Longin Du Sublime Fr

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Littérature antique

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[0] (Pseudo-) LONGIN : TRAITE DU SUBLIME OU DU MERVEILLEUX DANS LE DISCOURS.[1] CHAPITRE PREMIER. Servant de prface tout louvrage. Vous savez bien, mon cher Terentianus, que quand nous lmes ensemble le petit trait que Cecilius a fait du sublime, nous trouvmes que la bassesse de ton style rpondait assez mal la dignit de son sujet : que les principaux points de cette matire n'y taient pas touchs, et qu'en un mot cet ouvrage ne pouvait pas apporter un grand profit aux lecteurs, qui est nanmoins le but o doit tendre tout homme qui veut crire. D'ailleurs, quand on traite d'un art, il y a deux choses quoi il se faut toujours tudier. La premire est, de bien faire entendre son sujet. La seconde, que je tiens au fonds la principale, consiste montrer comment et par quels moyens ce que nous enseignons se peut acqurir. Cecilius s'est fort attach l'une de ces deux choses : car il s'efforce de montrer par une infinit de paroles, ce que c'est que le grand et le sublime, comme si c'tait un point fort ignor : mais il ne dit rien des moyens qui peuvent porter lesprit ce grand et ce sublime. Il passe cela, je ne sais pourquoi, comme une chose absolument inutile. Aprs tout, cet auteur peut-tre n'est-il pas tant reprendre pour ses fautes, qu' louer pour son travail, et pour le dessein qu'il a eu de bien faire. Toutefois, puisque vous voulez que j'crive aussi du sublime, voyons, pour l'amour de vous, si nous n'avons point fait sur cette matire quelque observation raisonnable, et dont les orateurs puissent tirer quelque sorte d'utilit. Mais c'est la charge, mon cher Terentianus, que nous reverrons ensemble exactement mon ouvrage, et que vous m'en direz votre sentiment avec cette sincrit que nous devons naturellement nos amis. Car, comme un sage dit fort bien si nous avons quelque voie pour nous rendre semblables aux Dieux, c'est de faire plaisir et de dire la vrit. Au reste, comme c'est vous que j'cris, c'est dire un homme instruit de toutes les belles connaissances, je ne m'arrterai point sur beaucoup de choses qu'il m'et fallu tablir avant que d'entrer en matire, pour montrer que le sublime est en effet ce qui forme l'excellence et la souveraine perfection du discours: que c'est par lui que les grands potes et les crivains les plus fameux ont remport le prix, et rempli toute la postrit du bruit de leur gloire. Car il ne persuade pas proprement, mais il ravit, il transporte, et produit en nous une certaine admiration mfie d'tonnement et de surprise, qui est toute autre chose que de plaire seulement, ou de persuader. Nous pouvons dire l'gard de la Persuasion, que pour l'ordinaire, elle n'a sur nous qu'autant de puissance que nous voulons. Il n'en est pas ainsi du sublime : il donne au discours une certaine vigueur noble, une force invincible, qui enlev l'me de quiconque nous coute. Il ne suffit pas d'un endroit ou deux dans un ouvrage, pour vous faire remarquer la finesse de linvention, la beaut de lconomie et de la disposition C'est avec peine que cette justesse se fait remarquer par toute la suite mme du discours. Mais quand le sublime vient paratre o il faut ; il renverse tout comme un foudre, et prsente d'abord toutes les forces de l'Orateur ramasses ensemble. Mais ce que je dis ici, et tout ce que je pourrais dire de semblable serait fort inutile pour vous, qui savez ces choses par exprience, et qui m'en feriez au besoin moi-mme des leons. [2] CHAPITRE II : Sil y a un art particulier du sublime et des trois vices qui lui sont opposs. Il faut voir d'abord, s'il y a un art particulier du sublime. Car il se trouve des gens qui s'imaginent, que c'est une erreur de le vouloir rduire en art, et d'en donner des prceptes. Le sublime, disent-ils, nat avec nous, et ne s'apprend point. Le seul art pour y parvenir, c'est d'y tre n. Et mme, ce qu'ils prtendent, il y a des ouvrages que la nature doit produire toute seule. La contrainte des prceptes ne fait que les affaiblir, et leur donner une certaine scheresse qui les rend maigres et dcharns. Mais je soutiens, qu' bien prendre les choses, on verra clairement tout le contraire. Et dire vrai, quoi que la nature ne se montre jamais plus libre que dans les discours sublimes et pathtiques, il est pourtant ais de reconnatre qu'elle n'est pas absolument ennemie de l'art et des rgles. J'avoue que dans toutes nos productions il la faut toujours supposer comme la base, le principe, et le premier fondement. Mais aussi est-il certain que notre esprit a besoin d'une mthode pour lui enseigner ne dire que ce qu'il faut, et le dire en son lieu, et que cette mthode peut beaucoup contribuer pour acqurir la parfaite habitude du sublime. Car comme les vaisseaux sont en danger de prir, lorsqu'on les abandonne leur seule lgret, et qu'on ne sait pas leur donner la charge et le poids qu'ils doivent avoir. Il en est ainsi du sublime, si on labandonne la seule imptuosit d'une nature ignorante et tmraire, notre esprit assez souvent na pas moins besoin de bride que d'peron. Dmosthne dit en quelque endroit, que le plus grand bien qui puisse nous arriver dans la vie, c'est d'tre heureux: mais qu'il y en a encore un autre qui nest pas moindre, et sans lequel ce premier ne saurait subsister, qui est de savoir se conduire avec prudence. Nous en pouvons dire autant l'gard du discours. La nature est ce qu'il y a de plus ncessaire pour arriver au grand : toutefois si l'art ne prend soin de la conduire, c'est une aveugle qui ne sait o elle va. - - -. [3] Telles sont ces penses : Les torrents de flamme entortills. Vomir contre le ciel. Faire de Bore son joueur de fltes, et toutes les autres faons de parler dont cette pice est pleine. Car elles ne sont pas grandes et tragiques, mais enfles et extravagantes. Toutes ces phrases ainsi embarrasses de vaines imaginations troublent et gtent plus un discours, qu'elles ne servent l'lever. De sorte qu' les regarder de prs et au grand jour, ce qui paraissait d'abord si terrible devient tout coup sot et ridicule. Que si c'est un dfaut insupportable dans la tragdie, qui est naturellement pompeuse et magnifique, que de s'enfler mal propos ; plus forte raison doit-il tre condamn dans le discours ordinaire. De l vient qu'on s'est raill de Gorgias, pour avoir appelle Xerxs, le Jupiter des Perses, et les vautours, des spulcres anims. On na pas t plus indulgent pour Callisthne, qui en certains endroits de ses crits ne s'lve pas proprement, mais se guinde si haut qu'on le perd de vue. De tous ceux-l pourtant je n'en vois point de si enfl que Clitarque. Cet auteur n'a que du vent et de l'corce, il ressemble un homme qui, pour me servir des termes de Sophocle, ouvre une grande bouche, pour souffler dans une petite flte. Il faut faire le mme jugement d'Amphicrate, d'Hegesias et de Matris. Ceux-ci quelquefois s'imaginant qu'ils sont pris d'un enthousiasme et dune fureur divine, au lieu de tonner, comme ils pensent, ne font que niaiser et que badiner comme des enfants. Et certainement en matire d'loquence il n'y a rien de plus difficile viter que lenflure. Car comme en toutes choses naturellement nous cherchons le Grand, et que nous craignons sur tout d'tre accuss de scheresse ou de peu de force, il arrive, je ne sais comment, que la plupart tombent dans ce vice : fonds sur cette maxime commune : "Dans un noble projet on tombe noblement". Cependant il est certain que lenflure n'est pas moins vicieuse dans le discours que dans les corps. Elle n'a que de faux dehors et une apparence trompeuse : mais au dedans elle est creuse et vide, et fait quelquefois un effet tout contraire au Grand. Car comme on dit fort bien, "Il ny a rien de plus sec quun Hydropique". Au reste le dfaut du style enfl, c'est de vouloir aller au del du Grand. Il en est tout au contraire du Purile. Car il n'y a rien de si bas, de si petit, ni de si oppos la noblesse du discours. Quest-ce donc que purilit? Ce nest visiblement autre chose qu'une pense d'colier, qui pour tre trop recherche devient froide. Cest le vice o tombent ceux qui veulent toujours dire quelque chose d'extraordinaire et de brillant : mais sur tout ceux qui cherchent avec tant de soin le plaisant et l'agrable. Parce qu' la fin, pour s'attacher trop au style figur, ils tombent dans une sotte affectation. Il y a encore un troisime dfaut oppos au grand, qui regarde le pathtique. Thodore l'appelle une fureur hors de saison : lorsqu'on s'chauffe mal propos, ou qu'on s'emporte avec excs, quand le sujet ne permet que de s'chauffer mdiocrement. En effet quelques-uns, ainsi que s'ils taient ivres, ne disent point les choses de l'air dont elles doivent tre dites: mais ils sont entrans de leur propre imptuosit, et tombent sans cesse en des emportements d'colier et de dclamateur : si bien que comme on n'est point touch de ce qu'ils disent, ils se rendent la fin odieux et insupportables. Car c'est ce qui arrive ncessairement ceux qui s'emportent et se dbattent mal propos devant des gens qui ne sont point du tout mus. Mais nous parlerons en un autre endroit de ce qui concerne les passions. [4] CHAPITRE IV. Du style froid. Pour ce qui est de ce froid ou puril dont nous parlions, Time en est tout plein. Cet auteur est assez habile homme d'ailleurs ; il ne manque pas quelquefois par le grand et le sublime: il sait beaucoup, et dit mme les choses d'assez bon sens: Si ce n'est qu'il est enclin naturellement reprendre les vices des autres, quoiqu'aveugle pour ses propres dfauts, et si curieux au reste d'taler de nouvelles penses, que cela le fait tomber assez souvent dans la dernire purilit. Je me contenterai d'en donner ici un ou deux exemples parce que Cecilius en a dj rapport un assez grand nombre. En voulant louer Alexandre le Grand, il a, dit-il, conquis toute lAsie en moins de temps, quIsocrate nen a employ composer son pangyrique. Voil sans mentir une comparaison admirable d'Alexandre le Grand avec un rhteur. Par cette raison, Time, il s'ensuivra que les Lacdmoniens le doivent cder Isocrate : puisqu'ils furent trente ans prendre la ville de Messne y et que celui-ci n'en mit que dix faire son pangyrique. Mais propos des Athniens qui taient prisonniers de guerre dans la Sicile, de quelle exclamation penseriez-vous qu'il se serve ? Il dit : Que ctait une punition du Ciel, cause de leur impit envers le Dieu Herms, autrement Mercure, et pour avoir mutil ses statues. Parce quil y avait un des chefs de larme ennemie, qui tirait son nom d'Herms de pre en fils, savoir Hermocrate fils d'Hermon; sans mentir, mon cher Terentianus, je m'tonne qu'il n'ait dit aussi de Denys le Tyran: que les Dieux permirent qu'il ft chass de son royaume par Zeus et par Hraclide, cause de son peu de respect l'gard de Dion et d'Hracls cest dire de Jupiter et d'Hercule. Mais pourquoi m'arrter aprs Time ? Ces hros de l'antiquit, je veux dire Xnophon et Platon, sortis de l'cole de Socrate soublient bien quelquefois eux-mmes, jusqu' laisser chapper dans leurs crits des choses basses et puriles. Par exemple le premier dans le livre qu'il a crit de la Rpublique des Lacdmoniens. On ne les entend, dit-il, non plus parler, que si ctaient des pierres : ils ne tournent non plus les yeux, que