L’oraison funèbre de Périclès. -...

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L’oraison funèbre de Périclès.

Thucydide, La guerre du Péloponnèse, II, 34, 37-41.Page 61.

Introduction.

Parmi les diverses sources traitant de la guerre du Péloponnèse sous différents aspects,comme Xénophon ou Diodore de Sicile pour la guerre elle-même, ou bien les vies de chefsPlutarque voire les pièces Aristophane, la référence la plus célèbre reste La guerre duPéloponnèse de Thucydide. Athénien comme Xénophon ou Aristophane et contemporaincomme eux des événements, il fut pourtant le seul de ces auteurs à être assez âgé pour avoirune expérience citoyenne du début de la guerre du Péloponnèse, puisqu’il avait au moins 30ans lors de son déclenchement en 431. Par contre, quoi qu’il vécut assez pour voir la fin de laguerre en 404 et en écrire l’histoire, son récit s’arrête brutalement aux événements de l’année411, au huitième livre. Il convient d’ailleurs de préciser que ce fils d’un aristocrate fortuné,peut-être en filiation avec Cimon, fut d’autant plus impliqué qu’il était un fervent partisan dePériclès (495-429, stratège de 443 à 429), qu’il voyait comme le modèle de l’hommepolitique, efficace et peut-être même un peu trop.

On comprends l’importance de cette précision pour ce qui concerne cet extrait, puisque dansson habituelle recherche des causes et conséquences il transmet ici un discours en formed’oraison funèbre prononcé par Périclès pendant l’hiver 431, dédié aux morts de la premièreannée de guerre qui a vu le triomphe des Spartiates et le pillage de la chôra d’Athènes. Neperdons pas de vue que ce discours n’est pas réellement celui prononcé par Périclès mais unereconstitution donnée par Thucydide, lui-même signalant bien ligne 16 qu’il le donne « ensubstance » (ou « à peu près » selon d’autres traductions). Celui-ci se place bien entendu audébut de l’œuvre, au livre II, puisque Thucydide suit un ordre chronologique.

Il semble évident que ce long discours de la part du guide de fait des Athéniens ne vacertainement pas se cantonner à la seule éloge funèbre et a toutes les chances de setransformer en acte de propagande pour la politique militariste poursuivie par Périclès. Nousallons donc chercher à comprendre comment cette célébration religieuse des morts esttransformée dans ce discours en justification de la politique guerrière de l’orateur.

Pour ce faire, nous nous demanderons tout d’abord quel perception est donnée de la cité pourlaquelle les combattants se sont sacrifiés, puis en quoi cela justifie, et même encourage à fairela guerre selon Périclès. Pour finir, nous chercherons quelles approximations ou déformationsvolontaires ont pu être mis en œuvre par le célèbre orateur pour emporter l’adhésion sur unsujet aussi grave.

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I) Athènes, un modèle pour la Grèce.

A) Une religion primordiale.

1) Les funérailles.

Ce discours, ainsi bien sûr que l’introduction donnée par Thucydide, s’inscrit dans uncontexte public éminemment religieux, puisqu’il est indiqué d’emblée qu’il s’agit de« funérailles officielles » (l.1-2) réalisées selon l’«usage traditionnel » (l.1). Les funéraillesétant avec le culte des dieux lui-même un des éléments les plus cruciaux de la vie religieuseathénienne, et grecque en générale, il va de soi que le contexte en est immédiatement renduparticulièrement important, avec une proximité du divin qui semble exclure tout paroleinconsidérée. L’orateur choisi doit d’ailleurs « n’être pas sans distinction intellectuelle »(l.11). Il est de plus sous-entendu, et cela semble logique, que la cité se trouve rassemblée aucomplet, puisqu’il est question « des Athéniens » (l.1) sans plus de distinction, d’« un char partribu » (l.4-5), ce qui sous-entend que chacune des dix tribus est présente, soit l’ensemble ducorps civique. De même l’orateur est choisi par « la cité » (l.11) sans plus de précision. Ils’agit donc d’un moment idéal pour Périclès, à la fois solennel et communautaire.

2) L’honneur des héros.

