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  • Louis-Napoléon prisonnier

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    XIIe-XVIe siècle.Pauline Schmitt Pantel, Hommes illustres. Mœurs et politique à

    Athènes au Ve siècle.Laurent Vidal, Mazagão, la ville qui traversa l’Atlantique.Laurent Vidal, Les Larmes de Rio.

  • Juliette Glikman

    Louis-Napoléon prisonnier

    Du fort de Ham aux ors des Tuileries

    Aubier

  • © Flammarion, 2011.ISBN : 978-2-7007-0404-4

  • INTRODUCTION

    Ham, lieu de mémoire oublié

    Le Second Empire demeure partie prenante de nosdébats contemporains, pleinement intégré aux « fièvreshexagonales 1 ». Depuis deux décennies, président de laCour des comptes 2, garde des Sceaux 3, ministre del’Industrie 4 ou président de l’Assemblée nationale 5 onttémoigné de leur admiration pour un régime dont ilséclairent le dynamisme économique, l’impulsion réforma-trice, le volontarisme social. Les louanges les plus extrêmescôtoient les attaques les plus vives contre un régimeimposé par un coup d’État, abattu par une défaite mili-taire qui coûta au pays l’Alsace et la Moselle 6. Méprisdes droits fondamentaux, manipulation du suffrage, « fêteimpériale » oublieuse du sort des ouvriers… Ce sont lesinvectives les plus courantes, héritées des pères fondateursrépublicains, Gambetta et Jules Ferry. Le clivage politiqueest évident. À droite, la légende dorée de l’empereursocial ; à gauche, la légende noire du vaincu de Sedan.En 2007, à la veille du second tour du scrutin législatif,l’éditorialiste du Monde pose l’alternative sans équivoque :« Il est prématuré de dire à quelle République nous auronsaffaire au soir du 17 juin, quels seront ses contours, sesattributs, ses contre-pouvoirs ; si elle prendra des airs de

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    Second Empire ou de monarchie constitutionnelle 7. » Lecésarisme demeure le fil rouge de la culture républicaine.Le resurgissement de cette hantise emporte le régimeimpérial dans le flot des polémiques actuelles. Entre réha-bilitation outrancière et dénégation partisane, entre nais-sance de la France moderne et peuple muselé par son élu,un commun dénominateur émerge : premier président dela République et dernier empereur des Français, Napo-léon III attise les passions, dans une instrumentalisationpropagée « par le monde politique et journalistique, sou-vent avide de grands hommes et d’images simplifi-catrices 8 ».

    Est-il possible de faire de Louis-Napoléon un hommepolitique « comme un autre » ? Visionnaire, inventif, pro-videntiel… autant de qualificatifs encore accolés à soninfluence personnelle. Le choix des termes ne doit rien auhasard. La vision idéale de l’homme d’État capable d’anti-ciper les mutations sociales et économiques n’est pas lasurvivance de l’habile propagande déployée au cours d’unrègne long de vingt-deux ans. Rejeté de France à l’âge desept ans, le prince proscrit commence à forger son hagio-graphie un quart de siècle plus tard, derrière les barreauxd’un fort militaire de la Somme, où il purge une détentionà vie pour avoir rompu son exil les armes à la main.

    Neveu d’empereur, petit-fils d’impératrice, fils de roi,Louis-Napoléon Bonaparte est issu de l’union de LouisBonaparte et d’Hortense de Beauharnais. En 1808, c’estle premier mâle à naître dans la famille impériale depuisl’avènement de l’Empire héréditaire, en 1804. Son ascen-dance le prédestine à régner. C’est du moins la convictioninébranlable de sa mère, Hortense. Ni l’effondrement del’Empire en 1815, ni l’errance en terre étrangère n’ontraison de la prédiction. Pourtant, depuis l’avènement deLouis-Philippe à l’issue de la révolution de juillet 1830,nul n’imagine un avenir à la dynastie déchue. La mort dufils unique de Napoléon, l’Aiglon, en 1832, a étouffé les

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    ultimes craintes d’une reviviscence impériale. Louis-Napoléon, entouré d’une cour de fidèles acharnés à luiplaire, est bien le seul à prophétiser la restauration napolé-onienne comme inéluctable. Il se prépare à cet avènement,s’arroge le titre d’héritier, passant outre les droits de sononcle Joseph et de son père, Louis, qui le précèdent pour-tant dans l’ordre de succession. Il finance des revues, desagents. Convaincu de l’aura de son nom sur les massespopulaires, il pénètre en France et appelle les soldats àl’insurrection, à Strasbourg, en 1836, à Boulogne, en1840. L’échec piteux de la seconde tentative paraît sonnerle glas de toute espérance.

