Manifestes pour l'eau publique

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Document de la Fondation Copernic Manifestes pour l’eau publique Anne Le Strat (coord.) David Boys, Tommaso Fattori, David Hall, Marc Laimé, Catherine Legna, Emanuele Lobina, Danielle Mitterand, Michel Partage, Jacques Perreux, Jean-Luc Touly

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Parmi les prochaines crises mondiales, à coup sûr, il y aura la crise de l’eau. Car l’eau est rare. Sa pénurie, engendre des milliers de morts chaque année. Sous peu, elle provoquera probablement des tensions, voire des conflits. Mais elle génère, aussi d’énormes profits...Note de la Fondation Copernic coordonnée par Anne Le Strat

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Document de la Fondation Copernic

Manifestespour l’eau publique

Anne Le Strat (coord.)

David Boys, Tommaso Fattori, David Hall,Marc Laimé, Catherine Legna, Emanuele Lobina,

Danielle Mitterand, Michel Partage,Jacques Perreux, Jean-Luc Touly

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Les auteursDavid Boys coordonne les travaux sur l’eau pour Public Services

International (Confédération mondiale des syndicats des services publics), membre du conseil consultatif auprès du secrétaire général des Nations unies pour l’eau.

Tommaso Fattori, journaliste italien, coordonnateur du Forum Italiano dei Movimenti per l’Acqua.

David Hall, directeur de Public Services International Research Unit (PSIRU), centre de recherche international sur les servi-ces publics au sein de l’université de Greenwich.

Marc Laimé, journaliste, a publié Le Dossier de l’eau. Pénurie, pollu-tion, corruption (Le Seuil, 2003) et Les Batailles de l’eau (Terre Bleue, 2008). Il anime le blog <www.eauxglacees.org>.

Catherine Legna, directrice de la Fondation France Libertés.Anne Le Strat, adjointe au maire de Paris en charge de l’eau, de

l’assainissement et la gestion des canaux, présidente d’EAU DE PARIS. Elle est coprésidente de la Fondation Copernic.

Emanuele Lobina, chercheur au Public Services International Research Unit (PSIRU) au sein de l’université de Greenwich.

Danielle Mitterand, présidente de la Fondation France Libertés.Michel Partage, président de l’association nationale EAU (Élus,

Associations, Usagers) pour une gestion publique de l’eau, conseiller général du Var.

Jacques Perreux, vice-président du conseil général du Val-de-Marne chargé de l’eau, de l’assainissement, des énergies renouvelables et du développement durable.

Jean-Luc Touly, président de l’Association pour le contrat mondial de l’eau. Ancien cadre de la Générale des eaux (Veolia) et syndicaliste CGT. Élu écologiste à Wissous, a publié L’eau des multinationales : Les vérités inavouables (Fayard, 2005).

Remerciement spécial à Stéphane Guillemare, co-secrétaire de la Fondation Copernic

© Éditions Syllepse, 2008

69 rue des Rigoles, 75020 Paris

[email protected]

www.syllepse.net

ISBN : 978-2-84950-18-56

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Table des matières

5. Introduction

[Partie 1] L’eau dans tous ses États13. La réforme des systèmes d’approvisionnement et d’assainissement dans l’Union européenne51. L’insoutenable exception française

[Partie 2] Pour la gestion publique de l’eau : arguments, luttes, expériences91. L’urgence d’un plan public pour le secteur de l’eau est urgent105. Fluctuat nec mergitur : quand Paris se réapproprie son eau117. La lutte pour le service public de l’eau : une bataille citoyenne et antilibérale125. Chroniques varoises : la lutte d’un village pour le retour en régie de l’eau133. Comment les « mouvements italiens pour l’eau » sont devenus « législateurs »143. Portrait d’un lanceur d’alerte145. Les Porteurs d’eau : un engagement citoyen mondial153. Postface

[Annexes]159. Quelques initiatives pour une gestion publique de l’eau163. Le marché des services d’eau et les grands groupes

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Fondation CopernicPour remettre à l’endroit tout ce que le libéralisme

fait fonctionner à l’envers

Fondée en octobre 1998, à l’initiative de 331 chercheurs, uni-versitaires, militants associatifs, culturels, syndicalistes ou politiques, son appel fondateur constate que « le libéralisme [n’a pas] cessé d’occuper des positions décisives. Qu’il imprè-gne aujourd’hui toute la pensée de la droite est dans l’ordre des choses. Qu’il influence encore largement la gauche est plus préoccupant. C’est en effet une imposture que de pré-senter, face à l’effondrement des économies du socialisme dit réel, le libéralisme comme l’alternative de la démocratie et de la liberté. Les marchés ne sont pas la démocratie : bien au contraire, tout concourt à ce que s’instaurent à travers les marchés des cohérences et des initiatives forgeant un ordre mondial qui fait fi de la liberté des peuples et des citoyens, et de leurs besoins. […] Il faut […] rompre avec les politiques anciennes, définir et promouvoir des réformes audacieuses. Nous sommes convaincus qu’il n’y a d’alternative que dans la transformation profonde de notre société. […] C’est à cette tâche que nous voulons contribuer en montrant […] sur chaque problème, que d’autres politiques que celles qu’inspire le libé-ralisme sont possibles ».

La Fondation Copernic met en place des groupes de travail sur des questions extrêmement diverses, chaque fois qu’il y a inter-rogation dans la société, nécessité de changer et de résister aux offensives libérales. Ces groupes de travail sont constitués en tenant compte du pluralisme de la Fondation ; pluralisme politique, syndical, associatif, pluralisme des écoles de pensée, mais aussi des disciplines universitaires et de la recherche. Ces groupes publient leurs résultats sous la forme d’une Note. Déjà parues : Les retraites au péril du libéralisme (Syllepse, 2000) ; Égalité sans frontière. Les immigrés ne sont pas une marchandise (Syllepse, 2001) ; L’appropriation sociale (Syllepse, 2002) ; Main basse sur l’assurance-maladie (2003), Collège : peut mieux faire ! (2005), Revendiquer et s’organiser (2008), etc.

Fondation Copernic : bp 32 – 75921 Paris cedex [email protected] / www.fondation-copernic.org

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Introduction

S’il est une question politique et stratégique majeure, c’est bien celle de l’eau et de son accès à cette dernière en qualité et en quantité suffisante. Bien patrimonial commun de l’humanité et ressource naturelle vitale, elle ne saurait être considérée comme une marchandise et exploitée selon les logiques commerciales dominées par des intérêts financiers privés de court terme. Elle ne devrait jamais être source d’inégalité de vie et de condition entre êtres humains, sa disponibilité pour assurer les conditions d’existence collective et la pré-servation des équilibres naturels devant être garanties.

Affirmer cela, c’est reconnaître le droit à l’eau comme un droit individuel et collectif inaliénable.

L’application effective de ce droit engage les auto-rités publiques, qu’elles soient nationales ou locales, à décider du meilleur mode de gestion des services d’eau et d’assainissement. L’économie de l’eau (propriété de la ressource, production, distribution, assainissement et protection) doit être sous maîtrise de la sphère publi-que. La gestion publique, affranchie d’intérêts privés, garantit en effet une plus grande maîtrise opération-nelle et tarifaire au nom de l’intérêt général. Mieux, elle fonde la légitimité de la facturation du service car la gestion de l’eau par des entreprises privées, souvent de grandes multinationales, s’apparente en grande part à une socialisation des coûts et à une privatisation des profits. Peut-on admettre, en l’espèce, que le ser-vice de l’eau repose sur des investissements financés par l’usager pour, in fine, permettre à des entreprises

Anne Le Strat

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multinationales en position souvent de quasi-mono-pole sur un marché captif de créer de « la valeur pour l’actionnaire » ?

La gestion responsable, solidaire et durable des res-sources hydriques dans le souci de préserver son usage pour les générations futures, nécessite au contraire une vision à long terme, une approche patrimoniale et un contrôle démocratique caractérisé par la participation active des citoyens et le rôle renforcé des usagers. Car cette gestion publique, pas nécessairement vertueuse en soi, doit naturellement se décliner avec la consul-tation et la participation de la population. Malgré sa dimension très technique, ce sujet doit faire l’objet d’un important travail pédagogique permettant un vaste débat public dont les usagers se saisissent. La participa-tion de la population locale à la gestion de l’eau illustre cette vérité d’évidence : non seulement la transparence n’entrave pas l’efficacité de gestion mais, au contraire, elle y contribue. Un véritable contrôle démocratique s’impose en effet comme gage d’un meilleur suivi des fonds investis et d’une plus équitable prise en compte des besoins de l’ensemble de la population.

Dans le monde, on s’accorde sur le fait que plus de 90 % des services d’eau et d’assainissement relèvent de la gestion publique alors que les entreprises privées n’en assurent que 10 %. Même dans le temple de l’éco-nomie de marché, les États-Unis, existe un fort attache-ment à une gestion publique de l’eau. Il paraîtrait ainsi inconcevable pour les New-Yorkais de déléguer ce ser-vice au privé, et ce quelle que soit la couleur politique de l’administration. À titre d’exemple, les principa-les villes américaines rassemblées dans l’Association of Metropolitan Water Agencies (AMWA) déclarent

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Introduction

alimenter 127 millions de consommateurs urbains, soit plus que la population que déclarent desservir Veolia et Suez, les deux plus grandes multinationales de l’eau au monde.

Dans les vingt-sept États membres de l’Union euro-péenne, on compte aujourd’hui environ 120 000 opé-rateurs, publics dans leur très grande majorité, pour assurer les services d’eau et d’assainissement. Ainsi de nombreuses capitales et grandes villes européen-nes gèrent-elles leurs services d’eau par l’intermé-diaire d’entreprises publiques à l’image d’Amsterdam, Bruxelles, Rome, Athènes, Stockholm… autant de vitrines d’une gestion publique de l’eau performante.

Seule la Grande-Bretagne a très largement priva-tisé ses services d’eau mais connaît aujourd’hui une contestation grandissante face à la dégradation de la qualité du service. Ainsi Londres a privatisé à 100 % et confié la gestion à Thames Water, filiale du groupe allemand RWE et premier distributeur du pays avec 8,5 millions de clients, dont 5 pour le seul marché de la capitale britannique. Or la polémique enfle sur la qua-lité du service rendu par l’entreprise retenue, devant une gestion qui conjugue faiblesse d’investissements et hausse du prix sans répondre aux objectifs assignés par l’organisme public de régulation (Ofwat).

La question du mode de gestion, loin d’être secon-daire, permet donc bien de nous interroger collective-ment sur les contours que nous entendons donner au service public de demain. Face à un discours dominant selon lequel l’efficacité serait l’apanage exclusif du secteur privé, il s’agit de réaffirmer les atouts dont peut disposer le secteur public pour se montrer efficace, innovant et transparent.

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Sans avoir l’ambition de présenter un panorama exhaustif de la situation des services d’eau en France et ailleurs, cet ouvrage a vocation à fournir des arguments en faveur de la gestion publique de l’eau tirés de tra-vaux de recherche, d’expériences et de témoignages. Loin d’être un combat idéologique dépassé il s’agit au contraire de montrer par de tels exemples l’actualité et la modernité de la gestion publique de l’eau en particu-lier et du service public en général.

En matière de gestion de l’eau, notre pays a fait preuve d’innovation puisqu’un véritable « modèle français », reconnu comme tel, existe depuis le siècle dernier : il repose sur la gestion déléguée des services d’eau, par des contrats passés entre de nombreuses collectivités locales – notamment les plus grandes – et de grands groupes privés. À cet égard, retracer cette histoire de la délégation nous renseigne de manière éclairante sur la politique de l’eau et ses enjeux actuels. Au fil des décennies s’est ainsi constitué ce que l’on a appelé « l’école française de l’eau » à laquelle des grands groupes privés se sont référés pour gagner des parts de marché à l’international. La France n’en est pas moins demeurée un cas singulier en Europe, la plu-part des pays européens – excepté la Grande-Bretagne – ayant conservé sous des formes différentes leur longue tradition de gestion publique de l’eau. Depuis quelques années, seuls les pays de l’Est ont commencé à suivre cette voie de la délégation des services à des « partenaires » privés.

Après une première partie qui dresse un état des lieux des services d’eau en France et en Europe, cet ouvrage retrace dans sa seconde partie des exemples de luttes, d’initiatives en faveur de cette reprise en main publique

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Introduction

sur un service aussi essentiel pour la population. Ainsi, ce modèle traditionnel français, qui a abouti à ce que les deux plus grandes multinationales de l’eau soient issues de l’hexagone, est aujourd’hui de plus en plus contesté. Des collectivités de plus en plus nombreu-ses, poussées en cela par des associations d’usagers, des ONG…, expriment un regain d’intérêt en faveur d’une meilleure maîtrise publique du service de l’eau. À des échelles différentes, en zone rurale comme dans certaines agglomérations, que les processus de retour en régie soient en cours ou achevés, de Varages à Paris, les exemples sont là pour témoigner d’un mouvement vers une réappropriation par les autorités locales de la gestion de l’eau et d’un attachement renouvelé au contrôle par la collectivité de ce service public.

La bataille de la gestion publique de l’eau se joue également au niveau international. Le septième Objectif du Millénaire de l’ONU visant d’ici 2015 à réduire de moitié la population mondiale n’ayant pas accès à l’eau potable et à un assainissement viable – étape primordiale pour tout développement socio-économique d’un pays – s’accompagne encore bien souvent d’un appel à des partenariats publics-privés pour y parvenir. Vantés par les tenants d’une gestion déléguée et encouragés par les institutions internatio-nales ils n’ont pourtant pas fait la preuve de leur effi-cacité sur le terrain. Le rapport des Nations unies1 sur la mise en valeur des ressources en eau relève que les résultats atteints par le secteur privé n’ont souvent pas été à la hauteur des attentes. À tel point que d’autres acteurs au niveau international tentent de promouvoir

1. Deuxième Rapport mondial des Nations unies sur la mise en valeur des ressources en eau, 2006

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un autre PPP, à savoir le partenariat public/public, via des Wop’s (Water Operator Partnerships), et cherchent à convaincre les instances internationales qu’il est pos-sible d’atteindre les Objectifs du Millénaire tout en défendant la gestion publique.

Au travers des expériences et des histoires politiques différentes, ce « Document Copernic » vise à montrer qu’une véritable gestion publique de l’eau est non seu-lement souhaitable mais qu’elle est également possible partout où les volontés politique et sociale se conju-guent en sa faveur.

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[Partie 1]L’eau dans tous ses États

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La réforme des systèmes d’approvisionnement et d’assainissement dans l’Union européenne

Ce chapitre s’intéresse à plusieurs pays de l’UE et souligne les principaux aspects de leur cadre insti-tutionnel respectif concernant les activités d’appro-visionnement en eau et d’assainissement. Il fournit également des exemples de cas où la participation du secteur privé dans le domaine de l’eau a posé un pro-blème, et d’autres où le secteur public est en charge du réseau de distribution. Le choix des pays évoqués vise à présenter diverses expériences et divers contextes géopolitiques, de l’Europe méditerranéenne à l’Europe du Nord en passant par les pays d’Europe centrale et orientale. En outre, les pays choisis comptent à la fois d’anciens membres de l’Europe des 15 et des membres plus récents. La dernière partie du chapitre traite de l’influence de la législation européenne sur la gestion et la fourniture de services de distribution en eau1.

Finlande

Selon la loi finlandaise, les municipalités sont res-ponsables des services de distribution d’eau dès lors que la santé humaine, la protection de l’environnement ou qu’un nombre relativement élevé d’habitants sont concernés. En 2001, 97 % de la population finlandaise

1. Des informations récentes et plus exhaustives sont disponibles sur le site du PSIRU (<www.psiru.org>) et sur celui du projet Watertime financé par l’UE (<www.watertime.net>).

David Hall et Emanuele Lobina

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était raccordée à une canalisation d’eau et un pour-centage similaire au réseau d’égouts. Les entreprises détenues par les municipalités fournissaient de l’eau à 4,6 millions de personnes, soit environ 90 % de la population, et assuraient des services d’assainissement et de traitement des eaux usées pour 4,2 millions de personnes, soit 81 % de la population. Les foyers qui ne dépendaient pas d’une entreprise municipale utili-saient des puits privés où avaient recours à de petites entreprises privées ou coopératives.

En Finlande, il existe plus de 1 300 entreprises de gestion de l’eau et environ 650 entreprises d’assainis-sement. Parmi elles, plus de 700 entreprises de gestion de l’eau et 500 entreprises d’assainissement comptent plus de 200 clients. Ce qui signifie qu’en comparaison avec d’autres pays, de nombreuses entreprises finlan-daises travaillent à petite échelle.

Le respect de la réglementation concernant les acti-vités liées à l’eau et à l’assainissement est garanti par les autorités environnementales régionales, les servi-ces de santé et les agences municipales de l’environ-nement, ainsi que par le médiateur. La loi de 2002 garantit la séparation entre les budgets municipaux et ceux des entreprises municipales d’alimentation et d’assainissement. Il n’existe aucune subvention de l’État pour couvrir les frais d’exploitation et d’entre-tien, cependant certaines subventions, venant en aide aux petites municipalités et à certains systèmes régio-naux ou intermunicipaux, représentent jusqu’à 10 % des dépenses d’investissement annuelles. À l’heure actuelle, les entreprises municipales desservant les principaux centres urbains appliquent les principes de récupération intégrale des coûts : les redevances

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financent l’ensemble des coûts d’exploitation et dépen-ses d’infrastructures.

Les entreprises municipales de gestion de l’eau ont une vocation de plus en plus commerciale depuis que le gouvernement central a cessé d’intervenir dans le financement des collectivités locales. En réaction, les municipalités ont fixé à ces entreprises des objectifs financiers à court terme, afin d’attirer les ressources et de combler le vide laissé par le retrait du gouver-nement. Les opérateurs municipaux ont très souvent recours à la sous-traitance via des appels d’offres. Elle représente parfois entre 60 et 80 % du chiffre d’affai-res des entreprises et quasiment 100 % des dépenses d’investissement. Toutefois, il existe peu de partena-riats public-privé (PPP) dans le secteur de la gestion de l’eau. Pour la première fois en juillet 2002, une entre-prise privée a remporté un contrat pour la rénovation d’une station d’épuration des eaux usées.

La création d’une société par actions détenue par la municipalité afin de gérer l’alimentation en eau et l’assainissement dans la région de Hämeenlinna, est un exemple de système supra-municipal. Créée en 2001 en copropriété entre Hämeenlinna et cinq muni-cipalités avoisinantes, Hämeenlinna Region Water Ltd approvisionne en eau quatre communes de la région et gère le traitement des eaux usées pour six communes. En 2002, le taux de fuites sur le réseau d’approvision-nement n’était que de 12,6 %.

Allemagne

En 1998, il existait 6 655 entreprises d’alimentation en eau et environ 8 000 entreprises de traitement des eaux usées. Le nombre relativement élevé d’entrepri-ses d’approvisionnement s’explique par le fait que de

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nombreuses communes rurales disposent de ressources en eau d’excellente qualité n’exigeant que très peu de technologies et de moyens d’approvisionnement de la population locale. Dans l’ex-RDA, jusqu’en 1992, il y avait, en tout et pour tout, seize exploitants nationaux de gestion de l’eau et d’assainissement. Avec l’intro-duction du système administratif fédéral et l’émer-gence des villes, cette structure, extrêmement centra-lisée, a progressivement été remplacée par plus de 550 fournisseurs d’eau potable indépendants et 1 050 entre-prises de traitement des eaux usées.

En règle générale, les forts taux d’investissement, liés au secteur de l’eau en Allemagne, sont entière-ment financés grâce aux redevances payées par les utilisateurs, en application du principe de récupération intégrale des coûts. Les municipalités sont en charge de l’organisation et de la fourniture du service. Pour ce qui est de la distribution de l’eau, les municipalités sont libres de choisir parmi plusieurs schémas d’orga-nisation (+ Tableau 1).

Les activités d’alimentation en eau sont souvent orga-nisées à une échelle pluri-municipale. On estime qu’en 1999, les services publics municipaux fournissaient moins de 25 % de l’eau totale, alors que les entrepri-ses détenues par la municipalité (Eigengesellschaft) en fournissaient plus de 20 %, de même que les entrepri-ses en partenariat public-privé. Les services techniques municipaux (Stadtwerke), qui interviennent notam-ment dans les domaines de l’eau, de l’électricité, du gaz et des transports publics, prennent généralement la forme d’Eigengesellschaft. Cependant, les actions minoritaires de plusieurs Stadtwerke ont été cédées à des investisseurs privés. Cette privatisation partielle

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est essentiellement le résultat de la libéralisation des marchés du gaz et de l’électricité au cours des cinq dernières années, celle-ci ayant influencé le secteur de l’eau.

Ces dernières années, la participation du secteur privé (PSP) dans le domaine de l’alimentation en eau a augmenté, en raison des préoccupations fiscales des collectivités locales. L’un des facteurs ayant renforcé la pression sur les finances municipales est l’augmen-tation des dépenses publiques pour couvrir le coût de la réunification allemande. La législation concernant les services de traitement des eaux usées fait qu’il est plus difficile d’en transférer l’exploitation au secteur privé que lorsqu’il s’agit de l’approvisionnement en eau. Depuis 2004, l’unique exemple de PSP dans le domaine de l’assainissement est celui de Dresde. Les

Tableau 1Systèmes d’organisation des activités d’alimentation en eau

Structureorganisationnelle

Caractéristiques

Régie municipale Équivalent de l’« entreprise en régie » française

Régie directeÉquivalent de la « régie à autonomie financière simple » française

Établissement de droit public

Équivalent de la « régie à personnalité morale et autonomie financière » française

Entreprise municipaleSociété par actions entièrement détenue par la municipalité

Société d’économie mixteSociété par actions détenue à la fois par la munici-palité et par des investisseurs privés

Contrat de gestion et de service

La municipalité conserve la propriété des actifs ; l’exploitation est transférée à une entreprise privée

Privatisation totale ou partielle

Tout ou partie des actifs est vendu à une entreprise privée

Source : D’après Lanz, International Context, Water Time Deliverable (2004).

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exemples suivants illustrent les problèmes rencontrés par les villes suite à l’introduction de la PSP dans le domaine de l’alimentation en eau.

Berlin

En 1999, un consortium regroupant Vivendi (aujour-d’hui Veolia), RWE et la compagnie d’assu rances Allianz a acquis 49,9 % de la Berliner Wasser betriebe, ainsi que le contrôle managérial des activités d’appro-visionnement, d’assainissement et de traitement. Le total des investissements est passé de 1,176 milliard d’euros pour 1997-1999 à 944 millions d’euros pour 2000-2002 (soit une baisse de 232 millions d’euros). On estime l’augmentation des prix à 30 % entre 2003 et 2008, principalement pour couvrir le rendement économique à taux fixe garanti par contrat à l’opéra-teur privé. Les finances municipales ont également été touchées.

Rostock

Le prix de l’eau a augmenté de 24 % en 1996, soit vingt-deux mois après le début d’un contrat sur vingt-cinq ans, car la surestimation de la consommation aurait entraîné des pertes pour Eurawasser, filiale de Suez, et par conséquent « le manque à gagner a auto-matiquement entraîné des clauses d’ajustement de prix dans le contrat Eurawasser ».

Potsdam

En janvier 1998 Eurawasser, filiale commune à Suez-Lyonnaise des eaux et Thyssen, a acquis 49 % de la compagnie des eaux locale, et a conclu un contrat sur vingt ans pour la gestion et l’exploitation des ser-vices liés à l’eau et au traitement des eaux usées. Le conseil municipal de Potsdam a mis fin au contrat en

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juin 2000, « lorsque la municipalité a constaté que les prix augmentaient de manière excessive pour les clients ». Concrètement, Eurawasser prévoyait que les tarifs passent de 8,80 marks/m3 en 2000 à 16,40 en 2017, tandis que, selon les estimations du conseil muni-cipal, les prix ne devaient pas dépasser 10,21 à 11,95 marks/m3 d’ici 2017. La résiliation du contrat a donné lieu à un litige entre les deux parties concernant le ver-sement d’indemnités, qui a été réglé en janvier 2001 lorsqu’il a été décidé que le conseil municipal verserait à Eurawasser une somme non précisée, et qu’à l’avenir Potsdam Water Works engagerait Eurawasser pour les missions de conseil.

Enfin, certaines campagnes d’opinion font usage du référendum municipal afin de bloquer les propositions de privatisation, comme cela a été le cas récemment à Hambourg.

Hongrie

Après l’effondrement du bloc socialiste, les servi-ces d’alimentation en eau et d’assainissement ont été transférés aux autorités municipales. Dans plusieurs grandes villes les opérateurs privés ont remporté les contrats, bien souvent avec des résultats controversés.

Budapest

Les documents liés à l’entreprise privatisée d’as-sainissement de Budapest, exploitée par Veolia, sont tenus secrets, y compris pour les conseillers munici-paux et le conseil municipal ne débat des sujets qui y sont liés qu’à huis clos. En décembre 2002, l’entreprise d’assainissement affichait un bénéfice après impôt de 4,47 milliards de forints, dont 65 % (soit 12 millions d’euros) ont été reversés à Veolia et Berlinwasser, qui détiennent une participation de 25 % et un droit de vote

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dans l’entreprise. Concernant l’approvisionnement, un contrat de vingt-cinq ans pour la gestion du réseau de distribution a été remporté en 1997 par un consortium comprenant la Lyonnaise des eaux (aujourd’hui Suez-Environnement) et RWE. Bien que l’entreprise ait clos son exercice 1998 avec des pertes se montant à 1,5 mil-liard de forints, l’opérateur privé a décidé de s’octroyer une commission pour frais de gestion à hauteur de 2 milliards de forints. En 1999, le programme d’inves-tissement accusait un sérieux retard. Les conflits l’op-posant aux autorités municipales se sont soldés par la renégociation d’un accord en 2000 et le renforcement du mécanisme de veille réglementaire.

Szeged

Vivendi a acquis 49 % de Szegedi Vizmu, l’entre-prise de la ville détentrice du contrat d’exploitation. Une autre entreprise de travaux, détenue à 70 % par la Générale des eaux et à 30 % par la municipalité, a également été créée. Szegedi Vizmu réglait à l’entre-prise de travaux un montant annuel forfaitaire décrit comme « extrêmement élevé » pour la maintenance. En outre, l’entreprise disposait des droits d’exclusivité sur les marchés passés par Szegedi Vizmu pour l’exécu-tion de travaux. Cet arrangement a ainsi permis à la multinationale française d’utiliser sa filiale de travaux pour transférer une grosse partie des profits réalisés par Szegedi Vizmu. L’affaire est allée en justice lors-que les autorités locales ont décidé d’empêcher toute nouvelle augmentation des coûts d’exploitation et de maintenance. Puisque la Générale des eaux refusait de renégocier le contrat, la municipalité de Szeged a fini par créer sa propre compagnie des eaux en juillet 1999 et a mis fin au contrat. Le litige a été réglé à l’amiable

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en février 2001, après que Vivendi Water ait eu recours à l’arbitrage international.

Debrecen

Des projets de privatisation des services d’appro-visionnement et d’assainissement ont régulièrement été rejetés jusqu’en 1995, lorsque les autorités locales ont opté pour une alternative publique en raison des coûts plus faibles que cela représentait pour la com-munauté. Le projet d’exploitation a été élaboré par les autorités publiques en coopération avec les syndicats. L’entreprise Debreceni Vizmu, détenue et contrôlée par la municipalité, est parvenue à réunir les ressour-ces nécessaires au financement de son programme d’investissement à long terme. De plus, ses résultats d’ensemble semblent satisfaisants en termes d’effi-cacité, et elle poursuit de nouveaux objectifs dans le domaine social. Grâce à la gestion publique, les infras-tructures ont été améliorées, tandis que les tarifs se sont avéré inférieurs de 75 % à ceux des concessionnaires privés. Debreceni Vizmu semble aussi efficace que les compagnies des eaux privatisées d’autres villes hon-groises telles que Kaposvàr, Pécs et Szeged. Une étude, portant sur les résultats obtenus par Debreceni Vizmu entre 1995 et 2004, montre que l’entreprise a gagné en efficacité, en productivité et en rentabilité, tout en amé-liorant la qualité des services, sans toutefois augmenter les tarifs de l’eau de manière excessive.

Italie

Les autorités municipales sont en charge de la ges-tion de l’eau. Jusqu’en 2001, elles pouvaient choisir leur modèle organisationnel, correspondant aux modè-les français de « régie directe », « régie à autonomie financière simple », « régie à personnalité morale et

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autonomie financière », « société d’économie mixte » ou de « concession ». Par la suite, la législation italienne a changé pour limiter l’exploitation publique aux socié-tés par actions détenues à 100 % par les municipalités. Le cadre institutionnel régissant l’approvisionnement et l’assainissement a également été profondément modifié par la loi Galli (1994). Celle-ci prévoyait la réorganisation de l’ensemble des opérations d’approvi-sionnement et d’assainissement sur quatre-vingt-onze zones de concession, dont plusieurs municipalités, en règle générale autour d’un exploitant soumis à la régle-mentation. Si la loi Galli ne requérait pas la mise en place de PSP, elle a facilité son émergence. Avant la mise en œuvre de la réforme, le secteur privé ne repré-sentait que 4,9 % du secteur. Aujourd’hui, on estime qu’environ un tiers est géré par des entreprises privées ou par des partenariats public-privé (principalement italiens). Un tiers serait géré par des opérateurs publics et le dernier tiers par des concessionnaires publics ou privés. Diverses formes de PSP sont apparues au sein des collectivités locales, pour des raisons fiscales, et ont bien souvent été sources de polémiques.

Milan

La réforme du secteur de l’assainissement de l’eau dans la ville de Milan a été mise en œuvre via des contrats de BOT (« Build-Operate-Transfer » ou Construction-Exploitation-Cession). Un cadre diri-geant de l’entreprise OTV, filiale de Veolia, a été poursuivi en justice pour avoir versé des pots de vin à un éminent homme politique en vue de remporter le contrat de BOT portant sur la station d’épuration de Milan-Sud. Une petite entreprise espagnole, MNC Pridesa, a remporté le contrat, mais Suez-Degrémont

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a fait appel auprès du tribunal administratif et est par-venue à le faire annuler. Sans autre forme de mise en concurrence, Degrémont a hérité du contrat, bien que son offre ait été plus onéreuse que celle émise par Pridesa. Le contrat portant sur une autre grande station d’épuration a également été attribué à un consortium lié à des filiales de Suez et Veolia.

Concernant l’approvisionnement et les opérations d’assainissement, une concession à court terme a été accordée à PLC Metropolitana Milanese (MM), déte-nue à 100 % par la municipalité. Auparavant, la gestion de l’eau par la municipalité était satisfaisante, avec des fuites sur le réseau ne dépassant pas 10 %. Toutefois, une grosse part du budget municipal destiné au sec-teur avait servi à couvrir les dépenses d’autres services. Par conséquent, la municipalité n’avait pas les moyens d’embaucher du personnel supplémentaire, malgré les besoins en techniciens hautement qualifiés. Les autori-tés municipales ont attribué la concession à court terme à MM sans même émettre d’appel d’offres, afin de s’assurer que ni Suez ni Veolia ne prenne le contrôle de l’approvisionnement et de l’assainissement de la ville.

Arezzo

En 1999, les services d’alimentation et d’assainis-sement de la concession d’Arezzo étaient semi-pri-vatisés. Une concession sur vingt-cinq ans avait été accordée à une co-entreprise public-privé gérée, par un consortium mené par Suez. La municipalité d’Arezzo et d’autres autorités locales espéraient payer moins d’impôts en déléguant l’exploitation de l’eau à la société public-privé par actions Nuove Acque. L’appel d’offres posait des critères de candidature tellement exigeants que seules trois entreprises y ont répondu.

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Deux d’entre elles étaient des multinationales leaders dans le domaine de l’eau. L’opérateur privé retenu n’est pas parvenu à obtenir les résultats escomptés et des pertes record ont été enregistrées au cours des pre-mières années. Les autorités locales et l’opérateur privé sont entrés en conflit et l’organisme de surveillance a envisagé de le sanctionner pour son manque de résul-tats. Il semblerait que cela soit imputable au coût de l’assistance technique fournie par les sociétés action-naires de l’opérateur, pratique qui n’est pas sans rap-peler les « frais de siège » ou « frais de structure » à la française. Bien que les autorités locales aient détenu 54 % de la co-entreprise, celle-ci a suspendu le verse-ment des droits de concession (« canone ») et a menacé de réclamer des indemnités. En conséquence, les auto-rités locales ont relâché toute pression réglementaire et ont accepté de renégocier les termes du contrat de concession à l’avantage de l’opérateur privé.