D’autre part il est abondamment souligné que les héros de la guerre sont honorés comme ilse doit par la cité. Outre la précision que la cérémonie est traditionnelle (l.1), ce qui y apporteun crédit supplémentaire, l’appartenance de chaque défunt à son groupe civique estsoulignée : « chaque apporte des offrandes à qui le concerne » (l.3-4), les ossements sonttransportés « chaque tribu à part » (l.5), tandis que le « lit vide » (l.5) des disparus renvoie àun honneur rendu par toute la cité, de même que chacun, « citoyens, étrangers et femmes »(l.6-7) peut y participer. Le choix d’un homme « jouit d’une estime éminente » (l.11) commeorateur est également une preuve de ce respect, et il est même précisé que la seule dérogationà cet « usage » (l.13) concerne les combattants de Marathon, mais à cause « de leur mériteexceptionnel » (l.9) qui les place encore au-dessus. Ainsi, l’auteur insiste particulièrement surle caractère vertueux et la rigueur morale de la cité, et sous-entendu sur l’importance ducombat des disparus pour mériter un tel honneur, ce qui prépare la harangue de Périclès.

3) La place dans le récit.

Nous pouvons remarquer que Thucydide insiste d’ailleurs beaucoup sur la cérémonie elle-même, comme il le dit lui-même ligne 2 : « Voici comment ils procédèrent ». En effet, il s’estattaché depuis le début du chapitre à décrire et analyser des opérations militaires, le discoursde Périclès durera jusqu’à la fin du chapitre, même s’il est ici tronqué, et le chapitre suivantrepartira immédiatement sur des considérations historiques. Il paraît donc très curieux quel’auteur attache tout un paragraphe à la description d’une cérémonie funéraire qui ne sert pas àgrand chose dans sa recherche des causalités et qui surtout devait être parfaitement connuedes grecs de l’époque. Ainsi, cette longue introduction semble bien destinée à ancrer lediscours qui va suivre dans un contexte particulièrement sérieux de part son aspect religieux,et ainsi à donner plus de force aux paroles de Périclès. Cela donne également un exempleconcret de la grandeur morale de la cité qu’il va évoquer.

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B) Un régime politique juste.

1) L’ isonomia.

Le discours de Périclès, en tout cas tel qu’il est présenté par Thucydide, s’ouvre en fait surdeux longs paragraphes où il se défend de toute exagération, puis où il fait l’éloge desancêtres plus ou moins lointains pour en arriver au régime politique qu’ils ont défendu et qu’ilcompte présenter avant l’éloge proprement dite qui commence après l’extrait présenté. Malgrédes écarts de traduction très importants selon les versions, modifiant parfois les sous-entendusdes propos, ont peut remarquer que la « démocratie » (l.19) en tant que régime « de lamajorité » (l.18-19) occupe une place centrale, ce dès le début de l’extrait du discours. Lesdeux premières lignes placent d’ailleurs les Athéniens presque en créateurs de ce système, ouen tout cas pas en situation d'« imitateurs » (l.18). Il n’est cependant jamais question de lamanière dont son votées les lois, peut-être un reflet de la situation politique du moment, etPériclès semble plus parler de l’isonomia puisqu’il traite de « loi faisant la part égale à tous »(l.19-20). Il précise d’ailleurs symétriquement que tous « prêtent attention aux magistrats etaux lois » (l.27-28). Ceci montre que, si l’aspect de décision en commun des lois ne semblepas trop le préoccuper, leur égalité pour tous reste une règle capitale pour la cité d’Athènes.

2) L’action commune.

Toutefois, si l’orateur ne s’intéresse guère au vote des lois par l’Assemblée, il traite tout demême de l’action en commun, par exemple en disant clairement « tous ensemble » (l.60),encore qu’on ne sache pas trop s’il parle de politique en « calculant l’entreprise à venir »(l.61) ou de guerre avec « l’audace la plus grande » (l.61). C’est également ce qui est sous-entendu par le pluriel de « nous jugeons ou raisonnons » (l.58), et par le fait que le citoyendépolitisé passe pour « inutile » (l.58). Ainsi, la communauté de la cité dans sa forme active,et non plus passive avec la simple égalité des lois, est également soulignée, même si Périclèsprend soin de l’éloigner dans son discours de la partie sur la politique, et qu’il laisse, sansdoute volontairement, planer un doute quant aux domaines concernés.

3) Le rôle du mérite.

