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SIGNATA 5 (2014) ANNALES DES SÉMIOTIQUES/ ANNALS OF SEMIOTICS Littérature et sémiotique : histoire et épistémologie Literature and Semiotics: History and Epistemology Dossier dirigé par Jean-Pierre Bertrand, François Provenzano et Valérie Stiénon Presses Universitaires de Liège 2015

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SIGNATA 5 (2014) ANNALES DES SÉMIOTIQUES/

ANNALS OF SEMIOTICS

Littérature et sémiotique : histoire et épistémologie

Literature and Semiotics: History and Epistemology

Dossier dirigé par Jean-Pierre Bertrand, François Provenzano et Valérie Stiénon

Presses Universitaires de Liège2015

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DISCIPLINES / FRONTIÈRES

Sémiotique urbaine et géocritique

Nathalie RoelensUniversité du Luxembourg

1. Un objet d’étude commun ?Même si la sémiotique urbaine qui émane de la sémiologie, d’une part, et la géo critique issue de la critique littéraire, de l’autre, n’avaient pas vocation à se rencontrer, elles abordent toutefois les mêmes contenus : le territoire, l’espace, la ville. Cette congruence s’explique vraisemblablement par le « tournant spatial » d’Edward Soja (1989) qui a infléchi les sciences humaines depuis les années 1980.

Et le littéraire dans tout cela ? Si la littérature et le mythe sont pour la sémiotique un objet d’étude parmi d’autres, ils sont pour la géocritique la seule voie d’accès au monde, le seul niveau de pertinence. La sémiotique urbaine parle de la lisibilité des lieux par l’usager, la géocritique lit le lieu à travers le prisme des textes. Que le roman ait connu un essor à l’époque de grandes mutations urba­nistiques noue plus étroitement la ville au roman, le roman à la ville. La focale des deux approches semble donc renversée. Mais c’est sans doute un faux problème. Non seulement « l’espace est partout » (Zilberberg 2008, p. 1) mais, dès que l’on parle d’espace, on achoppe à ses représentations, entre autres littéraires ; dès que l’on parle de littérature, on achoppe à ces « espèces d’espaces » (Perec 1974) qui occupent les textes allant de l’univers jusqu’au quadrilatère de la page. Ces regards croisés pourraient­ils en dire davantage sur l’espace que ne le font les disciplines respectives ? La sémiotique urbaine, s’intéressant davantage aux pratiques, aux usages, gagnerait­elle à retrouver des objets littéraires par le biais de la géocritique, à recréer un carrefour entre sémiotique et littérature ? Ou, en revanche, la pré­ten due césure épistémologique, qui n’est après tout qu’un dialogue de sourds, entre sémiotique et théorie littéraire 1 doit­elle se prolonger dans le clivage entre

1. Excepté Roland Barthes qui, en tant que sémiologue, avait élaboré une véritable théorie du texte ou Denis Bertrand (cf. infra), toutes les « analyses sémiotiques des textes » ou « sémiotiques du

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sémiotique urbaine et géocritique ? Le langage est partout, pourrait­on ajouter, et la géocritique ne démentirait pas le constat de Barthes : « Y a­t­il un seul système d’objets, un peu ample, qui puisse se dispenser du langage articulé ? La parole n’est­elle pas le relais fatal de tout ordre signifiant ? » (Barthes 1967a, p. 9).

L’actualité des deux disciplines se mesure à leurs activités récentes, à savoir le colloque « Semiótica Espacial » organisé à l’Universidade Nova de Lisbonne du 5 au 7 septembre 2013 2 qui a fédéré des sémioticiens de toute filiation (barthésienne, cognitiviste, peircienne, pragmatique, rhétorico­argumentative, greimassienne). La géocritique, pour sa part, a animé un atelier au congrès de l’Asso ciation Internationale de Littérature Comparée à la Sorbonne du 20 au 24 juillet 2013, intitulé « Géocritique, littérature comparée, et au­delà » 3 réunissant plusieurs secteurs disciplinaires (littérature, géographie, philosophie). Son objectif, large ment atteint, était de faire le point sur cette nouvelle approche, de dégager ses domaines d’application, de cerner sa spécificité et de tenter d’ouvrir des perspectives innovantes. L’Université du Luxembourg 4 a organisé du 2 au 13 juillet 2014 un Programme Intensif Erasmus intitulé « Littérature, villes, interactions » faisant dialoguer la théorie littéraire et la géocritique, et les mesurant en outre à des ateliers pratiques d’inspiration perecquienne ou de cartographie urbaine.