Rome

L’entreprise de services techniques semi-privatisée de Rome, Acea, a connu une croissance rapide. Acea a environ huit millions de clients et est le plus gros opérateur privé d’Italie. Elle a été semi-privatisée en 1998 lors de son entrée en Bourse, essentiellement pour répondre aux préoccupations fiscales de la ville. Acea a subi des pertes considérables dans le domaine des télécommunications et sa stratégie consiste à pré-sent à se recentrer sur son cœur de métier, les servi-ces liés à l’eau et à l’électricité, sur le marché italien. L’actionnaire minoritaire d’Acea est Suez, qui a fait de l’Italie l’une de ses priorités en termes de dévelop-pement, essentiellement pour se remettre des pertes subies lors de la crise argentine. En novembre 2007,

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l’autorité antitrust italienne a infligé une amende de 11,3 millions d’euros à Acea et Suez pour avoir conclu et exécuté un accord contraire aux lois de la concur-rence sur le marché de l’eau italien.

En janvier 2003, la filiale à 96 % d’Acea, Acea ATO2, a commencé à exploiter les services d’alimentation et d’assainissement pour l’ATO de Rome selon les termes d’une concession de trente ans. La tarification actuelle ne suffit pas à couvrir la totalité des coûts fixés par le programme d’investissement et des hausses de prix ou subventions de l’État devront intervenir pour financer les investissements nécessaires.

Bologne

En 2002, Seabo, l’entreprise de services techniques en charge de l’eau et d’autres services publics à Bologne, a fusionné avec d’autres entreprises de services de la région et a fait son entrée en Bourse. Hera, la nouvelle entreprise public-privé a remporté en décembre 2004 une concession de vingt ans pour l’alimentation en eau et l’assainissement de Bologne. Les investissements prévus s’élevaient à 700 millions d’euros, dont la plu-part devaient être réalisés au cours des quinze premiè-res années de la concession. Le plan d’investissement devait être en partie financé par des subventions de l’État, à hauteur de 107 millions d’euros. Les gains d’efficacité attendus semblent n’avoir eu que peu d’ef-fet sur la baisse des tarifs. La politique de dividendes de l’opérateur privilégie leur reversement aux action-naires plutôt que le réinvestissement des ressources dans le système, et 95 % des bénéfices sont ainsi rever-sés aux actionnaires sous forme de dividendes.

Le Forum italien des mouvements pour l’eau – qui regroupe de nombreuses organisations, dont le syndicat

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CGIL – milite pour la remunicipalisation des services d’alimentation et d’assainissement à travers une double stratégie. Tout d’abord, le Forum cherche à sensibiliser l’opinion publique aux problèmes liés à l’eau, grâce à des campagnes qui se sont notamment traduites par une manifestation en faveur de la gestion publique de l’eau (qui en décembre 2007 a réuni 40 000 personnes). Ensuite, le Forum défend l’adoption d’une législation nationale visant à stopper et à inverser le processus de privatisation de la gestion de l’eau et à y renforcer la présence du secteur public. En novembre 2007, le Parlement italien a approuvé un moratoire proposé par le Forum italien des mouvements pour l’eau. Ce der-nier suspend le processus de privatisation de l’eau en Italie pendant un an. Le Forum défend également un projet de loi, signé par 406 000 citoyens italiens, actuel-lement examiné par la commission environnement du Parlement. Le projet de loi garantit, entre autres : a) que le secteur public soit propriétaire et exploite les servi-ces et infrastructures liés à l’eau ; b) que la concurrence soit bannie dans le secteur de l’eau ; et c) que l’exploi-tation privée de l’eau soit à nouveau municipalisée ou nationalisée. Toutefois son approbation et son applica-tion demeurent incertaines.

Lituanie

Après l’indépendance de la Lituanie (1990), la res-ponsabilité de l’approvisionnement et de l’assainisse-ment a été transférée de l’État aux municipalités. Des compagnies municipales ont été créées via la réor-ganisation des entreprises publiques régionales de la période soviétique. Les principales villes ont depuis renforcé leur système d’exploitation municipal.

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Kaunas

L’entreprise Kauno Vandenys, détenue par la muni-cipalité, s’est engagée dans un PPP à but non lucratif avec Stockholm Vatten, détenue par la municipalité de Stockholm. L’accord de jumelage (1994-1999), financé par l’agence de développement suédoise, visait à aider Kauno Vandenys à construire et à financer une grande station d’épuration, mais également à procéder à sa propre restructuration pour devenir une entreprise municipale jouissant de son propre contrôle managé-rial. La construction de l’usine a été financée par des fonds internationaux, bilatéraux et nationaux. Kauno Vandenys « a dû faire face à une pression énorme pour préparer et mettre en œuvre le plus gros plan d’in-vestissement de son histoire, et dans le même temps, modifier radicalement ses statuts, son modèle de gou-vernance, sa structure organisationnelle, ses systèmes et pratiques de gestion, sa relation client, mais aussi sa gestion financière et ses systèmes d’information. Elle y est largement parvenue, en grande partie grâce au soutien de [Stockholm Vatten] ».

Un autre exemple d’un tel succès est celui de l’ac-cord de jumelage intervenu entre l’opérateur municipal de Riga en Lettonie et Stockholm Vatten. Ces exemples montrent que les PPP à but non lucratif peuvent être un moyen très économique de renforcer les capacités et la gestion publique des services liés à l’eau.

Vilnius

En mai 1998, le conseil municipal de Vilnius a décidé de conserver les services d’approvisionnement en eau et d’assainissement sous l’égide municipale plu-tôt que de les privatiser. Cette décision est intervenue après cinq ans de lobbying intensif par Suez-Lyonnaise

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des eaux, qui souhaitait remporter la concession sans processus d’appel d’offres. Les syndicats locaux et d’autres organismes s’y sont opposés, arguant que cela n’était pas nécessaire et coûterait plus cher.

Le conseil municipal a donc préféré créer un organe spécial de développement des services d’approvision-nement et d’assainissement, pour lequel il devait récol-ter des fonds auprès de plusieurs sources, notamment auprès d’instances internationales telles que la Banque mondiale et la BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement), des banques internationales et des banques et fonds nationaux. Le programme de développement a été rédigé en coopé-ration avec des professionnels de la gestion de l’eau du service municipal concerné, qui ont conclu que ce système était préférable à une privatisation.

En décembre 2000, l’entreprise de gestion de l’eau de Vilnius, Vilniaus Vandenys, a obtenu des prêts auprès de deux banques d’affaires – Kredyt Bank SA en Pologne et la banque allemande A/S Vereinsbank Riga basée en Lettonie – tous deux bénéficiant de garanties de l’État. La Kredyt Bank a fourni un prêt sur sept ans de 7,7 millions d’euros à Kauno Vandenys, tandis que la Vereinsbank Riga a consenti un prêt sur sept ans de 3,5 millions de dollars. Les prêts ont servi à financer la modernisation du réseau de distribution afin que la qualité de l’eau fournie respecte les normes européennes et à moderniser les infrastructures de trai-tement des eaux usées.

Pays-Bas

Quasiment tous les opérateurs néerlandais dans le domaine de l’eau sont des sociétés par actions de régime public, dont les parts sont souvent détenues par

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les municipalités ou les provinces. Historiquement, leur développement est dû à un processus constant de concentration visant les économies d’échelle et l’ef-ficacité opérationnelle. Ce qui s’est traduit par une réduction du nombre d’opérateurs, lequel est passé de cinquante en 1990 à dix en 2008.

Le principe de récupération intégrale des coûts s’ap-plique mais ne se traduit pas par la réalisation de super-bénéfices, car les actionnaires publics s’intéressent peu à l’optimisation du retour sur investissement, et le ver-sement de dividendes est une pratique limitée. En règle générale, le niveau de service fourni semble bon, vu que de l’eau est d’excellente qualité et fournie à un prix abordable. Un autre indicateur de performance du sec-teur de l’eau au Pays-Bas est le taux de fuites extrême-ment bas : seulement 4 % de l’eau produite. En outre, les compagnies des eaux néerlandaises ont promu avec succès diverses initiatives respectueuses de l’environ-nement, telle que la surveillance des substances noci-ves et la limitation de la pollution, ou encore la préven-tion de la pollution.

Selon certains, les gains d’efficacité globaux de 23 % sur dix ans dans le secteur de l’eau s’expliquent par le processus de concentration entre compagnies, mais également car ces dernières ont participé à une évaluation comparative. Cette dernière s’est déroulée sur la base du volontariat, afin d’identifier les bonnes pratiques dans le domaine de la qualité de l’eau, de la fourniture de services, d’impact environnemental, et d’efficacité en matière financière et économique. Ce processus a été mené en l’absence d’organisme central de régulation.

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Le secteur public est le seul propriétaire des opéra-tions d’approvisionnement en eau. En 2004, une loi a été passée pour exclure les entités privées de l’ex-ploitation des services liés à l’eau. Il a été notifié au Parlement néerlandais que cette loi, excluant les opéra-teurs privés, n’entrait pas en conflit avec la législation européenne.

Les services des égouts sont généralement assurés par les services municipaux, tandis que le traitement des eaux est généralement exploité par les régies publi-ques de gestion (en 2004, il en existait trente-sept). Amsterdam fait figure d’exception puisque l’appro-visionnement en eau, les égouts et l’assainissement sont tous gérés par le même opérateur. Les régies font autorité pour la rédaction des réglementations qui s’appliquent aux citoyens, ainsi que pour percevoir les taxes. 95 % de leurs recettes émanent d’une redevance et d’une taxe de pollution, tandis que les 5 % restants proviennent de subventions des gouvernements cen-traux et locaux. La Nederlandse Waterschapsbank (Banque de l’eau) a été créée en 1954 par les régies, et demeure à ce jour leur banque. Elle jouit d’une cote de solvabilité « AAA » et consent des prêts à long terme aux municipalités et à d’autres organismes publics. En 2002, elle avait un portefeuille de prêts de pratique-ment 20 milliards Kauno Vandenys. Elle finance ses activités grâce aux fonds internationaux et aux mar-chés de capitaux. Depuis 2000, les régies utilisent un « comparatif de gestion » pour comparer l’efficacité des modèles de gestion de l’eau.

La seule implication significative du secteur privé aux Pays-Bas est celle de la régie de Delfland qui a attribué un énorme contrat portant sur la construction

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et l’exploitation d’une station d’épuration, ainsi que sur le réseau d’égouts de Delfland. La station, – la plus grande d’Europe, desservant 1,7 million de personnes – est une co-entreprise entre plusieurs compagnies des eaux, notamment celle de Rotterdam et Veolia-Eau.

Pologne

La gestion de l’eau, de l’approvisionnement et du traitement des eaux usées y est en grande partie assu-rée par des entreprises de droit commercial appartenant aux municipalités, suite à la municipalisation des entre-prises nationales au début des années 1990. Quelques villes ont privatisé la fourniture de l’eau, dont Gdansk. Des fonds d’investissement sont disponibles à des conditions intéressantes, notamment des fonds envi-ronnementaux d’État (financés par des taxes environ-nementales), ainsi que des fonds européens et les fonds propres des villes. Plusieurs compagnies municipales sont parvenues à renforcer leurs opérations et à s’im-poser dans le domaine de la finance internationale.

Lodz

En 1993, la Générale des eaux a proposé de privatiser l’approvisionnement en eau et l’assainissement de la ville. La municipalité a fini par rejeter le projet de privatisation car le plan présenté par le service public et les syndicats s’avérait plus intéressant. Vivendi avait offert 60 millions d’écus en nature sous la forme de matériel, de travaux et services, ce qui représentait pour elle un faible risque financier. En outre, la Générale des eaux aurait pu profiter de crédits non-utilisés, tels que du matériel non nécessaire ou des travaux non requis.

Le projet proposé conjointement par les services publics et les syndicats reposait sur une autre source d’investissement, le Fonds national polonais pour

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l’environnement. Celui-ci finance des projets en lien avec les services environnementaux qui respectent les critères fixés pour le bien de la communauté, grâce à des prêts à taux zéro. Le plan envisageait également la restructuration des systèmes d’approvisionnement et d’assainissement via une entreprise publique distincte disposant de son propre budget.

En mars 2001, Lodz Water a obtenu un prêt de 31 mil-lions d’euros auprès de la BEI (Banque européenne d’investissement) pour financer la modernisation des réseaux d’approvisionnement et d’assainissement. Le prêt sur vingt ans a été consenti pour un programme d’investissement sur cinq ans, comprenant également l’agrandissement d’une station d’épuration, la mise en place de plusieurs collecteurs et des travaux de voirie. La Commission européenne contribue au financement par le biais de son programme de pré-adhésion ISPA (instrument structurel de pré-adhésion).

Cracovie

En décembre 2000, la BERD a décidé d’émettre un prêt de 20 millions d’euros sur douze ans au bénéfice de la compagnie des eaux municipale de Cracovie (MPWiK) pour financer l’extension et la modernisa-tion d’une station d’épuration et la construction d’une nouvelle station d’épuration biologique. Le prêt de la BERD a été accordé à MPWiK sans garantie munici-pale, au vu de la santé financière et de la bonne ges-tion de l’entreprise. « La BERD a mené une évaluation financière en profondeur de MPWiK. Au vu de sa santé financière et de sa bonne gouvernance, la Banque est prête à supporter l’ensemble des risques commerciaux pour l’entreprise. » Ainsi le conseil municipal a-t-il pu investir davantage dans des secteurs non marchands

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tels que le logement, l’éducation et la voirie. Il convient de souligner que le prêt de la BERD a été émis en deux monnaies : à savoir 45,5 millions de zlotys et 10 mil-lions d’euros – afin de répondre aux besoins de finan-cement de MPWiK.

En plus du prêt de la BERD obtenu pour MPWiK, le conseil municipal a obtenu un prêt de 55 millions d’euros auprès de l’ISPA.

Royaume Uni

Contrairement à la plupart des pays de l’UE, les ser-vices liés à l’eau ne sont pas sous la responsabilité de la municipalité mais sous celle d’un gouvernement cen-tral ou délégué. Il convient également de différencier le système existant en Angleterre, où réside plus de 83 % de la population, de ceux d’Écosse, du Pays de Galles et d’Irlande du Nord.

Les services de l’eau, notamment l’approvisionne-ment, les égouts et le traitement des eaux usées sont entièrement privatisés en Angleterre. Ce qui signifie que non seulement les services sont délivrés par des entreprises privées, mais ce sont également elles qui sont propriétaires des infrastructures. Ce n’est pas le cas dans le reste du Royaume-Uni. En Écosse, un seul opérateur public gère l’ensemble des services aux ménages. Cependant, la PSP a été introduite dans le cadre d’un programme d’investissement. D’autre part, la concurrence de détail a fait son apparition dans le domaine des services aux entreprises et industries, de sorte que les entreprises privées peuvent propo-ser des services tels que la facturation, les relevés et le recouvrement de la redevance. En Irlande du Nord, les services sont fournis par une entreprise gouverne-mentale, la Northern Ireland Water. Au Pays de Galles,

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le secteur de l’eau a été privatisé en même temps que les entreprises anglaises en 1989. En 2000, l’entreprise privée a été reprise par une entreprise à but non lucra-tif, Glas Cymru. Celle-ci n’est pas née d’une volonté politique de réforme, mais est issue d’un mécanisme mis au point par un consortium de multinationales électriques américaines ayant racheté l’entreprise qui regroupait les services d’électricité et d’eau au Pays de Galles, et qui ne souhaitait pas conserver l’activité eau. Aucun acheteur privé n’étant intéressé, le consortium a dû trouver un moyen de s’en débarrasser. Il bénéfi-ciait du large soutien de l’opinion publique et de l’as-semblée galloise, mais il ne s’agit pas d’une entreprise publique, d’une coopérative, ou d’une entreprise com-mune. C’est une entreprise à but non lucratif contrôlée par ses dirigeants, qui nomment leurs propres succes-seurs. Il n’y a pas d’actionnaires, et tout son capital est constitué d’éléments de passif, principalement des obligations.

En 1989, le gouvernement Thatcher a privatisé le secteur de l’eau en Angleterre et au Pays de Galles en transférant les droits de propriété sur l’exploitation et les infrastructures aux dix compagnies régionales privées, dont neuf en Angleterre, qui étaient cotées en Bourse. Les entreprises privatisées ont dû financer l’ensemble de leurs frais d’exploitation et d’investissement en ayant recours au marché des capitaux, étant ainsi sujet-tes à la veille réglementaire. Les implications de cette décision politique dépassent largement l’aspect techni-que. Étant donné que les entreprises privées ont pour but d’optimiser le rendement pour leurs actionnaires, elles donnent la priorité à des considérations financiè-res et se fixent des objectifs sociaux uniquement dans

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la mesure où ceux-ci n’entrent pas en conflit avec leur rentabilité. En dehors des entreprises privées de ges-tion et d’assainissement, vingt-neuf entreprises privées fournissant exclusivement des services d’approvision-nement ont survécu, bien qu’en juin 2008 elles ne sont plus qu’au nombre de treize suite à des opérations de fusions-acquisitions.

Suite à la privatisation, de plus en plus de foyers se sont déconnectés du réseau. Leur chiffre a triplé au cours des cinq premières années, avec 18 636 foyers déconnectés en 1994. Mais cette pratique a été très cri-tiquée pour des raisons sociales et sanitaires. En 1992, le nombre de cas de dysenterie a augmenté dans toutes les grandes agglomérations, en dehors de Londres. Les professions de santé désapprouvaient la déconnexion du réseau, arguant qu’un accès à de l’eau propre était essentiel à la vie humaine, à l’hygiène et à la santé. Le nouveau gouvernement travailliste a adopté la même posture, à savoir que se déconnecter était dangereux pour la santé. La loi de 1999 sur l’eau a interdit aux compagnies des eaux de déconnecter leurs clients, d’installer des compteurs à prépaiement ou des vannes limitant le débit d’eau en cas d’impayé.

L’expérience de la privatisation de l’eau en Angleterre s’est traduite par une forte augmentation du prix de l’eau. Concrètement, la facture annuelle moyenne couvrant l’eau et l’assainissement a augmenté de 42 % en plus du taux d’inflation global sur dix-huit ans, entre 1989 et 2007. L’augmentation des prix s’est accompagnée d’un accroissement de la pauvreté liée au manque d’eau, définie comme la proportion de foyers qui dépensent plus de 3 % de leurs revenus pour régler les factures d’eau. Les seuls systèmes en place

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pour venir en aide à ceux qui ont des difficultés à régler leurs factures d’eau semblent d’un autre âge. De très nombreuses conditions sont à réunir pour obtenir de l’aide, car celle-ci est gérée par les opérateurs privés, qui consentent parfois d’eux-mêmes à des gestes com-merciaux, gestes qui demeurent à leur discrétion. Dans un cas comme dans l’autre, cela ne règle en rien la question du caractère abordable ou non de l’eau.

L’OFWAT (organisme de régulation dans le secteur de l’eau) s’est montré à plusieurs reprises incapable de s’opposer au « jeu » que jouent en permanence les entreprises afin d’augmenter leurs marges bénéficiai-res. Les entreprises peuvent en effet « jouer » sur le plafonnement des prix fixé par l’OFWAT car celui-ci détermine le niveau de prix de l’eau en Angleterre cinq ans à l’avance. Les entreprises lui soumettent leurs pré-visions en termes de dépenses et s’en servent ainsi pour justifier l’augmentation des prix. Par la suite l’OFWAT doit procéder à sa propre évaluation des prévisions des entreprises, et fixe les prix en fonction. Les entreprises ont donc tout intérêt à tromper l’organisme de régu-lation en gonflant leurs prévisions de dépenses d’in-vestissement. Elles sont ainsi en mesure de faire payer l’eau plus « cher » alors que leurs dépenses réelles sont moindres, et par conséquent d’encaisser la différence sous forme de bénéfice. Il s’agit là d’un véritable « jeu » entre le régulateur et les entreprises.

À partir de 1994, le procédé a été rendu visible après que l’OFWAT a finalisé la détermination des prix et que le plafonnement des tarifs des entreprises a été déterminé. Certaines entreprises ont « découvert » qu’elles avaient fait des économies sur les dépenses, ou qu’elles n’auraient pas, pour les années à venir,

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de dépenses d’investissement aussi élevées qu’elles l’avaient annoncées. Elles s’en sont ainsi servi pour justifier le versement de dividendes supplémentaires. Yorkshire Water a versé 50 millions de livres de divi-dendes supplémentaires, justifiés par des économies réalisées sur son programme d’emploi du capital. L’OFWAT a par la suite laissé entendre que l’incapa-cité de Yorkshire Water PLC à assurer un approvision-nement régulier en eau lors de la sécheresse de 1995 ou encore à maîtriser les fuites et déversements dans les égouts était en lien avec la politique des dividen-des de l’entreprise. North West Water a économisé 400 millions de livres et a ainsi augmenté les dividen-des reversés aux actionnaires plutôt que de baisser les prix. Thames Water a également utilisé 350 millions de livres économisés sur les dépenses prévues au profit des actionnaires.

Sur l’ensemble de la période 1995-2000, les dépenses réelles d’investissement se sont montées à 17,5 milliards de livres – à savoir 10 % (ou 1,9 milliard de livres) de moins que ce qui avait été estimé lorsque l’OFWAT a fixé les plafonds de prix. Les bénéfices des entreprises ont fait un véritable bond. Le phéno-mène s’est poursuivi pendant la période 2000-2005, et a été visible dès la première année : les dépenses d’investissement sur 2000-2001 ont été inférieures de 700 millions de livres aux niveaux prévus. La tendance s’est confirmée sur le reste de la période, et le total des dépenses d’investissement réalisées sur l’ensemble de la période 2000-2005 a représenté 1,7 milliard de livres de moins que les estimations sur lesquelles se basait le plafonnement des prix pour les cinq ans, soit 17,7 mil-liards de livres au lieu des 19,4 milliards prévus, ou 9 %

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de moins. Les bénéfices ont donc à nouveau explosé. Ces dix dernières années, les entreprises ont affiché des profits imprévus de plus de 3,4 milliards de livres grâce à cette sous-utilisation des fonds. Résultat : « Les béné-fices sont à leur plus haut niveau depuis cinq ans. » Le phénomène a pris de l’ampleur en 2005-2006 lorsque les fonds sous-utilisés ont quasiment atteint 1 milliard de livres en une seule année, soit 22 % de moins que les estimations sur lesquelles s’était basé l’OFWAT pour fixer les plafonds. Les entreprises sont parvenues à accroître les dividendes versés aux actionnaires de 700 millions de livres – augmentation des dividendes qui a donc été rendue possible, entre autres, grâce aux dépenses d’investissement non réalisées.

Les récents scandales ayant impliqué Severn Trent et d’autres entreprises prouvent l’existence de ce phéno-mène de « jeu » sur les prix, faisant parfois des manœu-vres illégales, ainsi que les difficultés rencontrées par l’OFWAT pour identifier et combattre le phénomène. Le scandale Severn Trent n’a pas éclaté grâce au méca-nisme de surveillance de l’OFWAT, mais parce qu’il a été dénoncé. David Donnelly, l’un des cadres, a expli-qué en 2004 que ses dirigeants lui avaient demandé de gonfler les chiffres des créances irrécouvrables auprès de certains clients. Severn Trent a rejeté l’accusa-tion, et a nié que des clients aient été surfacturés. Un an et demi plus tard, l’OFWAT a produit un rapport fondé sur les accusations suivantes : « Severn Trent a fourni des informations au régulateur qui étaient soit délibérément erronées, soit peu documentées. En conséquence les plafonds de tarification fixés pour l’entreprise étaient plus élevés que nécessaire, impli-quant que les clients se seraient vus contraints de

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payer 42 millions de livres de plus d’ici 2009-2010. » En novembre 2007, l’autorité de répression des fraudes (Serious Fraud Office) a également décidé de poursui-vre Severn Trent Water pour trois chefs d’accusation, aux termes de la section 207 de la loi sur l’eau de 1991 (Water Industry Act) et pour avoir fourni de fausses informations à l’OFWAT. Les trois chefs d’accusation portaient sur des données concernant les fuites sur les années 2000, 2001 et 2002. En avril 2008, Severn Trent a plaidé coupable pour deux des chefs d’accusation liés aux données sur les fuites communiquées à l’OFWAT en 2001 et 2002.

Ces accusations ont donné lieu à d’autres aveux, et d’autres erreurs ont été mises au jour. Southern Water a reconnu avoir commis des erreurs dans des réponses envoyées à ses clients, et n’avoir pas acquitté certains paiements dus à des clients ; l’autorité de répression des fraudes a enquêté sur les deux, mais a finalement décidé de ne pas engager de poursuites. Thames Water, et Severn Trent elle-même, ont reconnu avoir fourni de fausses informations lors de requêtes émanant de leurs clients, ce qui a eu une répercussion sur les factures de ces derniers ; Tendring Hundred a reconnu avoir com-mis des « erreurs comptables » dans ses estimations de revenus liés aux clients disposant de compteurs, et avoir surfacturé 5 livres par client en raison de cette erreur involontaire.

Impact de l’UE sur le secteur de l’eau

L’UE a un impact non seulement par le biais de directives spécifiques à ce secteur, telle que la direc-tive-cadre sur l’eau, mais également à travers des politiques générales comme les fonds de cohésion, les limitations sur les emprunts des gouvernements, la

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législation portant sur la concurrence et les directives sur les marchés publics (+ Tableau 2).

Tableau 2 Politiques de l’UE et impact sur le secteur de l’eau

Catégorie Instrument ContenuEffets sur le

service publicDirectives sectorielles

EnvironnementExemple :

nappes phréatiques, nitrates+

Niveau de service

Exemple : eau potable,traitement des eaux usées

+/-

DCEParticipation, récupération

des coûts+/-

Instruments économiques

Fonds de cohésion

Adhésion, dimension régionale

+

Pacte de stabilité Limitation d’emprunts, dette -

BEI, BERD Prêt pour investissements +/-

Concurrence Marché intérieurLois sur la concurrence (mais pas de directive)

Aides de l’ÉtatLimitations pour lesentreprises publiques

-

Marchés publicsTendance à recourir aux

appels d’offres-

PPPEncouragement despartenariats privés

-

Directives environnementales et directive-cadre sur l’eau2

L’UE a émis plusieurs directives sur l’eau. Elles comportent des règles générales sur la protection des ressources en eau telles que les nappes phréatiques ; des règles visant à contrôler les activités commerciales ayant un impact significatif sur la qualité de l’eau (par exemple en lien avec les nitrates) ; les règles portant directement sur les activités municipales dans le sec-teur de l’eau et des eaux usées (par exemple sur l’eau potable et le traitement des eaux usées) ; et une loi cru-ciale, la directive-cadre sur l’eau (DCE).

2. Pour une analyse des directives, voir <www.watertime.net/docs/WP1/D7_Int_Context_final.pdf>.

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Les directives portant sur la qualité environnemen-tale et le niveau de service, plus particulièrement celle sur le traitement des eaux usées, ont entraîné des inves-tissements importants. Ajoutées aux contraintes limi-tant les emprunts et la dette publique, ces directives ont encouragé le recours aux entreprises privées, à tra-vers des concessions ou des PPP par exemple, pour la construction et l’exploitation des stations d’épuration.

La DCE comporte des dispositions, comme celles sur la participation du secteur public qui sont positives en théorie. Elle comporte également des dispositions sur la récupération des coûts (article 9), qui stipu-lent que les états membres doivent « tenir compte du principe de récupération des coûts dans le secteur de l’eau ». Elle précise également que les états membres doivent s’assurer qu’« à partir de 2010, la politique de tarification de l’eau incite les utilisateurs à utiliser les ressources en eau de façon efficace » et que « tous les secteurs économiques utilisant de l’eau, secteurs répartis entre l’industrie, les ménages et l’agriculture, contribuent de manière adéquate à la récupération des coûts de l’eau ». Mais la définition de « contribution adéquate » demeure ouverte, et de plus « cela ne consti-tue pas un manquement si les états membres décident, s’il s’agit d’une pratique courante, de ne pas appliquer ces dispositions ».

Toutefois ces dispositions sont utilisées afin de faire pression sur les pays et de faire augmenter les rede-vances sur l’eau. En Hongrie, où les investissements majeurs sont toujours financés par le gouvernement central, les représentants de l’UE ont indiqué qu’ils tablaient sur un retrait du soutien gouvernemental d’ici 2015. On estime que cela impliquera une hausse

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des prix comprise entre 5 et 85 %, avec de grandes disparités entre les régions, et Budapest devrait subir la plus forte augmentation.

Données sur la récupération des coûts de l’eau dans l’UE (2007)

En ordonnées : Nombre d’États membres ; colonne 1 : Ménages ; colonne 2 = Industrie ; colonne 3 = Agriculture ; De haut en bas : EM n’ayant pas fourni d’informations ; EM ayant fourni des informations incomplètes ; EM ayant fourni des informations.

L’article 9 de la DCE exige que la récupération des coûts soit évaluée séparément pour les trois principales catégories d’utilisateurs – les ménages, l’industrie et l’agriculture – afin de décourager les pratiques d’in-terfinancement. Les foyers pourraient en effet être les premiers à en pâtir. Le rapport de la Commission euro-péenne sur l’application de la directive en 2007 a mon-tré que la récupération des coûts sur les ménages faisait l’objet d’une plus grande attention, et que le niveau de récupération sur les ménages était supérieur de 70 à 100 % par rapport à celui sur les entreprises (40-100 %) ou sur l’agriculture (1-100 %). Ce qui signifie que les tarifs pourraient augmenter plus rapidement pour les foyers que pour les autres secteurs (alors que les

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premiers consomment en moyenne à peine 20 % de toute l’eau extraite dans les quinze pays de l’UE).

Fonds de cohésion

L’UE fait des réserves financières significatives pour couvrir les investissements nécessaires dans le secteur de l’eau (ainsi que dans d’autres secteurs tels que l’en-vironnement, l’énergie et les transports) par le biais de ses fonds d’adhésion, fonds structurels et fonds de cohésion. Il s’agit de mécanismes de financement publics servant à redistribuer des fonds réunis via le système d’imposition générale vers les pays qui en ont le plus besoin. En moyenne, l’UE perçoit chaque année environ 20 euros d’impôt par habitant de l’UE afin de financer les seuls investissements dans le domaine de l’eau et de l’assainissement.

Sur la période 1994-1999, les investissements envi-ronnementaux financés par des fonds structurels se sont montés à plus de 9 milliards d’euros. L’impact sur les régions et les états membres les moins riches a été significatif :

« En Grèce, le nombre de zones urbaines reliées au tout-à-l’égout a pratiquement doublé entre 1993 et 1999, la population concernée atteignant plus de 70 %. En Irlande, le pourcentage de population reliée est passé de 44 % en 1991 à 80 % en 1999. Au Portugal, la population disposant d’un approvision-nement en eau potable est passée de 61 % en 1989 à 95 % en 1999, et celle reliée au tout-à-l’égout de 55 % en 1990 à 90 % en 1999. Les fonds ont égale-ment permis d’étendre l’approvisionnement en eau à des régions souffrant de pénuries. En Italie par exemple, l’approvisionnement a été plus que multi-plié par trois sur la période du projet » (Commission européenne 2006).

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Dans l’ensemble, ce soutien au développement des infrastructures entre autres a eu un effet considérable sur la croissance économique : en Grèce, en 1999, le PIB était supérieur de 9,9 % à ce qu’il aurait été sans l’aide des fonds centraux de cohésion, et il était supé-rieur de 8,5 % au Portugal (ibid.).

Pacte de stabilité

Les politiques économiques et de marché de l’UE ont globalement eu un impact restrictif sur les finan-ces publiques des états membres et des pays candidats. Les critères de convergence européens, qui constituent le pacte de stabilité conclu en 1992, exigent que les États membres et les futurs membres de l’UE ramè-nent leur déficit public annuel à 3 % du PIB, et leur dette publique à 60 % du PIB (traité consolidé de l’UE, 2003 : art. 104). Ces critères ont influencé le service public de deux manières : tout d’abord, ils ont encou-ragé la vente des entreprises d’état afin de réduire la dette. Ensuite ils ont favorisé les restructurations impli-quant le financement des investissements par le secteur privé – par exemple via la cession des entreprises publi-ques ou via le recours aux PPP, l’octroi de concessions ou des financement privés comme au Royaume-Uni – et ceci afin que la dette liée aux dépenses d’investis-sement ne soit plus considérée comme dette publique. Ce phénomène a été particulièrement significatif dans les secteurs tels que l’eau, qui requièrent d’importantes dépenses d’investissement.

Règles de concurrence et marché intérieur

Les dispositions du traité de l’UE, portant sur la concurrence et le marché intérieur, ont extrêmement influencé le service public, notamment dans le secteur

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de l’eau. On peut les regrouper en trois catégories : les directives sur la libéralisation, les règles sur les mar-chés publics et les règles portant sur les aides de l’état.

