L'Origine de La Violence - Humbert,Fabrice

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  • Fabrice Humbert

    LORIGINE DE LA VIOLENCE

    roman

    LE LIVRE DE POCHE

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  • On dit que Satan tait lange le plus brillant de Dieu. Sa

    chute, lumineuse, fulgurante, est marque du double sceaude la grandeur et de la trahison. Et il me semble deviner,dans les mandres de ma mmoire, limage dun archangechutant de lempyre pour rejoindre les coins sinueux delenfer. Ce dessin, peut-tre recompos par le souvenir,dune bible pour enfants ma longtemps poursuivi : cesttoujours le fils le plus aim qui passe du ct du Mal.

    Des annes plus tard, ma jeunesse trbuchant dans laprparation dun de ces concours pnibles dont notre pays ale secret, limage de la chute de Satan me revint alors que jeprenais en notes un livre dhistoire sur lEurope au dbut duXXe sicle. Les pages charges de chiffres consacraientlcrasante domination europenne, domination industrielle,financire, militaire, culturelle. Suprmatie dun empireclat, possdant la moiti du monde et dchir entre rivaux,les diffrents pays schangeant la puissance de sicle ensicle, lEspagne de Charles-Quint, la France de Louis XIV,lAngleterre de la reine Victoria, mais rgnant toujours sur lemonde. travers les pages rbarbatives de cet ouvragecouraient pour moi, par je ne sais quels chos, les notes demusique dun grand bal du dbut du sicle, o dansaientdes hommes et des femmes merveilleusement pars, dansune salle de palais charge dors et de lumires. Je voyais iciun homme accoud une chemine, allumant son cigareavant de parler, l un jeune couple tournoyant, l encore unejeune femme haussant la tte dun air fier, tandis que desdomestiques passaient, et dans cette vision pleine de clichsclatait la richesse dun continent sans pareil. Cest ce

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  • moment que je me rappelai limage biblique, lorsque sesuperposa au bal lumineux lide dun bal des maudits, oseffondreraient deux reprises, et la deuxime fois sansespoir de rmission, toutes les valeurs de ce continent,sembrasant loccasion des deux guerres mondiales etanantissant des dizaines de millions dhommes, dans unassaut dune barbarie sans quivalent. La chute de lange leplus brillant, tout au fond de labme, dans lobscurit la plussombre.

    Le temps scoula. Lge des concours tait pass depuislongtemps et je navais plus plir sur les livres dhistoire.Devenu professeur de lettres dans un lyce franco-allemand,jaccompagnais des lves Weimar, dans le Land deThuringe, en Allemagne. Nous avions pass l plusieursjours agrables, allant au thtre, visitant la maison deGoethe, coutant les propos hagiographiques des guides surle grand crivain allemand, dissertant lenvi sur sesnombreuses amours, sur la Charlotte des Souffrances dujeune Werther, sur Anna Amalia, sur sa femme, sur tantdautres, comme si le seul lien quils pouvaient se dcouvriravec leur monument national tait dordre sentimental. Leminutieux compte rendu de ses relations avec Schillerconstituait videmment lautre versant des commentaires. Etnous, obissants, nous visitions aussi la maison de Schiller, la fois vaguement intresss et heureux dchapper aufroid des dbuts dhiver, souvent rude dans ces rgions.Visites tour tour plaisantes, instructives et aimablementgrotesques dune troupe dlves, comme un dguisementkitsch, avec des parures dpinal jetes sur Goethe et surcette ville provinciale et rococo, parce quil ntait pas difficilede comprendre que le sage et bienveillant crivain quonnous prsentait tait dune bien autre intensit que ceronronnement sentimental et que la ville aux pavsminutieusement joints et aux promenades littrairesdissimulait une mmoire plus agite, de la Rpublique de

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  • Weimar aux marches pas cadenc du IIIe Reich, que lesseules dissensions de Goethe et de Schiller.

    lissue de ces jours de visite, un bus nous conduisitjusqu la colline de lEttersberg. Le groupe parlait de choseset dautres, en plaisantant, comme le font des adolescentsde quinze ans en voyage scolaire. Parfois, je songeais enregardant le compteur du bus que les habitants de Weimaraccomplissent ou du moins accomplissaient, puisquelhabitude tend disparatre cette distance pied, tous les11 avril, date anniversaire de la libration du camp. Ilssassemblent en procession, les enfants et les adolescentsdabord, pour dfiler. Le printemps est dj l mais on ditquil fait toujours froid parce quun vent permanent glace lacolline. En effet, cette agrable fort o lon aime rappeler lespromenades de Goethe et dAnna Amalia fut galement undes lieux les plus sinistres du monde puisquelle dissimulaitle camp de concentration de Buchenwald. La fort deshtres. Un camp cr en 1937, huit kilomtres de Weimar,pour les prisonniers politiques, les homosexuels, les asociaux et les condamns de droit commun. Cinquante-trois mille morts.

    Le silence se fit parmi les lves lorsque le bus nous eutdposs pour nous laisser avancer jusquau grand portail ducamp.

    Je ne raconterai pas notre visite de Buchenwald. Je nedcrirai ni la plaine vide, ni les cellules de torture, ni les fourscrmatoires, ni la salle de la toise, o lon faisait semblant demesurer les prisonniers russes avant de leur clater la ttedune balle tire par derrire. Nous avions longuementmarch dans le camp. Nous avions lu, cout, regard. Toutcela en silence. Et puis nous avions fait le tour dun btimentau toit bas, emprunt un petit escalier qui descendait sous laterre, dans lobscurit et l, nous avions dcouvert une largesalle entirement vide et glace, avec des crochetssuspendus environ deux mtres au-dessus du sol, o lon

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  • avait trangl mille trois cents hommes.Dans cette salle, brusquement, la vision de mon enfance

    simposa de nouveau. Pourquoi cette image me revint-elle ce moment ? Pourquoi ce souvenir dune bible illustre ?Cette chute colore dun ange de feu tait lie unerminiscence de Dante, rfrence qui pourra semblerinutilement rudite et dplace mais qui me vint pourtant. Etle camp de Buchenwald mapparut ce moment comme unerserve de Mal, trou noir absorbant toutes les esquisses etles bauches mauvaises gravitant dans lunivers. Bouchesombre, visqueuse, terrifiante, dvorant tous les hommes. Lepoint convergent du Mal absolu. Remontant les marches quime menaient lair libre, loin de la salle la fois touffante etglace, je me souvins trs prcisment de lapparition deSatan devant le pote la fin de LEnfer : la bte estimmobile au plus profond des cercles de lenfer, source etorigine de la production du Mal. Monstre gigantesque, troisttes, avec des ailes de chauve-souris, Sel fu si bel comelli e ora brutto / E contral suo fattore alzo le ciglia / Ben deeda lui procedere ogne lutto ; Sil fut aussi beau quil estlaid prsent, et osa se dresser contre son crateur, il fautbien que tout mal vienne de lui .

    Des vers tristement applicables notre continent ravag et lAllemagne au premier chef, ce pays qui fut un laboratoirepolitique du XXe sicle, exprimentant tous les rgimes avecune affreuse rapidit. Un chteau de cartes seffondrant,renaissant.

    Aussi peut-on penser que Buchenwald transforme lesrues de Weimar en dcor de thtre, avec de simplesfaades de carton peintes en jaune et en vert, et fait desstatues de Goethe et de Schiller damusants jouetssemblables aux soldats de plomb dautrefois. Les discoursdes guides sembarrassent de pteux mensonges et decontes pour enfants. Mais en mme temps, cette coexistencedune grande pense, dun grand art et de ce quon a

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  • coutume dappeler le Mal absolu est peut-tre limage delEurope et en ce sens, elle nest pas mensongre maissimplement rvlatrice de notre histoire et de notre destin decivilisation brillante tourmente par son pch mortel.

    Ce fut pour moi la troisime et dernire chute de Satan,limage-clef, la fois enfantine et mythique, qui gouvernait ledestin de notre continent comme lhistoire singulire quejallais dcouvrir.

    chacun de trouver la source et le lieu du Mal. Il nesemble pas vain de le dcouvrir, de larracher et de faireplace nette. L est lespoir des fous, lillusion des crdules etdes dmagogues mais cest aussi la lutte suprme.

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  • PREMIRE PARTIE

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  • 1.

    Quelle date fixer lorigine de cette histoire ? La rponsela plus aise serait cette visite de Buchenwald, parce quelleallait ouvrir pour moi le tiroir de nos secrets, sous la formedune question certes, mais dune question si intense et sipressante quelle tait dj une amorce de rponse.

    Mais sans doute nest-ce quune trop facile drobade.Parce que lorigine se terre dans mon enfance, parce quemes premires nuits, si jtais capable de men souvenir,devaient dj sgarer dans les mystres de la qute. Lesenfants sentent cela. Ils vibrent aux questions.

    Depuis toujours, la peur et la violence mont hant. Jaivcu dans ces tnbres. Jai toujours craint quon mentrane,mattache, mcorche comme un animal nuisible. Des nuitscauchemardesques mont fait entrevoir des mchoires deloups. Des yeux luisants sallumaient dans ma chambredenfant.

    La violence a rpondu la peur. Rponse animale,rponse de conservation. La peur mavait saisi pour toujours,pour toujours jallais me dfendre. Non pas dune luttepondre, rationnelle, mais avec une violence danimal affol,mordant pour sarracher du pige. La violence de ceux quiportent le sceau de la peur. Le renard au fond de son trou,les yeux vacillant dangoisse. Comme si la peur de lenfanceavait provoqu lcroulement du monde. Plus de certitude,plus de confiance, plus de paix.

    Buchenwald pour origine ? Wagner, Sommer, Koch ?Des annes auparavant, mon premier roman publi

    commenait par un meurtre et se poursuivait par un suicide.Mon premier crit, ladolescence, parlait dun meurtre. Mes

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  • deux amis les plus proches ont connu un meurtre dans leurfamille immdiate. La mre. Le frre. Nous ne sommes pasamis par hasard.

    Ma mmoire ne retient que la violence et langoisse.Rcemment, pendant un voyage en Croatie, la seule histoirequi me soit revenue devant ces paysages magnifiques,baigns de soleil, tait celle dun couple assassin dans leschamps par un fou. Cette histoire mavait t raconte aumoins vingt ans plus tt.

    Jai vu autrefois un film dans lequel un enfant vivait jouraprs jour un cauchemar terrifiant. La nuit, il ne dormait pas.Pendant la journe, la ralit tait un cri strident. Il disait quilvoyait des morts. Lorsquil a prononc cette phrase, unfrisson ma saisi. Cet enfant, ctait moi.