Avant de les penser conjointement, il nous faut parcourir la généalogie de chaque discipline pour en arriver à leur point de rencontre et évaluer si une colla­bo ration serait souhaitable et, le cas échéant, opératoire, fructueuse.

2. Généalogie de la sémiotique spatiale / urbaineLa sémiotique spatiale est issue de la sémiologie urbaine qui, par le biais de Lynch, Barthes et Choay, nous mène à la sémiotique de l’espace de Manar Hammad. Elle rede vient urbaine dans la tradition italienne de Gianfranco Marrone et Isabella Pezzini qui organisèrent le 34e Congrès de l’AISS à San Marino avec pour thème la ville, ses représentations, ses frontières, l’ethnographie de ses pratiques, ses lieux publics. À quoi cet étrange balancier entre la ville et l’espace, l’espace et la ville est­il imputable ?

récit » ne transcendent pas la sémiotique narrative et, vice versa, la théorie littéraire ne s’intéresse à la sémiotique que comme une approche possible, un peu désuète de surcroît, excepté Tzvetan Todorov auteur d’une Poétique de la prose (1971), Philippe Hamon qui interroge le « statut sémio logique du personnage » ou Michael Riffaterre qui intitule un de ses ouvrages Sémiotique de la poésie (1983).

2. http://semioticagesc.com/wp­content/uploads/2013/07/LLAMADO­A­COMUNICACIONES.pdf.

3. http://iclageocriticism2013.wordpress.com/. 4. http://wwwen.uni.lu/recherche/flshase/institut_d_etudes_romanes_medias_et_arts_irma.

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2.1. La sémiologie urbaine

La métaphore de la « lecture » du milieu bâti apparaît dès 1959 sous la plume de l’urba niste américain Kevin Lynch (1959). Lynch valorise l’image composite ou Gestalt que les habitants d’une ville donnée (Boston, Jersey City, Los Angeles) se forment à partir de leurs perceptions. Les hypothèses de Lynch, mais aussi l’approche sémiologique de Barthes encore toute récente, ont alimenté la réflexion de Françoise Choay qui revendique à son tour « l’expérience de la ville » (Choay 1965, p. 73) comme une arme contre le discours planificateur et la seule façon de faire participer l’usager au réinvestissement sémantique de l’espace habité ou à son déchiffrement. Roland Barthes, dans une conférence prononcée à Naples en 1967, intitulée « Sémiologie et urbanisme » (Barthes 1967b) seconde les pro pos de Choay, tout en étendant cette sémiologie urbaine naissante à l’amateur ingénu non­spécialiste de la ville :

La cité est un discours, et ce discours est véri ta ble ment une langue : la ville parle à ses habitants, nous parlons notre ville, la ville où nous nous trouvons, simple ment en l’habitant, en la parcourant, en la regardant. (Barthes 1967, p. 441)

Il annonce déjà la pratique créatrice de la ville de Michel de Certeau que celui­ci décline en « énonciations piétonnières » (Certeau 1990, p.  148) et « rhétoriques chemi natoires » (ibid., p. 151).

2.2. La sémiotique spatiale selon Denis Bertrand

L’intérêt de la sémiotique pour l’espace sera relayé par Denis Bertrand (1985) qui, dans L’espace et le sens. Germinal d’Émile Zola, étudie les figures de la spatialité dans les textes littéraires, pour en dégager un imaginaire topologique. À la fois, on est passé imperceptiblement de la sémiologie urbaine à la sémiotique spatiale, dotée d’une extension conceptuelle plus vaste, moins ancrée dans la spécificité du lieu urbain. Bertrand jette en outre un pont entre la sémiotique et l’analyse textuelle, s’inté ressant aux configurations de la spatialité dans Germinal au­delà de toute nomen clature, au­delà de la syntaxe descriptive de Philippe Hamon. Bertrand ne recule pas devant une approche référentielle contre le purisme immanentiste de l’approche sémiotique. Il s’agit pour lui d’affirmer « le passage d’une sémiotique des positions spatiales, à la sémiotisation d’une spatialité de situation » (Bertrand 1985, p. 95). L’axiologie verticale, horizontalisée par les grévistes, est interprétée comme une avancée de la verticalité du roman classique, investi par le discours reli gieux, au roman moderne comme instrument d’appréhension du monde réel. Mais Bertrand lit aussi dans l’aventure d’Étienne Lantier un récit initiatique, avec une épreuve à subir dans l’espace chtonien de la mine, dans cet enfer souterrain et mythique.

