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Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2015/2016 1 L’ORGANISATION DE LA FAMILLE EN TANT QUE PHÉNO- MÈNE CULTUREL INTRODUCTION La famille est une communauté d’individus réunis par les liens de la parenté. La parenté peut se définir comme l’ensemble des relations de filiation qui unissent des parents à leurs enfants, d’alliance qui unissent des conjoints et de germanité qui unissent des frères et des sœurs. Comme on naît toujours de l’union d’un homme et d’une femme, la ten- tation est forte de faire de la parenté un donné biologique et un phéno- mène naturel. Pourtant cet ensemble de relations englobe, outre le biolo- gique, le culturel. Faire de la famille un phénomène culturel renvoie à la définition anthropologique du terme culture. 1 Au sens anthropologique, la culture apparaît, de manière très large, comme tout ce qui, dans le milieu, est dû à l’homme. Cette définition in- clut donc les outils, les connaissances, l’architecture, les relations sociales et familiales. Dans ces conditions, une modeste casserole comme une so- nate de Beethoven sont des œuvres de la culture. 2 On oppose la culture à la nature. C’est l’absence de règles qui permet de distinguer la nature de la culture. «Partout où la règle se manifeste, nous savons avec certitude être à l’étage de la culture » écrit Claude Lévi-Strauss (1908-2009). 3 Tout ce qui est universel relève donc de la nature alors que tout ce qui présente les attributs du relatif et du particulier renvoie à la culture. Si l’organisation de la famille est un phénomène culturel, elle doit présenter une grande diversité de formes. En quoi les relations d’alliance et de filia- tion révèlent-elles la présence de règles qui n’ont rien d’universel ? On est alors confronté au problème de la prohibition de l’inceste. Elle présente, par son universalité (à de rares exceptions près), les caractéristiques du 1 - François Zonabend, « De la famille. Regard ethnologique sur la parenté et la famille » in André Burguière, Christiane Klapisch-Zuber, Martine Segalen, Françoise Zonabend, Histoire la famille, Paris, Armand Colin, 1986. 2 - Il existe deux autres sens au mot culture. Au sens courant du terme, la culture désigne l’ensemble des connaissances acquises par un individu. Il s’agit de la culture savante qui dé- signe les savoirs supérieurs et les dispositions esthétiques des personnes à haut niveau d’instruction. Au sens sociologique, la culture se définit, de manière moins large qu’en an- thropologie, comme l’ensemble des valeurs (idéaux auxquels les membres d’une société adhè- rent), des normes (règles de conduite de la vie en société) et des pratiques concernant les mo- des de vie. On distingue les pratiques sociales (par exemple le sport ou les vacances) et les pratiques culturelles (fréquentation des lieux culturels comme les musées, utilisation de biens culturels comme les livres). 3 - Claude Levi-Strauss, 1947, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 2002.

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L’ORGANISATION DE LA FAMILLE EN TANT QUE PHÉNO-

MÈNE CULTUREL

INTRODUCTION

La famille est une communauté d’individus réunis par les liens de la parenté. La parenté peut se définir comme l’ensemble des relations de filiation qui unissent des parents à leurs enfants, d’alliance qui unissent des conjoints et de germanité qui unissent des frères et des sœurs. Comme on naît toujours de l’union d’un homme et d’une femme, la ten-tation est forte de faire de la parenté un donné biologique et un phéno-mène naturel. Pourtant cet ensemble de relations englobe, outre le biolo-gique, le culturel. Faire de la famille un phénomène culturel renvoie à la définition anthropologique du terme culture.1

Au sens anthropologique, la culture apparaît, de manière très large, comme tout ce qui, dans le milieu, est dû à l’homme. Cette définition in-clut donc les outils, les connaissances, l’architecture, les relations sociales et familiales. Dans ces conditions, une modeste casserole comme une so-nate de Beethoven sont des œuvres de la culture.2 On oppose la culture à la nature. C’est l’absence de règles qui permet de distinguer la nature de la culture. «Partout où la règle se manifeste, nous savons avec certitude être à l’étage de la culture » écrit Claude Lévi-Strauss (1908-2009).3 Tout ce qui est universel relève donc de la nature alors que tout ce qui présente les attributs du relatif et du particulier renvoie à la culture. Si l’organisation de la famille est un phénomène culturel, elle doit présenter une grande diversité de formes. En quoi les relations d’alliance et de filia-tion révèlent-elles la présence de règles qui n’ont rien d’universel ? On est alors confronté au problème de la prohibition de l’inceste. Elle présente, par son universalité (à de rares exceptions près), les caractéristiques du

1 - François Zonabend, « De la famille. Regard ethnologique sur la parenté et la famille » in André Burguière, Christiane Klapisch-Zuber, Martine Segalen, Françoise Zonabend, Histoire la famille, Paris, Armand Colin, 1986. 2 - Il existe deux autres sens au mot culture. Au sens courant du terme, la culture désigne l’ensemble des connaissances acquises par un individu. Il s’agit de la culture savante qui dé-signe les savoirs supérieurs et les dispositions esthétiques des personnes à haut niveau d’instruction. Au sens sociologique, la culture se définit, de manière moins large qu’en an-thropologie, comme l’ensemble des valeurs (idéaux auxquels les membres d’une société adhè-rent), des normes (règles de conduite de la vie en société) et des pratiques concernant les mo-des de vie. On distingue les pratiques sociales (par exemple le sport ou les vacances) et les pratiques culturelles (fréquentation des lieux culturels comme les musées, utilisation de biens culturels comme les livres). 3 - Claude Levi-Strauss, 1947, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 2002.

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phénomène naturel, mais en même temps elle constitue une règle et re-lève de l’ordre de la culture. En quoi la prohibition de l’inceste permet-elle le passage de la nature à la culture ? Enfin, si l’on considère la diver-sité des formes d’organisation familiale, il ne faut pas se limiter à la repé-rer dans l’espace. Cette diversité existe-t-elle dans le temps ? Cela revient à prendre en compte les métamorphoses de l’organisation familiale.

Le propos développera trois points. Il s’agira d’abord de mettre en évidence la diversité de l’organisation familiale dans l’espace, d’une so-ciété à l’autre (I). Dans un second temps, l’intérêt se portera sur les croyances, les coutumes et les institutions que l’on désigne sommaire-ment par l’expression « prohibition de l’inceste » qui marquent le pas-sage de la nature à la culture (II). Enfin, la mise en évidence des méta-morphoses de l’organisation familiale permettra la prise en compte de sa diversité dans le temps (III).

I/ LA DIVERSITÉ DE L’ORGANISATION DE LA FAMILLE D’UNE SOCIÉTÉ À L’AUTRE

Les membres d’une même famille sont unis par les relations de pa-renté qui sont principalement des relations d’alliance (dimension hori-zontale) et des relations de filiation (dimension verticale). C’est la diver-sité des règles d’alliance et de filiation qui fait de l’organisation de la fa-mille un phénomène culturel.

A/ LA DIVERSITÉ DES FORMES D’ALLIANCE La diversité des formes d’alliance porte sur le nombre de partenaires

dans l’alliance ou le mariage, mais aussi sur l’origine du partenaire.

1/ Selon le nombre de partenaires

Si l’on considère l’alliance du point de vue du nombre de partenai-res, la forme la plus répandue est la monogamie. Le nombre de partenai-res est égal à deux. Elle n’autorise à ne contracter qu’un seul mariage à la fois. C’est le cas dans notre société. La monogamie peut s’expliquer par des facteurs démographiques, il y a pratiquement autant d’hommes que de femmes dans la société. Notons cependant que la possibilité, dans no-tre société, de pouvoir divorcer et contracter une nouvelle union nous conduit à parler de « monogamie sérielle », de monogamie « en série ».

Quand le nombre de partenaires dans l’alliance est supérieur à deux, cela signifie qu’existe la possibilité de contracter plusieurs mariages en même temps. On parle alors de polygamie qui ne doit pas se réduire, comme dans le sens commun, à la possibilité pour un homme de se ma-rier avec plusieurs femmes. On parle aussi de polygamie pour les sociétés

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où une femme épouse plusieurs hommes simultanément. On distingue alors la polygynie de la polyandrie.

Quand un homme peut épouser simultanément plusieurs femmes, il s’agit de polygynie. C’est le cas dans les pays musulmans et la multiplicité des épouses devient un signe extérieur de richesses. Il faut en effet contribuer à leur entretien. Seuls les riches peuvent avoir plusieurs fem-mes car à chaque fois il est nécessaire d’acquitter le « prix de la fiancée ». L’islam permet cependant d’épouser au maximum quatre femmes. D’autres sociétés, non islamiques, sont polygynes. L’existence de la poly-gynie peut aussi s’expliquer par un déséquilibre démographique en fa-veur des femmes, une pénurie d’hommes. Ces derniers seraient victimes de leur participation à la guerre ou à des activités qui font des victimes comme la pêche à la baleine.