Pas de directive malgré une tentativeIl n’existe aucune directive exigeant la libéralisation

du secteur de l’eau, contrairement à l’électricité, le gaz, la poste, les télécoms et le secteur du rail qui y sont soumis (et en ont grandement pâti depuis). Lorsque le commissaire Bolkestein était à la tête de la Direction générale marché intérieur et services (DG Markt), il s’est clairement prononcé dans plusieurs discours en faveur de la libéralisation du secteur l’eau, et a com-mandé un rapport sur la manière dont le secteur pour-rait s’ouvrir davantage à la concurrence. Le document de la Commission de 2003 portant sur la stratégie du marché intérieur de l’UE pour les trois années suivan-tes a identifié l’eau comme secteur privilégié par la DG pour l’ouverture aux opérateurs privés. Cependant tou-tes ces pressions n’ont pas suffi à convaincre suffisam-ment et le Parlement a précisé que l’eau n’était pas un secteur se prêtant à la libéralisation.

Marchés publics et PPPEn l’absence d’une directive requérant la libéralisa-

tion du secteur de l’eau, ce sont les principes généraux du traité de l’UE et les décisions de la Cour européenne de justice (CEJ) qui font autorité pour la passation de marchés dans le secteur de l’eau. Ils ont une influence sur les services fournis pour le compte d’une autorité publique par une organisation « autonome » du secteur public. Dans de nombreux pays, les municipalités assu-rent l’approvisionnement en eau (entre autres) via des entreprises « autonomes » qu’elles détiennent à 100 %. De nombreuses municipalités se sont regroupées pour

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former des associations intermunicipales capables de fournir des services à plus grande échelle, en parti-culier en zone rurale. Les législations nationales et la pratique font que les collectivités locales peuvent choi-sir d’assurer elles-mêmes ou non le service, ce qui ne nécessite pas d’appel d’offres du moment qu’il n’y a pas sous-traitance au secteur privé.

Cependant des opérateurs privés sont allés en justice, arguant que certaines opérations attribuées à des orga-nisations autonomes ou associations intermunicipales sortaient du champ de l’exemption d’appels d’offres, et devaient être considérées comme de la sous-traitance, et par conséquent soumises à ce processus. La juris-prudence de la CEJ est extrêmement complexe, mais certaines décisions ont indiqué que même lorsqu’une entreprise était détenue à 100 % par la municipalité, et même lorsque les services étaient délégués à une entre-prise intermunicipale, leur caractère autonome pouvait requérir une procédure d’appel d’offres.

La Commission européenne a également poursuivi en justice l’Espagne, la France, l’Allemagne et l’Ita-lie, après des plaintes déposées par des opérateurs pri-vés. En Espagne, la Commission européenne a obtenu gain de cause auprès de la CEJ qui a déterminé que les législations nationales ne pouvaient soustraire les accords de coopération entre municipalités aux dispo-sitions des directives sur les marchés publics exigeant le recours aux appels d’offres. En Italie, la Commission européenne a également établi qu’un consortium de municipalités italiennes de la région d’Ancône ne pou-vait attribuer un contrat d’approvisionnement en eau et d’assainissement à une entreprise conjointement déte-

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nue par les municipalités sans passer par une procédure d’appel d’offres.

Aides de l’ÉtatLes règles du traité de l’UE régissant les aides de

l’état visaient initialement à empêcher les gouverne-ments d’apporter un soutien financier aux entreprises nationales et de leur conférer par là un avantage concur-rentiel par rapport à d’autres entreprises européennes.

Suite à un jugement décisif de la CEJ dans l’affaire Altmark, qui a permis de fixer quatre critères pour l’attribution d’une aide de l’état à un opérateur public, la Commission européenne a édicté un ensemble de principes comprenant les critères de l’arrêt Altmark. L’un des principaux problèmes posés par ces critères est qu’ils font de la procédure d’appel d’offres une condition préalable à la validation des aides de l’état. Le quatrième critère Altmark – la nécessité de prou-ver le caractère raisonnable de l’aide de l’État – est automatiquement rempli si le contrat a fait l’objet d’un appel d’offres ; dans le cas contraire, il convient de démontrer que le niveau de compensation correspond aux coûts qui seraient engendrés pour une « entreprise bien gérée ». Les critères Altmark encouragent ainsi le recours à l’appel d’offres car le processus de passation de marché garantit en effet que les deux premiers cri-tères soient remplis : les obligations de service public (condition 1) doivent faire l’objet d’une définition pré-cise dans le contrat ; les critères de calcul du montant de la compensation doivent être définis au préalable (condition 2) afin que les différentes offres puissent être comparées. Le troisième critère Altmark, qui exige que l’aide soit proportionnelle au coût d’exécution des obligations de service, peut également être rempli à

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partir du moment où il y a appel d’offres – en arguant que le processus de mise en concurrence écarte auto-matiquement tout surcoût abusif puisque par définition celui-ci sera pris en compte par les autorités publiques ou utilisateurs du service, sous forme de redevances moins élevées.

Banques de développement : la BEI et la BERDLa BEI est l’organisme de financement de l’UE,

dont l’objectif est de « contribuer à l’intégration, au développement équilibré et à la cohésion économique et sociale des États membres ». En dehors de l’UE, la BEI met en place des mécanismes financiers pour divers accords conclus aux termes des politiques euro-péennes d’aide au développement et de coopération. En 2001, les prêts accordés par la BEI à des projets environnementaux (dont des projets concernant l’eau et l’assainissement), dans l’UE et en dehors, se sont montés à 9 milliards d’euros. Les projets liés à l’eau ont représenté 29 % des prêts accordés pour des projets environnementaux entre 1990 et 2001. La BEI a été très sollicitée pour financer des investissements dans le secteur de l’eau et des infrastructures impliquant le secteur privé, tels que des projets de PPP et des initiati-ves de financement privé (PFI) au Royaume Uni.

La BERD a joué un rôle-clé dans la privatisation des services d’approvisionnement en eau et d’assainis-sement en Europe de l’Est. La Banque a été créée en 1991 pour aider les pays d’Europe centrale et orientale (de la CEE) et l’ancienne Union soviétique à effectuer leur transition vers l’économie de marché. La BERD vise généralement la « promotion et l’optimisation de la participation du secteur privé », ainsi que des objec-tifs tels que la décentralisation, la commercialisation

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et la « corporatisation » des services, la mise en place de mécanismes réglementaires et la protection de l’environnement. L’implication du secteur privé, les réformes liées à la décentralisation, la commercialisa-tion et la corporatisation, la rétrocession des coûts, la réforme de la tarification et le renforcement de la sol-vabilité sont autant de critères qui conditionnent l’aide de la BERD (1999). La BERD a financé la plupart des grandes privatisations de la CEE dans le secteur de l’eau telles que celles qui sont intervenues à Sofia en Bulgarie, à Budapest en Hongrie, à Tallinn en Estonie et à Bucarest en Roumanie.

La BERD a parfois été actionnaire dans les parte-nariats, prenant des participations chez des opérateurs privés du secteur de l’eau. Par exemple, la BERD est entrée au capital de Bechtel pour l’exploitation privée de l’eau à Tallinn et à Sofia. Le dernier exemple en date est celui des 105 millions d’euros investis en novem-bre 2007 par la BERD pour acquérir 10 % de Veolia Voda, l’entreprise qu’utilise Veolia pour décrocher des contrats dans le secteur de l’eau en Russie et dans les pays de la CEI.

La BERD a également fait de la participation du secteur privé une condition de fait, par le biais de ses programmes Multi-Project Facility (MPF). Ces der-niers sont des fonds mis en place au terme d’un accord conclu entre la Banque et une entreprise du secteur privé donnée pour couvrir plusieurs projets sur une base globale, et font de l’implication de l’entreprise privée une condition pour l’utilisation des fonds. En 1995, la Banque a fourni à Suez-Lyonnaise des eaux un MPF à hauteur de 90 millions de dollars, qui a été reconduit pour trois ans en 2000, et en 1997, la Banque

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a également fourni un MPF de 89,5 millions de dol-lars à la Générale des eaux (aujourd’hui Veolia). En juin 1995, précisément un mois avant que soit conclu le MPF avec la Lyonnaise des eaux, Thierry Baudon a quitté son poste de vice-président adjoint de la BERD et a rejoint Suez-Lyonnaise des eaux en tant que directeur général pour le financement des projets internationaux.

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L’insoutenable exception française

Depuis le 19e siècle, la délégation du service public de l’eau et de l’assainissement à des entreprises pri-vées singularise la gestion de l’eau en France. Dans le monde, seuls 7 à 8 % des services d’eau sont confiés aujourd’hui à des opérateurs privés, et le modèle fran-çais reste atypique en Europe. Il n’en est pas moins promu à l’échelle internationale depuis une vingtaine d’années, ce qui a permis à Veolia et Suez de deve-nir les deux « majors » mondiales de l’eau. Mais le monopole qu’elles exercent en France depuis près d’un demi-siècle sur un service public essentiel est de plus en plus contesté, en raison des dérives qu’il a entraînées. À l’heure de l’implosion du capitalisme financiarisé survenue à l’automne 2008, l’avenir de la gestion de l’eau « à la française » fait ainsi figure d’en-jeu démocratique majeur.

L’eau se situe à la convergence d’enjeux multidi-mensionnels : économiques, sociaux, territoriaux, envi-ronnementaux, indissociables et qui font système. Elle semble être entrée depuis quelques années dans l’ère de l’inquiétude, voire du soupçon, sous l’effet de facteurs cumulatifs. À l’échelle mondiale, le spectre de la pénu-rie et de la dégradation de la qualité de cette ressource unique, affecte plus de deux milliards d’êtres humains. On estime que cette situation provoque près de 30 000 morts chaque jour, dix fois plus que la mortalité décou-lant des conflits armés. Les inquiétudes sont de plus en plus fortes face à la pollution croissante des ressources

Marc Laimé

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en eau, et leur impact sur l’environnement et la santé publique, face à l’augmentation continue du montant de la facture et l’opacité persistante de la gestion d’un service public essentiel. La présence dominante, enfin, notamment en France, d’entreprises transnationales, associées aux thèmes de la libéralisation et de la « mar-chandisation » d’un bien vital, insubstituable, sur fond de soupçon, parfois avéré, de corruption du personnel politique lors de l’attribution de marchés, en France et à l’étranger pose de plus en plus de questions.

Cette présence monopolistique d’un véritable cartel de l’eau constitue une autre forme d’exception fran-çaise, puisque la délégation de service public (DSP) est parfois dénommée « second modèle de service public à la française ». Son développement historique trouve son origine dans un mouvement continu et multiforme depuis la réforme.

Qu’il s’agisse des mutations successives de l’agri-culture, des grands travaux d’assèchement des marais, du percement des canaux qui visait à domestiquer l’eau pour favoriser les transports, de l’affirmation du mou-vement hygiéniste au début du 19e siècle, de la révolu-tion industrielle, du développement des infrastructures urbaines, la convergence de ces mouvements dans le courant du 19e siècle, avant que le développement de l’hydro-électricité ne vienne couronner le phénomène, va concourir à ce que la catégorisation progressive des différents usages de l’eau, auparavant indifférenciés, va préparer leur appropriation marchande1.

1. J.-P. Haghe, Les eaux courantes et l’État en France, 1789-1920. Du contrôle institutionnel à la fétichisation marchande, thèse, EHESS, 1998.

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La ressource elle-même, qu’il s’agisse des eaux de surface ou des eaux souterraines, demeure un bien public, mais on admet progressivement que ses diffé-rents usages puissent donner lieu à des services mar-chands, qu’ils soient assurés par des opérateurs publics ou privés.

Une autre spécificité française va jouer un rôle fon-damental dans le processus de libéralisation de la ges-tion de l’eau : l’émiettement communal. C’est en 1828 que les collectivités se sont vues attribuer la compé-tence d’assurer l’alimentation en eau. Jusqu’à la moitié du 19e siècle la France est gérée au niveau des districts, c’est-à-dire des cantons, avec des conseils de districts qui avaient tous les pouvoirs en matière de gestion. C’est en 1848 que Louis-Philippe, voulant imposer une gestion industrielle que les Français refusaient, a ato-misé la France en 38 800 communes de plein exercice, que leur taille comme leur absence de maîtrise budgé-taire allaient rendre vulnérables à nombre d’appétits.

Eau et libéralisme

C’est dans ce contexte qu’à dater de la moitié du 19e siècle la délégation de service public se développe dans le secteur de l’eau, en lien avec les grandes orien-tations qui structurent notre modèle social et notre organisation politique. Sous le Second Empire, l’État napoléonien affirme fortement une doctrine résolument libérale. Face à un besoin croissant de développement d’infrastructures, il affiche ses priorités en privilégiant l’investissement public dans les domaines de l’éduca-tion et de la santé : l’état construit donc des écoles et des hôpitaux.

A contrario, après la grande saga des chemins de fer, qui avaient fait à partir des années 1840 la fortune des

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consortiums créés à cet effet, on assiste à l’émergence de deux sociétés qui vont se voir confier une partie du financement des grandes infrastructures de distribution de l’eau, d’abord dans les grandes villes. C’est la pre-mière phase d’une série de mouvements de balancier, qui sembleront privilégier tour à tour, plus d’un siè-cle durant, la gestion privée ou la gestion publique de l’eau. Cette singulière périodicité mérite attention. Elle dessine en creux la véritable marque de fabrique de la Générale et de la Lyonnaise des eaux. Leur étonnante capacité à accompagner, voire à préfigurer, toutes les évolutions du capitalisme à la française, des configura-tions successives d’une économie administrée, durant plus d’un siècle, jusqu’à l’ultralibéralisme mondialisé qui s’affirmera à partir des années 1980.

Dès cette époque, les débats autour du choix de ges-tion, public ou privé, du service public de l’eau, sont récurrents. Belgrand et Haussmann y prendront une part notable. Belgrand, ingénieur des Ponts-et-Chaussées, affirmait avec force que l’eau ne devait absolument pas être privatisée à Paris, qu’elle ressortissait de la sphère publique. Mais un certain nombre de communes de banlieue défendaient l’option inverse, soutenant qu’il était impératif de faire appel aux fonds privés pour financer les infrastructures nécessaires.

Par un décret napoléonien du 14 décembre 1853, la Générale des eaux fut portée sur les fonts baptismaux. Ses actionnaires, barons d’Empire et banquiers, sont emblématiques du capitalisme de l’époque. Très vite la Générale va obtenir des concessions à Lyon, Nantes, Paris (dès 1860), une partie de la banlieue parisienne (en 1869). En 1880 la Générale desservait déjà 123 villes et 850 000 habitants. C’est aussi en 1880 qu’est

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créée la Lyonnaise, qui va répliquer le modèle mis en place par sa sœur aînée2.

Du « socialisme municipal »

Mais de 1880 à la seconde guerre mondiale se produit un premier retour de balancier. L’année 1884 marque un véritable tournant, avec l’instauration de l’élection du maire et du conseil municipal au suffrage universel, qui ouvrira la voie au « socialisme municipal ». Dans les grandes villes détenues par la gauche de l’époque, radicale ou socialiste, les élus se montrent très sou-cieux de conserver la maîtrise des grandes infrastructu-res urbaines, et mèneront souvent la vie dure au « grand capital »… Du coup le mouvement amorcé dans la période précédente perd de son dynamisme. C’est la gestion en régie municipale qui l’emporte. En matière de financement il est pour une part notable assuré par l’impôt, forme de péréquation déguisée qui va parfois jusqu’à la gratuité.

Dans les toutes premières années du 20e siècle, les débats autour du choix de gestion, public ou privé, de l’eau, revêtent parfois une violence à laquelle nous ne sommes plus accoutumés. Des mois durant, L’Humanité de Jaurès mènera ainsi furieusement campagne contre la « privatisation » de l’eau à Paris. Après la guerre de 1914-1918 plusieurs entreprises qui avaient été créées après que la Générale et la Lyonnaise aient commencé à engranger des succès vont connaî-tre des faillites retentissantes. Nombre de contrats établis avec des collectivités pour gérer l’eau avant la guerre de 1914 l’avaient été pendant une période de stabilité monétaire absolue. Mais après 1918 l’inflation

2. Y. Stefanovitch, L’empire de l’eau, Ramsay, 2005.

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augmenta très rapidement. Or ces contrats n’avaient pas prévu de formules de révision des prix. Dès lors nombre d’entreprises firent faillite et furent pour l’es-sentiel reprises par des collectivités3.

Dans les années 1930, le Parti radical, alors au pou-voir, et le parti socialiste s’affronteront très violem-ment sur la dévolution au privé de l’eau à Paris. Un certain nombre d’entreprises privées étaient concer-nées, d’autant plus que l’eau n’était pas le seul secteur susceptible d’être délégué, l’électricité était également concernée. Durant cette période agitée la Générale et la Lyonnaise font le gros dos, développent leur porte-feuille de contrats et leurs compétences. Elles échappe-ront ensuite à la grande vague de nationalisations issue du programme du Conseil national de la Résistance, qui verra Marcel Paul, ministre du gouvernement du général de Gaulle, nationaliser l’électricité. L’eau n’apparaît donc pas à cette époque comme un enjeu stratégique. La Lyonnaise, qui gérait jusqu’alors de l’électricité et de l’éclairage, se recentrera sur l’eau, après être peu ou prou entrée en léthargie durant plus de deux décennies4.

Il faudra attendre les années 1950-1960 pour voir le mouvement s’inverser à nouveau. C’est l’époque de la reconstruction, l’orée des Trente Glorieuses, la grande saga gaullienne, le volontarisme planificateur. Les besoins en infrastructures sont considérables : en deux ou trois décennies, la France va changer de visage

3. J.-L. Trancart, « Le point de vue de la Lyonnaise des eaux », in L’eau, source de vie, source de conflits, 15e Forum Le Monde diplo-matique-Carrefours de la pensée, PUR, 2006.4. A. Jacquot, « La Compagnie générale des eaux 1852-1952, un siècle, des débuts à la renaissance », Entreprise et histoire, n° 30.

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et s’urbaniser à une vitesse sans précédent. À la même époque naît le programme nucléaire français. Comme EDF va très vite devenir le plus important gestionnaire des ressources d’eau françaises, la nécessité de se doter d’une législation spécifique autorisant une véritable gestion intégrée de l’eau entraînera la promulgation de la première grande loi sur l’eau de 19645.

Les Trente Glorieuses

C’est donc à l’orée des années 1960 qu’émerge l’« école française de l’eau6 ». Elle va s’incarner dans la gestion par bassin versant, une forte affirmation du rôle des grands corps de l’État, l’autonomie progres-sive des élus locaux vis-à-vis des compétences eau et assainissement, et la rapide conquête du marché par trois entreprises privées. Du coup la délégation de ser-vice public retrouve tout son lustre, d’abord sous le régime de la concession, jusque dans les années 1980, puis sous celui de l’affermage, aujourd’hui majoritaire. Et c’est toute une ingénierie de réseaux, que l’on n’ap-pelle pas encore les « multi-utilities », qui deviendra ensuite exportable dans les années 1980.

Cette mutation sera extrêmement rapide. En 1954, on compte 9 608 régies simples et 181 régies autonomes, pour 817 services concédés ou affermés, essentielle-ment dans les grandes villes, ce qui représente déjà 30 % de la population desservie. À cette époque, pas si lointaine, 31 % des volumes d’eau distribués en ville le

5. J.-L. Nicolazo, Les agences de l’eau, Johanet, 2002.6. Expression généralement utilisée pour la politique de l’eau en France caractérisée par le développement de la gestion déléguée par les collectivités aux multinationales de l’eau, par le mode de gouvernance institutionnel (agences de bassins…) et par la volonté d’exporter ce modèle à travers le monde.

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sont gratuitement, et 58 % dans les communes rurales équipées, ce qui est considérable. En ville, on traite les eaux de surface. À la campagne on utilise les sources, pas encore polluées par l’agriculture intensive, d’où la gratuité. Mais dès la fin des années 1960 les villes engagent un processus de rationalisation du dévelop-pement urbain. À la campagne, on commence à inves-tir contre la pollution. Nos Trois Sœurs (la Générale des eaux, la Lyonnaise des eaux et la Saur) lancent dès lors une offensive dans les espaces ruraux de l’Ouest et du grand Ouest, et signent de nouveaux contrats dans quelques grandes villes.

Six facteurs vont contribuer à l’expansion fulgurante du cartel :

n une expertise technique croissante ;n l’emprise progressive du secteur privé sur la recher-che-développement, en matière d’assainissement et de dépollution notamment ;n la maîtrise juridique des contrats ;n l’ingénierie financière, qui va leur permettre de jouer le rôle de banquier occulte des collectivités ;n le « relationnel commercial », vocable pudique qui exprime l’influence qu’elles exercent sur le person-nel politique et les collectivités ;n et plus tard, à dater des années 1990, les services qu’elles développent dans le domaine de la relation à la clientèle7.Ce rôle, méconnu, de banquier assuré par les entre-

prises a été décisif à une époque où les taux d’emprunt

7. H. Bonin, « Le modèle français du capitalisme de l’eau dans la compétition européenne et mondiale depuis les années 1990 », in Société civile et marchandisation de l’eau, CNRS-Sciences de la société n° 64, PUM, 2005.

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rendaient l’argent cher pour les collectivités. Il leur confère un avantage comparatif considérable, sous l’angle du différentiel du coût des capitaux investis par une collectivité ou un opérateur privé. Les collectivi-tés sont demeurées enserrées jusqu’en 2006, par les règles très contraignantes de la comptabilité publique. Ainsi dans l’hypothèse où un service des eaux, public, bien géré, dégagerait des excédents, il devait les placer auprès du Trésor public, qui ne rémunérait pas cette trésorerie. A contrario, l’entreprise pouvait générer des bénéfices financiers, considérables, en plaçant sa tré-sorerie excédentaire auprès d’un établissement finan-cier… Cette situation discriminatoire produit des effets plus notables encore quand il s’agit de contracter des emprunts pour réaliser des travaux. Rien de commun entre une entreprise multinationale rompue à toutes les subtilités de l’ingénierie financière et une collectivité, petite ou moyenne, qui n’obtiendra évidemment pas les mêmes conditions quand elle contracte un emprunt8.

Subsidiarité et décentralisation

La structure institutionnelle de gouvernance de l’eau dont se dote la France au début des années 1960 conforte et aggrave cette asymétrie. Six agences de l’eau et comités de bassin sont créés par la première grande loi sur l’eau de 1964. Les agences perçoivent diverses redevances, acquittées par l’usager en même temps qu’il règle sa facture d’eau, essentiellement pour

8. M. Laimé, Le dossier de l’eau, pénurie, pollution, corruption, Le Seuil, 2003. Sur la responsabilité des élus, lire également L. Guérin-Schneider & D. Lorrain, « Les relations puissance publique-firmes dans le secteur de l’eau et de l’assainissement », Eau, le temps d’un bilan, coll. Documents, Cahier détaché n° 2 de La Gazette des com-munes, 9 août 2004.

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prélèvement et pollution de l’eau. Le montant global des redevances ainsi perçues se chiffre désormais à 2 milliards d’euros par an, pour un marché global dont le chiffre d’affaires annuel est estimé à 12 milliards d’euros, essentiellement financé par les collectivités, donc les usagers. Ces redevances sont ensuite redistri-buées par les agences aux collectivités, aux industriels, aux agriculteurs, et profitent donc aux entreprises du secteur qui effectuent des travaux.

Ce modèle de financement par la redevance a très tôt permis à l’État, dès la fin des années 1960, de décentra-liser la gestion de l’eau, et surtout de « débudgétiser » le coût d’un service public essentiel. Le financement des politiques publiques de l’eau échappait ainsi jusqu’à l’adoption de la troisième grande loi française sur l’eau, le 30 décembre 2006, au contrôle parlementaire. Alors même que le Conseil constitutionnel avait jugé dès 1982 que les redevances étaient inconstitutionnel-les ! Considérant qu’il s’agissait « d’impôts de toute nature » et non de « redevance pour service rendu », la définition de leur assiette, de leur taux, comme leur uti-lisation, aurait dû être du ressort du Parlement. Mais le système n’en a pas moins fonctionné à la satisfaction générale des acteurs qui en tirent bénéfice.

Mais sa « gouvernance » souffre d’un déficit démo-cratique patent. Si une dizaine de ministères, avec les grands services déconcentrés de l’État qui en dépen-dent (Drire, Diren, DDAF, DDASS…), et une multi-tude d’organismes sont impliqués dans la gestion de l’eau (BRGM, Engref, Ifen, Oieau…), l’essentiel de la planification et de l’action relève du système agences de l’eau-comités de bassin. Or les usagers domesti-ques, qui financent l’essentiel du dispositif, n’y sont

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représentés qu’à la portion congrue, d’une part par les élus des collectivités qui y siègent, d’autre part par une poignée d’associations consuméristes et de protection de l’environnement. En revanche, les représentants des trois entreprises françaises du secteur occupent des places éminentes au sein des collèges « usagers » de chaque Comité de bassin. Une situation dénoncée de longue date, sans pour autant que l’indispensable démocratisation de ces instances ne progresse.

Par ailleurs cette configuration d’une « gouvernance » très décentralisée a aussi favorisé une asymétrie d’in-formations croissante entre les entreprises du secteur et les 36 782 communes françaises, et désormais leurs regroupements, qui exercent tout ou partie des com-pétences eau et assainissement. Il existe aujourd’hui près de 14 900 services d’eau potable, dont 5 000 sont délégués, et 14 400 services d’assainissement, dont 4 400 sont délégués. En 2004 l’eau était gérée à 62 % au niveau de l’intercommunalité, et à hauteur de 64 % pour l’assainissement. En 2004 toujours, sur 60 millions d’habitants desservis en eau potable, 39 % l’étaient par la CGE (Veolia), 22 % par la Lyonnaise, 10 % par la Saur, environ 3 % par une dizaine de peti-tes entreprises privées surtout actives dans le sud de la France, et 26 % par des régies publiques.

Sur le versant transparence, régulation, et lisibilité du système pour l’usager, un effet pervers des deux grandes étapes de la décentralisation (1982-1984 puis 2004) a conduit à ce que l’on puisse dépendre, sans le savoir, de 2, 3, 4, 5 services ou syndicats différents, pendant que se mettait en place dans le même temps un véritable duopole organisé, puisque Veolia dispose aujourd’hui d’un portefeuille de 26 millions d’usagers

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captifs, Suez en revendiquant 14 millions et la Saur 8 millions.

L’extension de ce monopole à l’ensemble des servi-ces de la ville (« multi-utilities ») en quelques décennies conduit à s’interroger sur la marge de manœuvre et la capacité d’expertise et de contrôle des collectivités qui ont confié successivement à ces entreprises l’essentiel des services publics qu’elles doivent impérativement offrir à leurs administrés, dans les secteurs de l’eau, de l’assainissement, des déchets, du chauffage, de la propreté, des transports urbains, routiers, ferroviaires, de la restauration collective, des parkings, des pompes funèbres, de la communication, des loisirs… En outre, jusqu’à l’orée des années 2000, Vivendi était proprié-taire de Canal Plus, Suez de M6, et le groupe Bouygues – propriétaire de la Saur revendue en novembre 2004 au fonds d’investissement Paribas affaires industrielles (PAI) –, de TF19…

Les instruments de la conquête

C’est notamment en jouant le rôle de banquier occulte des collectivités que le cartel de l’eau s’est arrogé une position dominante. L’exemple le plus emblématique en sont les « droits d’entrée » versés lors de la signature d’un contrat. La responsabilité de la puissance publique apparaît ici écrasante, puisque le procédé ne sera formellement interdit par le législateur qu’en 1995, pour renaître sous une autre appellation peu après… À dater des années 1970-1980 les signa-tures de contrats se multiplient, pour des durées de vingt, trente, voire quarante ans. L’entreprise verse à la collectivité un droit d’entrée, qui représente souvent la

9. M. Laimé, ibid.

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reprise de l’endettement contracté par le service d’eau ou d’assainissement, fréquemment géré, dans le giron public, sans grande rigueur auparavant. Ces droits d’entrée peuvent représenter plusieurs millions, voire plusieurs dizaines de millions d’euros. Ils devraient être affectés au budget annexe de l’eau et de l’assai-nissement (BAA), dont la réglementation stipule qu’il doit être distinct, au-dessus de 3 500 habitants, du bud-get général de la collectivité (BG). En fait ces sommes viennent très fréquemment abonder le budget général, permettant dès lors d’abaisser artificiellement le taux des impôts locaux, voire de désendetter la ville et d’en-gager la construction d’équipements collectifs (stades, piscines, médiathèques…).

Ce dispositif conférait des avantages politiques conséquents aux collectivités et aux élus qui en accep-taient le principe. Il avait son revers : l’entreprise se remboursait ensuite, sur toute la durée du contrat, en fixant un prix de l’eau qui intégrait, contractuellement, le fameux droit d’entrée… C’est donc, massivement, une substitution de la fiscalité locale par la facture d’eau, acquittée par l’usager, qui se met en place, sans que soit publiquement débattu le principe d’une péréquation entre impôts locaux, redevances, taxes parafiscales… Le bénéfice en est évident pour ses protagonistes : la collectivité se soustrait à l’exercice, électoralement sensible, de l’augmentation de la fisca-lité locale. L’entreprise retire des bénéfices financiers exorbitants de ces « petits arrangements entre amis », et peut espérer que les élus ne témoigneront pas d’une grande vigilance quant aux conditions dans lesquelles elle respecte, ou non, ses obligations contractuelles de délégataire d’un service public…

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Aujourd’hui encore nombre de contrats de déléga-tion de service public restent obérés par la pression financière découlant du remboursement, à des taux exorbitants, de ces fameux droits d’entrée… Il est fré-quemment arrivé de surcroît que dans le cadre d’un contrat de trente ans le « remboursement » se poursuive au-delà des vingt premières années, alors même que la dette ainsi contractée, et ses intérêts, avait déjà été rem-boursée par la collectivité. Après leur interdiction en 1995 les droits d’entrée seront peu ou prou remplacés par une « redevance d’occupation du domaine public communal », qui continuera à conférer des avantages financiers aux collectivités, même si elle pénalise un peu moins gravement les usagers du service public de l’eau ou de l’assainissement10.

À ce stade la première étape de la décentralisation (1982-1984) va s’avérer décisive. Les maires s’af-franchissent, pour partie, de la tutelle tatillonne de la DGCL (Direction générale des collectivités locales du ministère de l’intérieur), qui exerçait, via les préfets, un contrôle de légalité « ex ante » sur les délégations de service public. Le dernier modèle de contrat-type de DSP fut élaboré en décembre 1980. Ensuite le contrôle ne s’exercera plus qu’a posteriori. Dès lors la maîtrise juridique des contrats et l’ingénierie financière des entreprises vont révéler toutes leurs potentialités.

Dans un contexte jacobin, hypercentralisé, tatillon, dont le droit et la jurisprudence sont fortement codifiés, basés sur le Code napoléonien, a priori simple d’usage,

10. Rapport d’information de Y. Tavernier, en conclusion des travaux d’une mission d’évaluation et de contrôle constituée le 20 décembre 2000, sur le financement et la gestion de l’eau (n° 3081, 22 mai 2001).

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le singulier talent du cartel de l’eau va se traduire par une forme d’acculturation, séduisante, au registre anglo-saxon de la « common law », où tout relève du contractuel, et donne donc lieu à la rédaction d’épais contrats, sans cesse revus, par voie d’avenants, au fil de leur exécution. Veolia et Suez deviennent donc très vite le meilleur ami du maire, dont les ennemis tradi-tionnels seraient bien plutôt, dans cette configuration, le préfet et l’administration centrale…

Dans la même période, au début des années 1980, les entreprises se livrent à une véritable « rafle » dans les rangs des directions départementales de l’équipement et des grands corps de l’État (Mines, Ponts, Engref), et privent de ce fait la puissance publique des compé-tences des ingénieurs qui y officiaient jusqu’alors. De 1982 à 1992 la Générale double de taille et engrange autant de contrats qu’entre 1853 et 1982. De 1985 à 1995 le chiffre d’affaires global du secteur de l’eau et de l’assainissement passe de 17,5 milliards de francs à 47,5 milliards de francs. Un chiffre d’affaires certes « dopé » par les grands travaux qu’il s’avère nécessaire de mettre en oeuvre pour tenter de contenir la pollution croissante des ressources en eaux brutes, qui commen-cent à enregistrer le contrecoup néfaste de la « révolu-tion chimique » qui bouleverse les pratiques agricoles traditionnelles.

