Marina Yaguello, Catalogue des idées reçues sur la langue

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Marina aueo Catalogue desidesreues surlalangue )0CU M ENT CATALOGUEDESI DES REUESSURLALANGUE Marina Yaguello escprofesseur l'universit Paris VII,Ren Diderot.Delanguematernellerusse,elletravaillesurlefran-ais,l' anglaiset lewolof.Elleapublidenombreuxouvrages sur le langageet leslangues,donc Alice au pays dulangage,Les Fous dulangage,Histoires de Lettres,Le Sexe desmots et Petits faits de langue (Editions du Seuil). MarinaYaguello CATALOGUE DESIDESREUES SURLALANGUE , EditionsduSeuil TEXTf.ISliN2-02-066966-8 (ISIIN2-02057799-2, 1"' publication poche) .ditions du Seuil, avril1988 LeCodedelapropriu!imdlcaudlcimaditlesropicsourcproduccionsdcstin6:sune uti!Uacion Toutercpriscnraonourcproduc1ionint4n)eouswdk faiteparquelque procdquecc soit, sanslea>rucntcmcm del'auteur oude $CSayanacawc, estillicite ct constitue une contrefaon sanctionnepar lesaniela L 335-2 ct suivana duCode de laproprxu!imdlcc:rudlc. Stphe AVERTISSEMENT L'astrisque qui accompagne certains termes lorsdeleurpremireoccurrencesignaledes concepts qui seront dvelopps plus loin. Les termes techniques sont repris dans un glossaire en annexe.Enfin,lesnotestant rduitesau strict minimum, les ouvrages de rfrence sont regroups dans une bibliographie thmatique enfindevolume. Lesentiment delalangue C'est danset par lelangage quel'homme seconstituecommesujet. MILEBENVENISTE Le langage humain - et les langues dites naturel-les qui en sont la manifestation - constitue un uni-vers la fois familier et trange. Familier, parce que 1'hommeneseconoitpasautrementquecomme sujet parlant ; trange, parce que le langage nous offre aujourd'hui encore autant de mystresque depro-blmesrsolus. D'o vient le langage?Pourquoi prend-ilia forme delanguesdiffrentes ?Pourquoileslangues changent-elles?Les langues refltent-elles une logi-, quenaturelle?Quelestlesecretdurapportentre la langue et la nature, entre la langue et la culture? Cesquestions,oupluttcesnigmes,sontl' ori-gine de mythes comme celuide la langue adamique ouceluideladispersiondeslanguesBabel, d'innombrablesuvresderflexionphilosophi-que- dePlatonRousseauenpassantparDes-cartes-, dethoriesfantasmatiquessurl'origine 11 Cataloguedesidesreuessurlalangue du langage,de crations chimriques de languesuni-verselles. Mais il est un domaine o larflexion sur la lan-gue occupe une place qui, bien que plus modeste, est toutaussisignificative,c'estceluidelaviequoti-dienne des locuteurs-ordinaires. Parce que la lan-gueestlebiencommundetous,chacundenous, sujets parlants, se fait une certaine ide de la langue, ide qui se traduit par des jugements devaleur que lelinguisteprofessionnel,habitparlesoucide l'objectivit scientifique,estamen taxerd'ides reuesetde prjugs. De la diversit nat le besoin de classer, de compa-rer,d'opposeretdoncdehirarchiserleslangues comme on l'a toujours fait des races, des peuples ou des individus.Le locuteur naf n'est gure capa-ble de prendre ses distances avec la langue. Il l'investit tout au contraire de valeurs affectives, esthtiques et morales et porte sur elle un regard teint de son exp-riencepersonnelle etdesprjugsde sonpoque et de son groupe social. Il cherche l'humaniser en quel-que sorte en lui attribuant des qualits et des dfauts~ tellelangueestbelle,harmonieuse,musicale,telle autre est laide,dissonante. Telle langue est plus logi-que ouplusproche de la nature deschosesque les autres,tellelangueestnoble,telleautrevileou impure.L'volution d'une langue est conue le plus souvent comme dgnrescence et non comme pro-grs.Le franaisbrille par sa clart.L'italien ou le 12 Le sentiment delalangue russesontdeslanguesmusicales.Leslanguesafri-caines sont simples, l'anglais est facile, le chinois n'a pas de grammaire.Leslangues sans tradition litt-rairene sont pas des langues mais de vulgairesdia-lectes, etc. Autant d'ides reues qui tranent un peu partout et dont certaines sont loin d'tre innocentes. S'yajoutentdesjugementssurleslocuteurseux-mmes: les Slavessont dous pour leslangues,pas les Franais; les Noirs sont incapables de prononcer les r;les locuteurs de langues primitives sont dots dementalitsprlogiques,etc. Face la langue, le sujet parlant adopte ainsi trois typesd'attitudes: 1)explicative,conduisant desrationalisations, des tentatives de thorisation, ainsi par exemple sur l'adquation du genre grammatical et du genre natu-rel,sur1' originedesmotsetdeslangues,etc. ; 2)apprciative,se traduisantpar desjugements sur labeaut,lalogique,la clart,la simplicitde telleoutellelangue ; 3)normative, s'exprimant par l'opposition toutes lesformesdecorruption delalangue. Ce sont cesdiffrentesmodalitsdurapportdes locuteurs la langue que rvlent les ides reues dont on trouvera icilecatalogue. Cen'estpasvraimentaunomdelascientificit qu'onpeuts'levercontrecesconceptionsnaves. Toutsujetparlantaprstoutaledroitdecultiver sesfantasmes. 13 Catalogue desidesreuessur lalangue Pour moi, linguiste, cette linguistique spontane doit tre combattue seulement dans la mesure o les prjugs, les simplifications, les ides faussesqu'elle vhicule peuvent prsenter un danger de nature ido-logique,nuire la comprhension del'autre,don-nerdesargumentstouteslesformesderacisme, contribuerl'obscurantisme.C'est l l'objet dece petitlivre. Vousquites linguiste! Dites, vous qui tes linguiste, qu'est-ce que a veut dire, apophtegme ? Et des anacoluthes, c'est quoi? Vousquiteslinguiste,qu'est-cequ'ilfautdire: Elle a l'air idiot, ou Elle a l'air idiote ? Les l-vesne savent pluscrirelefranais!Vousqui tes linguiste,qu'est-ce qu'on peut faire?Vous quites linguiste, d'o a vient, divan? C'est un mot turc oupersan? Dsole!Confronteunmotinconnu,jefais comme vous, j'ouvre mon dictionnaire.Et, sivous avez besoin de conseils sur le bon usage,leGrevisse estlpoura.Contrairementuneillusiontrop rpandue dans lepublic,un linguiste n'est pas for-cment la personne la mieux place pour vous expli-quer la rgle de l'accord des participes. Un linguiste n'est pas un grammairien prescriptif* ni un puriste*, arbitre du bon usage.Jamais il ne manifeste contre le changement*linguistique et la croisade contre le franglais*n'estpassonaffaire.Unlinguistene 15 Cataloguedesidesreuessur lalangue s'occupepasde la langue tellequ'elle devrait tre, maisde la langue tellequ'elle est,dansla diversit desesformesetdanssonusagevivantchez telou telgroupe de locuteurs.Bienquesouvent sollicit, iln'apasprendrepartidanslesquerellesido-logiques, socioculturelles, dont la langue est l'enjeu. Ilpeut luiarriver,certes,de s'exprimer titre per-sonnelsurledestindesalanguematernelleoude participer une dmarche d'amnagement concert delalanguedanslecadredecequel'onnomme aujourd'hui les politiques linguistiques,mais ilsort dans cesdeuxcasde la sphre de la science du lan-gageproprementdite. Unlinguisten'estpasnonplusquelqu'unqui connatl'originede touslesmots.Ilne s'intresse pas ncessairement l'histoire de la langue.Le savoir tymologique, si pris dans notre socit, comme en, tmoignent les rubriques spcialises dans la presse, n'estqu'une fraction du champ de l' tude de la lan-gue. On peut trs bien aborder un systme de langue un moment donn de son histoire sans se proccuper lemoinsdu monde destats antrieurs de ce mme systme.C'est le grand linguiste genevois Ferdinand de Saussure qui a impos au dbut de ce sicle la dis-tinctionfondamentaleentre synchronie(l'tudede la langue un moment donn) et diachronie (l'his-toirede lalangue). La curiosit tymologique procde de la conscience qu'a tout sujet parlant que la langue volue, ne reste 16 Vousqui tes linguiste! jamais stable. La langue sollicite ainsi la rflexion et les interrogations du locuteur confront au pourquoi du changement. Mais ce n'est pas la tche fondamen-tale du linguiste aujourd'hui de rpondre ces inter-rogations. Ce que la grammaire historique,dont est issue la linguistique moderne, aapport pour abor-der ceproblme,c'est la notion de systme.Toute langue est organise en systmes et en sous-systmes rgispar deslois.Le changement n'a donc pas un caractre anarchique. C'est ce que ne comprend pas toujoursl'tymologisteenchambre,l'amateurde mots,habit par lesfantasmesde la reconstruction des origines et qui ilmanque trop souvent l'esprit desystme. Vous qui tes linguiste,vous devezparler beau-coup de langues ... C'est vrai, la connaissance, mme de seconde main, d'un grand nombre de langues est un avantage apprciable pour la rflexionlinguisti-que.La curiosit et l'amour des langues poussent la plupart des linguistes s'intresser des langues aussi diverses que possible.Mais les linguistes ne sont pas pourautantdespolyglottes,prtspaterla gale-rie.On peut audemeurantexercersa rflexionsur une seule langue,puisqu'il est possible d'apprhen-der le langage travers n'importe quelle langue natu-relle.Aussi surprenant que cela puisse paratre pour un non-linguiste, il n'est mme pas indispensable de parler une langue pour pouvoir la dcrire.Nombre 17 .. Cataloguedesidesreuessurlalangue delanguesdjtesexotiquesont t,sontencore dcritesparlesmthodesdelalinguistiquedeter-rain.Le linguiste,armdesonsavoir thorique et d'un magntophone, travaille alors avec l'aide d'un informateur bilingue qui est, lui,un locuteur natif* de la langue tudie.Cette approche a, il est vrai, des limites,mais c'est souvent la seule possible, car une formed'imprialismeculturelsvitdanslascience du langage, comme dans bien d'autres domaines. Les langues les mieux dcrites aujourd'hui sont celles des peuples dominants, pour la simple raison que ceux-ciforment davantage de linguistes, qui sont en mesure de travailler sur leur langue maternelle*partir des thorieslesplusavances.C'estpourquoil'anglais estactuellement la langue sur laquelle porte leplus grandnombre de travaux scientifiques.Rassurons-nous: le franais est galement abondamment dcrit. Dans lespays multilingues ) on peut direque l'int-rt scientifique port aux diffrentes languesnatio-nalesrefltel'importance de celles-cisur lemarch de la communication.Ainsi,au Sngal,les peti-teslangues* sont volontiers laissesaux ethnolin-guistesnonnatifs,souvent europens,alorsquele wolof,langue dominante parle par prs de quatre-vingtspour cent delapopulation,est tudi par de nombreuxlinguistestant sngalaisqu'trangers. Entrelanature etlaculture Toutesnoslanguessontdes ouvrages de l'art.On alongtemps cherchs'ilyavaitunelangue naturelleetcommunetousles hommes. Sans doute, il y en a une, etc'est celleque lesenfantspar-lentavantdeparler. JEAN-JACQUESROUSSEAU Basedetoute viesociale,lalangueestgnrale-ment considre comme faisant partie du patrimoine cultureld'un peuple.Lefaitmme que leslangues diffrentleurassigneunrlediffrenciateurentre cultures.Unelanguen'estpourtantniunproduit culturel ni une institution. En effet, aucun moment nous ne voyons l'homme inventant la langue, l'ins-tituant. Une socit peut se doter de formes de gou-vernementoudecoutumes ;ellenepeutsedoter d'une langue, sauf dans des situations trs exception-nelles comme la fondation de l'tat d'Isral; encore ne s'agissait-il pas d'une langue cre ex nihilo, mais delascularisationd'unelanguesacre,l'hbreu ancien. 