Enfin, puisque Périclès ne saurait nier que concrètement tous les citoyens ne sont pas égaux,il insiste sur la place du mérite pour justifier cet état de fait, et toujours en le plaçant dansl’optique du bien commun. Thucydide a lui-même introduit cet élément en parlant des mortsde Marathon et de leur « mérite exceptionnel » (l.9), et Périclès le réaffirme à propos de lapolitique puisque c’est « le mérite qui fait accéder aux honneurs » (l.21), autrement dit quipermet d’obtenir une magistrature, et non la catégorie sociale. L’idée est dans la continuité decelle d’égalité, puisqu’une allusion au misthos suit immédiatement quand il explique que « lapauvreté » (l.21) n’est pas un obstacle. Il est d’ailleurs intéressant de constater, de même quecette partie du discours s’ouvre sur le rôle moteur d’Athènes – et donc de son dirigeant – dansla recherche de l’égalité et du rôle du mérite, ce qui en est présenté comme la continuité est unsystème mis en place par... Périclès lui-même. Ainsi, le régime athénien, et plusparticulièrement l’aspect égalitaire et l’isonomie de la démocratie, apparaît dès le début de cediscours comme un exemple de justice dont il serait stupide de contester la supériorité morale,exemple auquel l’orateur s’associe lui-même subtilement.

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C) Une perfection morale.

1) La tolérance.

Mais il apparaît aussi dans ce discours que, outre la supériorité ne serait-ce qu’idéologiquedu système politique athénien, les citoyens (Périclès inclus puisqu’il dit « nous ») sont euxaussi présentés comme des exemples pour les autres grecs. En premier lieu, et allant de pairavec l’idée d’égalité, la tolérance « régit les rapports privés » (l.26). D’ailleurs Périclèsassocie cela à la liberté, entraînant à la fois « l’absence de colère » (l.24) d’un citoyen enversles autres, et l’absence de « recours à des vexations » (l.25). L’emploi du terme de« tolérance » peut d’ailleurs paraître un peu curieux dans ce sens, à moins qu’il ne s’agissed’une approximation de traduction (le texte grec semblant plutôt parler d’une facilité desrelations). Toujours est-il que, si des lois régissent le domaine public, la tradition de concordeentre citoyens pris individuellement apparaît également comme une clé de la cité athénienne.

2) La culture.

En plus de cette « perfection » des rapports entre citoyens, Périclès nous présente égalementles citoyens pris individuellement comme des modèles, notamment pour leur culture. D’unepart bien sûr son aspect le plus voyant, à savoir les « nombreux concours et fêtes religieuses »(l.31) qui sont publics, qui vont semble-t-il de pair avec le « luxe » des « installations » (l.32)qui les abritent, mais aussi par une culture commune particulière. Celle-ci comprends bien sûrla culture intellectuelle du « beau » et des « choses de l’esprit » (l.52), mais elle s’efface vitedevant un comportement sain (ou prétendu tel) vis-à-vis de la richesse, qui n’est pas un objetd’estime (« pas pour parler avec arrogance » (l.53)) mais est quand même vue comme unobjectif puisque c’est « une honte de ne pas s’employer à sortir de la pauvreté » (l.54). Enfin,c’est aussi la culture politique, qui permet à n’importe quel citoyen « de juger des affairespubliques sans rien qui laisse à désirer » (l.56), qui est mise en avant, et qui sert de transitionvers ce que Périclès présente comme un bienveillance naturelle des Athéniens.

3) La bienveillance.

Celle-ci, ou plutôt leur générosité, fait l’objet d’une explication plus obscure de la part del’orateur, qui se veut comme le reste excessivement élogieux mais cache mal l’idéologie sous-jacente qui nous amènera à la deuxième partie. Il indique que « à l’opposée du grandnombre » (l.64), ce qui sous-entend une supériorité athénienne plus qu’une simplecaractéristique positive, ce sont « les bienfaits » (l.65) de la cité envers ses amis qui luiassurent leur soutien. Mais il avoue lui-même que ceci n’est pas exempt de calcul, puisquececi permet de « perpétuer une dette de reconnaissance » (l.66), autrement dit de s’attacher defait un obligé plutôt qu’un vrai « ami ». Il veut ensuite faire passer ceci pour un geste noble,celui qui donne librement étant plus attentionné que celui qui y est obligé, mais malgré qu’ilprétende ne « pas suivre de calcul d’intérêt » (l.68), ou en tout cas pas totalement, cette notionde dette qui sous-tend la bienveillance d’Athènes a été clairement énoncée et reste difficile àdissimuler.