    Humilié, renié par les siens, Louis-Napoléon est envoyédans la citadelle de Ham, forteresse médiévale datant duXVe siècle, pour y être oublié. C’est du moins la certitudedu gouvernement. Espoir déçu : le prisonnier use de lacondamnation pour s’intégrer au paysage politique. Hamest réinventé en Sainte-Hélène-sur-Somme. Le calvaire deNapoléon Ier serait prolongé en terre française par le mar-tyre de son neveu, qui conquiert l’auréole de prétendantà force de souffrances. La prison en terre française commevoie d’accès au trône… La conviction passe pour illumi-née. Qu’importe : les romans-feuilletons, les journaux pro-gressistes sont embrigadés, les républicains séduits. Laplume du condamné s’enflamme contre le gouvernementet compatit à la misère ouvrière : le sort des déshéritéscomble les heures lugubres du prince captif. Bientôt lessombres corridors résonnent des noms d’AlexandreDumas, George Sand, Louis Blanc, Béranger, Chateau-briand, Odilon Barrot… Députés, journalistes, industri-els, scientifiques entreprennent le pèlerinage de Ham. Desréseaux se constituent, des carrières se fourbissent. Le pri-sonnier se proclame protecteur des pauvres, s’improvisemodèle de charité chrétienne. L’écrit, l’image, le gesteétayent un discours de la déploration prompt à toucherles cœurs. Le rebelle à l’ordre public, convaincu d’attentat

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    contre la sûreté de l’État, se donne en héros de la causepopulaire, le représentant des classes exclues du vote, leporte-parole des opprimés tenus dans l’ignorance et lamisère. La citadelle se mue en sépulcre, décor sinistreimpuissant à faire plier le défenseur des droits du peuple.

    L’évasion, décidée en 1846, parachève l’émergenced’une figure en attente d’incarnation souveraine. Napo-léon du peuple, prince français, l’évadé est déjà empereuren puissance. Lui manquent encore le souffle de la Provi-dence et l’investiture populaire pour réaliser son accom-plissement. « Je ne sortirai de Ham que pour aller auxTuileries ou au cimetière. » Promesse tenue. On le prendpour un fou, un maniaque atteint d’une incurable lubiedu trône. Deux ans après son évasion rocambolesque sousle déguisement d’un ouvrier, Louis-Napoléon remporte lapremière élection présidentielle au suffrage universel.Selon l’adage romain, la roche Tarpéienne est proche duCapitole. Pour Napoléon III, les fers de Ham ont précédéles ors des Tuileries.

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    Le proscrit de la royauté

    En ce mois d’août 1840, Louis-Philippe, le « roi desbarricades », célèbre sa première décennie de règne. Pourcommémorer l’anniversaire, les restes mortels des insurgésdes Trois Glorieuses ont été inhumés en grande pompesous la colonne de Juillet, inaugurée le 28 juillet 1840 1.Une autre cérémonie, encore plus riche d’émotions, estannoncée pour le 15 décembre : le retour des cendres del’Empereur des Français. « Désormais la France, et laFrance seule, possédera tout ce qui reste de Napoléon. Sontombeau, comme sa mémoire, n’appartiendra à personnequ’à son pays 2 », déclare le ministre de l’Intérieur, Rému-sat. Sur fond de surenchères patriotiques, la célébrationvise à exploiter la mystique napoléonienne en l’intégrantdans un culte national, canalisé au profit du souverainrégnant.