sils taient de bronze: Enfin ils ont plus de pudeur, que ces parties de lil que nous appelions en grec du nom de vierges. Ctait Amphicrate et non pas Xnophon dappeler les prunelles des vierges pleines de pudeur. Quelle pense ! bon Dieu ! parce que le mot de Cor qui signifie en grec la prunelle de l'il, signifie aussi une vierge, de vouloir que toutes les prunelles universellement soient des vierges pleines de modestie : vu qu'il n'y a peut-tre point d'endroit sur nous o l'impudence clate plus que dans les yeux : et c'est pourquoi Homre, pour exprimer un impudent: "Ivrogne, dit-il, avec tes yeux de chien". Cependant Time n'a pu voir une si froide pense dans Xnophon, sans la revendiquer comme un vol qui lui avait t fait par cet Auteur. Voici donc comme il l'emploie dans la vie d'Agathocle. Nest-ce pas une chose trange quil ait ravi sa propre cousine qui venait dtre marie un autre, quil lait dis-je, ravie le lendemain mme de ses noces ? Car qui est-ce qui et voulu faire cela ; sil et eu des vierges aux yeux, et non pas des prunelles impudiques ! Mais que dirons-nous de Platon, quoique divin d'ailleurs, qui voulant parler de ces tablettes de bois de cyprs, ou l'on devait crire les actes publics, use de cette pense, "Ayant crit toutes ces choses, ils poseront dans les temples ces monuments de cyprs". Et ailleurs propos des murs. "Pour ce qui est des murs, dit-il, Megillus, je suis de lavis de Sparte, de les laisser dormir et de ne les point faire lever tandis quils sont couchs, par terre". Il y a quelque chose d'aussi ridicule dans Hrodote, quand il appelle les belles femmes, "le mal des yeux". Ceci nanmoins semble en quelque faon pardonnable l'endroit o il est : parce que ce sont des Barbares qui le disent dans le vin et la dbauche : mais comme ces personnes ne sont pas de fort grande considration, il ne fallait pas pour en rapporter un mchant mot, se mettre au hasard de dplaire toute la postrit. [5] CHAPITRE V. De lorigine du style froid. Toutes ces affectations cependant si basses et si puriles ne viennent que d'une seule cause, c'est savoir de ce qu'on cherche trop la nouveaut dans les penses, qui est la manie surtout des crivains d'aujourd'hui. Car du mme endroit que vient le bien, assez souvent vient aussi le mal. Ainsi voyons-nous que ce qui contribue le plus en de certaines occasions embellir nos ouvrages : ce qui fait, dis-je, la beaut, la grandeur, les grces de llocution, cela mme en d'autres rencontres est quelquefois cause du contraire y comme on le peut aisment reconnatre dans les hyperboles et dans ces autres figures qu'on appelle pluriels. En effet nous montrerons dans la suite, combien il est dangereux de s'en servir. Il faut donc voir maintenant comment nous pourrons viter ces vices qui se glissent quelquefois dans le sublime. Or nous en viendrons bout sans doute, si nous nous acqurons d'abord une connaissance nette et distincte du vritable sublime ; et si nous apprenons en bien juger, qui n'est pas une chose peu difficile : puisque enfin de savoir bien juger du fort et du faible d'un discours, ce ne peut tre que l'effet d'un long usage, et le dernier fruit, pour ainsi dire, d'une tude consomme. Mais par avance, voici peut-tre un chemin pour y parvenir. [6] CHAPITRE VI. Des moyens en gnral pour connatre le sublime. Il faut savoir, mon cher Terentianus, que dans la vie ordinaire on ne peut point dire qu'une chose ait rien de grand, quand le mpris qu'on fait de cette chose tient lui-mme du grand. Telles sont les richesses, les dignits, les honneurs, les empires et tous ces autres biens en apparence qui n'ont quun certain faite au dehors, et qui ne passeront jamais pour de vritables biens dans l'esprit d'un sage : puisqu'au contraire ce n'est pas un petit avantage que de les pouvoir mpriser. D'o vient aussi qu'on admire beaucoup moins ceux qui les possdent, que ceux qui les pouvant possder, les rejettent par une pure grandeur dme. Nous devons faire le mme jugement l'gard des ouvrages des potes et des orateurs. Je veux dire, qu'il faut bien se donner de garde d'y prendre pour sublime une certaine apparence de grandeur btie ordinairement sur de grands mots assembls au hasard, et qui nest, la bien examiner, quune vaine enflure de paroles plus digne en effet de mpris que d'admiration. Car tout ce qui est vritablement sublime a cela de propre, quand on l'coute, qu'il lve lme, et lui fait concevoir une plus haute opinion delle-mme, la remplissant de joie et de je ne sais quel noble orgueil, comme si c'tait elle qui et produit les choses qu'elle vient simplement d'entendre. Quand donc un homme de bon sens et habile en ces matires entendra rciter un ouvrage, si aprs lavoir ou plusieurs fois, il ne sent point qu'il lui lve l'me, et lui laisse dans lesprit une ide qui soit mme au dessus de ses paroles : mais si au contraire, en le regardant avec attention, il trouve qu'il tombe et ne se soutienne pas, il n'y a point l de grand : puisque enfin ce n'est qu'un son de paroles qui frappe simplement l'oreille, et dont il ne demeure rien dans l'esprit. La marque infaillible du sublime, c'est quand nous sentons qu'un discours nous laisse beaucoup penser, fait d'abord un effet sur nous auquel il est bien difficile, pour ne pas dire impossible de rsister, et qu'ensuite le souvenir nous en dure, et ne s'efface qu'avec peine. En un mot : figurez-vous qu'une chose est vritablement sublime, quand vous voyez qu'elle plat universellement et dans toutes ses parties. Car lorsqu'en un grand nombre de personnes diffrentes de profession et dge, et qui n'ont aucun rapport ni d'humeurs ni d'inclinations, tout le monde vient tre frapp galement de quelque endroit d'un discours ; ce jugement et cette approbation uniforme de tant d'esprits si discordants d'ailleurs, est une preuve certaine et indubitable qu'il y a l du merveilleux et du grand. [7] CHAPITRE VI : Des cinq sources du grand. Il y a pour ainsi dire, cinq sources principales du sublime: mais ces cinq sources prsupposent, comme pour fondement commun, une facult de bien parler ; sans quoi tout le reste n'est rien. Cela pose, la premire et la plus considrable est une certaine lvation desprit qui nous fait penser heureusement les choses : comme nous lavons dj montr dans nos commentaires sur Xnophon. La seconde consiste dans le pathtique: j'entends par pathtique, cet enthousiasme, et cette vhmence naturelle qui touche et qui meut. Au reste l'gard de ces deux premires, elles doivent presque tout la nature, et il faut qu'elles naissent en nous: au lieu que les autres dpendent de l'art en partie. La troisime n'est autre chose, que les figures tournes dune certaine manire. Or les figures sont de deux fortes les figures de pense, et les figures de diction. Nous mettons pour la quatrime, la noblesse de lexpression, qui a deux parties, le choix des mots, et la diction lgante et figure. Pour la cinquime qui est celle, proprement parler, qui produit le grand et qui renferme en soi toutes les autres, cest la composition et larrangement des paroles dans toute leur magnificence et leur dignit. Examinons maintenant ce qu'il y a de remarquable dans chacune de ces espces en particulier : mais nous avertirons en passant que Cecilius en a oubli quelques-unes, et entre autres le pathtique. Et certainement s'il l'a fait, pour avoir cru que le sublime et le pathtique naturellement n'allaient jamais l'un sans l'autre, et ne faisaient qu'un, il se trompe: puisqu'il y a des passions qui n'ont rien de grand, et qui ont mme quelque chose de bas, comme laffliction, la peur, la tristesse : et qu'au contraire il se rencontre quantit de choses grandes et sublimes, o il n'entre point de passion. Tel est entre autres ce que dit Homre avec tant de hardiesse en parlant des Alodes."Pour dtrner les Dieux de leur vaste ambition Entreprit d'entasser Osse sur Plion. Ce qui suit est encore bien plus fort. Ils leussent fait sans doute", etc. Et dans sa prose les pangyriques et tous ces discours qui ne se font que pour l'ostentation ont par tout du grand et du sublime : bien qu'il n'y entre point de passion pour l'ordinaire. De sorte qu'entre les orateurs mme ceux-l communment sont les moins propres pour le pangyrique, qui sont les plus pathtiques et au contraire ceux qui russissent le mieux dans le pangyrique, s'entendent assez mal toucher les passions. Que si Cecilius s'est imagin que le pathtique en gnral ne contribuait point au grand, et qu'il tait par consquent inutile d'en parler il ne s'abuse pas moins. Car j'ose dire, qu'il n'y a peut-tre rien qui relve davantage un discours, qu'un beau mouvement et une passion pousse propos. En effet c'est comme unie espce d'enthousiasme et de fureur noble qui anime loraison, et qui lui donne un feu et une vigueur toute divine. [8] CHAPITRE VIII. De la sublimit dans les penses. Bien que des cinq parties dont jai parl, la premire et la plus considrable, je veux dire cette lvation desprit naturelle, soit plutt un prsent du ciel, qu'une qualit qui se puisse acqurir ; nous devons autant qu'il nous est possible, nourrir notre esprit au grand, et le tenir toujours plein, pour ainsi dire, d'une certaine fiert noble et gnreuse. Que si on demande comme il s'y faut prendre; jai dj crit ailleurs que cette lvation d'esprit tait une image de la grandeur d'me : et c'est pourquoi nous admirons quelquefois la seule pense d'un homme, encore quil ne parle point, cause de cette grandeur de courage que nous voyons. Par exemple le silence d'Ajax aux Enfers, dans lOdysse. Car ce silence a je ne sais quoi de plus grand que tout ce qu'il aurait pu dire.La premire qualit donc qu'il faut supposer en un vritable orateur ; cest quil nait point lesprit rampant. En effet il n'est pas possible qu'un homme qui n'a toute sa vie que des sentiments et des inclinations basses et serviles puisse jamais rien produire qui soit fort merveilleux ni digne de la postrit. Il n'y a vraisemblablement que ceux qui ont de hautes et de solides penses qui puissent faire des discours levs, et cest particulirement aux grands hommes qu'il chappe de dire des choses extraordinaires. Voyez par exemple ce que rpondit Alexandre quand Darius lui fit offrir la moiti de l'Asie avec sa fille en mariage. "Pour moi, lui disait Parmnion si jtais Alexandre, jaccepterai ces offres. Et moi aussi, rpliqua ce prince, si jtais Parmnion". N'est-il pas vrai qu'il fallait tre Alexandre pour faire cette rponse ? Et cest en cette partie qu'a principalement excell Homre, dont les penses sont toutes sublimes : comme on le peut voir dans la description de la desse Discorde qui a, dit-il, "La Tte dans les Cieux, et les pieds sur la Terre". Car on peut dire que cette grandeur qu'il lui donne est moins la mesure de la discorde, que de la capacit et de l'lvation de lesprit d'Homre. Hsiode a mis un vers bien diffrent de celui-ci dans son Bouclier et s'il est vrai que ce pome fait de lui quand il dit propos de la desse des tnbres, "Une puante humeur lui coulait des narines". En effet il ne rend pas proprement cette desse terrible, mais odieuse et dgotante. Au contraire vois quelle majest Homre donne aux Dieux. "Autant, quun homme assis aux rivages des mers Vois du haut dune tour despace dans les airs : Autant, des immortels les coursiers intrpides En franchisent d'un