19 Cataloguedesidesreuessur lalangue Ce paradoxe n'a pas vraiment t peru tant qu'on apu croire qu'il avaitexist,l'origine de l'huma-nit,une langue primitive qui aurait t soit un don deDieu,soit l'uvre dela nature.Cettecroyance ainspirbiendesrecherches,jusqu' la findu dix-neuvimesicle.Lespartisansdel'originedivine s'taientfixcommebutderetrouverlalangue d'Adametve,la linguaadamica,tandisquedes esprits plus rationnels s'efforaient de dcouvrir l'ori-gine de toutes les langues dans les bruits de la nature. On attribue unpharaonde1' anciennegypte, ainsi qu'au roi Frdric II de Prusse, une exprience aberrante consistantisolerun enfant nouveau-n de tout bain linguistique afin de dcouvrir quelle serait la langue parle spontanment par un individu lev l'tat naturel, langue qui aurait t alors celle dupremierhomme.Onimagineleurdception. Letermedelanguenaturelle,encoreutilis aujourd'hui, se fait l'cho lointain de ces conceptions. Ce terme particulirement trompeur n'a de sens que sionl'opposeauxlanguesartificielles- langues inventes par des utopistes ou langages de l'informa-tique- quisont,elles,desproduitsculturels. Mais, une conception naturaliste dpasse, on ne ..,. saurait opposer pour autant une conception etroite-mentculturaliste.Enralit,lalanguechappe l'opposition nature/culture ou pluttelleralisela synthsedelanatureetdelaculture,entantque 20 Entrelanature et laculture manifestationdulangage.Lestermesdelangueet langagesontcourammentutiliss- tort- de faoninterchangeable.Biendeslangues(l'anglais, par exemple) ne possdent d'ailleurs qu'un seul mot l o nous disposons de deux. Cette confusion reflte justement notre dsarroi et notre incapacit clas-ser le phnomne langue. Nombre d'aptitudes innes, donc naturelles chez l'homme, ne se dveloppent que dansunenvironnement culturel.La marche bipde et la communication verbale, c'est--dire le langage, en sont deux exemples. Les enfants sauvages, levs par des animaux, marchent quatre pattes et ne par-lent pas. Ils possdent l'aptitude au langage, mais ils ne la projettent pas dans une langue. Et il ne saurait " enetreautrement. On peut soutenir j usqu' un certain point l'analo-gie entre la marche bipde et le langage, comme ra-lisationculturelled'une aptitudenaturelle.Maisil restequeleslanguess'opposent entre ellespar une spcificit qui n'estniun donn dela nat ureniun proluit de la culture, tout en traduisant l'unicit fon-damentale du langage humain. Ce caractre irrduc-tibleconstitueencoreaujourd'huiundfietune nigmepourquiveutcomprendrecequ' estune langue. Ce que nous donne la nature,ce n'est pas la lan-gue, c'estl'aptitude au langage. Ce que nous donne une culture,c'est la possibilit d'acqurir la langue quicaractrise celle-ci.Mais l'homme n'a que trs 21 Cataloguedesidesreuessur lalangue peu de moyens d'agir sur sa langue, mme s'il a tou-jours t tent de le faire.Une langue ne se gouverne pas par dcret. Le prince peut donner droit de cit aux hommes, pas aux mots, disait Pomponius Mar-cellusl'empereurTibre. Laplante deslangues Quellejolie plantevousavezl !Combiende langues y parle-t-on? s'exclame le hros d'un cl-bre roman de science-fiction 1 enposant lepiedsur la Terre.Et,en effet,il semble allerdesoiqueles langues parles actuellement sur la surface du globe puissenttre numres et dnombres.Or, iln'en est rien,etlaquestiondenotreextraterrestre met-traitdansl'embarrasunlinguiste.Ilnesauraity rpondre avec prcision ; pour une raison fondamen-tale:une langue est par dfinition un ensemble flou. Savoir combien de langues sont parles sur la Terre, celasupposequ'onsachecequ'estunelangue, comment en cernerlesfrontireset luidonnerune tiquette:a, c'est du franais; a, c'est du chinois; a, c'est du turc, etc. Cela suppose qu'on sache dis-tinguer entre une langue,un dialecte,un patois,un parler. 1.L'Enchssement, de lan Watson, Paris, Calmann-Lvy, 1974. 23 C.ataloguedesidesreuessurlalangue On ne peut aborder la question quantitative sans passer par l'aspect qualitatif, et c'est l que lespro-blmes commencent, car ce qui peut passer (aux yeux de certains) pour un vulgaire patois de ce ct-ci des Pyrnespeutfortbientre languelittraire,offi-cielleetnationaleau-del(c'estlecasducatalan). Dnombrer les langues du monde revient ainsi rgler les problmes de statut, ce qui relve plus de la poli-tique que de la linguistique. Cela suppose aussi que touslesparlerssoientautonomesetstandardiss, qu'ils se prtent une mise en bote, au moins le temps de dcrire et de poser une tiquette.Or, c'est loind'trelecas,etnousnesavonspastoujours comment dcouper le continuum dialectal (l'ensem-ble des varits mutuellement comprhensibles d'une mme langue) tout simplement parce que nombre de parlers,toutentantconnus,nesontpasencore dcrits. D'autre part, mme dcrits, ils n'ont pas for-cment t institus comme entits spares. Ceci peutparatre surprenant.Eneffet,iln'existeplus gure surla Terre de lieuo une forme d'adminis-trationmoderne,c'est--dire detype centralisa-teur et totalisant,n'ait pas pntr.Ilest probable que tous les groupes humains, aussi isols soient-ils, ont tidentifisetrecenss.On nedcouvreplus depeuples.Partout,leshommessontdevenusdes ' citoyens.Et pourtant,leslinguistesnesontpasen mesured'affirmer: Ilexistexlanguesdanstel pays. Alaquestion: Combiende languessont 24 La plante deslangues parlesauZare? parexemple,ilsrpondent: Plusdedeuxcents. Combiendelanguessont parlesenInde?- Environhuitcents.Toutce qu'onpeutraisonnablementavancer,c'estquele nombredeparlersdiffrentsestendiminution constante et que le patrimoine linguistique de l'huma-nit s'appauvrit. Certaines langues ne sont plus par-les que par quelques dizaines ou quelques centaines d'individus, comme c'est le cas de la plupart des lan-guesindiennesduGrand Nord canadien.La diver-sitdeslangues,souventperuecommeune maldiction, en particulier par lesutopistes inventeurs de languesuniverselles,est enfaitune richesse,un trsor dont nous n'avons pas finide faire l'inventaire. .. ' ~ ---1.,... -Grandeset petiteslangues On parle couramment de grandes et de peti-tes langues, ou encore de langues rpandues ou rares. En fait,ces qualificatifs ne s'appliquent pas aux langues elles-mmes, ce qui n'aurait aucun sens, maisaunombredegensquilesparlentet/ou la valeur d'change qu'elles reprsentent sur le march de la communication: le russe est une grande lan-gue par lenombre de locuteurs, c'est une langue rare,c'est--direunepetitelangue ,dansle systmescolairefranais. Ce quiimporte,cen'est pas tant lenombre total delocuteursqueleurrpartition.Ilyaplus delo-cuteurs duchinoismandarinque de l'anglais,mais ilsforment une masse compacte (malgr l'existence d'unediasporahorsdeChine)et lechinois,dece fait,n'a pas vocation de langue de communication, sinondanslecadredesfrontiresnationalesdela Chine,o viventd'importantes minoritslinguisti-ques.C'estl'anglaisquiestaujourd'huila langue 27 Cataloguedesidesreuessur lalangue vhiculaire par excellence, celle qui permet un Japo-nais de communiquer avec un Danois. On estime que l'espagnol pourrait prochainement devancer l'anglais ennombre de locuteurs.Mais cela estlil'explo-siondmographiqueenAmriquelatine.L'usage vhiculairedel'espagnoln'enserapasforcment accru,sauf sion assiste un dcollage conomique dansdespayscommel'ArgentineetleMexique. Paradoxalement, la population anglophone native et unilingue (les Anglais, les Amricains, lesAustraliens) faitpartiedespopulations croissancefaible;elle est mme menace de rgression. L'usage de l'anglais progresse en dpit de cette non-croissance ; son taux devhicularit- laproportiondelocuteursnon natifs- est en expansion continue, sous l'effet d'une dynamique dont on n'entrevoitpaslafin. Pour qu'une langue se rpande,il faut qu'il yait dans un premier temps dispersion gographique des locuteurs natifs, suivie ou accompagne d'une expan-sion conomique et politique des mmes populations. LesRusses,contrairement aux Anglais,ont tendu leur empire colonial surdesterritoires contigus aux leurs.Ainsi lerusseestaujourd'huilangue vhicu-laire de l'URSS, mais il s'agit d'un territoire compact, enferm dans des frontires particulirement strictes. C'est ce qui explique que, mme en Europe de 1'Est, sa valeur vhiculaire commence tre concurrence par l'anglais, dont les locuteurs sont prsents sur tous lescontinents. Ledon deslangues Certains peuples sont rputs dous pour les lan-gues ;lesSlavesparexemple.LesFranais,par contre, sont gnralement considrs- par eux-mmes - comme peu dous. Ce type de jugement rejoint levastecataloguedesstrotypesnationauxoura-ciaux: les Noirs sont paresseux, les cossais sont ava-res, les Franais sont indisciplins, les Anglais sont fleg-matiques, etc.On tombe dslors dans le pige de la psychologie des peuples , qui tait encore tout fait . crdible au dbut de ce sicle mais que les scientifiques, sinon l'opinion publique,ont aujourd'hui dpasse. La gntique moderne remet en cause 1' existence des dons,cesdons que lesmythologiespopulai-res attribuent aux bonnes fes penches sur le ber-ceau du nouveau-n. Selon Albert Jacquard, chaque population est dfinie par l'ensemble des frquences desdiffrentescatgoriesde gnesobserves 1 .Si , 1.Cinq Milliards d'Hommes dans un vaisseau, Paris, Ed. du Seuil,1987. 29 Cataloguedesidesreuessur lalangue on pouvait affirmer que ledon deslangues est sous la dpendance d'un gne distinct, on pourrait tablir la frquence de ce gne dans les populations comme on a pu le fairepour les groupes sanguins. Or, ce n'est pas le cas. Le don des langues, comme toutes les capacitsintellectuelles,est lersultatdel 'interac-tion d'un patrimoine gntique complexe et de l'envi-ronnement.Ilse manifeste dans la mesure o il est encouragpar l'entourage oufavorispardescir-constances socioculturelles particulires. Les brassa-gesde populationfaussent de toute faonla donne ,. gntique.Ainsi,parexemple,auxEtats-Unis,le fameux creuset mle des populations de toutes ori-gines, d'Europe, d'Afrique et d'Asie.Les cartes sont tellement brouilles que la faible aptitude de l'Am-ricain moyen 1' apprentissage deslangues trang-resdoits'expliqueressentiellementpardestraits culturelsetdescirconstancesconomiquesetpoli-tiques. Plus que de don des langues, il faut parler de rus-site dans l'apprentissage des langues.Le bilinguisme prcoce en est un facteur cl.Chacun sait que,plus on parle de langues,plus on prouve de facilit en apprendred'autres,qu'ellessoientapparentesou non. Or, le multilinguisme est, dans nombre de pays, un trait desocitplutt qu'une caractristique de l'individu. Prenons le cas d'un colier dakarois d'ori-gine casamanaise. Il y a de fortes chances pour que sa premire langue soit le mandingue, le diola ou les 30 Le dondeslangues deux.Lalangueparleparlaquasi-totalitdela population Dakar est lewolof.Al'cole,tous les courssontdispenssenfranais.Troisouquatre langues sont ainsiacquises dans la petite enfance et parles quotidiennement.C'estune situation extr- mementbanaleenAfrique . . Certes, chacune des langues se rpartit sur un ter-rainsociocultureldiffrent:lamaison,larue, l'cole; chacune correspond un registre, un usage socialdtermin,maislefaitpolyglottedemeure. Voicirunies toutes lesconditions pour un don des langues assignable un peuple.Lefaitquelespr-jugseuropocentristesn'attribuentpasgnra-lement cette caractristique aux Africains ne faitque reflterlemprisdanslequelon alongtempstenu leslanguesetlspopulationsprtendumentpri-mitives. Autrefois,plusun peuple tait petit,plus ilavait dechancesd'trehomogneetdoncunilingue. Aujourd'hui,avecl'avnementdesgrandesentits