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Ainsi, à partir de la volonté d’expliquer l’importance du sacrifice des guerriers et donc de lanécessité de leur rendre hommage, Périclès en arrive à dresser un portrait d’Athènes quisemble « pour la Grèce une vivante leçon » (l.70), à la fois respectueuse de ses traditions,fondée sur un régime juste et peuplée de citoyens exemplaires. Il serait possible d’établir unparallèle avec la démocratie « parfaite » dont rêve Aristote, et dont Athènes semblerait bien serapprocher selon les dire de Périclès. Toutefois, comme nous l’avons vu pour cette fameuse« dette », cette vision de supériorité ne manque pas de s’intégrer dans un contexte beaucoupplus prosaïque qui est celui de la justification de la guerre.

II) Une guerre justifiée et victorieuse.

A) Un modèle à répandre.

1) L’originalité d’Athènes.

En tout premier lieu, s’il s’agit d’un exemple pour la Grèce, le corollaire serait logiquementd’étendre ce modèle aux autres cités. De fait, Périclès insiste sur son originalité, et plusieursfois au cours de son discours. Dès le début, il indique que Athènes « ne se propose pas commemodèle les lois d’autrui » (l.17), autrement dit n’a copié nulle part ses lois. Par la suite, onretrouve plusieurs fois des allusions à l’originalité plus ou moins générale de la citéathénienne, comme « nous nous distinguons de nos adversaires » (l.35), « contrairement à cesgens » (l.39), « notre ville mérite admiration » (l.51), « seuls nous » (l.57 et 68), « un autremérite qui nous distingue » (l.60), ou encore « nous sommes à l’opposés du plus grandnombre » (l.64). Ainsi, il est sous-entendu qu’une telle harmonie n’existe sûrement nulle partailleurs, et nous y reviendrons plus tard pour montrer que Périclès présente Sparte comme enétant l’antithèse.

2) Le gouvernement des citoyens.

Si, comme nous l’avons vu, Périclès ne s’intéresse pas au mode de vote des lois, il n’enprésente pas moins la démocratie comme étant avant tout le gouvernement des citoyens, dès ledébut puisque « les choses dépendent de la majorité » (l.18-19), mais surtout dans leparagraphe 40. Outre les détails pratiques, comme le mistos, auxquels Périclès s’associe, ilindique surtout que cette participation collective est ancrée dans la mentalité athénienne. Lecitoyen dépolitisé est « inutile » (l.58), et il faut s’être « éclairé par la parole avant d’aborderl’action à mener » (l.59-60), autrement dit dialoguer le plus possible. Ainsi, en regroupant« tous ensemble » (l.60) ces citoyens éclairés, on obtient « les âmes les plus fermes » (l.62)car les plus réfléchies. Ce sont donc les citoyens eux-mêmes qui forment l’originalitéd’Athènes, ce qui apparaît bien sûr comme un point capital dans sa supériorité.

3) La félicité ambiante.

Enfin, cette réussite apparaît dans la félicité des citoyens. Outre la « tolérance » (l.26) dans lavie quotidienne, les fêtes religieuses permettent accessoirement de « chasser au loin lacontrariété » (l.32). De même, et ceci est vu en opposition à Sparte, la vie relativement peuaxée sur le domaine militaire permet de « laisser vivre » (l.47), et ainsi de garder une qualitéde vie sans empiéter sur la qualité de l’armée comme nous allons le voir. Il apparaît donc que,bien qu’il ne soit évidemment pas question d’une politique agressive, en cas d’attaqueextérieure il semblerait justifié d’en profiter pour étendre ce modèle exemplaire sur la Grèce.

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B) Une préparation citoyenne.

1) La transparence.