saut", etc. Il mesure ltendue de leur saut celle de l'Univers. Qui est-ce donc qui ne scrierait avec raison, en voyant la magnificence de cette hyperbole, que si les chevaux des dieux voulaient faire un second saut, ils ne trouveraient pas assez d'espace dans le monde ? Ces peintures aussi qu'il fait du combat des dieux ont quelque chose de fort grand, quand il dit : "Le ciel en retentit, et lOlympe en trembla".Et ailleurs :"LEnfer smeut au bruit de Neptune en furie. Pluton sort de fin trne il plit, il scrie: Il a peur que ce Dieu, dans cet affreux sjour, D'un coup de son trident ne fasse entrer le jour, Et par le centre ouvert de la Terre branle, Ne fasse voir du Styx la rive dsole : Ne dcouvre aux vivants cet empire odieux Abhorr des mortels, et craint mme des Dieux".Voyez-vous, mon cher Terentianus, la terre ouverte jusqu'en son centre, l'enfer prt paratre, et toute la machine du monde sur le point d'tre dtruite et renverse : pour montrer que dans ce combat, le Ciel, les Enfers, les choses mortelles et immortelles, tout enfin combattait avec les Dieux, et qu'il n'y avait rien dans la nature qui ne ft en danger? Mais il faut prendre toutes ces penses dans un sens allgorique, autrement elles ont je ne sais quoi d'affreux, d'impie, et de peu convenable la majest des Dieux. Et pour moi lorsque je vois dans Homre les plaies, les ligues, les supplices, les larmes, les emprisonnements des Dieux, et tous ces autres accidents o ils tombent sans cesse, il me semble qu'il s'est efforc autant qu'il a pu de faire des Dieux de ces hommes qui furent au sige de Troie, et qu'au contraire des Dieux mmes il en a fait des hommes. Encore les fait-il de pire condition : car l'gard de nous, quand nous sommes malheureux, au moins avons-nous la mort qui est comme un port assur pour sortir de nos misres: au lieu qu'en reprsentant les Dieux de cette sorte, il ne les rend pas proprement immortels, mais ternellement misrables. Il a donc bien mieux russi lorsqu'il nous a peint un dieu tel qu'il est dans toute sa majest, et sa grandeur, et sans mlange des choses terrestres : comme dans cet endroit qui a t remarqu par plusieurs devant moi, o il dit en parlant de Neptune : "Neptune ainsi marchant dans ces vastes campagnes Fait trembler sous ses pieds et forts et montagnes".Et dans un autre endroit : "Il attelle son char et montant firement Lui fait fendre les flots de lhumide lment. Ds quon le voit marcher sur ces liquides plaines D'aise on entend fauter les pesantes Baleines. LEau frmit sous le Dieu qui lui donne la loi. Et semble avec plaisir reconnatre son Roi. Cependant le char vole", etc. Ainsi le lgislateur des Juifs, qui n'tait pas un homme ordinaire, ayant fort bien conu la grandeur et la puissance de Dieu, l'a exprime dans toute sa dignit y au commencement de ses lois, par ces paroles. "Dieu dit : Que la lumire se fasse et la lumire se fit. Que la Terre si fasse, Terre fut faite". Je pense, mon cher Terentianus, que vous ne serez pas fch que je vous rapporte encore ici un passage de notre pote, quand il parle des hommes, afin de vous faire voir combien Homre est hroque lui-mme ; en peignant le caractre d'un hros. Une paisse obscurit avait couvert tout d'un coup l'arme des Grecs, et les empchait de combattre. En cet endroit Ajax ne sachant plus quelle rsolution prendre s'crie : "Grand Dieu chtie la nuit qui nous couvre les yeux Et combats contre nous la clart des cieux".Voila les vritables sentiments d'un guerrier tel qu'Ajax. Il ne demande pas la vie, un hros n'tait pas capable de cette bassesse : mais comme il ne voit point d'occasion de signaler son courage au milieu de l'obscurit, il se fche de ne point combattre : il demande donc en hte que le jour paraisse, pour faire au moins une fin digne de son grand cur, quand il devrait avoir combattre Jupiter mme. En effet Homre en cet endroit est comme un vent favorable qui seconde l'ardeur des combattants: car il ne se remue pas avec moins de violence, que s'il tait pris aussi de fureur. "Tel que Mars en courroux au milieu des batailles, Ou comme on voit un feu dans la nuit et lhorreur, Au travers des forts promener sa fureur De colre il cume", etc.Mais je vous prie de remarquer, pour plusieurs raisons, combien il est affaibli dans son Odysse o il fait voir en effet que c'est le propre dun grand esprit, lorsqu'il commence vieillir et dcliner, de se plaire aux contes et aux fables. Car qu'il ait compos l'Odysse depuis l'Iliade, j'en pourrais donner plusieurs preuves. Et premirement il est certain qu'il y a quantit de choses dans l'Odysse qui ne sont que la suite des malheurs qu'on lit dans Iliade, et qu'il a transportes dans ce dernier ouvrage, comme autant d'effets de la guerre de Troie. Ajouts que les accidents qui arrivent dans l'Iliade sont dplors souvent par les hros de l'Odysse, comme des malheurs connus et arrivs il y a dj longtemps. Et c'est pourquoi l'Odysse n'est proprement parler que l'pilogue de l'Iliade. "L gt le grand Ajax, et linvincible Achille. La de ses ans Patrocle a vu borner le cours. L mon fils, mon cher fils a termin ses jours".De l vient mon avis, que comme Homre a compos son Iliade durant que son esprit tait en sa plus grande vigueur, tout le corps de son ouvrage est dramatique et plein d'action : au lieu que la meilleure partie de l'Odysse se passe en narrations, qui est le gnie de la vieillesse, tellement qu'on le peut comparer dans ce dernier ouvrage au soleil quand il se couche, qui a toujours sa mme grandeur, mais qui n'a plus tant d'ardeur ni de force. En effet il ne parle plus du mme ton : on n'y voit plus ce sublime de l'Iliade qui marche partout d'un pas gal, sans que jamais il s'arrte, ni se repose. On n'y remarque point cette foule de mouvements et de passions entasses les unes sur les autres. Il n'a plus cette mme force, et s'il faut ainsi parler, cette mme volubilit de discours si propre pour l'action, et mle de tant d'images naves des choses. Nous pouvons dire que c'est le reflux de son esprit qui comme un grand ocan se retire et dserte ses rivages. A tout propos il s'gare dans des imaginations et des fables incroyables. Je n'ai pas oubli pourtant les descriptions de temptes qu'il fait, les aventures qui arrivrent Ulysse chez Polyphme, et quelques autres endroits qui sont sans doute fort beaux. Mais cette vieillesse dans Homre, aprs tout, c'est la vieillesse d'Homre : joint qu'en tous ces endroits-l il y a beaucoup plus de fable et de narration que d'action. Je me suis tendu l-dessus y comme j'ai dj dit : afin de vous faire voir que les gnies naturellement les plus levs tombent quelquefois dans la badinerie, quand la force de leur esprit vient s'teindre. Dans ce rang on doit mettre ce qu'il dit du sac o Eole enferma les vents, et des compagnons d'Ulysse changez par Circ en pourceaux, que Zole appelle de petits Cochons larmoyants. Il en est de mme des colombes qui nourrirent Jupiter, comme un pigeonneau : de la disette d'Ulysse qui fut dix jours sans manger aprs son naufrage, et de toutes ces absurdits qu'il conte du meurtre des amants de Pnlope. Car tout ce qu'on peut dire l'avantage de ces fictions, c'est que ce sont d'assez beaux songes, et, si vous voulez, des songes de Jupiter mme. Ce qui ma encore oblig parler de l'Odysse, c'est pour vous montrer que les grands potes, et les crivains clbres, quand leur esprit manque de vigueur pour le pathtique, s'amusent ordinairement peindre les murs. Cest ce que fait Homre, quand il dfait la vie que menaient les amants de Pnlope dans la maison dUlysse. En effet toute cette description est proprement une espce de comdie o les diffrents caractres des hommes sont peints. [9] CHAPITRE IX. De la sublimit qui se tire des circonstances. Voyons si nous n'avons point encore quelque autre moyen par o nous puissions rendre un discours sublime. Je dis donc, que comme naturellement rien n'arrive au monde qui ne soit toujours accompagn de certaines circonstances, ce sera un secret infaillible pour arriver au grand, si nous savons faire propos le choix des plus considrables, et si en les liant bien ensemble, nous en formons comme un corps. Car d'un ct ce choix, et de lautre cet amas de circonstances choisies attachent fortement l'esprit. Ainsi, quand Sapho veut exprimer les fureurs de l'amour, elle ramasse de tous cots les accidents qui suivent et qui accompagnent en effet cette passion: mais o son adresse parat principalement, cest choisir de tous ces accidents ceux qui marquent davantage l'excs et la violence de l'amour, et bien lier tout cela ensemble. "Heureux ! qui prs de toi, pour toi seule soupire ; Qui jouit du plaisir de tentendre parler : Qui te voit quelquefois doucement lui sourire. Les Dieux, dans son bonheur peuvent-ils lgaler ? Je sens de veine en veine une subtile flamme Courir par tout mon corps, si tt que je te vois : Et dans les doux transports, o s'gare mon meJe ne saurais trouver de langue, ni de voix Un nuage confus se rpand sur ma vue Je nentends plus, je tombe en de douces langueursEt passe y sans haleine, interdite, perdue, Un frisson me saisit, je tremble, je me meurs. Mais quand on na plus rien, il faut tout hasarder", etc. N'admirez-vous point comment elle ramasse toutes ces choses, lme, le corps, l'oue, la langue, la vue, la couleur, comme si c'taient autant de personnes diffrentes et prtes expirer ? Voyez de combien de mouvements contraires elle est agite, elle gle, elle brle, elle est folle, elle est sage ; ou elle est entirement hors d'elle-mme, ou elle va mourir : en un mot on dirait quelle n'est pas prise d'une simple passion, mais que son me est un rendez-vous de toutes les passions et c'est en effet ce qui arrive ceux qui aiment. Vous voyez donc bien, comme j'ai dj dit, que ce qui fait la principale beaut de son discours, ce sont toutes ces grandes circonstances marques propos, et ramasses avec choix. Ainsi quand Homre veut faire la description dune tempte, il a soin d'exprimer tout ce qui peut arriver de plus affreux dans une tempte. Car par exemple l'auteur du pome des Arimaspiens pense dire des choses fort tonnantes quand il scrie : "O prodige tonnante fureur incroyable Des hommes insenss, sur de frles vaisseaux, Sen vont loin de la terre habiter sur les eaux : Et suivant sur la mer une route incertaine, Courent chercher bien loin le travail et la peine. Ils ne gotent jamais de paisible repos. Ils ont les yeux au Ciel, et lesprit sur les flots : Et les bras tendus, les entrailles mues, Ils font souvent aux Dieux des prires perdues". Cependant il n y a personne, comme je pense, qui ne voie bien que ce discours est en effet plus fard et plus fleuri que grand et sublime. Voyons donc comment fait Homre, et considrons cet endroit entre plusieurs autres : "Comme lon voit les flots soulevs par lorage, Fondre sur un vaisseau qui soppose leur rage. Le vent avec fureur dans les voiles frmit, La mer blanchit d' cume et lair au loin gmitLe matelot troubl, que son art abandonne, Croit voir dans chaque flot la mort qui lenvironne". Aratus a tch d'enchrir sur ce dernier vers, en disant : "Un bois mince et lger les dfend de la mort". Mais en fardant ainsi cette pense, il la rendue basse et fleurie de terrible qu'elle tait. Et puis renfermant tout le pril dans ces mots, "Un bois mince et lger les dfend de la mort", il