nationalesetdesrelationsinternationales,c'est l'inverse qui est vrai. Plus un groupe humain est fai-blenumriquement,plusilestsoumisaux influen-cesetauxpressionsdegroupespluspuissants.En consquence, ses membres sont contraints de se faire polyglottesetdoiventdonc treconsidrscomme dous pour les langues .La situation est aisment vrifie en Europe,sil'on oppose,par exemple,les 31 Catalogue desidesreuessur lalangue DanoisoulesHollandais,rputsbilingues,aux Anglais,indcrottablesunilingues. Une autre explication est cependant disponible.Les diverseslangues parles dans le monde utilisent des frquencesacoustiques diffrentes.Outre lecondi-tionnement articulatoire qui s'acquiert entre deux et quatre ans, ilexiste un conditionnement auditif par la langue maternelle.Ainsi un locuteur francophone a-t-il,au sens propre, du mal entendre leslangues qui utilisent des frquences plus basses ou plus hau-tes.Les locuteurs de langues comme le russe seraient alors favoriss par une bande de frquence trs large (beaucoup pluslargeque celledufranais),englo-bant celle de nombreuses autres langues.Naturelle-ment,l'apprentissaged'unelanguen'estpas seulement une question d'oreille, mais c'est unfac-teur important,notamment pour percevoir lessons distinctifs absents de la langue maternelle.Ceci expli-queraitdefaonsatisfaisante lefaitque lesRusses ont effectivement desfacilitspour les langues tran-gresalorsmmequ'ilsparlentunelanguedomi-nante.Et,inversement,lefaitquelesFranais, contraints d'apprendre l'anglais, dont la bande de fr-quence estplusleve,n'y parviennent que mdio-crement. Lemultiple dansl'unique Siunsourd-muetrecouvraitlaparole, ilparleraitlefranaisdeParis. DSIRNISARD,Histoire de la littrature franaise. Je tecomprends,tumecomprends,c'estdonc quenousparlonslammelangue.Siaucontraire nousnenous comprenonspas,c'est que nouspar-lonsune languediffrente.Monsieur de la Palice ne s'exprimerait pas autrement.Et pourtant seul le critre crucial de l'intercomprhension permet de cer-nerlescontoursd'unelangue. Ilexisteplusieursdfinitionsdumotlangue. Selon l'opinion la plus rpandue dans le public, une langueestuncodecritetstructurparune grammaire*detype scolaire,quipossdeunstatut national et/ou officiel ainsi qu'une tradition littr*e. Unelangueest conuecomme un ensemble homo-gne,clos sur lui-mme et surtout identifiable.Son unicitetsalgitimitnedoiventpastremises encause.Parcouronslecataloguedesmthodes Assimil.Aucundoute:cequenousapprenons, 33 Cataloguedesidesreues sur lalangue c'estleportugais,legrecmoderne,leturc,etc. Tout ce qui ne semble pas correspondre la dfi-nition ci-dessus est tax de patois ou de dialecte. Ainsi les langues minoritaires en France; ainsi les langues parles en Afrique, mme lorsqu'elles sont crites et dcrites. Sur l'opposition entre langue et dialecte,un gouf-fre spare les conceptions du locuteur naf, mon-sieurToulemonde,del'approchedulinguiste. Le linguiste donne pour sa part deuxdfinitions de la langue,l' une linguistique,l'autre sociolinguis-tique,c'est--direpolitique. D'unpointdevuelinguistique,lalangueest l'ensemble de tous les dialectes, rpartis dans l' espace social ou rgional,qui assurent une intercomprhen-sion suffisante (en admettant qu'il existe un consen-sussurlesensdecemot)entreleurslocuteurs respectifs.Ence sens,onpeutdirequele franais n'est pas la langue norme (ou standardise) que vhi-culel'cole en France et dans lestatsditsfranco-phones ; ce franais modle, presque imaginaire, que 1'Alliance franaise diffuse dans le monde. Le fran-ais standard n'est qu'un dialecteparmilesautres, quisetrouveavoirunstatutdominantetsertde normede rfrence. Danscetteoptique,toutfaitcontrairela conception la plus courante, 1alangue franaise est donclasommedesdialectesdontleslocuteursse reconnaissenteux-mmescommefrancophones 34 Le multiple dansrunique natifs,par-dellesclassessocialesetlavariation rgionale; qu'ils soient marseillais, dakarois ou qu-becois,loubardsdebanlieueou PDG. Cettedfinitionsefondesurlanotiondeconti-nuum dialectal.En effet,lescartestabliespar les dialectologues pour les diffrentes aires linguistiques font apparatre que les frontires ne sont jamais tran-ches,maisaucontraireprogressives.Ilenestde mme pour les dialectes dits sociaux.La diffrencia-tion est graduelle, et c'est seulement aux extrmits ducontinuum,lorsquel'intercomprhensionn'est plus assure, qu'on peut dire qu'on est sorti de la lan-guepour entrerdansuneautre. Ce point de vue est crucial pour dcider, par exem-ple, siles croles*, ces langues issues du croisement du franais des colons et de diffrentes langues afri-caines et qui sont aujourd'hui parles dans les Antil-les,enLouisianeetdansl'OcanIndien,sontdes dialectes du franais ou bien s'ils constituent des lan-guesspares,elles-mmescomposes dedialectes. C'estcettedeuximeanalysequel'onretient aujourd'hui.Parcontre,leparleracadiendu Nouveau-Brunswick, au Canada, bien que peu acces-sible auxlocuteursdufranaisstandard,est nan-moins considr comme un dialecte du franais.De mme que le parler propre aux Noirs amricains, dans lequelcertainsont vouluvoiruncrole,n'estrien d'autre qu'un dialecte del'anglaisamricain. Une dfinition politique de la langue donne lesta-35 Catalogue desidesreuessurLalangue tut de dialecte, sans en retenir les connotations pjo-ratives,tout parler vernaculaire.Le vernaculaire, de diffusion limite, est dpourvu des caractristiques indispensablespour accderaustatut delangue, savoir l'autonomie (le fait d'tre reconnu comme un systme distinct)et la standardisation(l'imposition de normes),quiva de pairavecla culturecrite et la scolarisation.En ce sens, on apu dire que la lan-gue est un dialecte qui arussi 1 .Ainsiledialecte francien,devenulefranaisnational,nes'est-il impos contre les autres parlers d'oi1 qu'en dvelop-pant autonomie et standardisation,grce des cir-constances conomiques et politiques favorables, et non pas cause de qualits intrinsques. Dans nom-bre de pays, une varit standard, ayant donc le sta-tut de langue, coexiste avec des vernaculaires qui lui sontapparents.C'est lecasen Suissealmanique o le schwyzerttsch ou suisse allemand reste la lan-gue des changes de la vie quotidienne ct de l'alle-mand, qui est langue officielle. On parle dans ce cas de diglossie: l' ensemble de la communaut linguis-tiqueuse enalternance d'unevaritditebasse(le vernaculaire) et d'une varit haute (la langue stan-dard)enfonctiondescirconstances,familiresou officielles. 1.Louis-JeanCalvet,dansLinguistiqueetColonialisme, Paris,Payot,1974. 36 Le multiple dans1'unique Cesdeuxdfinitionsnesontpasncessairement compatibles.Lecritred'incomprhension,qui signale l'appartenance un mme groupe dialectal, c'est--dire une mme langue, peut entrer en conflit avecun critre politique.La frontire qui spare la France de l'Allemagne lgitime l'autonomie de la lan-gue alsacienne, pourtant aussi proche (ou aussi loi-gne)del'allemandstandard(issududialecte haut-allemand)quelebavaroisouleschwyzer-ttsch; il en est de mme pour le luxembourgeois. De part et d'autre de la frontire entre les Pays-Bas et l'Allemagne,les dialectes sont intercomprhensi-bles mais leurs locuteurs les rattachent soit la varit haute nerlandaise soit l'allemande selon leur natio-nalit. Le danois, le sudois et le norvgien sont trs proches et largement intercomprhensibles ; ils consti-tuent nanmoins des langues spares. Inversement, on considre que les dialectes basques constituent une mme langue par-del la frontire franco-espagnole. Et il ne viendrait l'ide de personne de considrer lecataland'Espagnecommeundialecte del'espa-gnol (c'est--dire du castillan) et le catalan de France comme un dialecte du franais.Pour des raisons his-toriques,leschosessontmoinsclairessurla fron-tire italienne: le niois est-il un dialecte de l'italien oubienappartient-ilaugrandensembleoccitan? Ainsila hirarchisation defaitqui s'tablitdans l'espritdupublicentrelanguesetdialectes,entre grandes langues etpetiteslangues,entre lan-37 Cataloguedesidesreuessurlalangue gues nationales et langues rgionales est-ellefonde sur l'ingalit desstatuts. Or, celle-cirsulte de cir-constances quin'ont absolument rien voir avec la naturedeslangues . Av l'assen MonDieu,jen'avonspastugu commevous, etje parlonstoutdroitcomme onparlecheuxnous. MOLIRE,LesFemmesSavantes. Avoir un accent, c'est parler avec un accent tran-ger ou rgional.Le terme accent est habituellement compris comme un cart par rapport une norme, qui est une absence( parler sans accent). Et le bour-geoisparisiencultivest bientonnquandon lui parle de son accent. Parbleu, il n'en apas, d'accent, puisqu'ilreprsentejustement lanorme!L'accent voussituegographiquement(1' assenduMidi)ou socialement (l'accent parigot, l'accent technocrate). Bien sr, certains accents sont considrs comme vul-gaires et d'autres comme distingus. Les premiers sont caractrissparunrelchementarticulatoire,les seconds par une tension et une fermeture de l'arti-culation. LaFrancesepartageentredeuxgrandeszo-nesrelativementhomognes.Lafrontireentre cesdeuxzonescorrespondengroscellequi sparaitautrefoislesparlersd'ocdesparlers 39 Cataloguedesidesreuessur lalangue d' oi1'.L'accentduMidisedistinguedeceluidu Nord par quelques traits dont lesplus saillants sont laprononciationdesemuets,l'absencededistinc-tion entre le o ouvert de molle et le oferm de mle etuneralisationdiffrentedesvoyellesnasales. Lesvarits standard desgrandes langues ont cecide particulier qu'elles peuvent tre parles avec plusieurs types d'accent. L'accent est alors indpen-dantdudialectepuisqu'onpeutparlerlefranais standard avec 1' accent parisien - considr comme neutre-, mais aussi avec l'accent du Midi, du Qu-bec, etc. Par contre, les dialectes ou varits non stan-dardsontparlsavecunaccentspcifique,qui constitue dans ce cas un trait dfinitoire du dialecte en question.Les accents dits rgionaux sont la trace la plus persistante d'une langue domine dans la lan-gue dominante.Les locuteurs transfrent sur la lan-guestandardleshabitudesarticulatoiresdeleur vernaculaire,de la langue parle localement,mme sil'usage de celle-ciest en fortergression,comme c'est le cas malheureusement en France pour la plu-part des langues minoritaires (alsacien, catalan, pro-venal,breton,etc.). L'accent peut servir de signe de diffrenciation ou aucontraire d'assimilationselon la valeurdepres-tigeque l'on accordelanormeoul'cart.Des motivationspsychosocialestrspuissantessont 1.Rappelons que cette distinctionrepose sur lemot oui, oc au Sud,oil auNord.Voircarte p.163. 40 Av /,assen l'uvrelorsqu'unindividu changeou aucontraire conservesonaccent.L'accentpointudesPari-siens,caractrisparunefermeturedesvoyelles, esttantt admiretimit,tanttdcrioutourn enridicule.LepetitParisienenvacancesdansle Midiattfaitdeleperdres'ilveuts'intgrer un groupe local.Mais, globalement,on ne peut pas direquel'accentenFrancesoitunfacteurdedis-crimination aussipuissant que dans lespays anglo-phones.BernardShawn'auraitpaspuycrire Pygmalion 1 (leprofesseurHiggins,hrosdecette comdie,setargue depouvoirsituerl'origine go-graphiqueetsocialedetoutlocuteurunerue prs ! ) . Ce sont les accents extra-hexagonaux -belge, suisse (dont la lenteur fait l'objet de caricatu-res),africains,antillais(caricaturscommetant sansr )etsurtoutqubcois- quisontperus commetrangessinontrangers. Le prestige li telle ou telle norme de prononcia-tion est tout fait arbitraire.On cite souvent le cas dur final (postvocalique), stigmatis en anglais bri-tannique,oonprononcefathersansr,etau contrairevalorisauxtats-Unis.Alorsquecer n'tait pas prononc par les classes dominantes New Yorkjusqu' une poquercente,il s'y rpandde plus en plus. Cette prononciation est ds lors imite 1.C'est decettepicequ'a ttirlefilmMy FairLady. 