Machines et outils Philippe Laurier pour le génie civil

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Machines et outils Philippe Laurier pour le génie civil Ci-dessus : Ancienne machine pour effectuer des terrassements : le chapelet incliné décrit dans le Theatrum instrumentorum et machinarum deJacques Besson, publié à Lyon en 1578. Ce texte cherchera à valider l'analyse selon laquelle l'évolu- tion historique connue par les matériels de génie civil peut être formalisée au travers d'une succession d'ères technologiques, chacune de ces époques intégrant les apports et influences issues des nations dominantes du moment. Il conclura sur l'utilité que pourraient présenter une politi- que de l'innovation et une politique industrielle au regard de ce fondement de l'évolution que sont les sauts technologiques. Les matériels de génie civil peuvent être par de nombreux aspects considérés comme le parent pauvre du BTP : les entrepri- ses qui fabriquent ces matériels n'ont pas pour les jeunes diplômés une aura particulièrement attirante, les responsables du matériel dans les entreprises de travaux publics sont souvent considérés comme étant à la simple périphérie du pouvoir central, et on ne leur reconnaît pas un rôle vital dans la stratégie de l'entreprise. Pourtant, nous souhaitons témoigner ici que cet état de fait est un handicap, et qu'au contraire même les matériels, par leurs évolutions, sont un élément structurant pour les activités et les stratégies du BTP. L'histoire des matériels de travaux publics ne se résume pas à la seule description romancée des innovations apportées par quelques célébrités. Elle se conjugue avec l'histoire même du BTP et avec l'histoire des sciences mécaniques et physiques ; elle leur est intimement liée. Aussi, afin de mieux préciser ce que sont les tendances profon- des de l'évolution des matériels, deux partis seront adoptés ici : - Le premier sera une mise en perspective dans le temps ; il conviendra de rapporter les plus récentes innovations à celles qui les ont précédées durant les décennies ou les siècles antérieurs. Peut-on considérer que l'évolution des matériels de génie civil n'est rien d'autre qu'une simple amélioration de l'utilisation de deux ou trois principes physiques de base, en particulier bien sûr le principe du levier, auquel on peut accoler une source d'énergie pour la motricité ? En quelque sorte, dire de tel ou tel matériel qu'il fut une révolution doit-il être compris comme ayant introduit une rupture fondamentale dans l'histoire des matériels de génie civil ? Ou doit-on l'entendre selon le sens originel du mot « révolution », à savoir le simple commencement d'un nouveau cycle qui reprend selon la même trajectoire et le même mouve-

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Machines et outils Philippe Laurier pour le génie civil

Ci-dessus : Ancienne machine pour effectuer des terrassements : le chapelet incliné décrit dans le Theatrum instrumentorum et machinarum de Jacques Besson, publié à Lyon en 1578.

Ce texte cherchera à valider l'analyse selon laquelle l'évolu­

tion historique connue par les matériels de génie civil peut être

formalisée au travers d 'une succession d'ères technologiques,

chacune de ces époques intégrant les apports et influences issues

des nations dominantes du moment .

Il conclura sur l'utilité que pourraient présenter une politi­

que de l ' innovation et une politique industrielle au regard de ce

fondement de l 'évolution que sont les sauts technologiques.

Les matériels de génie civil peuvent être par de nombreux

aspects considérés comme le parent pauvre du B T P : les entrepri­

ses qui fabriquent ces matériels n 'on t pas pour les jeunes diplômés

une aura particulièrement attirante, les responsables du matériel

dans les entreprises de travaux publics sont souvent considérés

comme étant à la simple périphérie du pouvoir central, et on ne

leur reconnaît pas un rôle vital dans la stratégie de l'entreprise.

Pourtant , nous souhaitons témoigner ici que cet état de fait

est un handicap, et qu 'au contraire même les matériels, par leurs

évolutions, sont un élément structurant pour les activités et les

stratégies du BTP.

L'histoire des matériels de travaux publics ne se résume pas

à la seule description romancée des innovations apportées par

quelques célébrités. Elle se conjugue avec l'histoire même du B T P

et avec l'histoire des sciences mécaniques et physiques ; elle leur

est in t imement liée.

