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Une autre figure du monde arabe a Les héros de la rue Paroles de manifestants ; Mohamed Bouazizi, symbole de la révolution ; Zouhair Yahyaoui, pionnier des cyberdissidents Pages II-III a L’avant et l’après-Ben Ali Corruption sous Bourguiba ; droits de l’homme bafoués sous Ben Ali ; le système mafieux des Trabelsi ; la jeunesse au pouvoir Pages IV-V a Démographie et économie Le chômage des jeunes et des diplômés, la plaie du pays ; l’inégale répartition des richesses génère de la rancœur Pages VI-VII a Le grand entretien Pour Bassma Kodmani, politologue, dans le monde arabe, on voit « l’avènement de sociétés fortes dans des Etats affaiblis » Page VIII L a Tunisie avait déjà donné Habib Bourguiba au monde ara- be. L’homme qui négocia l’indé- pendance au milieu des années 1950 fut longtemps un modèle parmi ses pairs. Seul l’âge, le refus de quitter le pouvoir avant qu’il ne soit trop tard vinrent ternir un bilan « glo- balement très positif » : l’ancrage d’une tra- dition laïque dans la vie publique ; le statut le plus avancé jamais accordé aux femmes en terre d’islam ; une façon de gouverner qui, pour n’avoir été que très imparfaite- ment démocratique, reste un modèle de modération en ces temps où le monde ara- be vit, à peu près partout, sous des régimes despotiques peu éclairés. La Tunisie vient de donner une autre figure au monde arabe. Il s’appelait Moha- med Bouazizi. C’était un jeune homme d’une ville où les touristes ne vont pas, Sidi Bouzid. Il s’est donné la mort il y a un mois. Il était bachelier, mais n’avait trou- vé d’autre emploi que vendeur de fruits à la sauvette. Quand la police a démantelé son échoppe de fortune, Bouazizi, dans un geste de désespoir et de protestation, s’est immolé par le feu. Ce qui aurait pu ne rester qu’une tragé- die individuelle a déclenché le mouve- ment de révolte qui a conduit à la fuite du président Ben Ali. Zine El-Abidine Ben Ali a succédé à Bourguiba en 1987, pour s’em- ployer jusqu’à la fin à ternir le bilan du Père de la nation, et transformer une auto- cratie modérée et paternaliste en une dicta- ture policière brutale et corrompue. La mort de Bouazizi va créer ce précédent uni- que dans le monde arabe : pour la premiè- re fois, un dictateur est chassé par la rue. Ce n’est certainement pas qu’une histoi- re tunisienne – que l’on se racontera long- temps, le soir, autour d’un couscous pois- son à la table d’une terrasse de La Goulette, le port de Tunis. L’onde de choc secoue tou- te la région. Elle a ses spécificités locales, bien sûr : en Tunisie plus qu’ailleurs dans le monde arabe, le décalage entre la nature du régime – le pouvoir confisqué par un clan sans scrupule – et les attentes de l’une des populations les plus éduquées de la région était explosif. Mais la secousse partie de Tunis se fait sentir de Rabat à Amman, du Caire à Alger, parce qu’elle est le signe d’un mal qui ron- ge tout le monde arabe ou presque. Par- tout, des élites largement corrompues et richissimes sont incapables de répondre à une jeunesse nombreuse et sans emploi qui cherche un avenir introuvable dans des sociétés politiquement fermées, mais que Facebook et Al-Jazira ouvrent à tous les vents de ce siècle commençant. Les événements de Tunisie seront-ils « le Gdansk arabe », demande notre confrè- re Roger Cohen dans l’International Herald Tribune ? Seront-ils au monde arabe ce qu’a été à l’empire soviétique la révolte des chantiers navals de cette ville de Pologne en 1980 – le déclencheur d’un mouvement qui, dix ans plus tard, a abouti à la désinté- gration de l’URSS ? C’est à ces questions, parmi d’autres, que ce cahier spécial entend apporter quelques réponses. p Alain Frachon Tunisie Le sursaut d’une nation Dans les rues de Tunis, le 14 janvier ZHORA BENSEMRA/REUTERS Cahier du « Monde » N˚ 20526 daté Jeudi 20 janvier 2011 - Ne peut être vendu séparément

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Uneautre figuredu monde arabe

aLeshéros dela rueParoles de manifestants ; Mohamed Bouazizi,symbole de la révolution ; Zouhair Yahyaoui,pionnier des cyberdissidents Pages II-III

aL’avant etl’après-Ben AliCorruption sous Bourguiba ; droits de l’hommebafoués sous Ben Ali ; le système mafieux desTrabelsi ; la jeunesse au pouvoir Pages IV-V

aDémographieet économieLe chômage des jeunes et des diplômés, laplaie du pays ; l’inégale répartition desrichesses génère de la rancœurPages VI-VII

aLegrand entretienPour Bassma Kodmani, politologue, dans lemonde arabe, on voit « l’avènement de sociétésfortes dans des Etats affaiblis » Page VIII

La Tunisie avait déjà donnéHabibBourguiba aumondeara-be. L’homme qui négocia l’indé-pendance au milieu des années1950 fut longtemps un modèleparmi ses pairs. Seul l’âge, le

refus de quitter le pouvoir avant qu’il nesoit trop tard vinrent ternir un bilan « glo-balementtrèspositif »: l’ancraged’unetra-ditionlaïque dans la vie publique ; le statutle plus avancé jamais accordé aux femmesen terre d’islam ; une façon de gouvernerqui, pour n’avoir été que très imparfaite-ment démocratique, reste un modèle demodération en ces temps où le monde ara-

be vit, à peu près partout, sous des régimesdespotiques peu éclairés.

La Tunisie vient de donner une autrefigure au monde arabe. Il s’appelait Moha-med Bouazizi. C’était un jeune hommed’une ville où les touristes ne vont pas,Sidi Bouzid. Il s’est donné la mort il y a unmois. Il était bachelier, mais n’avait trou-vé d’autre emploi que vendeur de fruits àla sauvette. Quand la police a démanteléson échoppe de fortune, Bouazizi, dans ungeste de désespoir et de protestation, s’estimmolé par le feu.

Ce qui aurait pu ne rester qu’une tragé-die individuelle a déclenché le mouve-

ment de révolte qui a conduit à la fuite duprésident Ben Ali. Zine El-Abidine Ben Ali asuccédé à Bourguiba en 1987, pour s’em-ployer jusqu’à la fin à ternir le bilan duPère de la nation, et transformer une auto-cratiemodéréeet paternalisteen unedicta-ture policière brutale et corrompue. Lamortde Bouazizivacréer ceprécédent uni-que dans le monde arabe : pour la premiè-re fois, un dictateur est chassé par la rue.

Cen’estcertainementpasqu’unehistoi-re tunisienne – que l’on se racontera long-temps, le soir, autour d’un couscous pois-son à la table d’une terrasse de La Goulette,leport de Tunis. L’onde de chocsecoue tou-

te la région. Elle a ses spécificités locales,bien sûr : en Tunisie plus qu’ailleurs dansle monde arabe, le décalage entre la naturedu régime – le pouvoir confisqué par unclan sans scrupule – et les attentes de l’unedes populations les plus éduquées de larégion était explosif.

Mais la secousse partie de Tunis se faitsentir de Rabat à Amman, du Caire à Alger,parce qu’elle est le signe d’un mal qui ron-ge tout le monde arabe ou presque. Par-tout, des élites largement corrompues etrichissimes sont incapables de répondre àune jeunesse nombreuse et sans emploiqui cherche un avenir introuvable dans

des sociétés politiquement fermées, maisqueFacebooketAl-Jaziraouvrentàtouslesvents de ce siècle commençant.

Les événements de Tunisie seront-ils«le Gdanskarabe », demandenotre confrè-re Roger Cohen dans l’International HeraldTribune ? Seront-ils au monde arabe cequ’a été à l’empire soviétique la révolte deschantiers navals de cette ville de Pologneen 1980 – le déclencheur d’un mouvementqui, dix ans plus tard, a abouti à la désinté-gration de l’URSS ? C’est à ces questions,parmi d’autres, que ce cahier spécialentend apporter quelques réponses. p

Alain Frachon

TunisieLe sursautd’une nation

Dans les ruesde Tunis,

le 14janvierZHORA BENSEMRA/REUTERS

Cahier du « Monde » N˚ 20526 daté Jeudi 20 janvier 2011 - Ne peut être vendu séparément

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201017décembreMohamed Bouazizi, un jeune marchand ambu-lant de fruits et légumes, s’immole par le feudevant un bâtiment administratif à Sidi Bouzid,dans le centre du pays, pour protester contre laconfiscation de sa marchandise. Il est hospitalisédans un état critique. Des commerçants et des jeu-nes, qui dénoncent le manque de travail, se ras-semblent aussitôt pour manifester.19décembreLe mouvement prend de l’ampleur à Sidi Bouzid,la police fait usage de gaz lacrymogène contre lesprotestataires.

24décembreLes manifestations s’étendent à Bouziane. Un manifestantest tué par balles lorsque la police ouvre pour la première fois le feusur la foule.27décembreLes manifestations gagnent Tunis, un millier de jeunes diplômésau chômage sont dispersés brutalement par la police.

28décembrePremière allocution télévisée du président Zine El-Abidine Ben Ali, quidénonce « une minorité d’extrémistes et d’agitateurs à la solde d’autruiet contre les intérêts de leur pays ».

29décembreLe premier ministre tunisien,Mohammed Ghannouchi, annonce le limogeagede quatre ministres, dont celui de la communica-tion, Oussama Romdhani, en place depuis 1995.Les manifestations s’étendent à des villes de pro-vince comme Sousse, Gafsa et Kasserine.31décembreLe président Ben Ali s’exprime à nouveauà la télévision et promet « une meilleure prise encharge des catégories vulnérables ».L’année 2011, ajoute le chef de l’Etat, « connaîtra ledémarrage du nouveau round de négociations

sociales ». Un deuxième manifestant est tué par balles au cours d’af-frontements avec la police à Menzel Bouzaïene, près de Sidi Bouzid, laville où Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu.

20114janvierMort de Mohamed Bouazizi. Des émeutes éclatent en Algérie, à Algeret à Oran, à la suite d’une flambée des prix.6janvierPlusieurs milliers d’avocats se mettent en grève pour dénoncer la répres-sion policière tandis que les manifestations contre la pénurie d’emploisqualifiés et les entraves aux libertés publiques se poursuivent.7janvierLes Etats-Unis convoquent l’ambassadeur de Tunisie à Washingtonpour lui faire part de leur « préoccupation » face à la répression par lapolice des manifestants. « Nous avons aussi soulevé la question de cequi ressemble à une ingérence du gouvernement tunisien dans l’Inter-net, particulièrement dans les comptes Facebook [moteur de lamobilisation]», a indiqué un diplomate américain.Au même moment, la ministre des affaires étrangères de la France,Michèle Alliot-Marie, s’entretient à Paris avec son homologue tuni-sien, Kamel Morjane. Aucune information ne filtre sur la teneur deleurs échanges.