l'loigne et le diminue plutt qu'il ne l'augmente. Mais Homre ne met pas pour une seule fois devant les yeux le danger o se trouvent les matelots ; il les reprsente, comme en un tableau, sur le point d'tre immergs tous les flots qui s'lvent et imprime jusque dans ses mots et les syllabes, image du pril. Archiloque ne sest point servi d'autre artifice dans la description de son naufrage non plus que Dmosthne dans cet endroit o il dcrit le trouble des Athniens la nouvelle de la prise d'late, quand il dit: "Il tait dj fort tard", etc. Car ils n'ont fait tous deux que trier, pour ainsi dire, et ramasser soigneusement les grandes circonstances, prenant garde ne point infrer dans leurs discours de particularits basses et superflues, ou qui sentissent l'cole. En effet, de trop s'arrter aux petites choses, cela gte tout : et c'est comme du moellon ou des pltras qu'on aurait arrangs, et comme entasss les uns sur les autres pour lever un btiment. [10] CHAPITRE X. De lamplification. Entre les moyens dont nous avons parl, qui contribuent au sublime, il faut aussi donner rang ce qu'ils appellent amplification. Car quand la nature des sujets qu'on traite ou des causes qu'on plaide demande des priodes plus tendues et composes de plus de membres, on peut s'lever par degrs, de telle sorte qu'un mot enchrisse toujours sur l'autre. Et cette adresse peut beaucoup servir, ou pour traiter quelque lieu d'un discours, ou pour exagrer, ou pour confirmer, ou pour mettre en jour un fait, ou pour manier une passion. En effet l'amplification se peut diviser en un nombre infini d'espces, mais l'orateur doit savoir que pas une de ces espces n'est parfaite de soi, s'il n'y a du grand et du sublime: si ce n'est lorsqu'on cherche mouvoir la piti, ou que l'on veut ravaler le prix de quelque chose. Partout ailleurs si vous tez l'amplification ce qu'elle a de grand, vous lui arrachez, pour ainsi dire, l'me du corps. En un mot ds que cet appui vient lui manquer, elle languit, et n'a plus ni force ni mouvement. Maintenant, pour plus grande nettet, disons en peu de mots la diffrence qu'il y a de cette partie celle dont nous avons parl dans le chapitre prcdent, et qui, comme j'ai dit, n'est autre chose, qu'un amas de circonstances choisies que l'on runit ensemble ; et voyons par o l'amplification en gnral diffre du grand et du sublime. [11] CHAPITRE XI. Ce que cest quamplification. Je ne saurais approuver la dfinition que lui donnent les matres de l'art. L'amplification, disent-ils, est un discours qui augmente et agrandit les choses. Car cette dfinition peut convenir tout de mme au sublime, au pathtique et aux figures: puisqu'elles donnent toutes au discours je ne sais quel caractre de grandeur. Il y a pourtant bien de la diffrence. Et premirement le sublime consiste dans la hauteur et llvation : au lieu que l'amplification consiste aussi dans la multitude des paroles ; c'est pourquoi le sublime se trouve quelquefois dans une simple pense: mais l'amplification ne subsiste que dans la pompe et l'abondance. L'amplification donc, pour en donner ici une ide gnrale, est un accroissement de paroles, que lon peut tirer de toutes les circonstances particulires des choses et de tous les lieux de loraison, qui remplit le discours, et le fortifie, en appuyant sur ce quon a dj dit. Ainsi elle diffre de la preuve, en ce qu'on emploie celle-ci pour prouver la question, au lieu que l'amplification ne sert qu' tendre et exagrer - - -.La mme diffrence mon avis est entre Dmosthne et Cicron pour le grand et le sublime, autant que nous autres Grecs pouvons juger des ouvrages d' un Auteur Latin. En effet Dmosthne est grand en ce qu'il est ferr et concis, et Cicron au contraire en ce qu'il est diffus ettendu. On peut comparer ce Premier cause de la violence, de la rapidit, de la force, et de la vhmence avec laquelle il ravage, pour ainsi dire, et emporte tout, une tempte et un foudre. Pour Cicron, mon sens, il ressemble un grand embrasement qui se rpand par tout, et s'lve en l'air, avec un feu dont la violence dure et ne s'teint point: qui fait de diffrents effets, selon les diffrents endroits o il se trouve, mais qui se nourrit nanmoins et s'entretient toujours dans la diversit des choses o il s'attache. Mais vous pouvez mieux juger de cela que moi. Au reste le sublime de Dmosthne vaut sans doute bien mieux dans les exagrations fortes, et les violentes passions : quand il faut, pour ainsi dire, tonner l'auditeur. Au contraire l'abondance est meilleure, lorsqu'on veut, si j'ose me servir de ces termes rpandre une rose agrable dans les esprits. Et certainement un discours diffus est bien plus propre pour les lieux communs, les proraisons, les digressions, et gnralement pour tous ces discours qui se font dans le genre dmonstratif. Il en est de mme pour les histoires, les traits de physique et plusieurs autres semblables matires. [12] CHAPITRE XII. De limitation. Pour retourner notre discours. Platon dont le style ne laisse pas d'tre fort lev, bien qu'il coule sans tre rapide et sans faire de bruit, nous a donn une ide de ce style que vous ne pouvez ignorer, si vous avez lu les livres de sa Rpublique. Ces hommes malheureux, dit-il quelque part, qui ne savent ce que cest que de sagesse ni de vertu, et qui sont continuellement plongs dans les festins et dans la dbauche, vont toujours de pis en pis, et errent enfin toute leur vie. La vrit na point pour eux dattraits ni de charmes : Ils nont jamais lev les yeux pour la regarder ; en un mot ils nont jamais got de pur ni de solide plaisir. Ils sont comme des btes qui regardent toujours en bas, qui sont courbes vers la Terre, ils ne songent qu manger, et repatre, qu satisfaire leurs passions brutales, et dans lardeur de les rassasier, ils regimbent, ils gratignent, ils se battent coups d'ongles et de cornes de fer, et prissent la fin par leur gourmandise insatiable. Au reste ce philosophe nous a encore enseign un autre chemin, si nous ne voulons point le ngliger, qui nous peut conduire au sublime. Quel est ce chemin ? c'est limitation et l'mulation des potes et des crivains illustres qui ont vcu devant nous. Car c'est le but que nous devons toujours nous mettre devant les yeux. Et certainement il s'en voit beaucoup que l'esprit dautrui ravit hors d'eux-mmes, comme on dit qu'une sainte fureur saisit la prtresse d'Apollon sur le sacr Trepi. Car on tient qu'il y a une ouverture en terre d'o sort un souffle, une vapeur toute cleste qui la remplit sur le champ d'une vertu divine, et lui fait prononcer des oracles. De mme ces grandes beauts que nous remarquons dans les ouvrages des anciens sont comme autant de sources sacres, d'o il s'lve des vapeurs heureuses qui se rpandent dans lme de leurs imitateurs, et animent les esprits mmes naturellement les moins chauffs: si bien que dans ce moment ils sont comme ravis et emports de lenthousiasme d'autrui. Ainsi voyons-nous qu'Hrodote et devant lui Stsichore et Archiloque ont t grands imitateurs d'Homre. Platon nanmoins est celui de tous qui l'a le plus imit : car il a puis dans ce pote, comme dans une vive source, dont il a dtourn un nombre infini de ruisseaux : et j'en donnerais des exemples si Amonius nen avait dj rapport plusieurs. Au reste on ne doit point regarder cela comme un larcin, mais comme une belle ide qu'il a eue, et qu'il s'est forme sur les murs, l'invention, et les ouvrages d'autrui. En effet jamais, mon avis, il ne dit de si grandes choses dans ses traits de philosophie, que quand du simple discours passant des expressions et des matires potiques, il vient, s'il faut ainsi dire, comme un nouvel athlte, disputer de toute sa force le prix Homre, c'est dire celui qui tait dj l'admiration de tous les sicles. Car bien qu'il ne le fasse peut-tre qu'avec un peu trop d'ardeur, et comme on dit, les armes la main; cela ne laisse pas nanmoins de lui servir beaucoup, puisque enfin, selon Hsiode : La noble jalousie est utile aux mortels". Et n'est-ce pas en effet quelque chose de bien glorieux et bien digne d'une me noble, que de combattre pour l'honneur et le prix de la victoire, avec ceux qui nous ont prcds ? puisque dans ces sortes de combats on peut mme tre vaincu sans honte. [13] CHAPITRE XIII. De la manire dimiter. Toutes les fois donc que nous voulons travailler un ouvrage qui demande du grand et du sublime, il est bon de faire cette rflexion. Comment est-ce qu'Homre aurait dit cela ? Quauraient fait Platon, Dmosthne ou Thucydide mme, s'il est question d'histoire, pour crire ceci en style sublime? Car ces grands hommes que nous nous proposons imiter, se prsentant de la sorte notre imagination, nous servent comme de flambeau, et souvent nous lvent l'me presque aussi haut que l'ide que nous avons conue de leur gnie. Surtout si nous nous imprimons bien ceci en nous-mmes. Que penseraient Homre ou Dmosthne de ce que je dis s'ils m'coutaient et quel jugement feraient-ils de moi? En effet ce sera un grand avantage pour nous, si nous pouvons nous figurer que nous allons, mais srieusement, rendre compte de nos crits devant un si clbre tribunal, et sur un thtre o nous avons de tels hros pour juges et pour tmoins. Mais un motif encore plus puissant pour nous exciter, c'est de songer au jugement que toute la postrit fera de nos crits. Car si un homme, dans la crainte de ce jugement, ne se soucie pas qu'aucun de ses ouvrages vive plus que lui : son esprit ne saurait rien produire que des avortons aveugles et imparfaits, et il ne se donnera jamais la peine d'achever des ouvrages, quil ne fait point pour passer jusqu la dernire postrit. [14] CHAPITRE XIV. Des images. Ces images, que d'autres appellent teintures ou fictions, sont aussi d'un grand artifice pour donner du poids, de la magnificence, et de la force au discours. Ce mot image se prend en gnral, pour toute pense propre produire une expression, et qui fait une peinture l'esprit de quelque manire que ce soit. Mais il se prend encore dans un sens plus particulier et plus resserr ; pour ces discours que lon fait, lorsque par un enthousiasme et un mouvement extraordinaire de l'me sil semble que nous voyons les choses dont nous parlons, et que nous les mettons devant les yeux de ceux qui coutent. Au reste vous devez savoir que les images dans la rhtorique, ont tout un autre usage que parmi les potes. En effet le but qu'on s'y propose dans la posie, c'est l'tonnement et la surprise : au lieu que dans la prose c'est de bien peindre les choses, et de les faire voir clairement. Il y a pourtant cela de commun, qu'on tend mouvoir en lune et en l'autre rencontre. "Mre cruelle arrte, loigne de mes yeux Ces villes de l'enfer, ces spectres odieux. Ils viennent : je les vois : mon supplice sapprte. Mille horribles serpents leur sifflent sur la tte."Et ailleurs. "O fuirai-je ? Elle vient. Je la vois. Je suis mort". Le Pote en cet endroit ne voyait pas les Furies: cependant il en fait une image si nave, qu'il les fait presque voir aux auditeurs. Et vritablement je ne saurais pas bien dire si Euripide est aussi heureux exprimer les autres passions, mais pour ce qui regarde l'amour et la fureur, c'est quoi il s'est tudi particulirement, et il y a fort bien russi. Et mme en d'autres rencontres il ne manque pas quelquefois de hardiesse peindre les choses. Car bien que