    La peur. Toujours la peur. Et son corollaire, la violence.Jai fait des annes de boxe. Jai combattu sur un ring desdizaines de fois. Dans la rue, quelques semaines avant monvoyage Weimar, un homme ivre a tap sur ma voiture. Jaivoulu descendre. La femme ct de moi ma retenu. Jtaisnerv. Fatigu par ma semaine, par nos disputesincessantes. Lhomme a tap de nouveau, cette fois duncoup de pied dans ma portire. Je suis descendu. Son ami avoulu lemmener. Jai entendu ce jeune gars crier, je supposequil voulait tirer lautre de ce mauvais pas, quil voulait medire que ctait livresse, quil ne fallait pas lui en vouloir, quilntait pas mauvais, mais ctait trop tard. Javais frapp, avecune peur pleine de rage. Et je frappais, et je frappais encore,le cur battant cent lheure, tout le corps tremblant etpourtant dur comme du fer. Et lorsque lhomme ivre esttomb terre, jai continu le frapper, cette fois coups depied, et ce nest quaprs un temps indfini que jai entenduun autre cri, celui de la femme mes cts, sortie de lavoiture, qui me frappait elle-mme en me suppliant darrter,en pleurant. Quand je me suis arrt et que je suis rest,dsarm et tremblant, presque pleurant moi aussi, au milieu

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  • de la rue, tandis que les klaxons retentissaient, je lai justevue senfuir, partir au plus loin de moi et de ma violence. Ellenest jamais revenue.

    Un jour, dans un livre, jai cru que quelquun sapprochaitde mes questions. Un crivain qui affirmait ncrire que sur lafolie, le meurtre et la mort, et qui pensait que ces obsessionsavaient pour origine un grand-pre russe tu pendant laguerre. Jprouvai en lisant ces lignes en quatrime decouverture un sentiment de reconnaissance. Je crus avoirtrouv un frre. Jachetai le livre, le lus. Dception. Il taitrussi mais il ne parlait pas du grand-pre. Pas assez. Il nerecherchait pas assez les origines. Sil y avait bien unmeurtre, mes peurs manquaient et la qute tait inacheve.Jesprais que cet homme crirait mes cauchemars illaissait la porte ferme. Il avait ouvert ses propres portesmais pas la mienne.

    De toute faon, la visite de Buchenwald avait dj eu lieu.Peut-tre pas lorigine de lhistoire lorigine de la questionen tout cas. Et bien entendu, personne dautre que moi nepouvait rpondre mes peurs.

    La visite du camp, mene par deux tudiants allemands,venait de sachever. Ils laissrent le groupe entrer dans lemuse de Buchenwald, tentative de restitution de plusieursannes de nazisme. Des vitrines avec des photographies etdes tmoignages matriels de lpoque se succdaient, avecparfois, en exergue, les phrases dun ancien dtenu, JorgeSemprun, tires de son grand livre Lcriture ou la vie.

    Je ne regardais pas tant les victimes, ces silhouetteshves en uniforme ray de prisonnier, que les coupables. Jevoulais voir leurs visages, connatre leur sort, savoir silsavaient t punis. Je lisais les rares indicationsbiographiques, je me penchais sur les photos, je medemandais si on pouvait deviner sur leurs traits quils taientdes salauds, je cherchais reprer les signes du Mal sur lesphotographies. Mais je ne trouvais pas le sceau. Visages

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  • communs, dsesprment communs. Quelques facis debrutes, comme celui de Hans Huttig, un SS condamn mort en 1945, mais pour lessentiel un physique neutre.Juste des hommes, au moins en apparence.

    Lun deux, Erich Wagner, le mdecin du camp, avaitmme des traits agrables. Et sur la vieille photographie ennoir et blanc o il souriait, saisi en pied, avec son crnelgrement dgarni et ses lunettes dcaille, il avait lair dunintellectuel clair et lumineux. Emprisonn par les Amricains la fin de la guerre, vad en 1948, il avait ensuite vcusous un faux nom en Bavire jusquen 1962, date laquelleil stait suicid. Remords tardif, crainte dtre repris,maladie ? Rien ntait indiqu.

    vrai dire, je neus pas le loisir dy rflchir car un autrevisage attira ce moment mon attention. Sur la mmephotographie, un prisonnier observait le mdecin avec uneintensit singulire. Ses traits me frapprent : ils merappelaient ceux de mon pre. La ressemblance tait asseztonnante, malgr la maigreur, les pommettes terriblementsaillantes et les joues creuses. Comme mon pre tait nen 1942, et comme aucun grand-pre ou grand-oncle navaitjamais t dport, ltonnement sarrtait l mais cettephotographie me devenait plus proche, comme si lun desmiens avait pu se trouver ici.

    Nous rentrmes Weimar par le bus. Je me souviensavoir jet un coup dil dans le rtroviseur pour vrifier quejtais bien coiff et en avoir ensuite prouv de la honte : uncamp de concentration oubli pour une mche Laprs-midi fut ensuite banale : une visite dans la ville, quelquesmagasins, une librairie.

    L, survolant dun regard distrait les titres attendus,classiques, succs allemands, amricains et franais, jesongeai au Livre des morts de Buchenwald. Une ligne parnom, une ligne par mort. Tous les noms de ceux dont onavait gard une trace et qui taient morts dans le camp. Les

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  • destins crass, les anonymes excuts Et alors que jepensais ce livre, un stupide best-seller la couverturebariole dans la main, le visage du prisonnier fit de nouveauirruption en moi, en noir et blanc, avec le lger flou delarrire-plan. Il navait pas de nom. Son nom avait disparudans lHistoire. Le 11 avril, peut-tre avait-il t libr par lesAmricains ou peut-tre tait-il dj mort. Mais je ne pouvaispas connatre son identit. Juste un visage sur une photo, ct dun mdecin nazi suicid. Juste un inconnu.

    Mais un inconnu aux traits troublants. Un sosie de monpre, mme si la photographie, la distance de ce personnagedarrire-plan et le lger trouble de limage devaient tre pourbeaucoup dans les similitudes que je reprais. Javais parexemple limpression que le prisonnier tait nettement pluspetit. Et jtais de surcrot contraint de remodeler les traits delinconnu, puisque son aspect dcharn en faisait un spectremal dfini. Ctait donc sur une ossature que je greffais desressemblances. Mais toutes ces prcautions prises, il mefallait pourtant reconnatre que les points communs taientpour le moins frappants.

    Le lendemain, je me levai tt. Sans avoir consult leprogramme de la journe, tap avec attention parlorganisateur de lchange, il me semblait vaguement que jedevais aller rejoindre mes collgues au thtre o les lvesfranais et allemands rptaient Le Roi des Aulnes deGoethe, une ballade aussi clbre en Allemagne que leconte de Blanche-Neige, relatant la chevauche lunairedurant laquelle meurt un jeune enfant, arrach des bras deson pre par le Roi des Aulnes. Tous les coliers allemandsapprennent par cur le pome : Wer reitet so spt durchNacht und Wind / Es ist der Vater mit seinem Kind ; Quichevauche si tard dans la nuit et le vent / Cest le pre et sonenfant .

    Toutefois, sans y penser, au lieu de tourner gauche etdaller au thtre, je poursuivis vers la place du march et me

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  • retrouvai dix minutes plus tard, sans lavoir franchementvoulu, dans le bus pour Buchenwald. Encore une demi-heure et je me tenais en face de la photographie. Et cettefois, je frissonnai. Trouble de limage, diffrence de taille ?Des feintes, des mirages. Cet homme tait le portrait crachde mon pre. Je demeurai immobile, fig devant le clich. Jeregardai de nouveau le mdecin Wagner, et puis encorelinconnu. Dautres photos autour, dans la mme vitrine,susceptibles de me donner des indices. Des portraits degroupe, autour dHimmler, en visite dinspection au camp,avec de nouveau Erich Wagner, mais sans le prisonnier.

    Je ressortis songeur du muse. Vide, le camp tait plusfrappant encore que la veille. Il ny avait personne. Lebrouillard de lEttersberg ceignait les btiments de longuestranes grises diluant les formes, engloutissant les sons,comme dans les cauchemars. Je repensai au Roi desAulnes, spectre indcis surgi des brumes comme une illusionou une ombre. Que rpond le pre son enfant effray ? Cenest que le bruit du vent dans les feuilles Sei ruhig,bleibe ruhig, mein Kind ! / In drren Blttern saselt derWind .

    Dans le calme impressionnant de lEttersberg, le souvenirdes cinquante-trois mille morts faisait se lever une armedombres silencieuses. Je mavanai dans le brouillard avecune lgre angoisse. Aux aguets, comme si jtais en attente.Tandis que je revenais du muse vers la porte du camp,toujours au milieu de ce vide de la place dappel, il mesemblait que jembotais le pas aux prisonniers dautrefois. Lebrouillard avalait le temps, diluait les poques et derrire lesnappes grises samassaient les images du massacre.

    Je vois des morts, disait lenfant.En repartant, je passai devant la souche de larbre de vie,

    un arbre dsormais mort que les Allemands laissaientsubsister lintrieur du camp, sous lequel staient assis,parat-il, Goethe et Anna Amalia. Et de nouveau, le souvenir

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  • du grand crivain me sembla dcal, thtral. Lesprisonniers marchaient sous larbre, on leur racontait peut-tre la sempiternelle histoire, et deux minutes plus tard, onles mesurait la toise, dun coup de feu. La toile de fond dumensonge. Encore la sauce kitsch appose sur la tragdie.

    Quand le bus me ramena Weimar, je pris bien soin,cette fois, de ne pas me regarder dans le rtroviseur.

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  • 2.

    Une semaine plus tard, jtais Paris, dans une brasserie,en face de mon pre, Adrien. Nous nous retrouvions ainsirgulirement, deux ou trois fois par mois, toujours dans lemme restaurant, depuis des annes, peut-tre dix ou douzeans. Il sagissait dune de ces brasseries trs classiques du5e arrondissement, avec un joli dcor rtro, une carteimmuable, et une rputation un peu surfaite. Mais le foie deveau y tait trs bon, ce qui faisait mon bonheur. Avec letemps, les serveurs avaient fini par nous connatre et lepatron venait nous saluer. Mon pre minvitait toujours mmesi, environ une fois par mois, comme une coutume tablie, jefaisais mine de tirer mon portefeuille de ma veste. Il tendaitalors sa main et ce geste interrompait le mien. Cela noussuffisait. Il nacceptait mon invitation quune fois par an, pourson anniversaire. Je choisissais alors un autre restaurantdans les environs, car mon pre dtestait tous les autresquartiers de Paris. Le 5e tait pour lui le centre de la capitaleet le seul arrondissement valable, puisque le seul fourmillerencore de grandes et petites librairies : les autresmanquaient desprit je nai jamais exactement compris quelsens avait pour lui le mot esprit , ou bien parce quilsnavaient pas dhistoire ou bien parce quils appartenaientaux nouveaux riches. Et sil y avait une espce que mon prene pouvait supporter, ctait bien les riches. Il dtestaitlargent, lapparat, le luxe ostentatoire. Quand on lui parlaitgrosses voitures, vtements de marque, ce que je faisaisparfois, par pure provocation, il levait les yeux au ciel. Ilnavait pas de voiture, ne se dplaant qu pied ou enmtro, nachetait jamais de vtements, enfilant toujours ses

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  • vieux pantalons de velours et ses paisses vestes en hiver,ses jeans et ses tee-shirts en t. Comme il tait encoregrand et lanc, malgr son ge, il avait toujours lair lgantet la mode, tandis que les autres, moins chanceux,schinaient paratre.