Mardi 18janvier, des manifestants appellent, à Tunis, leurs concitoyens à les rejoindre dans la rue. FRED DUFOUR/AFP

Hérosordinaires desmanifestations qui ont conduità la chutedu régimeBen Ali,des Tunisiennes et desTunisiens racontentces journées derévolte,leursmoments depeur et le couragequ’ils ont sutrouver

«Et puis, je mesuis dit: tu ne vaspas passer ta vie à courir, à fuir»

Tunis

Sidi Bouzid

Bizerte

Sfax

MédenineBen Guerdane

Meknassi

29 décembre 2010

Souvenir d’un coup de matra-que, une vilaine bosse orneson front, à demi cachée parses cheveux longs. Waël-Ibra-him, 19 ans, élève à l’Institutpréparatoire aux études de

l’ingéniorat, fait partie des centaines demilliers de jeunes qui ont contribué, surInternet, puis dans la rue, à la chute duprésident Zine El-Abidine Ben Ali. Il habi-te chez ses parents, à Hammam-Lif, ban-lieue sud de Tunis.

«On nepensait pasquelesflics tireraient»« J’ai d’abord été un militant-blogueur. Ala fac, on ne se parlait que sur Internet,jamais avec nos vrais noms. On écrivaitdes trucs sur la police : on dénonçait lesvérifications d’identité, les humilia-tions… Sur le racket des Trabelsi, aussi.Comme les blogs étaient censurés aubout de deux ou trois jours, je me suismis à participer à des chats.

La première manifestation de rue àlaquelle j’ai participé, c’était en décem-bre, dans mon quartier, à Hammam-Lif.Je n’attendais que ça. Mais on ne pensaitpas que les flics tireraient. Deux jeunessont tombés, devant moi. Tués de sang-froid. Ça ne m’a pas fait peur, non, ça m’arévolté. On ne faisait rien de mal : on défi-lait, c’est tout.

» Par Facebook, j’ai été informé de lamanifestation du vendredi 14 janvier. J’ysuis allé avec des amis. On s’est misdevant le ministère de l’intérieur, oncriait “Ben Ali, dégage !”, c’était super : onle disait à haute voix, tous les gensensemble, sans se ramasser de coups dematraque. De là à imaginer que Ben Aliallait sauter… »

» Ahlem Belhadj, 46 ans, pédopsychia-tre, enseignante à la faculté de médecinede Tunis, ancienne présidente de l’Asso-ciation tunisienne des femmes démocra-tes (créée en 1989), se trouvait aussi ave-nue Bourguiba.

« Cette manifestation [du 14 janvier],

je ne l’aurais loupée pour rien au monde.J’étais là, à 14 h 30, quand les flics ont char-gé brusquement. Une de mes copines esttombée par terre, les lacrymos pétaientde partout. On a couru. J’ai foncé vers larue de Paris, située en contrebas, à unecentaine de mètres du ministère de l’inté-rieur. » Sauvée.

«Unmomentdejoie pure»Waël-Ibrahim, lui aussi, se précipite. « Enune fraction de seconde, tout a basculé.Je me suis mis à courir. Et puis, je me suisdit : tu ne vas pas passer ta vie à courir, àfuir. Alors, j’ai ralenti. Je me suis renducompte que j’avais perdu mes amis. »

Le jeune homme se retrouve dans unepetite rue, derrière l’avenue Bourguiba.Il s’engouffre dans un immeuble, où desdizaines d’autres manifestants sont déjàentassés.

En fin de journée, Ahlem Belhadj estchez elle, avec sa famille, devant le poste

de télévision. Soudain, une bande-annon-ce, en bas de l’écran, signale qu’une infor-mation « très importante » va être don-née. « On a compris que Ben Ali était fini.On s’est mis au balcon et on s’est mis àchanter l’hymne national. Des voisinsd’immeuble ont fait pareil. C’était unmoment de joie pure. »

«J’aipensé àmes fillesaussi, jeme suisdit quel’aveniravait une chance»A Bizerte, Mohamed Salah Fliss, 64 ans,n’a pas bougé de chez lui. Il est seul. Télé-vision et ordinateur allumés, le télépho-ne à la main, cet ancien prisonnier politi-que de l’époque Bourguiba, longtempsmilitant du mouvement Perspectives,n’en croit pas ses oreilles.

« Je suis quelqu’un qui ne pleure pasfacilement. Mais là… Trente ans, dans lavie d’un peuple, ce n’est rien. Dans la vied’un homme, c’est beaucoup. J’ai pensé à

mes camarades, aujourd’hui disparus :Mohamed Charfi, Nourredine Benkhed-der, Ahmed Ben Othman, Hedi Slama,Fethi Triki, Tawfik Khodja… On s’était bat-tu corps et âme. Ma solitude, en cet ins-tant, était remplie de leur présence. Com-me s’ils pouvaient voir le moment de vic-toire avec mes yeux. J’ai pensé à mesfilles aussi, qui sont âgées de 25 ans et22 ans. Ce vendredi 14 janvier, je me suisdit que l’avenir avait une chance. »

A Tunis, ceux que les milices et les poli-ciers continuent de pourchasser n’ontguère le temps de se réjouir. Les entréesd’immeuble ont été arrosées de gaz lacry-mogènes. Comme tout le monde, Waël-Ibrahim monte dans les étages. Dans denombreux immeubles, la même scène serépète.

Réfugiés sur un toit, Alexandre, expa-trié français, et son amie tunisienne ypassent la nuit : « Ils défonçaient les por-tes, faisaient sortir les gens qui, commenous, étaient cachés, et les frappaient.On entendait les cris. »

Chronologie

TunisieLesacteursdelarévolution

Tunis

Sidi Bouzid

17 décembre 2010

II 0123Jeudi 20 janvier 2011

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On tremblait en se tenant la main, onn’osait plus bouger. On leur a échappéd’un cheveu. » Au matin, Alexandre etson amie quittent leur cachette.

«Chante,sinonontetabasse»Waël-Ibrahim a moins de chance. Iléchappe à la furie des milices, mais pasaux brutalités des policiers du ministèrede l’intérieur – où il est emmené vers2 heures du matin.

« Ils nous ont jetés par terre, dans unecour en plein air. Les hommes et les fem-mes ont été séparés. Autour de nous, çagrouillait de policiers en tenue, de mili-ciens avec leurs gourdins, de flics en civil– ils s’entendaient bien, ils se parlaientcomme on se parle entre collègues. Ils sesont acharnés sur un copain du groupe,qui portait des dreadlocks. “Celui-là, tume le laisses, je vais lui couper les che-veux !”, criait l’un. “Ah non, il est pourmoi, je vais m’en servir de balai !”, criaitun autre. Ils s’amusaient. Finalement, ilslui ont dit : “Chante ! Sinon on te tabasse.”Ils voulaient qu’il chante du reggae. Lecopain, il n’a pas pu. Il n’avait plus devoix. Alors, ils l’ont cogné… Les flics nevoulaient pas qu’on regarde autour denous, ils nous forçaient à tenir la tête bais-sée. Ils parlaient entre eux.

» Ils vont le regretter ! Personne ne lesprotégera pendant les pillages, ils vontfinir par s’entre-tuer. C’est ce qu’ils répé-taient. Le matin, de nouvelles équipes depoliciers sont arrivées. Tout en noir,cagoulés. Ils se sont mis à nous cogner. Ilshurlaient : “Alors, tu n’aimes pas Ben Ali ?Qu’est-ce qu’il t’a fait, Ben Ali ?” Ils nousfrappaient à coups de pieds, de poings,de matraques. A l’autre bout de la cour,un type a eu le pied cassé : on a entendules policiers dire qu’il fallait une ambu-lance. Finalement, vers 9 heures, ils nousont rendu nos papiers et nous ont relâ-chés. »

«C’estune sigrandevictoire!Pourtant,onn’ycroit pasencore»Samedi 15 janvier, au lendemain de la fui-te de Ben Ali, tandis que Waël-Ibrahim etses compagnons d’infortune quittentl’avenue Bourguiba, Ahlem Belhadj etson mari font le tour de leur quartier d’El-Manza pour trouver de l’essence.

« On a vu des gens qui étaient en trainde brûler une immense photo de Ben Ali.On est descendu de voiture et on arejoint la petite foule qui applaudissait.On a dansé, on lançait des youyous. C’estune si grande victoire ! Pourtant, on n’ycroit pas encore. Chaque matin, je me pin-ce, je me répète : il est parti. On a du mal àimaginer la vie différemment. Il y a unesemaine, l’administration a refusé dedonner son agrément pour la sociétésavante de pédopsychiatres que nousvoulions créer. Parce que mon nom (demilitante) y figurait. On a toujours étéconsidérés comme des citoyens de secon-de zone.

» Mon mari, avocat, n’a jamais pu exer-cer son métier. Parce qu’il est le frère deTaoufik Ben Brik [journaliste, honni parle régime Ben Ali]. On a du mal à croireque c’est fini, tout ça. »

Pour le docteur Belhadj, la présence deministres de l’ancien régime, au sein dugouvernement d’union nationale,n’augure rien de bon.

« On a besoin d’un gouvernement quiincarne la rupture – et non la continuité.Le rôle de l’armée m’inquiète aussi : ellese bat contre les miliciens, c’est bien ;mais je crains qu’elle ne le fasse demain

contre les manifestants et les démocra-tes. »

Pas d’inquiétude de cet ordre chezMoncef B., patron d’un groupe prospère– qui a requis l’anonymat : « C’est un bongouvernement », répète-t-il, le télépho-ne portable collé à l’oreille. Quant au pre-mier ministre, Mohamed Ghannouchi, ilreprésente « la meilleure solution » pourassurer la transition, assure-t-il. Le faitqu’il ait été un dirigeant du Rassemble-ment constitutionnel démocratique(RCD, ex-parti au pouvoir) ne changerien à l’affaire. « Le RCD, il faut qu’il déga-ge. On n’en veut plus », rumine Khaled,chauffeur de taxi. Sans nier, pour autant,avoir fait partie, comme tous ses collè-gues, de l’armée de l’ombre des mou-chards, prisée par l’ancien régime…

«Vingt-troisansdedésastre, ça nes’effacepascomme ça»Aux yeux de Mohamed Salah Fliss, l’es-sentiel est ailleurs : « Pour la premièrefois, nous allons avoir un gouvernementqui gouverne. Jusque-là, tout était décidépar le seul palais de Carthage : ministreset députés étaient des courroies de trans-mission. C’est fini. » Waël-Ibrahim n’enest pas certain. « Vingt-trois ans de désas-tre, ça ne s’efface pas en trois jours. Il fautse calmer. Fixer des priorités. Certainshommes politiques veulent nous utili-ser comme des pions. Pour l’instant, l’ave-nir est comme un grand brouillard. » p

Isabelle Mandraud

et Catherine Simon

(Tunis, envoyées spéciales)

9janvierLes autorités font état de 14morts après les affrontements survenus laveille entre manifestants et forces de l’ordre à Thala, à Kasserine et àRegueb. « Le message a été reçu. Nous allons examiner ce qui doit êtreexaminé, nous allons corriger ce qui doit être corrigé, mais la violenceest une ligne rouge », assure le nouveau ministre de la communication,Samir Labidi, également porte-parole du gouvernement.10janvierLe président Ben Ali intervient pour la deuxième fois à la télévisionpour s’exprimer sur la crise et dénonce des « actes terroristes » qu’ilimpute à « des éléments étrangers ». Il promet également la création de300000 emplois en deux ans. Tous les établissements scolaires sontfermés jusqu’à nouvel ordre.11janvierLes violences gagnent la banlieue de Tunis. Samir Labidi fait état de21morts depuis le début des troubles. « Tous les autres chiffres donnéspar la télévision et les agences qui parlent de 40 à 50 [morts] sont totale-ment faux », ajoute-t-il.

