier directement le sens. Ces modifications, à première vue purement formelles,

    peuvent se révéler très productives. Celles-ci manipulent le code de l’énoncé textuel. La

    traduction, qui nous intéresse particulièrement, en est un bon exemple. Celle-ci ne modifie

    donc, en soi, pas le contenu du texte. En d’autres mots, elle n’affecte pas directement le

    signifié, d’où la nécessité d’inscrire la translatio médiévale dans ce cadre plus large de la

    réécriture. En plus de la traduction, il reste la transposition (versification et prosification), la

    transmétrisation (modification du mètre), la transtylisation, la transmodélisation (ex : passage

    du narratif au dramatique), le changement de focalisation ou de point de vue narratif, le

    changement des instances ou voix narratives, etc. La plupart de ces transformations nous

    concernent dans notre analyse à des degrés variables.

    En troisième lieu, nous devons distinguer les aspects de la transformation qui affectent

    directement le signifié66. Notons, en premier, la transformation thématique, qui affecte le plus

    nettement le sens. Celle-ci se divise, d’une part, en une transformation diégétique –

    modification de l’univers narratif – et, d’autre part, en une transformation pragmatique –

    modification des événements et des éléments de l’action. C’est ici67 que se concentre toute la

    tension entre histoire et littérature, soit entre RÉALITÉ « historique » et vertez ou fiction (cf. :

    infra, Penser l’histoire). On ne peut, a priori, pas modifier fort librement, comme pour la vita

    d’un saint, l’univers d’évolution de notre héros Macédonien, lequel s’inscrit dans un contexte

    historique bien déterminé. Cette tension est très forte vu le lien explicite avec un passé

    historique réel ; alors que, dans d’autre cas, elle passe presque tout à fait inaperçue68. Et D.

    Goullet d’ajouter que le corpus de Genette ne contenait apparemment pas d’œuvre où la

    tension diégétique s’avérait aussi forte. Il est pourtant manifeste que, dans le RTCh, des

    modifications ou « micro-réactualisations69 » manipulent l’univers du récit pour adapter

    66 Ce sont eux qui perturbent le plus le lecteur/critique moderne. 67 Particulièrement, la transformation thématique d’ordre diégétique. 68 Il est impératif de faire état, dès à présent, d’une constatation de Jean Frappier qui va en ce sens. Celui-ci nous fait remarquer, avec d’autres mots, que ce glissement diégétique n’est pas propre aux romans antiques. Il est évident que la distance entre le Charlemagne historique et littéraire est tout à fait comparable. Cependant, la tension qui en résulte, pour le lecteur moderne, est manifestement différente vu la connaissance globale que le lecteur moderne a de l’Antiquité. Nous reviendrons plus tard sur les propos de cet auteur, mais il est significatif de constater qu’un même procédé provoque chez le moderne deux stimuli différents. [Cf. Jean FRAPPIER, « La peinture de la vie et des héros antiques dans la littérature française du XIIe et XIIIe siècle », dans Histoire, mythes et symboles. Études de la littérature française, éd. ID., Genève, Librairie Droz, 1976 (Publications romanes et françaises, 137), pp. 21-54]. 69 Monique GOULLET, « Vers une typologie des réécritures hagiographiques, à partir de quelques exemples du Nord-Est de la France », op. cit., p. 112.

  • 22

    l’hypertexte aux conditions historiques nouvelles, le réorienter vers une nouvelle finalité.

    Nous reviendrons, bien entendu, plus systématiquement sur ce problème.

    Un autre aspect de transformation du sens a également son importance dans notre texte.

    Il s’agit de la transmotivation, à savoir un changement des motivations du ou des personnages

    – ne modifiant ni l’action ni l’univers du récit. Dans notre cas, la transmotivation est évidente.

    Si l’on compare l’archétype absolu, l’Alexandre historique, à l’Alexandre médiéval du RTCh,

    nous avons, sur ce point, sans doute le glissement le plus important de la matière. En effet, la

    motivation nouvelle, l’objectif final – même si Alexandre lui-même doit encore le découvrir –

    est spirituel, avec l’arrivée au Paradis notamment (aussi direction géographique nouvelle).