son esprit de lui-mme ne soit pas port au grand, il corrige son naturel, et le force d'tre tragique et relev, principalement dans les grands sujets : de sorte qu'on lui peut appliquer ces vers du pote : "A laspect du pril, au combat il sanime : Et le poil hriss, les yeux tincelants, De sa queue il se bat les cts et les flancs". Comme on le peut remarquer dans cet endroit o le soleil parle ainsi Phaton, en lui mettant entre les mains les rnes de ses chevaux : "Prends garde quune ardeur trop funeste ta vie Ne t'emporte au dessus de laride Lybie L jamais daucune eau le sillon arros Ne rafrachit mon char dans sa course embrase". Et dans ces vers suivants. "Aussitt devant toi s'offriront sept toiles Dresse par l ta course, et suis le droit chemin: Phaton, ces mots, prend les rnes en main. De ses chevaux ails il bat les flancs agiles. Les coursiers du Soleil sa voix sont dociles, Ils vont: le char sloigne, et plus prompt quun clair. Pntre en un moment les vastes champs de lair. Le pre cependant plein d'un trouble funeste, Le voit rouler de loin sur la plaine cleste Lui montre encore sa route, et du plus haut des deux, Le fait autant qu'il peut de la voix et des yeux. Va par l, lui dit-il, Reviens : Dtourne: Arrte". Ne diriez vous pas que lme du pote monte sur le char avec Phaton, qu'elle partage tous les prils, et qu'elle vole dans l'air avec les chevaux? car s'il ne les suivait dans les Cieux, s'il n'assistait tout ce qui sy passe pourrait-il peindre la chose comme il fait ? Il en est de mme de cet endroit de sa Cassandre qui commence par : "Mais braves Troyens", etc. Eschyle a quelquefois aussi des hardiesses et des imaginations tout fait nobles et hroques : comme on le peut voir dans la Tragdie intitule "Les Sept devant Thbes", o un courrier venant apporter tocle la nouvelle de ces sept chefs qui avaient tous impitoyablement jur, pour ainsi dire, leur propre mort, s'explique ainsi. "Sur un bouclier noir sept chefs impitoyables, pouvantent les Dieux de serments effroyables Prs d'un Taureau mourant qu'ils viennent dgorgerTous la main dans le sang jurent de se venger, Ils en jurent, la Peur, le Dieu Mars, et Bellone". Au reste bien que ce pote, pour vouloir trop s'lever, tombe assez souvent dans des penses rudes, grossires et mal polies : toutefois Euripide, par une noble mulation, s'expose quelquefois aux mmes prils. Par exemple dans Eschyle le palais de Lycurgue est mu et entre en fureur, la vue de Bacchus. "Le palais en fureur mugit son aspect". Euripide emploie cette mme pense dune autre manire, en ladoucissant nanmoins. "La montagne leurs cris rpond en mugissant". Sophocle n'est pas moins excellent peindre les choses, comme on le peut voir dans la description qu'il nous a laisse d'Oedipe mourant et s'ensevelissant lui-mme au milieu d'une tempte prodigieuse, et dans cet autre endroit o il dpeint l'apparition d'Achille sur son tombeau, dans le moment que les Grecs allaient lever l'ancre. Je doute nanmoins pour cette apparition, que jamais personne en ait fait une description plus vive que Simonide : mais nous n'aurions jamais fait, si nous voulions taler ici tous les exemples que nous pourrions rapporter ce propos. Pour retourner ce que nous disions, les images dans la posie sont pleines ordinairement d'accidents fabuleux, et qui passent toute sorte de crance : au lieu que dans la rhtorique le beau des images, c'est de reprsenter la chose comme elle s'est passe, et telle qu'elle est dans la vrit. Car une invention potique et fabuleuse dans une oraison trane ncessairement avec foi des digressions grossires et hors de propos et tombe dans une extrme absurdit. Cest pourtant ce que cherchent aujourd'hui nos orateurs. Ils voient quelquefois les Furies, ces grands orateurs, aussi bien que les potes tragiques, et les bonnes gens ne prennent pas garde que quand Oreste dit dans Euripide: "Toi qui dans les Enfers me veux prcipiter, Desse, cesse enfin de me perscuter" ; il ne s'imagine voir toutes ces choses, que parce qu'il n'est pas dans son bon sens. Quel est donc l'effet des images dans la rhtorique? Cest quoutre plusieurs autres proprits, elles ont cela qu'elles animent et chauffent le discours. Si bien qu'tant mles avec art dans les preuves, elles ne persuadent pas seulement; mais elles domptent, pour ainsi dire, elles soumettent l'auditeur. Si un homme, dit un orateur, a entendu un grand bruit devant le Palais, et quun autre mme temps vienne annoncer que les prisons sont ouvertes, et que les prisonniers de guerre se sauvent : il ny a point de vieillard si charg d'annes ni de jeune homme si indiffrent, qui ne coure de toute sa force au secours. Que si quelqu'un sur ces entrefaites leur montre lauteur de ce dsordre: cest fait de ce malheureux sil faut qu'il prisse sur le champ, et lon ne lui donne pas le temps de parler. Hypride s'est servi de cet artifice dans l'oraison o il rend compte de l'ordonnance qu'il fit faire, aprs la dfaite de Chrone, qu'on donnerait la libert aux esclaves. Ce nest point, dit-il, un orateur qui a fait passer cette loi : cest la bataille, cest la dfaite de Chrone. Au mme temps qu'il prouve la chose par raison, il fait une image, et par cette proposition qu'il avance, il fait plus que persuader et que prouver. Car comme en toutes choses on s'arrte naturellement ce qui brille et clate davantage, l'esprit de l'auditeur est aisment entran par cette image qu'on lui prsente au milieu d'un raisonnement, et qui lui frappant l'imagination, l'empche d'examiner de si prs la force des preuves, cause de ce grand clat dont elle couvre et environne le discours. Au reste il n'est pas extraordinaire que cela fasse cet effet en nous, puisqu'il est certain que de deux corps mls ensemble celui qui a le plus de force attire toujours soi la vertu et la puissance de l'autre. Mais c'est assez parl de cette sublimit qui consiste dans les penses, et qui vient, comme jai dit, ou de la Grandeur d'me, ou de l'Imitation ou de limagination. [15] CHAPITRE XV. Des figures et premirement de lapostrophe. Il faut maintenant parler des figures, pour suivre l'ordre que nous nous sommes prescrit : car, comme j'ai dit, elles ne sont pas une des moindres parties du sublime, lorsqu'on leur donne le tour qu'elles doivent avoir. Mais ce serait un ouvrage de trop longue haleine, pour ne pas dire infini, si nous voulions faire ici une exacte recherche de toutes les figures qui peuvent avoir place dans le discours. Cest pourquoi nous nous contenterons d'en parcourir quelques-unes des principales, je veux dire, celles qui contribuent le plus au sublime : seulement afin de faire voir que nous n'avanons rien que de vrai, Dmosthne veut justifier saconduite, et prouver aux Athniens, qu'ils n'ont point failli en livrant bataille Philippe. Quel tait l'air naturel d'noncer la chose ? Vous navez point failli, pouvait-il dire, Messieurs, en combattant au pril de vos vies pour la libert et le salut de toute la Grce, et vous en avez, des exemples quon ne saurait dmentir. Car on ne peut pas dire que ces grands hommes aient failli, qui ont combattu pour la mme cause dans les plaines de Marathon, Salamine et devant Plates. Mais il en use bien d'une autre forte, et tout d'un coup, comme s'il tait inspir d'un Dieu, et possd de l'esprit d'Apollon mme, il s'crie en jurant par ces vaillants dfenseurs de la Grce. "Non, Messieurs, non, vous navez point failli. J'en jure par les mnes de ces grands hommes qui ont combattu pour la mme cause dans les plaines de Marathon". Par cette seule forme de serment, que j'appellerai ici apostrophe, il difie ces anciens citoyens dont il parle, et montre en effet, qu'il faut regarder tous ceux qui meurent de la sorte, comme autant de dieux par le nom desquels on doit jurer. Il inspire ses juges l'esprit et les sentiments de ces illustres morts, et changeant l'air naturel de la preuve en cette grande et pathtique manire d'affirmer par des serments si extraordinaires, si nouveaux, si dignes de foi, il fait entrer dans lme de ses auditeurs comme une espce de contrepoison et d'antidote qui en chasse toutes les mauvaises impressions. Il leur lve le courage par des louanges. En un mot il leur fait concevoir qu'ils ne doivent pas moins s'estimer de la bataille qu'ils ont perdue contre Philippe, que des victoires qu'ils ont remportes Marathon et Salamine et par tous ces diffrents moyens renferms dans une seule figure, il les entrane dans son parti. Il y en a pourtant qui prtendent que l'original de ce serment se trouve dans Eupolis, quand il dit: "On ne me verra plus afflig de leur joie. Jen jure mon combat aux champs de Marathon". Mais il n'y a pas grande finesse jurer simplement. Il faut voir o, comment, en quelle occasion, et pourquoi on le fait. Or dans le passage de ce pote il n'y a rien autre chose quun simple serment. Car il parle l aux Athniens heureux, et dans un temps o ils n'avaient pas besoin de consolation. Ajoutez que par ce serment il ne traite pas, comme Dmosthne, ces grands hommes d'immortels, et ne songe point faire natre dans lme des Athniens, des sentiments dignes de la vertu de leurs anctres : vu qu'au lieu de jurer par le nom de ceux qui avaient combattu, il s'amuse jurer par une chose inanime, telle qu'est un combat. Au contraire dans Dmosthne ce serment est fait directement pour rendre le courage aux Athniens vaincus, et pour empcher qu'ils ne regardassent dornavant, comme un malheur, la bataille de Chrone. De sorte que, comme j'ai dj dit, dans cette seule figure, il leur prouve par raison qu'ils n'ont point failli, il leur en fournit un exemple, et il le leur confirme par des serments, il fait leur loge et il les exhorte la guerre contre Philippe. Mais comme on pouvait rpondre notre orateur, il s'agit de la bataille que nous avons perdue contre Philippe, durant que vous maniez les affaires de la Rpublique, et vous jurez par les victoires que nos anctres ont remportes. Afin donc de marcher srement, il a soin de rgler ses paroles, et n'emploie que celles qui lui sont avantageuses : faisant voir, que mme dans les plus grands emportements, il faut tre sobre et retenu. En disant donc que leurs anctres avaient combattu par terre Marathon et par mer Salamine, avaient donn bataille prs d'Artmise et de Plates : il se garde bien de dire quils en fussent sortis victorieux. Il a soin de taire l'vnement qui avait t aussi heureux en toutes ces batailles, que funeste Chrone ; et prvient mme l'auditeur en poursuivant ainsi. Tous ceux, Eschine, qui sont pris en ces rencontres, ont t enterrs aux dpens de la Rpublique, et non pas seulement ceux dont la fortune a second la valeur. [16] CHAPITRE XVI. Que les figures ont besoin du sublime pour les soutenir. Il ne faut pas oublier ici une rflexion que j'ai faite, et que je vais vous expliquer en peu de mots : c est que si les figures naturellement soutiennent le sublime, le sublime de son ct soutient merveilleusement les figures : mais o, et comment, c'est ce quil faut dire. En premier lieu, il est certain qu'un discours ou les figures sont employes toutes seules, est de soi-mme suspect dadresse, d'artifice, et de tromperie. Principalement lorsqu'on parle devant un juge souverain, et surtout si ce juge est un grand seigneur, comme un tyran, un roi, ou un gnral d'arme : car il conoit en lui-mme