Aussi, afin de mieux préciser ce que sont les tendances profon­

des de l'évolution des matériels, deux partis seront adoptés ici :

- Le premier sera une mise en perspective dans le temps ; il

conviendra de rapporter les plus récentes innovations à celles qui

les ont précédées durant les décennies ou les siècles antérieurs.

Peut-on considérer que l 'évolution des matériels de génie

civil n'est rien d'autre qu 'une simple amélioration de l'utilisation

de deux ou trois principes physiques de base, en particulier bien

sûr le principe du levier, auquel on peut accoler une source

d'énergie pour la motricité ? En quelque sorte, dire de tel ou tel

matériel qu'il fut une révolution doit-il être compris comme ayant

introduit une rupture fondamentale dans l'histoire des matériels

de génie civil ? O u doit-on l 'entendre selon le sens originel du mot

« révolution », à savoir le simple commencement d 'un nouveau

cycle qui reprend selon la même trajectoire et le même mouve-

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ment le chemin suivi précédemment ? En deçà de ces interroga­

tions à caractère abstrait sur ce que sont réellement les inventions

ou les innovations, reste d 'une manière plus concrète une évi­

dence qui s'impose à l 'observateur : chaque nouveau matériel est

généralement un progrès par rapport aux matériels précédents.

D ' u n côté donc, on peut s'interroger sur l'existence ou non d 'une

évolution réelle sur les principes physiques fondamentaux utilisés

par les matériels de travaux publics. D e l 'autre côté, nos sens ne

peuvent que constater un progrès constant à travers les machines

successives. Progrès que l 'on peut traduire par les notions quoti­

diennes de rendement , d'efficacité, de sécurité.

- Le second parti qui sera adopté pour structurer la présen­

tation de ce sujet est précisément destiné à traiter de cette

amélioration. Il s'agira de découper le progrès, terme au demeu­

rant fort imprécis, en étapes, en révolutions. Ceci afin de préciser

la nature, l 'origine et la portée de chacune des dites révolutions

techniques pour les machines de génie civil. Deux postulats seront

pris pour présenter ce que furent ces mutat ions :

- l 'évolution des matériels peut se diviser en « époques »

successives (vapeur, moteur à explosion, etc.), chacune d'elles

apportant un ou des éléments nouveaux destinés à améliorer la

maîtrise et l'utilisation des principes physiques sur lesquels sont

basés les outils et les machines de génie civil ;

- l 'évolution des matériels de génie civil peut être rapportée

à des étapes de dominat ion technique ou intellectuelle de certai­

nes nations à un m o m e n t précis de l'histoire.

LE GÉNIE CIVIL DES PREMIERS TEMPS : USAGE DES SEULES ÉNERGIES HUMAINE ET ANIMALE

Des grues basées sur le système du levier ont existé très tôt,

soit mues par la seule force de traction humaine, soit avec un

contrepoids (principe dérivé des chadoufs utilisés pour l'irrigation

agricole). L'historien Hérodote, au V e siècle avant J . - C , signale

certains de ces mécanismes. Les grues romaines décrites par l'in­

génieur Vitruve étaient composées d 'une colonne surmontée d 'une

flèche inclinée, à l'extrémité de laquelle était placée une poulie.

Ce même Vitruve, au I e r siècle avant J . -C. décrivait les

principes théoriques de plusieurs systèmes tels que la chaîne à

godets qu'util iseront deux mille ans plus tard les excavateurs de

tranchées. Mais l 'Antiquité bute sur la source d'énergie, qui reste

l ' homme ou l 'animal.

USAGES PONCTUELS DES ÉNERGIES ÉOLIENNE ET HYDRAULIQUE

Le M o y e n Age voit apparaître ce que l 'on pourrai t n o m ­

mer les premières machines de génie civil, avec la maîtrise de

l'énergie éolienne.

A partir du XIII e siècle commence l'utilisation de moulins

pour le génie civil. Il s'agissait d'assurer parallèlement au bon

avancement de travaux publics l 'évacuation de l'eau contenue à

l 'intérieur de digues ou de batardeaux. Dès le XVI e siècle, ces sys­

tèmes deviennent d 'un usage courant. La prééminence prise alors

par les techniciens hollandais correspond à la période durant

laquelle ce pays réalisa no t ammen t les travaux du Beemster : pour

mener à bien l 'évacuation des eaux retenues à l 'intérieur du polder

pendant l'édification d 'une digue de 40 km, on ne construisit pas

moins de vingt-six grands moulins à vent.