Denis Bertrand poursuit ses recherches en la matière, se disant hanté par une « imma nence invasive de la spatialité » (2009, p. 1) dont témoigne d’ailleurs le titre du séminaire parisien qu’il anima en 2008–2009 : Sémiotique de l’espace. Espace et

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signi fication. Dans « De la topique à la figuration spatiale », il commence par envi­sa ger l’hypothèse localiste selon laquelle « le sémantisme spatial façonne et modèle l’uni vers signifiant » (2009, p. 2) car l’organisation spatiale est au fondement même de la connaissance humaine, comme le soutiennent certains linguistes cognitivistes, tels Lakoff et Johnson avec leur Metaphors we live by. Bertrand voudrait toutefois restreindre l’hypothèse localiste de notre langage courant à la topique, la théorie des lieux en rhétorique, et réexaminer l’étrange histoire du lien qui s’est formé entre « topique et esthésie ». Les lieux, topoï, deviennent progressivement des figures de rhéto rique incarnées, investies passionnellement. On passe donc de la rhétorique persuasive à la rhétorique figurative, à la phénoménologie croisée, voire fusion­nelle, du sujet et du lieu qui rejoint la « topo­analyse » de Bachelard (1957, p. 27).

Bertrand appuie toujours ses réflexions sur des exemples littéraires. Ainsi, l’exten sion du lieu dans la poétique romanesque et la montée en puissance de la description au détriment du récit est­elle illustrée dans deux scènes de courses hippiques, l’une dans Anna Karénine, l’autre dans Nana, par le biais de Lukàcs, lequel considère l’expansion descriptive comme symptôme du flot sans cesse montant de la prose capitaliste de la vie qui refoule dans le roman les actions des hommes : « Chez Tolstoï, tous les éléments figuratifs sont étroitement associés aux actions des personnages, la course est chargée du sens de l’action et concourt […] au destin de ces personnages. Chez Zola au contraire la description se sépare de l’action, elle devient autonome et vaut pour elle­même, les acteurs ne sont plus concernés par le tableau ainsi dressé, ils en sont spectateurs, à l’arrêt » (Bertrand 2009, p. 7). C’est alors que le lien s’établit à un autre niveau, symbolique : l’objet ne vaut que par le symbole qu’il est susceptible de constituer ou d’engendrer. Des analogies vont se former, une homonymie entre le cheval vainqueur et l’héroïne du roman. Le ventre de Paris présenterait encore un stade ultérieur : l’action est litté­rale ment mangée par la description. Le roman, peuplé de toutes les victuailles qui envahissent chaque jour les Halles, semble tout entier descriptif jusqu’à absorber le person nage, déterminer son identité.

Bertrand finit par distinguer le lieu comme base d’existence, le lieu du corporel, le lieu comme espace symbolique et le lieu comme topos langagier. Entre l’abstraction topo logique initiale et la pratique signifiante finale, Bertrand constate le caractère inva sif de la spatialité. Il envisage dès lors un continuum sémiotique de la topique à l’esthésie, dans un sens ou dans l’autre, en sollicitant le concept d’instance, marqué par les traits aspectuels de « proximité » spatiale et « d’imminence » temporelle. Cette « sollicitation pressante », cette instance constitutive de l’identité subjective en sémiotique est un concept spatial. Le terme implique à la fois l’espace et l’advenue. L’on peut s’étonner que ce genre d’approche, pourtant étayée par les textes littéraires, n’ait pas retenu davantage l’attention de la géocritique.