Jusqu’en 1998 la question de l’institution d’une autorité de régulation d’un secteur aussi singulier, dans lequel des missions de service public sont assurées pour l’essentiel par des opérateurs privés en situation de monopole écrasant ne sera pas posée. Le projet de loi Voynet sur l’eau, qui connaîtra une gestation diffi-cile de 1998 à 2002, prévoyait la création d’un Haut-

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conseil de l’eau et de l’assainissement. Dans le droit fil de l’apparition d’une multitude d’autorités de régu-lation créées depuis une quinzaine d’années lors de la libéralisation des anciens monopoles publics dans les domaines de la communication, des télécommu-nications, de l’énergie… Cette autorité de régulation n’existe toujours pas aujourd’hui. Les opérateurs bran-dissent désormais le « benchmarking » (comparaison des performances) que permettraient des « indicateurs de performance » standardisés, pour faire obstacle à toute régulation forte du secteur. Les collectivités et le corps politique invoquent pour leur part l’article 72 de la Constitution de 1958, stipulant que « les collectivi-tés s’administrent librement » pour repousser le spectre d’une forte régulation publique.

Le prix du monopole

De l’aveu même de certains représentants de ces entreprises, le secteur a enregistré d’importantes déri-ves à partir des années 1980, mais, assurent-ils, le pire serait désormais derrière nous. La moralisation du domaine de l’eau et de l’assainissement aurait pro-gressé à grands pas. On en aurait désormais fini avec les contrats léonins, les clauses de révision soigneuse-ment écrites pour générer des cash-flows que ne légi-time aucune amélioration de la qualité de service rendu à l’usager, la rétention des mois durant des redevances perçues par les délégataires pour le compte des agen-ces de l’eau (2 milliards d’euros par an), qui, au lieu d’être immédiatement reversées aux agences, sont pla-cés par les entreprises sur les marchés financiers et y génèrent des bénéfices qui n’apparaissent pas dans les comptes-rendus qu’elles doivent établir chaque année pour les collectivités, les mystérieux « frais de siège »

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mentionnés d’une ligne sur les mêmes comptes-rendus, sans que leur réalité puisse être connue, les clauses d’indexation automatiques indéchiffrables pour l’élu lambda, les frais de personnel incontrôlables, les durées d’amortissement de compteurs exotiques, les facturations étonnantes des travaux exclusifs confiés à des filiales, l’évaporation des « garanties pour renou-vellement » qui doivent être affectées au renouvelle-ment du réseau, pris en charge par le délégataire pour la durée du contrat…

Depuis une quinzaine d’années tous les grands corps de l’État ont tour à tour enquêté sur le secteur. La lecture attentive de la quinzaine de rapports ainsi rendus publics évoque une version contemporaine de la formation que pourrait dispenser, dans une école de gestion prestigieuse, un lointain descendant du mentor-geôlier d’Oliver Twist11…

Un exemple ? Le syndicat qu’ont créé les Trois Sœurs a pour sa part témoigné d’une ébouriffante inventivité en concoctant un « Compte de résultat économique » qui déroge à toutes les normes comptables existantes. Sa construction même permet de dissimuler les tech-niques de facturation opaques évoquées ci-dessus, et de faire apparaître des résultats d’exploitation, et donc des bénéfices, à l’évidence inférieurs à la réalité, et par conséquent de payer moins d’impôt sur les sociétés… Les entreprises revendiquent aujourd’hui des marges bénéficiaires qui n’excèdent pas 4 ou 5 %. Les rares travaux universitaires sur le sujet aboutissent plutôt à

11. Voir notamment La gestion des services publics locaux d’eau et d’assainissement, Journaux officiels, 1997 ; Haut-conseil du sec-teur public, Quelle régulation pour l’eau et les services urbains ?, 1999.

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15 %, voire plus. Pour certains contrats la marge attein-drait 20 %, 25 %, si l’on intègre les « surbénéfices » des travaux effectués par des filiales des grands groupes, qui donnent lieu à des refacturations en cascade12…

Il suffirait pour s’en convaincre de constater, comme c’est le cas plus fréquemment depuis quelques années que lorsqu’une collectivité annonce étudier l’éventua-lité d’un retour en régie publique, ou discute sérieu-sement avec son délégataire dans la perspective d’une reconduction du contrat, on voit soudainement l’entre-prise consentir des diminutions de 10, 20, 30 et jusqu’à 40 % du prix de l’eau…

Dérégulation à outrance

En l’absence de régulation forte du secteur, force est de constater aujourd’hui l’absence de tout débat démo-cratique conséquent avant la signature ou le renouvel-lement d’un contrat de délégation. Les collectivités ne disposent pas d’un pôle d’expertise publique à la hau-teur des enjeux. La connaissance acquise sur le plan patrimonial par les entreprises, après des décennies d’exercice d’un monopole écrasant leur confère un avantage stratégique considérable.

En dépit de l’adoption en rafale au début des années 1990, sur fond d’emballement des « affaires politico-financières », des lois Sapin (1993), Barnier (1995), Mazeaud-Seguin (1995), les notions qui sont au fon-dement de la légitimation idéologique de la délégation de service public, notamment la réversibilité, que doit autoriser la durée des contrats, sont ouvertement battues

12. B. Maris, « L’appétit vorace des multinationales », La Ruée vers l’eau, Manière de voir, n° 65, septembre-octobre 2002.

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en brèche, dans l’indifférence générale, au premier chef du politique, qui en est le premier responsable.

Dans le courant de l’été 2001 le Conseil de la concurrence avait enjoint Veolia et Suez de procéder au « décroisement » de leur dizaine de filiales communes, en métropole et dans les DOM-TOM. Ce décroisement n’est toujours pas effectif à l’automne 2008.

Réversibilité du mode de gestion ? Depuis 1923, sans discontinuer, la Générale des eaux assure la pro-duction et la distribution d’eau potable pour le compte du Sedif, le Syndicat des eaux de l’Ile-de-France, qui regroupe 142 communes de la petite couronne, et des-sert 4 millions et demi de Franciliens. Mis en cause à trois reprises, en 2006, 2007 puis 2008 par des enquêtes retentissantes de l’UFC-Que choisir ?, qui dénonçaient une surfacturation du prix de l’eau que l’association de consommateurs chiffrait à 59 %, le président du Sedif, André Santini, maire d’Issy-les-Moulineaux, secrétaire d’État à la Fonction publique dans le gouvernement Fillon, qui préside l’institution depuis vingt-quatre ans, et a été élu président du Comité de bassin Seine-Normandie à l’automne 2005, n’a cessé de balayer ces accusations d’un revers de manche13… Logique puisqu’il n’hésite pas à défendre publiquement la ges-tion privée.

À l’ère de la mondialisation et de la « guerre éco-nomique » débridée, un très large consensus politique conduit en fait à considérer que les deux entreprises phares de l’eau et de l’environnement, leaders mon-diaux du secteur, doivent être défendues becs et ongles de toute remise en cause. Les dizaines de recalés du

13. « Prix de l’eau, des profits abusifs », Que choisir, n° 434, février 2006.

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suffrage universel qu’elles emploient volontiers dès qu’intervient un « trou d’air » malencontreux dans une carrière politique prometteuse, s’y emploient, il est vrai, avec une opiniâtreté impressionnante.

Un monopole naturel… soigneusement entretenu.

Dans ce contexte sidérant d’absence patente de « concurrence libre et non faussée », ce sont toutefois 500 à 600 contrats qui arrivent désormais à expiration chaque année, nombre d’entre eux ayant été prorogés à la hussarde dans les quelques mois qui avaient précédé l’adoption de la loi « Sapin » en 1992. 95 % d’entre eux sont purement et simplement reconduits avec le même délégataire, 2 à 3 % passent de Veolia à Suez, et réci-proquement, quelques contrats échoient à la dizaine de petites entreprises implantées pour l’essentiel dans le sud-est de la France, le nombre des retours en régie publique se comptant chaque année sur les doigts de la main.

Des enquêtes régulièrement conduites par la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes), qui les a abandonnées depuis quelques années, ou par un recol-lement des statistiques établies par les DDA (Direction départementale de l’agriculture), qui conseillent près de 60 % des collectivités françaises, attestent que la gestion privée est en moyenne 30 % plus chère que celle d’une régie publique.

Le mouvement de reprise en main par les collectivi-tés croît pourtant depuis quelques années, les contrain-tes financières de plus en plus lourdes liées à ces com-pétences accélérant le phénomène. Mais l’affaire ne va pas de soi. Le retour en régie publique doit être préparé

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plusieurs années avant le terme du contrat de délégation en cours. La collectivité doit reconstituer des capacités d’intervention qu’elle a généralement perdues, dans les domaines techniques, financiers, et ceux de la gestion du personnel et de la relation à la clientèle. La collecti-vité doit aussi surmonter le problème de la transmission des données techniques détenues par l’entreprise, sur-tout si la durée du contrat de délégation antérieur a été longue. Mais le plus souvent c’est la volonté politique qui fait défaut : trop lourd, trop complexe, désintérêt, incompétence, poids des habitudes acquises, pressions ou marchandages politiques…

À la conquête du monde

Un mouvement mondial de « libéralisation » des mar-chés de l’eau a été initié dès le début des années 1980 par l’élaboration d’un dispositif opérationnel fortement inspiré du modèle français : le partenariat-public-privé (PPP). C’est la première époque de conquête des mar-chés mondiaux, sur fond d’affirmation planétaire des politiques néolibérales conduites par le Fonds moné-taire international et la Banque mondiale. Un dogme s’affirme avec force. Le recours au secteur privé est indispensable. La bonne gouvernance repose sur un trépied de fer : dérégulation, décentralisation, privati-sation. Les services de l’eau ont un coût, il doit être assuré par les usagers. Qui doivent accepter le « full cost recovery », la récupération intégrale des coûts des ser-vices qui leur sont proposés. Les signatures de contrats avec des grandes métropoles du Sud se succèdent à un rythme impressionnant. Mais les premiers problèmes affleurent dès la fin des années 1990 quand il s’agit de commencer à faire payer des usagers fraîchement raccordés, qui n’ont ni la culture du paiement d’un

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bien jusqu’alors largement subsidié par la puissance publique, ni, le plus souvent, les moyens de payer. De nombreux conflits, largement médiatisés, se succèdent. La tenue des premiers grands forums altermondialistes publicise le thème du refus de la « marchandisation » de l’eau14.

Le discours commence à évoluer à l’aube des années 2000, le « sustainable cost recovery » (recouvrement soutenable des coûts), succède au « full cost recovery » initial. Place à l’ingénierie sociale et politique appelée en renfort. Les engagements largement médiatisés de la communauté internationale se succèdent lors de la tenue de forums qui s’enchaînent à un rythme soutenu. Sommet du Millénaire pour le développement à New York en 2000, sommet de la Terre à Johannesbourg en 2002 (« La maison brûle et nous regardons ailleurs »…), 3e Forum mondial de l’eau à Kyoto en 2003, etc. Le rapport du « panel » Camdessus, publié en juin 2003, martèle que l’engagement financier pour fournir à l’horizon 2025 de l’eau à tous doit atteindre la somme phénoménale de 180 milliards de dollars par an. Il appelle à une plus grande implication des acteurs locaux : collectivités, communautés de base, ONG…, au nom de l’« empowerment » : il faut conférer un réel pouvoir de décision à la société civile. Conjointement le palliatif aux insuffisances de financement de la puis-sance publique serait donc l’octroi de prêts et de crédits consentis par les institutions financières internationales (IFI). Le succès repose donc sur de nouvelles normes d’organisation ou de gestion, soit des modes d’orga-nisation variés, avec l’implication croissante d’acteurs

14. R. Petrella (dir.), L’eau, res publica ou marchandise ?, La Dispute, 2003.

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extra-étatiques (privés ou associatifs) dans des disposi-tifs de plus en plus décentralisés15.

Las, les résultats ne seront pas à la hauteur des atten-tes. En fait le PPP apparaît pour ce qu’il est en réalité : une branche industrielle prestataire de services dont la gestion échappe à la sanction du marché. Aujourd’hui, à l’échelle mondiale, 7 à 8 % des marchés de l’eau et de l’assainissement ont été libéralisés avec des fortu-nes diverses. La cartographie mondiale du marché fait apparaître la logique des acteurs qui veulent se l’ap-proprier. Globalement non solvable, l’Afrique n’enre-gistre que quelques contrats, dûment garantis par de l’argent public, dans quelques métropoles de l’Afrique de l’Ouest et du Maghreb. L’Eldorado sud-américain a réservé de cinglantes déconvenues aux opérateurs qui l’abandonnent dans la confusion. Ils se recentrent sur l’Europe où émergent les marchés considérables de la dépollution d’une ressource sans cesse plus dégradée, dont l’Union européenne a décidé de reconquérir la qualité. Les contrats mirobolants signés en Chine par Veolia, souvent pour des durées de cinquante ans, et des dizaines de milliards de dollars, le sont dans une

15. M. Camdessus (dir.), Financer l’eau pour tous, rapport du panel mondial sur le financement des infrastructures de l’eau, mars 2003. Lire également : M. Bulard, « Les fourberies de M. Michel Camdessus », Le Monde diplomatique, janvier 2005 ; C. Baron, (dir.), Société civile et marchandisation de l’eau, Sciences de la Société, CNRS, 25 février 2005. Voir aussi l’ouvrage édité par les représentants d’une centaine d’associations et de mouve-ments qui se battent dans le monde entier contre la privatisation de l’eau et défendent sa gestion publique : B. Balanyá, B. Brennan, O. Hoedeman, S. Kishimoto et P. Terhorst, Reclaiming Public Water. Achievements, Struggles and Visions from Around the World, Transnational Institute and Corporate Europe Observatory, Londres/Bruxelles, 2005.

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configuration politique pour le moins hypothétique. Quid de la Chine en 2050 ? Subsistent d’importants nouveaux relais de croissance, du dessalement de l’eau de mer à la réutilisation des eaux usées pour l’industrie et l’agriculture. Les marchés de l’externalisation du traitement des eaux usées industrielles sont en pleine expansion. Suez-Ondeo détient un portefeuille de 50 000 contrats de ce type. Les pays de l’Europe de l’Est offrent un marché potentiel de 100 millions de clients, qui auront recouvré, à horizon de vingt ans, un niveau de vie équivalent à celui de l’Europe occidentale. Les infrastructures, certes anciennes, ont le mérite d’exister et les financements communautaires pré et post-adhé-sion ont tout de la fontaine miraculeuse. Et last but not least, un personnel politique majoritairement constitué d’ex-apparatchiks fermement résolus à céder aux sirè-nes de l’ultralibéralisme le plus débridé…

La crise mondiale de l’eau

Reste qu’en dépit des engagements répétés de la communauté internationale, l’argent promis pour l’eau fait défaut. La manne n’est pas aussi importante que prévu. Rétrospectivement nombre d’analystes stigma-tisent l’ivresse de l’euphorie économique de la fin des années 1990, qui, à l’image de la bulle internet, aurait précipité la course à la croissance mondiale des majors de l’eau… Plusieurs initiatives se sont finalement révé-lées catastrophiques dans des pays confrontés à des cri-ses monétaires, comme en Argentine, et ont conduit les majors à se retirer de nombreux projets trop risqués. Un paradoxe pour les apôtres de la liberté d’entrepren-dre, indéfectiblement liée à la « prise de risques »… Du coup les déclarations des apologistes de la libéralisa-tion des « marchés » de l’eau lors du 4e Forum mondial

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de l’eau (Mexico, mars 2006) tranchaient singulière-ment avec les discours martelés depuis une dizaine d’années, puisque, unanimement, ils proclamaient que la puissance publique, et l’argent public, devaient pro-céder aux investissements pour promouvoir l’eau et l’assainissement pour tous…

Il est vrai que ce marché se restructure déjà… à mar-che forcée. De nouveaux acteurs s’y aventurent. Parmi lesquels, ironie de l’histoire, plusieurs firmes publi-ques déjà présentes dans le secteur de l’eau, à l’image des puissantes Stadtwerke allemandes, ou d’opérateurs publics italiens. Mais aussi des firmes du bâtiment et des travaux publics, et des conglomérats qui émer-gent notamment dans le sud-est asiatique, comme en Allemagne ou en Espagne. Au-delà c’est la mission même des grands opérateurs privés contrôlant l’en-semble de la chaîne, de la production à la distribution, qui est aussi remise en cause par la forte croissance du marché des « prestations de service » que des opéra-teurs publics confient à des entreprises privées. Dans ce cas l’entreprise privée n’intervient plus que ponctuelle-ment pour assurer des prestations limitées. Désormais de nombreux acteurs industriels (des « ingénieristes » américains, allemands, japonais, britanniques…), le disputent aussi aux majors françaises sur ce terrain16.

Pour en finir avec l’exception française dans le domaine de l’eau

Paradoxalement, de nombreuses luttes conduites depuis une quinzaine d’années en France témoignent pourtant d’une volonté croissante des citoyens de se

16. D. Lorrain, « Les 4 compétitions dans un monopole naturel. Qu’est-il en train d’arriver au secteur de l’eau ? », Flux, n° 52-53, septembre 2003.

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réapproprier un service public vital, en proie à une libéralisation effrénée. Les enjeux sociaux, environne-mentaux, politiques, qui y sont liés sont considérables. Ils engagent l’avenir des générations futures, mais ren-voient aussi aux nouvelles dimensions de la question de l’eau à l’échelle internationale.

Car la question de l’eau doit désormais s’apprécier sous l’angle d’un véritable défi mondial pour la vie. Aujourd’hui, parce que 2,6 milliards d’êtres humains ne disposent pas de latrines, 50 000 enfants meurent chaque jour sur la terre. En 2030 c’est près de 60 % de la population mondiale qui vivra dans des régions pri-vées d’accès à l’eau douce. Les inégalités vont crois-sant, les risques aussi. La seconde dimension de la question de l’eau renvoie aux bouleversements induits par les changements climatiques, que la question de l’eau met là aussi brutalement en lumière, sous l’angle d’un danger à court terme, si l’on considère par exem-ple l’hypothèse d’une fonte des calottes glaciaires à l’horizon des années 2080.

À l’échelle de l’Europe occidentale, la question de l’eau revêt également désormais une nouvelle dimen-sion. Elle ne s’y pose plus seulement sous l’angle qualitatif, mais quantitatif, avec le spectre de pénuries et de sécheresses affectant des territoires hier encore préservés. En Europe orientale, outre des inquiétudes sur la qualité de la ressource, de gigantesques besoins d’infrastructures se font également jour.

Ceci alors même que les vingt-sept États membres de l’Union se sont assignés l’objectif, à l’horizon 2015, de rétablir un « bon état écologique et chimique » de toutes les masses d’eau, en application de la directive-cadre européenne sur l’eau d’octobre 2000.

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Ces évolutions interviennent alors que l’Europe, à l’horizon des quinze prochaines années va entrer dans une nouvelle ère politique, marquée par l’abandon et le renoncement à toute véritable politique commune, supplantée par le déploiement du seul marché intérieur et l’affirmation de nouveaux « patriotismes économi-ques ». Cette inflexion brutale est lourde de conséquen-ces puisqu’elle signifie la fin de l’économie publique, le renoncement à toute pensée ambitieuse des services publics.

Exemple ? La Commission européenne adoptait le 28 mars 2007 un « Livre Vert » sur l’utilisation des ins-truments fondés sur le marché à des fins de politique environnementale et énergétique que Stravos Dimas, commissaire européen à l’environnement commentait en ces termes : « Les instruments fondés sur le marché, tels que l’échange de quotas d’émission, les taxes envi-ronnementales et les aides ciblées, mobilisent les for-ces du marché pour protéger l’environnement. Cette approche plus flexible et d’un bon rapport coût effica-cité a fait ses preuves, mais elle reste insuffisamment utilisée. En lançant ce livre vert, notre objectif est de promouvoir le recours à des instruments fondés sur le marché chaque fois qu’ils sont adaptés aux circons-tances pour garantir une protection optimale de l’en-vironnement européen. »

Dans le champ français, à l’horizon 2010, la troi-sième loi sur l’eau du 30 décembre 2006 va contribuer à interdire l’émergence de tout débat sur les politiques publiques de l’eau, restreignant ainsi le champ des possibles.

Plus largement la France est aussi confrontée à l’inévitable mutation de son modèle agricole, que les

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partenaires de l’Union n’entendent pas voir perdurer au-delà de 2013. Cette évolution, comme la montée en puissance de la problématique des agrocarburants, ne s’effectuera pas sans révisions déchirantes, et va peser très fortement sur les politiques publiques de l’eau.

C’est dans ce contexte que les grandes entreprises françaises, leaders mondiaux du secteur, conduisent un redéploiement de leurs marchés, lourd de nouvelles menaces.

La France et l’agenda mondial de l’eau

Veolia et Suez ont réussi depuis quinze ans à maî-triser l’ordre du jour mondial de l’eau. À dater des préconisations qu’elles ont fait adopter en 1993 par la Banque mondiale, ce sont elles qui ont défini, en sus-citant la création du Conseil mondial de l’eau dont le siège est implanté à Marseille, le contenu et les orien-tations successives des Forums mondiaux de l’eau qui se succèdent tous les quatre ans. Le prochain, qui se tiendra à Istanbul en mars 2009, sera essentiellement dédié aux nouvelles « priorités » découlant de la prise en compte du réchauffement climatique.

La création en octobre 2005 d’Aquafed, initiée par Suez, a permis de fédérer 280 entreprises du secteur de l’eau au sein d’un nouveau groupe de pression à dimension internationale. Gérard Payen cadre diri-geant de Suez Lyonnaise et animateur de l’Aquafed, a été désigné par Kofi Annan comme conseiller spécial du secrétaire général de l’ONU pour les questions de l’eau.

Et c’est aujourd’hui un véritable encadrement poli-tico-culturel de la politique européenne de l’eau que les entreprises françaises s’attachent à mettre en œuvre.

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À Bruxelles, l’European Water Partnership, porté cette fois sur les fonts baptismaux par Veolia, qui béné-ficie de l’entregent d’un ancien conseiller pour les affai-res étrangères de Helmut Köhl, a l’oreille du conseil des ministres. Un autre groupe de pression, Friends of Europe, y organise régulièrement des séminaires. Le 7 juin 2007, l’European Policy Summit on Water Security a ainsi réuni, avec le soutien bienveillant de Stravos Dimas, commissaire à l’environnement, un impressionnant panel d’entreprises, de hauts fonction-naires de la Commission, de directeurs de l’eau des ministères concernés de toute l’Union, de chercheurs et d’ONG. Au sein même du Parlement européen vient de se constituer, sur un modèle éprouvé outre-Atlanti-que, un « caucus », le Dolphin Group, qui regroupe un nombre impressionnant de députés du PPE et du PSE.

Ce redéploiement engagé à une vitesse impression-nante repose également sur le développement de nou-velles technologies, comme le dessalement d’eau de mer, le « re-use » ou réutilisation des eaux usées, ou encore des méthodes de « gestion active » de la res-source, comme la recharge artificielle de nappes phréa-tiques en voie d’épuisement, ou encore des transferts d’eau massifs, à l’échelle continentale.

Une nouvelle ingénierie financière se déploie paral-lèlement, avec de nouvelles modalités de partena-riats-public-privé et la montée en puissance de Private Equity Funds, qui mobilisent des capacités financières considérables au bénéfice des entreprises du secteur, dont les « nouvelles frontières » sont situées en Asie du sud-est, en Australie, aux États-Unis, dans la région du Golfe persique et dans l’arc méditerranéen.

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En réponse à une contestation qui s’est répandue sur les cinq continents, l’« école française de l’eau » déploie une nouvelle offensive, massivement soutenue par les ministères français des affaires étrangères et de l’éco-logie, et l’Agence française de développement (AFD), qui s’incarne désormais dans le Partenariat français pour l’eau, qui a parallèlement constitué, et financé, une plate-forme d’ONG françaises, la Coalition Eau, destinée à populariser, notamment, les recours désor-mais offerts par une loi adoptée en France en jan-vier 2005, la loi Oudin-Santini, qui permet à toutes les collectivités locales françaises d’affecter 1 % de leurs budgets « eau » à des actions de solidarité internatio-nale. Un dispositif qui a suscité les virulentes critiques de nombre d’acteurs engagés en faveur d’une gestion soutenable et démocratique de l’eau, et d’une coopé-ration internationale dénuée de toute visée mercantile. Dans ce contexte, la France porte donc une responsa-bilité toute particulière vis-à-vis des nouvelles dimen-sions de la question de l’eau.

Des luttes foisonnantes mais hétérogènes

À l’heure où les Français témoignent d’un inté-rêt croissant pour l’environnement, les mobilisations multiformes en faveur d’une gestion démocratique et soutenable de l’eau ne cessent de gagner en puissance depuis une dizaine d’années. Mais la présence mono-polistique d’un véritable cartel de l’eau contrecarre fortement le développement de ces mobilisations. Un impressionnant corpus idéologique, essentiellement forgé dans l’hexagone, puissamment relayé par l’Ins-titut de la gestion déléguée un étonnant think-tank à la française, soutient que l’intervention du secteur privé

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est incontournable. Or le désormais fameux PPP a témoigné depuis un siècle et demi, d’abord en France, et depuis une vingtaine d’années dans le monde entier, qu’il repose avant tout sur la captation d’une rente publique, facile à résumer : socialisation des pertes et privatisation des profits…

Le débat public sur la gestion de l’eau qui monte en puissance depuis plusieurs années, en France comme ailleurs dans le monde, s’articule lui, a contrario, autour de plusieurs notions transversales qui sont au cœur des préoccupations des Français : bien commun, service public, développement soutenable, démocratie participative…

Initiés dès les années 1970 les combats pour la qua-lité de l’eau en Bretagne, remettant en cause un modèle d’agriculture productiviste, ont donné naissance à une dizaine d’associations, qui regroupent aujourd’hui des milliers de citoyens dans l’ouest de la France.

La contestation des abus de la gestion confiée aux entreprises privées du service public de l’eau, qui s’est développée à partir de la région Rhône-Alpes après l’« affaire Carignon » à Grenoble au début des années 1990, a notamment donné naissance à la Coordination des associations de consommateurs d’eau (CACE), qui regroupe désormais 120 associations d’usagers dans toute la France, engagées dans des batailles homéri-ques contre les grands groupes privés du secteur.

À la faveur de l’élaboration de l’ex-projet de loi Voynet-Cochet sur l’eau, initié en 1998 par le gou-vernement Jospin, les grandes associations consumé-ristes (CLCV, UFC-Que choisir ?) avaient fortement investi sur ce thème. Ainsi que les grands réseaux de

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défense de l’environnement : FNE, WWF, Amis de la Terre, etc.

Les tensions et conflits se multiplient depuis lors. La France fait l’objet de poursuites de l’exécutif com-munautaire pour non-respect de la qualité de l’eau en Bretagne. Un contentieux est suspendu jusqu’en 2009 sous réserve d’adoption d’un plan de reconquête de la qualité de l’eau dont la Commission va examiner très attentivement le déroulement. Le retard apporté à la mise en œuvre effective des obligations découlant de la directive « Eaux résiduaires urbaines » datant… de 1991, pourrait valoir à la France, dès 2009, des pour-suites et d’éventuelles condamnations financières se chiffrant à plusieurs centaines de millions d’euros ! La catastrophique pollution chimique du Rhône, révélée depuis le début de l’année 2007, éclaire quant à elle d’un jour cru les manquements de la France dans la gestion de son patrimoine aquatique.

De nombreuses associations d’usagers poursuivent ou initient des procédures à l’encontre des trois entre-prises privées qui monopolisent le marché de l’eau. De l’aveu même du ministère de l’écologie et du déve-loppement durable, plus de 150 contentieux internes étaient engagés en 2005 en France à ce titre. La publi-cation en 2006, renouvelée en 2007, d’enquêtes de l’UFC-Que choisir ? dénonçant les marges exorbitan-tes des entreprises exerçant un véritable monopole sur le service public de l’eau a suscité à l’identique d’im-portantes réactions. Dans des dizaines de collectivités, des collectifs citoyens, désormais rejoints par des élus, militent en faveur d’une « republicisation » de ce ser-vice public essentiel.

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Ce thème monte en puissance à l’approche de chaque échéance électorale, comme celles des élections muni-cipales de mars 2008, puisque l’eau, ressource locale, est gérée par les communes ou leurs groupements. Sur le terrain, cette mobilisation gagne en intensité sur tous les fronts : pollution de l’eau, atteintes environnemen-tales, inquiétudes sanitaires, procédures contre les déri-ves de la « gestion déléguée »…

De surcroît, la transcription en droit français, de la directive-cadre européenne d’octobre 2000 sur l’eau, qui impose de rétablir un « bon état écologique et chimique » de toutes les masses d’eau avant 2015 (une échéance dont on sait qu’elle ne sera pas tenue), va entraîner des investissements considérables, évalués à près de 100 milliards d’euros en dix ans, qui vont essentiellement peser sur l’usager, le contribuable, le citoyen. Ceci dans le cadre d’un nouveau disposi-tif législatif et réglementaire, découlant de l’adoption de la nouvelle loi sur l’eau et les milieux aquatiques du 20 décembre 2006 (LEMA), qui va conférer aux entreprises monopolistiques du secteur une nouvelle rente de situation, avec les nouveaux « leviers de crois-sance » que constituent les faramineux chantiers qui vont devoir être engagés en matière de lutte contre la pollution sans cesse croissante des ressources en eau.

La directive-cadre européenne sur l’eau innove tou-tefois en imposant de nouvelles modalités de concerta-tion, qui s’inscrivent dans un calendrier d’application extrêmement contraignant. Elle insiste en effet sur la nécessité d’élargir l’assise et la légitimité démocrati-que de la gestion du service public de l’eau.

Dans le même temps, lointaine « réplique » de la loi Sapin de 1993 qui visait à « moraliser » la passation des

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marchés publics, des milliers de contrats de délégation du service public de l’eau et de l’assainissement ont commencé à arriver à expiration à partir de 2003, et vont être renégociés par les collectivités françaises à un rythme soutenu dans les prochaines années, à raison de six à sept cent contrats par an.

Il n’en demeure pas moins qu’à ce jour les mobili-sations croissantes en faveur d’une gestion équitable et soutenable de l’eau interviennent dans un champ ins-titutionnel qui apparaît à ce point « verrouillé » par les représentants de ce qui est bel est bien devenu en quel-ques décennies une véritable « oligarchie de l’eau » que ces luttes n’apparaissent relever que d’un activisme diffus, incapable de constituer une « masse critique » qui leur permettraient d’influer durablement sur des enjeux vitaux.

L’« école française de l’eau » dispose en effet de puissants relais institutionnels, à l’image du Cercle français de l’eau, fondation qui se présente comme un « lieu d’échanges et de débats » et réunit « acteurs de l’eau », élus et entreprises. Veolia, Suez et Saur ont également créé leur organisation professionnelle, la Fédération des entreprises de l’eau (FP2E), le Centre d’information sur l’eau (CIEau), qui fait figure aux yeux des médias de centre d’information statistique publique, lors même qu’il est financé par les entrepri-ses du secteur…

Ces entreprises sont aussi fortement présentes au sein d’une véritable galaxie d’institutions, comme l’Acadé-mie de l’eau, l’Association scientifique et technique pour l’eau et l’assainissement (ASTEE), plate-forme d’échange des professionnels du secteur, très impliquée notamment dans les procédures de normalisation, ou la

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Société hydrotechnique de France, société savante qui accueille en son sein nombre de figures éminentes de cette « école française de l’eau. »

Dans ce contexte institutionnel marqué par l’emprise forte des entreprises du secteur, nombre d’obstacles s’opposent à la convergence des diverses mobilisations citoyennes. Un grand nombre de réseaux et d’associa-tions actifs dans le secteur sont aujourd’hui exsangues à cause des restrictions budgétaires croissantes, sur fond de réduction des déficits publics et de désengage-ment financier de l’État. De même, il est à noter l’ab-sence du monde de la recherche et de l’université, à de rares exceptions près, sur la scène des luttes pour une « autre » gestion de l’eau, ce qui constitue une exception française contrairement aux autres pays. On peut aussi s’interroger sur la quasi-absence des « for-ces vives » traditionnelles de ce champ porteur d’en-jeux sociaux et environnementaux majeurs. Quel parti politique, quelle organisation syndicale, quel mouve-ment mutualiste, etc., ont sérieusement et durablement érigé la question de l’eau au rang de leurs priorités ? Au demeurant nul ne saurait prétendre à un monopole sur ces questions, au vu des enjeux.