    Avec ces opinions, mon pre aurait pu voter communiste.Mais il dtestait encore plus les communistes que lesnouveaux riches. De toute faon, il ne parlait jamais depolitique mais dans les rares conversations que nous avions ce sujet, il avait manifest envers eux un mpris asseztrange pour un homme en gnral mesur dans ses proposet surtout profondment indiffrent. Car ctait lacaractristique principale de mon pre : il se fichait de tout.Rien, sauf lart et une attention picurienne au temps quipasse, ne pouvait lintresser. Tout glissait, incidents etaccidents, vnements politiques, modes. Nous ne nous entions jamais expliqus mais il avait comme personne lesentiment du drisoire. Tout tait une vaste blague, un peucomique, un peu sordide. Et il sen lavait les mains.

    Ce soir-l, ce ntait pas son anniversaire. Nous noustrouvions donc dans notre restaurant habituel, avec nosserveurs habituels et notre foie de veau intemporel. Maisdans une brasserie et en hiver, peut-on commander un autreplat quun foie de veau ? Tout en mangeant, je racontais mon pre mon sjour Weimar. Je lui livrais ma thorie dumensonge kitsch de la ville, enrobant le camp deconcentration dun pass littraire et culturel, dcentrant lecrime en ramenant la ville vers Goethe, vers le thtre, verslamiti de deux crivains. Il mcoutait en souriant dun airindulgent, comme il le faisait souvent en face de mesthories, trop fougueuses et unilatrales son got.

    Ce nest pas la mme poque, voil tout, finit-il parrpondre. Weimar a t une grande ville culturelle et elle at aussi, au XXe sicle, une ville voisine dun camp deconcentration. part montrer que la culture na jamais

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  • protg de la barbarie, je ne vois pas trop quel lien tablirentre les deux.

    Voil comment tait mon pre. Toujours mesur, toujoursjuste, au moins en apparence, dans ses propos. En ralit,cette mesure dissimulait des dmons. Son existenceroutinire canalisait sa violence, et je retrouvais chez lui biendes traits personnels. Mais sa violence tait plus introvertie :toute mon enfance, je lavais vu envelopp dans des silencesterribles, qui duraient parfois plusieurs jours. Il y avait destemptes en lui, dont personne ne pouvait mesurerlintensit, et qui se traduisaient par des migraines, desvomissements, parfois mme des ophtalmies. Son corpsexprimait sa violence intrieure, que ses silences montlgue. Nous sommes pre et fils. Reflets.

    Mes propos sur Weimar espraient toutefois une autreraction. La photographie mavait frapp et mme si unesemaine stait coule, je ne lavais pas oublie. prsentque je me trouvais en face dAdrien, la proximit physiquetait irrfutable. Javais observ le prisonnier en songeant mon pre, je contemplais mon pre en songeant auprisonnier. Mmes traits. Mmes yeux noirs, mme chevelurenoire, certes en partie blanchie par la soixantaine, mmemchoire forte et carre. La diffrence dge le prisonnieravait une trentaine dannes se faisait anecdotique. Lidesurgit soudain que mon pre ne ressemblait pas beaucoupau sien. Cela ne mtait jamais venu lesprit mais de fait,mon grand-pre, ce petit tre au crne dgarni, au nezcamus et aux grosses joues avait peu en commun avec cethomme grand, mince, au visage dur et beau. Il est vrai quemon grand-pre ntait pas un prix de beaut, ce qui nousavait toujours fait sourire dans la famille. Et ma grand-mre,que je navais jamais connue, avait sans doute t trs bellepour compenser. Cela dit, si lon y songeait plus avant, monpre ne ressemblait pas grand monde, ni au physique niau moral. Mme pas ses frres. Dans notre famille

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  • bourgeoise, il dtonnait Mais enfin, nous nallions pasrevenir sur cette question rcurrente, celle de tous les repasde famille, ftes, crmonies, baptmes quil dtestaitdailleurs, au point dtre presque toujours absent, melaissant, comme il disait, le reprsenter.

    Tu es dj all Weimar ? lui demandai-jeinnocemment.

    Jamais. Ce serait pourtant une bonne ide, rpondit-il,impassible. Un prochain voyage.

    Je souris. Mon pre avait souvent cette expression : unprochain voyage . Chacun savait, et lui le premier, quil nebougeait jamais de chez lui. Il arpentait son quartier de longen large, dans ses promenades quotidiennes, saventuraitassez souvent, sans doute pour vrifier leur absence despiritualit, dans les autres arrondissements, et prenait le RERune fois par mois pour se promener dans la fort deMontmorency, toujours le mme train de 8 h 05. Il taitlhomme le plus rgl du monde, le plus prvisible dans sonquotidien, au point que jaurais pu dire toute heure et distance ce quil faisait, de limmuable djeuner du matin, encoutant France Inter, jusqu limmuable lecture du soir, enpassant par les mouvements de gymnastique de 11 heureset la promenade de 14 h 30. Sil tait vident pour tout lemonde que cette prvisibilit se faisait sur un fond dangoisseet dimprvisibilit latente, au point que personne naurait ttonn de le trouver un jour partant au Groenland, il nenrestait pas moins que je ne me souvenais pas dune seuleabsence de mon pre. Mtronome singulier.

    Tu devrais y aller. Cest une ville intressante. Tupourras y mesurer la pertinence de mes thories, lui dis-je ensouriant.

    Cest sr. Jy passerai. Jaime beaucoup les voyages.Il me regarda dun air amus, comme sil se moquait de

    moi ou peut-tre de lui-mme. Nous ne mentionnmes plusWeimar. Comme javais eu le malheur de lui parler du

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  • Bauhaus, mon pre semballa sur cette cole, sur Gropius,sur le design, sur la perte des valeurs, sur la nullit de lartcontemporain, avec ce mlange de culture et despritabsolument ractionnaire qui le caractrisait et qui finissaitpar tre une pose. Je subis donc son cours (rien de pluspnible pour un professeur que dcouter les leons desautres) jusquau dessert. Simplement, en nous quittant, je luidcochai la flche du Parthe :

    a na rien voir mais jai oubli de te le dire. Jai vu laphotographie dun prisonnier Buchenwald. Il te ressemblaitnormment.

    Quelque chose en lui se figea. Son regard semblachercher au loin un objet indfinissable et il y eut un silence.

    Vraiment, dit-il enfin. Intressant.Il membrassa et sen alla.

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  • 3.

    La vie dune grande famille est rythme par sesrencontres, ses grands dners, pour les naissances,baptmes, anniversaires, mariages, enterrements Et mafamille ne fait pas exception la rgle. Il est vrai quelle nefait exception rien. Chez nous, les Fabre, la rgle est dergle.

    Ce jour-l, ma cousine Lucie ftait lanniversaire de son filsdans la proprit familiale. Ctait loccasion de rassemblerune trentaine des ntres en Normandie. Notre typologiesociale est assez simple : nous sommes des bourgeois. Pasforcment les bourgeois aveugles et stupides de Flaubert,plutt une bourgeoisie librale, traditionnelle dans sesvaleurs mais assez ouverte et tolrante, bref une bourgeoisiemoderne, fonde sur largent et la famille (quand mme).Nous sommes des bourgeois depuis toujours, cest--diredepuis au moins le dbut du XXe sicle, depuis que NolFabre, avocat rouennais ambitieux, sappuyant sur la fortunedurement acquise par son pre, ancien paysan devenupropritaire terrien, russit devenir dput dunecirconscription normande. Ctait un dput sans grandeinfluence, se contentant de suivre les ordres et les oukasesde son grand homme, Clemenceau, mais il tait tout demme dput, ce qui reprsentait le sommet des ambitionspour une famille paysanne de lpoque. Le socle financier,indispensable toute grande famille, a ensuite t tablipendant la Premire Guerre mondiale, lorsque le mme NolFabre obtint pour son frre Jean la fourniture en textile desarmes, et notamment du clbre pantalon garance.Laccord de lindustrie et de la politique, coutumier dans

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  • notre pays comme dans bien dautres, donna les meilleursrsultats : la fin de la guerre, les Fabre taient une desplus riches familles normandes. La richesse et linfluence sesont ensuite entretenues durant le sicle, grce uneidologie du travail et de la russite dispense au biberon.Les Fabre ont exerc les mtiers bourgeois classiques,avocats, mdecins, universitaires, banquiers, avec unetradition publique assez tablie, puisquil y eut encore deuxdputs dans nos rangs (malheureusement aucun ministre, notre immense regret) et surtout une longue ligne dehauts fonctionnaires directeurs de cabinet, prfets,ambassadeurs. Pour a, nous sommes vraiment trs forts.Comme la fonction publique ne paie plus, le mot dordreactuel est de nous recentrer sur les affaires et la banque :nous comptons sur la jeune gnration de mes petits-cousins, parfaitement incultes, totalement arrivistes etdnus de scrupules bref modernes. Ils ont dix-sept, dix-huit ans, sortent en permanence, font des ftes terribles etne songent qu suivre la filire rmunratrice qui leurpermettra de respecter notre rang.

    En somme, sans compter parmi les plus grandes famillesde ce pays, nous faisons partie dune sorte dlite de bonniveau, riche et assez influente, grce notre cohsion,plutt intelligente je crois mais sans excs. Lexcs nuit auxbourgeois. Jaimerais citer la premire phrase du roman deGracq Le Rivage des Syrtes : Jappartiens lune des plusvieilles familles dOrsenna , mais nous navons pas cettenoblesse aristocratique et presque onirique. Non, noussommes ancrs dans le rel, sortis tout arms dune lignepaysanne et nous nous dfendons bec et ongles. Mme si,bien sr, mon pre comme moi-mme tenons une positionexcentre, lui parce quil est toujours excentr, par nature, etmoi parce que je suis lintellectuel de la famille, retir sur sonAventin franco-allemand, dans un petit lyce ignor desmortels. Je passe mon temps lire, prparer des cours,

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  • corriger des copies, et crire des romans. lcart : Pourvivre heureux vivons cachs. Mais en mme temps, jemesure trs bien la force du verbe utilis dans lincipit deGracq : Jappartiens . Nous, les Fabre, appartenons notre famille. Notre pass nous accroche, nous retient, noussommes le pass de cette rgion normande et un peu delhistoire du pays. Notre famille est une construction, unbtiment arc-bout, sans failles parce que nous colmatonsles flures. Notre puissance sest btie sur le long terme etse refonde en permanence. Bien que nous ne soyons pasparfaitement adapts au monde moderne, par notre esprittraditionnel, notre culture classique (nous respectons encoreun peu trop les lettres, les arts, la politique, toutes valeursassez dsutes) nous sommes encore forts et nous nousmfions des fragilits : les secrets, les angoisses, les dfaitesnont pas droit de cit.

    Les Fabre se runissaient donc ce jour-l autour de monpetit-cousin, qui dambulait distraitement dune bise uneautre, sans se laisser dmonter. Ma cousine Lucie tait assezbelle dans sa robe noire et reprsentait avec son mariAntoine, banquier, un chantillon familial typique. Sansquelle soit dun physique remarquable, la joliesse des traits,consquence dune ascendance choisie, le bon got desvtements (ducation attentive) et un maquillage soign enfaisaient une femme agrable. Je laimais bien : elle taitconventionnelle, mais assez intelligente et parfois drle,lorsquelle abandonnait un instant son rle dpouse et demre.

    Toujours pas de nouvelles de ton pre ? me demandaLucie.