L’extension par la guerre de ce modèle implique évidemment que, malgré le caractère (soi-disant) paisible des Athéniens, ils soient prêts à se battre et efficace au combat. Périclès, avantmême d’en parler, commence par démontrer cet état de fait en expliquant un fait assez curieuxqui prouve la confiance des citoyens dans leur puissance, à savoir qu’il n’ait rien qui ne« puisse être vu d’un étranger et lui être utile » (l.37-38). D’après l’orateur, les Athéniens nefont rien donc pour protéger leurs secrets militaires, encore que Périclès parle d’« études » etde « spectacles » (l.37), donc pas non plus de documents appartenant par exemple auxstratèges. L’explication qui en est donné est que les Athéniens n’auraient pas l’habituded’établir de « stratagèmes » (l.38), se basant uniquement sur leur « vaillance » (l.38) aucombat. On peut évidemment douter de l’historicité de cette approche, mais celle-ci sertprincipalement à introduire la méthode d’éducation athénienne, censée permettre cefonctionnement.

2) L’éducation.

Celle-ci, en se fondant comme nous l’avons vu sur l’implication dans la vie de la cité, labonne entente entre citoyens et la culture en général, est censée d’après Périclès permettre d’«affronter les dangers » (l.41) avec « courage » (l.40) tout en « se laissant vivre » (l.47). Il nefaudrait pas y voir de la paresse mais plutôt l’idée que le courage tenant ainsi « au caractère »(l.49), et non au respect des lois et à l’obligation, il n’en sera que plus efficace quand il estnécessaire de se mobiliser.

3) Le combat citoyen.

Malgré l’allusion à des « épreuves » (l.48, 49), peu précises bien que renvoyant peut-être auxépreuves que Thucydide sait pertinemment devoir se passer dans la suite de la guerre, il estmanifeste que Périclès fait référence au fait guerrier dans ses allusions au courage. Ilmentionne en effet plus que des épreuves mais aussi des « dangers » (l.49), et, outre que cetaspect soit abordé dans le paragraphe 39 traitant particulièrement de la guerre, il est égalementdécrit en opposition à ce qui se déroule chez « nos adversaires » (l.35), « ces gens » (l.39), etplus particulièrement « les Lacédémoniens » (l.41), donc les Spartiates, qui s’ils ne sont pasindiqués comme le seul ennemi sont comme par hasard choisi comme contre-exemple pourAthènes. On en arrive donc à voir pour Athènes un combat citoyen, accepté de plein gré etmême décidé par les athéniens, qui s’oppose à une méthode spartiate où les combattant sontastreint à un « entraînement pénible » (l.40) et se battent parce qu’ils y sont obligés. On peutd’ailleurs rapprocher ceci de la conception que les grecs se faisaient de l’armée perse desguerres médiques, vus comme l’archétype du barbare. Nous reviendrons dans la dernièrepartie sur cette désignation de Sparte comme l’ennemi à abattre.

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C) Une puissance reconnue.

1) L’abondance.

Enfin, pour parachever cette image de la bonne cité athénienne, plutôt pacifique, qui nesaurait que se défendre à bon droit, il convient pour l’orateur de préciser que la puissanceeffective d’Athènes est reconnu par les autres peuples, preuve qu’au-delà de ces aspectsthéoriques le succès est effectivement au rendez-vous pour la cité. En premier lieu, par le faitmême de la puissance d’Athènes, on peut en déduire que celle-ci a un fonctionnementoptimal. Ainsi il est utile pour Périclès de rappeler que « tous les produits de la terre arrivent àAthènes » (l.33), et ce grâce à la réussite athénienne. Ceci permet au passage de relier cesaspect à un rappel de la mémoire des ancêtres et des combattants du début de la guerre, mortspour fonder puis préserver cette puissance, et exemples de réussite puisque la cité existetoujours.

2) La supériorité militaire.

Une fois ce rappel effectué, Périclès peut alors passer au rappel de l’effective supérioritémilitaire d’Athènes, reconnue par tous. Il affirme, sans doute un peu vite, qu’Athènes n’aaucun mal à « remporter l’avantage » (l.44) contre ses ennemis, et même contre des ennemisayant l’avantage de se battre chez eux. Certes ceci est contestable venant de la bouche d’unstratège athénien, qui ne va bien sûr pas dire le contraire, mais il ajoute que « jamais les forcesathéniennes n’ont été engagées toutes ensemble contre un ennemi » (l.44-45), autrement ditqu’Athènes vainc sans même employer toute sa puissance. En conclusion, il affirme même demanière grandiloquente qu’Athènes « a contraint toute terre et toute mer à s’ouvrir devantelle » (l.80), ce qui effectivement, malgré un ton pour le moins exagéré, semble encore êtreconfirmé par la suprématie d’Athènes sur la ligue de Délos 8 ans après l’écrasement de larévolte de Samos.