De manière symétrique, quand une femme épouse plusieurs hom-mes en même temps, on parle de polyandrie, cas beaucoup plus rare que la polygynie. On l’observe chez les Nayar et les Toda, en Inde. On ren-contre la polyandrie chez les Pahari, aux confins du Cachemire et du Né-pal. Le nomadisme concerne les hommes qui sont retenus au loin par le commerce, la transhumance des troupeaux, éventuellement la guerre. La polyandrie supplée à l’absence des hommes. En épousant un homme et tous ses frères, une femme peut toujours compter sur l’un d’entre eux pour effectuer les tâches domestiques réservées aux hommes. De plus, la polyandrie peut être la conséquence d’un déséquilibre démographique en faveur des hommes. La pénurie de femmes résulte de l’infanticide des filles à la naissance (les Toda en Inde) qui conduit, à l’âge adulte, à un nombre insuffisant de femmes par rapport à celui des hommes.

ENCADRÉ 1

La polyandrie chez les Lele du Kasaï (Afrique centrale)

On fiançait les filles dans leur enfance à des hommes déjà mûrs qui étaient obli-gés d’attendre qu’elles grandissent pour les épouser. Ils acceptaient mal cette lon-gue attente et la polyandrie en usage leur donnait le droit de « prendre une femme au village ».

Les garçons regroupés en classe d’âge se voyaient attribuer une femme en commun ; tous contribuaient à payer le prix de la fiancée. Les enfants nés d’une « épouse du village » étaient les fils du village tout entier, mais les hommes qui vi-vaient avec les mères de ces enfants avaient envers eux des responsabilités particu-lières.

(Françoise Zonabend, « De la famille.Regard ethnologique sur la parenté et la fa-mille » in André Burguière, Christiane Klapisch-Zuber, Martine Segalen, Françoise Zonabend, Histoire de la famille, tome 1, Paris, Armand Colin, 1986).

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Monogamie et polygamie peuvent coexister dans une même société.

Selon Margaret Mead (1901-1978), une anthropologue américaine, les Indiens Arapesh, de Nouvelle Guinée, sont en théorie monogames, mais la polygamie (entendre polygynie) est autorisée. « Elle n’est pas considé-rée comme l’état matrimonial idéal, comme le critère de la réussite ma-térielle et sociale d’un homme ».4 Les causes sont diverses et la plus im-portante est la mort de l’époux d’une femme. D’une manière générale, la femme doit se remarier dans le clan de son époux qui est le sien depuis son mariage.

2/ Selon l’origine du partenaire

Selon que l’on choisisse son partenaire à l’extérieur de sa parenté, de son clan, de sa tribu, de sa classe sociale ou au contraire dans sa parenté, son clan, sa tribu ou sa classe sociale, on parlera d’exogamie dans le pre-mier cas et d’endogamie dans le deuxième.

L’exogamie oblige d’abord à se marier à l’extérieur de la famille. En France, à l’heure actuelle, selon le droit civil français, un homme ne peut pas épouser sa mère, sa fille, sa sœur. Il ne peut pas épouser ses tantes et nièces sauf avec des dispenses du Président de la République. Épouser la veuve ou l’épouse divorcée de son père autre que sa mère est interdit de même que la veuve ou l’épouse divorcée de son fils. Bien entendu, on rencontre les prohibitions symétriques pour les femmes.5

L’extension des prohibitions peut varier dans le temps. Au XIIe siè-cle, par exemple, les interdictions d’alliance portaient, non seulement sur les consanguins, mais sur les affins qui regroupent l’ensemble de la pa-renté par alliance.6 Elles concernaient tous les individus qui étaient rat-tachés à Ego par des chaînes parcourant dans les deux sens les sept générations qui les séparaient d’un ancêtre commun. Le Code civil français ne désigne pas comme interdites des catégories peuplées d’individus nombreux. Il se contente de désigner des individus définis par leur seule position généalogique par rapport à Ego.

On peut citer l’exemple des sociétés à moitié. Quand une société est divisée en deux moitiés et que l’on est originaire d’une moitié, obligation est faite de choisir son conjoint dans l’autre. Les systèmes à moitié peu-vent être raffinés en systèmes à section et le fait de naître dans une sec-tion désigne automatiquement le conjoint dans une autre section. Ainsi

4 - Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, Paris, Plon, 1963. 5 - Françoise Héritier, Masculin/Féminin : la pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996. 6 - Ibid

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pratiquent les sociétés australiennes autochtones, mais aussi les indiens Bororo au Brésil (ENCADRÉ 1).

L’endogamie consiste à choisir son conjoint au sein de la famille. Il

existe des sociétés où le choix du conjoint prend la forme, non pas d’une interdiction, mais d’une prescription. Une grande partie des sociétés humaines fonctionne sur la désignation du conjoint. Par exemple, un homme doit épouser une « cousine croisée matrilatérale ». On distingue en effet les cousins parallèles qui descendent de deux frères ou de deux sœurs et les cousins croisés qui sont issus d’un frère et d’une sœur. La « cousine croisée matrilatérale » est donc la cousine croisée germaine du côté de la mère : il s’agit donc de la fille du frère de la mère c’est-à-dire de l’oncle maternel (Chine ancienne).

Pour Germaine Tillion (1907-2008)7, ethnologue française, les socié-tés exogames correspondent aux populations de faible densité, éparpil-lées dans le monde, très éloignées les unes des autres et en voie de dispa-rition. L’exogamie découle de conditions socio-économiques et démogra-

7 - Germaine Tillion fut aussi une grande résistante, déportée en 1943 à Ravensbrûck. Elle reçut plusieurs décorations pour sa conduite héroîque pendant la seconde guerre mondiale. La Nation lui rendit un hommage solennel le 27 mai 2015 lors de son entrée au Panthéon en même temps que Geneviève De Gaulle-Anthonioz, Jean Zay et Pierre Brossolette.

ENCADRÉ 2

Cera et Tugaré chez les indiens Bororo au Brésil (1)

Le village circulaire de Kejara est tangent à la rive gauche du Rio Vermelho.

Celui-ci coule dans une direction approximative est-ouest. Un diamètre du village, théoriquement parallèle au fleuve, partage la population en deux groupes : au nord les chera (prononcer tchéra ; je transcris tous les termes au singulier), au sud les Tugaré. Il semble, mais le point n’est absolument pas certain, que le premier terme signifie faible et le second fort.

Quoi qu’il en soit, la division est essentielle pour deux raisons : d’abord un in-dividu appartient toujours à la même moitié que sa mère, ensuite il ne peut épouser qu’un membre de l’autre moitié. Si ma mère est Cera, je le suis aussi et ma femme sera Tugaré.

Les femmes habitent et héritent les maisons où elles sont nées. Au moment de son mariage, un indigène masculin traverse donc la clairière, franchit le diamètre idéal qui sépare les moitiés et s’en va résider de l’autre côté

(Claude Levi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955)

(1) Le titre est de moi, il ne se trouve pas chez Claude Levi-Strauss

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phiques.8 L’exogamie est caractéristique de sociétés qui ne vivent que de chasse, de pêche, de cueillette ou d’agriculture très sommaire. Elles utili-sent leurs filles pour garantir l’intégrité de leurs territoires de chasse, en pratiquant systématiquement des alliances avec leurs voisins. « Se ma-rier au-dehors ou être tué » écrivait Edward Tylor (1832-1917), un an-thropologue britannique. On retrouve cette même idée chez Margaret Mead à propos des Indiens Arapesh (ENCADRÉ 3).

Les structures endogamiques sont apparues avec le développement

d’une agriculture moins sommaire : culture des céréales, domestication des animaux, notamment de la vache. Simultanément se développent les premiers moyens de transport et la vie urbaine. Il s’agit de défendre les nouvelles frontières agricoles et de préserver l’intégrité du patrimoine en pratiquant l’endogamie pour « garder les filles de la famille pour les fils de la famille ».9

Dans une même société, exogamie et endogamie peuvent cohabiter. La famille française est exogame : la loi interdit de contracter un mariage avec des parents proches (voir plus haut). Cependant le choix du conjoint, bien qu’il soit fondé sur le sentiment amoureux, n’apparaît pas

8 - Andrée Michel, 1972, Sociologie de la famille et du mariage, Paris, PUF, 1978. 9 - Germaine Tillion, « Les femmes dans l’étau des structures » in Santé du monde, Septem-bre-octobre 1969.

ENCADRÉ 3

Quand un Indien Arapesh se fait sociologue à l’état pratique (1)

Que diraient les vieux à un jeune qui voudrait épouser sa sœur ? On ne le savait pas. Personne ne le savait. Les vieillards n’en discutaient jamais. Je ques-tionnais les vieillards, l’un après l’autre. Les réponses furent toutes les mêmes.

Elles se résument à ceci : « Quoi donc ? Tu voudrais épouser ta sœur ? Mais qu’est-ce qui te prend ? Ne veux-tu pas avoir de beaux-frères ? Ne com-prends-tu pas que si tu épouses la sœur d’un autre homme et qu’un homme épouse ta sœur, tu auras au moins deux beaux-frères tandis que si tu épouses ta propre sœur tu n’en auras pas du tout ? Et avec qui iras-tu chasser ? Avec qui feras-tu les plantations ? Qui auras-tu à visiter ? »

Ainsi l’idée d’inceste ne suscite nullement chez les Arapesh un sentiment d’horreur ou de répulsion pour une tentation dont leur chair serait l’héritière. Mais ils le considèrent comme un refus stupide des joies qu’apporte l’accroissement par le mariage du nombre de gens que l’on peut aimer et à qui l’on peut se fier.

(Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, Paris, Plon, 1963) (1) Le titre est de moi, il ne se trouve pas chez Margaret Mead.

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libre de toute détermination sociale. On est en effet conduit à épouser son semblable et les sociologues désignent cette tendance par le terme d’homogamie. L’homogamie s’apparente donc à une endogamie de classe.

3/ Mariage fantôme, mariage entre femmes

Parmi les formes d’alliance « surprenantes », même s’il faut se gar-der de la tentation ethnocentriste qui consiste à porter un jugement de valeur sur une autre culture à partir des présupposés propres à la culture de l’observateur, on rencontre chez les Nuer du Soudan l’institution du mariage-fantôme.

Lorsqu’un homme meurt, sans être marié ou alors sans descen-dance, un parent proche (frère, cousin parallèle patrilatéral, un neveu fils d’un frère) peut prélever une partie du bétail du défunt et l’utiliser, au titre de la dot, pour obtenir une épouse. Il procrée alors au nom du mort car c’est lui qui, en fait, a fourni la compensation matrimoniale. Les en-fants apprennent à se situer dans la généalogie familiale du mort qui est leur père social. Le géniteur que les enfants aiment comme un père n’est pas désigné en tant que tel.

Edward Evans-Pritchard,10 qui a étudié les Nuer du Soudan, rap-porte qu’un homme mort ayant eu des enfants au nom de son frère mort et qui n’a pas eu le temps de procréer pour son propre compte, reçoit le même « service » de la part d’un neveu, enfant de son frère, mais biolo-giquement son fils, qui procrée en son nom. Les enfants mis au monde, dans le langage de la parenté, ne seront que ses cousins.

Si l’on est habité par le démon de l’analogie, le mariage-fantôme de-vient moins surprenant. Il est en effet possible de considérer qu’il remplit la même fonction que l’insémination post-mortem dans notre société. Deux façons différentes de répondre au même problème : comment don-ner une descendance à un mort ?

Autre forme d’alliance, toujours chez les Nuer du Soudan, le mariage entre femmes qui ne relève pas d’une forme d’homosexualité féminine. Il s’agit du cas de « la femme que l’on appelle père ».11

Une femme stérile est considérée comme un homme. Les femmes mariées qui ont fait la preuve de leur stérilité retournent dans leur fa-mille d’origine où elles sont considérées comme des hommes à part en-tière. Il ne s’agit pas d’un discrédit lié à la stérilité, cette femme est au contraire créditée de l’essence masculine.

10 - Edward Evans-Pritchard, Kingship and Marriage among the Nuer, Oxford, Clarendon Press, 1951. 11 - Françoise Héritier, Masculin/Féminin : la pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996.

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Revenue chez ses frères, la femme stérile bénéficie en tant qu’oncle paternel d’une part du bétail de la compensation versée pour le mariage de ses nièces. Après s’être constitué ainsi un capital, elle est en mesure de verser à son tour une compensation matrimoniale et de prendre épouse. Cette dernière, en tant qu’épouse, sert son « mari » et travaille à son pro-fit. Le mari lui trouve un partenaire sexuel, en général un serviteur issu d’une ethnie étrangère.

Tous les enfants, nés des relations entre l’épouse et le serviteur sont ceux du « mari ». Ils portent son nom, l’appellent « père » et ne se re-connaissent aucun lien particulier avec le géniteur. Toujours le démon de l’analogie : le mariage entre femmes est une façon de donner une réponse à la situation de quelqu’un qui ne peut pas avoir de descendance. Dans notre société, l’adoption ne joue-t-elle pas ce rôle ou encore la procréa-tion médicale assistée (PMA) ?

B/ LA DIVERSITÉ DES FORMES DE FILIATION La filiation est la reconnaissance de liens entre tous les individus

qui descendent les uns des autres. La filiation apparaît comme « biologiquement fondée »12, mais c’est en fait la règle sociale qui définit l’appartenance d’un individu à un groupe.

1/ La filiation bilatérale (ou cognatique)

Dans les sociétés occidentales, la filiation est dite « bilatérale », « cognatique », ou indifférenciée. Nous sommes en effet apparentés de la même manière à la ligne de nos pères et mères, nos grands-parents maternels sont considérés comme des parents au même titre que les grands-parents paternels, tout comme nos huit arrière-grands-parents.

Cette forme de filiation reconnaît les appartenances selon toutes les lignes de descendance et n’en privilégie aucune. On doit noter cependant une prédominance de la ligne paternelle, jusqu’à une époque récente en France (loi de 2002), du fait de la transmission du nom par le père (pa-tronyme). Même si aujourd’hui l’attribution du nom est moins contrai-gnante, dans la grande majorité des cas, les enfants portent le nom de leur père.

Dans la société française, ce régime de filiation indifférenciée nous fait hériter des biens en provenance de nos quatre grands-parents et, plus généralement, nous reconnaissons comme parents tous les ancêtres que la ligne généalogique nous permet d’identifier quelle que soit cette ligne.

Il existe cependant des modes de filiation que l’on désigne comme « unilinéaires » ou « bilinéaires ». 12 - Ibid

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2/ Les systèmes unilinéaires et bilinéaires

Les systèmes unilinéaires sont ceux où la filiation ne passe que par un seul sexe. Une seule ligne est alors reconnue sur les huit qui unissent un individu à ses arrière-grands-parents. Les individus se reconnaissent des liens du sang avec tous les parents situés dans les autres chaînes de consanguinité, mais cette reconnaissance n’a rien à voir avec la filiation et les droits qui l’accompagnent, droits de succession et d’héritage. Les systèmes unilinéaires sont donc ceux dans lesquels la filiation ne passe que par un seul sexe. Ne sont donc reconnus pour parents que ceux qui descendent d’une ligne paternelle ou maternelle. Le principe de classe-ment d’une filiation unilinéaire repose sur le sexe : filiation patrilinéaire ou filiation matrilinéaire.

Filiation patrilinéaire (ou agnatique)

La filiation passe par les hommes. Les filles appartiennent bien par

la naissance au groupe de leurs pères, mais les enfants qu’elles mettent au monde appartiennent au groupe de filiation du mari de ces filles. Les biens, les privilèges, les droits, les devoirs politiques, religieux ou écono-miques se transmettent de père en fils (agnats). La résidence est patrilo-cale, le jeune couple s’installe dans la maison du père de l’époux, ou néo-locale quand il élit domicile dans une maison indépendante.13 La filiation est patrilinéaire chez les Nuer.

Les sociétés médiévales offrent un bon exemple de filiation agnati-que. Le groupement parental remplit des fonctions guerrières, il s’efforce de conserver la pureté du sang, il veille à l’honneur du nom. Il est aussi une société de secours mutuels. D’abord dominant dans la chevalerie et la noblesse, ce principe s’étendra, à partir du XIIe siècle dans l’artisanat et la paysannerie.

Filiation matrilinéaire (ou utérine)

Dans le système de filiation matrilinéaire, la filiation passe par les

femmes. Ce sont elles qui transmettent l’affiliation au groupe. Les fils ap-partiennent donc au groupe de leur mère, mais pas leurs enfants qui ap-partiennent au groupe de leur propre mère.

13 - La résidence vient compliquer le système de filiation. On parle de résidence patrilocale lorsque les nouveaux époux s’installent dans la famille du père de l’époux, de résidence ma-trilocale quand ils s’installent dans la famille du père de l’épouse, de résidence néolocale quand ils fondent un nouveau foyer. Dans notre société, la résidence est néolocale.

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Contrairement à ce qu’avaient cru les premiers ethnologues, les so-ciétés matrilinéaires ne sont pas des sociétés où le pouvoir appartiendrait aux femmes (matriarcat).14 En effet, ce sont les frères des femmes qui exercent l’autorité sur leurs sœurs et leurs neveux. Les hommes ne transmettent pas la filiation à leurs propres enfants, mais à leurs neveux. En effet, un homme et les enfants de sa sœur appartiennent toujours au même groupe de filiation.

Les oncles maternels possèdent souvent les terres, décident des af-faires publiques et ont de l’autorité sur leurs neveux utérins. Là où les oncles ont un rapport d’autorité avec leurs neveux, les pères et les fils en-tretiennent des rapports d’affection à l’inverse de la situation patrili-néaire où l’oncle maternel sert de recours affectueux.