12janvierLe chef de l’Etat limoge le ministre de l’intérieur, Rafik Belhaj Kacem.Un couvre-feu est décrété dans la capitale et sa banlieue. En France, leministre de l’agriculture, Bruno Le Maire, assure que le président tuni-sien, « souvent mal jugé », a fait « beaucoup de choses ».La ministre des affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, assure que« la priorité doit aller à l’apaisement » et propose à la Tunisie « le savoir-faire de nos forces de sécurité ».13janvierAlors que les troubles se poursuivent et que la France dénonce pour lapremière fois « l’utilisation disproportionnée de la violence» par les for-ces de sécurité, le président prend une troisième fois la parole à la télévi-sion. S’exprimant en arabe dialectal –une première–, il assure qu’il nebriguera pas de nouveau mandat en 2014. Le chef de l’Etat assure avoirété «trompé» par son entourage dans l’analyse des troubles quisecouent le pays. Il ordonne aux forces de l’ordre de ne plus faire usagede leurs armes. « Je refuse de voir de nouvelles victimes tomber. Assez deviolence», s’exclame-t-il avant de promettre la liberté de la presse. Cetteannonce trouve aussitôt son application avec l’invitation adressée à l’op-position à s’exprimer sur la télévision nationale, TV7. Ce discours donnelieu à une explosion de joie dans la capitale. En dépit du couvre-feu, lespartisans du président défilent, arborant des portraits du chef de l’Etat.

14janvierContrairement aux attentes du président, une nou-velle manifestation est organisée à Tunis pourréclamer son départ immédiat. Vers 15h15 GMT, lechef de l’Etat annonce le limogeage du gouverne-ment et la tenue d’élections législatives anticipéesdans les six mois. Trois-quarts d’heure plus tard, ildécrète l’état d’urgence et impose le couvre-feudans tout le pays.Vers 17h45 GMT, le premier ministre, MohamedGhannouchi, annonce que Ben Ali est temporaire-ment dans l’incapacité d’exercer ses fonctions etdéclare assumer la charge de président par intérim

jusqu’à des élections anticipées. La nouvelle du départ du président BenAli de Tunisie se répand. La France fait savoir qu’elle ne compte pas l’ac-cueillir sur son territoire.15janvierL’Arabie saoudite confirme peu avant 01 h 00 GMT que le présidentBen Ali et son épouse se trouvent sur son sol, à Djedda, pour une duréeindéterminée.

ZouhairYahyaoui,lepionnier des cyberdissidentsCe jeune blogueur est mort en 2005 après 18mois de détention et trois grèves de la faim

L’oncle et les trois sœurs de Mohamed Bouazizi se recueillent sur sa tombe, le 9janvier,au cimetière du village de Grannebour, au nord de Sidi Bouzid. O.P.

L e pionnier des cyber-résistants, c’estlui. Plus connu sous le pseudonymed’Ettounsi (« le Tunisien »), Zouhair

Yahyaoui aura été la première victime dela police informatique du régime Ben Ali.Auprintemps 2001, cejeunede33ans, titu-laire d’une maîtrise d’économie mais sansemploi, lanceunmagazineenligne :TUNe-ZINE (allusion au prénom du présidentBen Ali, Zine).

Le site rencontre un succès immédiat,en Tunisie et à l’étranger. Les jeunes sontséduitspar leton insolent etle talentde sescinq principaux animateurs. Rédigés enarabe dialectal, d’un humour mordant, lesécrits de l’équipe de Zouhair Yahyaouiexaspèrent le pouvoir tunisien. L’actuali-té, la politique-fiction, la satire, mais aussila réflexion y trouvent leur place, sur unton qui rappelle un autre site, démanteléun peu plus tôt, après deux années d’ex-istence et de succès : Takriz («Ras-le-bol »).

Lorsque le président Ben Ali organiseun référendum pour obtenir la bénédic-tiondesessujetsafindebriguer unquatriè-me mandat, TUNeZINE propose son pro-pre référendum : « La Tunisie est-elle uneRépublique,unroyaume, unzoo ouune pri-son? »

En juillet, tandis que la police politique

du palais de Carthage tente de localiser labande des webmasters frondeurs, ZouhairYahyaoui franchit une nouvelle ligne rou-ge. Il diffuse sur son site la lettre ouvertequ’un magistrat, président de chambre àTunis, vient d’adresser à Ben Ali pourdénoncer le système judiciaire.

Ce « juge rebelle », comme on va le sur-nommer, c’est son oncle, MokhtarYahyaoui. Celui-ci dit sa « honte » d’être

magistrat en Tunisie, et son refus de conti-nuer à prononcer des jugements « dictésd’avance, imperméables à tout appel, et nereflétant en rien la loi ». C’est le premieracte de rébellion publique d’un magistraten Tunisie.

PourlerégimeBenAli,c’enesttrop.L’on-cle et le neveu vont payer cher leur coura-ge.Lepremiervaêtresuspendude sesfonc-tions et perdre son salaire. Le second sera

arrêté, au terme d’une traque de plusieursmois, torturé, jugé puis condamné à deuxans de prison pour « diffusion de faussesnouvelles dans le but de faire croire à unattentat» et « vol et utilisation frauduleusede moyens de communication ».

Dans la cellule où il croupit, le jeunecyberdissident entame une grève de lafaim pour réclamer des soins. Il lui faudradu temps avant de réussir à alerter la com-munauté internationale. Des ONG tellesque Reporters sans frontières (RSF) semobilisent et lui attribuent le prix Cyberli-berté.

Cen’estqu’aprèsdix-huitmoisdedéten-tion et trois grèves de la faim que ZouhairYahyaoui sort de prison. Mais ce n’est plusle même homme. Les tortures, les jeûnesprolongés, les mauvais traitements, l’onttransformé, affaibli… Le 13 mars 2005, ilmeurt à Tunis, victime d’une crise cardia-que.

«Je pense tout letemps à lui. J’imagine ceque serait sa réaction, après la chute de BenAli. Jeveuxcepourquoiils’estbattu: laliber-té en Tunisie, dit sa mère, entre deuxpleurs. Si tous les gens du RCD [ex-parti aupouvoir] s’en vont, alors mon fils auraatteint son but. » p

Florence Beaugé

Ildiffuse surson sitelalettreouverte qu’unmagistratvient d’adresseràBenAli pour dénoncerlesystème judiciaire

Lesacteursde larévolutionTunisie

MohamedBouazizi,martyrdela révolutionLe 17 décembre, Mohamed Bouazizi, unjeune vendeur de fruits et légumes deSidi Bouzid, une ville de 100 000 habi-tants, dans le centre de la Tunisie, s’im-molait par le feu devant la préfecture.Quelques heures auparavant, il venaitde se faire confisquer sa marchandise,faute des autorisations requises, etgifler par une policière.Agé de 26 ans, ce bachelier avait renoncéà poursuivre ses études, faute demoyens. Il s’était fait marchand à la sau-vette afin de pouvoir subvenir auxbesoins de sa mère, de ses trois sœurs etdeux frères.Le soir même de son geste désespéré,des incidents éclatent à Sidi Bouzid. Uncomité de soutien est créé le lendemaindans la commune. La colère gagne rapi-dement le reste de la Tunisie jusqu’àenfler en une révolte qui, finalement,emportera le régime.Dans une opération de communicationpour tenter de désamorcer la crise, le28 décembre, le président tunisien ZineEl-Abidine Ben Ali se rend au chevet deMohamed Bouazizi, au centre de trau-matologie et de grands brûlés de BenArous, près de Tunis, où avait été trans-porté le jeune homme. Il y est mort dessuites de ses blessures le 4 janvier.Son enterrement dans le village de Gra-bennour, le 5 janvier, est l’occasion d’unnouveau rassemblement. « Il a fait çapour nous ! Et aussi pour tous ceux quien ont marre de vivre de petits boulotsde misère ! Il n’est pas mort pour rien »,déclare au Monde Basma, une de sessœurs. p

Gafsa

Tunis

Monastir

Sidi Bouzid

Bizerte

Sfax

Gabès

14 janvier 2011

III0123Jeudi 20 janvier 2011

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L’histoire tumultueuse dela Tunisie en témoigne.Terre de crises et de vio-lences, traversée de frac-tures sociales et religieu-ses, elle n’a jamais connu

la démocratie apaisée que l’après-Ben Ali lui destine peut-être.

Successivement carthaginoise,romaine, vandale, byzantine, ara-be, espagnole, turque, françaisepuis – enfin – tunisienne, son his-toire doit beaucoup au protectoratfrançais (1881-1956) et plus encoreau « règne » de Habib Bourguiba(1903-2000), le père de l’indépen-dance. Démocrate de conviction,autocrate dans l’âme, Bourguibaavait fait le choix d’un islam tem-péré de laïcité. Il a jeté les basesd’une société moderne dont la pré-sidence de Zine El-Abidine Ben Alin’a pas réussi à briser l’élan.

Les rapportsétroits avec laFran-ce datent de la fin du XIXe siècle.Jules Ferry alors président duConseil, impose en 1881 au bey deTunis un protectorat qui n’est pas,juridiquement parlant, une colo-nie.La Tunisien’a pasaliéné sa sou-verainetéinterne. Maislereprésen-tant de Paris, le résident général,tientles principauxleviers du pou-voir, sauf localement où les agentsdu bey, les caïds en particulier,continuent d’exercer leur partd’autorité.

La Tunisie a failli devenir ita-lienne. En 1911, ses ressortissantssont 88 000 contre 48 000 Fran-çais seulement pour 1,7 million demusulmans. Tunis et sa ville por-tuaire, la Goulette, ont longtempsabrité une colonie italienne dontl’actrice Claudia Cardinale, née en1938, est la fierté. Il faudra atten-dre juin 1944 et la défaite de l’Axepour que soient abolis les privilè-

ges dont jouissaient les Italiensdepuis 1896.

L’après-guerre a exacerbé lavolonté d’émancipation des élitescolonisées.Bourguiba,né àMonas-tir d’un père officier de la modestearmée du bey, fait déjà figure deleader. En 1934, devenu avocataprès des études à Paris, il a quittéle Destour (« Constitution ») pourfonder le Néo-Destour dont il est leprésident. Il connaît, avant etaprès-guerre, les geôles de la Répu-blique et l’exil, entrecoupés d’assi-gnations à résidence dans son

pays et en France. Son charisme, sarhétorique et son courage, lesépreuves qu’il a endurées, le dési-gnent comme le père de la nation,à l’égal du Marocain Moham-med V ou du Vietnamien Ho ChiMinh.

Au lendemain de la défaite deDien Bien Phu au Vietnam (1954),la France se décide à reconsidérerses liens avec le Maroc et la Tuni-sie, ses deux protectorats. Le nou-veau président du Conseil, le radi-cal-socialiste Pierre Mendès Fran-ce,pousse les feux. En 1955, la Tuni-sie accède à l’autonomie interne,en 1956 à l’indépendance.