3) La bienveillance.

Ceci n’empêche toutefois pas Périclès de présenter sa cité comme un modèle reconnu debienveillance, qui « aide franchement autrui » (l.68), mais surtout dans la conclusion ilsoutient que ses adversaires ne l’attaquent pas par « irritation » (l.76), et, ce qui semblepourtant grotesque après les événements de Samos, que « ses sujets (sic) n’ont pasl’impression qu’un maître indigne les commande » (l.76-77). Pour lui, Athènes est toutsimplement « offerte à l’admiration de tous » (l.78), de tous les temps, et même à tel pointqu’elle ose se comparer aux cités homérique, voire les dépasser, puisqu’elle « n’a pas besoind’Homère pour la glorifier » (l.78-79). Les « monuments impérissables » (l.81) qu’elle laissesoit-disant partout relèvent de la même logique.

Arrivé à ce point, il semble clair que ce discours, qui débutait relativement honnêtement, aperdu tout caractère réaliste, présentant Athènes comme si idéale et performante que personnen’oserait l’attaquer, et que si tel était le cas, d’une part elle n’aurait aucun mal à vaincre, etmême elle pourrait à bon droit envahir ses voisins, le tout grâce au seul caractère de sescitoyens. Enfin, cette vision d’une puissance reconnue et respectée de tous, à tel point que sagloire et celle de ses héros surpasserait même celle des personnages homériques, paraîtcomplètement absurde, quand Périclès fait ce discours dans une cité à la chorâ ravagée parl’ennemi, en situation de détresse, à la population entassée dans les murs et en proie auxépidémies.

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III) Une démonstration biaisée.

A) Une toute-puissance idéalisée.

1) La cité enjolivée.

Tout d’abord, il semble évident à la vue de ces éléments réels que Périclès a totalementidéalisé la toute-puissance d’Athènes. En premier lieu, cette cité dont il fait le centre de sondiscours ne fonctionne bien sûr pas aussi bien qu’il ne le présente. Ainsi, si l’isonomie estbien la théorie et en général la pratique, tout ce qui tourne autour est nettement moinségalitaire. En particulier ce fameux « mérite qui fait accéder aux honneurs » (l.21) est bien,malgré ce que l’on pourrait comprendre, subordonné à la richesse des citoyens, puisquebeaucoup de charges sont réservées aux plus riches. On pourrait comprendre que la richesseest synonyme de réussite donc de mérite, mais ceci irait en contradiction avec le début duparagraphe 40, à moins de croire qui suffit d’essayer de « se sortir de la pauvreté » (l.54) poury arriver. Et, malgré qu’il en soit à l’origine, ce n’est pas le mistos qui pourra régler cettesituation. Il y a donc dès le début une contradiction interne dans le discours de Périclès, qui neva faire que s’amplifier ensuite, rien qu’à propos de « magistrats qui se succède » (l.27) alorsqu’il est lui-même déjà stratège depuis 13 ans consécutifs...

2) La concorde exagérée.

Ensuite, nous avons vu que de cette cité « idéale » découlait une concorde entre les citoyensqui leur procurait la victoire. Bien évidemment, cette bonne entente n’est pas plus réaliste quece régime politique parfait. Affirmer « nous n’avons pas de colère envers notre prochain »(l.24) peut par exemple sembler bien osé pour un homme politique habitué aux luttes defactions, qui a été chercher lui-même l’ostracisme d’un autre Thucydide en 444, et qui va êtretraîné en procès quelques mois après et déchu de ses droits civiques... Rien que quelques moisauparavant, il dut batailler pour que les Athéniens de la chôra viennent se réfugier dans laville, ce qui montre que cette fameuse concorde est très loin d’être parfaite.

3) La supériorité douteuse.