    Nous le verrons, au-delà du voyage physique, il y a également un voyage ou pèlerinage

    intérieur ; avec ses étapes propres : les brahmanes, le Paradis, etc. Cette transmotivation est

    double avec, d’un côté, la démotivation, soit l’annulation des motivations de l’hypotexte, et,

    de l’autre, la remotivation ou création de nouvelles motivations dans l’hypertexte. Sur ce

    point, l’hagiographie et les Romans d’Alexandre divergent très nettement. Tandis que

    l’hagiographe jouit de peu de liberté pour remotiver les actions d’un saint, les

    alexandrographes en font abondement usage. Prenons garde devant l’évidence : la

    remotivation n’est pas le seul fait des adaptateurs médiévaux, encore moins du seul Thomas

    de Kent, elle est le résultat d’un lent processus remontant, par exemple, jusqu’à Démosthène70.

    Ceci montre l’intérêt et la nécessité d’étudier la chaîne de réécriture comme un ensemble71.

    Finalement, il reste deux aspects aux conséquences plus locales, mais avec une

    productivité parfois importante. D’abord, la transvalorisation, laquelle participe des

    transformations sémantico-conceptuelles, concerne la modification de la valeur d’un

    personnage quant à son rôle ou son image. Celui-ci peut être revalorisé ou dévalorisé dans

    l’hypertexte, par exemple, du statut de personnage secondaire à celui de personnage principal.

    Dans les Romans d’Alexandre, le personnage de Nectanabo se voit ainsi réduit d’importance

    dans son rôle de père par rapport à la tradition du Pseudo-Callisthène. Ce qui n’est pas sans

    conséquence sur l’image globale d’Alexandre lui-même. Cette dévalorisation de Nectanabo

    est absente du RTCh, ce qui représente l’une des principales différences mettant notre œuvre

    70 Cf. : Elias KOULAKIOTIS, « Devenir adulte, un défi perdu pour Alexandre. Sur quelques témoignages des orateurs attiques, dans MEFRM, 112-1, Rome, 2000, pp. 13-26. 71 Et M. Goullet d’ajouter : « Dans l’univers globalement manichéen des textes hagiographiques, les motivations du saint sont toujours les mêmes, et les péripéties de l’action ne sont que des étapes vers une sainteté programmée avant le commencement des temps. Le saint en tant que tel ne jouissant d’aucune liberté, les auteurs ne peuvent pas varier les motivations » [Ibid., p. 13]. Vu les grandes similitudes soulignées entre l’hagiographie et le RTCh, ou le RAlix, on est en droit de se demander face à cette différence évidente si le RTCh n’est pas une sorte d’anti-hagiographie. Ici, les motivations changent sans être trahies, Alexandre semble jouir d’une liberté totale, le croit et veut s’affirmer ainsi. N’écoutant pas les différents messages (Brahmanes, pierre du Paradis, etc.), Alexandre se voit refuser l’accès au Paradis et meurt sans finir son travail. Nous n’épiloguerons pas davantage à ce propos, n’ayant trouvé aucune analyse proposant ce statut au texte, mais l’interrogation est permise pour trouver la clef de la relecture médiévale du héros. Nous ne parlerons donc pas d’anti-saint ou d’anti-hagiographie, mais nous verrons plus loin que beaucoup de ces éléments se vérifient.

  • 23

    en marge de la tradition continentale – principalement la lignée Albéric-RAlix72. Un ultime

    type de transformation, à part, est encore la transformation métadiégétique – plutôt de type

    quantitatif. Cette dernière n’affecte pas le contenu du récit, mais le discours porté sur le texte.

    Plus qu’augmenter le volume du texte, cette transformation implique parfois une réorientation

    conceptuelle forte. Ici encore, notre texte en use abondement par l’usage de prologues internes

    et métacommentaires comme ceux présentés ci-dessus. La réorientation conceptuelle est chez

    nous évidente.

    * * *

    En un mot, nous avons jusqu’ici montré à quel point l’écriture médiévale a été

    malmenée par la critique littéraire et doit, de nos jours encore, s’affranchir de bon nombre

    d’idées reçues. Notre texte s’avère, dès lors, idéal pour rendre à cette écriture toute sa valeur ;

    étant donné la vexation certaine que peut provoquer celui-ci chez un lecteur moderne à la

    première lecture – un lien historique fort semblant malmené. À travers les métacommentaires

    de l’auteur lui-même et avec l’appui de visions nouvelles sur la littérature, nous avons pu

    démonter que notre translatio est plus qu’une mauvaise traduction. Et, plaçant le texte dans le

    domaine de la réécriture, nous proposons non seulement une nouvelle perspective d’analyse

    plus positive, mais nous faisons encore le pari audacieux que la théorie moderne s’applique

    sans encombre au texte médiéval. Ce qui signifie, nonobstant les nombreux préjugés

    fustigeant le texte médiéval, avant tout, que celui-ci est bien un texte dans la signification

    moderne du terme et que son acte d’écriture, bien que différent du nôtre, s’inscrit bel et bien

    dans une logique similaire à celle du texte moderne. Nous retrouvons donc, au XIIe siècle, une

    double logique, l’une visant à écrire dans une langue que l’on ne parle pas et l’autre à écrire

    dans une langue que l’on parle – mais n’écrit pas73. Or, dans les deux cas, nous retrouvons

    bien l’invention d’une écriture. C’est cette inventivité que l’on remet à l’honneur dans notre

    travail.