D e même, si les travaux de dragage reposaient pour l'essen­

tiel sur la force humaine , quelques rares machines existèrent.

Moulins actionnés par l'eau ou le vent, et capables d 'une action

d'excavation d 'un lit de rivière, no t ammen t au xvm e siècle.

Mais si l 'on sait désormais transformer aisément les mouve­

ments linéaires et les mouvements rotatifs, il manque toujours

une source d'énergie plus aisée que le vent et l'eau, il manque

également des matériaux en quanti té et qualité suffisantes pour les

pièces mobiles ou de traction.

LA VAPEUR, LE RAIL, LE FER

Les premières machines à vapeur de travaux publics (et leur

rail qui fut probablement d 'un rôle au moins aussi important que

la vapeur dans la mutat ion de l'outil de travaux publics en machine)

furent lancées durant la première partie du XIX e siècle, sans obtenir

de résultat convainquant. Les outils traditionnels basés sur l 'homme

ou l'animal resteront dominants pour la majeure partie du siècle,

n 'entamant leur repli que vers les années 1860.

Les Britanniques furent certes parmi les principaux cons­

tructeurs du monde pour des machines tels que les rouleaux

compresseurs à vapeur ou les pelles mécaniques à vapeur. Mais ils

ne furent ni des producteurs totalement dominants sur ces créneaux,

ni même toujours les concepteurs de ces nouvelles machines : la

première pelle mécanique à vapeur vit le jour aux Etats-Unis en

1842 ; en 1859 le Français Couvreux réalisa le premier excavateur

à godets ; les dragues à godets à vapeur apparurent aux Pays-Bas

vers 1860. Il faudra attendre une vingtaine d'années supplémen­

taires pour que se généralisent véritablement les pelles mécaniques

à vapeur et les grues mobiles à vapeur.

Les machines réellement novatrices de ce siècle furent

conçues pour les tunnels, no t amment avec l 'ébauche des futurs

tunneliers. Ainsi le premier bouclier fut-il inventé par Marc

Isambard Brunei pour le percement d 'un tunnel à Londres, de

1824 à 1842.

Par la suite, les engins conçus en particulier pour l 'hypothé­

tique tunnel sous la Manche par Beaumont , ou Brunton utilisè­

rent la compression hydraulique ou pneumat ique . De même le

forage à air comprimé apparaît dès 1861, avec Germain Sommeiller.

Dans un autre secteur du génie civil, celui des travaux

maritimes avec caissons immergés de fonçage des fondations de

digues ou de piles de ponts , s'opère également une mutat ion

permise par l'usage de l'air comprimé.

A ce titre, l 'évolution de cette époque tend plus à la

compression des fluides en général qu 'à celle de la seule vapeur.

LE MOTEUR À EXPLOSION Les premiers moteurs puis le diesel permirent un allégement

et une plus grande autonomie des machines. O n adapta alors

quelques systèmes restés jusqu'alors hippomobiles tels que la lame

de nivellement.

L'apport des Etats-Unis se manifesta essentiellement pour

les machines de terrassement avec une série d'engins très mobiles

Ci-contre : Terrassier à vapeur de MM. Jacquelin et Chèvre travaillant en tranchée à Eleurus, en Belgique. Extrait du Génie civil, 27 septembre 1884.

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traditionnelles présage un renforcement des positions du Japon

face à la nouvelle muta t ion des matériels de travaux publics : la

révolution électronique.

L'ÉLECTRONIQUE En 1963 apparaît sur une niveleuse un équipement électro­

nique. Les usages de ce nouvel auxiliaire vont se multiplier :

contrôle des machines, assistance au pilotage ou au positionnement,

optimisation de la puissance utilisée, sécurité par exemple pour les

dispositifs anti-collision des grues, mesures des différents

paramètres relatifs aux matériaux transportés ou mélangés.