Il se peut que les membres du groupe matrilinéaire restent rassem-blés et que le mari en soit exclu, son rôle étant réduit à celui de parte-naire sexuel. La solution est natolocale, les frères, les soeurs et les en-fants de celles-ci demeurant dans leur village de naissance. C’est le cas des Nayar, de la côte de Malabar en Inde, qui présentaient jadis ce type d’arrangement. Les Nayar appartenaient à une caste militaire dont les adultes étaient requis dans l’armée. Une fois leur service militaire achevé, les hommes rentraient chez eux, dans leur maison natale. La fécondation des femmes n’est pas laissée au hasard. Les femmes pouvaient avoir des enfants des brahmanes (prêtres). Les mariages étaient arrangés et les jeunes filles mariées à l’âge de la puberté à un homme d’un autre lignage. Le mariage est purement fictif, les hommes disparaissant de leur vie après deux ou trois jours sans même souvent avoir eu de rapports sexuels avec leurs épouses.15 Ce « mariage » était dissous et la femme autorisée à prendre jusqu’à douze amants ou maris temporaires. On a voulu voir dans cette pratique une forme de polyandrie, mais les unions étaient peu durables, sans résidence commune des époux. Difficile donc de parler de « mariage plural » ! Les hommes exerçaient un droit de visite à l’égard de leurs épouses et si l’un d’eux trouvait en arrivant la lance et le bouclier d’un autre à l’entrée de la maison, il n’avait plus qu’à renoncer et à tenter sa chance la nuit suivante.16

Les Menangkabau de Sumatra (Indonésie) dont la filiation est ma-trilinéaire connaissent la coutume du « mari furtif ». La cellule de base, le samandai, est constituée d’une mère et de ses enfants. Plusieurs sa- 14 - Le patriarcat désigne une forme de société où l’homme a le pouvoir dans la famille comme dans la société. Le matriarcat désigne une réalité symétrique au bénéfice de la femme. Très rarement présent dans les sociétés humaines, il se rencontrait néanmoins chez les Indiens Iroquois. 15 - Maurice Godelier, Les métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2004. 16 - Françoise Zonabend, « De la famille. Regard ethnologique sur la parenté et la famille » in André Burguière, Christiane Klapisch-Zuber, Martine Segalen, Françoise Zonabend, Histoire de la famille, tome 1, Paris, Armand Colin, 1986.

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mandai apparentés forment un parui, terme qui signifie « matrice ». Les hommes qui vivent dans les parui ne sont pas les maris, mais les frères qui, leur vie durant, résident avec leur mère et non avec leur femme. Quand un homme se marie, il reste dans son parui d’origine et va passer la nuit « furtivement » dans le parui de sa femme où l’on s’est contenté de construire pour eux une chambre supplémentaire.17

Les Na, en Chine, vont encore plus loin. Les femmes résident avec leurs frères et les hommes avec leurs sœurs. Les hommes se livrent à des « visites furtives ». L’originalité de la société Na tient au fait qu’il n’y a ni mari, les hommes ne sont que des visiteurs furtifs, ni père (les enfants ne connaissent parfois pas son nom) En effet, la langue des Na ne comprend pas de terme pour désigner le père (de même que le beau-frère, la belle sœur et les beaux parents) (ENCADRÉ 4).

Les systèmes bilinéaires privilégient deux lignes parmi toutes les li-

gnes ascendantes possibles, une qui passe exclusivement par les hom-mes, l’autre exclusivement par les femmes. Si l’individu appartient à deux groupes de filiation différents, la succession et l’héritage portent sur des charges ou des biens différents selon l’une ou l’autre ligne. Chaque groupe se voit donc assigner une finalité différente : la ligne paternelle ne remplit pas les mêmes fonctions que la ligne maternelle.

Les Yako, au Nigeria, ont un système de filiation bilinéaire. Un homme hérite de son père sa maison, la terre qu’il cultive. Il reçoit de sa mère les biens meubles, l’argent et le bétail. Dans cette société, patrilo-cale, les hommes sont immobiles alors que les femmes sont, au contraire, mobiles, ce qui s’accorde au type de biens transmis dans l’une ou l’autre ligne.

Au total il existe une grande diversité dans l’organisation de la fa-

mille. Cette diversité porte sur les différentes formes d’alliance et de filia-tion et l’on peut parler, sur le mode de la métaphore, des « mille et une formes de la famille ». L’organisation de la famille n’a pas de caractère universel, ce n’est donc pas un phénomène naturel. Au contraire, elle est soumise à la règle qui varie d’une société à l’autre. Il s’agit donc d’un phé-nomène culturel. Certains anthropologues considèrent, dans une conception dite « verticale », que c’est la filiation qui prime. Mises bout à bout, les filiations successives forment des lignes de descendance. D’autres au contraire, adepte d’une conception « horizontale », font pri-mer l’alliance sur la filiation. En raison des prohibitions portant sur le mariage, la fondation d’une famille s’accompagne de l’union de deux au-

17 - Françoise Zonabend, op cit.

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tres familles mais aussi de leur éclatement, les enfants se séparant, par le mariage, de la famille dans laquelle ils sont nés.18

18 - Claude Lévi-Strauss, Préface à André Burguière, Christiane Klapisch-Zuber, Martine Segalen, Françoise Zonabend, Histoire de la famille, tome 1, Paris, Armand Colin, 1986

ENCADRÉ 4

Une société sans père ni mari Dans la culture des Na, agriculteurs de la région de Yongning (Chine), un dic-

ton affirme que la part de l'homme dans la reproduction est comme l'action de la pluie sur l'herbe des prairies : elle fait pousser, sans plus. Heureuse théorie pour une société où, comme l'indique le titre de ce livre peu ordinaire, ni la paternité, ni l'institution du mariage ne semblent exister. Cai Hua, chercheur associé au Collège de France, a passé plusieurs années parmi eux et a collecté de solides arguments à l'appui de ses dires. Les Na qu'il étudie sont environ 30 000, parlent une langue tibéto-birmane et vivent sur les contreforts de l'Himalaya. Leurs moeurs ne résul-tent pas d'une décomposition moderne, mais figuraient déjà dans le récit de Marco Polo.

Pour la paternité, c'est simple. Plus de la moitié de la population d'hommes et de femmes vit sous le régime du nana sésé, ou « visite furtive » : la nuit, les hom-mes se glissent dans le lit des femmes des maisons alentour. Les uns comme les au-tres se font un devoir de n'être ni jaloux, ni fidèles (dispositions mal vécues chez les amants Na). Pourquoi cette coutume de visites ? Parce que chez les Na, les femmes résident avec leurs frères, et les hommes avec leurs soeurs : c'est dans ce genre de foyer que sont élevés les enfants, et c'est là qu'ils passeront leur vie, ignorant, éven-tuellement, jusqu'au nom de leur père.

Mais il y a plus : le système de parenté Na ne comprend aucun terme pour dé-signer le père. Il n'en a également aucun pour les beaux-frères, les belles-soeurs et les beaux-parents en général. Conclusion : la notion même de mariage n'existe pas plus chez les Na que la paternité, même si certaines formes de contrats provisoires sont pratiquées. N'allons pas plus loin dans la description : déjà, le propos a de quoi mettre sens dessus dessous la théorie anthropologique qui fait reposer le principe même des sociétés humaines sur l'alliance de mariage. Mais la lecture de ce livre à la fois savant et ingénu est aussi recommandée à ceux que ce problème laisse froids : le tableau des moeurs libertines des Na est digne des plus joyeux fantasmes qui circulaient en Europe dans les années 70. Nicolas Journet, « Une société sans père ni mari : les Na de Chine », Sciences Hu-maines, mensuel n°79, Janvier 1998.

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II/ LE PASSAGE DE LA NATURE À LA CULTURE : la prohibi-tion de l’inceste

La prohibition de l’inceste, c’est-à-dire de la possibilité d’avoir des relations sexuelles avec sa sœur, et partant donc de l’épouser, est quasi-ment universelle. Selon la distinction de Lévi-Strauss, l’universalité de cette interdiction relèverait de la nature. Cependant, elle fait l’objet d’un certain nombre de règles, ce qui renvoie à la culture. Durkheim pensait que, loin d’être un phénomène biologique, elle était liée au totémisme. Lévi-Strauss fait de l’échange généralisé des femmes une condition du lien social. Plus prés de nous, sans remettre fondamentalement en cause la thèse de Lévi-Strauss, Françoise Héritier et Maurice Godelier en souli-gnent les insuffisances et explorent la possibilité de la prolonger.

A/ DURKHEIM ET LA LOI D’EXOGAMIE

Émile Durkheim (1858-1917) étudie la prohibition de l’inceste dans

l’un des premiers grands textes qu’il consacre aux faits ethnologiques. Il paraît dans le premier numéro de L’Année sociologique (1896-1897) qui regroupait autour de Durkheim un certain nombre de collaborateurs, parmi lesquels, Paul Fauconnet, Célestin Bouglé, Marcel Mauss, Henri Hubert, Robert Hertz, Maurice Halbwachs et François Simiand. Ce pre-mier texte porte comme titre « La prohibition de l’inceste et ses origi-nes ». 19

Durkheim rappelle que lorsque l’on veut comprendre une pratique ou une institution, il faut nécessairement remonter, aussi près que possi-ble, aux origines premières. La question posée porte sur les causes de la prohibition de l’inceste dans la plupart des sociétés. La forme la plus primitive de la répression de l’inceste est contenue dans la loi d’exogamie.

1/ La loi d’exogamie

L’exogamie est une règle qui interdit aux membres d’un même clan de s’unir sexuellement entre eux. Les membres d’un clan disent descen-dre, par la pensée, d’un même totem, animal ou végétal. Le clan a donc une base verbale et se distingue de la tribu dont la base apparaît territo-riale.