    72 Catherine GOULLIER-BOUGASSAS, « Nectanabus et la singularité d’Alexandre dans les Romans d’Alexandre français », dans Alexandre le Grand dans les littératures occidentales et proche-orientales, op. cit., pp. 303-319. 73 Cf. : M. Zimmermann, « Ouverture du colloque », dans Auctor & auctoritas, op. cit. p. 7-14.

  • 24

    III. DU TEXTE À L’INTERTEXTE

    Dans l’optique où, à travers la réécriture, nous nous intéressons à l’acte d’écriture et à

    la formation du Roman de toute Chevalerie en tant que texte, il est à présent évident que nous

    devons considérer l’ensemble des textes ayant constitués – de manière directe ou indirecte –

    l’intertexte de Thomas de Kent. Nous l’avons vu plus haut, une méthode fructueuse pour

    étudier la mouvance textuelle est de scinder, virtuellement, le texte en un signifiant et un

    signifié selon les méthodes de la sémiotique. Rappelons aussi qu’Alexandre Cizek allait dans

    ce même sens lorsqu’il affirmait l’importance de comprendre la continuité entre les textes et

    « la relation du texte singulier avec la série des textes constituant le genre1 », pour

    comprendre la réception du thème proprement dit. Celui-ci, bien que critique envers les

    méthodes « philologiques », de George Cary notamment, précise toutefois qu’il est nécessaire

    de se baser sur les résultats de ces recherches si l’on veut les dépasser. Nous nous proposons

    donc d’expliquer, dans ce chapitre, les liens complexes qui unissent nos textes dans la chaîne

    hypertextuelle où prend place le RTCh. En d’autres mots, nous tâcherons d’approcher ici la

    formation de ce signifiant, du texte considéré dans sa matérialité à travers les différentes

    étapes de son évolution littéraire. Nous garderons bien entendu toujours à l’esprit qu’il est

    impossible de dissocier, dans les faits, totalement le texte matériel de ce qu’il contient. Il

    s’agit là d’ailleurs de tout l’intérêt de cette première étape car, nous l’avons vu, l’intertexte –

    et particulièrement l’hypotexte – constitue également le référent2 de ce signe textuel.

    L’hypotexte faisant partie intégrante de l’hypertexte, il est à présent nécessaire de l’identifier

    précisément et d’en comprendre la formation.

    A. Alexandre et la littérature antique Lorsque que l’on cherche à établir l’histoire littéraire des textes concernant Alexandre,

    un premier constat vient vite perturber l’enthousiasme de nos recherches. En effet, le héros

    macédonien, tellement vivant dans la littérature médiévale, paraît totalement absent de la

    littérature latine. Bien entendu, celui-ci a toujours fasciné – déjà de son vivant – mais, si son

    personnage a survécu dans l’imaginaire collectif, ce n’est dans un premier temps pas en tant

    que personnage littéraire mais en tant qu’exemplum. Il suffit de se rapporter à l’important

    ouvrage de synthèse de la littérature latine d’Hubert Zehnacker et Jean-Claude Fredouille3

    pour se rendre compte qu’Alexandre le Grand n’a pas du tout une place importante dans cette

    littérature – laquelle doit pourtant tellement à la littérature grecque. Ceux-ci précisent,

    toutefois, que beaucoup d’hommes illustres de la Rome antique ont voulu suivre l’exemple du

    1 Cf. : supra, problématisation. 2 Cf. : supra, Michael Riffaterre, la réécriture. 3 Hubert ZHENACKER et Jean-Claude FREDOUILLE, Littérature latine, 3e éd., Paris, Presses Universitaires de France, 2001.

  • 25

    conquérant (César ou Pompée, Antoine ou Octave). Ainsi, selon ces auteurs, lorsqu’il écrivait

    ses Historiae Alexandri Magni, « d’une certaine façon, Quinte-Curce écrivait l’histoire d’un

    rêve romain ». Ceci reste, dans l’ouvrage cité, la seule référence à l’illustre Macédonien mis à

    part lorsqu’ils abordent la Pharsale de Lucain, où précisément César se rend sur le tombeau

    d’Alexandre.