    L’apothéose peine à masquer la déception engendrée parla conduite gouvernementale. Absence de réforme sociale,maintien du suffrage censitaire, politique étrangère peuambitieuse… Ces éléments à charge animent une opposi-tion hétéroclite, des républicains aux légitimistes. Le paysest traversé d’un mécontentement diffus, teinté d’hostilité

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    sociale, qui explose régulièrement en insurrections impi-toyablement réprimées. La monarchie constitutionnelle neparvient pas à apaiser les fractures révolutionnaires.Depuis la révolte des canuts lyonnais, en 1831, les soulè-vements populaires sont sans cesse renaissants. Les sociétéssecrètes s’agitent dans l’ombre, avec pour unique mobiled’abattre le régime. Dernier complot en date ? Le mouve-ment de la Société des saisons, le 12 mai 1839 : les affidésde Blanqui, tenants d’un jacobinisme radical, ont conduitl’attaque en plein Paris, avec pour cibles l’Hôtel de Ville,la préfecture de police, le Palais de justice. Certes, le com-plot contre « le lâche tyran des Tuileries 3 » a échoué. Maisce nouvel avatar des discordances révolutionnaires ren-force la pénible impression d’un pouvoir miné de l’inté-rieur. Le roi, ni sacré ni élu, ne peut se prévaloir del’honneur des siècles ou de la gloire des armes. Les fonde-ments idéologiques du régime de Juillet sont incertains,sorte de « République couronnée de prudence » auxcontours indécis.

    À l’opposé, près de vingt ans après la mort de l’Empe-reur, la nostalgie pour le demi-dieu de la légende ne faiblitpas. Du monarque absolu au Napoléon libéral, cet imagi-naire composite est potentiellement subversif. Les Napo-léonides survivants pourraient-ils exploiter la ferveur dumythe pour rappeler leurs droits à régner ? Le culte senti-mental du « petit caporal », aux faits d’armes inlassable-ment relatés par les anciens soldats des arméesimpériales 4, pourrait-il être cristallisé en une doctrinecohérente ? À rebours de ses contemporains, Louis-Napoléon est prêt à miser avenir, fortune, honneur surce pari.

    À l’aube du lundi 3 août 1840, le jeune homme se lèveplus tôt que de coutume et, fenêtre ouverte, s’absorbe dansla contemplation du paysage qui s’offre à lui depuis unebrillante demeure de Carlton House, au cœur deLondres 5. Taille moyenne, cheveux châtain clair, yeux gris

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    bleuté, la ressemblance physique avec les Bonaparte estténue. Pourtant, il s’apprête à pénétrer en France pour ydéclencher une commotion majeure. L’enjeu ? La restaura-tion de l’empire de Napoléon, ce flamboyant météoredont les exploits fantastiques émerveillent encore les Fran-çais. Conscient du caractère périlleux de sa mission, l’héri-tier autoproclamé s’interroge sur le bien-fondé du coup deforce. Ne risque-t-il d’apporter les germes d’un désastrecivil à son pays natal ? Pourtant la certitude de la réussite« chasse vite dans [son] âme les sombres pressentiments ».En proie à des tumultes intérieurs, son « cœur est agitépar une foule de sentiments divers ». Il regarde avec affec-tion la vue de Londres, désormais familière : St. James’sPark avec ses beaux arbres et ses vastes pièces d’eau, « leson […] pittoresque des deux tours de Westminster quise détachent en blanc grisant sur l’horizon nébuleux ». Cespectacle apaisant avive la douleur de l’exilé, qui n’a plusrevu Paris depuis la défaite de Waterloo, en dehors d’unbref séjour en 1831. Le soleil levant, rappel de l’aurored’Austerlitz, paraît promesse de succès : « Le soleil brillaitde toute sa clarté et mon précieux sentiment fort de Dieuest ainsi même. Dieu veuille qu’il brille encore demain,demain et après. »

    L’entreprise amorcée n’est pas un premier essai. Déjà enoctobre 1836, Louis-Napoléon avait tenté un appel auxarmes dans les casernements de Strasbourg. L’échec avaitété cuisant 6. Comme un écolier pris en faute, le maladroitavait été expédié outre-Atlantique, sans jugement. Lapresse officielle laissa même courir le bruit qu’il auraitimploré l’indulgence du roi en sanglotant. En fait, le prési-dent du Conseil, Molé, avait été surtout soucieux d’éviterun procès donnant trop d’éclat à une affaire affligeante.Louis-Napoléon n’ose envisager la réplique d’une pareillehumiliation. Ce sera le trône ou la mort. La précarité deses soutiens n’effraye pas le César en herbe. Premier