Bourguiba retrouve sa terrenatale, accueilli par une foule en

liesse. Sa statue équestre, qui com-mémore l’événement, figure,aujourd’hui encore, à l’entrée duport de la Goulette. Au centre de lacapitale, l’avenue principale, sesChamps-Elysées, porte toujoursson nom. Le président Ben Ali, quil’a chassé de la présidence en 1987pour « raisons médicales », n’a pasosé attenter à ces symboles d’unegloire qui l’écrasait.

Malade, sénile, usé par un troplongexercice du pouvoir, le «Com-battant suprême », qui a vécu cloî-tré à Monastir le restant de sesjours, a laissé un souvenir mêlé.Jusqu’au bout il a lutté contre lejoug colonial. En juillet 1961, ildéfie le président Charles de Gaul-le en bloquant les accès à la basemilitaire de Bizerte que les accordsd’indépendance ont concédée pro-visoirement à la France.

On tire des deux côtés. Il y aentre 600 et 2 000 morts parmiles Tunisiens, des civils pour moi-tié, une vingtaine côté français.Bourguiba en appelle à l’ONU. Enpleine guerre d’Algérie, dont ellesoutient l’insurrection, la Tunisieobtient quelques mois plus tard ledépart des Français.

Les jeunes Tunisiens n’ont pasconnu l’homme Bourguiba. Leursparents se souviennent d’ungrand-père aux mimiques expres-sives qui, dans leur enfance, à latélévision, racontait interminable-mentses exploits, avant quereten-tisse l’hymne national.

Tous sont reconnaissants aupère de l’indépendance de saconception de l’islam, tolérante,modérée, émancipatrice. Pourbien se faire comprendre, il avaitun jour bravé le ramadan en por-tant publiquement un verre à seslèvres. Chacun le crédite d’avoir, le

premier dans le monde arabe, bri-sé les chaînes de la condition fémi-nine : interdiction de la polyga-mie, légalisation du divorce et del’avortement, éducation…

Bourguiba réprimait d’unemain de fer les contestataires. En1962, 13 personnes sont condam-nées à mort à la suite d’un com-plot, 10 sont exécutées. En 1968, ilétouffe le mouvement étudiantqui a pris corps, comme ailleurs, àTunis. Dix ans plus tard, un graveconflit l’oppose aux syndicalistesde l’Union générale tunisienne dutravail (UGTT). La grève tourne à lacrise sanglante. L’armée inter-vient. Il y a, probablement, des cen-taines de morts. En 1984, les

« émeutes du pain » font de nom-breuses victimes, elles aussi. En1987, de durs affrontements oppo-sent à Tunis les forces de l’ordre àdes étudiants islamistes…

La Tunisie, qui n’a pas les atoutsde ses deux voisins, l’Algérie et laLibye, le gaz et le pétrole, estconfrontée à une démographieexubérante. Tenté, au début desannées 1960, par une politique decollectivisation, sur le modèletiers-mondiste alors en vogue,Bourguiba fait marche arrière. Lepromoteur de cette politique,dont les Tunisiens ne veulent pas,Ahmed Ben Salah, le ministre del’économie, est condamné à dixans de travaux forcés.

Le « Combattant suprême » neplaisante pas avec l’autorité, lasienne. Valsedes ministres, disgrâ-ces, faveurs, caprices… Il a pour ladémocratie et la liberté de la pres-se un attachement sincère, pour-vu qu’elle n’entrave pas l’idée qu’ilse fait de son rôle.

En 1974, il est réélu à la tête del’Etat, cette fois à vie, par 99,98 %des suffrages exprimés. Il n’est pascorrompu mais sa famille paralliancel’est. Dans l’ombre de Was-sila Ben Amar, sa seconde épouse,des fortunes suspectes naissent.Accaparement du pouvoir, soif del’argent. Les Tunisiens espèrent,cette fois, rompre avec le passé. p

Bertrand Le Gendre

Le«règne» d’HabibBourguiba,pèredela nation et prédécesseurdeBen Ali, a aussiété marquéparles émeutes et la corruption

Depuis 1956, unehistoireviolenteet chahutée

L’omniprésence de l’effigiedu président Ben Ali dansles rues de Tunis, ici en 1993.ERIC FRANCESCHI/FEDEPHOTO

P eu de pays au monde ont étésoumis à une telle chape deplomb que la Tunisie de Ben

Ali. Depuis 1987, ce régime aconstruit«une gigantesque machi-nerie de répression, quadrillage,contrôle et clientélisation » de lapopulation, comme le souligneSadri Khiari, militant et intellec-tuel tunisien.

Le peuple était soumis non seu-lement à une pression policièreconstante, mais aussi, insiste-t-il, àcelle de multiples milices officieu-ses, en particulier du parti au pou-voir, le Rassemblement constitu-tionnel et démocratique (RCD).Véritable « annexe de l’Etat », leRCD était chargé d’« encadrer, desurveiller, de punir, d’acheter, decorrompre, deracketter tout indivi-du, dans n’importe quelle sphèrede la vie sociale ».

Dansleszonesruralesplusenco-re que dans les villes, le RCDrégnait en maître. A la fois agentd’état civil, policier, informateur,

patron de toutes les commissionsd’aide, l’« omda », assistant du« délégué » (sous-préfet), était unpersonnage-clé, haï et craint.

C’est par de multiples moyensde pressions et de surveillance dece genre que le président Ben Ali ainstauré son emprise sur tout lepays, finissant par rendre l’at-mosphère irrespirable.

Les responsables occidentauxqui se rendaient en visite en Tuni-sie pouvaient-ils ignorer le vraivisagedece régime?Difficile àcroi-re. Toutes les ONG de défense desdroitsde l’homme (Amnesty Inter-national, Human Rights Watch, laFédération internationale desdroits de l’homme, notamment)n’ont cessé de répéter qu’un fosséséparait les principes proclaméspar le palais de Carthage et la réali-té telle qu’elle était vécue par lesTunisiens.

L’opposition ? Interdite, endépit d’un « multipartisme » defaçade, qui ne trompait personne.

La justice ? « Transformée enoutil dela répression eten légitima-tion au quotidien de la dictature etde la corruption », comme le résu-me Mokhtar Trifi, le président dela Ligue tunisienne des droits del’homme.

La presse ? Bâillonnée, avec uneseule mission : glorifier chaquejour « la clairvoyance » de « l’Arti-san du changement » et mettre en

avant la « Première dame », LeïlaTrabelsi.

«Des sous-hommes »La liberté d’association ? Inexis-

tante, sauf pour les milliers d’asso-ciations à la solde du RCD. La tortu-re ? Routinière dans les commissa-riats : « La technique du poulet rôti,les brûlures des parties génitales…J’ai constaté sur mes clients des tra-

ces abominables », témoigne l’avo-cate Radhia Nasraoui, présidentede l’Association de lutte contre latorture en Tunisie (non reconnue).

S’il fallait dresser la liste desméthodes employées par le régi-me Ben Ali, on n’en finirait pas.Filature. Harcèlement. Détentionarbitraire. Confiscation de passe-ports. Coupures de lignes télépho-niques. Détournement de mails.

Actes de violences physiques. Dif-famation dans les médias. Puni-tionscollectives. Assèchementéco-nomique par le biais de licencie-ments, d’intimidation ou deredressements fiscaux…

Un mot définit mieux que toutautre la stratégie de ce régime :humiliation. « Le plus dur à vivre,c’était ça : cette volonté de tous lesinstants de nous rabaisser, de nousôter toute dignité. Tous les Tuni-siens en ont souffert, et pas seule-ment les militants des libertés oules opposants politiques », souli-gne Mokhtar Trifi. Une opinionque partage le militant Sadri Khia-ri. Pour lui, le message social etmoral du régime bénaliste était lesuivant: « Vous n’êtes rien d’autreque des sous-hommes. »

Quant à l’objectif, il était clair :« Détruire la morale, casser les soli-darités, abolir le respect, générali-ser le mépris, humilier, humilier, etencore humilier. » p

Fl. B.

D’une manière générale, le prési-dent Ben Ali a évité d’attenterdirectement à la vie de ses oppo-sants. Mais le régime avait enfan-té un système qu’il ne parvenaitpas toujours à contrôler.C’est ainsi que, le 23mai 2000,un journaliste tunisien reconver-ti dans la communication, RiadBen Fadhel, a reçu deux ballesdans le corps, quelques joursaprès avoir signé dans les colon-nes du Monde un article nuancé

mais peu amène pour M.Ben Ali.Le 11novembre 2005, à la veilledu Sommet mondial sur la socié-té de l’information (SMSI), orga-nisé par les Nations unies àTunis, un journaliste français,Christophe Boltanski, venu cou-vrir l’événement, recevait plu-sieurs coups de couteau. Justeavant, il avait publié dans Libéra-tion un article très critique sur lasituation des droits de l’hommeen Tunisie.

Le 18novembre 2009, un hom-me d’affaires tunisien, GhaziMellouli, 45 ans, était poignar-dé par son chauffeur tunisien etlaissé pour mort, alors qu’il setrouvait dans la capitale libyen-ne. De retour en Tunisie, l’agres-seur n’a jamais été inquiété.M.Mellouli a été au cœur d’unrèglement de comptes entre leclan des Ben Ali et celui des Tra-belsi (Le Monde du 19février2010).

En1955, la Tunisieaccèdeàl’autonomieinterne,en1956àl’indépendance.Bourguibaretrouvesaterre natale,accueillipar une fouleenliesse

Enmatière de droits de l’homme, une stratégie: l’humiliationL’opposition? Interdite. La presse? Bâillonnée. La torture? Routinière. La liberté d’association? Inexistante

TunisieL’avantet l’après-BenAli

Un système de répression que le régime ne parvenait pas toujours à contrôler

IV 0123Jeudi 20 janvier 2011

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TunisEnvoyée spéciale

De ses fenêtres,Moncef B. contem-ple, ce lundi 17 jan-vier,cequ’ilrestedel’une des nombreu-ses « villas Trabel-

si »: des murs noircis, des fenêtresbrisées, et des morceaux de faïenceéparpillés au sein de ce quartierhuppé de la capitale tunisienne, LaMarsa.

Les « Trabelsi », cela ne désignepas seulement la famille honnie del’épouse de l’ex-président ZineEl-AbidineBenAli ; lenomestsyno-nyme, surtout, d’un systèmemafieux. La face cachée d’un systè-me économique longtemps vanté.

Moncef B.n’est pas à plaindre: ildirige un groupe industriel quiemploie plusieurs milliers de per-sonnes. Il a su gérer ses affaires,tout comme Aziz M., le chef d’uneentreprise qui, quoique plusmodeste, a prospéré dans le touris-me. Ni l’un ni l’autre ne veulentdévoiler leur identité, par crainted’un «retournement de situation »,comme si le retour des Trabelsiétait encore possible.