    Cet enthousiasme pour le héros n’aura cependant pas suffit à en faire un personnage

    littéraire et, par conséquent, aucun ouvrage vraiment littéraire ne lui est consacré dans la

    littérature latine classique. Cependant, Jean-Pierre Callu4 nuance fortement cette absence de

    textes littéraires sur Alexandre dans la littérature antique. Il existe bel et bien un certain

    nombre d’œuvres de ce type appartenant à une littérature dite mineure, ou tardive, qui

    méritent d’être étudiées malgré leur omission dans les manuels de littérature. Ainsi, de la

    dynastie constantinienne à celle de Théodose5 , un corpus alexandrographique s’est

    progressivement mis en place. Celui-ci se compose principalement des Res Gestae de Julius

    Valère6 , de la Lettre d’Alexandre de Macédoine à Aristote (sur son expédition et la

    description de l’Inde), de l’Epitoma Rerum Gestarum Alexandri, du De morte testamentoque

    Alexandri Magni, de l’Itinéraire d’Alexandre, de la Collatio Alexandri et Dindimi et du

    Commonitorium Palladii7. Ces œuvres, considérées comme secondaires, apparaissent donc

    massivement à une époque donnée, alors que ce thème ne connaissait pas véritablement

    d’antécédents latins. Quelles explications peut-on trouver à ce soudain engouement ?

    J.-P. Callu propose au moins quatre motivations ou causalités à ce nouvel essor. Celles-

    ci ne se limitent d’ailleurs pas au seul Alexandre, puisqu’il s’agit d’un phénomène plus global.

    La première explication est d’importance capitale pour notre exposé. Elle concerne, en effet,

    la christianisation de la société qui invitait à la réécriture. Or, il apparaît que les différents

    textes grecs qui participent du « fonds Alexandre » s’offrent assez facilement à une réécriture

    christianisante (cf. : infra, un héros passe-partout). Nous assistons donc à un gonflement des

    épisodes qui permettent cette remotivation. Voici l’une des principales caractéristiques des

    textes médiévaux (européens) sur Alexandre. Nous voyons ainsi que la christianisation de

    notre matière a commencé bien avant le moyen âge : celle-ci ne pouvait qu’inviter à des

    4 Jean-Pierre CALLU , « Alexandre dans la littérature latine de l’Antiquité tardive », dans Alexandre le Grand dans les littératures occidentales et proche-orientales, op. cit., pp. 33-50. 5 Pour rappel : Constantin Ier le Grand fut empereur de 306-337 et la dynastie de Théodose nous amène presque à la fin de l’empire. Cette époque est à la fois marquée par le démantèlement progressif de l’empire et par christianisation de celui-ci. 6 Julius Valerius. Res Gestae Alexandri Macedonis. Translate ex Aesopo Graeco, éd. Michela Roselini, Müchen-Leipzig, Teubner, 2004. 7 L’Epitoma Rerum Gestarum Alexandri, le De morte testamentoque Alexandri Magni et l’Itinéraire d’Alexandre ne ferons pas partie des textes influençant directement, ou indirectement notre Roman. Les deux premiers ne nous sont d’ailleurs parvenus que dans un seul manuscrit commun et ont longtemps été considérés longtemps comme unitaire (= Epitome de Metz). Seule l’édition de P. H. Thomas nous reste, le manuscrit ayant été détruit lors de l’incendie de la Bibliothèque de Metz en 1944. (Cf. : Lellia GRACCO RUGGINI, « L’Epitoma Rerum Gestarum Alexandri Liber e il liber de Morte Testamentoque eius », dans Athenaeum, 39, Pavie, 1961, pp. 285-357. ; H. Tonnet, « Le résumé et l’adaptation de l’Anabase d’Arrien dans l’Itinerarium Alexandri », Revue d’histoire des Textes, 9, 1979, pp. 243-254).

  • 26

    réappropriations futures. Mais nous sommes, ici, déjà du côté de la réception et de l’évolution

    du thème en tant que tel. C’est pourquoi, nous développerons plus systématiquement cet

    aspect-ci plus tard. Retenons pour l’instant, surtout, qu’un changement des convictions

    religieuses déclenche « une sorte de flux éditorial où une teinture du Christianisme cautionne

    la marchandise8 ».

    On aurait pu republier des œuvres du Haut Empire, mais selon l’auteur le goût des

    lecteurs aurait changé également. Le mouvement9 est marqué par une double tendance.

    D’abord, en Occident, le grec est de moins en moins compris et on assiste donc à un vaste

    mouvement de traduction10 vers le latin. À côté de cela, la « paresse11 » pousse aux abrégés.