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2.3. La sémiotique spatiale selon Claude Zilberberg

Claude Zilberberg fait en quelque sorte écho à Denis Bertrand dans « Contribution à la sémiotique de l’espace » (2009) en alliant les valeurs spatiales à l’économie tensive. Tous les sémioticiens semblent en tout cas s’éloigner d’un espace logique ou géométrique, homogène et continu, bref, d’une topologie, pour sonder l’espace vécu, empirique, axiologisé, intime et recoupant souvent la topo­analyse bachelardienne. Partant du postulat que « l’espace est partout », « présupposé », Zilberberg évoque la difficulté de la pertinence d’une définition de la spatialité :

Dire  : l’espace, sans plus, c’est formuler un syncrétisme de trois espaces  : l’espace géo métrique, l’espace mythique et l’espace perceptif (Zilberberg 2009, p. 4).

S’appuyant sur Bachelard et Valéry, il tente de formuler des « valeurs spatiales » de ce dernier espace : l’espace vécu, habité par un sujet thymique. Il utilise ensuite les deux régimes topologiques de la cohérence ou côtoiement entre deux objets chez Hjelmslev, l’inhérence et l’adhérence, les intégrant dans l’espace tensif. L’inhé rence (contenant vs contenu) présente alors le plus grand degré d’in ten sité : au niveau du plan du contenu, cela donne l’intimité, l’exclusivité, tandis que l’adhé rence (tou chant vs distant) se traduit par la dissémination,  la valeur d’uni vers. Ainsi, par exemple, pour prévenir la dispersion, il convient de ménager dans l’espace, dans l’ouvert de l’adhérence, une inhérence qui la recueille, comme il en résulte de la troisième strophe de L’homme et la mer de Baudelaire qui présentifie les deux moda lités de la non­divulgation volontaire du savoir : du côté du sujet, la discré­tion, du côté de l’objet, le secret.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes,Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !

Tablant toujours sur l’hypothèse tensive et bénéficiant des acquis de Bachelard, Zilberberg explique que du point de vue morphologique, l’intimité se présente comme le superlatif de l’intériorité, l’étranger comme le superlatif de l’extériorité. En raison de l’inscription dans l’espace tensif, le contenu intime, dans la mesure où il est pensé­vécu comme concentré, appelle par implication la petitesse mais celle­ci peut être virtualisée et actualisée dans l’oxymoron « l’immensité intime » de Bachelard :

Nous découvrons ici que l’immensité du côté de l’intime est une inten sité, une intensité d’être, l’intensité d’un être qui se développe dans une vaste pers­pective d’immensité intime. (Bachelard 1957, p. 176).

Le motif de l’abri s’inscrit pour sa part sur l’isomorphisme de la tension entre l’inhérence et l’adhé rence et sur celle entre l’/ouvert/ et le /fermé/. L’intimité relève ici d’une inhérence eupho rique, d’une quête du /fermé/. Spéculant sur le fait que le

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vivant demeure à jamais vulnérable, Zilberberg en arrive à avancer que l’espace est à la fois le mal et le remède : le mal dans la mesure où il est /ouvert/ pour quiconque et notamment pour les prédateurs affamés ; le remède, dans la mesure où la proie peut atteindre un abri, qu’elle juge sécurisant. La dialectique du contenu et du contenant actualise le besoin indéfini de protection comme horizon, comme souci permanent. Pour le vivant, il y aurait des exceptions : l’oiseau échappe au danger en s’élevant dans l’air, certains animaux parviennent à se réfugier dans leur terrier. Mais si les actants se meuvent tous deux dans l’/ouvert/, la vitesse différentielle de leur course devient déci sive. Dans la sphère de l’humain, à l’abri correspond l’inverse symétrique, le cul­de­sac, qui constitue une transformation subite de l’adhérence en inhérence, de l’/ouvert/ en /fermé/ mais, tandis que l’abri représente pour la proie le salut, le cul­de­sac signifie la mort.