Ici pèse une autre ambiguïté. Les grandes asso-ciations d’élus, l’Association des maires de France (AMF), l’Association des départements de France (ADF), l’Association des régions de France (ARF) adhèrent pour l’essentiel à une doxa aux termes de laquelle le mode de gestion, public ou privé, en matière de services publics locaux, a peu d’importance, seule comptant la capacité de « l’autorité organisatrice » (nouvelle appellation de la puissance publique) à garantir une « bonne gouvernance », réputée ménager

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les intérêts bien compris de la collectivité, de l’opé-rateur, et des usagers. Bonne gouvernance qui passe désormais, en l’absence de toute régulation publique forte du secteur, par le « benchmarking » qu’autorisent des « indicateurs de performance », dans l’élaboration desquels les entreprises ont évidemment joué un rôle déterminant…

Enfin, jamais évoqué, et pourtant déterminant, un autre facteur a contribué à entraver jusqu’à présent la convergence des « batailles de l’eau » en France…

Sur fond de mondialisation, de marchandisation débridée de toutes les activités humaines, un consensus implicite fédère nombre d’élites économiques, politi-ques, intellectuelles, voire syndicales et militantes, qui communient allégrement dans une « realpolitik » qui n’ose pas toujours s’affirmer publiquement : Veolia et Suez, leaders mondiaux des services de l’environne-ment, figurent au rang des « champions nationaux », réhabilités sur fond de « patriotisme économique » triomphant… On admet dès lors que ces entreprises exercent une emprise croissante sur des pans entiers de l’action publique, dans des proportions encore insoup-çonnées, jusqu’à figurer au rang de « coproducteurs » de l’action publique.

Dans ce contexte les luttes engagées en France, com-parées à celles qui se déroulent sur d’autres continents, achoppent aussi sur une autre forme d’exception fran-çaise : la faiblesse insigne de sa société civile, notam-ment dans sa composante associative, structurellement inféodée à l’État. Ce rapport de sujétion (partenariats et subventions…) n’a pas d’équivalent dans le monde anglo-saxon, pour n’évoquer qu’un des cas de figure de la scène mondiale des luttes contre la marchandi-

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sation de l’eau. Aux États-Unis ou au Canada, comme en Grande-Bretagne, Public Citizen, le Council of Canadians ou le PSIRU ne sont pas tributaires des sub-ventions allouées par l’État. Leur financement repose pour l’essentiel sur les contributions des syndicats, des églises, des fondations privées, sur des contrats de recherche universitaires, et les cotisations de leurs adhérents…

Au Sud, les mobilisations en faveur du droit d’ac-cès à l’eau et à l’assainissement reposent sur la mobi-lisation, sans commune mesure avec celles qui se déploient au Nord, de communautés qui s’auto-orga-nisent pour faire valoir leur droit à la vie ; loin de la vision lénifiante, franco-française, d’un « droit à l’eau » régi par un codex « humanitaire » qu’a contribué à for-ger « l’école française de l’eau. »

Reste toutefois une donnée, qui pourrait permettre d’inverser la donne, puisque la France porte une res-ponsabilité toute particulière dans la nouvelle question mondiale de l’eau : l’eau est une ressource locale, gérée localement. Or des centaines de collectifs, d’associa-tions, d’élus, de collectivités, d’institutions…, s’en-gagent désormais très fortement, sur tout le territoire français, en faveur d’une « autre » gestion de l’eau, démocratique et soutenable.

Les luttes multiformes pour l’eau enregistrent ces dernières années, en France même, des victoires écla-tantes, notamment sous l’angle d’une « republicisa-tion » de l’eau à l’échelle des communes, témoignant en actes qu’une autre gestion de l’eau est possible. Qu’on peut « faire monde » ensemble autour des enjeux de l’eau.

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Ce mouvement, tonique, multiforme, dont tout indi-que qu’il va continuer à se développer, pour répon-dre pleinement aux attentes et aux espoirs qu’il sus-cite, gagnerait à s’incarner dans l’émergence d’une plate-forme citoyenne de l’eau française, témoignage d’une solidarité qui ne s’arrête pas aux frontières de l’hexagone.

Le pouvoir sans partage des trois « majors » françai-ses n’est peut-être plus aussi assuré qu’on pouvait le penser. En France même, leur « âge d’or » pourrait tou-cher à sa fin. Nombre de collectivités finissent, sous la pression de la contrainte financière et des usagers, par exiger davantage de transparence, voire « republici-sent » leurs services d’eau. Dans ce contexte, eu égard à la position éminente de la France dans le domaine de l’eau, citoyens, militants, politiques, font désormais face à un enjeu vital. Celui d’engager une véritable refondation du concept même de service public de l’eau, à l’heure de la mondialisation. Un service public et une ingéniérie publique, profondément rénovés, démocratisés. L’enjeu est déterminant, crucial, vis-à-vis du reste du monde comme des générations futures.

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[Partie 2 ]Pour la gestion publique de l’eau : arguments, luttes, expériences

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L’urgence d’un plan public pour le secteur de l’eau est urgent

Des milliards de personnes n’ont pas accès à l’eau et à l’assainissement, des millions d’entre elles meurent chaque année

C’est un fait bien connu qu’un milliard de personnes n’ont pas accès à de l’eau potable et saine en quan-tité suffisante pour vivre dignement. Le fait que plus de deux milliards de personnes n’ont pas accès à des services d’assainissement fiables est moins connu. Pourtant, cette situation entraîne la mort inutile de mil-lions de personnes chaque année et le gaspillage d’in-nombrables ressources pour traiter des maladies évi-tables. Près de la moitié des lits d’hôpitaux du monde seraient occupés par des patients atteints de maladies liées à l’eau.

Ces chiffres frappants révèlent l’incapacité du sec-teur public à assumer ses responsabilités de base. Par conséquent, il est indispensable de trouver de « nouvel-les » solutions à ce problème, par exemple en faisant appel aux entreprises privées et à leur gestion « effi-cace » et en laissant la loi du marché régir la distribu-tion de cette ressource essentielle. Les personnes et les entreprises motivées par le profit ne manquent jamais d’esprit d’innovation pour fournir des services à ceux qui n’ont pas accès au secteur public. C’est comme cela que l’on pallie les échecs des gouvernements inef-ficaces et corrompus.

David Boys

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Voici, en résumé, l’argument de base de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international, des ban-ques régionales de développement et de la plupart des pays de l’OCDE, du moins en ce qui concerne les besoins des pays en développement. Très peu de pays de l’OCDE adoptent cette solution pour eux-mêmes, mais, comme par magie, ce remède est censé être efficace dans les pays pauvres et les pays à revenu intermédiaire.

Un autre argument que l’on entend aussi est que les marchés de capitaux locaux financeront ces initiatives de prise en charge de services publics par des groupes privés, mais comment de tels marchés peuvent-ils se développer dans des régions sans eau ni assainisse-ment ? Très lentement, à mon avis. Et d’ici là, combien de personnes en plus auront succombé aux maladies véhiculées par l’eau de mauvaise qualité ?

N’oublions pas non plus le paradoxe suivant : nous savons que l’objectif des entreprises privées est de maximiser leurs profits. Or, une des caractéristiques des populations pauvres est qu’elles n’ont pas d’argent. D’où viendront donc les bénéfices de ces entreprises ? Comment atteindront-elles le retour sur investissement de 15-20 % dont elles ont besoin ?

Tous ces arguments, regroupés dans le consensus de Washington qui, entre autres, propose de remplacer les gouvernements par des acteurs du marché, sont de plus en plus critiqués, y compris par certains spécialistes appartenant au courant dominant. La récente nationa-lisation du géant de l’assurance AIG par le gouverne-ment des Etats-Unis montre une fois de plus que les marchés libres sont allés trop loin.

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Au cours des vingt dernières années, la politique internationale en matière d’eau a préconisé la privatisa-tion en s’appuyant sur plusieurs outils. Les plus connus sont les aides et les prêts octroyés par les banques de développement et les gouvernements des pays dona-teurs. Certains de ces outils ont pour principal objectif d’ouvrir de nouveaux marchés pour les grandes entre-prises des pays donateurs.

De nombreux autres instruments existent pour pro-mouvoir les privatisations, par exemple, les nombreu-ses réunions régionales et internationales visant à éta-blir les politiques à appliquer dans le secteur de l’eau. La plus importante est le Forum mondial de l’eau, organisé tous les trois ans par le Conseil mondial de l’eau, groupe de pression mis sur pied dans les années 1990 par les multinationales françaises de l’eau et la Banque mondiale. Les plus grands groupes privés fran-çais du secteur ont récemment mis en place un nouvel instrument de lobbying, AquaFed, dont les bureaux se situent à proximité des principales instances décision-nelles de l’UE.

Il existe de nombreuses autres réunions de ce type, notamment le Congrès biennal de l’Association inter-nationale de l’eau, la Semaine annuelle de l’eau de Stockholm, la Semaine annuelle de l’eau de la Banque mondiale, etc. (On pourrait se demander pourquoi tant de réunions – l’argent ne devrait-il pas aller à la mise en œuvre de solutions publiques ?) Les lobbyistes du secteur privé sont très actifs dans la plupart de ces conférences, soit directement sous la bannière de leur entreprise, soit en coulisses avec des « groupes alliés » comme le Conseil mondial des entreprises pour le déve-loppement durable (WBCSD) ou le Business Partners

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for Development (BPD, rebaptisé Building Partners for Development). Ils ont même réussi à rejoindre le groupe sur la corruption dans le secteur de l’eau de Transparency International, bien que leurs membres aient été impliqués dans certains des pires cas de cor-ruption de l’histoire du secteur de l’eau. Les représen-tants du secteur privé et les idéologues pro-marché par-ticipent activement à tous ces forums et contribuent à créer les conditions favorables à de nouvelles activités commerciales dans le domaine de l’eau.

Ce groupe informel, qui bénéficie de ressources financières importantes et de relations influentes, a réussi à convaincre le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, de mettre sur pied un conseil consul-tatif spécial chargé de le conseiller sur la manière dont l’ONU pourrait, entre autres, accélérer les « partenariats publics-privés » dans le secteur de l’eau. Cela reflète l’étendue du pouvoir de persuasion de ce groupe, qui a accès aux hautes sphères de plusieurs gouvernements puissants, notamment celle de l’ancien président fran-çais, Jacques Chirac.

En dépit de ce pouvoir immense, les groupes privés ne parviennent pas à leurs fins. Ils rencontrent de nom-breux obstacles, certains de leur fait, d’autres en raison de la nature même du secteur – l’eau est un monopole naturel qui n’obéit pas aux mécanismes du marché… et d’autres en raison de la résistance des populations et de certaines organisations aux projets de privati-sation. D’aucuns affirment que les grandes privatisa-tions appartiennent au passé en mettant en exergue les échecs observés en Argentine, en Indonésie et en Bolivie. Je pense que le monstre de la privatisation a été affaibli, mais qu’il est toujours capable de passer

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à l’attaque. Pour l’instant, il panse ses plaies en Chine et au Moyen-Orient, où la résistance des populations n’est pas très forte. Il rôde encore dans les réunions internationales, où il côtoie de nombreux amis et est protégé par des critères d’accès restrictifs.

Alternatives à la privatisation

Les recherches récentes montrent que les services publics de qualité bien gérés, accessibles et équitables assurent la cohésion de nos sociétés. Ils créent l’infras-tructure sociale et matérielle dont dépend le secteur privé. La question est donc de savoir comment mettre en place de tels services publics de qualité, par exem-ple, dans le secteur de l’eau.

Comme le montre le graphique [+ p. 96], la vaste majorité des services d’eau et d’assainissement sont gérés par des opérateurs publics. Selon une estimation prudente, 250 000 opérateurs publics de l’eau propo-sent leurs services à des milliards de personnes dans le monde entier. Il convient également de noter qu’une telle infrastructure publique existe dans tous les pays de l’OCDE, le secteur de l’eau y étant contrôlé et géré par le secteur public. Dans les quelques pays où la distri-bution de l’eau a été privatisée, cela s’est fait après que des fonds publics aient créé l’infrastructure initiale.

Pourquoi ne parle-t-on donc pas davantage de ces milliers d’opérateurs publics efficaces ? Pourquoi ces derniers n’attirent-ils pas l’attention des bailleurs de fonds, des banques et des responsables politiques ? La réponse n’est certes pas simple, mais les points sui-vants peuvent servir de pistes :

n Les services publics de l’eau sont généralement gérés par les municipalités et desservent des régions géographiques et politiques bien définies.

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n Les opérateurs ne visent pas à s’étendre au-delà de leurs limites géopolitiques car ils ne sont pas mus par la maximisation des profits, les fusions et acqui-sitions et l’élimination des concurrents.n Bon nombre d’opérateurs de haut niveau sont des ingénieurs. Ces derniers sont plus à l’aise avec les algorithmes, le ciment, l’acier et les finances qu’avec les stratégies politiques, la création de réseaux de contacts, l’intégration et la participation publique.n Les principales réunions relatives à l’eau sont encore monopolisées par les partisans idéologiques des solutions axées sur le marché.

L’ISP reste convaincue que ces opérateurs publics « isolés » détiennent les clés du progrès dans ce secteur. Au total, ils emploient des millions de travailleurs-euses, dont beaucoup sont dotés de compétences et de savoir-faire qu’ils peuvent transmettre à leurs collègues moins qualifiés. Un grand nombre de ces opérateurs affichent des résultats remarquables dans des circons-tances difficiles. Mais comment exploiter ce potentiel étant donné l’« isolement » des opérateurs publics et les politiques internationales concernant la question de l’eau qui continue à chercher et à soutenir des solutions axées sur le marché ?

L’ISP a financé plusieurs études visant à examiner les possibilités que présentent les partenariats public-public, notamment à la lumière des expériences faites en Lettonie, en Lituanie et en Estonie après la chute de l’Union soviétique. Dans ces pays baltes, l’entreprise publique de distribution Stockholm Vatten a conclu un partenariat pluriannuel avec le soutien de plusieurs donateurs et d’élus. Il existe bien d’autres exemples de partenariats couronnés de succès. Ils se font générale-

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ment au niveau national, parfois dans une même région ou entre pays du Nord et pays du Sud. La plupart de ces partenariats n’ont pas fait parler d’eux.

L’enjeu consiste à élaborer un mécanisme interna-tional prévoyant et favorisant les partenariats public-public de manière à refléter les besoins des opérateurs publics et non pas les intérêts des banques de déve-loppement et des bailleurs de fonds nationaux et des groupes privés.

Les partenariats des opérateurs d’eau (POE), l’UNSGAB et le système des Nations unies

Nous nous sommes tournés notamment vers le Conseil consultatif sur l’eau et l’assainissement auprès du secrétaire général de l’ONU (UNSGAB) pour réa-liser des avancées en matière de partenariats public-public. Créé en 2004 par Kofi Annan, ce Conseil avait initialement pour mission d’encourager la privatisa-tion, soit les partenariats public-privé (PPP). Parmi les premiers membres, nombreux étaient favorable-ment disposés à l’agenda des PPP Après qu’une cer-taine pression a été exercée sur l’ONU, trois nouveaux membres ont donc été nommés : Antonio Miranda de l’Association des services municipaux de l’eau et de l’assainissement du Brésil (ASSEMAE), Jocelyn Dow, ancienne présidente de l’Organisation de femmes pour l’environnement et le développement (WEDO) et moi-même (Davis Boys) de l’ISP.

Ces trois membres ont déploré l’accent mis sur les PPP et ont soumis une proposition privilégiant le ren-forcement des services publics de distribution d’eau et non leur remplacement par des opérateurs privés. Cette proposition avait été initialement conçue pour ne

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concerner que les opérateurs publics, mais le compro-mis final a été de permettre à toutes les organisations de participer à ce nouveau mécanisme, qu’il s‘agisse d’opérateurs publics ou privés, d’ONG, d’intellectuels ou de toute autre partie prenante souhaitant renforcer les capacités des opérateurs publics.

Le compromis a débouché sur la proposition figu-rant dans le Plan d’action Hashimoto de l’UNSGAB et baptisée Partenariat des opérateurs d’eau (POE). Toutes les parties sont admises mais la participation repose sur une base non lucrative. Comme l’a souli-gné Antonio Miranda, le monde des affaires leur four-nit déjà de nombreux instruments pour en trouver. Le POE ne doit pas servir de nouveau moyen, car sa raison d’être n’est pas de conserver le statu quo. En effet, un certain nombre d’acteurs pensent qu’un moratoire est indispensable, une période, de cinq à dix ans, suivant le POE et au cours de laquelle l’entreprise privée n’est pas autorisé à faire des affaires. Ceci pour éviter que les entreprises privées utilisent le POE seulement pour leur marketing à long terme.

Le document de l’UNSGAB définit le partenariat mondial des opérateurs d’eau comme suit :

Le raisonnement qui sous-tend le concept POE est que ce sont les opérateurs eux-mêmes qui offrent le plus de perspectives d’amélioration des services d’eau et d’assainissement. Étant donné que la plupart des opérateurs d’eau sont locaux ou municipaux, que la plus modeste des améliorations au sein de ces opé-rateurs permettra d’avancer considérablement sur la voie des OMD1 et qu’aucune organisation n’a actuel-lement la capacité de mobiliser les milliers d’opéra-

1. OMD : Objectifs du Millénaire pour le développement, fixés par

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teurs du secteur de l’eau, c’est vers eux qu’il faut se tourner pour avoir le plus de chances de réussir. Les POE reposent sur des mécanismes qui permettent à ces opérateurs de communiquer entre eux systémati-quement, sans devoir attendre le feu vert des bailleurs de fonds, des institutions financières internationales ou d’autres organisations pour nouer des contacts et développer des projets2.

En octobre 2006, Kofi Annan a demandé à UN-Habitat3 d’accueillir un bureau mondial des POE. Le gouvernement japonais a rapidement alloué 2 mil-lions de dollars à la mise sur pied de POE dans la région Asie-Pacifique. Mais il l’a fait bien avant qu’UN-Habi-tat ne soit mandaté pour la mise en œuvre, de sorte que les fonds ont été recueillis par la Banque asiatique de développement, l’une des banques régionales connues pour promouvoir les mécanismes de marché. La BAsD donne l’impression d’utiliser cet argent pour encoura-ger la création de réseaux régionaux de services publics de distribution. Cependant, il est évident qu’elle s’inté-resse surtout à la mise en place de modèles de marché, par le biais d’une perception de droits, d’un finance-ment par la bourse ou d’autres approches de gestion. La BAsD a clairement affirmé vouloir transférer une partie encore plus importante de ses fonds au secteur privé. Mais l’initiative POE doit être gérée différem-ment, en mettant l’accent sur les opérateurs publics,

le programme des Nations unies pour le développement. Cf. <www.undp.org/french/mdg/>.2. <www.world-psi.org/TemplateEn.cfm?Section=Other_publications&CONTENTID=17198&TEMPLATE=/ContentManagement/ContentDisplay.cfm>.3. UN-HABITAT : Programme des Nations Unies pour les établisse-ments humains. Cf. <www.unhabitat.org/>.

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mais aussi en incluant les travailleurs/euses et les représentants de la société civile.

D’autres régions ont géré les POE d’une manière similaire, les banques de développement régionales jouant un rôle prédominant. C’est fort préoccupant étant donné qu’elles sont toujours les principaux acteurs du consensus de Washington, en dépit de nom-breux signes révélant l’échec de leurs politiques.

L’absence de participation des nouveaux acteurs, soit les organisations de la société civile, les travailleurs/euses ou leurs syndicats, montre également que la mise en œuvre des POE pose problème. Aucun de ces grou-pes n’a été véritablement consulté pour les initiatives régionales relatives aux POE. Les ingénieurs de l’eau doivent adopter un processus de prise de décisions plus transparent et plus participatif.

Il est manifeste que les groupes privés sont préoccu-pés par l’initiative POE. AquaFed participe à toutes les réunions régionales et s’efforce d’affaiblir le rôle du secteur public, en s’attaquant soit à l’aspect non lucra-tif soit au moratoire proposé.

En Amérique latine, les POE sont menés par AIDIS, une association d’ingénieurs. Les services de distribu-tion choisis pour le groupe directeur sont soit issus du secteur privé stricto sensu, comme c’est le cas au Chili, soit des services publics qui s’orientent vers les méca-nismes de marché, en entrant en bourse, en nouant des partenariats à but lucratif et en rétribuant des services de conseil. La société civile, les travailleurs/euses et les syndicats n’ont été invités à participer à aucune de ces réunions.

En Afrique, les premières activités relatives aux POE ont été fortement influencées par le personnel

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de la Banque mondiale et l’ancien Water Utility Partnership, qui s’est soldé par un échec pour avoir trop privilégié les intérêts des opérateurs privés. Les POE africains sont également sous la coupe de Rand Water, le fournisseur en gros d’Afrique du Sud qui a tenté de se lancer dans la distribution grâce aux PPP. Rand a même conclu des PPP en dehors de l’Afrique du Sud avant d’être forcé d’y renoncer en raison de l’insuffisance des profits.

La vénérable Association internationale de l’eau (IWA) n’est pas non plus épargnée par les pressions exercées par le secteur privé en vue de rendre les POE plus favorables à leurs affaires. Bien que la vaste majorité des membres de l’association travaillent dans les services publics de distribution, ses principaux bailleurs de fonds sont Veolia et Suez.

Dans l’ensemble, l’initiative POE risque sérieuse-ment d’être pervertie au point de ne pas pouvoir répon-dre aux attentes ou remplir ses promesses, à savoir créer une plateforme de services publics de distribu-tion permettant à ces derniers de s’entraider sans être menacés par le mercantilisme ou les rachats. Le fait qu’UN-Habitat a pris beaucoup de temps pour créer son programme et que les donateurs ne sont pas encore prêts à soutenir ce nouveau concept explique égale-ment en partie le problème.

UN-Habitat a récemment mis un directeur à la tête des POE et nous avons bon espoir qu’il remettra les POE sur la bonne voie. UN-Habitat créera un comité direc-teur provisoire composé principalement d’opérateurs publics, mais également d’organisations de la société civile, de syndicats et de bailleurs de fonds. Ce comité sera chargé d’établir les principes de fonctionnement

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des POE. Cela aura-t-il une influence sur les POE régionaux déjà créés ? Nous allons en tous les cas exer-cer des pressions pour que les POE mondiaux fixent clairement les critères permettant aux POE régionaux d’utiliser le « label POE ».

En dépit de ces inquiétudes, notons qu’il existe de nombreuses nouvelles initiatives intéressantes, notam-ment les activités du réseau Reclaiming Public Water (reconquérir l’eau publique), soutenues par CEO/TNI (Corporate Europe Observatory/Transnational Institute) et réunissant de nombreux acteurs diffé-rents, tels Red Vida en Amérique latine, le Conseil des Canadiens (Council of Canadians), le Réseau afri-cain de l’eau (African Water Network), et d’autres. Le manque de financement reste un obstacle permanent, mais d’importantes initiatives novatrices sont lancées et gérées avec un budget limité. Il est utile de men-tionner les changements dans les processus de gestion opérés par les services de distribution de l’eau et les ingénieurs à Tamil Nadu, en Inde.

Les syndicats financent également plusieurs actions, notamment les partenariats public-public entre les services publics de distribution et les syndicats en Argentine, au Pérou, en Uruguay et en Bolivie. Aux Philippines, le syndicat collabore avec la direction pour élaborer des normes sociales en vue d’améliorer les services publics. Aux Pays-Bas, le syndicat (Dutch Union) s’est rapidement mobilisé pour nouer des liens entre les entreprises publiques et les nombreux par-tenariats publics internationaux, y compris des liens avec les syndicats. De véritables partenariats entre les services publics de distribution se font de mieux en mieux connaître dans le monde entier, mais il leur

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reste à relever de nombreux défis afin d’avoir suffisam-ment de poids politique pour forcer les banquiers et les donateurs favorables à l’économie de marché à modi-fier leurs pratiques.

Il est évident que les gouvernements nationaux ne peuvent pas lancer des privatisations, en écartant leur responsabilité face à la question de l’eau et des services d’assainissement. Au contraire, ils doivent reconnaître que le financement et la gestion doivent relever du secteur public et qu’ils ne peuvent pas être laissés au bon vouloir des banquiers et des spéculateurs qui ont échoué lamentablement en se déchargeant, dans nos sociétés, de leur responsabilité. Nous devons recon-naître le succès de ces opérateurs publics et de leurs équipes qui, tous les jours, parviennent à assurer un approvisionnement fiable en eau potable et des servi-ces d’assainissement performants. Nous devons cesser de dénigrer les services publics, mais, au contraire, utiliser leur force pour aider les autres, avec, comme objectifs communs, de construire des sociétés justes et équitables et d’éliminer la pauvreté.

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Fluctuat nec mergitur : quand Paris se réapproprie son eau

Alors que la campagne électorale pour les élections municipales de mars 2008 est déjà engagée, le maire de Paris en exercice et candidat prend position par voie de communiqué le 5 novembre 2007 sur l’ave-nir du service municipal de l’eau à Paris en déclarant vouloir « confier à un opérateur public unique la res-ponsabilité de toute cette chaîne du cycle de l’eau, de la production à la distribution ». Pour beaucoup cette déclaration est une surprise et nombreux sont ceux qui ne veulent y voir qu’un engagement de campagne sans lendemain. Elle s’inscrit pourtant dans un processus long d’évolutions du service municipal de l’eau dont les ressorts relèvent autant de considérants techniques que politiques.

L’abandon de la gestion de l’eau en régie directe

Opérons un retour sur l’histoire, qui est d’abord l’histoire d’un démantèlement, celle de la gestion de l’eau en régie directe. Ce démantèlement s’effectue en deux étapes : la distribution de l’eau puis la production même de l’eau.

L’abandon de la distribution

C’est en 1984 que, Jacques Chirac, alors maire de Paris et président du RPR (Rassemblement pour la République), décide de confier au secteur privé les métiers de la distribution d’eau.

Anne Le Strat

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En termes rigoureux, il ne s’agit pas d’une privatisa-tion à proprement parler, le patrimoine du réseau étant toujours propriété de la ville, mais d’une délégation de service public aux entreprises privées. Deux contrats d’affermage1 portant sur « l’exploitation du service de distribution publique d’eau potable et d’eau non potable » sont ainsi signés le 20 décembre 1984. La loi Sapin (1993) conçue pour rendre plus transparentes les conditions de passation des contrats de délégation de service public n’étant pas encore édictée, la ville de Paris en profite pour passer deux contrats de délégation de gré à gré sans mise en concurrence à Eau et Force (EF-PE), filiale de la Lyonnaise des eaux (aujourd’hui intégrée au groupe Suez) pour la rive gauche et à la Compagnie des eaux de Paris (CEP), filiale de la Générale des eaux (aujourd’hui intégrée au groupe Veolia) pour la rive droite.

C’est en obéissant à des considérations purement politiques, ne relevant donc pas de la rationalité techni-que, que la municipalité parisienne de l’époque partage ainsi Paris en deux : une rive pour chacune des filiales des deux grandes multinationales de l’eau. En 1985, quand les contrats de délégation de la distribution sont signés, la Lyonnaise des eaux, grande concurrente de la Générale, fait donc son entrée sur le secteur parisien de l’eau. Rappelons qu’à cette époque, le président-direc-teur général de la Lyonnaise des eaux, Jérôme Monod, n’est ni plus ni moins que l’ancien directeur de cabinet de Jacques Chirac, Premier ministre, et ancien secré-taire général du RPR…

1. Cf. Encadré 1, p. 172 : Récapitulatif des différents modes de gestion.

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L’abandon de la production de l’eau

Après la distribution, poursuivant la remise en cause profonde du système en place, la municipalité parisienne décide de s’en prendre à la production de l’eau. C’est à un cabinet privé, le cabinet Merlin, qu’il est demandé une étude sur l’approvisionnement et la production de l’eau potable et non potable. Cette étude rendue en mars 1986 dresse un premier bilan après quinze mois de distribution affermée et préconise la création d’une SEM (société d’économie mixte) pour la production d’eau potable et non potable, préconisa-tion adoptée lors du Conseil de Paris de juillet 1986, signant ainsi la fin de la production d’eau en régie directe.

Par un contrat de concession du 30 janvier 1987 la Société anonyme de gestion des eaux de Paris (SAGEP) est alors créée pour la production et le transport de l’eau potable et non potable. La collectivité parisienne détient 70 % du capital, 2 % sont détenus par d’autres SEM de la ville, les 28 % restant étant partagés à moitié par les deux distributeurs, ainsi actionnaires et admi-nistrateurs de la SAGEP.

Le démantèlement de la régie directe se fit donc en deux étapes et la ville de Paris devint autorité concé-dante sur trois contrats de délégation d’une durée cha-cun de vingt-cinq ans. Plusieurs avenants sont venus par la suite compléter ou modifier les contrats initiaux. À la lecture des contrats on comprend que la munici-palité avait décidé, par cette réforme du service, de tout déléguer jusque ses obligations de contrôle.

La SEM, sans lien contractuel avec les deux distri-buteurs, était pourtant chargée de leur contrôle via un mandat de la ville, et de ce fait chargée de contrôler

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ses actionnaires privés et administrateurs. En réalité les services municipaux ne maîtrisaient ni ne contrô-laient aucune des activités menées par les délégataires et la SAGEP sans réel moyen de contrôle des distribu-teurs privés émettait parfois des remarques et critiques mais qui restaient sans effet, la ville ne demandant par aux distributeurs d’en rendre compte. D’ailleurs fau-tes d’objectifs techniques précisés dans les contrats quant aux obligations des distributeurs en matière de travaux, l’état patrimonial du réseau était mal connu par la collectivité.

Une situation accablante

Deux rapports de la Chambre régionale des comp-tes d’Ile-de-France (CRC) en 20002 et de l’Inspection générale de la ville de Paris (IGVP)3 en 2001 ont très fortement et justement critiqué le fonctionnement ou plutôt dysfonctionnement du service. La CRC et l’IGVP pointent l’absence de transparence quant aux données techniques, économiques et financières fournies par les deux distributeurs qui ne rendent pas compte des pro-duits financiers ni des gains de trésorerie générés par les contrats et dont les rapports ne retracent que partiel-lement les montants des travaux effectués et les opé-rations financières afférentes. Ils estiment par ailleurs que les marges réelles des distributeurs sont largement supérieures (de deux à trois fois) à celles déclarées mais soulignent à maintes reprises la difficulté de les éva-luer faute de précision quant aux données financières.

2. « Rapport sur la gestion de la protection et de la distribution de l’eau potable et non potable », Chambre régionale des comptes d’Ile-de-France, au maire de Paris, Jean Tibéri, 7 septembre 2000.3. « Le contrôle par la Ville de Paris de sa filière eau (production-distribution) », Inspection générale de la Ville de Paris, juin 2001.

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L’IGVP relève par exemple qu’il a été très difficile d’entrer en contact avec les sociétés distributrices très réticentes à donner les informations demandées dans le cadre de l’inspection. Le conflit d’intérêt occasionné par la présence des distributeurs au sein du capital de la SEM est noté par la CRC qui s’étonne également de la clôture du budget annexe de l’eau en 1989, critique déjà formulée dans un autre rapport de 1991. Ce qui est pourtant obligatoire pour le bon fonctionnement des services d’eau et d’assainissement. Quant à l’absence de contrôle de la municipalité sur son service il est très largement critiqué par les deux rapports, l’IGVP sou-lignant que « la minuscule “section de coordination et liaison eau” ne saurait à elle seule assurer le contrôle de l’ensemble de la filière 4 ».

La réappropriation de la gestion de l’eau

En 2001, avec l’arrivée de la gauche à la tête de Paris, l’une des priorités politiques de la nouvelle majorité municipale est justement de reprendre le contrôle du service. Lors de la clause de revoyure des contrats, des négociations sont engagées avec les délégataires sur les montants des travaux, sur le calcul des provisions financières dégagées par les deux distributeurs, sur la gestion de la facturation et sur le contrôle des activités des délégataires. Par les avenants signés en 2003, la Ville de Paris a repris deux des missions qui étaient jusqu’alors exercées par la SAGEP : le contrôle des contrats de distribution et la maîtrise d’ouvrage des travaux d’investissements sur le réseau de distribution. Elle reconstitue à cette fin un pôle de compétences au

4. Ibid., p. 151.

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sein de la ville, en charge du contrôle des délégataires. Un budget annexe de l’eau est également rétabli. Dans ce processus de republicisation engagée dans la précé-dente mandature, le changement de l’actionnariat de la SEM Eau de Paris marque également un tournant important. En avril 2007, le Caisse des dépôts et consi-gnations rachète les actions des deux groupes privés qui sortent ainsi du conseil d’administration de la SEM.