une certaine indignation contre l'orateur, et ne saurait souffrir qu'un chtif rhtoricien entreprenne de le tromper, comme un enfant, par de grossires finesses. Et mme il est craindre quelquefois, que prenant tout cet artifice pour une espce de mpris, il ne s'effarouche entirement : et bien qu'il retienne sa colre, et se laisse un peu amollir aux charmes du discours, il a toujours une forte rpugnance croire ce qu'on lui dit. Cest pourquoi il n'y a point de figure plus excellente que celle qui est tout fait cache, et lorsqu'on ne reconnat point que c'est une figure. Or il n'y a point de secours ni de remde plus merveilleux pour l'empcher de paratre, que le sublime et le pathtique, par ce que l'art ainsi renferm au milieu de quelque chose de grand et d'clatant, a tout ce qui lui manquait, et n'est plus suspect d'aucune tromperie. Je ne vous en saurais donner un meilleur exemple que celui que j'ai dj rapport. "J'en jure par les mnes de ces grands hommes", etc. Comment est-ce que l'Orateur a cach la figure dont il se sert ? N'est-il pas ais de reconnatre que c'est par l'clat mme de sa pense? Car comme les moindres lumires s'vanouissent, quand le soleil vient clairer ; de mme toutes ces subtilits de rhtorique disparaissent la vue de cette grandeur qui les environne de tous cts. La mme chose peu prs arrive dans la peinture. En effet qu'on tire plusieurs lignes parallles sur un mme plan, avec les jours et les ombres : il est certain que ce qui se prsentera d'abord la vue, ce sera le lumineux cause de son grand clat qui fait quil semble sortir hors du tableau, et s'approcher en quelque faon de nous. Ainsi le sublime et le pathtique, soit par une affinit naturelle qu'ils ont avec les mouvements de notre me, soit cause de leur brillant, paraissent davantage et semblent toucher de plus prs notre esprit que les figures, dont ils cachent l'art, et qu'ils mettent comme couvert. [17] CHAPITRE XVII. Des interrogations. Que dirai-je des demandes et des interrogations? Car qui peut nier que ces sortes de figures ne donnent beaucoup plus de mouvement, d'action, et de force au discours ? "Ne voulez-vous jamais faire autre chose, dit Dmosthne aux Athniens, qualler par la ville vous demander les uns aux autres : Que dit-on de nouveau ? et que peut-on vous apprendre de plus nouveau, que ce que vous voyez ? Un homme de Macdoine se rend matre des Athniens, et fait la loi toute la Grce. Philippe est-il mort ? dira lun : Non, rpondra lautre, il nest que malade. H, que vous importe, Messieurs, qu'il vive ou quil meure ? Quand le ciel vous en aurait dlivrs, vous-vous feriez bientt vous mme un autre Philippe. Et ailleurs. Embarquons-nous pour la Macdoine, mais o aborderons-nous, dira quelqu'un, malgr Philippe ? La guerre mme, Messieurs, nous dcouvrira par o Philippe est facile vaincre". S'il et dit la chose simplement, son discours net point rpondu la majest de l'affaire dont il parlait : au lieu que par cette divine et violente manire de se faire des interrogations et de se rpondre sur le champ soi-mme, comme si c'tait une autre personne, non seulement il rend ce qu'il dit plus grand et plus fort, mais plus plausible et plus vraisemblable. Car le pathtique ne fait jamais plus d'effet que lorsqu'il semble que l'orateur ne le recherche pas, mais que c'est loccasion qui le fait natre. Or il n'y a rien qui imite mieux la passion que ces sortes d'interrogations et de rponses. Car ceux qu'on interroge sur une chose dont ils savent la vrit, sentent naturellement une certaine motion qui fait que sur le champ ils se prcipitent de rpondre. Si bien que par cette figure l'auditeur est adroitement tromp, et prend les discours les plus mdits pour des choses dites sur l'heure et dans la chaleur - - -. Il n'y a rien encore qui donne plus de mouvement au discours que d'en ter les liaisons. En effet un discours que rien ne lie et n'embarrasse, marche et coule de soi-mme, et il s'en faut peu qu'il n'aille quelquefois plus vite que la pense mme de l'orateur. Ayant approch leurs boucliers les uns des autres, dit Xnophon, ils recalaient, ils combattaient, ils tuaient, ils mouraient ensemble. Il en est de mme de ces paroles d'Euryloque Ulysse dans Homre. "Nous avons par ton ordre pas prcipits Parcouru de ces bois les sentiers carts : Nous avons dans le fond d'une sombre valle Dcouvert de Circ la maison recule". Car ces priodes ainsi coupes et prononces nanmoins avec prcipitation, sont les marques d'une vive douleur, qui l'empche en mme temps, et le force de parler. C'est ainsi qu'Homre sait ter o il faut les liaisons du discours. [18] CHAPITRE XVIII. Du mlange des figures. Il n'y a encore rien de plus fort pour mouvoir, que de ramasser ensemble plusieurs figures. Car deux ou trois figures ainsi mles entrant par ce moyen dans une espce de socit se communiquent les unes aux autres de la force, des grces et de l'ornement: comme on le peut voir dans ce passage de l'oraison de Dmosthne contre Midias, ou en mme temps il te les liaisons de son discours et mle, ensemble les figures de rptition et de description. Car tout homme, dit cet orateur, qui en outrage un autre, fait beaucoup de choses du geste, des yeux, de la voix, que celui qui a t outrag ne saurait peindre dans un rcit. Et de peur que dans la suite, son discours ne vint se relcher et sachant bien que l'ordre appartient un esprit rassis, et qu'au contraire le dsordre est la marque de la passion qui n'est en effet elle-mme qu'un trouble et une motion de l'me, il poursuit dans la mme diversit de figures. Tantt il le frappe comme ennemi, tantt pour lui faire insulte, tantt avec les poings, tantt au visage. Par cette violence de paroles ainsi entasses les unes sur les autres l'orateur ne touche et ne remue pas moins puissamment ses juges, que s'ils le voyaient frapper en leur prsence. Il revient la charge, et poursuit comme une tempte. Ces affronts meuvent et transportent un homme de cur et qui nest point accoutum aux injures. On ne saurait exprimer par des paroles lnormit d'une telle action. Par ce changement continuel, il conserve partout le caractre de ces figures turbulentes : tellement que dans son ordre il y a un dsordre, et au contraire dans son dsordre il y a un ordre merveilleux. Quainsi ne soit, mettez par plaisir les conjonctions ce passage, comme sont les disciples d'Isocrate. Et certainement il ne faut pas oublier, que celui qui en trace un autre fait beaucoup de choses, premirement par le geste, ensuite par les yeux, et enfin par la voix mme, etc.... Car en galant et aplanissant ainsi toutes choses par le moyen des liaisons, vous verrez que d'un pathtique fort et violent, vous tomberez dans une petite affterie de langage qui n'aura ni pointe ni aiguillon, et que toute la force de votre discours s'teindra aussitt d'elle-mme. Et comme il est certain, que si on liait le corps d'un homme qui court on lui ferait perdre toute sa force ; de mme si vous allez embarrasser une passion de ces liaisons et de ces particules inutiles, elle les souffre avec peine, vous lui tez la libert de sa course, et cette imptuosit qui la faisait marcher avec la mme violence, qu'un trait lanc par une machine. [19] CHAPITRE XIX. Des hyperbates. Il faut donner rang aux hyperbates. L'hyperbate n'est autre chose que la transposition des penses ou des paroles dans lordre et la suite dun discours. Et cette figure porte avec foi le caractre vritable d'une passion forte et violente. En effet, voyez tous ceux qui sont mus de colre, de frayeur, de dpit, de jalousie, ou de quelque autre passion que ce soit: car il y en a tant que lon n'en sait pas le nombre, leur crit est dans une agitation continuelle. peine ont-ils form un dessein qu'ils en conoivent aussitt un autre, et au milieu de celui-ci s'en proposant encore de nouveaux, o il n'y a ni raison ni rapport, ils reviennent souvent leur premire rsolution. La passion en eux est comme un vent lger et inconstant qui les entrane, et les fait tourner sans cesse de ct et d'autre : si bien que dans ce flux et ce reflux perptuel de sentiments opposs, ils changent tous moments de pense et de langage, et ne gardent ni ordre, ni suite dans leurs discours. Les habiles crivains, pour imiter ces mouvements de la nature, se servent des hyperbates. Et dire vrai, l'art n'est jamais dans un plus haut degr de perfection, que lorsqu'il ressemble si fort la nature, qu'on le prend pour la nature mme; et au contraire la nature ne russit jamais mieux que quand l'art est cach. Nous voyons un bel exemple de cette transposition dans Hrodote, o Denys Phocen parle ainsi aux Ioniens. "En effet nos affaires sont rduites la dernire extrmit, Messieurs. Il faut ncessairement que nous soyons libres ou esclaves et esclaves misrables. Si donc vous voulez viter les malheurs qui vous menacent il faut sans diffrer embrasser le travail et la fatigue, et acheter votre libert par la dfaite de vos ennemis". S'il et voulu suivre lordre naturel, voici comme il et parl. "Messieurs, il est maintenant temps d'embrasser le travail et la fatigue : Car enfin nos affaires sont rduites la dernire extrmit", etc. Premirement donc il transporte ce mot "Messieurs", et ne l'insre qu'immdiatement aprs leur avoir jet la frayeur dans lme: comme si la grandeur du pril lui avait fait oublier la civilit quon doit ceux qui l'on parle, en commenant un discours. Ensuite il renverse l'ordre des penses. Car avant que de les exhorter au travail, qui est pourtant son but, il leur donne la raison qui les y doit porter: "En effet nos affairs sont rduites la dernire extrmit" afin qu'il ne semble pas que ce soit un discours tudi quil leur apporte: mais que c'est la passion qui le force de parler sur le champ. Thucydide a aussi des hyperbates fort remarquables, et s'entend admirablement transposer les choses qui semblent unies du lien le plus naturel, et qu'on dirait ne pouvoir tre spares. Pour Dmosthne, qui est d'ailleurs bien plus retenu que Thucydide, il ne l'est pas en cela, et jamais personne n'a plus aim les hyperbates. Car dans la passion qu'il a de faire paratre que tout ce qu'il dit est dit sur le champ, il trane sans cesse l'auditeur, par les dangereux dtours de ses longues transpositions. Assez souvent donc il suspend sa premire pense comme s'il affectait tout exprs le dsordre : et entremlant au milieu de son discours plusieurs choses diffrentes qu'il va quelquefois chercher, mme hors de son sujet, il met la frayeur dans l'me de l'auditeur qui croit que tout ce discours va tomber, et lintresse malgr lui dans le pril o il pense voir l'orateur. Puis tout d'un coup et lorsqu'on ne sy attendait plus, disant propos ce qu'il y avait si longtemps qu'on cherchait ; par cette transposition galement adroite et dangereuse, il touche bien davantage que s'il et gard un ordre dans ses paroles, et il y a tant d'exemples de ce que je dis que je me dispenserai d'en rapporter. [20] CHAPITRE XX. Du changement de nombre. Il n'en faut pas moins dire de ce qu'on appelle; diversits de cas, collections, renversements, gradations, et de toutes ces autres figures, qui tant comme vous savez, extrmement fortes et vhmentes, peuvent beaucoup servir par consquent orner le discours, et contribuent en toutes manires au pathtique. Que dirai-je des changements de cas, de temps, de personnes, de