Certes, le vécu thymique, de la terreur au soulagement pour l’abri, de l’espoir au désespoir pour le cul­de­sac, est un point que la géocritique n’aborde pas. De même qu’elle n’aborde pas des choses aussi infimes que l’ouverture d’un coffret avec l’intimité qu’il recèle, qui s’avère pour Zilberberg un événement : un survenir par rapport à un parvenir 5. Celui­ci poursuit avec l’espace comme englobement, un environnement dont nous sommes le centre mobile, situation initiale du vivant humain, maison­matrice, giron de l’être. Du point de vue thymique, la configuration de l’abri suppose une relation fiduciaire du sujet à l’espace : la quiétude.

Comme toute sémiotique qui se respecte, on transite sans cesse du plan de l’expression au plan du contenu. D’où l’intérêt pour le passage de Bachelard qui, à l’écoute du mot « vaste » dans l’œuvre de Baudelaire, insiste sur la dynamique hyper bolique de l’imaginaire baudelairien, sur l’extase, sur l’immensité qui pro­gresse à mesure que l’intimité s’approfondit, sur la solitude de l’homme qui entre en résonance avec l’espace du monde. L’analyse du plan du contenu retentit double­ment sur celle du plan de l’expression. Du point de vue phonologique, la voyelle a contient à elle seule le signifié du vocable baudelairien par excellence : « vaste » ; du point de vue morphologique, seule l’expression verbale paraît à Bachelard adé­quate, le verbe « immensifier » (ibid., p. 183).

Mais Zilberberg n’omet pas la notion d’« espace mythique » d’Ernst Cassirer (1929, p.  100) qui déploie des propriétés déjà tensives. Sachant que la pensée mythique a pour attracteur prévalent la tension entre le sacré et le profane, le sémioticien relève la formation d’un pic d’intensité, d’un éclat, à partir de la dualité des modes d’efficience, c’est­à­dire de la tension entre le parvenir progressif et la déto nation d’un survenir, une intensité que le sujet n’a les moyens de résoudre sur­le­champ, et qui immobilise la série du quotidien. L’approche sémiotique et l’approche anthropologique trouvent une connivence jusque dans le métalangage (Cassirer parle de « valences »). Cassirer distingue « entre deux provinces de l’être : une province de l’habituel, du toujours­accessible, et une région sacrée, qu’on a

5. Nous avons proposé une géocritique épiphanique de l’infime dans notre article « La géocritique mise au pas : voyageurs, flâneurs, piétons » (Roelens 2014b).

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déga gée et séparée de ce qui l’entoure, qu’on a clôturée et qu’on a protégée du monde extérieur » (ibid., p. 111). Là encore, les définitions avancées sont d’ordre valenciel : la conjonction hétérotope d’une intensité forte [long ρ fermé] pour la sphère du sacré, la conjonction hétérotope d’une extensité élevée [bref ρ ouvert] pour la sphère du profane. La sphère du sacré se définit par la densité, par une région particulière, un templum qui est découpé dans l’espace : « Templum en effet, (en grec téménos) remonte à la racine tem-, couper, et ne signifie donc rien d’autre que ce qui est découpé, ce qui est délimité » (ibid., p. 127). Le monde moderne aurait, par contre, opté pour la diffusion, la circulation démocratique dans l’/ouvert/.

La syntaxe jonctive nuance la prégnance de l’/ouvert/ et du /fermé/  : la pampa est une prison pour Supervielle (exemple de Bachelard) ; les migrants sont immobiles mais néanmoins dotés de vitesse absolue (exemple de Deleuze et Guattari). Zilberberg insiste enfin sur l’omniprésence d’autrui et sur l’accessibilité que nous lui accordons quand notre espace s’ouvre à lui, que nous lui refusons quand nous fermons l’espace que nous pensons contrôler :

La spatialité que nous avons envisagée devient dans cette perspective le plan de l’expression d’une sémiose dont la fiducie est le plan du contenu. Si bien que, à partir des configurations que nous avons envisagées, le syntagme “espace thymique” apparaît, strictement mesuré, comme un pléonasme. (Zilberberg 2009, p. 25)