La gestion de la facturation est également complè-tement revue. Il faut savoir, en effet, que si le service de l’eau fut assuré en régie directe jusqu’en 1985, la partie commerciale était assurée depuis fort longtemps par le privé. En effet par un traité du 11 juillet 1860 la ville de Paris sur l’initiative de l’ingénieur Belgrand – véritable concepteur du système d’approvisionnement de l’eau pour Paris – délégua le service commercial de la facturation à la Générale des eaux pour une durée de cinquante ans. En contrepartie, la Générale cédait des installations de production d’eau dans des communes rattachées à Paris, sur lesquelles le service d’eau était concédé. Des conventions successives entre la ville et la Générale ont fait perdurer le dispositif jusqu’à la mise en délégation, remplacé par la suite par un GIE (groupement d’intérêt économique) de facturation pour les deux délégataires mais toujours géré par la Générale des eaux jusqu’en 2003.

Dès 2001, la nouvelle mandature lance un audit sur le GIE facturation, dénoncé précédemment par la CRC et l’IGVP, effectué par le cabinet Service public 20005 dont les conclusions sont accablantes. Il estime qu’en

5. « Gestion du service commercial des eaux de Paris », rapports relatifs à la qualité et à l’efficience du service, Service public 2000, décembre 2002.

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comparaison avec des villes étrangères et d’autres vil-les françaises le coût du service commercial de Paris est 2 à 3,5 fois plus cher, soulignant sa « médiocre per-formance économique » et son très mauvais rapport qualité/prix ! Le rendu de l’audit conduit la ville à met-tre fin au groupement d’intérêt économique en 2003 et à ce que chaque distributeur reprenne les activités de facturation sur son secteur.

L’élaboration du nouveau modèle de gestion : la régie personnalisée

À l’approche de l’échéance des contrats (décem-bre 2009 pour ceux de la distribution et décembre 2011 pour la production) est engagé un programme d’études afin de définir le meilleur scénario d’organisation et de gestion du service public de l’eau. Plusieurs missions ont été confiées à des consultants et cabinets d’études en 2006 et 2007 pour évaluer la situation à la fin des contrats actuels et faire une analyse organisationnelle, juridique et financière du service et sur les besoins d’évolution technique du système d’alimentation.

Au terme des études et après analyse d’une dizaine de scénarios de gestion possible, deux scénarios ont été définitivement retenus pour examen avant la décision politique. Le premier prévoyait peu ou prou la recon-duite du système actuel avec comme changement de ne confier qu’à un seul opérateur privé la délégation de la distribution. Le second préconisait une régie per-sonnalisée pour l’ensemble du service (production et distribution), s’inscrivant en rupture avec l’ancien sys-tème tout en étant dans la continuité des orientations développées depuis 2001.

Il est notamment apparu que la production de l’eau était une activité réellement stratégique compte tenu

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des tensions que l’on peut craindre à l’avenir sur la dis-ponibilité des ressources et leur qualité. La volonté de la Ville de retrouver la maîtrise complète de sa filière de l’eau, soumise à des enjeux environnementaux forts, a conduit à écarter toute forme de délégation pour cette activité. Le scénario de la remunicipalisation se tradui-sait par une reprise directe et complète du service par la collectivité, redevenant ainsi actrice de son service de l’eau et effaçant vingt-cinq ans d’abandon de ses responsabilités.

Par sa prise de position sur le choix futur du mode de gestion du service de l’eau s’il était réélu, Bertrand Delanoë inscrit l’eau comme thème électoral de la cam-pagne municipale. Neuf mois après la prise de fonc-tion de la nouvelle équipe municipale, nous sommes aujourd’hui dans la phase de transition opérationnelle, d’un mode de gestion à un autre. D’ici la fin 2009, il s’agit de réorganiser le service municipal par la mise en place d’un opérateur public unique sous la forme d’une régie personnalisée à qui sera confié l’ensemble des activités du service de l’eau.

De nombreux arguments plaident pour l’unicité de l’opérateur en gestion publique. Cela permet de met-tre fin à l’éclatement des compétences et des respon-sabilités réparties actuellement entre la Ville et les trois opérateurs, rendant plus lisible l’organisation du service pour l’usager. Pour exemple les distributeurs d’eau sont responsables de l’entretien et de l’exploi-tation du réseau de distribution, mais le producteur gère certaines conduites et équipements de régulation du réseau, et assume la responsabilité de la qualité du service fourni (pression et qualité de l’eau, traitement des plaintes) alors que le contact avec l’abonné via la

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facture revient au distributeur. À noter que les distri-buteurs privés étaient eux-mêmes favorables à un seul opérateur d’eau à Paris, défendant naturellement l’idée qu’il devait être privé et non public.

L’opérateur unique assurera une meilleure traçabi-lité de la qualité (depuis la source jusqu’au robinet) optimisant ainsi la sécurité sanitaire. À titre d’exem-ple, une goutte d’eau transportée par l’aqueduc de la Vanne change aujourd’hui dix fois d’opérateur (Eau de Paris, EF-PE, CEP) avant d’atteindre le réservoir de Montmartre !

La gestion financière sera plus transparente et entiè-rement dédiée au service public de l’eau sans aucune rémunération d’actionnaires. Les distributeurs décla-rent annuellement en moyenne 15 millions d’euros de bénéfices – alors qu’on estime qu’ils en dégagent net-tement plus par des gains de trésorerie et par les mar-chés de travaux sur le réseau généralement confiés aux filiales des groupes – bénéfices dont on ne connaît pas réellement la part réinvestie dans les contrats d’eau6. En effet, la lecture seule des comptes annuels de résul-tat d’exploitation des distributeurs ne suffit pas pour évaluer le cycle économico-financier des contrats, comme l’a récemment démontré l’expérience de la communauté urbaine de Bordeaux sous la présidence d’Alain Rousset, qui au terme des négociations avec

6. Une expertise financière de Patrick du Fan de Lamotte, consultant expert-comptable, effectuée pour EAU DE PARIS estime que la méthode employée par les distributeurs s’écarte des règles du plan comptable général. À titre d’exemple, les distributeuurs font figurer dans les charges des intérêts sur la totalité des investissements qu’ils réalisent, sanstenir compte de l’autofinancement que leur procure le service. Ainsi pour 2006, les bénéfices affichés étaient de 15 mil-lions d’euros mais devaient être réestimés à plus de 23 millions.

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son délégataire la Lyonnaise des eaux, dont il avait pu analyser la comptabilité générale, a récupéré près de 234 millions d’euros, à comparer aux 29 millions estimés par un audit financier externe sur la base des rapports financiers du délégataire.

Par ailleurs, dans le système parisien actuel, le pro-ducteur supporte la majorité des charges fixes du ser-vice, par l’exploitation des usines, des filières de trai-tement et par la prise en charge des investissements les plus importants sur le patrimoine du réseau. En réalité la partie la plus lucrative (facturation et gestion de la clientèle) revient aux distributeurs alors que le produc-teur assume la plus grande part des fonctions d’exploi-tation du service.

La création d’une régie de l’eau permettra de faire apparaître de manière simple et transparente l’ensem-ble des recettes et des charges liées au service. Nous avons la conviction de pouvoir, dans cette nouvelle organisation, garantir à la fois la maîtrise du prix et la réalisation des investissements nécessaires au service.

C’est donc à la fois des raisons politiques et de « bonne » gestion, les deux en la matière étant totale-ment liées, qui ont présidé à cette décision politique.

La question s’est posée du choix de la structure juri-dique de la nouvelle régie, directe ou personnalisée – choix en partie dicté par les évolutions législatives.

Par la volonté du législateur, l’eau est un bien public. Sa production et sa distribution se font dans le cadre d’un service public qualifié d’industriel et commercial, dont le coût est supporté par la facture de l’usager. Le code général des collectivités territoriales prévoit que seuls les services exploités en régie directe sans dis-continuité depuis une date antérieure au 28 décembre

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1926 ont la faculté de conserver la forme de régie directe. Le service de l’eau ayant fait l’objet d’une délégation de service public en 1985 le retour à une régie directe n’était plus possible et l’opérateur public prendra la forme juridique d’une régie municipale à caractère industriel et commercial disposant de l’auto-nomie financière et de la personnalité morale. La régie personnalisée offre les avantages d’une souplesse de gestion tout en restant dans le cadre d’une comptabilité publique. Elle permet également la reprise totale du personnel de la SEM Eau de Paris et des distributeurs affectés aux contrats parisiens, employés sous des sta-tuts différents (fonctionnaires de la ville et agents de droit privé). L’ensemble des compétences techniques et savoir-faire actuels au sein des trois opérateurs sera ainsi intégré dans la nouvelle régie.

La question des effectifs et du personnel est certes une des questions sensibles à traiter dans la période de transition. Même si le Code du travail ainsi que les clauses contractuelles encadrent les modalités de trans-fert de personnel relatif au transfert d’activités, cela nécessite un temps de négociations avec les distribu-teurs et les partenaires sociaux. Un autre sujet sensible pour réussir la transition concerne les systèmes d’in-formation (compteurs, gestion de la facturation, etc.), pour lequel des négociations avec les distributeurs sont engagées afin d’opérer le changement d’organisation du service sans rupture.

À l’instar du démantèlement de la régie directe qui se fit en deux étapes, la création de la nouvelle entité publique se fera en deux temps, par le passage en régie personnalisée de la SEM de production au pre-mier semestre 2009 puis par l’adjonction des fonctions

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de distribution à la fin de l’année 2009. Elle assurera totalement l’approvisionnement de l’eau pour Paris le 1er janvier 2010.

Cette révolution de la gestion de l’eau à Paris a été soumise au débat lors du dernier Conseil de Paris de novembre 2008 où l’assemblée municipale a délibéré sur les statuts et le périmètre de la future régie. Après un débat qui a vu se rejouer le bon vieux clivage gau-che-droite, cette dernière défendant les intérêts du sec-teur privé, la délibération a été adoptée faisant l’unani-mité de la gauche municipale.

Bien commun, ressource naturelle, l’eau redeviend propriété et patrimoine de la collectivité, au bénéfice de l’intérêt général et dans le souci d’un service public pérenne et soutenable.

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La lutte pour le service public de l’eau : une bataille citoyenne et antilibérale1

La bataille pour gérer l’eau en service public rejoint toutes les batailles pour un autre monde.

Quatre idéesPremière idée

Il est avéré en France que l’eau potable est moins chère lorsqu’elle est produite par une régie publique que lorsqu’elle est produite par une entreprise pri-vée, 30 % de différence en moyenne ; cela peut même atteindre 44 % pour les communautés d’agglomération, selon une enquête parlementaire.

Ceux qui considèrent l’eau comme une marchandise, ne sont donc pas compétitifs sur le marché – comme on dit. Le privé n’est pas meilleur, il est moins bon que le public. Comme élu qui dirige un service public de l’assainissement, un service avec 350 salariés, nous avons un service de proximité qui traite à égalité les habitants, un service dont les qualités d’innovations sont reconnues, notamment par la mise en œuvre de gestions alternatives très fortes dans le domaine de la récupération et du traitement des eaux pluviales pour éviter de les envoyer dans les stations d’épurations d’eaux usées. Des gestions qui cherchent à impliquer les citoyens usagers ; une forte activité dans le domaine de la prévention, de l’éducation et de la citoyenneté

1. Transcription d’une intervention faite au Forum social européen de Malmö, septembre 2008.

Jacques Perreux

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avec la formation de 10 000 collégiens par an à une nouvelle culture de l’eau, une Université populaire de l’eau et du développement durable qui rassemble chaque année 2 000 personnes, un festival de l’Oh ! avec 200 000 participants qui contribuent en outre dans la dernière période à une élaboration participative et démocratique de la politique de l’eau de notre départe-ment, au travers de ce que nous appelons un plan Bleu qui rassemble tous les acteurs de l’eau. Cela ne plaît pas à tout le monde et notre service public est l’ob-jet d’attaques régulières pour mise en cause de la libre concurrence, ainsi notre laboratoire départemental devrait laisser la place à des labos privés.

Deuxième idée en deux remarques

1. Le plus souvent ceux qui défendent le privé, la privatisation le font par dogmatisme, celui de faire le plus de bénéfices possibles, mais curieusement ils ne se vantent que très rarement du montant de leurs béné-fices. Si vous allez par exemple sur le site Internet des marchands de pétrole, d’électricité, de gaz, de voitures, des géants de la distribution, dès la première page du site on vous annonce les montants des dividendes sou-vent en augmentation, comme preuve que le groupe est bien géré et marche bien. Les marchands d’eau, eux sont très discrets sur leurs bénéfices comme si ce n’était pas très normal de faire de l’argent avec ce don de la nature indispensable à la vie.

2. À l’heure où surtout en Europe, on nous dit qu’il faut ouvrir toutes les activités humaines à la concur-rence libre et non faussée, dans le domaine de l’eau les entreprises ne se font pas vraiment concurrence ; il n’y a pas vraiment « la guerre des prix », c’est plutôt la répartition du « gâteau » et le partage des eaux. Ainsi

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en région parisienne c’est la Générale des eaux qui a le contrat depuis 1923.

À Paris, c’est une répartition équitable entre la Lyonnaise des eaux qui distribue l’eau sur la rive gau-che et Veolia qui distribue sur la rive droite de la Seine. À Marseille, c’est la Société des eaux de Marseille qui remporte toujours le marché et son capital est consti-tué à 50 % de Veolia, 50 % par la Lyonnaise ; situation identique dans la ville le Lille.

Le Conseil de la concurrence a d’ailleurs observé que le délégataire en place est souvent seul à présenter une offre quand il y a renouvellement du contrat, autant dire que dans le domaine de l’eau, la concurrence n’est pas vraiment libre et qu’elle est plutôt faussée.

Troisième idée

Si les apôtres de la « marchandisation » de l’eau sont dogmatiques, ils sont sectaires, ils appartiennent à la secte du profit ; ceux qui se battent pour que l’eau soit gérée en service public défendent l’intérêt général, celui de la planète et de la biodiversité.

En fait ce qui nous amène à agir pour l’eau, ce sont les caractéristiques et les qualités de l’eau.

C’est qu’elle est un bien commun et un bien commun ça se gère en commun, ou sinon cela cesse d’être un bien commun.

L’eau est un don de la nature, elle n’appartient à personne en particulier, elle doit être sous notre res-ponsabilité à tous, une responsabilité partagée, une responsabilité que personne ne doit déléguer – a for-tiori à des actionnaires.

L’eau est indispensable à toute vie, elle doit donc être un droit fondamental et personne d’autre que la collectivité peut faire respecter ce droit pour tous et

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plus particulièrement pour les plus faibles et les plus démunis. N’a-t-on pas vu à Soweto en Afrique du Sud le distributeur privé supprimer les fontaines et installer des cartes à puces. Pas d’argent, pas d’eau !

Effectivement, les conseils d’administration des sociétés d’eau n’ont pas été inventés, à ce que je sache pour devenir des organismes de charité.

L’eau est interdépendante. En fait nous n’avons qu’une seule et même eau, comme nous n’avons qu’un seul soleil ; si nous nous comportons mal, ou bien vis-à-vis de l’eau en un point donné de la planète cela a des incidences en mal ou en bien à un autre point de la planète.

L’eau, de par cette caractéristique, nous demande d’être solidaires entre nous, de penser à l’autre. Notre eau est celle de l’autre. Personne n’achète des actions pour être solidaires et penser à l’autre. Par contre, les hommes ont inventé pour cela les services publics.

L’eau que nous buvons est toujours la même depuis la nuit des temps, et sera toujours la même, elle nous demande donc de penser à ceux qui vont suivre et nous demande de la protéger, de la préserver de l’écono-miser. Mais dans les conseils d’administration on ne parle pas de développement durable, de respect de biodiversité. On n’a encore jamais vu un conseil d’ad-ministration d’une multinationale de l’eau, voter une affectation de ses bénéfices ou du moins d’une par-tie de ses bénéfices pour des travaux d’irrigations ou d’assainissements. En fait, l’eau est une grande cause humaine, mondiale, tout le monde est amené à met-tre la main à la poche, les usagers, les collectivités locales. Les États pour la défendre et pour atteindre la réglementation européenne nous demandent de faire

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en sorte qu’en 2015, nos rivières soient dans un bon état écologique et chimique ; nous allons dépenser des milliards, la facture de l’eau a doublé en dix ans et les seuls qui ne contribuent pas à l’effort et au contraire en profitent, ce sont les actionnaires de l’eau – ce n’est pas moral. Plus nous protégeons l’eau et plus cela rap-porte aux actionnaires. L’eau a besoin d’une gestion publique c’est-à-dire d’une gestion solidaire, altruiste, citoyenne, précautionneuse de l’avenir. Et plus les enjeux de la crise énergétique et de la crise climatique se développent et plus nous avons besoin d’une gestion raisonnable à long terme que la gestion privée est dans l’impossibilité de nous garantir.

Quatrième idée

En France malgré la révolution conservatrice, mal-gré la division et l’éparpillement des forces antilibéra-les, les idées pour une gestion publique ont progres sé, se sont développées dans la dernière période. L’inquiétude sur la qualité de l’eau, le mécontentement sur les aug-mentations de la facture, le climat unitaire favorable qu’avait provoqué la bataille pour le « Non » au réfé-rendum ont fait bouger, comme on dit, les lignes.

Cinquante communes depuis les années 2000 sont passées du privé au public. Après la bataille victorieuse des années 1990 à Grenoble, la bataille à Bordeaux menée par une association a permis à la commu-nauté urbaine d’obtenir l’engagement de récupérer 230 millions d’euros de trop-perçu en trente ans par la Lyonnaise. Un audit est engagé à Toulouse au len-demain des élections municipales où cela figurait dans le programme de la nouvelle équipe d’élus. Le maire de Paris a annoncé pour sa part que les activités de production, de distribution reviendraient à une régie

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publique en 2009. En région parisienne le marché de concession qui concerne 4 millions d’habitants arrive à expiration début 2010, c’est le plus gros contrat de Veolia en Europe. Une course de vitesse est engagée. Pour la première fois face à un candidat de la droite ultra-libéral qui préside le Syndicat des eaux, le minis-tre Santini, la gauche a présenté un candidat s’enga-geant pour le retour en gestion publique. Celui-ci a obtenu près de 40 % des voix. Il y a cependant encore beaucoup d’hésitations à gauche à se lancer dans cette bataille. À chaque fois ce sont des enjeux considéra-bles. Le marché global de l’eau en France représente 90 milliards d’euros, selon Marc Laimé. En France 80 % du marché de la production et de distribution d’eau potable et 55 % de l’assainissement sont en contrat de délégation de service public au privé, à cela il faut ajouter que les grandes multinationales, telles que Veolia et Suez ne se contentent pas de capturer le marché de l’eau, mais c’est aussi celui des déchets, de la propreté, du chauffage urbain, des transports, de l’édition, d’internet, de la télévision, du cinéma, des pompes funèbres, des restaurants scolaires, dernière-ment du train.

Une coordination rassemblant les élus partisans du retour au service public, au syndicat des eaux d’Ile-de-France, les représentants d’associations et des usagers s’est mise en place et fait campagne.

Certaines voix à droite laissent entendre que le prix de l’eau pourrait être baissé, en échange de quoi il fau-drait garder la délégation à Veolia. Mais nous disons que si du fait de notre bataille le prix de l’eau peut bais-ser, c’est qu’il peut baisser encore plus, en revenant au service public.

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Pour conclure je veux dire qu’il y a quatre raisons pour mener ce combat.

Une raison éthique, si nous voulons vivre ensemble et faire monde ensemble, nous devons gérer nos biens qui nous sont communs comme l’eau, l’air, le soleil, le savoir ensemble.

Une raison écologique : nous devons léguer à nos enfants une eau de bonne qualité, mais nous devons aussi leur léguer les savoirs, les savoir-faire qui leur permettront de préserver l’eau. Or la privatisation de l’eau c’est aussi la privatisation des savoirs. Les deux principaux centres de recherche en France avec chacun 800 chercheurs sont détenus par Veolia et la Lyonnaise des eaux. Il faut donc déprivatiser ces centres.

Une raison sociale pour que la facture de l’eau pèse moins lourdement sur les familles, notamment les familles modestes.

Une raison altermondialiste : comment prétendre agir pour un autre monde lorsqu’on est un citoyen de France si on n’agit pas pour affaiblir concrètement les multinationales françaises de l’eau qui sont au cœur de la mondialisation capitaliste, et qui participent du pillage des ressources de la planète et de l’oppression des peuples ?

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Chroniques varoises : la lutte d’un village pour le retour en régie de l’eau

L’histoire de la commune de Varages, dans le Var, est depuis toujours liée à celle de l’eau. Depuis des millénaires, l’eau de la source de La Foux a déposé sans relâche son calcaire en constituant un plateau de tuf où les Varageois ont élu demeures. Aujourd’hui, le millier d’habitants profite des quatorze fontaines qui fournissent une eau potable à température constante, hiver comme été, de 14 degrés.

Elles sont alimentées par un réseau de canaux d’irri-gation et de martelières géré par une ASA (Association syndicale autorisée) regroupant un peu plus de 200 propriétaires arrosants.

En 1865, l’émergence des regroupements de paysans utilisateurs des sources avait abouti à la création de l’ASA des arrosants. C’est elle qui a, dès lors officiel-lement, la gestion et la responsabilité du trésor local provençal. Les artisans et les entreprises de poterie et de faïence s’en servent également.

L’industrialisation des usines de céramique devenues grandes consommatrices d’eau ainsi que les nouveaux raccordements d’habitations en eau potable incitent, en 1936, le maire de Varages à signer avec l’ASA des arrosants, un accord de priorité de prélèvement d’eau pour la municipalité. En effet, à l’époque, la municipa-lité avait besoin de cinq litres d’eau par seconde pour desservir l’ensemble des Varageois. Cette eau, donnée gratuitement à la municipalité, assurait les besoins de

Michel Partage

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la population en cas de sécheresse et de diminution du niveau de la source.

Il y a toujours eu, bien sûr, des petites histoires et conflits. Nous sommes en Provence, l’eau est précieuse et quelquefois rare. Giono et Pagnol n’ont rien inventé. Ils ont observé.

En février 1990, la municipalité nouvellement élue vote une délibération pour déléguer la gestion de l’eau potable et de l’assainissement à une filiale de la Lyonnaise des eaux. Les raisons : « Les nouvelles nor-mes européennes sont trop pointues pour les employés communaux. Il faut des spécialistes. Seuls les grands groupes peuvent répondre aux obligations dans les communes rurales. »

Les Varageois découvrent cette décision après la réunion du conseil municipal. Aucune communication n’avait été faite en amont, le secret avait bien été gardé. L’ASA se mobilise et dénonce la privatisation, et donc les futures prises de bénéfices de la société privée, pour la gestion d’une eau offerte gratuitement par le respon-sable de la source. Les déclarations se multiplient : « Ils volent notre eau, c’est celle de la commune » ; « L’eau de Varages doit être gérée par des Varageois. » En toute logique, l’association demande l’intervention du préfet. Sa réponse est sans concession. Il lance une enquête d’utilité publique pour retirer la responsabi-lité de la source de la Foux à l’ASA et la donner à la municipalité. Les arrosants n’ont plus droit à la parole, ils conservent seulement la possibilité d’arroser leurs jardins potagers avec un droit d’étiage.

La Lyonnaise des eaux s’installe, et rapidement les Varageois sont confrontés à la dure réalité d’une ges-tion privée dans le monde rural. Les effets d’annonce

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des premiers mois, pour une gestion meilleure et plus professionnelle s’estompent rapidement.

Les interventions pour les urgences de fuite pren-nent parfois plusieurs jours ; il faut trois semaines pour intervenir sur une fuite d’assainissement en plein mois d’août. Un seul technicien vient de temps en temps pour effectuer son travail, tout est placé sous vidéo-surveillance. Les réclamations doivent être faites au siège à Aix-en-Provence (50 km) avec l’éternelle boîte vocale « Faites le 1, puis tapez 3… ». La proximité a disparu, la convivialité n’existe plus. La municipalité se décharge « Adressez-vous à la société privée, ce n’est plus nous qui gérons… » Même le goût de l’eau n’avait plus rien à voir avec celui de la traditionnelle source, il ressemblait parfois à celui d’une vieille piscine.

Les Varageois ont connu la caricature, que l’on dit exceptionnelle, d’une très mauvaise gestion privée. Pour dégager des bénéfices dans les villages affermés, les sociétés privées économisent sur tous les postes, souvent au détriment des usagers.

Le contrat d’affermage court de 1990 à 2002. En 2000, les élections municipales prochaines et le « renouvellement » du contrat (qui doit être géré par la prochaine municipalité en février 2002) ravivent les discussions et les tensions dans le village autour des fontaines. Les conclusions de certains usagers prennent une tournure logique : « Si la municipalité sortante est réélue, elle reconduira le contrat pour une nouvelle période de douze ans. Il faut réagir et se mobiliser. » Le dire en réunion privée ou publique semble assez simple. Le mettre en œuvre concrètement dans un vil-lage de moins de mille habitants est plus délicat. Les élus qui ont voté la privatisation sont des villageois

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respectables, ils ont de la famille et des amis. Leur cou-leur politique est proche de celle de la liste favorable à la régie communale. De surcroît, il n’existe pas d’asso-ciation de consommateurs ou de défense des usagers, ni aucune structure prônant un projet avec un leader.

Une fois la tête de liste et les colistiers désignés, les premières difficultés de la campagne électorale voient le jour. Comment donner une légitimité autour d’un sujet où la compétence reconnue des membres de cette liste se limite à la contestation ? En effet, les « révol-tés » n’ont jamais géré une régie de l’eau et de l’assai-nissement. De surcroît, aucun d’entre eux n’a eu une expérience d’élu au sein du conseil municipal.

Seule la conviction profonde d’une meilleure gestion par une structure publique fait contrepoids à la muni-cipalité sortante. De leur côté, les sortants aidés par le fermier, inondent le village d’« infos intox » basées sur la peur de l’inconnu. « S’ils sont élus, ils vont empoi-sonner le village car ils n’auront plus de spécialistes et d’ingénieurs à leur disposition », « Ils seront obligés de doubler le prix du mètre cube pour payer les employés communaux et leurs erreurs de gestion », « Les normes européennes vont interdire de continuer cette expé-rience, et alors que ferons-nous ? »

Face à ce déséquilibre dans le débat, les candidats à la remunicipalisation ont dû s’appuyer sur des exem-ples donnés par des spécialistes, reconnus et incon-testables. À la fin de l’année 2000, les retours réussis en régie n’étaient pas nombreux et l’information sur ces communes était quasiment introuvable. L’équipe a contacté un ancien cadre d’une multinationale « recon-verti » à la gestion publique pour avoir l’assurance de la faisabilité du projet. Elle a également obtenu une

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lettre de plusieurs maires qui expliquaient avec des mots simples leur reconversion et leur réussite com-munale (Pertuis, Mouans-Sartoux, Neufchateau). La diffusion de ces documents a donné un côté sérieux avec une écoute particulière aux arguments de la liste. Cette élection est devenue un référendum grandeur nature sur le thème de la régie municipale de l’eau. Le 18 mars 2001, la liste pour une gestion publique a obtenu une forte majorité et quatorze élus sur quinze.

Les nouveaux élus ont vite compris que la campagne électorale était sûrement la partie la plus simple d’un retour en gestion publique. Le contrat prenant fin en février 2002, ils ont pendant plusieurs mois épluché les documents administratifs (contrats, avenants, rapports du président…) et comptables liés à l’affermage. Il a fallu retrouver les dossiers qui, dans une petite loca-lité, peuvent disparaître facilement, puis comprendre et déchiffrer les informations données par le délégataire.

Enfin, le grand soir arrive. Le conseil municipal est réuni pour délibérer sur le retour en gestion publique de l’eau. Le maire ouvre la séance. Il est tendu. Ses mains tremblent légèrement. Il sait que quatorze voix sur les quinze votants diront oui. Sa perturbation vient d’ailleurs. Pendant qu’il lit la délibération et qu’il donne les explications d’usage, le film des « ragots et de l’intox » de la campagne électorale repasse dans sa tête. Il sait qu’une fois la délibération votée, il sera le responsable de toutes les conséquences du choix de la soirée. C’est la solitude du pouvoir. Le fait de franchir le cap psychologique de cette peur interne est la clef de la réussite pour prendre la décision d’un engagement fort pour une régie publique.

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Le débat est ouvert. Chaque élu apporte ses argu-ments. Le maire se fait une dernière fois « l’avocat du diable », pour être sûr de ne rien avoir oublié. Le vote est sans appel. Les quatorze voix font bloc autour du « oui » au retour à la régie. Ce vote met fin à douze années de gestion privée de l’eau à Varages.

Le maire propose alors de prolonger d’une année le contrat d’affermage avec la société privée. La loi Sapin offre cette possibilité aux collectivités, quelle que soit l’orientation future des élus (renouvellement de contrat ou retour en régie). Le délégataire ne peut pas refuser cette demande de durée supplémentaire. Elle doit être le prolongement de l’ancien contrat sans changement de termes ni évolution de conditions.

Le projet du futur fonctionnement de la régie voit le jour. Malheureusement, les petites communes rurales ont une difficulté supplémentaire par rapport aux villes. Lorsqu’elles retournent aux commandes de la gestion du service, il est souvent compliqué de reprendre le personnel local de la société privée. Les employés souvent affectés sur plusieurs communes ne veulent pas abandonner leur entreprise. Les élus doivent donc recruter du personnel ou le muter d’un autre service et surtout le former. Ils doivent partir de zéro, tout recons-truire et tout inventer.

Le recrutement du futur responsable de la régie s’est fait six mois avant le démarrage officiel. Le choix du cadre pour ce poste est déterminant pour la suite des opérations. Cela lui permet d’aider les élus à finaliser le départ de la société et à enfanter la régie en douceur. Le suivi sur le terrain des activités de la société (en doublon avec un salarié privé) permet de comprendre le fonctionnement de la gestion de l’eau potable et de

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la station d’épuration ainsi que de connaître le réseau souterrain de la commune.

La régie a été officiellement créée le 1er janvier 2003

Nous avons effectué ce retour en trois étapes. La pre-mière année, nous avons récupéré la facturation et les réparations des petites fuites, le reste a été assuré en prestation de service. La deuxième année, nous avons assuré la chloration, l’entretien et les travaux d’agran-dissement. La troisième année, la totalité du service avec le contrôle de la station d’épuration. Actuellement, seule l’élimination des boues de la station d’épuration est traitée par une société privée car nous n’avons aucune possibilité de le faire nous-même.

Pendant les deux premières années nous nous atten-dions chaque jour à découvrir un problème que nous n’avions pas prévu. On nous avait tellement martelé que c’était impossible à assurer nous-même, que nous finissions par douter de notre possibilité de savoir gérer un service par des employés communaux. Autre grande difficulté, nous n’avions pas de référence de commune identique à la nôtre qui avait réussi un retour en gestion publique de l’eau et de l’assainissement.

Trois salariés varageois, un à plein-temps et deux à mi-temps, assurent le fonctionnement et l’administra-tion de la régie avec une permanence 24h/24 et 7j/7. En moins d’une heure, un employé est prêt à travailler sur le lieu d’une fuite. L’eau potable a retrouvé son goût d’origine grâce à une meilleure surveillance du chlo-reur. Les élus assument désormais leur rôle de gestion-naires et de responsables devant la population.

À l’inverse d’autres expériences de retour en régie, ce n’est pas le prix de la gestion de l’eau qui a influencé

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la décision. La priorité était de retrouver un véritable service public de proximité avec du personnel fiable et local qui prenne également en considération les problè-mes d’environnement, comme la diminution des fuites, la rénovation du réseau et une meilleure gestion des boues d’épuration.

Entre 2002, dernière année du contrat d’affermage et 2007, le prix de gestion n’a pas bougé, il n’a ni aug-menté, ni diminué. Pourtant, les élus auraient pu dimi-nuer de 15 à 20 % le prix de cette gestion, s’ils avaient conservé les mêmes principes de fonctionnement que la société privée. Mais ce n’était pas le but principal. Varages reste le huitième village le moins cher du Var pour la gestion de l’eau potable et de l’assainissement sur 153 communes. C’est donc la qualité du service et la préservation de l’environnement et de la ressource qui sont devenus la priorité de l’action. Les élus ont préféré investir pour l’avenir.

Aujourd’hui, le budget annexe de l’eau et de l’as-sainissement est autonome et permet la rénovation et l’extension du réseau pour raccorder les fermes éloi-gnées et ainsi donner le droit d’accès à l’eau potable pour tous.

Actuellement, la gestion publique fait l’unanimité dans la commune. D’ailleurs, pendant la campagne électorale des municipales de mars 2008, deux listes étaient en concurrence. Elles se sont toutes les deux engagées à ne pas « toucher » à la régie publique.

