Massignon - La Legende de Tribus Impostoribus

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LA LEGENDE "DE TRIBUS IMPOSTORIBUS" ET SES ORIGINES ISLAMIQUES (1920) Parmi les apologues le moyen âge a aimé réunir, en une commune interdépendance, les trois monothéismes qui s'affrontent en Occident, Israël, la Chrétienté et l'Islam, il en est de conciliants comme la "parabole des trois Anneaux", si délicatement contée par Gaston Pâris 1 . D'autres sont plus amers, et le plus célèbre est celui des "Trois Imposteurs". Le thème en est simple : le monde a été trompé par trois séducteurs, baratores, quilatores, Moïse, Jésus et Mohammed. C'est une ironie désen- chantée de sceptique, formulant à l'avance, à leur égard, la théorie favorite de notre XVIIIe siècle sur l'origine des religions. . On a longuement étudié2 l'attribution de cette phrase ironique à l'empereur Frédéric II ( + r 250). Le pape Grégoire IX l'accusa formel- lement de l'avoir prononcée 3 , mais Frédéric II nia l'avoir jamais dite 4 Elle courait de lèvre en lèvre de son temps, car elle est attribuée également à un chanoine de Tournai, Simon, un peu antérieur à Frédéric II 5 Je ne crois pas qu'on ait remarqué jusqu'ici que, dans sa forme même, cette phrase célèbre, mentionnant Mohammed sur un pied d'égalité avec Moïse et Jésus, décelait une origine non pas occidentale et chrétienne, mais orientale et islamique. C'est cette origine que nous allons établir. * * * Voici le premier texte ce parallèle est posé. C'est un texte initiatique à une secte musulmane hétérodoxe, les Qarmates, dont la propagande secrète aboutit à la proclamation d'un khalifat dissident, celui des Fdtimites, à Mahdîyah (Tunisie), en 297/909 de notre ère. Cette secte avait sept 6 degrés d'initiation, - avec, pour chaque degré, des instructions spéciales-. Le texte en question paraît nous donner les instructions remises aux adeptes du 7e grade, tâ'sîs1; il est intitulé "Risâlat al siyâsah wa' l balâgh (1) 9 mai 1884, à la Société des Etudes juives; cfr. Chauvin, Conte d'Abulafia, ap, "Wallonia'', nov. 1900, nov. 1908. (2) D'Argentré, Collect,judic. erroribus, 1724, I, 145 etc. (3) Epïtre à l'archevêque de Mayence 1239. (4) Cfr. Huillard-Bréholles, Rist. dipl., Frédéric II, V. 339. (5) Cantinpré, de Apibus, XLV, 5 (cit. Vigouroux), Renan, Averroès, 3e éd., p. 297, 423. (6) Un peu plus tard, elle en eut 9. (7) Warrâq,fihrist, 189, l. ro; Baghdâdî,farq, 282; Ghazâlî, mostazhirt, éd. Goldziher, 40.; Nizam al Molk, siyaset namâ, trad,, 286; cfr. Sacy, Druzes, I, 74. 160.

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LA LEGENDE "DE TRIBUS IMPOSTORIBUS" ET SES ORIGINES ISLAMIQUES

(1920)

Parmi les apologues où le moyen âge a aimé réunir, en une commune interdépendance, les trois monothéismes qui s'affrontent en Occident, Israël, la Chrétienté et l'Islam, il en est de conciliants comme la "parabole des trois Anneaux", si délicatement contée par Gaston Pâris 1. D'autres sont plus amers, et le plus célèbre est celui des "Trois Imposteurs".

Le thème en est simple : le monde a été trompé par trois séducteurs, baratores, quilatores, Moïse, Jésus et Mohammed. C'est une ironie désen­chantée de sceptique, formulant à l'avance, à leur égard, la théorie favorite de notre XVIIIe siècle sur l'origine des religions. . On a longuement étudié2 l'attribution de cette phrase ironique à l'empereur Frédéric II ( + r 250). Le pape Grégoire IX l'accusa formel­lement de l'avoir prononcée3, mais Frédéric II nia l'avoir jamais dite4•

Elle courait de lèvre en lèvre de son temps, car elle est attribuée également à un chanoine de Tournai, Simon, un peu antérieur à Frédéric II 5 •

Je ne crois pas qu'on ait remarqué jusqu'ici que, dans sa forme même, cette phrase célèbre, mentionnant Mohammed sur un pied d'égalité avec Moïse et Jésus, décelait une origine non pas occidentale et chrétienne, mais orientale et islamique. C'est cette origine que nous allons établir.

* * * Voici le premier texte où ce parallèle est posé. C'est un texte initiatique

dû à une secte musulmane hétérodoxe, les Qarmates, dont la propagande secrète aboutit à la proclamation d'un khalifat dissident, celui des Fdtimites, à Mahdîyah (Tunisie), en 297/909 de notre ère. Cette secte avait sept6

degrés d'initiation, - avec, pour chaque degré, des instructions spéciales-. Le texte en question paraît nous donner les instructions remises aux adeptes du 7e grade, tâ'sîs1; il est intitulé "Risâlat al siyâsah wa' l balâgh

(1) 9 mai 1884, à la Société des Etudes juives; cfr. Chauvin, Conte d'Abulafia, ap,

"Wallonia'', nov. 1900, nov. 1908.

(2) D'Argentré, Collect,judic. erroribus, 1724, I, 145 etc.

(3) Epïtre à l'archevêque de Mayence 1239.