19 - Émile Durkheim, « La prohibition de l’inceste et ses origines » in Journal sociologique, Paris, PUF, 1969 (textes réunis par Jean Duvignaud).

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Toute relation sexuelle donc entre individus de même totem, qu’ils appartiennent ou non à la même tribu, est interdite. Tout manquement à cette interdiction est sévèrement réprimé, pouvant aller jusqu’à la condamnation à mort. La loi d’exogamie, qui interdit à des individus pa-rents de s’unir sexuellement, renvoie donc à la prohibition de l’inceste. Dans l’histoire, la prohibition de l’inceste est apparue, pour la première fois, sous forme d’exogamie,

Comment expliquer alors l’exogamie ? Les réponses se répartissent en deux catégories : la première comprend celles qui expliquent l’exogamie par des particularités spécifiques aux sociétés inférieures, la seconde rassemble celles qui font de la nature humaine en général le principe explicatif. Dans la première catégorie, on trouve les théories qui font de l’exogamie un acte de violence, un rapt d’abord sporadique et qui se serait ensuite généralisé jusqu’à devenir obligatoire. Pour d’autres, c’est la pratique de l’infanticide des filles qui aurait imposé l’exogamie : la pénurie de femmes oblige à en chercher ailleurs. On peut citer également la substitution du mariage individuel au mariage collectif. Si, au départ, tous les hommes de la tribu possédaient collectivement toutes les fem-mes de la tribu, nul ne pouvait s’en approprier une pour son usage exclu-sif. Cependant, celui qui avait réussi à capturer une femme étrangère pouvait, s’il le désirait, la monopoliser. Les avantages de cette union contribuèrent à former un préjugé défavorable aux mariages endogames. Enfin, l’exogamie résulterait du goût des sociétés primitives pour la guerre et le pillage. L’enlèvement des femmes participe du dépouillement du vaincu.

Durkheim s’emploie à réfuter chacune de ces explications. Il ne voit pas pourquoi la pénurie de femmes interdirait aux hommes d’utiliser cel-les qu’ils ont sous la main. De plus, l’infanticide des filles est loin de re-présenter une généralité et la surmortalité masculine doit permettre de rétablir l’équilibre rompu par l’infanticide des filles. Enfin, rien ne per-met, à ses yeux, d’affirmer qu’il ait pu exister un mariage collectif.

L’erreur commune à chacune de ces explications repose sur une confusion entre clan et tribu. La loi d’exogamie interdit d’épouser un membre du même clan alors que ces différentes théories font de l’exogamie une interdiction qui porte sur des membres de la même tribu, confondant ainsi groupe totémique et tribu. Si le mariage est exogame par rapport au clan, il est endogame par rapport à la société politique (tribu).

La théorie de Lewis Morgan semble plus digne d’intérêt aux yeux de Durkheim.20 L’exogamie découlerait des dangers que l’on attribue à la consanguinité. Cependant, cette explication n’apparaît guère qu’au dix-neuvième siècle et il est peu probable qu’Australiens et Peaux-Rouges 20 - Lewis Morgan, 1887, La société archaïques, Paris, Anthropos, 1971.

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aient anticipé les dangers de la consanguinité. Les hommes ont peut-être eu confusément conscience de ces effets néfastes mais encore faudrait-il qu’ils soient avérés. Enfin si l’exogamie prohibe le mariage entre mem-bres du même clan, ces derniers ne sont pas forcément des consanguins puisqu’ils sont seulement censés posséder le même totem. À l’inverse, l’exogamie permet le mariage entre consanguins très rapprochés. Dans un régime de filiation matrilinéaire, les enfants du frère de ma mère (des consanguins) appartenant à une autre fratrie que moi, je peux donc les épouser.

2/ L’exogamie et le sang

L’exogamie résulte-t-elle de l’ éloignement instinctif ressenti par les hommes pour les mariages consanguins ? Invoquer l’instinct pour Durk-heim revient à « dire que les hommes condamnent l’inceste parce qu’il leur paraît condamnable ».21 Comment pourrait-il s’expliquer par un état constitutif de la nature humaine alors qu’il revêt plusieurs formes selon les sociétés considérées et que les mariages prohibés concernent des parents plus ou moins éloignés ? Il est même des cas, peu nombreux il est vrai, où cet instinct disparaîtrait. Les mariages entre frères et sœurs étaient fréquents chez les Perses.

Il faut chercher les causes de l’exogamie du côté des croyances reli-gieuses et de l’institution du tabou. Il s’agit d’un ensemble d’interdictions rituelles qui prohibent la contagion magique entre catégories de choses ou d’humains renfermant un principe spirituel et ceux qui ne présentent pas le même caractère : par exemple un homme ordinaire ne doit pas toucher un prêtre ou un chef, sous peine de se condamner lui-même à la mort.

Ces interdictions ont un rapport avec l’exogamie qui consiste en une forme d’interdiction du contact. Quand se manifestent, chez les filles, les premiers signes de puberté, elles sont isolées et tenues ainsi éloignées de la population masculine. Le même phénomène de répulsion s’exerce lors du retour mensuel des règles.

Les interdictions sexuelles ne sont pas différentes des interdictions rituelles et tout ce système de prohibition tient aux idées que le primitif se fait du sang menstruel. Le tabou prend naissance avec la puberté et souvent fin avec la ménopause.

L’exogamie tiendrait donc à l’interdiction d’entrer en contact avec les femmes du clan car la femme fait l’objet, de manière chronique, de manifestations sanglantes. Quiconque viole la loi d’exogamie entre en contact avec le sang et viole un tabou. L’attribution au sang de si étranges

21 - Émile Durkheim, « La prohibition de l’inceste et ses origines » in Journal sociologique, Paris, PUF, 1969 (textes réunis par Jean Duvignaud).

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propriétés vient du totémisme. Le totem est l’ancêtre du clan et si la femme devient l’objet de certains tabous, c’est envers les femmes du clan qu’ils s’exercent en priorité.

3/ Quel rapport entre les origines de l’exogamie et la concep-

tion actuelle de l’inceste ?

Quand le totémisme disparaît, que les familles sont plus restreintes que ne l’était le clan, le nombre des interdictions diminue et sont circons-crites dans un cercle moins large. « C’est ainsi que, par une évolution graduelle, [on en est arrivé] à l’état actuel où les mariages entre ascen-dants et descendants, entre frères et soeurs, sont à peu près les seuls qui soient radicalement interdits ».22 La réglementation de l’inceste ne serait qu’une métamorphose de l’exogamie primitive. C’est plus le mariage que les rapports sexuels qui semblent inconciliables, écrit Durkheim, avec la parenté. Bien que souvent punis, les simples rapports sexuels font l’objet d’une certaine tolérance.

La famille est dominée par l’idée de devoir, les rapports entre ses membres sont réglés par un réseau d’obligations et l’amour exclut toute idée de règles ou d’obligations. Là où cessent la règle et l’obligation, cesse la morale. Si les préjugés relatifs au sang ont conduit les hommes à inter-dire toute union entre parents, il a bien fallu, pour satisfaire le besoin sexuel, chercher un partenaire à l’extérieur du cercle familial. Après que les croyances totémiques eurent disparu, les états mentaux que l’exogamie avait suscités ont disparu.

Si l’on veut répondre à la question de la prohibition de l’inceste, il

faut donc remonter à l’exogamie. « Sans les croyances dont elle dérive, rien ne permet d’assurer que nous aurions du mariage l’idée que nous en avons et que l’inceste serait prohibé par nos codes ».23

B/ LEVI-STRAUSS ET L’ÉCHANGE GÉNÉRALISÉ DES FEMMES

Dans un premier temps, Claude Lévi-Strauss, qui, en exergue d’Anthropologie Structurale, se proclame « disciple inconstant » de Durkheim,24 se livre à une critique de sa thèse qui fait dériver la prohibi-tion de l’inceste de la règle d’exogamie du totémisme et de la répulsion qu’inspire le sang, celui des femmes en particulier.

22 - Ibid. 23 - Émile Durkheim, op cit. 24 - Claude Levi-Strauss, 1958, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974

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1/ Lévi-Strauss critique Durkheim

L’hypothèse avancée par Durkheim se fonde sur la généralisation de

faits observés dans un groupe limité de sociétés. Elle résulte en effet de l’observation de sociétés australiennes considérées comme illustrant un mode d’organisation autrefois commun à toutes les sociétés humaines.

Pour Durkheim, la prohibition de l’inceste apparaît comme un rési-du de l’exogamie et celle-ci s’explique par les interdits spéciaux frappant les femmes. Si cette interprétation présente une certaine force c’est parce qu’elle unit des phénomènes, l’exogamie, la prohibition de l’inceste, le sang qui, pris isolément, seraient difficilement compréhensibles. Cepen-dant, la thèse de Durkheim révèle une certaine faiblesse. Les connexions établies sont fragiles, les croyances totémiques n’ont pas le caractère uni-versel que leur attribue Durkheim. Pourquoi l’impureté des femmes pen-dant leurs règles ne toucherait-elle que ses parents ? Elle est impure pour son mari exogamique et en général pour tout le monde. Durkheim ne propose en fait aucune loi pouvant rendre compte du passage dans l’esprit des hommes de la croyance totémique à l’horreur du sang, de l’horreur du sang à la crainte superstitieuse des femmes, et de la crainte des femmes à la règle d’exogamie.