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Comment les « mouvements italiens pour l’eau » sont devenus « législateurs »

Tout a commencé en Toscane, à la suite du Forum social européen de novembre 2002 et après le pre-mier Forum mondial de l’eau (FAME) qui s’est tenu à Florence en mars 2003 sous l’impulsion du Contrat mondial de l’eau. Ces deux événements internationaux ont laissé un héritage important en Toscane, en permet-tant aux mouvements locaux de se coordonner autour d’une campagne symbolique et concrète, à la fois glo-bale et locale : la campagne pour l’eau publique, élé-ment vital fondamental dont l’accès doit constituer un droit garanti pour tou-te-s.

Notre idée était simple : face à l’effritement de la démocratie et aux processus mondiaux de privati-sation, il nous fallait trouver des solutions locales, en partant des territoires et des besoins concrets des citoyens. Comment reprendre ce qui avait été accaparé par les conseils d’administration de la gestion d’une eau devenue marchandise ? Nous avons voulu, à partir des lieux où nous vivons quotidiennement et en utili-sant tous les instruments de la démocratie citoyenne – comme la loi d’initiative populaire – secouer la poli-tique post-démocratique et déclencher une réaction en chaîne impliquant d’autres territoires. Si, aujourd’hui, nous sommes enfermés dans une chaîne globale et si même les multinationales de l’eau ont une dimension planétaire, il est également vrai que l’on peut sous-traire un territoire après l’autre à cette chaîne et briser

Tommaso Fattori

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ainsi tant de liens dans la chaîne que l’on génère une sorte de révolution démocratique constituée de mille épicentres.

C’est en Toscane, à Arezzo, qu’a été inauguré en 1999, le modèle italien de la privatisation de l’eau : la société par actions (SPA)1 avec des capitaux publics et privés. La multinationale française Suez y est entrée comme actionnaire privé dans la société de gestion de l’eau. En quelques années, le désastre de la privatisa-tion a suscité de larges protestations chez les citoyens : détérioration de la qualité, diminution des investisse-ments, augmentation vertigineuse des prix.

La conjoncture économique internationale (désor-mais aggravée par la crise financière mondiale), la contraction de la consommation et la saturation des marchés traditionnels liée à la surproduction de biens matériels ont poussé les capitaux internationaux à la conquête de nouveaux domaines présentant des ren-dements sûrs, colonisant ainsi les services publics en général et la gestion de l’eau en particulier. Il s’agit de services dont la « demande » est garantie et assurée : si on peut renoncer à acheter un nouveau modèle de téléphone portable, on ne peut pas renoncer à ouvrir le robinet. Ce qui permet donc de garantir des profits à ceux qui peuvent entrer dans la gestion du service. En d’autres termes, faire des bénéfices dans l’om-bre de la fonction publique en exploitant la nécessité pour chaque citoyen d’accéder aux biens communs fondamentaux.

Dans le même temps, la relation entre cette forme de privatisation sur le territoire italien et la question

1. SPA : Società per azioni, c’est-à-dire, la société par actions qui peut être de différents types (NDT).

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des droits de l’homme dans le monde est devenue de plus en plus claire : plutôt que d’aider à résoudre le problème de l’insuffisance de l’accès à l’eau potable pour un milliard et demi de personnes, les entreprises privées des SPA utilisent leurs liquidités financières générées par les profits faits sur les populations pour privatiser les services de l’eau dans diverses régions du sud de la planète – où la hausse des prix fait de l’eau, pour de nombreux pauvres, un « bien de luxe ». Ce qui a provoqué des révoltes sanglantes, comme à Cochabamba, en Bolivie. Ce qui a également mis en lumière la question de l’environnement : les socié-tés privées organisent non seulement l’augmentation continue des volumes d’eau à vendre, mais contribuent encore à « punir » explicitement les citoyens qui ont la volonté de limiter le gaspillage. Le PDG de la SPA Publiacqua a ainsi déclaré avec candeur que la réduc-tion de la consommation et la limitation du gaspillage de l’eau entraînent nécessairement une augmentation tarifaire, parce que les actionnaires ne peuvent pas se permettre de perdre leur marge. Des scandales ont éga-lement éclaté comme celui qui a mis en évidence la volonté des actionnaires privés de reporter ou d’annu-ler les investissements concernant la qualité de l’eau… car ils ne garantissaient pas de profits financiers.

Le désastre social et environnemental causé par ces politiques de privatisation a engendré une vaste alliance sociale sans précédent composée d’organisa-tions diverses et hétérogènes : associations environ-nementales, syndicats, groupes culturels, paroisses et centres sociaux ont décidé de s’unir pour défendre en Toscane une loi d’initiative populaire pour la gestion publique de l’eau. Si la politique institutionnelle, à

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commencer par les administrateurs locaux, ont aban-donné leur responsabilité en privatisant la gestion du service de l’eau, de nombreux éléments de la société civile toscane voulaient se réapproprier la politique et la démocratie elle-même. Nous avons essayé de nous faire « législateurs ». Nous avons voulu mettre en posi-tif notre modèle de gestion publique, en mettant l’ac-cent sur la participation des citoyens. Non seulement protester contre la privatisation, mais également être force de proposition : une proposition précise traduite dans le détail de la loi.

Le premier fait important a été le processus collectif dans la rédaction du texte (avec l’aide d’un groupe de juristes) : nous avons construit la proposition de loi au travers de nombreuses réunions et par la circulation de documents et de rapports, grâce à une véritable partici-pation menant à une rédaction collective qui a conduit tous les participants à se sentir concernés. Le comité était composé de plus d’une centaine d’organisations.

Le second fait important a été la campagne « cultu-relle » que le projet de loi nous a permis de faire : nous savions qu’il était très peu probable que la loi soit approuvée au conseil régional, mais nous savions aussi qu’il nous fallait une occasion pour faire passer un message alternatif à la population, après des années de développement agressif des idéologies de droite qui ont fortement influencé, et dans certains cas dominé, le sens commun. Années au cours desquelles un puissant matraquage médiatique a produit de plus en plus de méfiance à l’égard du « public » et, inversement, une large confiance, presque dogmatique, dans les miracles du marché. Mais la privatisation mise en œuvre durant ces années a-t-elle vraiment amélioré le service rendu

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au public et a-t-elle baissé les tarifs ? Pour les citoyens de Toscane, qui ont expérimenté cette privatisation, ce fut un mensonge total. L’expérience directe ainsi que les nombreuses études et les données empiriques ont montré comment les entreprises privées ont acquis les installations publiques dans des conditions favorables à la réalisation de profits les plus élevés possibles, en licenciant ou en recourant à l’emploi précaire, sans investissement dans l’innovation et la sécurité mais au contraire en dégradant la qualité du service et son uni-versalité. La privatisation n’a consisté qu’en de sim-ples opérations de spéculation financière.

Ce projet de loi a également eu la dimension d’une bataille culturelle pour réorienter l’opinion publique et pour redessiner les frontières d’un espace public autour de la participation, des droits, de la justice sociale, qui aurait pour centre l’homme et la nature, et non les nécessités du marché et les profits de quelques-uns.

Le succès du projet de loi a été énorme : pendant six mois, dans chaque ville et dans chaque village de la région, des débats et des réunions ont eu lieu sur le thème de l’eau, des biens communs, des services publics, des effets de la privatisation. À l’ère de la politique réduite aux postes de télévision, les gens ont trouvé une occasion de se retrouver pour parler, dis-cuter, apprendre. Le résultat a été impressionnant : au lieu de 3 000 signatures nécessaires pour déposer la loi, plus de 43 000 signatures ont été récoltées. Ce fut un énorme coup porté au processus de privatisation, qui à partir de ce moment-là, a ralenti son rythme de déve-loppement, même si, par ailleurs, la loi a été rejetée par le conseil régional.

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Pendant ce temps, dans le reste de l’Italie, en par-ticulier dans les zones où la privatisation du service de l’eau prenait forme, des mouvements de défense de l’eau publique sont apparus, parfois même sous la forme de simples comités de citoyens auto-organisés. Des luttes pour l’eau comme « bien commun » se sont développées un peu partout dans le pays. Comment cependant faire converger ces luttes géographique-ment si éloignées ? Comment faire le lien ? Comment faire pour se donner un objectif commun ? En Toscane, nous avons réussi à lier ces forces et ces groupes divers grâce à la rédaction d’un projet de loi régionale : était-il possible de tenter quelque chose de semblable, cette fois à échelle du pays ? Défendre une loi d’initiative populaire, mais au niveau national ? Avec cette idée-force, et à la suite de cinq grandes réunions dans dif-férentes régions, des assises nationales rassemblant plus de 600 personnes ont été organisées à Rome en mars 2006. Elles ont donné naissance au Forum italien des mouvements pour l’eau.

Au cours des mois suivants, le réseau s’est attelé à la rédaction d’une loi nationale d’initiative populaire, en rassemblant des militants, des spécialistes et des juristes : une véritable « loi-cadre », qui, à partir de jan-vier 2007, a été à l’origine d’une campagne culturelle et politique d’une dimension inédite. Ce comité d’ini-tiative, constitué de plus d’un millier d’organisations nationales et locales, laïques et religieuses, de gauche traditionnelle ou altermondialiste, a récolté des signa-tures, organisé des débats et diffusé des argumentaires du nord au sud du pays. La collecte de signatures a été couronnée par des « caravanes de l’eau » qui ont apporté au Parlement, en juillet 2007, plus de 430 000

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signatures (alors que « seulement » 50 000 suffisaient pour soumettre le projet de loi au Parlement). Le prési-dent de la Chambre a accueilli avec respect et attention le projet, mais quelques mois plus tard, alors que venait de commencer la discussion du projet par la commis-sion parlementaire compétente, le gouvernement Prodi est tombé et les Chambres ont été dissoutes. Le projet de loi sera examiné en 2009 par le nouveau Parlement, dont la composition laisse peu d’espoir pour une issue positive. Cette campagne a eu cependant pour effet dans la société et dans la conscience collective de remettre en question le consensus autour des politiques de pri-vatisation. En outre, le Forum est désormais une réalité tangible, capable de faire le lien entre les nombreuses luttes dans les diverses régions de l’Italie. Par exemple, il a organisé en décembre 2007 une manifestation qui a réuni près de 40 000 personnes à Rome.

De même, la capacité qu’ont atteinte les mouvements pour l’eau d’être force de proposition reste essentielle. Indépendamment du fait de savoir ce qu’il adviendra de la loi d’initiative populaire, le projet illustre une alliance parfaite entre considérations environnemen-tales et sociales. En effet, la gestion de l’eau, dans le projet de loi, est considérée comme un service qui ne relève pas de la logique économique (et doit donc être soustrait aux lois du marché et de la concurrence), mais qui vise au contraire des objectifs sociaux et environnementaux.

Si la SPA est un sujet de droit privé (dont l’objectif est le profit et non la garantie des droits des citoyens, ou la protection de l’environnement), notre projet, au contraire, prévoit que la gestion de l’eau soit unique-ment assurée par des organismes publics. Les habitants

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du territoire concerné et les salariés du service doivent également être associés aux choix fondamentaux. De plus, l’eau étant un bien commun et un droit univer-sel, le projet de loi prévoit que cinquante litres par per-sonne et par jour, ce qui représente le minimum vital, soient assurés gratuitement à tou-te-s, tout en sachant qu’il s’agit d’un bien naturel fini, à préserver parce qu’il conditionne l’existence de tous les êtres vivants, animaux et plantes, dans le présent et dans l’avenir. La loi doit ainsi assurer la protection du patrimoine hydro-géologique en prévoyant que tout territoire fasse un « bilan hydrique » pour préserver la qualité de l’eau. Le projet prévoit que le service de l’eau soit financé par les impôts, suivant la progressivité des revenus, mais aussi par la réduction des dépenses militaires, l’instau-ration de taxes environnementales, et en utilisant des fonds provenant de la lutte contre l’évasion fiscale. Enfin, la loi prévoit d’instituer un fonds pour financer des projets de coopération internationale dans le cadre de partenariats public-public, afin de permettre l’accès à l’eau potable dans les pays du Sud.

Notre loi, en somme, présente un nouveau concept du « public » qui ne propose ni la construction de grands appareils d’États bureaucratiques, clientélistes et gas-pillant les ressources collectives, ni un mode de gestion public épousant la logique du marché et la maximisa-tion des profits, en transformant l’eau en marchandise. L’idée consiste à investir les conseils élus quant aux décisions fondamentales et par-dessus tout à créer un système de participation directe et réelle des habitants des communautés locales et des travailleurs des ser-vices pour les orientations de gestion. Le projet de loi en Toscane a ainsi expressément demandé l’institution

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d’un Conseil du droit à l’eau. La question de la partici-pation est centrale. Centrale, car il faut repenser de nou-velles formes de démocratie, plus inclusive et moins formelle, concernant précisément la gestion des biens communs. Autour des biens communs – de ce que les gens ont en commun – se construit en effet l’essentiel de la société. Privatiser signifie rompre le lien social et réduire les individus à de simples consommateurs individuels, à des individus isolés livrés au marché et dans une perpétuelle concurrence.

De fait, ce que nous essayons d’arrêter est aussi une forme de privatisation de la politique : une société par actions doit en effet obéir à une logique économique et financière, doit chercher la maximisation des profits, et non chercher à répondre à des institutions élues. Elle ne prévoit pas non plus des formes de participation de citoyens dans la gestion des ressources, car le marché est incompatible avec la démocratie. Tout cela s’accom-pagne parallèlement d’une privatisation de la connais-sance, qui détruit toute prétention de « contrôle » effec-tif de la part des services publics : le public perd les connaissances nécessaires à l’exercice de son propre pouvoir quand il ne contrôle plus le passage entre le « faire » et le « savoir-faire », qui sont inextricablement liés. Les informations et les connaissances de type éco-nomique et financier, sur la base desquelles sont faites les évaluations et sont prises les décisions, sont en effet fournies par les entreprises elles-mêmes et rendent, de fait, les autorités publiques dépendantes.

Le secteur public ne sait plus faire ce qu’il savait auparavant faire et ne possède plus les connaissan-ces et les informations qui lui appartenaient, mais tout ceci est transféré maintenant progressivement et

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inexorablement au secteur privé. Notre proposition de loi prend en compte cette réalité et construit une alter-native possible, de façon réaliste et concrète. C’est la raison de son succès, et c’est pourquoi elle est soutenue par près d’un demi-million de personnes.

Aujourd’hui, le mouvement italien – qui a pris une part importante dans la promotion du Réseau européen pour l’eau publique (European Network for Public Water) né au Forum social européen de Malmoe – attend le Forum mondial d’Istanbul de mars 2009 pour pouvoir continuer à travailler pour le droit à l’eau pour tou-te-s au niveau international, avec, en particulier, les réseaux d’Amérique latine et d’Afrique. Et, comme dans la lutte pour l’eau se reflète la lutte générale pour un autre modèle de société, nous pourrons montrer ainsi que la chaîne des privatisations peut être rompue.

Des résistances d’origines et de formes diverses se développent partout dans le monde : luttes des com-munautés indiennes des paysans de la Narmada, de Cochabamba et d’El Alto en Bolivie, expériences récentes en Équateur et en Uruguay, qui ont introduit dans la Constitution l’eau comme bien commun uni-versel non marchand.

Nous avons essayé de nous faire « législateurs » pour refonder, ensemble, de nouvelles formes politiques, qui ont à cœur les biens communs de l’humanité.

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Portrait d’un lanceur d’alerte

Jean-Luc Touly compte parmi les « lanceurs d’alertes » qui se sont exposés pour faire connaître la vérité sur la gestion de l’eau et, en particulier, sur l’emprise qu’y exercent les grands groupes privés de l’eau.

Employé chez Vivendi/CGE (devenu Veolia), j’ai été amené par mes fonctions a étudié le problème de la gestion de l’eau, tant dans les détails que dans sa globalité. Militant syndical (à la CGT), j’ai aussi vu de près le fonctionnement du système mis en place par Veolia. Alors que j’étais responsable pour le sud de la région parisienne de la réalisation des comptes rendus techniques et financiers, mon histoire de cadre chez la Générale des eaux et de délégué syndical CGT Ile-de-France au regard de mes convictions et d’un certain bon sens m’ont ainsi placé devant le dilemme suivant : soit avaliser un système irrégulier de gestion déléguée par une collectivité territoriale d’un service public de l’eau à une grande entreprise privée, soit militer pour informer nos élus et concitoyens d’un certain nombre de dérives comptables et financières,

J’ai pris l’option de dénoncer dans un premier temps ces dysfonctionnements à mon organisation syndicale, la CGT, qui revendiquait le service public à l’instar des partis de gauche, tout en s’accommodant d’une gestion privée souvent complaisante. J’ai par la suite attiré l’at-tention d’associations comme Attac et d’autres orga-nisations afin qu’un débat public s’instaure à partir de mon expérience de salarié et de syndicaliste.

Jean-Luc Touly

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C’est à ce moment-là que les difficultés ont com-mencé, notamment lorsque je tentais d’expliquer comment cette multinationale rentabilisait le contrat via différents outils économiques et financiers : par la location et l’entretien des compteurs, la surfacturation de la masse salariale imputée aux collectivités, par les produits financiers résultant du délai entre l’encaisse-ment des factures des usagers et leur reversement tardif aux communes, aux agences de l’eau et à l’État, par l’écart entre les provisions pour renouvellement et la réalisation des travaux correspondants, au détriment des villes qui ne contrôlaient quasiment rien !

Ce sont pour toutes ses raisons qu’avec Roger Lenglet, journaliste, nous avons écrit nos deux livres sur les vérités inavouables des multinationales de l’eau1. Tirer la sonnette d’alarme devant le scandale, c’est mettre en lumière ce que la hiérarchie de cette multinationale nous demandait de taire. Et c’est alors que tout a basculé (procès en diffamation, procédure de licenciement).

Aux USA, les whistle blowers, les lanceurs d’alerte peuvent bénéficier de garanties ; en France, par contre, il n’existe pas de statut protecteur pour celui qui dénoncerait au public un danger ou un dysfonctionne-ment. Il risque dans ce cas bien au contraire de se faire licencier.

Il est temps que cela change en France et le tra-vail réalisé notamment par l’association Anticor et Transparency International fait avancer cette nécessité de transparence et d’honnêteté.

1. R. Lenget & J.-L. Touly, L’eau des multinationales, Fayard, 2006 ; R. Lenget, C. Mongermont, J.-L. Touly, L’argent noir des syndicats, Fayard, 2008.

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Les Porteurs d’eau : un engagement citoyen mondial

Parmi les conditions nécessaires à la jouissance de ces droits humains fondamentaux qui nous garantis-sent non la simple survie mais une vie digne d’être vécue, la centralité de l’accès à l’eau potable et à l’as-sainissement (corollaire trop souvent oublié), est une évidence qui s’impose maintenant à tous, comme elle s’est imposée à France Libertés depuis plus de dix ans. Car c’est pour pouvoir continuer à défendre les droits humains et le premier d’entre eux le droit à la vie, que France Libertés s’est investi, sous l’impulsion de sa présidente, dans un mouvement, aujourd’hui mondial, baptisé Mouvement des porteurs d’eau qui repose sur une charte de principes et une éthique de l’action. La charte des Porteurs d’eau1 pose en principes que l’accès à l’eau, source de vie, est un droit humain, inaliénable sous quelque prétexte que ce soit, que l’eau n’est pas une marchandise, et qu’étant un bien commun de l’hu-manité et du vivant elle doit être gérée par la collecti-vité démocratique dans la transparence et pour l’intérêt général, y compris celui des générations à venir.

Le mouvement mondial pour l’eau prend de l’am-pleur au moment où, loin de s’améliorer, la situation de l’accès à l’eau dans le monde est soumise à des tensions nouvelles. Le problème n’est pas seulement le scandale des inégalités devant la répartition de cette ressource

1. Consultable en ligne sur le site des Porteurs d’eau : < www.por-teursdeau.fr>.

Catherine Legna

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vitale et le retard apporté aux investissements néces-saires. De nouvelles menaces se font jour par la pres-sion croissante sur la ressource en eau de l’industrie et notamment des industries minières, de l’agro-industrie et des agrocarburants et d’une nouvelle poussée infla-tionniste de constructions de barrage. L’eau potable pour la consommation humaine constitue une faible partie de l’eau utilisée dans le monde et cette nécessité risque de rester au second plan des priorités notam-ment de celles des aides publiques au développement. Le manque d’ambition des Objectifs du Millénaire à ce sujet qui prévoit qu’à peine la moitié des humains pri-vés d’eau pourraient y avoir accès en 2015 ne garantit même pas que ces objectifs médiocres seront atteints.

Comprendre pourquoi 35 000 personnes meurent encore chaque jour du manque d’eau ou d’une eau insalubre est d’une triste simplicité. Le rapport com-mandité par le PNUD en 2006 sur l’eau, Au-delà de la pénurie, le dit crûment : ni fatalité climatique ou naturelle (car la pénurie d’eau est l’exception et non la règle dans le monde) ni excessive augmentation de la population (car il y a assez d’eau pour les besoins en eau potable d’une population bien supérieure à celle d’aujourd’hui) ni manque de moyens financiers pour investir dans des systèmes d’adduction d’eau ou d’assainissement. Seul le manque de volonté politique explique cette aberration scandaleuse : Il suffit de com-parer les dépenses militaires de certains pays à leur investissement dans les réseaux d’eau potable, ou de voir plus récemment la facilité avec laquelle des états aux caisses vides pour les investissements sociaux ont brusquement et avec zèle trouver des ressources pour socialiser les pertes des docteurs Folamour de

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la finance internationale : ceux qui meurent d’une eau rare ou insalubre sont purement et cyniquement passés par profits et pertes.

Pour les peuples d’Europe, et en France en particu-lier, le problème ne se pose pas en des termes aussi dra-matiques. Mais les citoyens européens et français ont le devoir de se préoccuper des politiques d’investissement que l’on mène en leur nom dans le reste du monde. De plus ils ne sont pas à l’abri dans le futur de crises de pénurie récurrente, de pollution massive comme c’est le cas en Bretagne ou d’augmentations vertigineuses de tarifs comme celles qui avaient déclenché la guerre de l’eau en Bolivie.

Car c’est en Europe et en France particulièrement, et non aux États-Unis, que s’étale avec acuité la contra-diction d’un système qui tout en déclarant que la ges-tion de l’eau est du domaine public, en fait dans la réalité un produit et une source de profit. Bien que le Parlement européen ait déclaré l’eau un droit humain en 2006 ce principe n’a pas été inclus dans le traité de Lisbonne qui est en cours de ratification. Au contraire on assiste à une accélération du processus de privatisa-tion des ressources en eau encouragé par la commis-sion européenne. Le Partenariat européen pour l’eau avec le concours de multinationales comme Coca Cola a déjà préparé une « Nouvelle vision européenne de l’eau » qui sera présentée à Istanbul.

Aucun plan de réduction de la consommation d’eau n’est en route bien évidemment dans ce plan « euro-péen » et c’est bien en définitive tout notre modèle économique productiviste qui menace la ressource eau comme d’ailleurs la qualité de l’air que nous respirons.

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Face à cela heureusement d’autres forces et d’autres dynamiques apparaissent. En France des initiatives comme celle de la Mairie de Paris sont emblémati-ques d’une volonté des élus de revenir à leur rôle de gestionnaire du bien public. D’autres approches sem-blables sont déjà à l’œuvre en Hollande et en Espagne (Séville). Des syndicats, des communautés locales, des ONG font un travail crucial d’information et d’échan-ges d’expériences pour des solutions à la crise de l’eau. Le Mouvement des porteurs d’eau qui après la France s’est étendu en Italie, au Brésil et en Bolivie se veut le signe de ralliement de tous ceux qui veulent s’impli-quer concrètement dans cet enjeu crucial de démocra-tie et d’action collective.

Les Porteurs d’eau ne sont pas une organisation. Ils n’appartiennent pas à France Libertés même si la Fondation a lancé le mouvement en France en 2006 lors des Rencontres internationales de Marseille. Les Porteurs d’eau veulent être l’embryon d’un mouvement citoyen, un label grâce auquel partout dans le Monde puissent se reconnaître, échanger leurs expériences, s’unir dans des actions communes tous ceux qui, par leur travail intellectuel juridique économique pratique ou technique, par leurs activités de citoyens ou d’élus, par leur aura médiatique mis au service d’une cause, travaillent à rendre réel l’accès à l’eau potable pour tous, la protection de la ressource pour les générations futures, la non-marchandisation de l’eau et sa ges-tion responsable au service de l’intérêt collectif. Les Porteurs d’eau ou « Messagers de l’eau » comme ils se nomment en anglais, portugais ou espagnol, veulent unir à travers le monde ceux qui réfléchissent, au-delà

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des évidences faciles, à une société solidaire et non prédatrice2.

Le titre de « porteurs d’eau » ne recouvre pas unique-ment une liste de personnalités. Ce label honore aussi des actions et des projets emblématiques, porteurs d’alternatives pour tous ceux que le système dominant ignore et exclut. Les exemples suivants ne sont pas exhaustifs.

Des Porteurs d’eau en Inde

Il y a un manque chronique d’eau dans dix-neuf villes majeures et l’Inde rentrera dans quelques années dans la catégorie des pays à « stress hydrique ». Les experts prédisent qu’en 2020 la demande en eau excédera l’of-fre et que le pays sera classé « en pénurie d’eau ». Face à cela, nos partenaires « Porteurs d’eau », les organisa-tions civiles Mass Education et Gravis, agissent avec les communautés vers un vrai développement local, allant ainsi bien au-delà du simple accès à l’eau : le projet consiste à creuser des bassins (en se reposant sur les techniques traditionnelles de récolte des eaux de pluie tout en apportant des améliorations dites scien-tifiques) et à sensibiliser et former des populations aux questions de l’utilisation de l’eau ainsi que d’améliorer les pratiques agricoles et de mettre en place un fonds d’aide aux activités agricoles et potagères.

Les Porteurs d’eau au Brésil : Gol de Letra et la communauté du Caju

La communauté de Caju, région portuaire de Rio, est emblématique des inégalités sociales qui persistent

2. Certains ont signé la charte comme le Dalaï Lama, Evo Morales, Riccardo Petrella, Yannick Noah, Raï, Milton Nascimento, Michel Partage auteur de l’appel de Varages, Miguel Angel Estrella…

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au Brésil, notamment en termes de services de base nécessaires à une hygiène de vie correcte. À l’heure où des promoteurs se targuent d’embellir Copacabana et autres quartiers « chics », Caju est l’objet d’une pollu-tion de l’eau : 30 000 personnes vivent oubliées dans un quartier pauvre et insalubre, au croisement d’installa-tions portuaires, d’activités pétrolières et du plus grand cimetière de Rio.

C’est cet état de très grande dégradation environ-nementale qui a motivé la Fondation Gol de Letra à prendre l’initiative de la mise en place d’un projet rela-tif au respect de l’environnement sur la base d’un pro-gramme d’éducation à l’eau.

Porteurs d’eau en Bolivie : le système de gestion communautaire de l’eau en milieu péri urbain très pauvre

Les communautés autogérée des zones péri urbaines pauvres des grandes villes Boliviennes dans l’attente que la démocratisation actuelle des pouvoirs aboutisse à une vraie régie publique de l’eau pour tous s’organi-sent pour fournir de l’eau potable aux habitants. Le pro-jet consiste à équiper en citernes mobiles d’eau potable une partie des habitants de la zone sud de la ville de Cochabamba et les huit comités d’eau de cette zone, soit environ 30 000 habitants. Cette aide d’urgence améliorera les conditions sanitaires de ces quartiers en assurant la qualité de l’eau à des prix abordables en attendant la mise en ouvre du programme d’installa-tion des infrastructures et d’un service public. Ce pro-jet a été mis en œuvre en synergie avec la Régie des eaux de Grenoble, les mairies de Paris et de Nanterre et la fédération des comités d’eau de la zone sud de

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Cochabamba, ASICA SUR, Asociacion de Sistemas Comunitarios de Agua de la Zona Sur.

Porteurs d’eau touaregs : le campement de Tin-Arab

Ce campement est situé au nord-est du Mali, en pleine zone sahélienne, à 150 km de Gao et à 1 300 km de Bamako, sur la route du Niger. Environ 500 person-nes vivent là, dispersées dans quelques campements et n’ont, pour tout point d’eau, qu’une toute petite mare d’eau saumâtre. La dénutrition endémique et le non-accès à l’eau potable induisent de graves problèmes de santé particulièrement chez les enfants ainsi que la perte de bétail, pourtant seule source d’un minimum alimentaire. Le projet met l’accent sur la mise en com-mun des efforts de toute la communauté touareg pour s’impliquer entièrement dans le projet. Creuser des puits permet de garder le cheptel et donc leur mode de vie ancestral. Le village tout entier est impliqué en tant que tel puisque la chef du Campement sera, avec un comité de femmes, les gestionnaires des infrastructures du puits. Les femmes seront parties prenantes car elles sont traditionnellement les gardiennes des ressources de la vie. Cette communauté n’a jamais connu de pro-priété sur la ressource en eau ; ainsi le rayonnement de cette action peut aller jusqu’à 2000 personnes.

Au travers de ces quelques exemples (car il y a des porteurs d’eau à Haïti, au Burkina-Faso, à Cuba, en France, etc.) nous plaidons pour que chacun s’inves-tisse à son niveau de responsabilité dans ce grand mou-vement pour l’eau, bien commun du vivant.

C’est sur le courage de ces Porteurs d’eau que nous pouvons, nous citoyens plus favorisés, prendre appui. C’est à travers des actions collectives d’envergure

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comme celle pour la protection de l’eau que la notion de citoyenneté peut être revitalisée. Car sans l’action et la pression des citoyens rien se fera. Certains élus courageux ont payé cher de s’être opposés à la puis-sance des multinationales de l’eau. Il appartient aussi aux électeurs de ne pas laisser seuls leurs élus face à des décisions difficiles.

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Postface

« En vérité, j’ai tôt compris que l’eau malmenée par l’homme concerne le genre humain dans son entier. Elle est, entre autres, garante de la vie », nous confie Jean Vautrin dans son Journal d’un porteur d’eau.

Alors je commence ce texte en mettant en garde celui qui au bord de sa piscine sirote un verre en pen-sant qu’il est à l’abri de tout risque de manquer d’eau potable parce qu’il aura toujours assez d’argent pour la payer.

S’il ne se soucie guère du milliard quatre cent mil-lions d’êtres humains qui n’ont pas accès à l’eau pota-ble ni des deux milliards cent millions dont les enfants meurent de maladies contractées à cause de l’eau pol-luée, il doit savoir, ce bon monsieur, que son Éden est menacé et que cette situation désastreuse le rattrapera inexorablement et qu’il n’est pas loin le moment où les sources, les fleuves, les nappes phréatiques et les océans, pollués à ce jour à 70 % atteindront le seuil fatal de 100 % de pollution qui n’épargnera personne.

« Mais je pourrai toujours acheter de l’eau assai-nie en bouteille. » Pas longtemps, cher monsieur, car le traitement de l’eau par des produits chimiques ajoute à la pollution galopante qui vous atteindra irrémédiablement.

Cela dit, allons nous gémir sur les aberrations d’une politique dont nous dénonçons depuis des années les conséquences ?

France Libertés comme des milliers d’hommes et de femmes voit et entend les témoignages des victimes

Danielle Mitterrand

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de ces acteurs privilégiés d’une politique de course au « profit financier ».

À la fin du siècle dernier, dans les années 1990, invi-tée à constater les dégâts causés par une multinationale forestière au Chili dans une région habitée par la popu-lation mapuche, je témoignais auprès des autorités de ce pays mais aussi dans le monde entier tant cet exem-ple d’exploitation outrancière des ressources natu-relles à des fins privées est flagrant. Je leur racontais comment la disparition de la forêt native source des richesses vitales de la population, se voyait remplacée à perte de vue par des eucalyptus pompeurs d’eau, dont la pousse forcée par des engrais chimiques, des her-bicides et des insecticides dévastateurs, mettait à mal toute cette région.

Je voyais bien que mon discours ne les atteignait pas. Ce souci que je manifestais pour le peuple mapu-che dépassait leur entendement ; ils ne pouvaient pas encore comprendre que mon souci les concernait au premier chef.

Je me remémorais la métaphore du Titanic sur lequel voguent les puissants de ce monde. Leur certitude du bon ordre établi, à leur convenance, les met à l’abri de toute contrariété qui pourrait les faire douter de l’assu-rance qu’ils affichent et de l’étanchéité de leur navire.

Même aujourd’hui, en pleine crise financière, aucun ne met en cause la politique mondiale, le monde de la finance, mais au contraire cherche des solutions qui la remettent sur pied et la conforte.

Nous sommes encore loin d’une prise de conscience pertinente ; le chemin sera ardu et long pour éveiller les esprits de nos décideurs, de leurs inspirateurs et de leurs conseillers.