    Il ne vient jamais aux rceptions familiales. Cest quand mme lanniversaire de son petit-neveu. Je ne pense pas que cela le marque beaucoup.Ma cousine hocha la tte, plus froisse quelle ne voulait

    lavouer.

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  • Jallai rejoindre mon grand-pre, assis dans un fauteuil,un whisky la main.

    Toujours bien accompagn, ce que je vois, dis-je endsignant le verre.

    Tu connais le secret de la longvit, mon garon :jamais deau. Cest trop nocif.

    Et il sourit de ses dents jaunes. Mon grand-pre portait unprnom introuvable (Marcel), enlaidissait chaque anne,devenait toujours plus cynique mais demeurait pourtant, avecmon pre, le seul personnage intressant de notre famille.Les autres taient de gentils tres sans surprise, travaillantbeaucoup et durs en affaires. Lui possdait une dimensionsuprieure. Plein dindiffrence et de gnrosit, il nousprodiguait ses dons depuis notre enfance sans vraimentnous considrer. Je crois quil aimait toute sa famille dunsentiment large et distrait, sans individualiser personne, et jene sais mme pas sil connaissait nos prnoms, prfrantdes appellations neutres, telles que mon garon, mon petit,ma chrie Du bout de la table, il nous englobait dunregard amus, de ses yeux bleus qui taient sa seulebeaut. Il tait le patriarche, sans pouvoir particulier maisinvesti de lautorit suprme. Il ne donnait jamais davis,jamais dordre : chacun se dbrouillait. Mais au besoin ilsoutenait nos efforts, par une somme dargent ou un coup defil une relation influente. Sa carrire avait t celle dunimportant serviteur de ltat, sous-prfet, prfet dedpartement, prfet de rgion en Normandie. Il voquaitrarement son mtier, quil semblait avoir accompli sanspassion mais avec un devoir scrupuleux. Il est vrai quilnvoquait jamais grand-chose. Parfois, il me faisait penser mon pre. Physiquement dissemblables, le pre et le fils seressemblaient par leur indiffrence, leur got du secret et unattrait commun pour la littrature, mme si lducation deMarcel Fabre sentait vraiment ses lyces normands du dbutdu sicle dernier, terriblement vieux et en mme temps si

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  • solides, si classiques, harnachs de grec et de latin. Le vieilhomme rappelait encore des rgles de grammaire latine, dessentences de Cicron et dHorace. Et surtout, il nous rcitaitdes pomes, seul moment dintimit que nous partagions.Ronsard, du Bellay, Apollinaire, Rimbaud, Baudelaire, Hugo.De longues chappes, des pomes normes, Le Bateau ivreque moi, professeur de lettres, jtais bien incapable deretenir. Un jour, durant une promenade dans la campagne, ilmavait rcit La Chanson du mal-aim. Les longs sentierstristes de lhiver normand, ce petit homme infatigable la voixun peu rauque et les vers dApollinaire. Cela reste un de mesgrands souvenirs denfant.

    Et tes lves, comment vont-ils ?Il navait pas oubli mon mtier. Bonne nouvelle. Ils vont bien. Nous sommes alls Weimar le mois

    dernier.Mon grand-pre se raidit. Ctait sensible. Cela ne dura

    quun instant mais il tait impossible de sy tromper. Tu as visit la maison de Goethe ?De nouveau le mensonge. Je savais quil ne pensait pas

    lcrivain mais au camp de concentration. Du reste, saraction sexpliquait facilement : sous-prfet en 1940, ilnavait pas dmissionn et avait poursuivi sa carrire sous lergime de Vichy, ce qui nest pas trs honorable, bien quilnait pas t inquit la Libration, pourtant prompte auxjugements rapides. Nous nen parlions jamais et cettepriode tait bannie des conversations.

    Le camp de Buchenwald ne pouvait qualerter mon grand-pre. Si son action quotidienne eut des consquences, cest Buchenwald, o furent dports de nombreux prisonnierspolitiques franais, que les victimes se retrouvrent. Et sonraidissement ne me surprit donc pas. Mais le coq--lne desa remarque suivante me donna penser. Alors que javaisrpondu par des banalits sa question sur la maison deGoethe, il demanda soudain :

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  • Ton pre ne vient pas aujourdhui ?Et javoue que lassociation de Buchenwald et de mon

    pre ne me sembla pas neutre.Je rpondis seulement : Je ne sais pas, grand-pre. Il ne ma pas dit.Le vieil homme parut surpris dtre appel grand-pre .

    Il est vrai que cela mtait rarement arriv depuis lenfance.En fin daprs-midi, aprs le repas et une promenade

    dominicale en compagnie de mes cousins, je repartis Paris.Tout avait t agrable et sans surprise. Jtais repu, un peufatigu et content de rentrer chez moi.

    Tout en conduisant, je songeais lhomme sur laphotographie. Le plus simple tait den revenir au muse deBuchenwald. Le lendemain, aprs ma journe de cours,jappelai le muse. Ma demande tait particulire et jtais unpeu gn en la formulant mais ctait oublier les milliers dedemandes particulires que reoivent les camps deconcentration. On me passa sans difficult le conservateurqui ne parut pas du tout tonn par ma question :

    Nous allons rechercher lorigine de cette photographie.Il sagit de celle dErich Wagner, dites-vous ?

    Oui, mais ce nest pas lui qui mintresse. Derrire luise tient un prisonnier et cest cet homme que jaimeraisconnatre.

    Je prfre vous prvenir que nous ne trouveronsprobablement rien. Sur Erich Wagner, nous avons beaucoupde renseignements. Mais un inconnu sur une photographieSi vous aviez un nom, nous pourrions faire des recherches.

    Malheureusement, je nen ai aucun. Cest la raison dema dmarche.

    Rappelez-moi dans deux jours.Deux jours plus tard, le conservateur mapportait peu

    dlments : Nous navons rien sur cet homme. Simplement, la

    photographie a t prise le 20 dcembre 1941, devant le

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  • baraquement IX. Il y avait cinquante hommes cette datedans le Block et on peut supposer que linconnu tait dunombre. Ce nest bien sr quune supposition mais il estpossible que lhomme soit sorti de son baraquement cemoment-l.

    Le regard fixe de cet homme, guettant le mdecin, ne mesemblait pourtant pas le rsultat de ces seulescirconstances.

    Je ne pensais pas quil tait simplement sorti cemoment, par hasard, du baraquement. Mais la remarque duconservateur, compte tenu de la faiblesse des informations,navait rien dabsurde.

    En revanche, poursuivit le conservateur, nousdisposons dlments plus prcis sur Erich Wagner dont jepeux vous adresser une copie.

    Jallais rpondre que le mdecin mimportait peu lorsqueje repensai au regard de linconnu.

    Pourquoi pas ? On ne sait jamais. Mais sur cetinconnu

    Il sera difficile de lui attribuer une identit. Mais pasimpossible. Nous nous efforons en permanence derassembler des informations sur les prisonniers, de garderdes traces. Si vous parvenez prciser votre recherche, desrecoupements se feront. Nous nous tenons votredisposition.

    En somme, javais un lieu Buchenwald,baraquement IX et une date 20 dcembre 1941. Ctaitun peu maigre mais des recoupements taient en effetpossibles. Le lendemain, je recevais sur mon mail, en picejointe, une biographie dErich Wagner que je parcourusrapidement, notant quil avait t nomm au camp ds 1939. cette biographie sajoutait, ce qui mimportait davantage, laliste des hommes du baraquement IX et la photographie deWagner et de linconnu. Lorsque je la sortis sur imprimante,lapparition progressive du mdecin nazi, en pied, et de la

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  • silhouette plus floue en arrire-plan, me causa uneimpression de malaise, comme lirruption dans monappartement dun corps tranger, venu de trs loin.

    Je dcidai de prendre pour base de mes recherches lebaraquement IX, comme lavait suggr le conservateur dumuse de Buchenwald. Consulter la liste des noms et faireappel aux survivants pour trouver mon inconnu. Pour cela,javais besoin du Livre des morts, que je commandai lalibrairie du camp. Comme la photo, et de faon plus macabreencore, ce livre, qui me parvint une semaine plus tard,reprsentait lirruption chez moi dune ralit irrelle etparfaitement dcale. Je comparai les deux listes : lescinquante noms et la liste des morts. Ce fut une besogneadministrative, car ces noms ne signifiaient rien pour moi, etpourtant mouvante. Des hommes absolument inconnus,sans chair, sans histoire, rduits cette seule ligne rptitive,obsessionnelle :

    Nom Prnom entr ( Buchenwald) le mort

    le Beaucoup taient morts la fin de la guerre, juste avant la

    libration du camp, pendant les grandes marches durantlesquelles les Allemands, reculant devant lavance allie,vacurent les prisonniers, manifestant une dernire foiscette sauvagerie forcene et incomprhensible qui lesamenait tuer, tuer pour rien, sans raison, alors que touttait perdu. Sur les cinquante noms, jen retrouvai vingt-neufdans le Livre des morts. Il y avait donc vingt et un survivants,ou du moins vingt et un hommes dont le sort navait pas ttabli de faon certaine.

    Parmi ces vingt et un, je relevai les noms de consonancefranaise, au nombre de six, que je recherchai sur internet.Je retrouvai les six, en craignant quil sagisse dhomonymes.Et je les appelai, cest--dire que je retissai le lien. Je

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  • rapprochai le pass du prsent, le hors monde dunquotidien apais. Et ce nest pas sans mal que je balbutiai,aux voix inconnues qui me rpondirent, mes propos sur unlointain pass et un camp de concentration du nom deBuchenwald, sachant que ces mots ne pourraient treaccueillis quavec difficult. Cinq personnes sur les sixtaient des homonymes sans aucun lien de famille. Je nesus jamais ce qutaient devenus les dports, sils taientmorts, ce qui, tant dannes plus tard, devait tre le cas pourplusieurs dentre eux, sils avaient quitt la France ou sijavais simplement mal effectu ma recherche. Mais VincentMallet me rpondit. Travaillant en Allemagne, il avait tdport dbut 1942 pour sabotage. Il neut aucune rticence discuter avec moi et disposait mme, plus de quatre-vingts ans, dun mail, sur lequel jenvoyai la photographie.Une demi-heure plus tard, il me rappelait :

    Je me souviens bien de cet homme. Dans desconditions normales, jaurais sans doute oubli son nom maisje lavais not sur un carnet parce que ce nest pas lapremire fois quon men parle.

    Vous tes sr ? Absolument. Il sappelle David Wagner. Ou plutt il

    sappelait, parce quil est mort au printemps 1942, quelquesmois aprs mon arrive. Ctait pourtant un gars solide.

    Et vous dites quon vous en a dj parl ? Oui, il y a longtemps. Un homme ma tlphon,

    comme vous, comme il a tlphon beaucoup dautres, jecrois. Il me demandait des renseignements sur un certainDavid Wagner, un gars quon connaissait assez bien dans lecamp, un beau type.

    Ctait donc quelquun qui savait son nom ? Oui, et il semblait mme avoir pas mal de

    renseignements. Mais il voulait en savoir plus, sur lui et sur lemdecin du camp, Wagner.

    Ils portaient le mme nom ?