2.4. La sémiotique spatiale selon Pierluigi Basso

Pierluigi Basso­Fossali (2009), quant à lui, se penche sur le couplage entre la forme de vie et son environnement modalisé et modalisant (provocation, séduction, tenta tion). « Tout commence donc comme un embrayage, comme l’assomption d’un espace qui s’explique dans des points d’intervention et des horizons » (ibid., p.  3). L’espace est ce qui reste à configurer, le champ destinal d’investissement et l’hori zon destinal de chaque action. « L’espace est une écologie relationnelle qui règle la circulation des identités et proportionne ainsi les prises d’initiative » (ibid., p. 6). L’avantage de cette approche est que tout relève de l’assomption, de l’ini tiative de l’usager qui définit son terrain de jeu en lui attribuant des valeurs : « Une plage devient un terrain de jeu de softball ou de volleyball dès qu’on trace des lignes qui établissent les coups gagnants » (ibid., p. 5). Il distingue ensuite un mou vement génératif entre un espace médial et un espace médiatique avec une re­médiation possible, par exemple le chanteur rock qui soigne ses expressions faciales sachant que son image est rediffusée à travers des écrans géants. Basso défi­nit comme sémiosphère (Lotman) le milieu où l’activité configuratrice se mesure avec l’indétermination, le cadre d’intervention qui rend significative chaque prise d’ini tiative, un espace de manœuvre pour les jeux de langage (Wittgenstein) qui deviennent des vécus de signification  : « Le jeu est un re­calibrage destinal par rapport à des défis trop vastes et âpres pour être directement affrontés, mais le

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jeu devient aussi une amputation des propres ambitions, à l’avantage d’un sort social domestiqué […] » (ibid., p. 9). Le terrain de jeu est une oasis par rapport à un désert du sens, une oasis qui présentifie l’érosion du sens : « Le jeu apparaît comme une sorte de digression dans le cours de l’expérience par rapport aux enjeux existentiels, mais il est une autobiographie anamorphique et dissimulatrice de sa propre vulnérabilité » (ibid., p. 10). La gestion du sens est partagée par les joueurs qui déterminent dans quelles conditions un jeu est un jeu. Basso termine sa contribution par la typologie de Caillois (1958) — agon (compétition), aléa (hasard), mimicry (simulacre), ilinx (vertige) — qu’il relit sous l’angle du schéma tensif  : « D’une part, on a le gradient de compétition (presque nulle dans un bal masqué) et de l’autre le gradient de détermination du profil inter­actantiel (le défi agonistique a une définition maximale de l’adversaire, et par contre on peut se battre contre le hasard qui est certainement plus insaisissable) » (ibid., p. 11).

2.5. La sémiotique spatiale selon Éric Landowski

Chez Éric Landowski, l’espace semble disparaître au profit des valeurs spatiales et de l’interaction entre le sujet et son environnement, se rapprochant davantage des disci plines afférentes à la géocritique, telle la géopoétique (autour de Kenneth White) et l’écocritique (autour d’Augustin Berque ou de Stéphanie Posthumus, inspirée du Contrat naturel de Michel Serres). Dans « Régimes d’espace » (2010), Landowski, à son tour influencé par Bachelard, distingue quatre régimes d’appréhension spa­tiale : le tissu, la volute, l’abîme et le réseau. Chaque régime est doté d’un régime d’inter action sous­jacent  : le tissu, la programmation ; l’abîme, l’assentiment ; le réseau, la manipulation ; la volute, l’ajustement. Le réseau est le plus récent : « C’est le monde de la communication et spécialement du commerce. La terre ressemble à une carte  : un semis de points (des ports, des gares, des marchés, des places boursières, des nœuds informatiques) interconnectés par des lignes au long des­quelles circulent en toute hâte des informations et des biens — des valeurs  —, marchan dises ou messages » (Landowski 2010, p. 3). La sémiotique se donne le pri­vi lège ici d’aborder l’espace en dépit de tout préjugé ontologique, comme celui de la pure distance « sans paysage » qui relie les utilisateurs d’un réseau, un espace qui ne prête à aucune forme d’ancrage, où semble abolie l’étendue même, où chacun est à la fois dans l’ubiquité et dans le nulle part. C’est un espace immanent mais éva nescent pour Landowski. Il l’appelle « l’espace conventionnel de la circulation des valeurs » (ibid., p. 6).