Cet élan a parfois condui t à envisager la robotisation de ces

systèmes ( robots de pose d ' é léments préfabriqués ou de

ferraillage...). Force est de constater — et ceci nous ramène au

débat sur l 'industrialisation des activités de BTP - que les métho­

des empruntées au monde de l'usine se sont ici révélées inadaptées

au chantier, resté à ce jour fermé au robot : la seule machine qui

parfois porte ce nom, le microtunnelier, reste en fait une machine

télécommandée, comme le sont également certains compacteurs

légers de fond de tranchée, ou quelques grues.

Deux autres évolutions sont à porter au crédit de l'électro­

nique, mot entendu alors dans son acception large.

- La première est l 'extraordinaire avancée des machines de

contrôle et de mesure des ouvrages et des matériaux. Les divers

centres techniques que sont en particulier le C E B T P , le CSTB, le

L C P C ont développé des engins tels que les Curviamètres (me­

sure de la déflection d 'une chaussée), les Gammadensimètres

(mesure de la masse volumique des assises de chaussée) ou les

systèmes d'inspection de grandes parois bétonnées.

Les mesures permanentes ou ponctuelles par de tels systè­

mes ne furent rendues possibles que par l 'électronique, et égale­

ment par l'utilisation pour des contrôles non destructifs de

moyens issus des sciences de l'électricité (résistivité électrique,

phénomènes électromagnétiques, etc.). Elles ouvrent des pers­

pectives nouvelles en matière de gestion des ouvrages, de préven­

tion des risques et d'amélioration des connaissances fondamenta­

les relatives au meilleur d imensionnement des ouvrages ou au

comportement des matériaux.

- La seconde évolution est l'usage des lasers, des infrarouges

ou des ultrasons qui permettent progressivement le guidage et le

repérage dans l'espace d'engins ou d'outils montés sur engins (lames,

tables des finisseurs, etc.). Là également, l'impact sera conséquent

puisqu'il s'agit de réinventer un rail invisible pour les machines.

Mais cette révolution électronique ne porte ni sur la source

d'énergie de l'engin, ni sur son mode de déplacement, ni sur

l'architecture générale de la machine. Faut-il considérer qu'il ne

s'agit pas pour autant de révolutions techniques ?

La réponse est malaisée. En comparaison avec les précéden­

tes révolutions, on peut avancer que, si l 'électronique n'est pas une

source d'énergie, elle est une source de régulation et d'optimisation

de l'utilisation d'énergie, et que, si le laser n'est pas un mode de

déplacement, c'est un guide et un contrôleur de ces déplacements.

PRÉPARER L'APRÈS-ÉLECTRONIQUE

Quelle novation saurait demain insuffler l'élan d'une nouvelle

révolution technique ? Sur ce point, les réponses manquent terrible­

ment : les précédentes révolutions partaient de ruptures soit sur l'énergie

motrice, soit sur le système mobile de la machine, soit sur les matériaux.

O r :

- En matière d'énergie motrice, rien ne semble à même de

remplacer les moteurs actuels. O n a envisagé l'électricité (Robert

Le Tourneau, en Californie, avait en particulier adapté ce système

sur certaines décapeuses dès les années trente, sans pouvoir

l 'imposer pleinement). En fait, les qualités du diesel et sa marge

d'évolution encore grande ne permettent pas d'envisager de

rupture importante à moyen terme.

- Le système mobile des machines (pneumatiques ou che­

nilles) apparaît lui aussi stable pour une longue période.

-Enfin, les matériaux employés, en l'occurrence l'acier,

semblent assurés d 'une grande pérennité.

Face à cette absence de perspective technique, l ' ingénieur

se m o n t r e souvent pris d ' un dou te quasi existentiel. Il se range

parfois à l'avis qui veut se contenter d'« opt imiser » l'existant.

Le technicien se tourne vers le sociologue ; on parle d 'améliorer

la c o m m u n i c a t i o n , la c o o r d i n a t i o n , la t ransparence , les

interfaces. C o m m e si l 'histoire t echnique et industrielle avait

touché sa fin.

De cela il n'est rien, d'autres mutat ions majeures suivront

celle de l 'électronique. Il est même permis de considérer que, pour

certains types de machines, l 'après-électronique est déjà esquissé.

Afin de préciser les secteurs déjà touchés par cette nouvelle

évolution, soulignons la dichotomie qui prévaut au sein des

machines de génie civil, avec deux rameaux dotés chacun d 'un

destin et d 'une logique propre :

- d 'une part les engins qui « font du cubage », en particulier

Ci-dessus :Vue d ensemble de neuf grues de six tonnes dans le port de Nantes en 1951.