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  • Tout le monde sappelle Wagner en Allemagne, voussavez. Cest comme Martin chez nous.

    David Wagner tait allemand ? Non. Il tait franais mais il devait avoir des origines

    allemandes. Il parlait bien allemand. Pourquoi tait-il prisonnier ? Il tait rsistant ? Je ne sais plus trop. Il tait triangle rouge, donc

    politique, comme les autres Franais. Mais je crois quil taitjuif.

    Ctait un de vos amis ?Lhomme eut un temps darrt. Non. Ce ntait pas un ami. Je lui ai peine parl. Il

    tait dans un autre baraquement. Mais on le connaissait. Pourquoi ? Parce que certaines personnalits, dans toutes les

    situations, mergent de lanonymat. Et parce quil taitfranchement dtest par le mdecin Wagner.

    Pourquoi ? Aucune ide. Mais les faits sont l. Et Wagner aurait

    peut-tre survcu si le mdecin nen avait pas fait sonsouffre-douleur.

    Cela commenait faire beaucoup dinformations. Mais jevoulais en revenir ce coup de fil de 1959.

    Et lhomme qui vous a appel, autrefois, ctait undport lui aussi ?

    Non. Jignore de qui il sagit mais je suis sr quil najamais t prisonnier. Ctait vident. Et je pense de surcrotquil tait jeune. Sa voix tait jeune en tout cas. Vingt ans,trente ans, pas plus.

    Les voix sont trompeuses. Oui. Mais je ne pense pas me tromper. Trs vite, jai eu

    limpression que ctait un jeune gars. Mais pourquoi tlphoner ainsi ? Probablement un membre de la famille. Cest arriv

    plusieurs fois, vous savez, des annes plus tard. Pour en

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  • savoir davantage, pour recueillir des traces. Le deuil est unlong travail.

    Je le remerciai et raccrochai. Le personnage prenait forme,une nbuleuse sagglomrait, avec des situations, des noms,des questions : le mdecin Wagner, sa haine envers DavidWagner (ce qui mexpliquait le regard fixe de celui-ci), lejeune homme qui avait appel des annes plus tard.Lidentit renvoyait dautres identits et ce rseaunourrissait de nouvelles interrogations. Bref, le tissu qui fait lavie dun homme se densifiait. Mais rien dessentiel, riendgostement essentiel ne stait dgag : lesressemblances ne sclairaient pas.

    Une fois le plus important tabli, savoir le nom, sur quoise greffent tous les destins du monde, il me fallait dcouvrirlhistoire de cet homme.

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  • 4.

    Jai repens ce que tu mas dit la dernire fois sur ceprisonnier de Buchenwald. Cest bizarre, non ?

    Nous tions dans la mme brasserie et ce ntait paslanniversaire de mon pre. Nous avions pris un apritif,javais command un foie de veau et lhiver savanait dansles rues de Paris. Un hiver sans grand froid, bruineux et salecomme nous en connaissons tant. Nous mangions notreentre et voil que mon pre me posait cette question.

    Quest-ce qui est bizarre ? demandai-je en retour.Ce que je trouvais bizarre, moi, ctait lair de mon pre,

    un peu joueur, comme goguenard, ni inquiet, ni intress, nialert, juste ironique.

    Cette ressemblance. Tu vois la photo dun prisonnierqui me ressemble et tu ne trouves pas a bizarre ?

    Si, dis-je prudemment. Cest bien pour cela que je tenai parl.

    Tu y as repens ? Un peu, mentis-je. Un peu ou beaucoup ? Cest trange, ce sosie. cinquante ans de distance, tout de mme. Davantage encore. Il doit tre beaucoup plus jeune que

    moi. Oui. Il a environ trente ans. Et pourtant il me ressemble ? Ton portrait crach.Je posai la photo sur la table. Mon pre tressaillit. Mon

    intention, au dpart, ntait pas de la montrer. Je la portaissur moi comme un ftiche. De visage visage, lun dans mapoche, sur papier, lautre en face de moi, incarn. Attentif aux

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  • correspondances. David Wagner, dport au camp de Buchenwald et

    mort au printemps 1942Mon pre contempla la photo en silence. Trs

    longuement. Puis il se redressa sur sa chaise et dclara dunton dtach :

    Cest vrai quil me ressemble. Ou plutt, dit-il ensouriant, que je lui ressemble, compte tenu de lachronologie.

    ce point, cest curieux, non ?Mon pre luda la question. Pourquoi gardes-tu cette photo ? Et comment las-tu

    obtenue ? Je lai demande au conservateur du muse de

    Buchenwald. Par curiosit. Parce que cette ressemblancemtonnait.

    Cest tout ? Tu nas pas fait de recherches sur cethomme ?

    Non. Pourquoi ? Je devrais ?Mon pre haussa les paules. Comme tu veux. Quest-ce que jen sais ? Tu serais

    bien capable den faire un livre.Je fis la moue. Jaurais limpression de parler de toi.Cette fois, mon pre me considra sans aucune ironie.Nous finmes assez vite notre repas. Lorsque je sortis du

    restaurant et que je lembrassai, je savais que jallais trs vitereprendre mes recherches sur David Wagner. Et je supposeque mon pre le savait aussi. Plein dindiffrence, il taitparadoxalement dune intuition perante, peut-tre parce quetant dtach des autres, il les lisait livre ouvert.

    En croisant les informations du Journal officiel, qui publiergulirement des listes de disparus, et celles desassociations de dports, je dcouvris facilement le lieu denaissance de David Wagner, Paris, dans le 5e

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  • arrondissement.Une demande motive la mairie et il ne me semble pas

    hasardeux davoir expliqu ma dmarche par des raisonsfamiliales me fournit dans les quinze jours la fiche dtatcivil de David Raphal Wagner, n le 15 septembre 1915, filsdUlrich Wagner, de nationalit roumaine, et de NatachaWagner, ne Stawinski, de nationalit polonaise. Il avait unfrre, prnomm Charles, et une sur, Sophie. Charles,Sophie, David : les prnoms signifiaient tout le dsirdintgration des parents pour leurs enfants. Charles etSophie mintressaient au plus haut point puisquilspouvaient tre encore vivants. Et sils ne ltaient plus, il mesemblait possible de rencontrer leurs descendants.

    partir de cet instant, tout senchana trs vite, et defaon imprvisible.

    Une semaine plus tard, je poussai la porte dun petitpavillon de banlieue, Meudon, o maccueillit un vieilhomme affable et simple que javais eu quelques jours plustt au tlphone, aprs avoir chou joindre sa sur,morte depuis des annes.

    Charles Wagner me salua et me fit passer au salon. gde quatre-vingt-cinq ans, il paraissait encore vif, mme sil sedplaait avec quelque difficult. Il tait grand, un peu vot,avec des mchoires carres. Malgr son ge, je neusaucune peine reconnatre en lui les traits de son frre,David Wagner ainsi que ceux dun autre homme, comme jemen doutais dj depuis quelque temps : ses cheveuxblancs avaient la mme implantation que ceux de mon pre,tonnamment fournis et denses pour son ge.

    Il me proposa boire. Je lui demandai du coca. Il eut unair surpris.

    Dsol. Je suis dune ancienne gnration, vous savez.Je ne bois que de lalcool.

    Je souris. On aurait dit mon grand-pre. Joptai pour duvin.

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  • Vous ressemblez votre pre, dit-il lorsquil revint avecune bouteille et deux verres. La mme prestance, mais enblond.

    Je suis pass par le tamis franais, rpondis-je sansmme mtonner de ce quil connaisse mon pre. Ma mreest blonde.

    Ctait galement le cas de la grand-mre de votrepre, Natacha Stawinski. Ma mre tait grande et blonde,une de ces belles femmes polonaises au visage un peu dur.

    Au moins, nous navions pas tard. Tout tait dit et jepouvais mme repartir, puisque tous mes soupons surlorigine de mon pre taient confirms. Je comprenaispourquoi mon pre ne venait jamais aux runions de famille :les Fabre ntaient pas sa famille, il appartenait aux Wagner.Mais videmment, je restai.

    Je savais quAdrien avait un fils. Jignorais si je leverrais avant ma mort. Je suis content que vous soyez venu.

    Vous connaissez bien mon pre ? Je lai connu autrefois mais il a disparu de nos vies, la

    mienne comme celle de ma sur, depuis bien longtemps. Jelui ai envoy une lettre pour lui annoncer le dcs de satante, Sophie, et pour lui proposer de venir lenterrement.Bien quil mait rpondu trs gentiment, il ne sest pas montrau cimetire, ce que je comprends dailleurs. Chacun sa vie.Les Wagner ne sont pas les Fabre, ni maintenant ni quandleurs chemins se sont croiss, avant-guerre.

    Mais mon pre est un Wagner ! rpliquai-je.Charles eut lair surpris. Non, bien sr. Il sappelle Fabre, cest un Fabre

    videmment.Ctait mon tour dtre tonn. Mais vous venez de dire que sa grand-mre tait

    originaire de Pologne !Le vieil homme me regarda. Alors, vous ne savez rien ? Rien du tout ?

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  • Je secouai la tte. Je nai quune photographie. Un portrait de David

    Wagner qui ressemble mon pre. Depuis, je chercheCharles posa sa main sur le ct de la tte, doucement,

    comme le font parfois les vieilles gens, doigts carts, dansun geste fragile. Et il ferma les yeux.

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  • 5.

    Ils ont t deux, Ulrich Wagner et Natacha Stawinski, deuxJuifs venus de lEst, de Roumanie et de Pologne, pourtrouver du travail et une meilleure vie en France. Ils se sontrencontrs en Lorraine, dans une mine. Ils se sont maris la synagogue en 1912.

    Ils ont t trois. la naissance de leur fille Sophie, ils sontpartis Paris, dcids obtenir un meilleur emploi. Ils ontemmnag dans un petit appartement du 2e arrondissement,ont t employs comme ouvriers. Un mtier peine moinsdifficile. Et puis, au dbut de la guerre, Ulrich sest engagvolontairement. Les immigrs de frache date font lesmeilleurs volontaires.

    Ils ont t quatre, au moins durant les permissions : DavidWagner est n en 1915.

    Ils ont failli tre cinq. Mais au moment o Natachaapprenait quelle tait enceinte, Ulrich mourut, frapp parune balle perdue quelques mois de la fin de la guerre. Ilssont donc rests quatre. Pas les mmes : Charles Wagnertait le nouveau-venu. Une mre et ses trois enfants, deuxgarons et une fille.