nombre, et de genres. En effet qui ne voit combien toutes ces choses sont propres diversifier et ranimer l'expression ? Par exemple pour ce qui regarde le changement de nombre, ces singuliers dont la terminaison est singulire, mais qui ont pourtant, les bien prendre, la force et la vertu des pluriels. "Aussitt un grand peuple accourant sur le port Ils firent de leurs cris retentir les rivages". Et ces singuliers sont d'autant plus dignes de remarque, qu'il n'y a rien quelquefois de plus magnifique que les pluriels. Car la multitude qu'ils renferment leur donne du son et de l'emphase. Tels sont ces pluriels qui sortent de la bouche d'Oedipe dans Sophocle. "Hymen, funeste Hymen tu mas donn la vie Mais dans ces mmes flancs ou je fus enfermTu fais rentrer ce sang dont tu mavais form. Et par l tu produis et des fils et des pres, Des frres, des maris, des femmes et des mres,Et tout ce que du sort la maligne fureur, Fit jamais voir au jour et de honte et d'horreur". Tous ces diffrents noms ne veulent dire qu'une seule personne, c'est savoir Oedipe d'une part, et sa mre Jocaste de l'autre. Cependant par le moyen de ce nombre ainsi rpandu et multipli en diffrents pluriels, il multiplie en quelque faon les infortunes d'Oedipe. C'est par un mme plonasme qu'un pote a dit : "On vit les Sarpdons et les Hectors paratre". Il en faut dire autant de ce passage de Platon propos des Athniens, que j'ai rapport ailleurs. "Ce ne sont point des Pelops, des Cadmus, des Egyptes, des Danaus, ni des hommes ns barbares qui demeurent avec nous. Nous sommes tous Grecs, loigns du commerce et de la frquentation des nations trangres, qui habitons une mme ville", etc. En effet tous ces pluriels ainsi ramasss ensemble nous font concevoir une bien plus grande ide des choses. Mais il faut prendre garde ne faire cela que bien propos, et dans les endroits o il faut amplifier ou multiplier, ou exagrer, et dans la passion c'est--dire quand le sujet est susceptible d'une de ces choses ou de plusieurs. Car d'attacher partout ces cymbales et ces sonnettes cela sentirait trop son sophiste. [21] CHAPITRE XXI. Des pluriels rduits en singuliers. On peut aussi tout au contraire rduire les pluriels en singuliers, et cela a quelque chose de fort grand. Tout le Ploponnse, dit Dmosthne, tait alors divis en factions. Il en est de mme de ce passage d'Hrodote. Phrynichus faisant reprsenter sa tragdie intitule la Prise de Milet, tout le thtre se fondit en larmes. Car de ramasser ainsi plusieurs choses en une, cela donne plus de corps au discours. Au reste je tiens que pour l'ordinaire c'est une mme raison qui fait valoir ces deux diffrentes figures. En effet soit qu'en changeant les singuliers, en pluriels, d'une seule chose vous en fassiez plusieurs : soit qu'en ramassant des pluriels dans un seul nom singulier qui sonne agrablement l'oreille, de plusieurs choses vous n'en fassiez qu'une, ce changement imprvu marque la passion. [22] CHAPITRE XXII. Du changement de temps. Il en est de mme du changement de temps : lorsquon parle d'une chose passe, comme si elle se faisait prsentement: parce qu'alors ce n'est plus une narration que vous faites, c'est une action qui se passe lheure mme. Un soldat, dit Xnophon, tant tomb sous le cheval de Cyrus, et tant foul aux pieds de ce cheval, il lui donne un coup d'pe dans le ventre. Le cheval bless se dmne et secoue son matre. Cyrus tombe. Cette figure est fort frquente dans Thucydide. [23] CHAPITRE XXIII. Du changement de personnes. Le changement de personnes n'est pas moins pathtique. Car il fait que l'auditeur assez souvent se croit voir lui mme au milieu du pril. "Vous diriez les voir pleins d'une ardeur si belle, Quils retrouvent toujours une vigueur nouvelle Que rien ne les saurait ni vaincre ni lasser Et que leur long combat ne fait que commencer". Et dans Aratus : "Ne t'embarque jamais durant ce triste mois". Cela se voit encore dans Hrodote. "A la sortie de la ville Elphantine, dit cet Historien, du ct qui va en montant, vous rencontrez d'abord une colline", etc. De l vous descendez dans une plaine : Quand vous laurez traverse, vous pouvez vous embarquer tout de nouveau, et en douze jours vous arriverez une grande ville qu'on appelle Mero. Voyez vous, mon cher Terentianus, comme il prend votre esprit avec lui, et le conduit dans tous ces diffrents pays : vous faisant plutt voir qu'entendre. Toutes ces choses ainsi pratiques propos arrtent l'auditeur, et lui tiennent lesprit attach sur l'action prsente. Principalement lorsqu'on ne s'adresse pas plusieurs en gnral, mais un seul en particulier. "Tu ne saurais connatre au fort de la mle Quel parti suit le fils du courageux Tyde". Car en rveillant ainsi l'auditeur par ces apostrophes, vous le rendez plus mu, plus attentif, et plus plein de la chose dont vous parlez. [24] CHAPITRE XXIV. Des transitions imprvues. Il arrive aussi quelquefois qu'un crivain parlant de quelqu'un, tout d'un coup se met sa place, et joue son personnage : et cette figure marque l'imptuosit de la passion. "Mais Hector de ses cris remplissant le rivage Commande ses soldats, de quitter le pillage De courir aux vaisseaux. Car jatteste les Dieux Que quiconque osera scarter mes yeux Moi-mme dans son sang jirai laver sa honte". Le pote retient la narration pour foi, comme celle qui lui est propre, et met tout d'un coup, et sans en avertir, cette menace prcipite dans la bouche de ce guerrier bouillant et furieux. En effet son discours aurait langui s'il et entreml; Hector dit alors de telles ou semblables paroles. Au lieu que par cette transition imprvue il prvient le lecteur, et la transition est faite avant qu'on s'en soit aperu. Le vritable lieu donc o l'on doit user de cette figure, c'est quand le temps presse et que loccasion qui se prsente ne permet pas de diffrer: lorsque sur le champ il faut passer d'une personne une autre, comme dans Hcate. "Ce Hraut ayant assez pes la consquence de toutes ces choses, il commande aux Descendants des Hraclides de se retirer. Je ne puis plus rien pour vous, non plus que si je ntais point au monde. Vous tes perdus, et vous me forcerez bientt moi-mme daller chercher une retraite chez quelque autre peuple". Dmosthne dans son oraison contre Aristogiton a encore emploie cette figure d'une manire diffrente de celle-ci, mais extrmement forte et pathtique. "Et il ne se trouvera personne entre vous, dit cet orateur, qui ait du ressentiment et de lindignation de voir un impudent, un infme violer insolemment les choses les plus saintes ? Un sclrat, dis je, qui ... O le plus mchant de tous les hommes ! rien naura pu arrter ton audace effrne ? Je ne dis pas ces portes, je ne dis pas ces barreaux, qu'un autre pouvait rompre comme toi. Il laisse l la pense imparfaite, la colre le tenant comme suspendu et partag sur un mot, entre deux diffrentes personnes. Qui O le plus mchant de tous les Hommes !" Et ensuite tournant tout d'un coup contre Aristogiton ce mme discours qu'il semblait avoir laiss l ; il touche bien davantage, et fait une bien plus forte impression. Il en est de mme de cet emportement de Pnlope dans Homre, quand elle voit entrer chez elle un hraut de la part de ses amants. "De mes fcheux amants ministre injurieux. Hraut que cherches-tu ? Qui tamne en ces lieux ?Y viens-tu de la part de cette troupe avare Ordonner qu linstant le festin se prpare ? Fasse le juste ciel, avanant leur trpas, Que ce repas pour eux soit le dernier repas. Lches, qui pleins dorgueil et faibles de courage,Consums de son fils le fertile hritage, Vos pres autrefois ne vous ont-ils point dit Quel homme tait Ulysse", etc. [25] CHAPITRE XXV. De la priphrase. Il n'y a personne, comme je crois qui puisse douter que la Priphrase ne soit encore d'un grand usage dans le sublime. Car, comme dans la musique le son principal devient plus agrable l'oreille, lorsqu'il est accompagn de ces diffrentes parties qui lui rpondent: De mme la priphrase tournant l'entour du mot propre, forme souvent par rapport avec lui une consonance et une harmonie fort belle dans le discours. Surtout lorsqu'elle n'a rien de discordant ou d'enfl, mais que toutes choses y sont dans un juste temprament. Platon nous en fournit un bel exemple au commencement de son oraison funbre. "Enfin, dit-il, nous leur avons rendu les derniers devoirs, et maintenant ils achvent ce fatal voyage, et ils sen vont tous glorieux de la magnificence avec laquelle toute la ville en gnral, et leurs parents en particulier les ont reconduits hors de ce monde". Premirement il appelle la mort, ce fatal voyage. Ensuite il parle des derniers devoirs qu'on avait rendu aux morts, comme dune pompe publique que leur pays leur avait prpare exprs, au sortir de cette vie. Dirons-nous que toutes ces choses ne contribuent que mdiocrement relever cette pense? Avouons plutt que par le moyen de cette priphrase mlodieusement rpandue dans le discours, d'une diction toute simple, il a fait une espce de concert et d'harmonie. De mme Xnophon. "Vous regardez le travail comme le seul guide qui vous peut conduire une vie heureuse et plaisante. Au reste votre me est orne de la plus belle qualit que puissent jamais possder des hommes ns pour la guerre et cest qu'il ny a, rien qui vous touche plus sensiblement que la louange" ! Au lieu de dire: Vous vous adonnez au travail, il use de cette circonlocution ; "vous regardez le travail, comme le seul guide qui vous peut conduire une vie heureuse". Et tendant ainsi toutes choses, il rend sa pense plus grande, et relve beaucoup cet loge. Cette priphrase d'Hrodote me semble encore inimitable. "La desse Venus, pour chtier linsolence des Scythes qui avaient pill son temple leur envoya la maladie des femmes".Au reste, il n'y a rien dont l'usage s'tende plus loin que la priphrase, pourvu qu'on ne la rpande pas partout sans choix et sans mesure. Car aussitt elle languit, et a je ne sais quoi de niais et de grossier. Et c'est pourquoi Platon qui est toujours figur dans ses expressions, et quelquefois mme un peu mal propos, au jugement de quelques-uns, a t raill pour avoir dit dans sa Rpublique. "Il ne faut point souffrir que les richesses d'or et d'argent prennent pied ni habitent dans une ville". Sil et voulu, poursuivent-ils, interdire la possession du btail; assurment qu'il aurait dit par la mme raison, les richesses de bufs et de moutons. Mais ce que nous avons dit en gnral suffit pour faire voir l'usage des figures, l'gard du grand et du sublime. Car il est certain qu'elles rendent toutes le discours plus anim et plus pathtique : or le pathtique participe du sublime, autant que le sublime participe du beau et de l'agrable. [26] CHAPITRE XXVI. Du choix des mots. Puisque la pense et la phrase s'expliquent ordinairement l'une par l'autre : voyons si nous n'avons point encore quelque chose remarquer dans cette partie du discours, qui regarde l'expression. Or que le choix des grands mots et des termes propres, soit d'une merveilleuse vertu pour attacher et pour mouvoir, c'est ce que personne n'ignore, et sur quoi par consquent il serait inutile de s'arrter. En effet il n'y a peut-tre rien d'o les orateurs et tous les crivains en gnral qui s'tudient au sublime, tirent plus de grandeur, d'lgance, de nettet, de poids, de force, et de vigueur pour leurs ouvrages, que du choix