41 Catalogue desidesreues sur lalangue plusoumoinsconsciemmentparlesautresclasses socialeset tout d'abordlapetite bourgeoisieet les femmes.Desenqutes ont montr qu'un sentiment d' inscurit linguistique pousse ces deux groupes adopter et rpandre lestraits de langue lesplus distingus. Il est noter que rien de tel ne se pro-duit en Grande-Bretagne o la prononciation sans r reste la norme du Queen 's English.L'une desexpli-cations possibles cette diffrence de statut du rest sans doute le fait que l'absence der final est l'un des traits de base de l'anglais vernaculaire noir ou Black English,parl dans lesghettos et dans leSudrural pardespopulationsdfavorises. LeNeg' delaMa'tinique Depuis Tintin au Congo, le strotype du Noir qui neprononcepaslesrs'est imposdanslesbandes dessines,la publicit etlesfilmspour enfants.Le doublagedesfilmsamricainsenfaitlargement usage;de mme que leshistoiresdrlesmettant en scnedesAfricains.Delleprjugselonlequel lesNoirs seraient gntiquement inaptes pronon-cerlesr. Le r est un son qui connat des ralisations trs dif-frentes selon les langues.Il est particulirement dis-tinctifdansunaccentperucommetrangeretse ' prte plus que d'autres la caricature. Il est vrai que lesAntillaisdontla languematernelle estlecrole prouventdesdifficultsproduireunrfranais. C'est que ce son aun statut diffrent dans lesdeux langues:dansun mot crole drivdufranais,le r peut soit tomber soit tre ralis comme un w.Dans les dialectes noirs amricains, le r tombe en position finalemaisestgnralementmaintenudevantune 43 Cataloguedesidesreuessurlalangue voyelle. Quant aux langues africaines, la plupart pos-sdent le son r,mme s'il est prononc diffremment durgrasseyfranais .Par contre,leslocuteursde certaines langues asiatiques, dont le chinois, ont du mal distinguer rde 1 dans les langueseuropennes comme en tmoignent les blanchisseurs chinois chez Lucky Luke. Maisilestvidentqueseulesleshabitudesarti-culatoires acquises avec la langue maternelle peuvent faire obstacle la prononciation d'un son tranger etil parataberrantqu'onpuisseimaginerqueles organes phonatoires diffrent selonlesraces ou les peuples.Iln'y apas de gosiers slavesou latins, europens,asiatiquesouafricains ... On peut dire la mme chose des voix: le strotype , desvoixnoires et des voixblanches aux Etats-Unis est largement culturel,bien que le FBI se targue de pouvoir toujoursidentifierlaraced'un correspon-dant anonyme. Effectivement, des enqutes ont mon-tr qu'on pouvait le plus souvent distinguer un Blanc d'unNoirautlphoneousurunenregistrement. Cependant,desNoirscultivsont t prispour des Blancs et des petits Blancs du Sud pour des Noirs. La faonde parler- accent,voix-, tendue lalangueelle-mme,aputre(estencore)utilise comme argument raciste. Les croles, qui sont pour-tant des langues part entire, sont encore traits de petit-ngre . Leurs locuteurs seraient inaptes une expression linguistique complexe et structure, ilspar-44 --- - -----... -- --------- -- .. _.. ---- --- - ------- --- ~ - -- .. ---..=-... -----__ . ---... - Cataloguedesidesreuessurlalangue leraientcommedesenfants.LeBlackEnglish, l'anglais des Noirs amricains, a longtemps t tenu pour une preuve de l'infriorit gntique des Noirs. Confront la norme de l'anglais standard, il ne pou-vait apparatreque comme une corruption de cette norme: chute du ret des consonnes finales en gn-ral,rduction des groupes consonantiques, perte de th remplac par tl d ouf/ v (this,par exemple, est pro-nonc dis ou vis), perte du -s la troisime personne du singulier et de-ed aupass,double ngation (le combledel'illogismepuisquedeuxngationssont censes se dtruire). Or, on a pu montrer que la plu-part de cestraits seretrouvaient dansd'autresdia-lectesdel'anglais,amricainoubritannique.Le sentimentantiracistead'ailleursconduitdansles annessoixanterenierlaspcificitduBlack-English.Parlerd'un dialecte dont la dfinitionest la couleur de seslocuteursapparaissait gnantaux yeuxdesmilitants desdroits civiques et de l'galit raciale. Pourtant, il existe bien un dialecte ou plutt un ensemble de dialectes qui ne sont parls que par des Noirs. Que la race soit ici un trait distinctif n'est que lereflet dustatut social desNoirs ainsique de leurrpartitiongographique . Identitlinguistique, identitnationale Dfense decracher par terre etdeparlerbreton. Instructionsaux lves descoles publiques. Danslaphaseactuelledesonhistoire,lefran-ais est une langue relativement homogne et de sur-crotfortementnorme(ceciexpliquecela).C'est aussiunelanguenationaleausenspleinduterme puisque aucune autre langue ne luifait concurrence pour cettefonctiondansl'Hexagone.D'olaten-dancequ'on observechezlesFranaisidentifier leslanguesdescommunautsgographiqueset politiques aux contoursbien dfinis.Tout en sachant que le franaisest parlhorsde France et que cer-, tainsde nosvoisinssontdesEtatsmultilingues,la plupartdesgensconsidrentcommeallantdesoi qu'une langueconcideavecune identit nationale ets'imaginentquetouslesChinoisparlentlechi-nois.Certainsvont jusqu' parler d'une langue you-goslaveouhollandaise,pourneciterquedes exempleseuropens.Enralit,sixlanguessta-tutnationalsontparlesenYougoslavie,outrede nombreuxdialectes ;lesHollandais,deleurct, 47 \'\. ---- - --==- - - . \ 1 - --- --- ...--- - --.._..:::.--- ----Identit linguistique,identitnationale partagent l'usage du nerlandais avec lesFlamands deBelgique. L'adquationentrelangueetnationestdefait unesituationtoutfaitexceptionnelledansle monde.Cependant,ilestvraiquel'unitlinguisti-queacontribudansbiendescasforgerl'unit nationale. Dans l'esprit desrvolutionnaires de1789,l'ra-dication despatois et deslanguesminoritaires tait la condition sine qua non pour imposer 1'ide de la nation rpublicaine.Cette tche fut mene bien (ou mal)en un sicle environ.On estime qu'avant les loisde1880-1882 sur l'enseignement laqueobliga-toire, moins de vingt pour cent des citoyens franais parlaientlalanguefranaise.Avecl'cole deJules Ferry, les instituteurs, issus gnralement de la pay-sannerie,sefirentlesallisdu pouvoir central dans 1' uvre d'unification linguistique.Dfense de cra-cher par terre et de parler breton: ce furent des Bre-tons bretonnants quifirentappliquer ces consignes. Ainsi s'achevait un processus commenc au onzime sicle, avec la monte du dialecte francien,parl par lesroiscaptiensfixsParis.Entre-temps,Fran-oisreravaitpromulguen1539l'ordonnancede Villers-Cotterts,quiinstaurait lefranais,jusque-l l a ~ g u evernaculaire maisbnficiant d'une dyna-miquevhiculaire,commelangueofficielledu royaume (tous les textes officiels devaient dornavant trerdigsenfranaisetnonplusenlatin) . 49 Cataloguedesidesreuessur lalangue Aujourd'huiencore,l'institutiond'unelangue nationale unique estun enjeu majeur dans nombre d'tats rcemment constitus. L' Indonsie s'est dote de faonvolontariste d'une langue commune nom-mebahasaindonesia.AMadagascars'laborele malgache communpartirdesdix-huitprincipaux dialectesde l'le.Cependant,cette unification reste , un objectif impossible atteindre dans bien des Etats pluriethniques. Une langue officielle, souvent une lan-gue de colonisation, se superpose alors un groupe de langues nationales choisies parmi les plus impor-tantes (choix qui ne va pas sans conflits). C'est le cas au Sngal, o on dnombre vingt-six langues, dont six statut national, et une langue officielle, le fran-ais.MispartlecasduBurundietduRwanda, aucun tat d'Afrique noire, quelle que soit la volont politique de ses gouvernants, n'est en mesure de deve-nir unilingue. Une vision un peu simpliste des effets perversde la colonisationapufaire croire que des frontiresavaient ttraces,de faon arbitraire, travers des aires linguistiques et culturelles homog-nes.Il est vrai que les puissances coloniales ont tran-chdanslevifdesethnies,crantdeszonesde turbulence aux frontires. Mais il faut savoir que ces ethniesavaientdjsubidesbrassagesbienavant l'arrive des colons et taient souvent imbriques sur les mmes territoires. A l' inverse, de nombreux grou-pes linguistiquement proches vivaient et vivent encore gographiquementspars.Ainsi,auSngal,les 50 Identitlinguistique,identit nationale Wolofs ne forment pas une continuit territoriale. Par ailleurs,lesPeuls, qui sont disperss dans huit pays sahliens, du Sahara au golfe de Guine, n'ont jamais form un groupe compact. Faire concider avec l'eth-nie peulun tat peul d'un seul tenant est donc une vue de l'esprit.La situation de ce peuple est enfait comparablecelledesCeltesenEurope. Le problme des minorits nationales est quasi uni-verselet leszonesfrontaliressonttoujoursdchi-res.L'Europe elle-mmeenestl'exempleleplus ancien et le plus frappant.Ainsi par exemple 1'alle-mand (ou 1'un de ses dialectes) est parl par des grou-pesplusoumoinsimportantsdansdixpays europens ; dans le mme temps, la R o u m a ~ en'enre-gistre pas moins de quatorze minorits linguistiques sur son territoire. L'arbre deslangues Parcequedeslanguesmeurent,pendantque d'autres naissent, on a pu avoir l'illusion d'une vie delalangue,analoguecelled'untrevivant, comme en tmoignent lestermesde languevivante et de langue morte. Parce que des liens de parent ont pu tre tablis entre langues surs>> issues d'une mme langue mre - cette dcouverte a concern en premier lieuleslangues ditesindo-europennes, dont la parent a t tablie par les comparatistes au dix-neuvime sicle-, on s'est habitu concevoir les relations entre langues sous la forme d'un arbre gnalogique.Ainsis'imposedansla classification des languesune vaste mtaphore duvivant. Mais le concept de famille de langue, l'ide de la filiation entre une langue mre et ses filles, issues d'elle, en bref le recours la gnalogie, est trompeur. Un tre humain nat de la rencontre entre deux tres dont il recueille l'hritage gntique dans une combinai-son unique qui fait sa singularit. Chaque tre est seul 53 Catalogue desidesreuessur lalangue et dtach des autres. A chaque instant, des humains meurent pendant que d'autres naissent.Mais le des-tinde chaque homme reste individuel.Il en va tout autrement de la langue. On ne peut pas dire qu' une langue qui meurt soit remplace par une langue qui nat . Tout d'abord, une langue ne meurt- au sens oelleestrayedelacarte linguistiquedumonde -que lorsque meurent ses derniers locuteurs. L'anth-ropologue Theodora Kroeber aracont de faon par-ticulirementmouvantesarencontreaudbutdu sicle avec Ishi, un Indien de Californie, dernier por-teurdelalanguedesonethniedcime. D'autre part, c'est un abus de langage que de dire que le grec ancien, le latin ou le sanscrit sont des lan-gues mortes.Ce sont en ralitdes tats delangue, quiont tartificiellement conservs etextraitsdu processus naturel de leur volution. Le latin n'est pas mortparcequetousseslocuteursseraientmorts, disons au deuxime sicle de notre re. Au contraire, ilacontinuvoluersursonpropreterritoire comme sur lesterritoires conquis et occups par les Romains,oiladonnnaissance,parfragmenta-tion