2/ La prohibition de l’inceste marque le passage de la nature à

la culture

Par son caractère d’universalité, la prohibition de l’inceste renvoie à la nature, à la biologie, la psychologie. En tant que règle cependant, elle relève de l’ordre de la culture, donc de la sociologie qui prend la culture pour objet. Elle n’est ni purement d’origine culturelle, ni purement d’origine naturelle pas plus qu’elle ne repose sur une combinaison de na-ture et de culture.

Elle constitue la démarche fondamentale par laquelle et en laquelle s’accomplit le passage de la nature à la culture. La prohibition de l’inceste ne relève ni de l’existence biologique de l’homme, ni de son existence so-ciale. Elle constitue le lien qui unit existence biologique et existence so-ciale.

La prohibition de l’inceste « est le processus par lequel la nature se dépasse elle-même » et « constitue l’avènement d’un monde nou-veau ».25

25 - Claude Lévi-Strauss, 1947, Les structures élémentaires de la parenté, Berlin, Mouton de Gruyter, 2002.

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3/ La prohibition de l’inceste est une règle de réciprocité

La prohibition de l’inceste ne résulte pas de tendances physiologi-ques ou psychologiques congénitales. Elle est une règle de réciprocité. En quoi consiste-t-elle ? Renoncer à sa fille ou à sa sœur contraint un autre homme à faire de même. La renonciation ouvre ainsi la voie à un droit sur la fille ou la sœur d’un autre homme.

L’exogamie est une expression sociale élargie de la prohibition de l’inceste. Par cette règle, le groupe exprime le désir de nouer des alliances et de sortir de son isolement. La règle n’est donc pas seulement négative, elle a un aspect positif, elle devient « le moyen de lier les hommes entre eux ».26 L’endogamie est proscrite, non parce qu’un péril biologique se-rait attaché au mariage consanguin, mais parce qu’un bénéfice social ré-sulte de la pratique de l’exogamie.

Les règles de la parenté et du mariage ont été élaborées « pour assu-rer l’intégration des familles biologiques au sein du groupe social ».27 Il n’y a de société que par l’échange et la réciprocité. Cette règle s’éclaire à partir du moment où l’on pose qu’il faut que la société soit. C’est parce que l’homme s’est imposé l’exogamie que la société commence à s’organiser, la prohibition de l’inceste étant la règle du don par excel-lence. On sait depuis Marcel Mauss que le don oblige, qu’il appelle un contre don.28 On peut affirmer la même chose à propos de l’exogamie.

Dans les sociétés archaïques, le mariage exprime une relation entre deux groupes d’hommes qui échangent et les femmes sont comprises parmi les objets d’échange. Si un homme ne peut épouser ses parents, il doit nécessairement épouser ses ennemis. D’ailleurs les Luo du Kenya, étudiés par Evans-Pritchard, ont l’habitude de déclarer : « Ce sont nos ennemis, nous les épousons ».

C/ CRITIQUES DE LÉVI-STRAUSS

On examinera successivement les positions de Jack Goody, anthro-pologue britannique, de Françoise Héritier, une ethnologue française et de Maurice Godelier, un anthropologue français, qui ont toutes les trois le mérite de se positionner par rapport à la thèse de Claude Lévi-Strauss sur les fondements de la prohibition de l’inceste.

26 - Ibid 27 - Ibid 28 - Marcel Mauss, 1950, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques » in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 2001.

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1/ Les femmes ne sont pas de simples « commodités » (Jack

Goody)

Selon la thèse de Levi-Strauss, les femmes sont des « commodités » échangées par les hommes. « Dans les sociétés humaines, ce sont les hommes qui échangent les femmes et non le contraire ». 29 Jack Goody (1919-2015), anthropologue britannique, précise cependant que ce sont les droits sur les femmes qui s’échangent plutôt que les femmes elles-mêmes.30

La femme ne serait pas une « commodité » car, même si elle perd par le mariage son appartenance à son groupe d’origine, elle ne perd pas tous ses droits et obligations à l’égard des membres de son groupe de pa-renté. En tant que personne et que sujet de droits et de devoirs à l’égard de son mari et de la parenté de son mari, elle ne peut être considérée comme une simple « commodité ».

Les groupes qui échangent les femmes ne sont pas exclusivement composés d’hommes, mais d’hommes et de femmes. Dans les sociétés matrilinéaires et bilatérales, les personnes des deux sexes sont impli-quées dans le transfert des droits sur les femmes. Les hommes ne sont donc pas les seuls « donneurs de femmes ».

Chez les Menangkabau d’Indonésie où le « mari furtif » est égale-ment appelé « l’homme emprunté », la filiation est matrilinéaire et les enfants demeurent dans la famille de la femme. Les pouvoirs procréa-teurs de cette dernière sont retenus dans le groupe et ce sont les pouvoirs procréateurs du mari qui s’exercent dans un autre groupe.

Levi-Strauss soutient que la prohibition de l’inceste s’explique par la renonciation à épouser sa sœur ou sa fille pendant qu’un autre homme cède sa sœur ou sa fille. On peut soutenir avec le même degré de vrai-semblance que, dans nos sociétés, une femme renonce à épouser son frère ou son fils afin qu’une autre lui cède son frère ou son fils. On peut donc se demander, sans que cela n’enlève rien à la puissance de la thèse de Lévi-Strauss, s’il ne succombe pas à l’ethnocentrisme en concevant les sociétés archaïques sur le modèle de la société française basé sur les droits masculins.31

29 - Claude Levi-Strauss, 1958, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974. 30 - Jack Goody, cité par Andrée Michel, 1972, Sociologie de la famille et du mariage, Paris, PUF, 1978. 31 - Andrée Michel, 1972, Sociologie de la famille et du mariage, Paris, PUF, 1978.

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2/ La loi d’exogamie ne rend pas compte de tous les interdits

(Françoise Héritier)

Dans Les deux sœurs et leur mère (1994),32 Françoise Héritier, dis-ciple de Claude Lévi-Strauss, annonçait la découverte d’un type d’inceste souvent ignoré des théoriciens de la parenté et qui mettait en évidence les limites de la thèse de Lévi-Strauss.

Il s’agit d’un inceste du deuxième type qui se produit lorsqu’un homme a des rapports sexuels avec deux sœurs ou avec la mère et la fille ou encore avec la soeur de son épouse après la mort de celle-ci. Cet in-ceste ne concerne pas des consanguins, les partenaires sexuels n’ont de parenté que par l’intermédiaire d’un tiers. Ce type d’inceste n’est cepen-dant pas interdit dans toutes les sociétés et cette absence de prohibition universelle explique peut-être pourquoi il n’a pas été pris en compte.

Les deux sœurs, la mère et la fille, n’ont pas de rapports homo-sexuels, mais elles sont mises en contact par l’intermédiaire d’une tierce personne, elles « commettent » donc un inceste du deuxième type. L’homme avec qui elles ont eu des rapports sexuels transporte des hu-meurs et des substances féminines qui ajoutent de l’identique à de l’identique. Le cumul de l’identique est prohibé au regard des conséquen-ces qu’il engendre : sécheresse, stérilité, dessèchement social.

Cette interdiction dérive d’un excès de ressemblance entre deux in-dividus. Les consanguins du même sexe sont cependant plus identiques que les consanguins de sexe différent. Un père et son fils sont plus iden-tiques qu’un père et sa fille, une fille est plus identique que son frère à leur mère. « L’identité de genre est plus fondamentale que l’identité de sang ». 33

Maurice Godelier trouve quelques qualités à l’ouvrage.34 Il constitue la tentative, la plus systématique depuis Lévi-Strauss, de revisiter les fon-dements de la prohibition de l’inceste qui ne concerne chez lui que des consanguins. Françoise Héritier évoque d’autres mauvais usages du sexe comme la nécrophilie ou la zoophilie. Dans ces cas, l’interdit trouve une justification opposée à celle qui est avancée pour condamner les incestes entre consanguins et alliés. On condamne les incestes entre consanguins parce qu’ils unissent des individus trop proches mais les rapports sexuels avec des animaux ou des morts unissent des êtres trop dissemblables.

32 - Françoise Héritier, Les deux sœurs et leur mère, Paris, Odile Jacob, 1994. 33 - Maurice Godelier, Les métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2004. 34 - Maurice Godelier, op cit.

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Maurice Godelier se livre alors à une critique sévère de la thèse de

Françoise Héritier. S’il y a mélange des substances lors de l’union sexuelle, il n’y a pas de raison pour que le résultat de ces mélanges, par-tagé par l’homme, la femme et l’enfant, soit « plus » identique entre consanguins du même sexe (père/fils, mère/fille) qu’entre parents de sexe différent (père/fille, mère/fils).