Mais tous deux ont vécu, com-me tant d’autres patrons en Tuni-sie, l’humiliation du racket et lacrainted’êtredépossédé.Ilsont desexemplesàciter: lepartenairetuni-siendel’enseignefrançaiseBricora-ma débarqué au dernier momentauprofit de «la famille» ; la partici-pation de la Banque nationale agri-cole (BNA) tunisienne dans Nestléremplacée en « cinq minutes » ; lesfaux appels d’offres…

«Les Trabelsi sont entrés de forcedans la Banque de Tunis, confieMoncef B. Belhassen, le frère deLeïla [l’épouse du chef de l’Etat], a

pris35%ducapitalauprixqu’ilalui-même fixé. Il ne lui a fallu que cinqminutes, par téléphone. » « Ils vou-laient me faire la même chose dansle secteur du tourisme, j’ai préférélaisser tomber une affaire », soupi-re Aziz M.

Pour les terres, c’était encoreplussimple.Ilsuffisaitdefairepres-sion. Ou bien de convoiter deszones vertes ou agricoles nonconstructibles, à des prix pouvantapparaître intéressants. Une foisl’affaire conclue, ces zones étaientdéclassées et revendues dix fois leprix de départ.

« C’est comme ça qu’ils ontgagné des milliards, sans rien faire,soupire Moncef B. Et cela a été lamême chose pour les immeubles.Soudain, on pouvait ajouter troisétages de plus. »

Les Trabelsi, alliés au présidentZine El-Abidine Ben Ali qui prenaitlargement sa « part » selon cestémoins, avaient de l’imagination.La caisse 26-26, bien connue desTunisiens, par exemple. Censéerécolter des fonds chaque année, le8décembre, pour la solidarité, elleétait en réalité la « caisse noire » durégime.

« Chaque année, j’ai dû verser100 000 dinars [environ 50 000euros],expliqueMoncefB.Oh, biensûr, on vous donnait un reçu, maiscet argent n’était soumis à aucuncontrôle de l’Etat. Il servait à donnerdes primes à la police, offrir des pri-

vilèges aux journalistes…»«Tout le monde le savait mais si

vous résistiez, vous étiez laminé »,assure Aziz M. Les campagnes élec-torales, en moyenne tous les cinqans, ont fourni l’occasion d’organi-ser d’autres « collectes ». De l’épi-cierau grandpatron,toutentrepre-neur, quelle que soit sa taille, ver-sait sa cote-part. Jusqu’à250000 dinars pour les plus gros,comme les banquiers.

Pour se lancer dans une activité,mieux valait, surtout, éviter le sec-teurdes importations. Des artisansont été ruinés par dizaines quand«la famille » avait décidé d’investirun secteur, – les chaussures, parexemple. Sakhr El-Materi, gendredu couple Ben Ali-Trabelsi avait,lui, jeté son dévolu sur les voitures.

Après la fuite de Ben Ali et de safamille, vendredi 14 janvier, lesTunisiens se sont vengés en détrui-sant ou en incendiant les équipe-ments,marques, ou sociétés dedis-tribution–Monoprix, Géant,Brico-rama –, associés au nom Trabelsi.Rien d’autre. Malgré les affronte-ments avec la police, les vitrinesdes magasins sont partout intac-tes, ce qui offre parfois un contras-te saisissant avec le désordre de larue.

La protection, Moncef B. etAzizM. l’ont trouvée auprès depar-tenaires étrangers. « La meilleuregarantie est d’être associé avec unEuropéen,unAméricain,ouunEmi-rati, c’est ce que nous avons tousfait », clament-ils. Mais le mieuxest encore de se tenir à distance.

« Jamais, poursuit Moncef B., jenesuis allé les voir. Nejamais sollici-ter est la première règle ; la deuxiè-mec’estque, quandonvousdeman-de quelque chose, vous répondez :“Oui M’sieur”. »p

I. M.

Lesentrepreneurs confrontésaux exigences de «la famille»Des patrons racontent le racket auquel se livraient des prochesdu pouvoir et leur crainte d’être dépossédés de leur outil de travail

L a famille ». Ainsi les Tuni-siens évoquaient-ils en privél’entourage du président

Zine El-Abidine Ben Ali accusé depiller leur pays. En réalité il y aavait plusieurs « familles », leurnombre évoluant au rythme desphénomènes de cour.

Deux documents anonymes etbien informés qui circulaient sousle manteau à Tunis et à Paris à lafin des années 1990 en recensaientsept. Entre-temps, la liste s’étaitréduite. Deux familles avaient prisle dessus sur les autres dans l’acca-parement des richesses : la familledu président déchu et celle de saseconde épouse, Leïla Trabelsi, « lafemme probablement la plus haïe[du pays] », note un télégrammediplomatique américain récupérépar WikiLeaks et révélé Le Monde.

Des anecdotes, des rumeurstémoignaient du rejet profond parles Tunisiens de « la famille », enparticulier celle des Trabelsi. Dansun câble de WikiLeaks, BelhassenTrabelsi, l’un des nombreux frèreset sœurs de la « première dame »(une bonne dizaine au total) estainsi présenté comme une sortede manipulateur central. L’opi-nion publique est convaincuequ’il a « pris le contrôle du palaisprésidentiel et qu’il manipule ledosage des médicaments de BenAli [qui souffre d’un cancer] pourmaintenir le président sous soncontrôle », peut-on lire dans unmémorandum daté de novem-bre 2009.

La « révolution de jasmin » por-teles traces de cette haine accumu-lée. Des palais dans lesquels

vivaient des membres de « lafamille»ont été pillésparles mani-festants. Et, Imed Trabelsi, unneveu de l’épouse du président,âgé d’une trentaine d’années, a ététué, samedi 15 janvier, à l’armeblanche – par son garde du corps,selon certaines sources. Imed Tra-belsi, très proche de l’ancien chefde l’Etat, contrôlait entre autres laSociététunisiennedecarrières(tra-vaux routiers). Il avait été impli-qué en 2006 dans la disparition de

yachts, en France, retrouvés, quel-que temps plus tard, repeints etmaquillés dans un port de plaisan-ce tunisien.

Un autre neveu, Kaïs Ben Ali, aeu plus chance. Il a été interpellédans le centre de la Tunisie, dans lanuit de dimanche à lundi, avecune dizaine de personnes, qui« tiraient dans tous les sens » à bordde véhicules de police, selon destémoins.Dans lesmémosdiploma-tiques américains, Kaïs est présen-té comme un importateur (vête-ments et métaux de secondemain, véhicules de luxe) mais aus-si comme l’un de ceux qui contrô-laient le marché noir des boissonsalcoolisées.

La répulsion de la population àl’égard des « familles » entourantle chef de l’Etat est telle que l’undespremiersgestes del’ancienpar-

ti-Etat, leRassemblement constitu-tionnel démocratique (RCD), enquête de virginité, a été de lesexclure de ses rangs.

Deux figures majeures de « lafamille » en ont fait les frais – surun plan symbolique car ils ontquitté le pays.

Le premier, Sakher El-Materi,est un gendre du président déchu.Membre des organes dirigeants duRCD, il était, à 31 ans, l’étoile mon-tante du régime. Vu comme l’undes successeurs possibles deM.BenAli, SakherEl-Materi contrô-lait l’unique banque islamiqueautoriséeenTunisieetRadio Zitou-na, la radio islamique.

L’autre personnalité radiée duRCD était l’affairiste le plus honnidu pays. « Il représente la quintes-sence de ce que les Tunisiens détes-tent lorsqu’on évoque les Trabelsi.Si seulement la moitié de ce quel’on raconte sur lui est vrai, on peutse demander comment un hommepeut être aussi vorace et dépourvude sentiment », écrit un diplomateaméricain.

Propriétairede troispalais àCar-thage, la banlieue chic de Tunis,qu’il a rénovés en enfreignant entoute impunité les règles envigueur dans cette zone archéolo-gique, Belhassen Trabelsi était unhomme d’affaires vorace. Ses inté-rêts allaient du transport aérienaux télécommunications, du tou-risme à l’hôtellerie en passant parla construction automobile et labanque. Belhassen est un « hom-me d’affaires qui a réussi », disaitde lui l’ancien président Ben Ali.p

Jean-Pierre Tuquoi

Lors de son entrée au gouvernement, M.Amamou a troqué sescheveux bouclés pour une coupe de jeune appelé. FETHI BELAID/AFP

«Toutlemondelesavait mais sivousrésistiez,vous étiezlaminé», assureunchef d’entreprise

TunisEnvoyée spéciale

D rôle de ministre: en pleineréunion, mardi 18 janvier,alors que le nouveau gou-

vernement d’union nationale tuni-sien dont il fait partie depuis quel-ques heures vacille, Slim Amamouposte ses messages en direct surson compte Twitter. « On s’est misd’accord qu’il faut communiquer[sic]. Je suis à l’intérieur. Je vais vousdire tout ce qui se passe », annon-ce-t-il à l’un de ses correspondants.Il le fait, en français, en arabe et par-fois en anglais.

« Premier clash de la part desRCDistes [RCD, le parti de l’ex-prési-dent Zine El-Abidine Ben Ali] sur lefait que je ne porte pas de cravate»,lance Slim Amamou, au risqued’agacer un internaute en ligne :«Ce genre de remarque, on l’a aussiau boulot ! Occupe-toi de la réunionet lâche ce téléphone !»

Slim Amamou, secrétaire d’Etatàlajeunesse etaux sports, «c’est unpeu comme si Daniel Cohn-Benditétait entré dans le gouvernementfrançais en 1968», pouffe une Tuni-sienne. Il est une des figures deproue de la révolte qui a renversé leprésident Ben Ali. Une révolution,jeune, qui s’est jouée sur Facebookcomme une partie d’échecs.

Codirigeant d’une petite entre-prisededéveloppementinformati-que, Slim Amamou, 35 ans, dontquelques années passées à Paris, amené la bataille sans relâche avantd’être arrêté avec son ami AzizAmammi le 6janvier. Ce jour-là, lecyberdissidentaletempsdedéclen-cher sur son téléphone portable la

fonction de géolocalisation. Toutela planète internaute peut alors sefaire une idée précise de l’endroitoù il se trouve : « sous » l’avenueHabib-Bourguiba de Tunis,c’est-à-dire dans les sous-sols duministère de l’intérieur.

A peine dix jours plus tard,quand il entre dans le gouverne-ment d’union nationale, il a troquésa chevelure bouclée pour une cou-pe de jeune appelé. « Mon nouveaulook après mon passage à l’inté-rieur», avait-il averti sur son blog.

Il est le premier qui a évoqué enTunisie le nom des Anonymous, cecollectif de militants du Net quipart à l’assaut des Etats liberticides.

Il est aussi l’auteur du premier bal-lon d’essai de la révolte, le 22 mai2010, lorsqu’il a tenté d’organiserune manifestation, une opérationbaptisée « Lâche-moi », contre lacensure du pouvoir.