Cl. Cem.

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les engins de terrassement, les pelles mécaniques, auxquels nous

ajouterons les grues : on n'entrevoit pas de muta t ion à moyen

terme pour eux, hormis cet apport de l 'électronique qui transfor­

mera progressivement le mode de conduite des machines.

- d 'autre par t les machines p lu tô t orientées vers une

p roduc t ion « linéaire » (voies ferrées et routières, galeries) :

p o u r elles, l 'après-électronique semble déjà commencé . L'élec­

t ron ique et l ' informatique pe rmet ten t actuel lement d 'accom­

pagner une nouvelle m u t a t i o n de ces matériels : on s 'achemine

vers des machines plus complètes , intégrant plusieurs fonctions

complémentai res au sein d 'une m ê m e plate-forme mobi le .

Ci tons par exemple :

- La RATP, qui s'oriente vers des systèmes (et des méthodes

de travail) capables en une seule passe d'assurer le changement de

traverses et de ballast, ainsi que le bourrage.

- La S N C F , qui demande que les grands travaux de cons­

truction ou de réfection de voie puissent être assurés par un seul

convoi. Les diverses tâches concernées sont alors progressivement

mécanisées, puis réunies sur un nombre toujours plus restreint de

machines. Sont ainsi apparues les traveleuses-positionneuses, les

niveleuses-bourreuses-dresseuses, les dégarnisseuses-cribleuses.

- Les Egouts de Paris, qui, dans une même évolution,

suscitent l 'apparition d 'un système mécanisé de curage d'égout en

une seule passe : Circé (Concept intégré et rationnel du curage

d'égout), capable d'assurer curage, criblage, ensachage, convoyage

des divers débris.

- Le tunnelier, machine quasi unique sur son chantier,

remplace à la fois les jumbos , les artificiers, les systèmes de

déblaiement et de coffrage.

- Pour les revêtements routiers, on cherche également à

réduire le nombre de passes sur sites et le nombre d'engins utilisés.

En conséquence, les finisseurs, trémies mobiles et autres machines

intègrent un nombre grandissant de fonctions. U n asservissement

des posit ionnements entre ces engins aboutira si nécessaire à une

entité modulaire apte à réaliser un travail complet.

Tous les systèmes précédemment cités dépassent vite les

seules compétences humaines ou mécaniques. Il est rapidement

nécessaire d'installer des capteurs, des asservissements, des systè­

mes de calcul, de pilotage, de positionnement, le tout en temps réel.

L'électronique, au sens large du mot, est donc ici le soutien d 'une

autre révolution touchant à la fois les méthodes et les matériels.

Le rôle de la machine en sort renforcé, puisque, contrairement

aux apparences, le maître d'ouvrage ne choisit plus une entreprise

de construction, mais une machine. En effet, le choix des entre­

prises de construction effectué par le maître d'ouvrage n'est en fait

que la sélection de celles ayant la compétence et la surface

financière suffisantes pour gérer ces nouvelles machines et accep­

ter les aléas financiers de leur usage.

Les matériels font mont re dans les travaux publics (à

l'inverse du bâtiment) d 'un rôle structurant sur l 'organisation des

chantiers et même sur la taille minimale et l 'organisation des

entreprises de construction.

PRÉPARER L'APRÈS-JAPON Le Japon s'apprête en toute logique à dominer l ' industrie

des matériels de travaux publics. Une telle situation, à l 'image du

passé, débouchera sur un déclin et sur l 'émergence d 'une nouvelle

donne internationale.

Dans le même temps, l ' internationalisation des acteurs du

B T P va aboutir au début du siècle prochain à une nette domina­

t ion de trois, quatre ou au max imum cinq pays sur les marchés,

les financements et les technologies du BTP , comme ce fut le cas

à la fin du dix-neuvième siècle avec l'Angleterre, la France,

l 'Allemagne et dans une moindre mesure les Etats-Unis.