Enfin, que ceci soit lié ou non au précédent point, la supériorité militaire d’Athènes est bienentendu fort douteuse. Il n’est bien sûr pas précisé dans ce discours que « ces hommes mortsen combattant » (l.82-83) ont été tués face à des Spartiates largement supérieurs qui les ontvaincu et ravagé leurs terres, mais ceci est évident quand on connaît le contexte. De fait,Périclès est donc ici démenti par les faits, et pour des guerriers qui « n’ont aucun peine àremporter l’avantage » (l.43-44), le siège de 8 mois devant Samos en 440 qui a englouti desmoyens considérables paraît difficilement explicable...

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B) Sparte, ennemi désigné.

1) La cité corrompue.

Nous avons pu voir que Athènes est la plupart du temps décrite par opposition avec « sesadversaires » (l.35). Compte tenu du contexte, il semble évident qu’il s’agit en fait surtout deSparte, ce qui est confirmé par le choix des Lacédémoniens pour l’exemple de la ligne 41. Enlisant le texte en creux, on peut en déduire les caractéristiques que Périclès attribue à cetennemi. Tout d’abord, elle apparaît comme le contraire d’une cité juste dans laquelle il faitbon vivre : par exemple, si Athènes ne recours pas à des « vexations » ( l.25), on peut endéduire que d’autres, donc Sparte, le font. A la ligne 31, « chez nous » sous-entend égalementque le luxe, et l’agrément qui va avec, sont également absents à Sparte. De même encore,nous avons vus que le citoyen athénien ne se bat pas parce que « les lois » (l.48) lui ordonnentet qu’il s’agit d’un trait particulier, ce qui implique que c’est le cas chez ces ennemis. Sparteapparaît ainsi comme l’antithèse corrompue d’Athènes ; évidemment Périclès omet depréciser qu’il s’agit tout simplement d’une mentalité différente, qui ne peut pas être meilleureou moins bonne, mais ceci ne correspond pas à son objectif.

2) L’entraînement inhumain.

De la même manière, à l’« entraînement pénible dès la jeunesse » (l.40) s’oppose la « viesans contrainte » (l.40) d’Athènes, de même que les premiers s’« entraînent aux épreuves »(l.48) et en « souffrent à l’avance » (l.49) pendant que les seconds « se laissent vivre » (l.47).Encore une fois, si la situation pour Sparte est peut-être assez réaliste, celle d’Athènes est bienenjolivée ; en effet l’entraînement militaire n’y est sans doute pas permanent, mais d’une partl’éphébie entre 18 et 20 ans existe bien, et d’autre part l’entraînement au palestre, sous desdehors « culturels », est également une préparation physique au combat. Mais là encore,même si Périclès force les différences, c’est à desseins puisqu’il cherche à faire apparaîtrepour inhumain et digne de barbares l’entraînement des spartiates.

3) Le mauvais guerrier.

Pour compléter son tableau, il décrit les Spartiates comme de mauvais guerriers, et ce mêmesi ceux-ci on ravagé toute la campagne athénienne pendant l’année passée. Ils sont obligés devenir « pas à eux seuls, mais avec tous » (l.41-42) alors que les athéniens sont présentéscomme menant leurs campagnes tout seuls. Logiquement, ils sont donc obligés d’envoyertoutes leurs forces sur un même objectif, à la différence d’Athènes, et pire encore, ils sontprésentés comme de mauvais perdants : « vainqueurs de quelques-uns des nôtres, ilsprétendent nous avoir tous vaincu » (l.41-42). Il semble alors clair que Périclès chercheabsolument à désigner Sparte comme l’ennemi à abattre, même si son discours est totalementdéconnecté de la réalité (il semble peu probable qu’il n’y ait que « quelques-uns » desathéniens qui se soient opposés aux Spartiates qui envahissaient la cité...).

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C) Un discours de propagande.

1) Le bien contre le mal.

On voit donc que ce discours est entièrement fondé sur un antagonisme extrêmement basiqueentre Athènes et Sparte, digne du bien contre le mal. La cité athénienne apparaît comme un« modèle » (l.37), une « vivante leçon » (l.70), irréprochable, à laquelle vient s’opposer la citéspartiate ou ce qui en tient lieu, à moitié barbare, et qui, analysée dans l’optique athéniennesans charger à reconstituer sa culture particulière, apparaît comme l’exemple même d’unemauvaise cité qu’il ne serait que justice de faire disparaître.

2) L’éloge funèbre comme prétexte.