dialectale, ce que nous appelons aujourd'hui les langues romanes. Ce qu'on considre comme tant du latin recouvre d'ailleurs plusieurs varits. Le latin d'glise tout comme le latin vhiculaire de l'Europe des lettrs ont continu voluer tant qu'ils ont t effectivement parls.Et lelatin de Descartes oude Leibniz auraitbien tonnCicron.Lelatin classi-54 L ,arbre deslangues que, par contre, at enseign de faon continue et sousuneformefigejusqu' nosjours. Il y aun paradoxe dans la gnalogie des langues. D'une part, une langue dure, perdure et volue conti-nuellement, sans qu'on puisse lui attribuer ni un dbut niune fin,encore moins desfrontires.C'est donc lemmetrequiindfinimentserenouvelle ;il s'agit l aussid'un continuum, dans le temps -cette fois.Et pourtant des instantans pris quelques sicles de distance font apparatre des divergences tel-les qu'un locuteur du vingtime sicle estincapable de comprendre sanseffort un texte datant,disons, du quinzime sicle.La langue devient autre tout en restant elle-mme.D'autre part, toute langue dont les locuteurs se dispersent est soumise au phnomne de la fragmentation dialectale.Elle se reproduit, pour ainsi dire, par scissiparit. Si on prenait titre exp-rimental cent locuteurs du franais, d'ge, de milieu social et d'origine gographique identiques, c'est--dire parlant une varit du franais aussi homogne que possible,etsionlesenfermait par groupesde dix dans des les dsertes sans possibilit de commu-niquer entre eux, on observerait le dveloppement de dixnouvellesvaritsdialectales ;celles-ciseraient probablement mutuellement intelligibles pendant un certain temps mais se diffrencieraientprogressive-ment. C'est ce qui permet de reprsenter lesfamilles de langues par des arborescences, ainsi par exemple 55 Cataloguedesidesreuessur lalangue la famille inde-europenne, issue de la dispersion d'un peuple dont la localisation primitive est encore controverse 1 etquiauraitparllaproto-langue -reconstruiteau dix-neuvimesicleparrapproche-ment d'un grand nombre de langues parles de l'Inde l'Irlande.Maisn'oublionspasqu'il n'y apasde presdanscettehistoire.Unelanguen'apas besoin d'en rencontrer une autre pour donner nais-sanceunetroisime.Lorsquecela seproduit,on obtientdeslangueshybrides:dessabirs*,des pidgins*, puis des croles*.C'est seulement dans ce derniercasquel'onpeutdirequel'onassiste la naissanced'une langue. Sil'on veut poursuivre aujourd'hui ce type d'ana-logie,il faut le faire dans les termes de la gntique moderne. L'espce humaine, crit Albert Jacquard, pourrait treclasseenracesbiendistinctessison histoirepouvaittredcrite,comme celledenom-breuses famillesd'animaux, par un arbre peu peu ramifienbranchesrsultantde scissionssuccessi-ves.En ralit,cette histoire ne peut tre reprsen-tequeparunrseaucomportantaussibiendes fusions que des scissions. Cette particularit rend illu-soires la fois la reconstitution de l'histoire des filia-tions entre populations et la classification de celles-ci enracesbiendfinies 2Ilsuffitderemplacerici 1.Selonl'hypothselaplusrcente,leberceaudesIndo-Europcns se trouverait au sud-est de la Russie. Voir carte p.162 2.Cinq Milliardsd'Hommes dansunvaisseau,op.cil . 56 L ,arbre deslangues les mots populationou race par les mots langue ou famille de langues;en effet,lescontours de la lan-guesontaussiflousqueceuxdela race. Cet arbre qui reprsente les ramifications issues de la proto-langue indo-europenne est trompeurnon seulement parce qu'il donne l'illusion d'une gna-logie mais aussi parce qu'il occulte lesphnomnes de croisement, de substrat, les accidents culturels tels que la slection de certains tats de langue pour servirdesfonctionsparticulires,commec'est le cas pour leslangues religieuses et sacres. Il est rare qu'un groupe humain s'installe dans un lieu totale-ment lsert et coup du reste du monde, comme j'en aifaitl'hypothse plus haut.Lesmigrations ont le plus souvent produit des mlanges, des mixages ; tout comme les invasions et les occupations naturellement. On appelle substrat la trace, dans une langue parle en un territoire donn, d'une ou de plusieurs langues parles en ce mme territoire prcdemment.Ainsi le substrat celte explique-t-il en partie la diffrencia-tiondesdialectesromansen territoiregaulois. Il n'existe pasdelangues pures etdelangues impures. A de rares exceptions prs (peuples iso-ls), toutes les langues subissent l'influence d'autres languesencontact avec elles.L'emprunt lexicalen estla marquelaplusspectaculaire(ainsil'anglais comportequatre-vingtspourcentdevocabulaire d'origine latine ou franaise),mais mme en syntaxe et en phontique on peut observer des influences, y 57 Catalogue desidesreues sur lalangue compris dans le cas de langues assez loignes gn-tiquement; on cite souvent 1'exemple des langues bal-kaniques: le grec moderne, le roumain et le bulgare, qui appartiennent pourtant des branches diffren-tesdel'arbreindo-europen,ont vusedvelopper destraitssyntaxiquescommuns. La notion depuret de la langue est aussidange-reuse que celle de puret de la race.Le souci de puri-ficationdelalangueaamenparexemple l'Allemagne nazie liminer certains mots interna-tionaux racine grecque comme Telefon,Geografie et Television au profit des nologismes purement alle-mandsFernsprecher,ErdkundeetFernsehen.Les croles ont t qualifis de langues impures, et long-temps rputsindignesd'intrt pour les linguistes. Le mtissagedeslanguesouvre la voie une autre analogie gntique.L'ide de la slection natu-relle ne peut pas s'appliquer aux langues. Il n'y a rien d'intrinsquement meilleur dans les langues dominan-tes, celles qui survivent au dtriment des plus faibles. La dynamique deslanguesvhiculairesvientnan-moins confirmer l'ide que les espces hybrides sont les plus rsistantes. Les grandes langues vhiculaires sont fortement exposes au mtissage;elles donnent facilement naissance des pidgins, c'est--dire des langues de communication hybrides, simplifies, stric-tement utilitaires et dpourvues de locuteurs natifs. Ce qui est intressant, c'est de constater que les gran-des langues vhiculaires sont souvent dj mtisses 58 L'arbre deslangues avantmmed'assumercettefonction.C'est lecas de l'anglais et du swahili.L'anglais est issu d'un dia-lecte gennanique avec de forts apports romans; c'est aujourd'huila premirelanguevhiculairedansle monde, parle par davantage de locuteurs non natifs que de locuteurs natifs. Le swahili est une langue ban-toueconforteparenvirontrentepourcent d'emprunts l'arabe, ainsi qu' l'anglais et l'alle-mand;c'estaujourd'huiunedesgrandeslangues vhiculaires d'Afrique, parle du Kenya au Mozam-bique.L'une comme l'autre langue a donn et donne naissance actuellement des varits pidginises, donc denouveauxmtissages. Les premires classifications gntiques des lan-guessontcontemporainesdudarwinisme.Consta-tantquedeslanguesapparentespeuventtre typologiquement trs loignes, qu'il s'agisse de rela-tions mre-fille (le latin/les langues romanes moder-nes)ouderelationsentrecousines(leslangues slaves/leslanguesromanes),leslinguistesdudix-neuvime sicle furent amens formuler la classifi-cation des langues dans les mmes termes que la typo-logieraciale.Ilss'efforcrentdehirarchiserles languesenfonctiondeleurdegrd'volution 1 . Ainsis'instauraunediffrenciationautorisantdes jugementsdevaleuranaloguesceuxportsla 1.La hirarchiedeslanguescorrespond rigoureusement lahirarchie desraces,crit Gobineau dans l'Essai sur l'in-galit desraceshumaines (1853). 59 Catalogue desidesreuessur lalangue mme poque sur les races.Ce fut la thorie des sta-des,selon laquelle toutes les langues passent par les mmes tapes,mais des rythmes diffrents. On dis-tinguait ainsi quatre stades correspondant aux qua-tre grands types d'organisation grammaticale qu'on avait reprs dans les langues du monde: le type iso-lant, dont le chinois est le prototype, le type aggluti-nant, trs rpandu en Amrique et en Afrique, le type flexionnel,reprsentpar le grecancien,lelatin et les langues slaves,et le type analytique dont le fran-aiset l'anglais sont desexemples 1Apartir de l, selon que l'on croyait auprogrsou au contraire la dcadence en matire de langues, on pouvait consi-drerlechinoiscommelanguemodleet 1' anglais comme langue dgnre ou bien, au contraire, le chi-nois comme langue primitive et l'anglais comme lan-guehypervolue.Ce quiest sr,c'est que le stade agglutinant,celuideslanguesafricainesetamrin-diennes, dont les locuteurs taient alors asservis, tait detoutefaonleplusmauvais. Les typologies linguistiques sont aujourd'hui remi-sesenquestion.Tropdelanguessontconsidres 1.Dansleslanguesisolantes,lesmots,gnralementdes monosyllabes,sont invariablesetnettementdmarqus.Dans les langues agglutinantes, au contraire, les units de sens ont trs peu d'autonomie: un seul mot peut contenir tous les lments d'une phrase. Dans les languesflexionnelles,lesrelations et les catgories grammaticales sont marques par des dsinences modi-fiantleradicaldesmots(dclinaisons,conj ugaisons,marques de genre et de nombre).Dans leslanguesanalytiques,lesrela-tions sont indiques par l'ordre des mots et par des prpositions. 60 L,arbredeslangues commeinclassablesseloncescritres,et larecher-che s'oriente davantage verslesuniversaux delan-gage,c'est--direlenoyaucommuntoutesles langues. A l'unicit fondamentale de la race humaine rpondainsil'unicitfondamentaledulangage humain. Latinit Les langues latines ou romanes sont le support de culturesquiserclamentd'unmmehritage.En Europe comme en Amrique, une frontire spare les peuples latins des peuples anglo-saxons/ germaniques. Maisoncroitrverquandonentendleprsident Senghorengloberlepeuplesngalaisdanslalati-nit, pour cause de francophonie, et en tirer un argu-ment pour promouvoir et conserver l'enseignement dulatin. C'est l qu'apparat l' extraordinaire pouvoir clas-sificateur de la langue.Les peuples latins,avec tous les strotypes qui s'y rattacheht, sont tiquets ainsi pour des raisons avant tout linguistiques. C'est parce que les Indiens d'Amrique latine parlent l'espagnol ou le portugais, ct de leurs propres langues, qu'ils sontdevenus,bienmalgreux,desLatins. Malgrl'extraordinairedisparitdespeuplesde langue romane aujourd'hui, la langue est en quelque sorte constitutive d'une race, d'une race culturelle,. 