L’anthropologue n’a pas le droit, selon lui, de faire passer l’idée que la très moderne problématique du genre prime sur celle du sang car il ne s’agit pas d’une vérité universelle. Les populations des îles Trobriand, dont le système de filiation est matrilinéaire, affirme qu’il n’y a aucune substance commune entre père, fils et fille. Cela explique que l’on ne trouve pas partout la prohibition portant sur l’union avec deux sœurs ou avec une mère et sa fille « Au contraire, dans certaines sociétés, ce se-ront des unions recherchées ». 35 Chez les Tupi-Kawahib du Brésil cen-tral où Lévi-Strauss a vécu, il a pu observer qu’un chef peut se marier avec plusieurs femmes qui pouvaient être deux sœurs ou une mère et sa fille.

3/ Pour un autre scénario (Maurice Godelier)

Maurice Godelier, né en 1934, l’un des anthropologues français les plus reconnus, avance l’idée que Lévi-Strauss, en se focalisant sur le ma-riage et l’échange des femmes pour expliquer la prohibition de l’inceste, n’a pu voir que ces sociétés interdisaient également les rapports inces-tueux homosexuels aussi bien qu’hétérosexuels et qu’il fallait prendre en compte l’ensemble des prohibitions sexuelles.

Les interdits sexuels frappent aussi bien les relations d’alliance que les relations de descendance et on comprend très bien que l’homme qui couche avec la sœur de son épouse en fait deux rivales (inceste du deuxième type) qui mettent en péril l’ordre familial. Il n’y a pas de rai-sons biologiques à ces interdits, les seules raisons en sont sociales et il n’existe pas de société où le mariage entre parents très proches n’est pas interdit.

Enfin, l’interdiction de l’union entre un frère et une sœur n’a rien de complètement universel. Le mariage frère-sœur chez les Égyptiens est un mariage sans échange à l’imitation des dieux et des pharaons. Dans les sociétés où l’union entre un frère et une sœur n’est pas interdite, d’autres prohibitions entre consanguins existent : entre mère et fils ou entre père et fille par exemple. 35 - Ibid

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III/ LA DIVERSITÉ DE L’ORGANISATION FAMILIALE DANS LE TEMPS

Prendre la mesure de la diversité familiale dans le temps revient à s’intéresser aux transformations qu’a subies la famille, à ses métamor-phoses. Dans notre société, une diminution de la taille de la famille a ac-compagné le déclin de la société paysanne. Plus récemment, on assiste à l’émergence de nouvelles formes familiales dont certaines ouvrent la voie à un renouvellement des problématiques sur la famille et la parenté.

A/ UN PHÉNOMÈNE DE CONTRACTION Selon Emmanuel Todd, on peut distinguer, en France, trois aires de

structures familiales qui se caractérisent par des types de famille qui dif-fèrent par la taille mais aussi par la forme prise par les relations entre pa-rents et enfants et entre frères et sœurs : la famille indivise, la famille souche, la famille conjugale.

1/ De la famille indivise à la famille conjugale

Dans la famille indivise que d’autres appellent grande famille ou fa-mille patriarcale,36 les jeunes ménages ne prennent pas leur indépen-dance, ils demeurent dans la grande maison paternelle, sans autonomie, sous l’autorité du couple de grands-parents. Les enfants des différents couples sont élevés ensemble et l’on ne fait guère de différence entre frè-res et cousins.37 Ce type familial se rencontrait, selon Emmanuel Todd, dans le Massif central et en bordure de la Méditerranée.38

Les communautés familiales

L’adjectif « indivise » ne doit pas laisser penser que de telles familles

ne se seraient pas divisées. De toute façon, dans une société, à un instant donné, toutes les familles ne peuvent être indivises. L’indivision concerne plutôt la propriété. L’emploi d’expressions comme « groupes domesti-ques multiples » selon les catégories de Peter Laslett, de « communautés familiales », voire de « communautés taisibles » (tacites) semble plus pertinent. La maisonnée est occupée par un couple d’ascendants et plu-sieurs groupes de leurs enfants mariés. Un modèle de ce type existait en

36 - Frédéric Le Play emploie à leur sujet l’expression « famille patriarcale » in Louis Bau-din, Frédéric Le Play : textes choisis, Paris, Dalloz, 1947, édition électronique Les classiques des sciences sociales, Chicoutimi, 2003. 37 - Henri Mendras, La seconde révolution française 1965-1984, Paris, Gallimard, 1994. 38 - Emmanuel Todd, L’invention de l’Europe, Paris, Seuil, 1990.

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France jusqu’au dix-neuvième siècle puis il a disparu sans doute sous l’effet de la révolution industrielle.

À l’est de l’Europe, les Zadrugas que l’on pouvait rencontrer dans l’ancienne Yougoslavie au lendemain de la seconde guerre mondiale sont apparentées à ces « communautés familiales ». Elles forment des unités de travail associant plusieurs frères d’où le terme « frérèche » pour les désigner. 39 Les frères mariés sont placés sous l’autorité de leur père et exploitent leurs terres en indivision.40 Même si certains rapports font état de maisonnées d’une quarantaine de personnes, les membres d’une Zadruga ne dépassaient pas le nombre de quinze.

La famille-souche

Par rapport à la forme précédente, la famille-souche ne comprend

plus qu’un seul ménage d’enfants, celui du fils aîné qui prendra la succes-sion du père sur l’exploitation familiale. Les filles sont dotées, se marient et vont vivre dans leur belle famille. Les fils cadets quittent la maison pour aller gagner leur vie ailleurs, mais il arrive qu’ils y demeurent, céli-bataires, et dans un état de quasi-domesticité. Fondamentalement inéga-litaire, cette structure assigne une fonction à chacun dans la hiérarchie familiale. Le père incarne l’autorité, celle du patriarche, la mère a autori-té sur sa fille tant qu’elle n’est pas mariée, mais aussi sur sa belle-fille ainsi que sur ses petits-enfants.

On peut considérer que la famille paysanne du dix-neuvième siècle et de la première moitié du vingtième relève de ce type. En France, on la rencontrait plus particulièrement dans tout le sud-ouest, au nord et sous une forme moins nette sur le pourtour méditerranéen.

L’exemple le plus célèbre de famille-souche est celui de la famille Mélouga décrite par Frédéric Le Play (1806-1882). Elle possédait un do-maine de dix-huit hectares près de Cauterets (Hautes-Pyrénées). Elle comptait quatorze membres et un domestique. Le domaine s’était trans-mis pendant 400 ans à l’un héritiers qui versait des compensations (« soultes »). Des divergences entre membres aboutirent à un procès qui contribua à la ruine de la famille. La nécessité de payer des « soultes » provoqua, en 1882, la vente du domaine.

39 - Martine Segalen, Agnès Martial, Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin, 2014. 40 - Françoise Zonabend, « De la famille. Regard ethnologique sur la parenté et la fa-mille » in André Burguière, Christiane Klapisch-Zuber, Martine Segalen, Françoise Zonabend, Histoire de la famille, tome 1, Paris, Armand Colin, 1986.

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La famille conjugale

Par rapport aux formes précédentes, elle se réduit au noyau familial

(d’où le nom parfois de famille nucléaire) désormais composé des seuls parents et des enfants non mariés. Quand ces derniers se marient, ils fondent un nouveau foyer (résidence néolocale).

Dans la moitié nord de la France, régnait la famille nucléaire égali-taire. L’héritage est partagé en parts égales, ce principe est inscrit dans le Code civil, mais le sud ne s’y est jamais totalement soumis et les notaires avaient pour fonction de tourner légalement la loi en mettant en œuvre une grande variétés de droits préférentiels.41

Il ne faut pas penser que ces trois formes de famille se sont succé-dées de manière linéaire. Elles ont pu cohabiter, mais la révolution in-dustrielle a fait émerger la famille conjugale, devenue le type dominant dans les pays développés.

2/ Démocratisation ou incertitude du lien familial ? On peut donc considérer que la taille de la famille a diminué et

que cette diminution entraîne un phénomène de contraction. Durkheim résumait d’ailleurs le changement multiséculaire de la famille à une « loi de contraction ». Les liens familiaux se concentrent sur un nombre limité de cohabitants et se distendent dès lors que les enfants se marient. La so-lidarité va donc moins dépendre des biens patrimoniaux (des choses) que des rapports entre personnes.

Malgré la critique de l’évolutionnisme de la thèse durkhei-mienne par les historiens, on retrouve ses grands axes dans des théories plus récentes de la famille contemporaine. C’est le cas de la « famille re-lationnelle » de François de Singly. Ce dernier reprend l’orientation de Durkheim en la poussant plus loin. L’individu est plus attaché à la qualité des relations interpersonnelles et à l’affection. Le fonctionnement de la famille irait donc vers plus de « psychologisation ». L’épanouissement de soi devient l’objectif prioritaire et la vie familiale serait au service de cet objectif. L’individu s’autonomiserait par rapport à la famille ce qui cor-respond à la poursuite du processus décrit par Durkheim. Le lien social ne se fragilise pas, il se démocratise.42

L’inspiration durkheimienne est également présente dans la thèse de la désinstitutionnalisation familiale, inaugurée par Louis Rous-sel. On constate un affaiblissement des normes qui structuraient les com-

41 - Henri Mendras, op cit. 42 - Olivier Galland, Yannick Lemel, La nouvelle société française : trente années de muta-tion, Paris, Armand Colin, 1998.