Lesturbulencesautour de la pré-sence,danslegouvernementprovi-soire, d’anciens ministres de BenAli, le laisse de marbre. «Il faut êtreréaliste, si vous voulez des gens quiont dumétier (…) il fautfaire appel àces personnes », répond-il à sesamis que cela indigne. «Un Slim cen’est pas assez, râle son ami AzizAmmami. Ce devrait être tout legouvernement.»p

I. M.

Anecdotesetrumeurstémoignent durejetdela belle-familledeBenAli

La«révolutiondujasmin»portelestracesdelahaineaccumuléecontrelesTrabelsiTous les secteurs d’activité, du tourisme à la banque, du transportaérien au BTP, étaient pris en main par le clan familial

L’avantet l’après-BenAliTunisie

Augouvernement, Slim Amamou, 33 ans,conserveses réflexes deblogueurLe jeune secrétaire d’Etat est l’une des figures de proue de la révolte

V0123Jeudi 20 janvier 2011

Page 6: LM_20012011.Dossier

Entretien

La jeunesse tunisienne a-t-elledes particularités par rapport au restedu Maghreb?

Les jeunes des trois pays du Maghrebpartagent tous le même mal-être. Mais enTunisie, il n’y avait pas le moindre espaced’expression. Ni liberté ni intégrationdans la vie politique, sociale et profession-nelle. C’est cela qui a poussé la jeunessetunisienne – 60 % de la population amoins de 30 ans – à la révolte. Le Net aconstitué un refuge pour elle. Les jeunesont été obligés de se créer cet espace deliberté, le seul à leur portée, d’ailleurs. Onestime à 3,6 millions le nombre d’inter-nautes en Tunisie. Sur 10 millions d’habi-tants, c’est énorme ! De tout le Maghreb,c’est le pays qui abrite la communauté laplus connectée à Facebook.Dans quelle mesure le chômagedes jeunes aura-t-il contribué à la chutedu régime Ben Ali?

La question des diplômés chômeurs estla plaie de la Tunisie d’aujourd’hui. Et ellea fait voler en éclats le modèle de la réussi-te économique tunisienne. Il y a en Tuni-sie une éducation massive, c’est vrai. Mais

les atouts supposés de ce pays (l’éduca-tion, l’émancipation et le travail des fem-mesnotamment) se sont retournés contrele pouvoir. On compte beaucoup plus dediplômés chômeurs en Tunisie (30 % desjeunes) qu’en Algérie (21,5 %) ou au Maroc(18 %). Comme ils sont plus diplômés, ils

sont plus exigeants. D’autre part, l’infor-mel n’a pas pu se développer en Tunisie,pays sous étroit contrôle policier où il fal-lait demander des autorisations pourtout, comme il l’a fait en Algérie ou auMaroc. Iln’a donc paspuconstituer desou-pape de sécurité.

A cela s’ajoute pour les jeunes Tuni-siens la fin du rêve de départ pour l’Euro-pe. L’Union européenne a fermé ses fron-tières. Les Tunisiens ne peuvent pas aller

travailler dans les pays voisins puisque leMaghreb intégré dont avaient rêvé Bour-guiba puis Ben Ali ne s’est pas fait. Ils nepeuvent pas non plus émigrer en Afrique,car la Tunisie n’a pas de politique africai-ne, à l’inverse du Maroc et de l’Algérie.

La jeunesse tunisienne s’est donc sen-tie enclavée, sans échappatoire possible.Et elle a vu en Ben Ali un chef de clan, inac-cessible, qui ne lui offrait pas de projet, quin’avait pas de vision, contrairement àBourguiba.La qualité médiocre de l’enseignementn’ajoute-t-elle pas au problème?

Celafaitlongtempsqueleniveaudel’en-seignement baisse en Tunisie, mais celas’estaggravéaufildesannées,surtoutàpar-tir de l’arabisation [au milieu des années1990].L’arabisationdedisciplinessuscepti-bles de former des citoyens, comme la phi-losophie et l’histoire, a permis au pouvoirBen Ali de renforcer son contrôle sur lasociété, mais au détriment des élèves. Lesenseignants n’avaient pas été formés pourça, et ils ne disposaient pas du matérielnécessaire. Le résultat, au niveau des lan-gues notamment, est une catastrophe. p

Propos recueillis par

Florence Beaugé

«LesTunisiensnepeuventpasallertravaillerdanslespaysvoisinspuisqueleMaghrebintégrédontavaientrêvéBourguibapuisBenAlines’estpasfait»

25

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1980

1970

1960

1950

1940

1930

1920

1910

1905

6 4 2 2 4 6

Nés sousle protectoratfrançais

Nés sousla présidencede Bourguiba

Nés sousla présidencede Ben Ali

Diplômés

Non-diplômés

11 000

340 392

Hommes

Femmes

PYRAMIDE DES ÂGES EN TUNISIE, EN 2010

EFFECTIFS DES ÉTUDIANTS TUNISIENS

SOURCES : INSTITUTNATIONALDES STATISTIQUES ; MINISTÈRE DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DE LA RECHERCHE ;REVUE ESPACE GÉOGRAPHIQUE ; PERSPECTIVE MONDE, UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE

TAUXDE CHÔMAGECHEZ LES JEUNES DIPLOMÉS

des 19-24 ans sont étudiants

de la population a moins de 25 ans

est au chômage

1971 2007

2001 2008

40,8%

34,6%

1 3JEUNESUR

100 km

T U N I S I E

Mahdia

Tunis

Gabès

Tozeur

Gafsa

Population Nombre d’étudiants

Sfax

SousseMonastir

NabeulJendouba

Kef

Sidi Bouzid

700 000

250 000

10 000

INFOGRAPHIE LE MONDE

S’IL EN EST, au sein de la diaspora tunisien-ne à l’étranger, dont la chute de l’ancienprésident Ben Ali, le 14janvier, chambouleles perspectives, ce sont bien ces jeunesTunisiens qui ont récemment émigré enFrance pour leurs études. Selon les der-niers chiffres disponibles à l’ambassade deFrance à Tunis, environ 5500 d’entre euxétaient inscrits en 2006-2007 dans des éta-blissements relevant du ministère de l’édu-cation nationale. La France se situe ainsiloin devant l’Allemagne (1 781 inscrits) oule Canada (927).

Il était devenu commun pour ces jeu-nes de rester dans l’Hexagone après leurcursus. Mais à en croire quatre jeunes Tuni-siens que Le Monde a pu interroger – et quiont souhaité rester anonymes –, le départde M.Ben Ali pourrait changer la donne.C’est le cas d’Hassen, 26ans, étudiant enmanagement à Lyon. Il se disait il y a peuqu’il ne rentrerait au pays qu’après avoirvalidé «cinq ou six années d’expérience»professionnelle. Mais aujourd’hui, il est«poussé à la réflexion ». Et il pourrait«avancer» son retour.

DétonateurMême chose pour Mohamed. A 26ans,

cet ancien élève de l’Ecole polytechniquetravaille dans le conseil en stratégie àParis. A l’instar d’Hassen, il appartient àcette catégorie importante des jeunesimmigrés tunisiens très qualifiés et passéspar des filières d’excellence. Jusqu’au14janvier, il était tellement persuadé depoursuivre sa carrière en France qu’il avaitlancé une procédure de naturalisation.Mais depuis, ses plans ont volé en éclats.«C’est comme si on redistribuait toutes lescartes», justifie-t-il, en faisant allusion aunépotisme qui prévalait en Tunisie. Ducoup, il hésite à rentrer « tôt», « afin de sepositionner dès maintenant» sur un mar-ché tunisien qu’il veut croire porteur.

Pour Heger, 25 ans, centralienne et thé-sarde en informatique à Paris, les événe-ments du 14janvier ont aussi agi commeun détonateur. «Avant, mes parents medemandaient souvent si j’avais envie derentrer, mais c’était un sujet auquel j’évi-tais de penser.» Heger supportait mal la«chape de plomb» du pays et avait le senti-

ment que la vie «n’y était pas épanouissan-te». Aujourd’hui, au contraire, elle discer-ne «l’espoir du progrès». Elle veut finir sathèse avant de rentrer. Pour la suite, elleconsidère que son pays « a besoin» d’elle:«Ce n’est pas que je peux faire quelque cho-se, c’est que je le dois.»

Sur ces quatre jeunes, Sami, 28ans, estle plus réservé. « En état de veille», dit-il. A

la différence des autres, il est arrivé enFrance en 2004, sans bourse, et a dû finan-cer en partie ses études. Après un diplômeen génie informatique à Marseille, il tra-vaille dans une société de conseil à Paris etapprécie sa qualité de vie. Autre raison desa retenue: «Même si la Tunisie change, çane sera pas avant cinq ans.»p

Elise Vincent

TunisieDémographie

Censure,chômage des diplômés, fermeture desfrontièreset faibleniveau del’enseignement: Khadija Mohsen-Finan,enseignanteen sciencepolitique à l’université Paris-VIII,revientsur les principalesparticularités dupays

«Laquestion des diplôméschômeurs est la plaie de la Tunisie»

Ledilemme des étudiants enFrance

VI 0123Jeudi 20 janvier 2011

Page 7: LM_20012011.Dossier

Pendant toutes les années de laprésidence Zine El-Abidine BenAli (1987-2011), la Tunisie a étéprésentée comme le modèle dedéveloppement économiquedu Bassin méditerranéen. Avec

un taux de croissance régulier, de l’ordrede 6% avant la crise internationale, et unelarge classe moyenne (officiellement 80 %dela population,mais sans doute pluspro-che de 60%), ce pays dépourvu de riches-sesen hydrocarbures, à l’inversede ses voi-sins, était le chouchou des institutionsinternationales et de l’Occident.

Il avait su diversifier son économie,honorait ses dettes, accueillait chaqueannée 6 millions de touristes (dont1350 000Français), était stable, bref, il ras-surait. S’il est vrai que le revenu moyen dela population tunisienne a été multipliépar quatre depuis l’indépendance, en 1956,la machine a fini par s’essouffler. « Le pro-blème de la Tunisie n’est pas la création dela richesse, car elle est là, c’est la répartition

decetterichesse», souligneHassineDimas-si,économiste,enseignantàl’université deSousse. Pour ce ministre démissionnairedu gouvernement d’union nationale, si lesTunisiens sont mécontents, c’est parcequ’ils se sentent « globalement lésés »,mêmequandleursituationn’estpas,objec-tivement, catastrophique.

A tous les niveaux, les Tunisiens souf-frent d’un sentiment d’injustice. Le déve-loppementdes régions, tout d’abord, se faitde façon très inégale. La côte est créatriced’emplois, dans le tourisme notamment.

En revanche, le centre ouest, d’où sont par-ties les émeutes de ces dernières semaines,est marginalisé sur le plan économique.Pas d’emplois dans cette zone essentielle-ment rurale. Pas ou peu d’investissementsétrangers. Pas de tourisme. Le taux de pau-vretéyestquatrefoisplusélevéquesurl’en-semble de la Tunisie (12,8 % contre 3,8%).

A Gafsa, un peu plus au sud, où un trèsimportant mouvement de protestationavaiteulieu en2008,la situationn’est guè-re meilleure. Depuis que la mécanisationdes mines de phosphates a été engagée il yatrenteans,lenombred’ouvriersaétédivi-sé par quatre. Résultat : on observe undéplacement massif et accéléré de la popu-lation de l’intérieur vers les zones côtièreset les grandes villes comme Sousse, avectous les problèmes qu’une telle migrationengendre.