    La duret de son mtier, la faiblesse de son salaireconduisirent Natacha ouvrir une blanchisserie, qui vacilladabord quelque temps avant de se consolider puis deprosprer. De la lente ascension des Wagner, de la misredes mines jusqu la relative aisance du magasin deconfection dans le Sentier, au milieu des autres Roumains etPolonais, Charles me parla peu. Peut-tre pensait-il que celane mintresserait pas ou que cela ntait pas utile monhistoire personnelle. Peut-tre aussi glissa-t-il par pudeur sur

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  • ses annes denfance, sur les trois enfants veills par leurmre. Je lui dis seulement :

    Votre mre semblait beaucoup compter pour vous.Le vieil homme me regarda. Toutes les mres comptent pour leurs enfants. Mais il

    est vrai que Natacha tait tout pour nous. Notre pre et notremre. Toute notre famille. Nous navions pas de tantes,doncles, de grands-parents. Nous avions notre mre. Sansdoute ne nous a-t-elle jamais donn la tendresse quecertains attendent dune mre. Les mots doux lui taientinconnus. Elle ne nous a jamais dit je taime , ce quelleaurait sans doute trouv ridicule. Jamais elle ne nous achoys, jamais nous navons jou avec elle, jamais nousnavons tran avec elle, dans son lit, le dimanche. Parcequelle tait toujours leve, toujours prte. Mais elle taitnotre rfrence, notre attente, notre colonne vertbrale. Ellese tenait droite au milieu des difficults, toujours, et bien quenous nayons compris que plus tard les obstacles quelleavait eu surmonter, nous devions nous aussi nous tenirdroit. Elle exigeait beaucoup, notamment lcole. Nous nepouvions pas dcevoir, justement parce que nous tions desWagner, des Stawinski. Des W., donc des trangers. lcole, on nous appelait les Allemands, alors que seul monpre avait peut-tre une lointaine origine germanique, datantdavant la Roumanie. Cest pourquoi notre franais devait treparfait et je crois que peu de petits lves crivaient commenous en tions capables.

    Et nous parlions tous allemand de faon plus quecorrecte. La langue de lEst, la langue de la Lorraine annexeaussi, l o ils staient rencontrs. Ctait comme a : unWagner doit tre parfait en franais et bon en allemand. Parexemplarit envers notre nouveau pays et par fidlit aunom. Oui, elle nous demandait beaucoup.

    Il eut un curieux sourire, plein de douceur et de tristesse. Bref, elle tait notre mre. Ma mre. Toute limage de la

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  • femme qui nous fut lgue durant notre enfance.Dix annes se sont coules et voil que le petit rduit des

    origines, un goulot sombre o Natacha se nichait contre lafentre pour profiter de la moindre parcelle de lumire, estdevenu un beau commerce clair, avec trois couturires. Laboutique o lon ravaude, ourle, recoud est estime et alargi ses activits vers la confection : chemises, chemisiers,jupes, robes, costumes, pantalons, Natacha peut tout faire.Sa rputation sest tendue tout le quartier et certainsclients, grce au bouche--oreille, viennent mme de plusloin.

    Lappartement est situ au-dessus de la boutique. Quatrepices, soit une chambre pour Sophie, une autre pourCharles et David, et bien sr une dernire, la plus vaste,celle qui dispose dune salle de bains particulire, pourNatacha. Le salon, grand et bourgeoisement meubl,tmoigne des aspirations sociales de madame Wagner. Elledsire que sa fille fasse un beau mariage et que les garonsdeviennent mdecins ou avocats, suivant une volution assezcourante en France cette poque : des grands-parentspaysans puis une gnration de transition avant laccession la bourgeoisie.

    Ce sera peut-tre le cas pour Sophie et Charles. Laneest une adolescente calme, jolie, sans clat particulier maissemblable une poupe, avec un teint clair et des yeuxbleus. Elle est une version ple de sa mre, comme touffepar lautorit et la prestance de Natacha. On limaginefacilement se marier dans quelques annes. Le cadet estquant lui un petit garon rflchi, studieux, aimant lcole etles livres. Il obit sa mre, son institutrice, de mme quilobira ses matres. Son regard est dune grande douceur.

    David est plus inquitant mais plus prometteur aussi.Charles sera mdecin, cest un fait arrt pour Natacha. Ledestin de David, en revanche, na rien de trac. La mreentrevoit de grandes victoires comme de grandes dfaites.

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  • douze ans, David est agit, frondeur, lve mdiocre,toujours en mouvement. On a le sentiment quil peut toutfaire, tout devenir. Tout lintresse, rien ne lintresse. Il fauttoujours que cela aille vite : les livres, les cours, les amitis,les colres, les chagrins et les tendresses. Il ne tient pas enplace. Ds que sa mre lui lche la bride, il passe son tempsdans les rues, jouer au foot, se bagarrer, courir. Unecaractristique toutefois : tout le monde laime. Cest saprincipale force. Malgr son jeune ge, il est sduisant etsducteur. Il est beau et drle, brun et muscl. Les fillesladorent, les femmes ladorent, les grands-mres ladorent etil russit en plus le tour de force de ne pas tre dtest desgarons. Dans ses rves, Natacha limagine hommepolitique, dput, peut-tre ministre. Elle le voit sduire lesfoules comme il sduit les femmes. Bien sr, il est juif, ce quinaide pas, mais il y a quelques exemples, comme LonBlum. Natacha ne connat rien la politique mais elle a trsbien repr cet homme. On noublie pas un nom pareillorsquon est juif. Alors, pourquoi pas son fils ?Malheureusement, elle songe aussi quil pourrait tremaquereau ou ternel paresseux.

    Vous croyez quil aurait pu tre maquereau ?demandai-je Charles.

    Celui-ci clata de rire. Je nen sais rien. Vous savez, mon frre tait lger. Il

    avait tout : il tait intelligent, beau, trs sduisant. Tout taitfacile pour lui. Pour ce type dhomme, la vie nest pastoujours simple parce quils ignorent leffort ou la douleur.Comme lexistence leur semble pave de roses, il leur arrivesouvent de tomber de haut et de ne jamais sen remettre.Mais maquereau, je ne pense pas. Homme femmes, oui. Ilaurait peut-tre t comme le hros de Maupassant, Bel-Ami,qui russit grce aux femmes.

    Puis il se rembrunit. Mais rien ne sest droul comme ma mre lattendait.

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  • Et pas seulement cause de la guerre. En fait, la premirebifurcation, et peut-tre la plus importante, fut sa rencontreavec les Fabre. De cela, il ne sest jamais remis. La guerre aconclu le reste.

    David avait dix-sept ans lorsque les Fabre entrrent danssa vie. Et ce fut en effet une commotion. Jusque-l, sonexistence tait insouciante. partir du moment o il poussala porte des Fabre, lenvie, linquitude et le malheursinsinurent en lui.

    Cela commena sans surprise, par lhabituel carillon de laboutique de Natacha lorsque Marguerite Fabre, escorte deson fils Marcel, fit son entre. Ces deux noms, qui ne disentrien personne, me firent quant moi tressaillir, puisquilsagissait respectivement de mon arrire-grand-mre et demon grand-pre, que javais du mal imaginer en jeunehomme. Marcel Fabre avait alors vingt ans et aprs unelicence en droit il entrait lcole des sciences politiques, desorte quil venait se faire tailler pour loccasion deuxnouveaux costumes. Sur les conseils dune amie de lafamille, il se prsentait la boutique de Natacha encompagnie de sa mre car mme sil dtestait quellelaccompagne chez le tailleur son ge, il avait peu deconfiance en son propre got.

    David Wagner prouva une immdiate antipathie pourMarcel Fabre. Il lexpliqua ensuite par diffrentes raisons quinen taient pas et o se lisait la seule vraie explication : lajalousie. Marcel avait tout ce que David navait pas etinversement mais le jeune bourgeois ne se donnait mmepas la peine de considrer ladolescent qui venait vers luipour prparer les mesures alors que David recevait de pleinfouet lassurance et la richesse de ce nouveau client.Physiquement, lun tait grand et beau, lautre petit et laid.La jeunesse vivifiait encore les traits de Marcel et ne luidonnait pas cet air de crapaud quil aurait par la suite mais iltait videmment sans beaut. Seulement, il tait riche et

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  • promis un bel avenir. David, qui navait pu entrer au lyce,comme les jeunes bourgeois de son poque, puisque seulsles bons lves de son milieu y allaient et il tait pour celatrop paresseux , travaillait la boutique de sa mre. Touttait dit.

    Dix jours plus tard, lorsque David apporta les deuxcostumes lappartement des Fabre, lantipathie devintsouffrance. Pourquoi pas moi ? se rptait David entraversant les pices luxueuses de limmeuble du boulevardSaint-Germain. Pourquoi lui et pas moi ? Pourquoi euxet pas nous ? Parce quils taient les Fabre et non lesWagner. Parce quune famille, installe depuis toujours, avaitfait fortune depuis la fin du sicle prcdent et confortaitpatiemment cet tat par le travail, la rente, les mariages et lesinfluences, tandis que lautre venait de Pologne et deRoumanie. Tout pouvait tre renvers mais pour linstant,telle tait la situation.

    Aprs avoir essay les costumes, Marcel se dclarasatisfait. Il allait se dtourner lorsque Marguerite, qui ntaitpas insensible aux avantages, comme on disait lpoque,de David, proposa un verre ladolescent. Marcel se vit donccontraint de faire aussi la conversation celui-ci. Maiscomme David allait sen plaindre plusieurs reprises le soirmme, table, le jeune homme sadressa lui comme unenfant. David avait quinze ans, travaillait dj et tait plusgrand et plus large que son interlocuteur. Il apprcia donctrs peu ce ton quil jugea condescendant et qui ntaitprobablement que maladroit, annonce dune maladressedans les rapports humains qui allait prvaloir toute sa viechez mon grand-pre et qui ntait que la consquence de satotale indiffrence envers les autres.

    Vous avez toujours habit Paris ? demanda Marguerite,qui avait envie de faire parler son beau vendeur.

    Oui. Mes parents viennent de Lorraine mais je suis n Paris.

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  • De Lorraine ? Quel est votre nom ? David Wagner. Vous tes donc le fils de Natacha Wagner ? Lhritier

    en quelque sorte, dit-elle en souriant.Ce sourire, qui sembla ironique, passa trs mal. Le terme

    dhritier ne convenait sans doute pas mais dans ce cas,pourquoi lutiliser et surtout pourquoi sourire, pensa David.On se moquait de lui. Et il dtesta Marguerite Fabre presqueautant que son fils.

    Lorsquil redescendit lescalier de limmeuble, quelquesminutes plus tard, il ntait plus le mme homme. Sisommaire et cule que soit cette expression (il faut bienavouer que Charles adorait les expressions convenues etprtendument littraires, comme un bon lve duqu dansles tournures lgantes et un peu surannes de lentre-deux-guerres), elle traduisait bien lvolution de David, qui, endeux semaines, tait devenu un ambitieux. Mais commenttre ambitieux quand on na pas davenir ? Commentrussir ? Comment gagner de largent ? Comment suer cettesuffisance installe, comme les Fabre (ou du moins ce queson envie faisait des Fabre) ? Tandis quil effectuait le longtrajet de retour, il roulait ces questions dans sa tte. Lemoyen le plus simple tait lcole et cet accs tait barr.Contrairement Charles, qui navait jamais quitt lespremires places depuis lenfance et dont lavenir sedessinait, il ne ferait jamais dtudes. Alors quoi ?Comment ? Comment tre un Fabre, lui aussi, catgoriegnrique qui embrassait pour David toute la bourgeoisie ?

    La rponse fut immdiate : pouser une Fabre. Il luisemblait avoir aperu une silhouette efface danslembrasure dune porte, crature mince et jeune trop bienhabille, mme dans cette vision fugitive, pour tre unebonne. Si ctait une Fabre, il se faisait fort de la sduire.

    partir de cette dcision, la vie de ladolescent sorientasuivant deux axes : il tenta de faire voluer la boutique vers

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  • un magasin de luxe, susceptible de lui rapporter de largentet surtout un statut social, tout en se rapprochant de lafamille Fabre.