    C’est aussi l’époque des bréviaires de moralistes, ou d’historiens surtout. De plus, l’intérêt

    pour les fausses lettres augmente. Finalement, l’innovation formelle est également requise et

    les diverses vitae Alexandri doivent se soumettrent à la mode du moment. De manière

    générale, nous devons remarquer que le modus scribendi tardif miniaturise au profit de

    l’Occident les versions plus élaborées antérieures12. Et sur le fond aussi le public réoriente ses

    envies. Ainsi, la troisième causalité évoquée par J.-P. Callu est un revirement du genre

    historique. Pour lui, le genre historique, marqué souvent par la poétique de l’épopée ou de la

    tragédie et à la fois à caractère oratoire et moralisant, se voit contrecarré par la mythistoria

    « chère à l’Histoire Auguste13 ». Cette réplique, à travers le romanesque, est marquée par un

    laxisme dans la chronologie, une remodélisation profonde d’événements fondateurs (ex :

    Guerre de Troie) et « [l’interférence des] pulsions du déraisonnable et de l’aventure avec le

    déroulement de la geste exemplaire ». On se dirige ici droit vers la Res Gestae Alexandri

    Magni de Julius Valère qui, en dépit du titre, se situe nettement dans l’esprit romanesque. J.-P.

    Callu mentionne que la narration de ce texte a si peu en commun avec les deux précédentes14,

    qu’elle en crée une troisième : l’ancêtre de l’Alexandre mythique. Enfin, l’auteur fait état

    8 Jean-Pierre CALLU , op. cit., p. 37. 9 L. C. Ruggini parle, quant à elle, d’un mouvement de « démocratisation » de la culture au IVe [Lellia CRACCO RUGGINI, « Sulla cristianizzazione della cultura pagana : il mito greco e latino di Alessandro dall’étà antonina al Medioevo », dans Athenaeum, 43, Pavie, 1965, pp. 3-80. (p. 21). 10 Il n’est pas anodin de rappeler qu’en cette même fin de IVe, l’un des plus importants travaux de traduction sera réalisé par Jérôme. Chez Jérôme, on assiste à un véritable travail exégétique, de traslatio mais aussi d’emendatio – révision à partir par exemple des commentaires rabbiniques. 11 L’auteur met volontiers, lui-même, ce terme entre guillemets. Il va de soi que l’explication est plus complexe, dans un contexte social très tendu et face au démantèlement progressif de l’empire. 12 Cette affirmation de Jean-Pierre Callu doit selon nous être nuancée. S’il est vrai que l’on assiste à un large mouvement de traduction du grec vers le latin et plus globalement d’appropriation culturelle, cela passe parfois par un véritable travail littéraire. On voit par exemple les réécritures bibliques visant d’une part à embellir le texte en « mauvais latin » et d’autre part à rivaliser avec les œuvres païennes classiques. Objectivement, nous assistons, dans ce cas, au moins à un élargissement et non à une miniaturisation. Il est cependant incontestable que les IVe et Ve siècles sont, comme le XIIe, fortement marqués par la réécriture. 13 Ibid., p. 40 ; Histoire énigmatique pleine d’omissions, de demi-vérités, d’erreurs, etc. dont il n’est pas évident de différencier l’involontaire du jeu volontaire. (Cf. : Hubert ZHENACKER et Jean-Claude FREDOUILLE, op. cit., pp. 428-429). 14 Sans entrer dans les détails, il y a deux courants grecs : l’un ouvert par Clitarque débouche sur la Bibliothèque de Diodore et le écrits de Plutarque ; le second sur les récits plus sobres comme le Mémorial de Ptolémée et les observations d’Aristobule qui mènent à la Géographie de Strabon et l’Anabase d’Arrien.

  • 27

    d’une reprise du personnage d’Alexandre par les empereurs affaiblis, mais pour qui le devoir

    de conquête est bien présent. Nous ne développerons pas davantage ce point ici, puisqu’il

    relève d’autres problématiques. Nous reviendrons, cependant, plus amplement sur ces divers

    aspects lorsqu’il conviendra de montrer leur rôle dans la constitution d’un Alexandre littéraire.

    B. Fonds grec de la matière Nous le voyons, nos réécritures médiévales proviennent d’hypotextes latins ayant joué

    eux-mêmes le jeu de la translatio. Il est donc indispensable de bien comprendre la formation

    de ces derniers avant de les aborder plus en détail. En d’autres termes, nos hypotextes latins

    sont également des hypertextes d’hypotextes grecs et nous devons donc, dan