Inégalités encore, cette fois-ci au seinmême de la population tunisienne. Letauxde chômagedesmoins de30 ansest leplusélevé de toutle Maghreb: del’ordre de

30 %. « Officiellement, il y a 130 000 diplô-més chômeurs. Moi, je dis qu’il y en a envi-ron 300000, ce qui est énorme rapporté àla taille de la population [10 millions depersonnes]. La crise internationale a bondos, alors que l’échec vient de l’incapacitéde notre système éducatif à s’adapter aumarché de l’emploi », déclare HassineDimassi. Pour cet universitaire, les jeunessont depuis des années orientés vers desfilières saturées telles que les lettres, la ges-tion et le droit, alors qu’il aurait fallu, dit-il,les diriger vers la technologie, l’informati-que ou encore la biologie.

Chaqueannée,60 000 nouveauxdiplô-més arrivent sur le marché de l’emploi,alors que l’économie tunisienne ne peuten absorber plus de 25 000. Plus encoreque les libertés confisquées, cette questiondu chômage massif des jeunes exaspère lapopulation, provoque rancœurs et enviesd’exil. Dans chaque famille, on compte undiplômé chômeur, voire deux ou trois.Pour les parents, qui ont fait des sacrifices

considérables pour payer des études àleurs enfants, c’est intolérable. Le ressenti-ment général de la population à l’égard deBen Ali est d’abord venu de là : on lui avaitpromis la prospérité en échange de laconfiscation de sa citoyenneté. Elle a eu lesentiment de n’avoir ni l’un ni l’autre.

D’année en année, la frustration a gran-di. Dans les rangs de ceux qui avaient unemploi, la colère grondait également. Lapolitique des bas salaires imposée par legouvernement dans l’espoir d’attirer lesinvestissements étrangers oblige de nom-breux Tunisiens à multiplier les petitsemplois, quitte à avoir des journées de for-çat, et à s’endetter. Quant aux investisse-ments, l’attitude mafieuse des deux clansau pouvoir, les Ben Ali et les Trabelsi, les asérieusement freinés…

Pour de nombreux économistes, si laTunisie n’avait pas été autant gangrenéepar la corruption, son taux de croissanceannuel aurait pu atteindre les 8% à 9%.p

Fl. B.

POUR UN ÉCONOMISTE français, présentà Tunis mardi 18 janvier, le fait que « lescamions de transport de fonds font laqueue devant la banque centrale » illustreun retour à la normale de l’activité écono-mique. D’autres l’interprètent au contrai-re comme une mise à l’abri de ce qui peutêtre sauvé. Méthode Coué pour les uns ?Pessimisme exagéré pour les autres ?

L’enjeu est de taille pour la France, pre-mier pays investisseur hors énergie enTunisie, avec un flux d’investissementdirect étranger (IDE) de 139 millions d’eu-ros en 2009; et premier pays pour lenombre d’entreprises implantées (1 250)représentant 110 000 emplois.

La présence française en Tunisie estconcentrée dans l’industrie manufactu-rière – textile et habillement, industriesmécaniques électriques et électroniques– et dans les services. Initialement limitésau tourisme (Fram, Accor, Club Med) etaux établissements bancaires (BNP Pari-bas, Société générale, BPCE), les servicesse sont développés plus récemment dans

la grande distribution (Carrefour, Casi-no), l’assurance (Groupama), les centresd’appels (Teleperformance) et les sociétésde service informatique.

Banques A la Société générale, présente àtravers l’Union internationale des ban-ques (UIB), filiale à 52,3%, un comité de cri-se comprenant les dirigeants sur place età Paris, se connecte une fois par jour. Lesemployés peuvent partir à 14 heures enraison du couvre-feu. En conséquence, lesagences ont des horaires restreints.

Tourisme Entre samedi15 et lundi 17 jan-vier, Marmara, Nouvelles Frontières ouFram ont dû rapatrier leurs 8 000 clients.Le Club Méditerranée a lui aussi rapatriéses 130clients. Les professionnels n’ontpas encore chiffré les coûts engendréspar la crise tunisienne. Seuls sont restéssurplace quelque 150Français, qui ontdécliné la proposition de rapatriement,non sans avoir signé une décharge. « Cesont des touristes venus en Tunisie dans le

cadre d’un séjour long, en général dixsemaines, souligne Marc Chikli, présidentde l’association française des tour-opéra-teurs. Des seniors qui viennent passer l’hi-ver ici et bénéficier de tarifs intéres-sants. Certains nous disent qu’un séjour icileur coûte moins cher que de chauffer leurlogement en France. »

Industrie Situation presque normalepour Danone, qui affirme que l’usine desa filiale tunisienne a repris son activité,lundi 17 janvier, et que les produitsétaient livrés dans les magasins tunisiensce jour-là. « Les usines textiles tournent »,selon Gildas Minvielle, responsable del’observatoire économique de l’Institutfrançais de la mode (IFM). Mais « la situa-tion reste très fragile. Elle pourrait avoirun impact sur le choix futur d’approvision-nement des donneurs d’ordre ».

Philippe Berthaux, président de lasociété de lingerie Empreinte, est plusinquiet : «La situation est problématique,voire dangereuse pour nous. La Tunisie

représente 60 % de nos approvisionne-ments. Or, depuis dix jours, nous ne rece-vons rien. Les transporteurs ne veulentprendre les marchandises qu’à nos risqueset périls. »

Les problèmes de transport, conjuguésà l’aménagement des horaires en fonc-tion du couvre-feu, ralentissent la produc-tion, constatent les équipementiers auto-mobiles Faurecia et Valeo, comme chezLatelec, filiale de l’équipementier aéro-nautique Latécoère. En revanche, Aerolia,filiale d’EADS, a interrompu la produc-tion de son usine ouverte en mai 2010.

Télécommunications Les plates-formesd’appels (Orange et Teleperformance) réa-cheminent une partie du trafic vers descentres situés en France ou au Maroc,pour maintenir le service. Mais qu’advien-dra-t-il d’Orange Tunisie, dont l’activité adémarré le 5 mai 2010 ? Cette société déte-nue à 49 % par Orange et à 51 % par unesociété appartenant à Marwan Mabrouk,gendre de Zine El-Abidine Ben Ali, pour-

suivra-t-elle la stratégie prévue ? « Il fautattendre pour savoir ce que sera la posi-tion des groupes familiaux », répond, laco-nique, un bon connaisseur du secteur.

Distribution Une situation comparable àcelle des enseignes qui, comme Carre-four, ne sont pas implantées directe-ment mais travaillent avec des acteurslocaux qui leur reversent des royaltiespour l’exploitation de la marque. Car ils’agit souvent de membres de la familleBen Ali : une des filles du présidentdéchu pour le magasin Carrefour deGabès, selon une information de l’AFP, etla famille Mabrouk pour Monoprix etGéant. Ces hypermarchés ont été lacible des pilleurs.

Chez Carrefour, la moitié des super-marchés ne sont plus opérationnels.« Les autres ouvrent progressivementpour quelques heures par jour afin derépondre aux besoins de la population »,explique un dirigeant de l’enseigne. p

Service Economie

Chaqueannée,60000nouveauxdiplômésarrivent surlemarché dutravail:l’économiene peut enabsorberplus de25000

SOURCES : AFP, FMI, CIA

2007 2008 2009 2010

6,3 %

4,6 %3,1 %

4,8 %

LES INDICATEURS DE L’ÉCONOMIE TUNISIENNE

Le tourisme représente plus de 7 % du PIB

Le textile représente 50% des exportations

et emploie 400 000 personnes

et emploie 250 000 personnes

16 % de la population active1,6 million d’hectares d’oliveraies(30% des terres agricoles)

6 millions de touristes annuels

TAUXDE CROISSANCE DU PIB

Services :

Industrie :

Agriculture :

54% du PIB

35% du PIB

10% du PIB

EconomieTunisie

Depuis 2006, lanouvelle plate-formeindustrielledu groupe italienBenetton est installéeà Kasserine.AGOSTINO PACCIANI

Plusencore que les privations de liberté, l’aggravation des injusticeset le problèmede l’emploi des jeunes provoquent rancœurs et envies d’exil

Unerépartitioninégaledesrichesses

L’enjeuest de taille pour lesentreprises françaises, très présentes

VII0123Jeudi 20 janvier 2011

Page 8: LM_20012011.Dossier

Comment expliquer l’effondrementsi rapide du régime Ben Ali?

On se demande si son manque desophistication n’en est pas la cause. Lesautrespaysdela régionont élaborédesins-truments plus complexes de contrôle, enAlgérie, en Egypte ou en Syrie. Il y a plusd’appareils d’Etat, une relation plussophistiquée entre forces de sécurité etarmée. Contrairement au cas tunisien, lesarmées, qui ont une légitimité de guerre,se sont, il est vrai, davantage insérées dansle système politique, de manière plusenvahissante. La Tunisie est l’Etat où cemodèle s’est édifié le plus tard et où il a étéle plus caricatural.

Le grand point d’interrogation dans lemonde arabe, c’est la relation entre l’ar-mée et les institutions de sécurité qui ontdes commandements différents, desmodes de fonctionnement différents etdes missions différentes. Cette relationn’est pas claire dans beaucoup de cas. Ellen’est pas claire en Egypte mais c’est untabou. Personne ne peut évoquer ce sujet.On peut insulter [Hosni] Moubarak maison ne peut pas parler de l’armée.

Le système sécuritaire tunisien s’estplaqué sur la société. Il n’est pas parvenu àla déstructurer comme en Algérie où on aune totale symbiose entre l’armée et lesrenseignements ou comme en Syrie et enEgypte.On se pose la question de ces struc-tures de sécurité car leur rôle est devenu siimportant dans la vie de tous les jours !C’estce qu’on peut appeler la «sécuritocra-tie ». On étudie huit pays et on voit par-tout ce fil rouge : des appareils de sécuritéqui contrôlent la situation avec des prési-dents fatigués, vieux ou séniles, qui leuront passé la main. Ces appareils ne peu-vent pas prétendre à une ambition politi-que. Ils ne se mettent pas en avant. Ils nedéveloppent pas une stratégie de conquê-tedupouvoir,mais dansles faits ilscontrô-lent le pouvoir.

Ben Ali était la tête de l’appareil sécuri-taire, mais il était en très mauvais termesavec l’armée. Dès qu’il y a déversement delarue, contestation socialespontanée, l’en-jeu est devenu le suivant : tirer ou ne pastirer.L’arméen’apasété ledernierrempartdeBenAli.Ellel’alâché.C’estellequiaappe-léàlaformationdecomitéslocauxde quar-tier pour combattre les forces de Ben Ali, etqui a encouragé le processus politique quiessaie de se mettre en place. Je n’exclus pasnon plus que l’armée ait agi en concerta-tion avec la France.Croyez-vous à un effet domino?

Un tel effet, demain matin ou la semai-ne prochaine, me paraît peu probable,mais on va assister à un processus d’ému-lation, de tentatives d’émulation à partirdu processus tunisien. On va assister àune évolution où les sociétés, les forcessociales, vont maintenant donner le tem-po. Elles vont avoir un plus grand rôle,beaucoup plus d’influence. Les pouvoirspouvaient les ignorer, ils ne peuventplus. Ils pouvaient manipuler à l’infini,ils le peuvent beaucoup moins. Les forcessociales en Tunisie, ce sont les militantsdes droits de l’homme, les étudiants, lesavocats, les mouvements locaux de gré-vistes de tel ou tel secteur, les paysans…Le processus de privatisation a sorti dusystème un ensemble de travailleurs quise retrouvent privés de fonctions. Toutce monde commence à être structuré pardes mouvements qui ont une stratégiedifférente de celle des forces politiquesdont ils ont vu qu’elles n’arrivaient àrien.