    Lorsque David exposa sa mre ses projets pour laboutique, celle-ci, qui voyait clair dans le jeu de son fils, ditseulement :

    Tu veux tlever dans la socit, mon garon. Cest trsbien, je vous ai tous duqus dans ce but. Mais noubliejamais une chose : les ambitieux qui montent vite et sansscrupules sont comme les singes qui grimpent aux arbres. Laseule partie quon voit, cest leur cul et on a tt fait de senmoquer. Lambition est louable mais pas nimporte laquelle.

    Cela dit, Natacha accepta de rduire progressivement lesactivits de couture et de ravaudage du magasin pour allervers plus de taille et de cration de modles. En ralit, ellesaperut assez vite quils ny gagneraient pas au change,parce que le surcrot de rputation quils en acquraientntait pas suffisant pour compenser la perte de cetteclientle quotidienne et quasi-automatique quapportait lacouture. Mais comme elle comprenait les besoins de son filset quils ne perdaient pas dargent, elle ne fit aucuncommentaire. Et le profil des clients volua en effet, commeDavid lavait dsir. la place de la clientle de quartier,assez modeste, vinrent des femmes plus que deshommes aises, sans quils puissent jamais touchermassivement la bourgeoisie aristocratique des et8e arrondissements, malgr lentregent de Marguerite Fabre.

    En effet, celle-ci devint une cliente attitre du magasin etattira quelques amies, en nombre malheureusementrestreint. David avait compris que la faille des Fabre taitMarguerite. Avec lintuition des hommes femmes, cetteintuition presque animale qui repre des proies, il avait sentilattirance de Marguerite son gard. Celle-ci, ge dunequarantaine dannes, assez grasse et assez jolie, senferraitdans le destin habituel des femmes de cet ge et de cette

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  • poque, aprs vingt annes dun mariage conventionnel,sans chec ni russite particulire. De lennui, beaucoup deconfort et linquitude de lge, soit trois facteurs qui lajetteraient dans les bras du premier amant venu. Davidnavait pas lintention dtre celui-ci.

    Il tait trop jeune. Mais il flairait la faiblesse de Margueriteet devinait que, sans tre son amant, il pouvait en tirer parti.Aussi fut-il charmant, attentionn, un peu pontifiant aussi,pour paratre plus vieux que son ge : il lui adressaitrgulirement des cartes, pour la nouvelle anne, pour lesftes, pour la prsentation des nouveaux modles, linvitaitaux quelques dfils quil russit monter et qui furent,malgr le manque de moyens, des succs satisfaisants. Ilsavait quil devait la rencontrer le plus souvent possible, afinde pntrer lintimit de cette famille.

    Cest pendant un dfil vrai dire une simpleprsentation de la collection de lanne, sans comparaisonavec les dfils actuels ou avec les grands dfils delpoque, tels ceux de Coco Chanel que David fit laconnaissance de la mince silhouette de lappartement duboulevard Saint-Germain, plus dun an aprs cette fugitiveapparition. Clmentine Fabre, malgr son prnom, tait lapersonne la moins fruite et savoureuse qui se puisseimaginer : elle tait ple, laide, efface, ce qui narrangeaitpas les affaires de David. Dabord parce que celui-ci, tout entant un arriviste, aurait prfr allier lutile lagrable entombant amoureux dune femme riche. pouser une femmequil naimait pas et quil naimerait jamais, compte tenu deses exigences physiques David faisait partie de cesgarons pnibles qui soufflent toujours les plus jolies filles ,reprsentait un tout autre schma. Et puis lorsquun beautnbreux sapproche trop prt dun laideron, la famille, quinest pas forcment idiote, se pose des questions sur lesmotivations du futur gendre.

    Mais David Wagner nhsita pas longtemps. Clmentine

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  • avait en effet une beaut, une seule mais de taille : ellesappelait Fabre. Le petit juif Wagner, venu des paysdEurope orientale, mettrait la main sur lhritire Fabre. Lecommerant du Sentier entrerait dans les salons duboulevard Saint-Germain. Ce ntait pas une questiondargent mais un besoin plus viscral daffirmation de soi, dedomination et de revanche. Et lorsque le dsir dferla,lorsque la jeune femme sans formes suscita en lui une pureexcitation sociale, comme sil allait faire lamour tout unmilieu et le dominer, il sut quil ne fallait plus reculer.

    Voulez-vous voir mes collections ? dit-il Clmentine.Celle-ci demeura interloque. Pour la premire fois, un

    homme sadressait elle. Et celui-ci devait tre le plus beauquelle ait jamais rencontr.

    Sur ce point, il convient de sarrter, car Charles mamontr des photographies. Ce sont les clichs de lpoque,dignes, empess, o lon pose comme pour un tableau.David Wagner ne me semble pas si beau que cela. Ctaitvidemment un bel homme, au sens o il tait grand, mince,avec un visage aux traits virils, aux yeux sombres (lautrephotographie, celle du camp, me vient videmment lespritmais je refuse dy penser : ce David nest pas lautre David).En ce sens, il reprsentait sans doute un canon masculin.Mais son physique ntait pas non plus exceptionnel.Cependant, il est vrai que les modles familiaux deClmentine taient particulirement rats et ne pouvaientquexagrer son admiration : sur mon grand-pre, jen aiassez dit et quant mon arrire-grand-pre, le seul portraitqui subsiste de lui, dans un vieux cahier de famille, montrequil tait, hlas, le digne pre de son fils.

    Daprs Charles, qui mon avis ny connat pas grand-chose et semble tre de ces hommes qui nont connu quunefemme, la leur, durant toute leur vie, la sduction de sonfrre reposait sur son physique et sur sa force de dcision.David, si paresseux quil ft, savait aussi tre dtermin, en

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  • amour comme en affaires. Il emportait une femme lahussarde.

    Toutefois, ce nest pas ainsi quil procda avecClmentine, parce quil ne sagissait pas dune de cesliaisons rapides dont il avait le secret il avait commenc parculbuter les petites du quartier avant de passer, tout va,aux couturires de latelier puis aux modles mais dunmariage qui allait dterminer sa vie et sa fortune. La stratgietait la suivante : il fallait aller vite et lentement. Sinstallervite dans son cur, concrtiser lentement et aller pastranquille vers un mariage que la famille refuseraitlongtemps. Qui aurait voulu dun petit tailleur du Sentier ? Ilntait que de voir lexigence de sa mre envers lesprtendants de Sophie. Celle-ci, assez jolie mais peusduisante, par manque dentrain et de vie, tait contraintede refuser les avances de tous les garons du quartier, vingt ans. On rcitait Natacha la fable de cette fille quiddaignait tous les prtendants, parce quelle voulait mieux,tant et si bien que lge venant, elle se trouva toute heureusedpouser celui qui voulait bien delle. Mais Natacha tenaitbon contre La Fontaine : elle tait venue de Pologne, elleavait creus dans les mines de Lorraine, elle avait perdu sonmari la guerre, elle avait travaill comme une chienne pourpayer sa boutique, tout cela pour donner ses enfants lafortune dans ce nouveau pays. Ce ntait certainement paspour laisser sa fille un vaurien du quartier.

    Tmoin de ce mange, David comprenait donc combien labataille serait rude avec les parents de Clmentine. Mais ilsavait aussi que celle-ci se battrait. Car ctait en effet labonne surprise : elle tait intelligente et volontaire. Davidlimaginait aussi bte que laide, parce quelle tait efface.Mais il ne tarda pas dcouvrir que, derrire sa faade detimidit, elle tait spirituelle et cultive. Pas assez toutefois mais qui est assez intelligent pour cette forme de lucidit ? pour percevoir les motivations de lhomme quelle aimait tant.

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  • Car il sagissait bien de cela : le cur dessch deClmentine, comme seul peut ltre celui dune fille laideconfine dans une pension catholique pendant des anneset extirpe de sa prison pour mener une existencedsesprment monotone et vide de toute relationmasculine, stait embras. Pas dautre image que ltoupe.Un homme, un regard pesant, une prsence et cela avaitsuffi. Feu. Lamour nest souvent que le produit dunesituation et celle de Clmentine la condamnait tomberamoureuse du premier venu. Si en plus celui-ci arborait unbeau visage et une habilet laquelle les plus belles fillesavaient dj succomb, on imagine dans quel tat se trouvaitClmentine. Et de toute faon, mme si elle avait devin, cequi tait peut-tre le cas, les vritables intentions de David,elle ne laurait pas moins aim : mieux valait tre aime pourson argent que ne pas tre aime du tout. Il faut tre bellepour tre romantique.

    Lerreur des Fabre, en loccasion, fut de manquer destratgie ferme. En face deux se trouvaient un garonabsolument dtermin russir et une femme absolumentdtermine aimer, alliance difficile vaincre. Eux taientdsunis : le pre tait hostile cette msalliance, Margueritene se faisait pas dillusions sur les sentiments de David maisavait une faiblesse pour lui et nprouvait pas, chosecurieuse, de jalousie envers sa fille, qui allait pourtant passerses nuits avec un homme cen tait un maintenant quelledsirait. Quant au grand frre, il traitait laffaire comme unestupidit, avec son habituelle lucidit froide et dsabuse, etlchait avec dsinvolture :

    Si tu veux coucher avec un petit Juif arriviste, libre toi ! Mais pourquoi lpouser ?

    Entre hostilit, secrte complicit et dsinvolture, laconduite des Fabre fut absurde : ils refusrent queClmentine se marie avec David mais devant les menaces etles temptes de la jeune fille, acceptrent quelle le voie

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  • rgulirement et linvitrent mme parfois dner. La seulesolution tait de le bannir de la maison mais ils craignaienttrop une fuite dfinitive de Clmentine, qui tait capable dejouer le tout pour le tout et de se marier en secret.

    Cette anne-l, Sophie pousa un banquier, de surcrotjuif, ce qui ntait pas pour dplaire, mme si les Wagner,avec les annes, entretenaient un rapport plus distant avecla religion. Le nouveau mari tait de bonne famille,sympathique et travailleur. Bref, tout allait pour le mieux :lane tait case, Charles, qui avait obtenu un prix auconcours gnral dhistoire, suivait de brillantes tudes etpromettait beaucoup, tandis que ce diable de David semblaitpouvoir arriver ses fins avec les Fabre. Natacha triomphait.

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  • 6.

    Le microscope a ceci de merveilleux quil nous enfoncedans un monde aux dclivits normes, aux contoursfabuleux, comme un conte visuel dordinaire inaccessible. Lamince lamelle translucide, sur laquelle est dpos unminuscule fragment, rvle brutalement un univers, de sorteque linfiniment petit recle autant de richesses quuneplante entire. Mais en mme temps, lil coll lemboutnoir, absorb par ce nouveau monde, ne voit plus rien delancien.

    En plongeant dans les mandres socio-amoureux deDavid Wagner, joublie ainsi que lHistoire va frapper auxportes. Natacha triomphe, David montre des crocs affamsmais lEst, dnormes forces se mettent en branle.