63 Catalogue desidesreues sur lalangue la cohsion autrement plus forte que celle de la race ausenspropre,dont lagntiquemoderneamontr quel point ilest difficile dela dfinir.Ilest intres-sant de noter que la dcouverte de l'origine commune deslanguesinde-europennesestlefondementdu conceptderacearyenne.Onposaaudix-neuvime siclel'quation: languesaryennes=racearyenne. alorsmme que lespeuples parlant leslanguesindo-europennessonttrsdiversifis.EnAllemagne,ce concept futinflchidansunsensnfaste grceun curieux tour depasse-passe linguistique: les langues inde-europennes y reoivent le n01n de langue indo- germamques. De la mme faon, tous les peuples vivant dans les payssontassimilsauxArabes,mme lorsqu'ils ont une origine ethnique diffrente, comme " lesBerbres oulesEgyptiens.Etila fallulachute del'URSSpour quelesgensse rendent compte que tousles Sovitiquesn'taient pasdes Russes. Uncasinverse de la latinit est celui dela judit. L,lanotionde racene concidepas aveclalangue, aucontraire.Toutesleslanguesqueles juifs ontpu parler au cours de leur histoire ne les ont jamais emp-chsd' treramensuncommundnominateur racial,ycomprislorsqu ' ilsontparl deslangues base romane comme le ladino oule j udo-provenal. Legnie delalangue Les ttes se forment sur les langa-ges et les penses prennent la teinte desidiomes.Laraisonseuleest commune, l'esprit en chaque lan-gue asaformeparticulire;dif-frencequipourraitbien tre en partie la cause ou l'effet des carac- teresnationaux. JEAN-JACQUESROUSSEAU, L'mile. Certains voient dans les langues de simples cata-loguesdemotscorrespondantdesinventairesde conceptsets'imaginentqu'apprendreunelangue trangre, c'est avaler un dictionnaire.Acette con-ception nave s'oppose une opinion inverse et radi-cale selonlaquelle leslangues sont irrductiblesles unes aux autres ; autrement dit: rien ne peut se tra-duire comme 1'exprime le vieil adage : traditore, traditore . C'est vrai que toute personne bilingue ou ayant la pratique de plusieurs langues trangres con-nat bien ce sentiment qu' il y a des choses que 1'on nepeut exprimer que dans la lang'JeAetpas dans lalangueB,parcequelesmotsfontdfaut. 65 ; / J, r -f 1 i \ 1 \ ! 1 , / 1 1 Le gnie delalangue Par exemple, les concepts de home et de cosiness de l'anglais sont intraduisibles en franais. Au sein d'un groupe bilingue,il se produit gnralement un va-et-vientd'unelanguel'autrequifondeuneconni-vence: le savoir partag de deux sphres d'exprience qui privilgient chacune une langue.C'est cette sp-cificitque traduit l'expression le gniede la lan-gue.Chaquelangueasonpropregnie, c'est--diresa singularit. Mais,s'il estindniable que la languefiltrepour nous la ralit et organise notre vision de l'univers, que notre pense se coule dans le moule de la langue maternelle, il faut se garder d'en tirer des conclusions " tropextremes. C'est justement parce que leslangues constituent des systmes indpendants de la ralit extralinguis-tique qu'il est sidifficilede dfinir la nature exacte de la relation entre langue,pense et ralit.La lan-gue se moque de savoir si lespommes de terre, dans la ralit, se comptent ou ne se comptent pas: le mot Kartoffel, dnombrable en allemand, est devenu ind-nombrableenrusse,oil atemprunt(onest oblig de dire manger de la pomme de terre).De mme, le mot franais bagage, dnombrable, a rejoint la classe des indnombrables en anglais, langue dans laquelleonparle depices debagage.Enfran-ais,non seulement les cheveux se coupent enqua-tre,maisilsse comptent ;pasenanglais:hairest indnombrable et s'accorde avec un verbe singulier. 67 Cataloguedesidesreues surlalangue Le spectre des couleurs, qui peut apparatre comme un donn de la nature, ne donne pas lieu au mme dcou-page par les diffrentes langues: le russe distingue par deux mots totalement distincts deux zones du bleu. Ceci n'empchepasdepasserd'unelanguel'autre. En fait,cequidiffrencieleslangues,cenesont pas leurs capacits expressives,malgr tous lespr-jugs sur les langues riches* et les langues pauvres*, sur 1eslanguessimples*et leslanguescomplexes*, et tous lesfauxdbats sur leslangues et les mentali-ts primitives ou avances. Les langues diffrent par ce qu'elles nous imposent de dire,par le type d'infor-mation quevhiculeobligatoirementleur structure grammaticale.Comparonsparexemplelaphrase franaise: L'ouvrier travaille et sesdeux traduc-tionsanglaises: Theworkerisworking 1 , etc., qui ne se distinguent pas formellement des autres ver-bes.Dans ces mmes langues,beaucoup de notions que lefranaisexprimepar desadverbes sontren-duespar desverbes qu'on peut qualifier d'auxiliai-res.Ainsi,pourdire:Il vientsouvent,ondit quelquechosecomme : Ilfrquentedevenir ; pour: Il est ici depuis longtemps, Il a dur ici ; pour : Il est dj venu , Il a tt de venir ; pour : Il est venu tard, Il atard venir;pour: Il est venutt,quelque chose comme:Il a!t venir 1 . Enfin,l'article,porteur d'une triple information enfranais:legenre,lenombreet1' opposition dfini/indfini, est absent des langues qui expriment cesvaleurs autrement (principalement les langues cascommelelatinetlerusse). Ainsi,ilapparatquelesclassesgrammaticales n'ontriend'universel.C'estencoreplusvident 1.Les traductions franaises sont ici des gloses en pseudo-franais. 71 Cataloguedesidesreues surlalangue s'agissant de catgories qui sont cheval sur la gram-maire et la smantique comme les pronoms, le nom-bre,letemps.Certaineslanguesontplusdesix pronoms, si - comme le tagalog des Philippines ou lepidgindeMlansie- ellesopposentunnous inclusif (miyou enpidgin=moi et toi ) un nous exclusif (mipe/(J=moi et mon copain). D'autres possdent, en plus du singulier et du pluriel, un duel; l'anglaisbothveutdirelesdeuxcommelelatin ambo qu'on retrouve dans ambigu.Nombre de lan-gues se passent fort bien du genre grammatical, mme danslespronoms de troisimepersonne(nilehon-grois ni le wolof ne distinguent il de elle); beaucoup, parcontre,opposentgrammaticalement1'anim l'inanim et l'humain au non-humain: on trouve des traces de cette dernire distinction dans toutes les lan-guesinde-europennes ;enfranais,elleprendla formede l'opposition entre qui et quoi,yetlui Ge pense qui? je pense quoi?j'y pense;je pense luz). En russe, c'est l'identit entre le gnitif et l'accu-satif des noms anims, le nominatif et l'accusatif des ..,... manzmesqmmarquecetteopposition. Quant au systme destemps,bien des langues en fontl'conomie,prfrantdesdistinctionsde type aspectuel.Ces langues -le hopi (une langue d' Am-rique du Nord),le wolof,le chinois,etc.- privil-gientainsilemodededroulementdesactions: progressif, instantan, habituel, actuel, achev, ina-chev,etc.Et qu'on ne pensepas surtout que dans 72 Au commencement taitleverbe de telles langues il est impossible de reprer chrono-logiquementlesvnements et d'opposer leprsent aupassetaufutur:cesvaleurssedduisentdes significationsaspectuellesmisesenrelationavecle moment o on parle.Lereprage peut galement se fairede faonlexicale,par exempleavec desadver-besdetemps. Il est essentiel,pour aborder une langue trangre, de sedgagerdescatgoriesetde la structure dela langue maternelle.Onn'a pastoujourssu lefaire. Pendant longtemps en Europe et singulirement en France,on acherchcalquerlesgrammairessur celle du latin. De lamme faon,lespremires des-criptions de langues exotiques, faites souvent par des missionnaires,refltent la structure deslangues de leurs auteurs (par exemple, la description du wolof par l'abbBoilataudix-neuvimesiclefaitappel aux catgories du franais,pourtant inapplicables cettelangue). Moi,j'ai jamaisfait degrammaire ! Veux-tutoutetavieoffenserlagrammaire? Quiparled'offensergrand-mrenigrand-pre? MOLIRE,Les Femmessavantes. Les langues non crites n'ont pas de grammaire. Le chinois est une langue sans grammaire. Voici deuxidesreuesdanslesquellesmanifestementle mot grammairen'a paslemmesens . Une langue qui ne s'crit pas est prive de normes. La transcriptiond'unelangues'accompagnegn-ralement,lorsqu'elleestdestineuneutilisation publique, d'un processus de standardisation qui peut comporterlamiseen placede grammairesdetype scolaire. L'criture contribue forcment figer la lan-gue.Celle-ci devient ds lors plus facile dcrire. De lrigercettedescriptionennormeimmuable,il n'yaqu'unpas,tropsouventfranchi. Dansledeuximecas,lagrammaireestconfon-due oupluttassimilela morphologie.Leslan-guesflexionnelles,c'est--direcomportantnon seulement des conjugaisons du verbe maisaussides dclinaisonsdunom(lelatin,lerusse,l'allemand, 75 Cataloguedesidesreues sur lalangue etc.)ont une morphologie complexe.La forme des mots est soumise de grandesvariations selonleur fonction.Il y al une charge pour la mmoire,qui donneceslanguesunerputationdedifficult*. Tous ceux quiont faitdu latinoudu grecau lyce se souviennent desheures passes mmoriser rosa rosa rosam et la suite.Leslangues isolantes, dont le chinois,comportentdesmotsleplussouvent monosyllabiques et toujours invariables.Cela ne les rend pas faciles pour autant, les difficults tant ail-leurs,maisexpliquel'illusiondel'absencede grammaire . Ilestbanalaujourd'huid'opposerla grammaire prescriptive ou normative, celle de l'cole, la gram-maire descriptive,celledeslinguistes.D'un ct la langue telle qu'elle devrait tre,de l'autre la langue telle qu'elle est.Corneille et Racine au pays du lan-gage.Voil donc au moins deux sens du mot gram-maire qui sont assez clairement dfinis.Mais,qu'il s'agissedel'une oudel'autregrammaire,il s'agit toujoursd'noncer,derecenser,d'extrioriserles rgles que tout locuteur a intriorises en apprenant sa langue. S'en tenir cette grammaire extrieure au sujet parlant aboutit justement dire qu'une langue nondcriteparleslinguisteset/ounefaisantpas l'objet d'un apprentissage systmatique de type sco-laireestdpourvuedegrammaire. Il existe dans notre socit un vritable terrorisme de la grammaire. Molire le tournait dj en ridicule 76 Moi,j ,ai jamais faitdegrammaire! dans les Femmes savantes.Combien de gens se croient obligsdes'excuser:Moi,je n'aijamaisfaitde grammaire, oubliant que:Quand on se fait enten-dre,onparle toujoursbien. Pourtant, on fait de la grammaire comme Mon-sieur Jourdain faisaitde la prose: sans s'en aperce-voir.La grammaire interne du locuteur se construit defaoninconsciente. La grammaireprisedanscetroisimesensn'est autre que la somme des rgles mises en uvre incons-ciemment par. leslocuteurs natifs dela langue pour former des noncs acceptables.Les grammaires des linguistesne sont que destentatives,incompltes et imparfaites ce jour, pour formuler et expliciter ces rgles,autrementditpour enrendrecompte (c'est ltoutl'objet delalinguistique). Qu'est-cequ'unlocuteurnatif?C'estceluiqui parle sa langue maternelle, ou plus prcisment celui qui parle avecune aisance totale une langue acquise danslap r e m i ~ eenfance.Cen'estpasncessaire-mentla langue de la famille,ni celle du pays de nais-sance ou du pays de rsidence.On peut naturellement tre locuteurnatif deplusieurslangues,maisilest rarequ'unelangueneprennepaslepassurles autres.Supposonsunenfantndansunefamille d'migrsmaghrbinsParis,unBeurautrement dit.Uneformed'arabedialectalestprobablement sa langue maternelle.Maisonpeut difficilement le considrerautrementque comme locuteurnatif du 77 Cataloguedesidesreuessurlalangue franais ds lors qu'il entre l' cole vers quatre ans. Le locuteur natif est dtenteur d'une comptence dela langue partage avec lesautres membres de la communaut linguistique.Il est capable de se servir de son intuition pour formuler des jugements sur sa langue,deseprononcer sur la grammaticalit d'un nonc.Il est celuiquipeut lgitimement trancher: a,non,jenelediraispas;a,oui,apeutse dire,mme s'il peut luiarriver d'hsiter (lesjuge-ments d'acceptabilit sont sujets des fluctuations) . Quel que soit son statut social,quel que soit le dia-lectequ'ilparle,lelocuteur natif atoujoursraison lorsqu 'ilfaitconfiancesonintuition. Unproblmeseposedanslecasdesgrandes languesvhiculaires.L'anglaisestparlmajori-tairement aujourd'hui par deslocuteurs non natifs, ou bien, dans les pays o cette langue est le vhicule officieldel' enseignementetdel'administration, pardeslocuteursquasinatifs.Letermedequasi natif s'applique galement aux Africains francopho-nes lettrs, qui ont fait toute leur scolarit en fran-ais.La comptence du locuteur natif n'est donc pas si aise cerner, surtout si on tient compte de l'ins-curit linguistique,quifrappe tout autantleslocu-teurs