Quels seront ces maîtres du génie civil ? Japon et Etats-Unis

en toute évidence, Allemagne et Italie éventuellement, Angleterre

moins assurément. Q u a n t à la France, elle sait se doter d 'entre­

prises de B T P et de producteurs de matériaux de taille mondiale,

mais le créneau des matériels est contrasté : de bonnes positions

dans les systèmes de levage lourd (grues... )et des faiblesses par

exemple pour les gros matériels de terrassement.

O r le B T P est un tout, une filière cohérente : on ne vend pas

du travail, mais un projet fait de techniques à la fois de construc­

tion, d'organisation et de financement. La prépondérance passe

par la p romot ion et la coordination de l 'ensemble de ces techni­

ques. H o m m e s , savoir-faire, matériels, matériaux, argent : aucun

pays, aucune entreprise ne peut espérer garder longtemps son rang

en génie civil en oubliant u n seul de ces maillons.

L 'un de ces maillons est la capacité à créer en c o m m u n des

matériels plus ou moins prototypes, à les fabriquer puis à les

utiliser différemment et mieux que le concurrent .

POUR LA FRANCE, CECI IMPLIQUE TROIS ACTIONS :

- S'informer de ce qui se fait dans les pays dominants . Ceci

a été par exemple mené pour le précédent leader, et la Fédération

des travaux publics avait alors adopté une politique à deux volets.

Il fallait tout d 'abord définir une politique industrielle (ainsi, au

pire m o m e n t qu'ai t connu l 'industrie française, en 1942, la

Fédération avait commencé à circonscrire les types - peu n o m ­

breux hélas - de matériels sur lesquels il convenait de porter un

effort au regard de la future compéti t ion internationale). Et, pour

le reste, on n'achèterait à l 'étranger que ce qu 'on ne savait pas

fabriquer (en 1945, une mission d'achat et d 'étude de cette même

Fédération, menée par André Borie, se rendit aux Etats-Unis dans

ce bu t ) . Le résultat de cette démarche fut que l 'on visa

volontairement après guerre les gammes de matériels adaptées aux

pays d'industrialisation moyenne, seules à même de se différen­

cier des produits américains. En tout état de cause, cette double

démarche souligne qu 'une veille technologique est inutile si elle

n'est pas reliée à une politique industrielle.

- Susciter et soutenir l ' innovation : toutes les machines

n 'on t pas encore été crées. Citons en exemple récent les machines

de pose de bordures de trottoir, issues de P M E ou d'inventeurs

isolés. Cette politique de l ' innovation implique une clarification

des problèmes de propriété industrielle qui contrarient t rop

souvent les initiatives. ( O ù s'arrêtent les droits attachés à une idée

restée générale d 'une nouvelle machine ? O ù commencent les

droits de ceux qui précisent l 'architecture exacte de ces machines

sous forme de prototypes ?) Elle implique aussi l 'établissement

d 'une déontologie de l ' innovation, ainsi qu 'une amélioration des

contacts entre les entreprises du BTP , les majors des matériels de

grande série et les nombreux équipementiers ou inventeurs isolés.

Aucun d'eux ne détient seul la clé de l ' innovation en BTP, du fait

même de l ' imbrication des matériels et des méthodes pour chaque

nouveau chantier.

- Préserver l'existence de fabricants locaux de taille m o n -

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ci i a 1 c : la concentration de ces fabricants fait que, dans une dizaine

d'années environ, il ne restera vraisemblablement au plus qu 'une

dizaine de grands fabricants de gros matériels de série (pelles

mécaniques, grues et engins de terrassement) dans le monde.

Dans ce secteur, la France a vu se produire ces dernières

décennies une hécatombe, certes logique au regard des besoins de

concentration du métier lorsqu'il s'agit des Ateliers de Bondy, de

Tichauer ou de Richard, mais plus gênante lorsqu'il s'agit de

Richier, qui fut un ténor européen des années soixante. Certains

acteurs de poids pour des matériels de spécialités, tels Montabert

ou Pel Job, ont été préservés. Mais pour les matériels de grande

série, il ne reste que Potain, avec en suspens le destin de Poclain,

aujourd'hui dans le giron américain de Case.

Bibliographie

P. Pon t r emol i , « De la vapeur au rayon laser ou r évo lu t i on des engins de

travaux publ ics », Travaux, mai 1972 .