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Et, dans ces années-là, lorsque France Libertés, sur mes conseils a pris le parti de défendre le statut de l’eau comme préalable à la défense des droits de l’homme et des peuples, je pouvais me référer à celui qui bien avant, déjà en 1969 écrivait :

« L’homme dans la ville qui étouffe, l’eau et l’air qui pourrissent et qui tuent l’oiseau et le poisson avant que les retombées atomiques n’achèvent la besogne, les agressions de la laideur, la nature violée, la dis-persion des communautés naturelles, la sottise des lois qui sécrète le malheur quotidien, la solitude des malades, oui, il y a de quoi faire dès ce soir, dès demain. Tout se tient. Et rien ne sera possible ce soir ou demain si l’on n’a pas décidé de rebâtir le monde. » (François Mitterrand)

Que faisons-nous, nous à France Libertés, dans le sillon de tous ceux qui résistent à la fatalité de la déses-pérance ? Nous lançons le défi de construire la société de l’avenir, forts de nos droits fondamentaux énoncés par la Déclaration universelle des droits de l’Homme qui comportent notamment l’article 3 : « Toute per-sonne a droit à la vie. » Or sans eau, pas de vie. L’eau est le dénominateur commun à toute forme de vie sur la terre et probablement dans l’univers. Dès l’origine, elle a été et reste le lieu de rencontre unique des éléments constitutifs de la vie, les acides aminés, les ADN, les minéraux… Sans eau, l’improbable rencontre de ces divers éléments n’aurait jamais eu lieu.

Comme la vie, l’eau ne fait que passer. Et comme la vie elle disparaît et resurgit sous une autre forme. Partout présente là où se trouve la vie, elle est le sym-bole incontournable de l’humilité : elle nous enseigne sur nous-mêmes.

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L’eau n’appartient à personne. Comment peut-on s’approprier quelque chose dont nous dépendons, quel-que chose qui est un constituant essentiel de notre corps, quelque chose dont nous sommes la conséquence ?

L’eau est non seulement une condition de la vie bio-logique mais aussi un puissant organisateur social. Les populations se rassemblant autour des points d’eau, les villes s’érigent, s’étendent, et le développement de l’urbanisme s’accompagne de création de réseaux complexes, notamment pour acheminer l’eau dans les immeubles de grande hauteur. Le financement de ces nouvelles infrastructures, assuré par les banquiers, a ouvert la voie à un secteur d’activités marchand fruc-tueux : l’eau devint une source d’enrichissement pour les entreprises privées et perdit son statut de bien commun.

Aujourd’hui, nos concitoyens sont tellement condi-tionnés par leurs habitudes consuméristes qu’ils croient que l’eau appartient à celui qui la vend, puis à celui qui l’achète.

Et nous nous référons à l’article 25 de notre déclara-tion universelle : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé. » Ce droit sup-pose un devoir correspondant de la puissance publique, mais non des entreprises qui, préoccupées uniquement de la recherche d’un profit, n’ont pas vocation à main-tenir en bonne santé leurs clients.

Ainsi, nous avons au cours des ateliers tenus lors des Forum sociaux mondiaux depuis 2001, établi une charte pour le mouvement des Porteurs d’eau

L’eau étant l’élément nécessaire à toute source de vie, l’accès à une eau saine en quantité suffisante pour assurer les besoins essentiels à la vie de l’humanité est

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un dû à la vie, et doit être reconnu comme un droit élé-mentaire, et non pas comme un besoin. Partant de cette évidence, l’eau est un bien commun de l’humanité et non pas un bien marchand ; d’autant moins si le prix fixé doit répondre aux lois du marché ce qui aurait pour conséquence de la rendre hors d’accès pour un tiers de l’humanité.

Les trois principes fondamentaux de la charte s’énon-cent ainsi :

1) l’eau n’est pas une marchandise, l’eau est un bien commun non seulement pour l’humanité, mais aussi pour le vivant ;2) afin de garantir la ressource pour les générations futures, nous avons le devoir de restituer l’eau à la nature dans sa pureté d’origine ;3) l’accès à l’eau est un droit humain fondamental qui ne peut être garanti que par une gestion publique, démocratique et transparente, inscrite dans la loi.Sans prétendre écrire l’histoire, nous sommes à

même de témoigner qu’en cette période troublée, où des événements tragiques et inquiétants se succèdent à un rythme rarement égalé, où l’emprise de l’argent et de l’économie affole tous les secteurs de vie, et dés-tabilise un peu plus les sociétés déjà précarisées, où la folie des hommes peut réellement conduire à la dispa-rition totale de l’humanité, il est urgent de mettre en place une autre politique mondiale basée sur les valeurs humanistes du partage équitable des biens communs dispensés par la nature.

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[Annexe 1]Quelques initiatives pour une gestion publique de l’eau

Appel de Varages « Pour le service public de l’eau potable en France »

À l’initiative du maire de Varages qui a réussi la remunicipali-sation de son service d’eau, le 14 octobre 2005 un appel est lancé aux élus et usagers des communes et des intercommunalités pour une gestion publique de l’eau potable en France. De nombreux élus et de nombreuses associations signent cet appel.

Le texte est consultable sur <www.france-libertes.fr/IMG/pdf/appel_de_Varages.pdf>.)

Association EAU (Élus, Associations, Usagers)

Dans la continuité de l’appel de Varages, des élus et des asso-ciations ont constitué, le 13 février 2007, l’association EAU pour une gestion publique de l’eau potable et de l’assainissement dont les buts sont l’aide et le conseil pour rester ou retourner en régie publique, l’accompagnement des régies par la mutualisation des expériences réussies, l’assistance lors de la renégociation des contrats de délégation et la mise en œuvre de mesures de pro-tection préventive des ressources. L’association contribue à la reconnaissance de l’accès à l’eau potable comme un bien com-mun de l’humanité et un droit humain fondamental, avec la par-ticipation de tous les usagers. Le président est Michel Partage, ancien maire de Varages et conseiller général du Var.

Contact : [email protected]

Association pour un contrat mondial de l’eau

Les deux principaux objectifs d’ACME France sont, d’ici 2020 : de faire reconnaître l’eau comme bien commun patrimo-nial de l’humanité et de faire reconnaître l’accès à l’eau en quan-tité et en qualité suffisante pour assurer les besoins vitaux pour

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tous comme un droit inaliénable, individuel et collectif. C’est pourquoi ACME défend que la propriété et la gestion des servi-ces d’eau et d’assainissement doivent impérativement s’inscrire dans le domaine public.

En savoir plus : www.acme-eau.org

Fondation France Libertés-Danielle MitterrandReconnue d’utilité publique, la Fondation France Libertés

base son action dans le domaine international. Depuis 1991, elle est dotée du statut consultatif auprès de l’ONU. Le droit pour tous à disposer d’une eau potable, libre et gratuite est devenu un des premiers combats de l’ONG qui a donné naissance au mouvement des Porteurs d’eau.

En savoir plus : <www.france-libertes.fr>.

Le Syndicat des eaux d’Ile-de-France (SEDIF)Il doit soumettre au vote des 144 délégués des communes qui

en sont membres, avant la fin 2008, le choix de son futur mode de gestion, à l’expiration de l’actuel contrat qui le lie à Veolia, le 31 décembre 2010. De nombreux collectifs d’usagers et d’élus sont mobilisés en faveur d’un retour en régie du plus important syndicat des eaux français et européen, qui dessert plus de 4 mil-lions de Franciliens, et multiplient les actions d’information et de sensibilisation des usagers du SEDIF.

Appel des élus d’Ile-de-France pour le retour en régie du SEDIFLa coordination Eau Ile-de-France souhaite doter les usagers

et leurs associations d’une organisation et d’objectifs à la hau-teur d’enjeux environnementaux, économiques et démocrati-ques considérables. Elle remet en cause l’emprise qu’exercent les grandes entreprises transnationales du domaine de l’eau tout au long de la chaîne de gestion de l’eau en Ile-de-France. Elle pose la question de la possible émergence d’un nouvel opérateur public de l’eau à l’échelle de l’Ile-de-France, qui resurgit notam-ment à l’occasion des débats engagés autour de l’émergence d’un « Grand Paris ».

La coordination se propose donc de favoriser les synergies entre tous les acteurs intéressés par la gestion de cette ressource

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Annexes

précieuse. Dans le respect de toutes les sensibilités, elle veut ainsi favoriser le dialogue entre les acteurs engagés dans la pro-tection de l’environnement, les organisations consuméristes, les défenseurs d’une gestion publique de l’eau, les organisations syndicales du secteur, le monde de la recherche et de l’éducation. Enfin, il s’agit de constituer une force de proposition afin que les usagers de l’eau de l’Ile-de-France puissent faire entendre leurs préoccupations et faire valoir leurs légitimes intérêts dans toutes les structures dédiées à la gestion de l’eau en Ile-de-France.

Contact : [email protected]

Aqua Publica EuropeaAqua Publica Europea, association européenne pour la ges-

tion publique de l’eau a pour vocation de fédérer les opérateurs publics européens de l’eau et de l’assainissement, dans le but de promouvoir la gestion publique de l’eau au niveau européen. Cette promotion s’effectue à travers les échanges d’informations, d’expertises et la collaboration entre les entreprises publiques de l’eau ou les collectivités territoriales de l’Europe et d’autres pays. Il s’agit notamment de favoriser les actions scientifiques, techni-ques, économiques ou administratives se rapportant à la gestion de l’eau. L’objectif est de représenter les entreprises publiques de l’eau auprès des institutions européennes. Actuellement, elle rassemble des opérateurs publics de Belgique, de France, d’Ita-lie, du Portugal, de Suisse…

www.remunicipalisation.org, le baromètre de la remunicipalisation de l’eauLe site remunicipalisation.org permet de découvrir les villes,

qui partout dans le monde, délaissent le modèle de la gestion pri-vée pour se tourner vers une gestion publique des services d’eau et de collecte des déchets. En effet, de plus en plus de villes réclament un retour des services d’eau et de collecte des déchets dans le giron du service public par le biais d’une remunicipali-sation, et les multinationales de l’eau se voient donc contrain-tes de battre en retraite en Amérique latine, aux États-Unis, en Afrique et en Europe. Ce « baromètre », initié par Corporate Europe Observatory et Transnational Institute, se veut partici-patif : les exemples cités peuvent être mis à jour et de nouvelles

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Manifestes pour l’eau publique

expériences peuvent y être ajoutées pour mieux faire connaître cette vague de remunicipalisation des services d’eau.

En savoir plus : <www.remunicipalisation.org>.

Transnational Institute (TNI)Fondé en 1974 et basé à Amsterdam, TNI est un réseau inter-

national d’« experts-activistes » engagés à analyser de façon cri-tique les problèmes globaux d’aujourd’hui et de demain, avec l’objectif de fournir un soutien intellectuel aux mouvements altermondialistes. C’est un think tank progressiste qui étudie l’impact et les conséquences de la mondialisation économique dans de nombreux domaines. La militante altermondialiste Susan George est présidente du conseil d’administration du TNI. Les membres de l’institut sont engagés dans la société civile et la vie associative de leurs pays respectifs.

En savoir plus : <www.tni.org>.

Corporate Europe ObservatoryAssociation basée à Amsterdam et à Bruxelles qui fait de la

recherche et mène des campagnes sur les menaces pour la démo-cratie, l’équité, la justice sociale et l’environnement que fait peser le pouvoir économique et politique des grandes entreprises et leurs lobbies. L’équipe du CEO est constituée d’une dizaine de personnes qui travaillent en réseau d’un peu partout en Europe (Pays-Bas, Belgique, Espagne, Grèce…). Les récents rapports ou notes de synthèse publiés par le CEO ont porté sur l’essor et le financement opaque des think tanks à Bruxelles, les dessous de la politique européenne en matière d’agrocarburants, le lob-bying industriel auprès de l’UE via des « groupes d’experts », le lobbying de l’industrie automobile contre la réglementation des émissions de CO

2 des voitures, le financement par l’UE de

structures promouvant la privatisation de l’eau dans les pays en développement, etc. Comme peu de structures observent avec acuité les rapports d’influence entre l’industrie et les institutions européennes, le CEO jouit d’une notoriété qui lui vaut d’être souvent sollicité par la presse internationale (Financial Times, The Guardian, European Voice, etc.) pour ses observations et ses analyses de la construction économique et des processus décisionnels de l’UE. Le CEO est également l’auteur d’un

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Annexes

ouvrage paru en 2005 : Reclaiming Public Water : Achievements, Struggles and Visions from Around the World.

En savoir plus : <www.corporateeurope.org>.

European Network for Public WaterÀ l’occasion du Forum social européen qui s’est tenu à

Malmö en Suède le 18 septembre 2008, une large coalition de mouvements européens engagés dans les luttes pour le retour de la gestion publique de l’eau a porté sur les fonts baptismaux un nouveau réseau pour défendre la gestion publique des services d’eau : l’European Network for Public Water.

<www.youtube.com/wat-ch?v=9vTriYA4KjA>.

Food & Water Watch (États-Unis)Food & Water Watch est une ONG américaine de consom-

mateurs sur l’eau potable et l’alimentation. Ils dénoncent l’ap-propriation et les abus des entreprises sur la nourriture et les ressources en eau, en donnant aux gens conscience de ce qu’ils mangent et boivent. Food & Water Watch travaille avec des organisations locales à travers le monde pour créer une activité économiquement viable et un avenir écologique en préconisant des politiques qui garantissent des aliments sains et produits de façon durable et le contrôle public des ressources en eau. Ils sont également en pointe dans la lutte contre l’eau en bouteille.

En savoir plus : <www.foodandwaterwatch.org>.

[Annexe 2]Le marché des services d’eau et les grands groupes

Depuis le 19e siècle, la délégation du service public de l’eau à des entreprises privées caractérise l’« école française » de ges-tion de l’eau. C’est ainsi que la Compagnie générale des eaux (CGE) et la Lyonnaise des eaux ont été créées en 1854 et 1880, ouvrant la voie à la gestion de l’eau par des opérateurs privés avec un siècle d’avance sur les autres pays européens. Dans le monde, moins de 10 % des services de l’eau sont ainsi confiés aujourd’hui à des entreprises privées, et le modèle français reste atypique en Europe. Ainsi la France et le Royaume-Uni sont les

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Manifestes pour l’eau publique

deux seuls pays de l’OCDE dont les services d’eaux sont princi-palement assurés par des entreprises privées. Ce modèle français a permis à Veolia et Suez-Environnement de devenir les deux groupes mondiaux leaders de la distribution de l’eau en étant présent sur tous les continents.

En France

La France est le berceau des majors de l’eau, et le pays de la délégation de service public.

En termes de contrat55 % des communes délèguent la gestion de l’eau potable à

des entreprises privées (Enquête les services publics de l’eau en 2004, IFEN, 2007). La délégation est particulièrement forte dans les départements d’outre-mer, d’Ile-de-France et de l’ouest. Le taux de communes utilisant ce mode de gestion pour l’alimenta-tion en eau potable y dépasse souvent 80 %. À l’opposé, la régie prédomine dans les régions alpines ou du Massif Central et plus généralement dans l’est de la France et le nord.

Répartition des modes de gestion par commune pour l’eau potable1

1. Source : Ifen-Scees, Enquête Eau 2004.

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Annexes

Il est aussi intéressant de s’intéresser au mode de gestion choisi par les collectivités en fonction de la taille des communes. La délégation de service publique est clairement dominante dans les communes de plus de 3 500 habitants soit plus de 75 %. Dans celles comptant moins de 3 500 habitants, le nombre de commu-nes en gestion publique sous forme de régie est presque équi-valent au nombre de commune en délégation de service public. Seulement sur les communes de moins 400 habitants, le mode de gestion en régie est dominant [+ Encadré 2].

Mode de gestion et nombre de contrats des services d’eau en fonctionde la taille de la commune2

En termes de populationLes opérateurs privés gèrent 72 % des services d’eau potable

et 55 % des services d’assainissement (source : Enquête BIPE pour FP2E, janvier 2008).

2. Source : Ifen-Scees, Enquête Eau 2004.

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Manifestes pour l’eau publique

Répartition des services d’eau par opérateur en 20063

Total population desservie 63,2 millions

Répartition des services d’assainissement par opérateur en 2006Total de la population raccordée 51 millions

3. Source : Les services collectifs d’eau et d’assainissement en France, Données économiques, sociales et environnementales, réa-lisé par la Fédération des entreprises de l’eau (FP2E) et le bureau d’études BIPE. La Fédération (ex-SPDE) regroupe les grosses entre-prises privées assurant la gestion des services d’eau et d’assainisse-ment en France à savoir Veolia, Lyonnaises des eaux et SAUR. Plus d’informations sur <www.fp2e.org>.

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Annexes

Les acteurs privés en France se répartissent ainsi :- 95 % Veolia, Suez Lyonnaise des eaux, Saur ;- 5 % PME indépendantes [cf. Fédération des distributeurs d’eau Indépendants (FDEI)].

En Europe

On compte près de 120 000 opérateurs pour les services d’eau au sein des 27 États de l’Union européenne, dont une très grande majorité (plus de 80 %) est en gestion publique avec des situa-tions hétérogènes selon les pays. On peut comparer rapidement.

La gestion des services d’eau potable en Europe en 20064

En terme de population desservie

Marché mondial des services d’eauPlus de 90 % des services d’eau et d’assainissement dans le

monde sont en gestion publique. Les entreprises privées de l’eau assurent moins de 10 %.

Les grandes multinationales françaises de l’eauVeolia

Veolia-Eau, division eau de Veolia Environnement, est le premier opérateur mondial des services de l’eau. Veolia est un spécialiste de la gestion déléguée des services d’eau et d’assai-

4. Enquête BIPE pour FP2E janvier 2008

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nissement pour le compte de collectivités locales ou d’entrepri-ses industrielles et tertiaires. Le chiffre d’affaires de Veolia-Eau représente 34 % de celui de Veolia Environnement qui s’élève à 32,62 milliards d’euros en hausse de 6 % par rapport à 2006, et Veolia-Eau réalise 51 % des bénéfices du groupe. Ainsi Veolia-Eau dessert 78 millions de personnes dans le monde5 pour l’eau potable et 53 pour l’assainissement.

Le chiffre d’affaires, pour la branche eau en 2007, s’élève à 10,9 milliards d’euros, avec 1,26 milliard d’euros de résultats. Veolia-Eau compte 82 860 collaborateurs dans le monde pour 319 502 salariés dans le groupe.

Répartition du chiffre d’affaires de Veolia-Eau par zone géographique6

En FranceAvec 4,92 milliards d’euros de chiffre d’affaires, la France

représente encore près 45 % du chiffre d’affaires de l’activité eau groupe. Veolia-Eau annonce être le délégataire de 8 000 com-

5. Rapport d’activité 2007, Veolia Eau, disponible sur <www.veo-liaeau.com>.6. Ibid.

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Annexes

munes, pour la distribution d’eau et l’assainissement, avec 2 148 contrats d’eau, un chiffre en baisse de 9 % en sept ans, ce qui représente 24 millions d’habitants desservis et 1 803 contrats d’assainissement, un chiffre en baisse de 3 % en sept ans, soit 16 millions d’usagers français desservis. En 2007, 49 contrats ont été perdus (dont 18 retours en régie et 3 intégrant une struc-ture départementale) pour 39 contrats gagnés, avec une baisse moyenne du prix de 5,5 % en 2004. Veolia-Eau en France comp-tait 15 071 salariés en 2007.

En EuropeEn 2007, la branche eau de Veolia a consolidé ses positions

en Europe, notamment en Irlande et en Grande-Bretagne, où elle dessert 3 millions de consommateurs dans le sud-est du pays, elle a acquis plusieurs activités du distributeur d’eau Thames Water. En Europe de l’Est, son activité s’est renforcée avec deux nouveaux contrats en République tchèque, où plus de 40 % de la population est désormais desservie par Veolia Eau. Veolia-Eau est également présente en Roumanie, en Hongrie, en Slovaquie, et en Pologne. Veolia dessert en Europe, hors France plus de 21 millions d’habitants pour l’eau potable et 15 millions pour l’assainissement.

Dans le mondeVeolia-Eau poursuit son développement aux Etats-Unis. À

travers sa filiale Veolia Water North America, Veolia-Eau détient à présent les plus importants contrats de partenariat dans les domaines de la distribution d’eau potable (Indianapolis), de la conception, construction et exploitation (usine de traitement des eaux de surface de Tampa Bay Water) et des réseaux d’assainis-sement (Milwaukee).

En Asie, Veolia-Eau conforte sa position de leader de la dis-tribution d’eau. Pionnière en gestion globale des réseaux de dis-tribution d’eau potable dans ce pays, Veolia-Eau poursuit son développement dans des villes en plein essor. Après les contrats de Lanzhou et de Haikou et l’importante extension à Shenzhen, la division a signé, avec Tianjin, son vingt-cinquième contrat municipal, desservant ainsi 29 millions d’habitants. À Haikou, Veolia-Eau gère désormais le service public complet de pro-duction d’eau potable et exploite une usine de dépollution des

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Manifestes pour l’eau publique

eaux usées. À Lanzhou, elle obtient une concession de trente ans pour quatre usines de traitement des eaux (2 190 000 m3/j) et pour le réseau de distribution. Au Japon, elle a conclu avec Chiba, Hiroshima et Saitama ses trois premiers contrats de ges-tion déléguée.

Enfin, Veolia est très active dans les usines de dessalement d’eau de mer notamment au Moyen-Orient (sultanat d’Oman et aux Émirats arabes) mais aussi en Espagne, en en Australie.

Suez-Environnement et la Lyonnaise des eaux

Suez-Environnement figure parmi les principaux prestataires mondiaux de services à l’environnement. Les activités de distri-bution d’eau potable et traitement des eaux usées en Europe repré-sentent 32,4 % du chiffre d’affaires, soit 3,9 milliards d’euros en 2007 pour l’eau en Europe sur 12 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour la totalité du groupe Suez environnement.

En FranceSuez environnement est fortement implanté en France grâce

à la Lyonnaise des eaux, numéro 2 du secteur avec un chiffre d’affaires de 1,9 milliard d’euros en 2007 (+2,8 % par rapport à 2006). La Lyonnaise des eaux annonce gérer l’eau pour 2 600 collectivités locales, et apporte l’eau potable à 14 millions de personnes et retraite les eaux de 9 millions de personnes.

En Europe et dans le mondeEn 2007, Suez environnement a fortement renforcé ses posi-

tions en Espagne, son deuxième marché le plus important. Il a consolidé son contrôle d’Agbar (dont il détient désormais 90 %), un groupe de services de Barcelone, numéro 1 espagnol de l’eau et de l’assainissement avec 500 municipalités repré-sentant 12 millions d’habitants. Agbar est également présent en Amérique latine, au Royaume-Uni et développe des projets en Afrique du Nord. Suez a acquis 33 % de Agua de Valencia (AVSA) qui dessert 3 millions de personnes.

Également présent dans l’eau en Italie (à Milan, Florence, Pise…), en Allemagne et en Grèce, Suez souhaite renforcer ses positions sur les principaux marchés de l’Union et se développer dans les nouveaux pays membres où il exerce déjà des activités (République Tchèque, Hongrie, Slovaquie, Slovénie…).

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Annexes

Hors d’Europe, Suez environnement intervient essentiellement en partenariat avec des municipalités ou des acteurs privés pour la fourniture d’eau aux États-Unis, au Mexique, en Indonésie, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Le groupe est présent en Chine notamment via une vingtaine de filiales détenues en parte-nariat avec des collectivités locales pour la distribution d’eau.

21,7 % du chiffre d’affaires est composé des activités assu-rées à l’international ainsi que les prestations d’ingénierie, de conception et de construction d’installations de traitement de l’eau (Degrémont).

Si 80 % de l’activité eau sont réalisés en Europe, le groupe opère dans 25 pays sur les cinq continents. La France représente 43,6 % du chiffre d’affaires global du groupe Suez environne-ment, et l’Europe (42 %). Le groupe Suez environnement opère dans le monde avec de multiples sociétés : Lyonnaise des eaux (France), Eurawasser (Allemagne), Agbar (Espagne), LYDEC (Maroc), United Water (États-Unis), Acque Toscane (Italie), Macao Water (Chine), Sino French (Chine), Palyja (Indonésie), LEMA (Jordanie), JOWAM – WSSA (Afrique du Sud), Aguas do Amazonas (Brésil), Aguakan (Mexique)… Suez environne-ment distribue de l’eau à 68 millions de personnes dans le monde et gère les eaux usées de 44 millions de personnes.

SAUR

Le groupe SAUR est le troisième au niveau français mais d’une taille beaucoup plus petite. Son chiffre d’affaires au 31 mars 2007 s’élève à 1,44 milliard d’euros, la part eau en représentant 78 %. En France, la SAUR dessert en eau potable et traite les eaux usées de 5,5 millions de consommateurs dans plus de 6 700 communes et agglomérations, essentiellement en milieu rural, sur tout le territoire français. À l’international, la SAUR annonce fournir l’eau 7 millions de consommateurs notamment en Pologne avec le contrat de Gdansk.

Pour aller plus loinWater companies in Europe 2007, par David Hall et Emanuele Lobina, avril 2007.Disponible sur le site <www.psiru.org>.

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Encadré 1Récapitulatif des différents modes de gestion pour un service d’eau

Mode de Gestion Type d’organisaton Principales dispositions

Gestion directeLa collectivité gère elle-même son service d’eau. Elle exploite le service, assure le suivi et l’entretien des installations, la facturation et la gestion des usagers. La régie constitue le mode de gestion directe du service public par la commune ou l’établissement public de coopération intercommunale.Il existe trois formes de régies.

Régie simple ou directe,que la collectivité peut conserver si elle est antérieure à 1926

- Pas de budget propre (supprimé par la circulaire M49)- Personnel municipal

Régie autonomeLa régie dotée de la seule autonomie financière ne dispose pas de la personnalité juridique. Les décisions sont prises par l’assemblée délibérante, sur proposition du directeur et après avis consultatif du conseil d’exploitation.

- Budget annexe au budget communal

Régie dotée de la personnalité moraleLa régie est administrée par un conseil d’administration et un directeur désignés par l’assemblée délibérante.

- Autonomie financière (Etablissement Public à carac-tère industriel et commercial)- Le personnel est en principe de statut privé, sauf le directeur et le comptable

Prestations de service,Le service d’eau peut avoir recours à un (ou plusieurs) prestataire(s) de service sous forme de marché public.

- Rémunération tâches par tâches

Gestion indirecte ou gestion déléguéeLa délégation de service public est un mode de gestion par lequel une collectivité publi-que confie à un délégataire privé, après mise en concurrence, la gestion de tout ou partie du service public dont elle a la responsabilité.Elle en fixe les tarifs et le délégataire est lié par contrat à la collectivité. Sa rémunération dépend des résultats de l’exploitation du ser-vice, dans le cadre du respect des obligations et des tarifs fixés au contrat.Le délégataire peut être chargé de construire des ouvrages ou d’acquérir des biens néces-saires au service. La délégation est cen-sée s’exercer sous le contrôle de l’autorité publique.

Régie intéresséeLe délégataire s’engage à gérer un service public contre une rémunération fonc-tion d’une formule d’intéressement aux résultats. Le régisseur exploite les ouvra-ges construits par la collectivité mais il n’en assume pas les risques.La régie intéressée se distingue de l’affermage et de la concession par la manière dont le régisseur est rémunéré.

Le régisseur intéressé perçoit une rémunération mixte. Pour partie, cette rémunération consiste en une rede-vance fixe. Pour partie, elle est fonction de l’améliora-tion de la qualité du service, du niveau des économies réalisées et du résultat financier de l’exploitation ; c’est l’« intéressement ».

AffermageL’affermage est le contrat par lequel le contractant s’engage à gérer un service public, à ses risques et périls, contre une rémunération versée par les usagers.

Le fermier, reverse à la collectivité une redevance desti-née à contribuer à l’amortissement des investissements qu’elle a réalisés. La rémunération versée par le fermier en contrepartie du droit d’utilisation de l’ouvrage est appelée la surtaxe. Le financement des ouvrages est à la charge de la collectivité mais le fermier peut parfois participer à leur modernisation ou leur extension.

ConcessionLa concession se distingue de l’affermage par la prise en charge par le conces-sionnaire (souvent une société privée) non seulement des frais d’exploitation et d’entretien courant mais également des investissements.

Le concessionnaire se rémunère directement auprès de l’usager par une redevance fixée dans le contrat de concession, révisable selon une for-mule de variation proposée dans le contrat et uti-lisant les principaux indices publiés par l’Insee.

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Annexes

Encadré 1Récapitulatif des différents modes de gestion pour un service d’eau

Mode de Gestion Type d’organisaton Principales dispositions

Gestion directeLa collectivité gère elle-même son service d’eau. Elle exploite le service, assure le suivi et l’entretien des installations, la facturation et la gestion des usagers. La régie constitue le mode de gestion directe du service public par la commune ou l’établissement public de coopération intercommunale.Il existe trois formes de régies.

Régie simple ou directe,que la collectivité peut conserver si elle est antérieure à 1926

- Pas de budget propre (supprimé par la circulaire M49)- Personnel municipal

Régie autonomeLa régie dotée de la seule autonomie financière ne dispose pas de la personnalité juridique. Les décisions sont prises par l’assemblée délibérante, sur proposition du directeur et après avis consultatif du conseil d’exploitation.

- Budget annexe au budget communal

Régie dotée de la personnalité moraleLa régie est administrée par un conseil d’administration et un directeur désignés par l’assemblée délibérante.

- Autonomie financière (Etablissement Public à carac-tère industriel et commercial)- Le personnel est en principe de statut privé, sauf le directeur et le comptable

Prestations de service,Le service d’eau peut avoir recours à un (ou plusieurs) prestataire(s) de service sous forme de marché public.

- Rémunération tâches par tâches

Gestion indirecte ou gestion déléguéeLa délégation de service public est un mode de gestion par lequel une collectivité publi-que confie à un délégataire privé, après mise en concurrence, la gestion de tout ou partie du service public dont elle a la responsabilité.Elle en fixe les tarifs et le délégataire est lié par contrat à la collectivité. Sa rémunération dépend des résultats de l’exploitation du ser-vice, dans le cadre du respect des obligations et des tarifs fixés au contrat.Le délégataire peut être chargé de construire des ouvrages ou d’acquérir des biens néces-saires au service. La délégation est cen-sée s’exercer sous le contrôle de l’autorité publique.

Régie intéresséeLe délégataire s’engage à gérer un service public contre une rémunération fonc-tion d’une formule d’intéressement aux résultats. Le régisseur exploite les ouvra-ges construits par la collectivité mais il n’en assume pas les risques.La régie intéressée se distingue de l’affermage et de la concession par la manière dont le régisseur est rémunéré.

Le régisseur intéressé perçoit une rémunération mixte. Pour partie, cette rémunération consiste en une rede-vance fixe. Pour partie, elle est fonction de l’améliora-tion de la qualité du service, du niveau des économies réalisées et du résultat financier de l’exploitation ; c’est l’« intéressement ».

AffermageL’affermage est le contrat par lequel le contractant s’engage à gérer un service public, à ses risques et périls, contre une rémunération versée par les usagers.

Le fermier, reverse à la collectivité une redevance desti-née à contribuer à l’amortissement des investissements qu’elle a réalisés. La rémunération versée par le fermier en contrepartie du droit d’utilisation de l’ouvrage est appelée la surtaxe. Le financement des ouvrages est à la charge de la collectivité mais le fermier peut parfois participer à leur modernisation ou leur extension.

ConcessionLa concession se distingue de l’affermage par la prise en charge par le conces-sionnaire (souvent une société privée) non seulement des frais d’exploitation et d’entretien courant mais également des investissements.

Le concessionnaire se rémunère directement auprès de l’usager par une redevance fixée dans le contrat de concession, révisable selon une for-mule de variation proposée dans le contrat et uti-lisant les principaux indices publiés par l’Insee.

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Encadré 2Communes selon la population, le mode de gestion du service d’approvisionnement en eau potable

Gestion de l’alimentation en eau potable

Nombre d’habitants

Sans service

Régie AffermageAutres

délégationsTotal

< 400 ha 77 10 046 8 076 872 19 070

400 - 999 - 2 857 4 289 758 8 903

1 000 - < 2 000 - 1 519 2 113 466 4 098

2 000 - < 3 500 - 522 1 076 265 1 863

3 500 - < 10 000 - 473 1 120 221 1 814

10 000 - < 20 000 - 98 289 83 470

20000 - < 50 000 - 44 177 95 316

50 000 et + - 33 46 32 111

77 16 592 17 186 2 791 36 646

Source : Ifen-Scees, Enquête Eau 2004, Ministère de la santé/DDASS, SISE-Eaux.

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