(4) Cfr. Huillard-Bréholles, Rist. dipl., Frédéric II, V. 339.

(5) Cantinpré, de Apibus, XLV, 5 (cit. Vigouroux),

Renan, Averroès, 3e éd., p. 297, 423.

(6) Un peu plus tard, elle en eut 9.

(7) Warrâq,fihrist, 189, l. ro; Baghdâdî,farq, 282; Ghazâlî, mostazhirt, éd. Goldziher,

40.; Nizam al Molk, siyaset namâ, trad,, 286; cfr. Sacy, Druzes, I, 74. 160.

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al akyad wa' l Ndmoûs al a'zam". L'hérésiographe qui l'a publié le donne comme une circulaire confidentielle sur la méthode à suivre pour la propagande; envoyée par le premier Khalife fatimite 'Obaydallâh (+ 322/934) au chef des Qarmates du Bahreïn (golfe Persique), Aboû Tâhir 1 Solaymân-ibn al Hasan Jannâbî (+ 318/932), celui qui prit la Mekke et brisa la Ka'bah en 312/924.'

Malgré le cynisme de ce document, je le crois authentiquement qarmate, - et, fût-il forgé, il nous reporte au plus tard à la fin du Xe siècle, c'est-à-dire plus de deux siècles avant Frédéric II, pour l'éclosion de la légende des '"Frois Imposteurs", car 'Abd al Qâhir Baghdâdî, l'éditeur, est mort en 429/1037, et paraît avoir copié son maître, füiqillânî, mort en 403/1012 .

En voici le texte (Baghdâdî,farq, éd. Badr, p. 281) :

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c'est-à-dire :

"Il convient que tu embrasses en ta science les prestidigitations des Prophètes et quelles ont été leurs contradictions en paroles. Ainsi de Jésus, fils de Marie, quand il dit aux Juifs: "Je n'abolirai pas la loi de Moïse"; puis il l'abolit en faisant du dimanche un jour férié à la place du sabbat,

(r) Ge destinataire est bien hypothétique, Aboû Tâhir parait avoir considéré jusqu'à

la fin le Khalife fâtimite comme un usurpateur, bâtard ou imposteur, et avoir refusé de

reconnaître en lui le mahdî qu'attendaient les Qarmates; cl' autre part Do_ Goeje a fait remar­

quer en ses Carmathes de Bahreïn, le poème où Aboû Tâhir marque son respect pour Jésus,

et dit attendre sa venue.

2) Oorr. de Goldziher. Le texte porte ~')\~)\ (sic) pour Pilate.

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,ASPECTS INTERIEURS

et en autorisant à travailler le samedi; et ·en inversant l'orientation de prière fixée par Moïse. Ce qui le fit tuer par les Juifs quand il se fut contredit.

- Et ne sois pas comme le chef ( = Mohammed) de la communauté malchanceuse, que l'on questionnait sur !'Esprit, et qui répondit "!'Esprit (vient) selon le commandement de mon Seigneur" (Qor. XVII, 87), parce qu'il ne savait que répondre.

- Et ne sois pas comme Moïse en sa prédication, qu'il ne prouva que par le truc heureux et habile de sa prestidigitation. Celui qui détenait légitimement l'autorité de son temps ( = le Pharaon) lui répondit (à bon droit) : "Aie garde de prendre comme Dieu un autre que moi ... " (Qor. XXVI, 28), - disant par ailleurs à ses sujets "Je suis votre seigneur suprê­me" (Qor. LXXIX, 24), puisqu'il était le Maître du temps à ce moment là ... ".

* * * Nous avons deux résumés de· ce texte fondamental. L'un, dans la

Risdlat al ghqfrdn 1, curieux poème en prose du poète Aboûl 'Alâ' al Ma'arrî (+ 450/1058), rappelle simplement que, d'après la doctrine qarmate de la noqlah (transmission du pouvoir divin en ce monde), un des chefs qar­mates aurait dit en mourant à ses disciples, en leur parlant au nom de Dieu "J'ai déjà envoyé en mission Moïse, Jésus et Mohammed : il me faut maintenant en envoyer un autre que ceux-là" - car leur mission est terminée.

*** Le second résumé nous donne enfin la légende des "Trois Imposteurs"

sous sa forme définitive, en l'attribuant à Aboû Tâhir, le destinataire hypothétique de la Risdlah d'cübaydallâh. Ce résumé est publié par Nizâm al Molk, le célèbre vizir des Seldjoucides, assassiné en 486/rn93, dans son "Siydsat Namd", ou "Livre du Gouvernement", en persan

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c'est-à-dire :

Aboû Tâhir disait : '"En ce monde, trois individus ont corrompu les hommes, un berger, un médecin et un chamelier. Et ce chamelier a été le pire escamoteur, le pire prestidigitateur des trois".

(1) Ed, Hindié, p. 145; éd, Nicholson, p. 152; trad. Nicholson, p. 341.

(2) TeRte manquant au ms. de Paris, suppl. persan J571, f. 188e, complété d'après

Schefer, Chrest, persane, 1. 170.

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DE TRIBUS IMPOSTORIBUS

On reconnaît dans le berger Moïse, le médecin Jésus, et le chamelier Mohammed. C'est la donnée même de la légende des ''Trois Imposteurs", fixée ainsi vers ro8o au plus tard - soit au moins cent cinquante ans avant son apparition dans la Chrétienté occidentale.

Nous ne citons en terminant que pour mémoire les reconstitutions fantaisistes que le XVIIIe siècle élabora du "Liber de Tribus Impos­toribus".