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    succès, il a rassemblé une petite troupe, bernant la vigi-lance des mouchards à l’affût de ses moindres gestes. Il luireste à prendre pied sur le sol français. Qu’il ait l’occasionde s’offrir au verdict du peuple, et la cause sera gagnée :« Mon plan consistait à conserver avec moi une vingtained’officiers pour former un état-major et trente à quatre-vingt-cinq soldats pour pouvoir débarquer où bon mesemblerait sans avoir à craindre les douaniers 7. » Le projetest un défi aux lois de proscription, qui interdisent auxBonaparte, depuis 1816, de s’établir sur le territoire. C’estsurtout un défi à toute raison : le débarquement d’unhomme ignoré de la plupart de ses contemporains, lancéà la conquête d’un pays qu’il a quitté à l’âge de sept ans.Dans quelques heures, le Rubicon sera franchi.

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    Lever de rideau :l’entrée en scène du « nigaud impérial »

    Louis Bonaparte a inspiré untriste sentiment de pitié.Pauvre nigaud, pour porter endes temps comme ceux-ci lacouronne de France !

    Revue rétrospective, 1848

    Le débarquement de Boulogne,équipée d’opérette

    Rumeurs et intrigues

    Le 6 août 1840, à la pointe du jour, Delabre, afficheurdans la ville de Boulogne-sur-Mer, entend frapper.L’importun est un jeune homme, vingt-cinq ans environ,dont la mise soignée incite à la confiance. Seul le bas deses pantalons, gris de poussière, indique la hâte du voya-geur. L’inconnu tend un épais rouleau d’une centaine deplacards, à coller sur les murs de la ville. L’afficheurénonce ses tarifs : cinq francs. L’étranger, sans sourciller,lui en jette le double, avant de tourner les talons. Aba-sourdi, Delabre déroule les papiers. Ce sont des déclara-tions qui annoncent, avec emphase, le renversement du

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    roi Louis-Philippe au profit d’un prince Napoléon, dontla mission serait « d’assurer les destinées de la France » aunom du sénatus-consulte de l’an XII (1804), instituantl’Empire héréditaire. Trois proclamations distinctes, pla-cées sous les auspices de la mémoire napoléonienne, sontlancées à l’armée, au peuple français, aux habitants deBoulogne. Au peuple français, le prince banni depuisWaterloo jure que le cercueil du grand homme ne peutrevenir dans une France souillée par la présence de« traîtres », qui étouffent sous « d’impurs et hypocriteshommages » la liberté des masses : « Il n’y a en France,aujourd’hui, que violence d’un côté, licence de l’autre ; jeveux rétablir l’ordre et la liberté ; je veux […] fonder unédifice inébranlable. » À coups d’éblouissantes promesses,il donne l’assurance d’un « avenir brillant » : diminutiondes impôts, intégrité de l’administration, protection del’industrie contre la concurrence étrangère… La proclama-tion à l’armée ressasse les victoires impériales, dans unstyle qui imite les bulletins de la Grande Armée : « Sol-dats ! La France est faite pour commander et elle obéit ! »Enfin, l’adresse aux habitants de Boulogne insiste sur leréseau de complicités tissé dans ce département straté-gique, qui rend le projet imparable :

    « Habitants du département du Pas-de-Calais et deBoulogne, suivi d’un petit nombre de braves j’ai débarquésur le sol français, dont une loi injuste m’interdisaitl’entrée. […] Le signal est donné et bientôt toute la Franceet Paris la première se lèveront en masse pour fouler auxpieds dix ans de mensonge, d’usurpation et d’ignominie,car toutes les villes comme tous les hameaux ont à deman-der compte au gouvernement des intérêts particuliers qu’ila abandonnés, des intérêts généraux qu’il a trahis. »

    Le ton est amer. Le tableau dénonce sombrement ledéclin économique, la grandeur ancienne soldée, lavolonté du peuple méprisée… Le jeune homme de trente-deux ans s’annonce investi d’une « mission providen-tielle », legs du « martyr de Sainte-Hélène » : ranimer la

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    foi en l’avenir, resserrer l’unité nationale, abattre lesgermes de division sous l’élan de « l’esprit napoléonien ».S’arrogeant le droit de parler au nom du peuple français,« cause nationale », Louis-Napoléon promulgue un décret,qui prononce la déchéance des Bourbons d’Orléans, la dis-solution des Chambres, la convocation d’un congrèsnational censé redonner voix de décision aux masses. Pourgérer la transition, un gouvernement provisoire est dési-gné, avec Thiers, l’actuel président du Conseil, à sa tête.« Dieu protège la France », conclut le document, sobre-ment signé « Napoléon ». Éberlué, l’afficheur se précipitechez l’adjoint au maire, porteur de l’époustouflante nou-velle : le vol de l’aigle qui, couvert du drapeau d’Austerlitz,entend marcher sur Paris, drapé dans la ferveur des souve-nirs et misant sur l’énergique conversion des troupes.