R. M e u n e , « H i s to r ique et évolut ion des matériels de travaux publics et de

b â t i m e n t », le Moniteur, 6 oc tobre 1973 .

A. F e l d m a n e t P . bord , les Grandes Découvertes, Aldus Book, Londres, 1979,

3 3 6 pages.

Doivent ici être remerciés, pou rieur aide documentaire , M. Peloux,

du Syndicat des matériels de travaux publics M T P S , et M M . Poulot et

Jung, de la Fédération nationale des travaux publics.

Ci-dessus : microtunnelier Iseki sur un chantier à Champigny-sur-Marne en 1991.

Ci- contre : schéma de principe du fonctionnement du microtunnelier Iseki.

Photos communiquées par la Direction des services de Veau et de Vassainissement du

département du Val-de-Marne.

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L'essor des microtunneliers

De toutes les machines évoquées, le microtunnelier est, sans hésitation, celle qui revêt le plus grand potentiel actuel d'évolution et

d'innovation. Le principe général de cette machine consiste en un cylindre métallique de 30 à 90 cm de diamètre, muni d'un disque

de coupe circulaire. A l'arrière de cette tête de coupe se trouvent son moteur, un broyeur et une canalisation d'évacuation des déblais

mélangés à un liquide — le marinage hydraulique. Un banc de poussée par vérins est installé dans un puits de départ d'environ trois

mètres de diamètre. A mesure de l'avance du microtunnelier dans le terrain, il est ajouté à sa suite des tuyaux de canalisation en bétons

spéciaux ou en acier, et dont la résistancepermet de transmettre longitudinalement l'effort de poussée à la machine. A partir de ce principe

général de fonctionnement d'un microtunnelier, les fabricants se livrent à une course à l'innovation : création de nouvelles têtes de coupe

mieux adaptées aux différentes natures des terrains excavés, perfectionnement des tuyaux de transmission de la poussée, réduction du

banc de poussée qui permet une réduction concomitante des puits de départ et d'arrivée, etc.

Au sein d'une équipe de travail de trois ou quatre personnes, une seule est nécessaire pour piloter la machine à partir d'un pupitre resté

en surface. Les capteurs installés sur la machine permettent de moduler la puissance des divers moteurs et vérins. Le guidage est assuré

grâce à un faisceau laser partant du puits et touchant une cible à l'arrière de la machine. Le pilote interprète ce signal pour régler la

poussée des vérins, ou des microvérins d'orientation installés sur le microtunnelier et capable de faire évoluer l'angle d'attaque de la tête

LesJaponais utilisentpour ces machines le mot « robot ». Ce terme est ici inadapté car l'homme reste indispensable à son fonctionnement.

Plus encore, on constate que malgré la sophistication des microtunneliers, le pilote conduit sa machine pour une bonne part « à

l'intuition » : Use règle sur des sensations telles que les vibrations ou le bruit (on installe souvent un micro près de Ut tête de coupe pour

mieux percevoir le travail et la fatigue de la machine). L'automatisation n a pas supprimé l'homme. A l'inverse, elle le déleste ici dune

tâche pénible et dangereuse, et elle lui restitue un métier basé sur l'usage de son savoir-faire, de ses intuitions, et de prises de décisions

immédiates sans passer par une hiérarchie lourde.

Les JaponaisJurent les pionniers de ces machines il y a près de quinze ans. Au milieu des années quatre-vingt, deux pays lui emboîtèrent

le pas, chacun d'une manière qui soulignait la force ou la faiblesse de son tissu industriel : les Allemands développèrent une série de

machines conçues par leurs propres moyens, avec l'aide du ministère de la Recherche et de grands maîtres d'ouvrages. Les Britanniques

se contentèrent d'acheter des licences japonaises. Actuellement Use construit près de 200 machines par an, dont environ 150 au Japon

et une trentaine en Allemagne, avec un prix unitaire de trois ou quatre millions de francs. La France a acheté à ce jour une dizaine

de machines. Aucun producteurfrançais n 'existe, alors même que les divers chantiers réalisés dans l'hexagone ont montré l'inadaptation

de nombreuses machines japonaises ou allemandesface à la forte hétérogénéité des solsfrançais, un aléa que l'on rencontre plus rarement

dans les terrains homogènes de Berlin ou Tokyo où ont été conçues les machines actuelles.