quasinatifs cultivs que leslocuteurs natifs de milieudfavoris.Cettenotionestpourtantd'une importance capitale dans la rflexion moderne sur la langue. Naturellement,danslessocitsd'criture, 78 Moi,j'ai jamais faitde grammaire! l'apprentissage de la grammaire scolaire, d'une norme idalise,interfre avec l'intuition du locuteur natif. La grammaireprescriptiveestobligedefairedes choix, de trancher, de tracer des frontires nettes entre le correct et l'incorrect. Or, ce qui caractrise la gram-maire interne que porte tout locuteur , c'est une fois de plus la variation et le flou. La langue est condam-ne au flou.Est flou le contour mme de la langue, comme on 1' a vu~est floue la frontire entre dialec-tes; de mme est floue la frontire entre ce qui se dit et cequine se dit pas,entre cequi est grammatical et ce qui agrammatical.La standardisation d'une lan-gue ajustementpour but de corriger ceflou:d'o le sentiment qu'ont lesfrancophones,par exemple, d'tre sous la dpendance d'une grammaire externe et de n'avoir pas qualit pour dcider du bon usage. On se dcharge ainsi sur les spcialistes de la langue, seulsdtenteurslgitimesdelanorme. Lalangue maternelle Une langue maternelle ne s'oublie jamais, la langue maternelle est celle que 1'on parle le mieux, entend-on dclarer souvent.La langue maternelle est par dfinition la langue de l'enfance, celle o s'investit de manire privilgie le locuteur. Mais quelle est la place et le statut de la langue maternelle chez 1'indi-vidu multilingue, celuiqui n'a pas la chance (est-ce vraiment une chance?) de vivre en symbiose avec une langue unique, sans avoir faire de choix dans son expression quotidienne,nisubir la loi d'une langue seconde, souvent impose par des circonstances poli-. tiquesou conomiquessur lesquellesiln'a aucune prise? Tout d'abord, il est faux qu'une langue maternelle ne s'oublie jamais.Des millions d'individusde par le monde se trouvent dans une situation que l'on peut qualifier de dsarroi linguistique. Arrachs leur terre natale, ils perdent progressivement la matrise de la langue maternelle (mme lorsqu'ils constituent 81 Cataloguedesidesreues sur lalangue des groupes homognes d'migrs, a fortiori lorsqu'ils sont isols) sans jamais acqurir parfaitement la lan-gue du pays d'accueil. Plus le locuteur est jeune, plus la langue seconde se substitue la premire, proces-sus favoris par le dsir d'assimilation. Plus il est g, pluslalanguepremirersisteetpluslalangue seconde se refuse lui.Le bilinguisme vrai - l'ga-lit totale entre les deux langues - est assez rarement observ.Pourdesraisonsvidentes,lesfacteurs socioculturels sont dterminants enla matire. Seuls les individus ayant un bon niveau culturel et une cons-cience aigu de l'enjeu que constitue la matrise des langues ont deschancesde sortir gagnantsducon-flit,faisant du bilinguisme vrai une source d'enrichis-sement personnel et une comptence apprcie.Car parler plusieurs langues - on l'ignore trop souvent -suppose un travail constant, une vigilance de tous lesinstants,pour viterlespigesdesinterfrences, des calques et emprunts plus ou moins inconscients, delasabirisationprogressive,danslecasdesplus dmunis, qui mne un appauvrissement de l'expres-sion et donc de la pense.J'ai connu un vieux jardi-nierrussequiavait presque tout oubli durusseet qui ne parlait pratiquement plus personne tant son franais tait mauvais.Comment il pouvait continuer ',. apenserresteuneen1gme. Contrairement auxpidginsqui,bienqueconsti-tuant des systmes pauvres, sont utiliss de faon bila-trale entre locuteursn'ayant pas d'autre langue en 82 La languematernelle commun, le sabir est une forme de langage dform utilis unilatralement par les membres d'un groupe malacculturdansleursrelationsaveclegroupe dominant, par exemple les travailleurs immigrs non alphabtiss ' . Mais, quelle que soit sa matrise de l'une ou l'autre langue,unlocuteurvitrarementdanslasrnit l'cartlement de son moi entre plusieurs champs lin-guistiques.On observe dans lemonde de nombreu-ses situations dites de multilinguisme institutionnalis, lorsque par exemple une langue officielle non mater-nelle s'impose contre une ou le plus souvent plusieurs langues nationales parles par le peuple.C'est gn-ralement le cas en Afrique o la langue officielle peut tre le franais, 1'anglais ou le portugais. Les indivi-dus bilingues,leplus souvent membres d'une lite, se trouvent ds lors cartels entre une langue domi-nante,imposeparlesavatarsdel'histoireetqui, mme matrise, reste trangre, et une langue domi-ne,languedela tradition,del'identitculturelle, de la famille,del'enfance.C'est danscettelangue que le locuteur s'investit affectivement, sur un mode nostalgique et rveur car elle reprsente la fois les valeurs du pass idalis et d'un avenir indpendant et digne;sur un mode de culpabilisation aussi,car, dans le cas des lites assimiles, la langue dominante prend lepassur la langue maternelle,menace jus-1.Voir ce sujetAzouz Begag, Le Gone du Chaaba,Paris, d.duSeuil,1986 83 Cataloguedesidesreuessurlalangue tement par l'oubli, ce quifaitnatre parfoisun sen-timentdetrahison.Mais,danslemmetemps,au moinschezleslitesafricainesfrancophones,un investissement trsfort s' observe galement dans la langue franaise,quisemanifesteparunpurisme, un attachement au bon usage et la norme beaucoup plusaccussqu'en Francemme. Onpourraitpenserquechacunaimesalangue maternelle, que, mme moiti oublie, elle reste le symbole du paradis perdu de l'enfance et du rapport privilgi la mre. Le rejet, la haine de la mre peut provoquer lerejet, la haine de la langue maternelle, commechez leschizophrneLouisWolfson,quia relatdansunlivre tonnant 1,critdansunfran-aissabiris,sestentativespoursedlivrerde l'anglais,languedelamrehae,danslaquelleil refuse de s'investir et qu'il est donc oblig de dgui-ser au prix d'un labeur acharn sur diverseslangues trangres,pourpouvoirmalgrtouts'enservir. 1.Le SchizoetlesLangues,Paris,CaUimard,1970. C'estpas dansledictionnaire ! Jefissoufflerunventrvolutionnaire. Jemisunbonnetrouge auvieuxdictionnaire. VICTORHUGO Ce qui n'est pas dans le dictionnaire n'est pas un mot, telle est la rgle implacable du jeu de Scrab-bleetautresBoggieetDiamino.Une romancire 1 disait rcemment de l'hrone de son roman: C'est un chirurgien,car lemotchirurgiennen'existepas officiellement. Qu'est-ce qui faitqu'un mot estreconnucomme telparunecommunautlinguistique?Dansune socitdontlalangueestsoumiseunenorme, comme c'estlecasenFrance,lesmotsnouveaux, pour tre membres lgitimes de la langue, doivent tre non seulement consacrs par l'usage spontan qu'en font leslocuteurs,mais sanctionns par des instan-ces,rgents par dcret,tre reus,solennellement, dans les dictionnaires.Certains devront auparavant passer par l'antichambre, ou le purgatoire si on pr-1.NicoleAvrilaucoursdel'mission Apostrophes. 85 '. . . -- ---C,est pas dansledictionnaire! fre,desdictionnairesdemotsnouveaux,demots dans levent (le dernieren date tant le Diction-nairedufranaisbranch 1). Les mots de la langue constituent, une fois de plus, un ensemble aux contours incertains. On ne peut pas dnombrer les mots d'une langue. Tout au plus peut-on donner un ordre d'ide. La diversit des registres, 0 l'abondance des argots et jargons spcialiss, le fait que certains mots tombent en dsutude tandis que de nouveaux mots sont crs touslesjours rendent tout dcomptearbitraire.Lesdictionnairesconsti-tuent des tentatives pour rendre compte des diffrents types d'usage adapts diffrents usagers une po-que donne.Ils sontrgulirementrviss ;chaque anne des mots sont ajouts au Petit Larousse, cepen-dant que d'autres sont retranchs. Les lecteurs de la Vie mode d,emploi de Georges Perec se souviennent du personnage de Cinoc, le tueur de mots profession-nel.Les choix desauteurs de dictionnaires,leslexi-cographes,ne sont pasncessairement lesntres et rsultent de compromis invitables.Lesdictionnai-res sont pleins de mots peu usits alors que des mots trs courants n'y figurent pas, tout simplement parce que le lexicographe les estime trop familiers ou parce que l'usage en est encore trop fluctuant, comme c'est le caspour les nologismeset les mots d'emprunt la mode.Ilarrive que lemme vent quiles apporte 1.DePierreMerle,Paris,d.duSeuil,1986. 87 Cataloguedesidesreuessur lalangue lesernporte.Ilestdoncavisd'attendrequelque tempsavantdelesenregistrer.Enoutre,lesdiff-rentsdictionnaires ont desattitudes diffrentesvis--vis des mots populaires, familiers et argo-tiques, surtout lorsqu'il s'agit de mots tabous:gros mots,injures,insultes,motsdudomainesexuel. Enfin,lafrontireentrelesdifffrentsregistres est tnueet lesmotsquenoustenonspour argotiques sont quelquefois de bons vieuxmots attests depuis dessiclessansaucuneconnotationfamilire commebouquin,caboche,patateouroupiller. Ce quiest sr,c'est que les mots voquentautre chose que leur sens propre.Ils sont perptuellement soumis des jugements de valeur: il y a les mots chic et lesmots choc; les mots vulgaires, distingus, mal-propres, pdants, harmonieux, potiques ou malson-nants ... On n'est jamais indiffrent aux motsdesa langue. Unlexiqueabondant est gnralementconsidr comme une richesse et on parle volontiers de langues richesetdelangues pauvres. L'inventaire des mots franais constitue leTrsor delalangue franaiseauquel travaillentdepuisdes dcenniesleslexicographes.L'abondancedemots dansunelanguerenvoiesansdouteuneculture diversifie,elleestl'expressiond'unpeupledyna-miqueetpuissant.Beaucoupdelangues,dontle franaisauseizimesicle,ontconnudesphases 88 C'est pas dansledictionnaire! d'enrichissement systmatique du vocabulaire, s'ins-crivantdansunepriode devitalitetd'expansion deleurslocuteurs. Mais existe-t-il une moyenne ou une norme de rf-rence pour dcider si une langue est riche ou pauvre? La richesse, est-ce vraiment l'abondance de signes ou la flexibilit de ceux-ci, leur aptitude construire des significationsmultiples ? Fondamentalement,toutelanguerpondaux besoins expressifs de ses locuteurs, et les champs lexi-caux sont plus ou moins dvelopps en fonction des centresd'intrtdescommunautslinguistiques. L'exemple classique en est la diversit des termes dsi-gnant la neige chez lesEsquimaux, que rien ne sau-rait traduire dans nos langues.Lespidgins peuvent tre considrs comme pauvres dans la mesure o ils recourent de prfrence la combinaison de quelques mots de base plutt qu' une diversification des for-mes:ainsienno-mlansienmauvais sedit nogood, alors qu'en anglais, base de ce pidgin, c'est bad quis'oppose good. Onpeutdireaussiqu'unelangues'appauvrit lorsqu'elle cesse de crer au profit de l'emprunt massif une langue parle par un groupe plus puissant. Ceci s'observe en Afrique dans les situations nocolonia-les.Toutlevocabulairetechnique,administratif etpolitiqueestalorsemprunt.C'estaussi,mal-heureusement,lecasenFranceolerecoursau nologismeat troplongtempsstigmatispar les 89 Cataloguedesidesreues sur lalangue puristes.Quoid'tonnantalorssionemprunte l'anglais? On estime gnralement, malgr l'impossibilit de toute valuation prcise, que l'anglais est trois ou qua-tre fois plus riche en vocabulaire que le franais.C'est vrai,et il yacela plusieurs raisons: lesmots dia-lectaux ne sont pas stigmatiss dans les cultures anglo-phones ; ils sont au contraire valoriss et recherchs par les crivains; par ailleurs,l'tendue des jargons