    Au fur et à mesure de leur réveil, les habitants de Bou-logne découvrent l’incroyable tentative dont leur ville estle théâtre. Les témoins sont tour à tour emportés parl’amusement, l’étonnement, la frayeur, la fureur. L’incré-dulité domine. Le maire, le commandant de la citadelle,le capitaine de la garnison sont précipitamment avertis,surpris en plein sommeil. La vigilance des autorités estétonnamment défaillante, en dépit des mises en gardegrandissantes et des indices concordants accumulés depuisplusieurs mois.

    Depuis le début de l’année, des observateurs pour lecompte du ministère de l’Intérieur n’ont pourtant cesséde consigner la fébrilité croissante des partisans de Louis-Napoléon : « Tout ce qui se mêle d’intrigues politiques esten mouvement. Les sociétés secrètes se réorganisent, lesintrigues bonapartistes continuent 1. » En mars, la préfec-ture de police de Paris observe la recrudescence desmenées bonapartistes visant les soldats de la capitale,misant sur la fièvre suscitée par le rapatriement descendres de Napoléon pour nourrir les vocations. « Milleprétentions depuis longtemps oubliées 2 » resurgissent. Le

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    gouvernement redoute la contamination des classes popu-laires, gagnées par des rêveries sans lendemain. « Il y atoujours une grande activité d’intrigues dans les partispolitiques et en particulier parmi les Bonapartistes et lesRépublicains. Les premiers remuent continuellement leursadhérents et se donnent beaucoup de mouvement pouraugmenter leurs partisans 3. »

    Nombre d’intrigues, des allées et venues entre Paris etLondres, sans rien de concret. L’agitation des bonapartistesparaît vaine, « beaucoup de mauvais propos et de mau-vaises intentions 4 » sans finalité vraiment arrêtée. En effet,malgré leur activisme, ils sont enfermés dans un cerclerestreint de sympathisants. Leur influence ne peut rivaliseravec celle des courants républicains, dont les comités qua-drillent les départements, brassant des « idées ultra-révolu-tionnaires que rien n’intimide 5 », renforcés par l’audienced’une presse offensive. Face à ces mobilisations capablesde remuer les foules urbaines, les formations bonapartistesfont pâle figure, n’exerçant qu’une emprise évanescente surle pays réel. L’originalité du mouvement réside dansl’ascendant des femmes, exclues ailleurs de la sphèrepublique. Le Club des cotillons, présidé par Mme deSaint-Jean-d’Angély, recrute dans les hautes sphères de lasociété. Mme Salvage de Faverolles, ancienne dame decompagnie d’Hortense, en est un des membres les plusactifs, « l’un des meneurs les plus tenaces [...] des intriguespratiquées dans l’intérêt de Louis-Napoléon » selonl’appréciation de la préfecture de police. Les Culottes depeau rassemblent d’anciens militaires nostalgiques. Alorsque la France entière frémit au souvenir des prodigieusescampagnes de l’Empereur, le parti napoléonien sembleexsangue, voué à l’extinction malgré les propos fracassantsde son chef en exil, loin du pouls de la nation. Les ratioci-nations du prince à propos des idées napoléoniennes nepeuvent rivaliser avec l’animation des rassemblementsrépublicains, dont les réunions se concluent par de

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    vibrants appels à « l’abolition de la propriété » ou par destoasts incendiaires en l’honneur de Robespierre et deMarat 6. L’effervescence, entretenue au nom de laréforme 7, contribue à détourner l’attention de l’héritierputatif végétant à Londres. C’est ainsi que tous les signesavant-coureurs vont être négligés.