Parce qu’elles n’avaient pas de basesociale, ou parce qu’elles étaient coop-tées. Ces forces politiques ont été discré-ditées mais, dans un contexte commecelui-ci, elles peuvent désormais renaî-tre parce que l’espace publique n’est pluscontrôlé. On va assister à l’entrée désor-donnée de nouveaux acteurs. Il va falloirque le pouvoir politique soit très très finpour pouvoir coopter. Une alternative àla cooptation existe. Il va devenir plusintéressant d’agir dans l’opposition.

Dans l’immédiat, comment les régimesarabes vont-ils réagir?

Lapremièrechosequevontfairelesgou-vernements qui en ont les moyens, c’est«arroser ». Ils vont subventionner ici et là,créer des emplois publics pour les jeunes,différer la suppression des aides aux pro-duits de première nécessité, etc. Ils vonttout faire pour éviter le passage d’unerevendication sociale à une revendicationpolitique. C’est le passage du social au poli-tiquequiaproduitlesévénementsdeTuni-sie. Ils vont faire en sorte que la demandesociale reste une demande sociale.

En Tunisie, l’espace social était négligé,délaissé, cependant que l’espace politiquerestaitverrouillé. L’économieaétéouverteà la mondialisation: privatisations, entréedansl’Organisationmondialeducommer-ce, abaissement des protections douaniè-res etc. Sur quoi reposait la légitimité dupouvoir politique ? Elle tenait dans ce dis-cours: «Pas besoin d’opposition politique,nous nous occupons de la société, de sesbesoins, de sa protection sociale, etc. ; nousnous occupons de tout. » La légitimité desdirigeants, c’est leurs performances sur leplan social. Mais quand, du fait notam-mentde la crise économique, lepouvoir nepeut plus répondre à la demande sociale –chômage qui explose chez les jeunes,notamment –, que reste-t-il de cette légiti-mité ? Il y a un lien direct entre ce jeuneTunisien, diplômé sans emploi, qui s’im-mole par le feu et la chute du régime.

Donc, pour en revenir à l’effet domino,lespouvoirsdanslemonde arabevonts’ef-forcerdecalmerlademandesociale.Lechô-mage des jeunes, la voilà, la bombe à retar-dement. Avec la Tunisie, on vient de fairele lien direct entre 60 % de chômeurs danscertaines régions et chute d’un régime.Dans l’ensemble de la région, cela neva passe passer avec quelques subventions. Lademande sociale est énorme. Il y a des mil-lions de gens dans le monde arabe quin’ontplus rien, en tout cas plus de perspec-tive d’avenir. Des millions de gens qui ne

jouent aucun rôle dans la société, qui n’ontaucunespoir d’évolution politique,écono-mique ou sociale. Qu’est-ce qui leur reste àces gens-là? Dans cette situation, oui, cha-que régime est confronté à une bombe quiles attend – tous, même si c’est à des degrésdivers.Cette situation favorise-t-elleles islamistes?

Dans certains pays (Maroc, Jordanie,Algérie, Egypte), ils ont été plus ou moinsintégrés à la vie politique. Mais ils n’ont euaucune contribution particulière, notable,exceptionnelle, pour faire face à la deman-de sociale. Les islamistes n’ont rien à diresur la situation économique et socialedans le monde arabe. Ils n’ont pas su

accompagner les mouvements sociaux.En Egypte, les mouvements sociaux sontdistincts des Frères musulmans ; ils n’ontrien à voir avec les islamistes. Ceux-cin’ont aucune réflexion sur le sujet de lademande sociale ; ils n’ont présenté aucu-nealternativeàune libéralisationcroissan-te des économies.

Les Frères musulmans égyptiens ontun discours sur l’Etat islamique, l’Etat et lasociété, l’Etat et la religion, la constitutionetc., mais pas de réflexion sur la demandesociale qui leur paraît un sujet méprisable,peu intéressant. Ils soulagent la popula-tion, à travers leurs réseaux caritatifs, ilsempêchent que les plus pauvres meurentde faim, ils empêchent que la rue explose.Bref, ils s’efforcent de soulager lademande

sociale, mais ils ne la portent pas. Ils n’ontpas de programme social ou économiqueintéressant et ne sont pas en mesure d’ac-compagner politiquement la demandesociale.La Tunisie, en choisissant la libéralisa-tion, l’ouverture à l’investissement étran-ger, a pourtant donné l’exemple d’uneéconomie qui, depuis vingt ans, enregis-tre d’honnêtes taux de croissance etdont la classe moyenne n’a cessé de voirses conditions de vie s’améliorer…

C’est vrai. C’est l’illustration classiqued’une évolution connue : l’élévation duniveaudeviesusciteunemontéeexponen-tielle des aspirations politiques : plus leniveau de vie augmente, plus augmententles aspirations politiques et sociales. EnTunisie, société arabe qui a le mieux pro-gressécesvingtdernièresannéesenmatiè-re d’éducation, le blocage total de l’espacepolitique par le régime était en contradic-tion avec le niveau d’éducation de la popu-lation, l’insertion des femmes dans la vieprofessionnelle.

Ajoutez à cela l’aspect caricatural qu’y apris la corruption, pas forcément plusimportante qu’ailleurs dans le monde ara-be, mais trop visible, ostensible, affichée,éclatante de mépris pour la population. Ilne faut pas sous-estimer cette dimensiondela dignité, cesentiment qu’ont lespopu-lations arabes d’être méprisées. Le motque n’importe quel Arabe a aujourd’huisur les lèvres, c’est «dignité ».Peut-on imaginer un effet dominoà retardement?

Si je ne crois pas à un renversementimmédiat de tel ou tel régime, je crois que,partout dans le monde arabe, d’ici cinq àdix ans, il y aura un mouvement du typede celui que connaît aujourd’hui la Tuni-sie. Cela se produira dans tous les pays ara-bes, même si les scénarios peuvent êtredifférents.Mais imaginez-vous des conséquencesimmédiates?

Oui,ilvay avoirunchangement decom-

portement des pouvoirs politiques dansles jours qui viennent. Ils vont faire entrerplus de forces politiques dans le systèmepour partager le contrôle de la population.S’il faut des socialistes, on va en mettre, s’ilfaut des islamistes, on va les faire entrer…

Il n’est pas sûr que ces forces politiquesvont accepter de se faire coopter ; ellesvont être en mesure d’exiger davantage.Mais les pouvoirs vont tous s’efforcerd’élargir leur système d’alliances politi-ques. Ils vont faire des concessions, desouvertures pour conserver le pouvoir, lecontrôle du pouvoirpolitique. Ils vont s’ef-forcer d’intégrer une partie des revendica-tions des sociétés. Dans chacun des paysarabes, la société va compter davantage.Ce ne sera plus l’ordre à n’importe quelprix. Certains pouvoirs politiques sauronts’adapter, d’autres non. Certains redou-tent plus que d’autres l’instabilité politi-que, ceux qui sont à la tête de pays pluri-confessionnels ou pluriethniques.

Quelques-uns sont en mesure des’adapter aux défis sociaux, d’autresmoins. Il y a ceux qui sont exténués, épui-sés – et ceux qui ont encore une capacité àse retourner. On peut avoir des doutes surla capacité d’adaptation de l’Arabe saoudi-te ou de l’Egypte ou de l’Algérie ; en revan-che, il y a une situation plus prometteuseen Syrie, au Maroc, en Jordanie.Et quelles leçons les grands partenairesextérieurs du monde arabe – notam-ment les Etats-Unis et l’Europe – vont-ils tirer des événements de Tunisie?

Il y a l’Union européenne et les Etats-Unis et aussi les grandes institutionsfinancières internationales, comme leFonds monétaire international et la Ban-que mondiale. Des révisions profondesvont s’imposer devant l’ampleur de lademande sociale, l’ampleur du chômagedes jeunes, notamment, et les risquesd’instabilité. Il va falloir diminuer leniveau des exigences demandées aux éco-nomies du Machrek et du Maghreb pourqu’elles se conforment au modèle libéral,à l’économie mondialisée ; il va falloiraccepter la création d’emplois publics, laconservation de grands secteurs publics ;il va falloir que les grandes institutionsinternationales, comme la Banque mon-diale, acceptent de dispenser leurs larges-ses avec une moindre conditionnalité…Il y a l’impact des événements sur lesEtats et il y a l’impact sur les individus…

Les jeunes Arabes vont se dire : on peutfaire bouger les choses. Et dans le mondearabe, il y a plus d’un jeune prêt à se don-ner la mort… Je vois un changement psy-chologiqueimportant dansla jeunesse. Ilyavait une culture de l’impuissance, elle aété battue en brèche dans les rues de Tuni-sie. Encore une chose: aucun slogan, aucu-ne revendication islamiste dans ces mani-festations.Leparti islamistetunisienEnha-da [qui, comme les communistes n’a pasété appelé à se joindre au gouvernementd’unité nationale formé lundi à Tunis] nesaurait être que dans une logique de coali-tion. Dans l’ensemble du monde arabe, lesislamistes ne peuvent pas ne pas tenircompte qu’ils ont affaire à des sociétésouvertes sur l’extérieur, des sociétés encontactpermanent avecl’Europe, lesEtats-Unis. Les islamistes devront évoluer versun modèle de parti islamique comme enTurquie.

Il y a un discours qui n’est plus tenable,celui qui consiste à dire, de la part des isla-mistes comme des pouvoirs en place :entre nous, il n’y a rien. C’est faux. Entre lesislamistes et les pouvoirs, il y a des mouve-ments sociaux diversifiés, de plus en plusindépendants. Et plus il y aura de politisa-tion, plus il y aura de laïcisation… Pendantvingt ans, la transition démocratique dansle monde arabe a été retardée pour deuxraisons: l’épouvantail islamiste ; la craintede voir se fracturer des sociétés pluriethni-ques ou pluriconfessionnelles. Aujour-d’hui, les sociétés arabes s’organisent avecdes nouveaux représentants : le pouvoirnecontrôle plusla société; lasociété prendpossession de la rue. On parlait d’Etatsforts et de sociétés faibles dans le mondearabe. On assiste à l’avènement de sociétésfortes dans des Etats affaiblis. p

Bassma Kodmani, politologuenéeenSyrie,estdirectricedel’ArabReformInitiative,unthinktankindépendant.Elledirigeunouvragecollectifsurlanaturedupouvoirpolitiquedanslemondearabe,qu’ellequalifiede«sécuritocratie»

«La société s’empare de la rue»

«Lespouvoirsdansle mondearabevonts’efforcer de calmerlademande sociale.Lechômagedes jeunes,lavoilà, la bombeàretardement»

TunisieLegrandentretien

LIONEL CHARRIER/MYOP POUR « LE MONDE »

Propos recueillis parAlain Frachon et Gilles Paris

VIII 0123Jeudi 20 janvier 2011