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comportements familiaux et qui faisaient de la famille une institution ayant le pouvoir de s’imposer à tous. L’augmentation du nombre de di-vorces, la diffusion de l’union libre, non plus mariage à l’essai mais mode de cohabitation permanent, contribuent à l’affaiblissement de l’institution et le fonctionnement de la famille serait devenu plus « incer-tain ».43 Le propos se fait ici plus inquiet. Là où François de Singly pense « démocratisation », Louis Roussel craint « l’incertitude ».

B/ L’ÉMERGENCE DE NOUVELLES FORMES DE FAMILLES La famille conjugale se fragilise et apparaissent ainsi de nouvelles

formes de familles sous le double effet de la désinstitutionnalisation et de l’évolution des moeurs et du droit.

1/ Familles monoparentales

En 2011, en France, 1,5 million de familles sont constituées d’un pa-rent sans conjoint qui réside avec au moins un enfant mineur. Dans 85 % des cas, le parent est une femme. Parmi ces familles monoparentales, 79 % sont issues d’une séparation, 6 % du décès de l’un des conjoints alors que 15 % avaient eu leur premier enfant sans être en couple.44 L’augmentation du nombre de divorces, la rupture des unions libres ex-pliquent cette progression.

Il a d’abord fallu nommer cette nouvelle configuration avant de pouvoir la compter. L’expression « famille monoparentale » a été substi-tuée à celle de familles « à risques » ou de familles « déviantes ». « Il n’était pas juste de réserver aux seuls ménages nucléaires le monopole de la vraie famille ».45 La catégorie recouvre une variété de situations, de la veuve ou de la divorcée à la femme célibataire mère d’enfants.

La catégorie « famille monoparentale » relève du paradoxe. Elle met en évidence la liberté des femmes (elles sont féminines à 85 % des cas) à la tête de vraies familles, mais dans le même temps elle participe de la découverte de la pauvreté. 34,5% des familles monoparentales vivent en dessous du seuil (60 % du revenu médian) de pauvreté contre 11, 2 % de celles vivant en couple.

Il existe une grande disparité de familles monoparentales : les fem-mes réellement seules sans soutien financier des pères, au chômage et puis celles pour qui la monoparentalité n’est qu’une étape de transition entre deux couples.

43 - Louis Roussel, La famille incertaine, Paris, Odile Jacob, 1989. 44 - Guillemette Buisson, Vianney Costemalle, Fabienne Daguet « Depuis combien de temps est-on parent de famille monoparentale » INSEE Première n° 1539, mars 2015. 45 - Martine Segalen, Agnès Martial, Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin, 2014.

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D’aucuns ont peur de la disparition de la figure du père dans certai-

nes familles et Michel Fize évoque, à propos du monde de la banlieue, des individus sans père, ni repères et soumis à l’influence parfois néfaste des pairs.46 Si l’on l’on se donne la possibilité d’un bon mot qui renvoie à l’expérience des Na ou des Menangkabau ce n’est pas de « maris fur-tifs » dont il s’agit mais de « pères furtifs ».

2/ Familles recomposées

Les métamorphoses de la famille, la multiplication des séparations, conduisent parfois à des recompositions familiales. Certains sociologues parlent du passage de la famille nucléaire à la famille « pas très claire » et les suédois emploient l’expression de « familles arc-en-ciel’ . 47 En France, après bien des hésitations, « famille reconstituée », « seconde famille », on a fini par adopter l’expression « famille recomposée » pour désigner « toute famille comprenant un couple vivant avec au moins un enfant qui n’est pas celui des deux conjoints ». 48 En 2008, la France comptait 580 000 familles recomposées et 1,2 millions d’enfants vivant avec un beau-parent et un demi-frère soit 7,7 % du total des familles.

Émergent alors de nouveaux rôles sociaux associés à ces nouvelles figures parentales, notamment celle du beau-père, ni parent ni ami, qui doit trouver avec les enfants de sa conjointe (femme ou compagne) la « juste distance ». Symétriquement, on rencontre, dans ces familles, la figure de la belle-mère. Certains enfants cohabitent, dans une sorte de germanité pratique, alors qu’ils n’ont aucun lien de parenté, les quasi-frères et les quasi-soeurs, enfants du père ou de la mère, mais issus d’une précédente union.

La famille recomposée s’impose avec davantage de force dans les mi-lieux à fort capital culturel. Dans les milieux populaires, les séparations sont plus souvent conflictuelles et le lien avec le parent non-gardien se distend jusqu’à parfois se rompre, chacun essayant de « refaire sa vie » en effaçant les traces de la première union. Une famille recomposée sup-pose un appartement ou une maison individuelle suffisamment grands pour accueillir, en permanence ou temporairement, l’ensemble des en-fants. On comprend alors que cette forme de recomposition familiale soit plus rare dans les milieux populaires, faute de ressources suffisantes.

46 - Michel Fize, Les bandes : l’entre-soi adolescent, Paris, Desclée de Brouwer, 1993. 47 - Martine Segalen, Agnès Martial, op cit. 48 - Henri Léridon, Les enfants du désir, Paris, Juillard, 1995.

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3/ Familles homoparentales

Il s’agit de la transformation la plus récente de la parenté. Les famil-les homoparentales sont formées par l’union de deux homosexuels dont les enfants ont été adoptés ou sont nés par insémination par donneurs (Procréation Médicalement Assistée). La loi dite du «mariage pour tous » a légalisé, en France en 2013, ce type d’union et dans ce cas de fi-gure, le droit n’a fait que suivre les mœurs (dans d’autres cas, il peut les précéder comme dans l’abolition de la peine de mort). Les familles ho-moparentales s’étaient multipliées. En 2014, les mariages de couples du même sexe ont représenté 4 % du total des unions.

Ce qui est nouveau, ce n’est pas l’importance de l’homosexualité qui est une forme de sexualité présente dans toutes les sociétés, mais l’apparition de familles homoparentales. Des couples homosexuels re-vendiquent la possibilité d’être reconnus comme une famille. Sexualité biologiquement stérile, l’homosexualité « se veut porteuse de vie et re-productive ».49 Au désir et à l’amour d’une personne de même sexe s’ajoute le désir et l’amour d’enfants que l’on n’aura sinon engendrés, ce n’est possible que pour une lesbienne, du moins adoptés.

CONCLUSION

On doit donc reconnaître la grande diversité, dans l’espace comme dans le temps, de l’organisation familiale. Si l’on suit Claude Lévi-Strauss, cette diversité situe l’organisation de la famille à l’étage de la culture celui des règles qui peuvent varier d’une société à l’autre. La pro-hibition de l’inceste, bien qu’universelle et relevant donc de la nature, est aussi le produit de règles portant sur des interdits sexuels.

Les nouvelles formes de familles qui apparaissent et prennent de l’importance en Occident, familles monoparentales, familles recompo-sées, familles homoparentales ne conduisent-elles pas à reconsidérer la parenté ? Que dire d’enfants souvent élevés sans image du père dans les familles monoparentales ? Que dire de la prohibition de l’inceste dans une famille recomposée (penser à Woody Allen qui s’est marié avec Soon-Yi la fille adoptive de son ancienne compagne Mia Farrow) ? Que dire du processus de subjectivation et d’intériorisation par un enfant éle-vé dans une famille homoparentale ? Que va devenir la théorie de Levi-Strauss si des hommes se proposent de créer de la parenté en échangeant entre eux des hommes ?

49 - Maurice Godelier, Métamorphoses de la parenté, Paris, 2004.

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ANNEXES 1

CODIFICATION DES LIENS DE PARENTÉ

HOMME RELATION CONJUGALE = ou FEMME RELATION DE FILIATION RELATION DE GERMANITÉ Enfants du même père et de la même mère

L’ATOME DE PARENTÉ

Germanité

Alliance Filiation Relation avunculaire

FILIATION BILATÉRALE

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FILIATION PATRILINÉAIRE

La parenté est indiquée en noir

FILIATION MATRILINÉAIRE

La parenté est indiquée en noir

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ANNEXE 2

LES SYSTÈMES DE PARENTÉ

Le système eskimo

Tous les cousins et cousines d’ego sont désignés par le même terme. On les distingue des frères et sœurs. Le frère des parents est un oncle, la sœur des parents est une tante. La filiation est bilatérale : aucune ligne n’est privilégiée. C’est le système de parenté des sociétés occidentales.

Le système hawaîen

Tous les garçons et les filles de la génération d’ego sont nommés frères et sœurs. Tous les consanguins de la génération sont nommés père et mère. La filiation est indifférenciée. Le mariage avec tous les collatéraux, frères et sœurs est interdit.

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Les systèmes Craw et Omaha

Dans le système Craw Ego nomme ses cousins parallèles frères et sœurs, mais fils et fille les enfants du frère de sa mère ; il appelle père et sœur du père, les enfants de la sœur de son père. Le système Omaha est le symé-trique patrilinéaire du précédent.