    En mai, le préfet de la Somme s’inquiète du séjour àBrighton de Louis-Napoléon 8, venu saluer Charles-Ferdinand, prince de Capoue, frère cadet de Ferdinand II,roi des Deux-Siciles, qui s’apprête à quitter l’Angleterreaprès un mariage tumultueux. Même si ce voyage d’adieune laisse présager aucun essai de contrevenir aux lois d’exil,l’éloignement de Londres rend la surveillance plus délicateà exercer. Aussi le ministre de l’Intérieur prescrit-il un« surcroît de précautions » dans la surveillance des côtes 9.Dès le 7 mai 1840, ordre est transmis aux postes de policedu littoral d’arrêter tout personnage suspect qui tenteraitde débarquer. Le signalement du trublion est joint : « âge32 ans ; taille 1 mètre 66 ; sourcils châtains ; yeux petits ;nez grand ; bouche moyenne ; barbe brune ; moustacheblanche ; menton pointu ; visage ovale ; teint pâle ; têteenfoncée dans les épaules ; épaules larges ; dos voûté ;lèvres épaisses. » Mais l’alerte fait long feu, et les jourssuivants des renseignements complémentaires laissentpenser que Louis-Napoléon ne songe guère à quitter leconfort de sa vie londonienne.

    En juillet 1840, de nouvelles alarmes parviennent auministère de l’Intérieur. Un colonel du parti bonapartistese serait publiquement vanté d’un projet de débarque-ment, qui aurait été programmé pour 1838 ou 1839 :« À cette époque, le Prince devait venir par Dieppe.Amiens était à nous par le colonel de la garde nationale.Abbeville et Péronne étaient fortement travaillées. Unrégiment, qui avait un bataillon à Amiens et quelquescompagnies à Péronne, était gagné ou du moins tous leschefs qui fréquentaient la maison du colonel de la garde

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    nationale d’Amiens. » La date incertaine, le flou du régi-ment font douter du sérieux de l’information, d’autantque le mystérieux conjuré se révèle être un notaire fraudu-leux, mis en fuite à la suite de mauvaises affaires. Éteint àAmiens, le feu du complot se rallume le même mois àLille, place militaire décisive. L’agitation de la populationouvrière perturbe les autorités militaires, qui imputentcette insatisfaction aux manipulations bonapartistes.Magnan, maréchal de camp à la tête du commandementdu Nord, est saisi de terreurs nocturnes. Il redoute d’êtreenlevé dans son lit par des agents à la solde de Louis-Napoléon, qui aurait puisé parmi les ouvriers désœuvréspour accomplir ses basses œuvres. Seule la crainte du ridi-cule empêche Magnan d’ordonner la fermeture des portesdurant la nuit, pour empêcher toute intrusion : « Monopinion est que les bonapartistes voudraient avoir uneplace de guerre comme point d’appui et de réunion pourleurs partisans. Lille, avec sa population ouvrière misérableet facile à remuer, leur présente tous les avantages de tenta-tives et de mouvements qu’ils voudraient tenter 10. »

    Ces embryons de complots entretiennent un climat desuspicion fâcheux, renforcé par l’atmosphère tendue quirègne à Paris. Dans les premiers jours d’août, les sourcesdu ministère de l’Intérieur intensifient leurs avis, s’atten-dant à l’incursion imminente de Louis-Napoléon sur lelittoral, prémices « d’une tentative d’insurrection organiséedans quelques places fortes de la frontière ». Le 1er août,un informateur, bien introduit dans l’entourage du prince,avertit d’une entreprise décisive. Sous quarante-huitheures, des officiers, suivis du prince, s’apprêteraient àentrer en France pour soulever les garnisons de l’Est,levant le drapeau de l’Empereur jusqu’à Lyon 11. Dans unespirale d’avertissements, la préfecture de police note, le 5août : « Les intrigues Bonapartistes ont plus d’activitéqu’elles n’en ont jamais eue 12. » Ces échos récurrents sontindécis : le débarquement tant annoncé pourrait n’être

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    Prison break au fort de Ham :les dessous d’une évasion .......................................... 253La prison, préambule de l’ascension au trône .......... 282

    Épilogue : La chute de la bastille de Ham................ 285

    Notes.......................................................................... 293Remerciements ............................................................ 341

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    N° d’édition : L.01EHVN000133.N001Dépôt légal : février 2011

    Louis-Napoléon prisonnierIntroductionPrélude1. Lever de rideau : l'entrée en scène du « nigaud impérial »Le débarquement de Boulogne, équipée d'opéretteRumeurs et intrigues