techniques, une crativit plus grande s'ajoutent un phnomne structurel dj ancien: l'anglaisacon-serv en grand nombre des doublets, issus les uns du fondanglo-saxonetlesautresdufondromanou latin.Cesdoubletsn'appartiennentpasaumme registre ; les mots romans ont tendance tre prcieux ourecherchsetlesmotsdufondautochtone plus familiers; il en est ainsi des pairesfelicity!happiness, intelligent1smart, residence/home, liberty1freedom, etc. La synonymie (plusieurs mots pour un mme sens) comme la polysmie {Plusieurs senspour un mme mot) sont constitutives de toutes leslangues et il est illusoire de vouloir, comme certains inventeurs de lan-gues artificielles, tablir des correspondances univo-ques entre concepts et mots.Dans toute langue,les relations de sens s'tablissent par comparaison et par opposition.Unelanguequifonctionneestparl mmeune langueriche. Touchepas malangue! Les languesne suivent lemouve-mentdelacivilisationqu'avant l'poquedeleurperfectionne-ment.Parvenuesleurapoge, ellesrestentunmomentstation-naires,puisellesdescendent sans pouvoirremonter. CHATEAUBRiAND France,ton franais fout le camp! titre un pamph-letrcent,s'insurgeantcontreladcadencede notrelangue. En cettefindesicleesttrslargementrpandu le sentiment que la langue franaise dgnre.Le changementlinguistiqueestgnralementvcu commeunedcadenceetnoncommeunprogrs, contrairement ce qui se passe dans d'autres domai-nesdelaviesociale. Dans la langue s' inscrit lepassage du temps. Len-tement,inexorablement,lalanguevolue.Mais, chaqueinstantdesonvolution,lalangue,tant qu'ellerestevivante,c'est--direparle,raliseun subtil quilibre entre gains et pertes. Elle n'est ni jeune 91 . -.. .. ----- -----. --- ------- .. -- --- -- --/. ----4--. -.- --=---.- .... . ---. -------- -----Touchepasmalangue! nivieillemaisconstammentrenouvele.Nilepro-grs ni la dcadence n'ont de sens pour un linguiste. La langue n'est pas un organisme vivant; on ne peut doncl'apprhenderentermesvolutionnistes.Ce n'est pas non plus un. produit culturel ; elle n'est donc niperfectible, comme un outil ou un instrument deprcision,ni dtriorable ,comme peut l'tre unproduitartisanaltraditionnelpassau stadede laproductiondemasse. IIestpossible,audemeurant ,d'interprterun mme changementcomme ~ a n tngatif ou positif. Prenons deux langues apparentes comme l'anglais et l'allemand. L'une a perdu ses dclinaisons, l'autre pas.On peut entirerauchoixlesconclusionssui-vantes: 1)l'anglais est une langue dgnre ; l'alle-mand, au contraire, a su prserver un fonctionnement conomique et harmonieux; 2)l'anglais est une lan-gue dynamique et novatrice, qui a su se dbarrasser dedifficultsinutilesetencombrantespourla mmoire;elleestplusvoluequel'allemand. Il semble que,dans toutes lessocits,mme cel-les qui ne connaissent pas 1'criture et les critres lit-traires,onporte desjugements surla langue,sur son degr de correction et de puret. Le discours sur la dgnrescence de la langue n'est donc pas car ac-. tristique des peuples de la tradition crite. Les wolo-phonesgsdplorentl' abtardisation dela varit urbaine du wolof tel qu'il est parl Dakar, o il fonctionne comme langue vhiculaire. C'est que 93 Cataloguedesidesreues sur lalangue la tradition orale - lammoire desvieillards - est unconservatoire destatsplus anciensde la langue aummetitrequelestextescrits.Lalanguedes contes wolof collects auprs des griots ou conteurs diffre sensiblement de l'usage contemporain et sert de base la reconstruction de formes plus anciennes. La nostalgienourrit desattitudespassistesais-mentrcuprablesparl'idologie.C'estpourquoi purisme semble rimer avec conservatisme. La langue vieillit,enapparence,avecceluiquilaparle etqui s'identifie elle.Mais l'homme ne veutpas vieillir; il litdansl'volutiondelalangue sapropredca-dence.Aussi souhaite-il conserver la langue dans la puret, l'intgrit de sa jeunesse. De mme qu'on sou-haite transmettre intactes sesenfants lesvaleurs et laculturedupass,demmeonespreleurtrans-mettrel'hritagedelalangue.Mais,demanire insoutenable pour lepuriste, ce sont les jeunes gn-rations qui, en s'appropriant la langue, la changent. Lalanguesetrouveainsiperptuellementrajeunie et non vieillie,tandis que seslocuteurs,inexorable-ment,vieillissent.Accepter lechangement,c'est se sentird'une certainefaondpossd,c'estperdre un pouvoir sur et par la langue, mme si la condam-nationestformuleleplussouventsousformede jugements esthtiques:lalanguesibelle etsipure d'autrefois est devenue vulgaire, laide, triviale, pau-vre et sans nuances.Et c'est pourquoi la langue est untelenjeu dansle conflit desgnrations comme 94 Touche pas ma langue! desclassessociales.Carlejugement surlalangue s'tend aux locuteurs qui la parlent. Un homme dis-tinguparleunfranaisadmirable,unloubardne sauraitparlerqu'unfranaisdplorable. De la rsistance au changement procde galement la sacralisation des langues mortes, l'obsession d'un pass de perfectionqui faitdu latin,du grec ou de l'hbreu anciens des modles de logique*, de clart* et de beaut*jamais surpasss.Tout tat de langue dpass- condition qu'il en subsiste des traces cri-tes- peut tre extrait de sa continuit historique pour tre rig en modle de perfection. Ainsi, le franais classique estsouvent considr commeun sommet. Cequiimporte,c' estqueleslocuteursnepuissent plusytoucher.Etiln'estguretonnantqueles inventeurs de langues artificielles, recherchant laper-fectiond'emble,aientdsirlepl ussouventcrer des systmes stables, immuables, sur lesquels le temps n'auraitpas de prise.Or, il importe de bien se ren-drecompteque,loind'treunetare,lefaitque l'homme change en permanence son systme de com-municationestuneparticularitdel'espce,qui contribue mettre celle-ci au-dessus des autres esp-ces vivantes.C'est d'ailleurs sonaptitude auchan-gementetson adaptabilitquiexpliquentlerelatif succs de l'esperanto, parmi les centaines de projets concurrents. Celui qui s'rige en gardien de la langue exerce par luneformed'abusdepouvoirquivacontrela 95 Catalogue desidesreuessur lalangue nature et la ralit du langage.Le purisme linguisti-que,la volont de conserver la langue uneforme immuable - identifiable en fait une lite de lettrs -alors que tout l'appelle changer, est une attitude lafoisirrationnelle etirraliste. Irrationnelle parce que le puriste nie ce qui est dans la nature mme de la langue:l'volution d'une part, la variation- la prolifration de dialectes sociaux ou rgionaux, de registres et argots divers- d'autre part. Car le changement linguistique est m par deux forcesdistinctes;l'uneprocdedelalangueelle-mme, est inhrente sa logique interne, l'autre pro-cde de la communaut linguistique et des conditions socio-historiquesdesondevenir. Irralisteparceque,quellequesoitlaforcedes efforts conjugus des diffrentes instances de rpres-, sionlinguistique(l'Ecole,l'Acadmie,leCommis-sariat gnral de la langue franaise,lesauteurs de grammaires et de dictionnaires), on n'a jamais arrt l'volution d'une langue, sauf en cessant de la parler. L'ide que la langue franaise dgnre est une ide . relativement moderne, lie la diffusion mme d'une varit standardise (c'est--dire norme, enseigne l'cole) dans toutes lescouches sociales, diffusion quiprovoque desractionslitistesconservatrices. Tant que la langue n'tait pas fixedans son usage crit et dans son orthographe, c'est--dire jusqu'au dix-huitime sicle, on avait au contraire le sentiment que la langue tait perfectible et progressait en s'enri-96 ' Touche pasma langue! chissant. Ce sentiment prvalait au seizime sicle par exemple. On sollicitait alors les archasmes, les rgio-nalismes,lesnologismespourl'enrichissementdu franais.Et pourtant lefranaisdu seizime sicle tait soumis 1'influence de 1'italien (influence sou-ventdnonceetcombattue)tout comme celuidu vingtime est envahi par l'anglais. Seulement, voil: le franais du seizime n'est pas fix,il ason avenir devant lui.Celuiduvingtimeadpassson point deperfection.Le sentiment deprogrs ou de dg-nrescence est donc li l'aspect conservateur ou au contraire novateur que revt l'action volontariste sur lalangue,actionquiesttoujourslefaitd'une .., m1nonte. Bien qu'on date la fixation de la langue de 1'po-que classique, l'tablissement de normes immuables et imposes d'en haut n'entrait pas dans le projet des grammairiens de l'poque. N'en dplaise Molire, Vaugelas,parexemple,seveutnonprescriptifet recherche l'usage dfini comme ce qui se dit.Il dcou-vreainsi,bienavantlalinguistiquemoderne,le recours au jugement d'acceptabilit spontan et non rflchi fond sur l'intuition du locuteur natif : En parlant sans rflexion et sans raisonner sur la phrase, ils parlaient selon l'Usage et par consquent parlaient bien,mais,en laconsidrantetl'examinant,ilsse dpartaientdel'Usage,quinepeuttromperen matire de langue, pour s'attacher la raison, ou au raisonnement,quiesttoujours unfaux guide en ce 97 Cataloguedesidesreues sur lalangue sujet,quandl'usageestcontraire.Malheureuse-ment, aprs avoir nonc cet excellent principe, Vau-gelasdonne enexemple la langue de la Cour.D'o l'interprtation abusivement prescriptive de toute son uvre. Le purisme s'est dvelopp en France progressive-ment,au fur et mesure que la langue tait institu-tionnalise.Ledsirdefreinerlechangement linguistique tait dj trs rpandu au dix-neuvime sicle comme l'atteste Victor Hugo:La langue fran-aise ne s'est pas fixe et ne sefixera point. C'est en vainquenosJ osuslittraires crient la langue de s'arrter.Leslanguesnilesoleilne s'arrtentpas. Lejour o ellessefixent,c'est qu'ellesmeurent. Aujourd'hui, bien que le public soit mieux inform de la nature du changement linguistique,le purisme seperptue et se dveloppe.C'est une attitude dont la presse se fait rgulirement l'cho travers le cour-rier des lecteurs ou lesrubriques spcialises dans la viedulangage.Enralit,onatendance confondrel'volutiondelalanguedanssavarit standard et lesdivergencesentre dialectesde classe et registres. Sitant de cris d'alarme se font entendre aujourd'hui,c'est que le franaisstandard, issu du franais cultiv,se trouve bouscul par d'autres vari-ts non standard et ce jusque dans la presse et la lit-trature (ainsi un Alphonse Boudard peut-il crire en argot et tre reconnu comme auteur). D'o l'impres-sion de corruption qui accable les dtenteurs et trans-98 Touche pas ma langue! metteursdelanormeconfrontsdeslocuteurs d'horizons sociolinguistiques divers.Tout sepasse, en effet, comme s'il existait deslocuteurs lgitimes, investisd'une autorit et donc d'une responsabilit envers la langue, et d'un autre ct des locuteurs non lgitimes,desusurpateurs. Lorsque deux ou plusieurs varits de la mme lan-gue sont utilises en alternance ou bien se partagent l'espace social, la varit la plus prestigieuse est con-sidreparlamajoritdeslocuteurscommeplus belle, plus harmonieuse, plus pure, etc.Beaucoup de locuteursdfavorissontd'ailleursintriorisleur propre exclusiondu bienparler,dubeau lan-gage .Or,la variationestinscritedanslalangue. D'autre part, la varit desparlers refltela struc-ture de la socit;la langue est l'un des marqueurs sociaux les plus puissants. Une langue parle de faon compltement uniforme supposerait donc une socit sans classes. Or, la dmocratie implique une cole de masse. En ralit, ce que craignent nos censeurs, c'est un nivellement par le bas, dnonc plus globale-mentauniveaudusystme scolaire toutentier.Et on s'afflig