des paroles. C'est par elles que toutes ces beauts clatent dans le discours, comme dans un riche tableau, et elles donnent aux choses une espce d'me et de vie. Enfin les beaux mots font, vrai dire, la lumire propre et naturelle de nos penses. Il faut prendre garde nanmoins ne pas faire parade partout d'une vaine enflure de paroles. Car d'exprimer une chose basse en termes grands et magnifiques, c'est tout de mme que si vous appliquiez un grand masque de thtre sur le visage d'un petit enfant: si ce n'est la vrit dans la posie. - - -.Cela se peut voir encore dans un passage de Thopompe que Cecilius blme, je ne sais pourquoi, qui me semble au contraire fort louer pour sa justesse et par ce qu'il dit beaucoup. "Philippe, dit cet Historien, boit sans peine les affronts que la ncessit de ses affaires loblige de souffrir". En effet un discours tout simple exprimera quelquefois mieux la chose que toute la pompe, et tout lornement, comme on le voit tous les jours dans les affaires de la vie. Ajouts qu'une chose nonce d'une faon ordinaire se fait aussi plus aisment croire. Ainsi en parlant d'un homme qui, pour s'agrandir, souffre sans peine, et mme avec plaisir des indignits, ces termes, "boire les affronts", me semblent signifier beaucoup. Il en est de mme de cette expression d'Hrodote. Clomne tant devenu furieux, il prit un couteau dont il se hacha la chair en petits morceaux, et stant ainsi dchiquet lui mme, il mourut. Et ailleurs Pyths demeurant toujours dans le vaisseau ne cessa point de combattre, qu'il net t hach en pices. Car ces expressions marquent un homme qui dit bonnement les choses, et qui n'y entend point de finesse, et renferment nanmoins en elles un sens qui n'a rien de grossier ni de trivial. [27] CHAPITRE XXVII. Des mtaphores. Pour ce qui est du nombre des Mtaphores; Cecilius semble tre de l'avis de ceux qui n'en souffrent pas plus de deux ou trois tout au plus, pour exprimer une seule chose. Mais Dmosthne nous doit encore ici servir de rgle. Cet orateur nous fait voir o il y a des occasions ou lon en peut employer plusieurs la fois et quand les passions, comme un torrent rapide, les entranent avec elles ncessairement, et en foule. "Ces hommes malheureux, dit-il quelque part, ces lches flatteurs, ces furies de la Rpublique ont cruellement dchir leur patrie. Ce sont eux qui dans la dbauche ont autrefois vendu Philippe notre libert, et qui la vendent encore aujourd'hui Alexandre, qui mesurant, dis-je tout leur bonheur aux sales plaisirs de leur ventre, leurs infmes dbordements, ont renvers toutes les bornes de lhonneur, et dtruit parmi nous, cette rgle o les anciens Grecs faisaient consister toute leur flicit de ne souffrir point de matre". Par cette foule de mtaphores, l'orateur dcharge ouvertement sa colre contre ces tratres. Nanmoins Aristote et Thophraste, pour excuser l'audace de ces figures, pensent qu'il est bon d'y apporter ces adoucissements. "Pour ainsi dire". "Pour parler ainsi". "Si jose me servir de ces termes". "Pour mexpliquer un peu plus hardiment". En effet, ajoutent-ils, l'excuse est un remde contre les hardiesses du discours, et je suis bien de leur avis. Mais je soutiens pourtant toujours ce que j'ai dj dit, que le remde le plus naturel contre l'abondance et la hardiesse soit des mtaphores, soit des autres figures, c'est de ne les employer qu' propos, je veux dire, dans les grandes passions, et dans le sublime. Car comme le sublime et le pathtique par leur violence et leur imptuosit emportent naturellement, et entranent tout avec eux, ils demandent ncessairement des expressions fortes, et ne laissent pas le temps l'auditeur de s'amuser chicaner le nombre des mtaphores, parce qu'en ce moment il est pris d'une commune fureur avec celui qui parle. Et mme pour les lieux communs et les descriptions, il n'y a rien quelquefois qui exprime mieux les choses qu'une foule de mtaphores continues. C'est par elles que nous voyons dans Xnophon une description si pompeuse de l'difice du corps humain. Platon nanmoins en a fait la peinture d'une manire encore plus divine. Ce dernier appelle la tte une citadelle. Il dit que le cou est un isthme, qui a t mis entre elle et la poitrine. Que les vertbres sont, comme des gonds sur lesquels elle tourne. Que la volupt est lamorce de tous les malheurs qui arrivent aux hommes. Que la langue est le juge des faveurs. Que le cur est la source des veines, la fontaine du sang qui de l se porte avec rapidit dans toutes les autres parties, et quil est plac dans une forteresse garde de tous cts. Il appelle les pores des rues troites. Les Dieux poursuit-il, voulant soutenir le battement du cur que la vue inopine des choses terribles, ou le mouvement de la colre qui est de feu, lui causent ordinairement; ils ont mis sous lui le poumon dont la substance est molle et na point de sang: mais ayant par-dedans de petits trous en forme dponge, il sert au cur comme doreiller, afin que quand la colre est enflamme, il ne soit point troubl dans ses fonctions. Il appelle la partie concupiscible, lappartement de la femme et la partie irascible, l'appartement de lhomme. Il dit que la rate est la cuisine des intestins et qutant pleine des ordures du foie, elle senfle et devient bouffie. Ensuite, continue-t-il, les Dieux couvrirent toutes ces parties de chair qui leur sert comme de rempart et de dfense contre les injures du chaud et du froid, et contre tous les autres accidents. Et elle est, ajoute-t-il comme une laine molle et ramasse qui entoure doucement le corps. Il dit que le sang est la pture de la chair. Et afin, poursuit-il, que toutes les parties puissent recevoir laliment, ils y ont creus comme dans un jardin, plusieurs canaux, afin que les ruisseaux des veines sortant du cur, comme de leur source, passent couler dans ces troits conduits du corps humain. Au reste quand la mort arrive il dit, que les organes se dnouent comme les cordages d'un vaisseau et qu'ils laissent aller l'me en libert. Il y en a encore une infinit d'autres ensuite de la mme force: mais ce que nous avons dit suffit pour faire voir, combien toutes ces figures sont sublimes d'elles-mmes: combien, dis-je, les mtaphores servent au grand, et de quel usage elles peuvent tre dans les endroits pathtiques, et dans les descriptions. Or que ces figures ainsi que toutes les autres lgances du discours portent toujours les choses dans l'excs et c'est ce que lon remarque assez sans que je le dise. Et c'est pourquoi Platon mme n'a pas t peu blm, de ce que souvent, comme par une fureur de discours, il se laisse emporter des mtaphores dures et excessives, et une vaine pompe allgorique. "On ne concevra pas aisment, dit-il en un endroit, quil en est d'une ville comme d'un vase, o le vin quon verse et qui est d'abord bouillant et furieux, tout d'un coup entrant en socit avec une autre divinit sobre qui le chtie, devient doux et bon boire". D'appeler l'eau une divinit sobre, et de se servir du terme de chtier pour temprer: En un mot de studier si fort ces petites finesses, cela sent, disent-ils, son pote qui n'est pas lui-mme trop sobre. Et c'est peut-tre ce qui a donn sujet Cecilius de dcider si hardiment dans ses Commentaires sur Lysias : que Lysias valait mieux en tout que Platon, pouss par deux sentiments aussi peu raisonnables l'un que l'autre. Car bien qu'il aimt Lysias plus que soi-mme, il hassait encore plus Platon qu'il naimait Lysias : si bien que port de ces deux mouvements, et par un esprit de contradiction, il a avanc plusieurs choses de ces deux auteurs, qui ne sont pas des dcisions si souveraines qu'il s'imagine. De fait accusant Platon d'tre tomb en plusieurs endroits, il parle de l'autre comme d'un auteur achev, et qui n'a point de dfauts, ce qui bien loin d'tre vrai, n'a pas mme une ombre de vraisemblance. Et d'ailleurs o trouverons-nous un crivain qui ne pche jamais, et o il n'y ait rien reprendre ? [28] CHAPITRE XXVIII. Si lon doit prfrer le mdiocre parfait au sublime qui a quelques dfauts. Peut-tre ne sera-t-il pas hors de propos d'examiner ici cette question en gnral, savoir lequel vaut mieux, soit dans la prose, soit dans la posie, d'un sublime qui a quelques dfauts, ou d'une mdiocrit parfaite et saine en toutes ses parties, qui ne tombe et ne se dment point : et ensuite lequel, juger quitablement des choses, doit emporter le prix de deux ouvrages, dont l'un a un plus grand nombre de beauts, mais l'autre va plus au grand et au sublime. Car ces questions tant naturelles notre sujet, il faut ncessairement les rsoudre. Premirement donc, je tiens pour moi qu'une grandeur au dessus de l'ordinaire n'a point naturellement la puret du mdiocre. En effet dans un discours si poli et si lim il faut craindre la bassesse : et il en est de mme du sublime que d'une richesse immense, o lon ne peut pas prendre garde tout de si prs, et o il faut, malgr qu'on en ait, ngliger quelque chose. Au contraire il est presque impossible, pour l'ordinaire, qu'un esprit bas et mdiocre fasse des fautes : car comme il ne se hasarde et ne s'lve jamais, il demeure toujours en sret, au lieu que le grand de soi-mme, et par sa propre grandeur, est glissant et dangereux. Je n'ignore pas pourtant ce qu'on me peut objecter d'ailleurs, que naturellement nous jugeons des ouvrages des hommes parce qu'ils ont de pire, et que le souvenir des fautes qu'on y remarque dure toujours, et ne s'efface jamais : au lieu que ce qui est beau passe vite, et s'coule bientt de notre esprit. Mais bien que j'aie remarqu plusieurs fautes dans Homre, et dans tous les plus clbres auteurs, et que je sois peut-tre l'homme du monde qui elles plaisent le moins; j'estime aprs tout, que ce sont des fautes dont ils ne se sont pas soucis, et qu'on ne peut appeler proprement fautes, mais qu'on doit finalement regarder comme des mprises et de petites ngligences qui leur sont chappes : parce que leur esprit qui ne studiait qu'au grand, ne pouvait pas s'arrter aux petites choses. En un mot, je maintiens que le sublime, bien qu'il ne se soutienne pas galement partout, quand ce ne serait qu' cause de sa grandeur, l'emporte sur tout le reste. Quainsi ne soit, Apollonius, celui qui a compos le pome des Argonautes ne tombe jamais, et dans Thocrite, t quelques ouvrages qui ne sont pas de lui : il n'y a rien qui ne soit heureusement imagin. Cependant aimerez-vous mieux tre Apollonius ou Thocrite qu'Homre? L'Erigone d'ratosthne est un pome o il n'y a rien reprendre. Direz-vous pour cela qu'ratosthne est plus grand pote qu'Archiloque, qui se brouille la vrit, et manque d'ordre et d'conomie en plusieurs endroits de ses crits : mais qui ne tombe dans ce dfaut qu cause de cet esprit divin, dont il est entran, et quil ne saurait rgler comme il veut? Et mme pour le lyrique, choisiriez-vous plutt d'tre Bacchylide, que Pindare ? ou pour la tragdie, Ion ce pote de Chio, que Sophocle ? En effet ceux-l ne font jamais de faux pas, et n'ont rien qui ne soit crit avec beaucoup d'lgance et d'agrment. Il n'en est pas ainsi de Pindare et de Sophocle : car au milieu de leur plus grande violence, durant qu'ils tonnent et foudroient, pour ainsi dire, souvent leur ardeur vient mal propos s'teindre, et ils tombent malheureusement. Et toutefois y a-t-il un homme de bon sens qui daignt comparer tous les ouvrages dIon ense