    Pourtant, David ne peut pas voir lHistoire. Il est tropabsorb par ses intrigues personnelles. En cette fin desannes 1930, que prisse la Pologne ! Pour lui, comme pourtant dautres, il y a plus important que la Pologne.

    Les mariages se concluaient peu peu. Sophie sappelaitdsormais madame Stern, Clmentine avait de plus en plusde chances de sappeler madame Wagner, ce qui provoquaitun haut-le-corps chez son pre, et Marcel Fabre avait donnson nom une certaine Virginie. David navait pas t invitau mariage, ce qui ne ltonna pas, mais, dans cette guerrede tranches quil menait, il fit peine attention ce dtail.

    Les Fabre taient revenus aux sources : Marcel tait entrdans ladministration et avait t nomm secrtaire gnralde la prfecture de Rouen, avec le grade de sous-prfet.Install en Normandie, comme ses anctres, il avait rencontrune jeune femme dont il tait tomb trs amoureux tout

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  • arrive et tait parvenu ses fins. Il tait dailleurs denotorit publique que Marcel Fabre arrivait en gnral sesfins. Si David tait sduisant et ambitieux, Marcel taitintelligent et rus. Lun lemportait par une sductionuniverselle, lautre par lhabilet.

    Un samedi de dcembre, David fut convi chez les Fabrepour rencontrer Marcel et sa nouvelle femme. Il tait demauvaise humeur. La veille, il avait dn lhtel particulierde son beau-frre, o il avait vu sa sur, radieuse, enceintedun premier enfant, tandis que son propre mariage tranait.Les parents ne sopposaient plus, disait Clmentine, maisnautorisaient rien non plus. Le pre, manifestement, espraitun engourdissement des sentiments, une lassitude. En vain,car Clmentine aimait toujours autant David et celui-ci, avecle temps, avait fini par apprcier sa future femme, pourlaquelle il avait la plus grande estime.

    Le domestique ouvrit la porte, David entra et dcouvritaussitt Virginie. Cette image devait longtemps lepoursuivre : une jeune femme blonde, dans une robe mauve,se dirigeant dun pas vif vers la fentre, un verre la main. Ilne sut jamais pour quelle raison elle avait eu besoin de sedplacer aussi vite dans un apritif aussi mortellementennuyeux que celui des Fabre mais cela installa dans sonesprit une impression de rapidit, qui resta toujours accole cette femme.

    Une infinit de sentiments se nourent en cette premireminute, dont plus personne nallait sortir. Pour linstant, riennavait de sens, mais chacun se rendit compte que la suitedes vnements fut le simple prolongement de ce brefclat et cette fois, tout le monde en comprit la signification.

    En effet, au moment o David entra dans la pice, lesyeux fixs sur la jeune femme, Marcel eut un sentimentdsagrable, quil mit sur le compte de sa relative antipathiepour son futur beau-frre, le mme sentiment queClmentine devait prouver une seconde plus tard,

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  • lorsquelle aperut le regard de son amant. Puis, bouclant lecercle de leurs relations, Virginie se retourna et contempla uninstant David, avant de sourire et de baisser les yeux, dun airqui acheva dinquiter Marcel.

    Aucun mot ne fut prononc, aucune pense ne futbauche mais tout tait jou. table, David eut du mal dtacher son regard du visage de Virginie. Par la suite, ilserait incapable dexpliquer pourquoi celle-ci lui avait tantplu : la jeune femme tait sans doute trs jolie mais certainesfemmes avec qui il avait couch taient plus belles encoresans provoquer chez lui de tels sentiments. Virginie avaitvingt ans, une peau trs blanche, des lvres rouges et lesyeux verts. Avec cela, on peut faire une fille laide ou jolie,selon la chance. Il se trouve que Virginie tait tombe du bonct.

    Selon Charles, la jeune femme plut son frre parcequelle reprsentait tout ce quil avait toujours souhait : elletait habille avec got, drle, superficielle mme si la suiteallait rvler dautres facettes , bref elle incarnait pour Davidla femme absolue, un fantasme de vie rieuse et dbride,susceptible de flatter son narcissisme. Et le fait dtre lafemme de lhomme quil jalousait tant tait un aiguillonsupplmentaire.

    Virginie ntait pas seulement elle-mme, elle tait aussi,comme toutes les femmes quon dsire vraiment, unensemble de reprsentations.

    Ce soir-l, deux tres dune sduction suprieure serencontrrent et se reconnurent. Aprs, tout se compliqua.Mais leur rencontre, dans une autre situation, aurait tdune simplicit originelle : ils se virent, se plurent, sedsirrent. Comme la situation navait rien de simple, cerythme ternaire explosa.

    Pendant le repas, David parla beaucoup. Plein dentrain, ilparadait. Clmentine et Virginie riaient ses plaisanteries etmme Marcel condescendait sourire. Mais les regards de

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  • Virginie et de David ne se croisrent pas, lexception dunbref instant, o le sducteur lut de lamusement chez lajeune femme : il ne dplaisait pas.

    Marcel, assis ct de Virginie, suivant une vieillehabitude qui voulait quon ne spare pas les jeunes couples table, lui caressait souvent la main, le bras ou la cuisse,comme si ces contacts rpts devaient la fois la ramener lui et prouver sa possession. Il lembrassa mme tendrement.David ressentit un pincement. Il voulait cette femme.Jusquici, il ne se ltait pas formul clairement. Pauvrement,il saisit la main de Clmentine, sans savoir pourquoi, peut-tre par culpabilit, peut-tre pour rpondre Marcel.

    la fin du dner, alors quils taient seuls dans labibliothque, o ils se retrouvaient souvent, Clmentinedclara :

    Elle est jolie, la femme de Marcel, non ?Il savait quelle lui demandait, tout doucement, de lui

    mentir et de rpondre par la ngative. Il sentit cette demandeet parce quil respectait cette femme, parce quil tait touchpar son amour, il voulut rpondre son dsir. Il pouvait direque Virginie tait superficiellement jolie mais peu attirante,quelle navait pas de conversation, quil aurait plutt imaginune femme de tte pour Marcel. Les mensonges taient sinombreux Au lieu de cela, malgr lui, et parce que ctaitmalheureusement une vidence, il rpondit :

    Oui. Trs jolie.Clmentine baissa la tte.Si Virginie tait rentre Rouen ds le lendemain, tout

    aurait pu tre diffrent. Lattirance na rien de fatal et sednoue avec labsence, lorsquon ne lui laisse aucun jeu.Mais elle resta plusieurs semaines Paris, affirmant quellesy plaisait beaucoup et quelle voulait en profiter quelquetemps, tandis que Marcel faisait les allers-retours entreRouen et la capitale. Comme elle ne connaissait personnedautre que Clmentine, celle-ci tait charge de la conduire

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  • dans Paris. Mais loin de rclamer les paisibles visites duLouvre ou de la Tour Eiffel, dont elle avait t gorge dansson enfance, Virginie naspirait quaux thtres et auxcabarets. Son mot dordre tait lamusement, que Clmentineapprciait peu.

    David les rejoignait le plus rarement possible : sonattirance pour Virginie ne pouvait que lui nuire et il ny voyaitaucune issue. Mais il tait de ces hommes qui ne savent pasrsister leurs passions. Il cdait parfois brutalement,quittant soudain la boutique pour proposer aux deux jeunesfemmes une sortie. Cest ainsi quils canotrent au bois deBoulogne, sur le lac. Le temps tait voluptueux, chaud et unpeu lourd, comme arrondi, avec les moutonnements desnuages, les crtes oblongues des arbres, et les rondeursvertes des rives. David, en chemise, les manchesretrousses, le col un peu ouvert, ramait. Il sappliquait,montrant sa force et son habilet, dans cette paradeprimitive, sans nuances, quil rservait Virginie. Sasduction tait sans but, puisquil dsirait la jeune femmesans vouloir agir, mais elle tait naturelle, parce quil en avaitbesoin, comme un animal. Virginie observait son jeu avecironie, cette distance palpable qui excitait encore davantageDavid, mais parfois son sourire se figeait, parce quelle letrouvait beau et attirant. Elle-mme ne devait pas vouloir plusque cette parade mais la perte de ces hommages lauraitdue.

    Tu nes pas fatigu ? demanda Clmentine. Je pourrais traverser lAtlantique, rpondit David en

    bombant le torse dun air moqueur.Virginie eut un rire rauque, sans vritable raison, un rire de

    plaisir et dabandon. Elle pencha la tte en arrire, ployant lanuque, dcouvrant sa gorge, et contempla les nuages,comme perdue dans le ciel. Sa main trana dans leau,estafilade liquide, abandonne. David en prouva un choc.Un dsir comme il nen avait jamais ressenti.

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  • Un soir, ils allrent danser. La piste tait pleine, la chaleurenflait la salle et la musique tait assourdissante. Lespopulations les plus diverses se mlaient et tous troisstaient habills simplement. Mais la simplicit de Virginietait pleine dart, celle de David montrait son cou muscl etmoulait son torse tandis que la simplicit de Clmentinentait que banale. Il est vrai que celle-ci senferrait dans cedsir dont elle tait exclue, ressentant un malaise et refusantde le comprendre, voyant la sduction de sa belle-sur maissaveuglant sur ses consquences.

    Clmentine et David dansrent dabord ensemble, un peuraides mais lgants, parce que habitus lun lautre. Ils separlaient doucement, Clmentine souriait. Puis, comme il sedoit, David invita Virginie, pendant que Clmentine allaitcommander une boisson au bar avant de sasseoir. Une foisinstalle, elle chercha le couple du regard.

    Ils dansaient. Le sourire seffaa du visage de Clmentine.Rien ne se passait, absolument rien, pas un seul gestedouteux. Ils dansaient, voil tout. Mais une telle harmonie sedgageait deux, ils taient si naturellement beaux quilsparaissaient, selon lexpression consacre, faits lun pourlautre. Peut-tre ntait-ce quun accord physique mais celui-ci tait si troublant quil les unissait, parce quil y a une vritdes corps, tout simplement, une vrit de lunion physique.

    Vous dansez bien, dit David. Vous aussi, rpondit Virginie. Mieux que Marcel. Mais je

    suppose que vous faites beaucoup de choses mieux queMarcel, ajouta-t-elle avec un peu de tristesse.

    Elle ne dit rien dautre mais ce fut suffisant. David devinatout ce quelle navait pas avou. Il perut la faille, lamsentente du couple. Peut-tre une simple fissure mais ilsavait quelle vitesse slargissent les fissures. Il songea aupetit homme laid, terriblement srieux, et vit cette femmegrande, belle et joyeuse, terriblement jeune, enferme vingt ans dans une vie de matresse de maison. Les deux

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  • images ne correspondaient pas. On pouvait dchirer laphoto.

    Deux jours aprs, Virginie retournait Rouen. Lorsquellerevint Paris, trois mois plus tard, pour une visite de deuxsemaines, les deux amants taient lis. Ils ne staient pasvus, ils ne staient pas parl mais le temps avait fait sonoffice, cristallisant les attentes et les dsirs. Alors que Davidse htait au dner, la sueur perlait sur la paume de ses mainset il avait mal au cur, comme ladolescent quau fond iltait. Et cest ce qui le rendait attachant : arriviste, jouisseur,dnu de scru