On peut alors affirmer que ce discours, ou en tout cas la partie reproduite ici, n’a rien d’unéloge funéraire, mais présente plutôt toutes les caractéristiques d’un discours de propagande.Tout au plus l’éloge funèbre présente elle un prétexte extrêmement sérieux et grave pourexposer sa politique à tous les citoyens particulièrement attentifs et impliqués, qui ne revientque pendant deux lignes sur les morts, ne laisse pas d’ambiguïté : « ces hommes sont morts encombattant, et, de même, chacun doit accepter de souffrir pour la cité » (l.83). Il n’y a mêmepas de démonstration dans ce discours, dont les connecteurs logiques ne servent en généralqu’expliquer les liens entre des faits mais pas à exposer la pensée qui en découle. Il s’agitdonc clairement d’une tentative pour persuader l’auditoire de lutter contre Sparte, sans luiexposer le moindre argument logique si ce n’est l’obligation de se rattacher à la mémoire desmorts et des ancêtres, que Périclès interprète bien sûr lui-même. De même, à un moment oùson autorité est contestée, il s’agit d’une sorte d’ultimatum demandant au peuple soit de lesuivre dans sa pensée, éventuellement aveuglément, soit de le rejeter clairement.

3) L’éloge de Périclès.

Au-delà de cette éloge de la cité athénienne, de cette tentative d’embrigadement, etvaguement en filigrane de cette éloge funèbre qui est censée être le sujet, il ressort égalementune autre éloge qui est celle de Périclès par Thucydide qui voit en lui un modèle d’hommepolitique. En effet, si Thucydide, en tant qu’aristocrate, n’apprécie pas la démocratie assezpoussée prônée par Périclès, et se méfie également des démagogues, préférant une démocratiemodérée il n’en reste pas moins patriote et admirateur d’un homme fort qui sais s’imposer aupeuple, ou tout au moins dont les conseils apparaissent comme bon (après en avoiréventuellement testé l’inverse) et qui se fait donc systématiquement choisir comme dirigeantpar lui. Ainsi, comme Thucydide explique un peu plus loin dans le même livre (dans l’extraitsuivant), Périclès obtiendra l’assentiment des Athéniens en ce qui concerne la politiqueextérieure, et s’il ne parviendra pas à éviter le procès personnel les citoyens lui donnerontfinalement raison en le réélisant stratège l’année suivante. Il s’agit donc bien d’unedémonstration des qualités de Périclès pour Thucydide, un homme qui, tout en laissant lechoix au peuple, finit toujours par apparaître comme celui qui avait raison à plus ou moinscourt terme, et ainsi à se réaffirmer comme dirigeant auprès de la cité.

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Conclusion.

Nous voyons donc se dessiner un texte complexe, avec plusieurs niveaux de lecture et quipermet d’apporter des informations à de nombreux points de vue, le tout dans un contexte deguerre latente sous-tendu par un sentiment d’extrême importance de part son rôle d’oraisonfunèbre. On y trouve en premier lieu une description de ce qu’est censée être la citéathénienne, voire grecque, idéale, ancrée dans le passé et le respect des ancêtres et de leursacquis, un régime politique le plus juste possible garantissant à la fois l’isonomie entre les loiset leur égalité effective, et enfin des citoyens épanouis et cultivés, impliqués dans la vie de lacité et assez responsable pour se sacrifier d’eux-mêmes pour sa défense. Un deuxième plan delecture nous permet de comprendre la justification de la guerre par Périclès, à la fois engénéral pour défendre cette construction exemplaire, et contre Sparte en particulier quiapparaît comme l’antithèse presque barbare à la « civilisation » athénienne. Enfin, on peut seservir de ce document pour comprendre une méthode rhétorique consistant à jouer sur lessentiments de l’auditoire pour le persuader, plutôt que de le convaincre par une démonstrationmoins évidente ; en ce sens nous sommes là en présence d’un véritable discours depropagande, conçu moins pour coller au réel que pour provoquer des réactions passionnéesdans l’assistance. Il serait d’ailleurs intéressant de comparer cet aspect de propagande et dediabolisation avec un discours analogue qui pourrait avoir été tenu à Sparte à la mêmeépoque, afin de savoir si ce moyen politique peut être considérée comme une spécificitéathénienne ou non.