Le tissu correspond au monde­objet tel qu’il s’étale devant nous dès que nous prenons la peine de l’observer et que Landowski qualifie d’« espace opératoire de l’emprise sur les choses » en vue de leur exploration ou de leur exploitation. Comme le faire jonctif (transfert d’objets de valeur entre des sujets) ne permet plus de rendre compte de cette syntaxe entre sujet et monde, il propose les notions d’opération et d’emprise. L’évolution de l’œuvre de Manar Hammad entre Lire l’espace (2006) et Palmyre (2013) prouve ici la pertinence de cette notion. Dans Lire l’espace, l’espace

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« à lire », par exemple à l’intérieur de la salle de séminaire, la position en bout de table confère un surplus d’autorité, parce qu’elle « conjoint » celui qui l’occupe avec plus de « valeur modale » que les autres positions. De façon similaire, dans la maison japonaise traditionnelle, la différenciation des parcours qu’autorise la dis position des pièces permet au maître des lieux d’exprimer non verbalement la nature des rapports sociaux qu’il entretient avec chacun de ses visiteurs. Palmyre en revanche traite directement la dimension opératoire. Comment différentes pro­priétés matérielles inhérentes à une série d’éléments présents et opérants dans l’« espace physique » d’une ville deviennent­elles fonctionnellement pertinentes du point de vue de la constitution de cette même ville en tant qu’« espace social », c’est­à­dire faisant sens ? La transformation de Palmyre ne s’est pas faite seulement en fonction de motivations religieuses, économiques, politiques ou militaires, elle a été imposé par le relief et l’hydrographie : les nécropoles, par exemple, qui recherchent toutes l’eau, attirent systématiquement les murailles défensives tout en repoussant les vergers de l’oasis. L’architecture a en outre une emprise sur son envi ron nement : un arc monumental soude bout à bout deux voies préexistantes ; une avenue à colonnades suture bord à bord deux quartiers jusqu’alors séparés. De la densité et de la force de ces liens entre éléments matériels en prise les uns sur les autres résulte la forme changeante du tissu urbain.

L’espace éprouvé du mouvement des corps est celui qui correspond à l’emblème de la volute et unit les interactants par le régime de l’ajustement. La volute est une

forme générique reconnaissable sur des plans et dans des contextes extrêmement divers : dans les spirales de pierre sculptée qui ornent le chapiteau des colonnes de temples grecs et la corniche des églises baroques ; dans la vague qui, naissant de la houle à l’approche du rivage, déferle durant quelques instants et vient s’y briser ; […] dans les pas entrelacés du taureau et du torero. (Idem)

Comme le notait Valéry à propos de la coquille, par sa grâce tourbillonnaire, elle se détache du désordre ordinaire de l’ensemble des choses sensibles. Mais une volute n’a pas seulement de la grâce, c’est­à­dire une valeur esthétique. Elle tend aussi à exercer une prégnance esthésique du fait qu’elle est mouvement. Fût­elle de pierre, donc parfaitement statique, elle est par sa forme même, spiralée, la figuration sen sible d’un mouvement, et plus précisément d’une rotation qui va se déployant. Elle invite à se laisser saisir par la prégnance du mouvement qui l’anime, selon une expression empruntée à Bachelard, à vivre sa dynamique. L’espace­volute devient alors l’espace du corps propre, un espace synesthésiquement éprouvé à travers des pratiques esthésiquement ajustées au mouvement des choses, c’est­à­dire à la dynamique de l’autre, quel qu’il soit. La littérature vient étayer les réflexions par le biais de la scène des clochers de Martinville chez Proust saisis visuellement depuis une voiture elle­même mouvante, et que Landowski qualifie de scène de rela tivité avant la lettre, appartenant à un nouvel ordre épistémologique, phéno­mé nologique, modulaire.

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L’espace existentiel de notre présence au monde se traduit enfin par l’espace­abîme qui est là, ce vide auquel, précisément en tant que vide, nous sommes physi­que ment et métaphysiquement présents, notre être­là au monde illustré par le « E il naufragar m’è dolce in questo mare » de l’Infinito de Leopardi.

Landowski tient cependant à envisager, avec un « détachement épistémique » (ibid., p. 13), un tout cohérent donné qui sert de toile de fond aux quatre régimes dis crets inventoriés. Il en déduit une loi qui conforte cette fois la posture géo­cri tique  : « De fait, sans distance objectivante, ni connaissance scientifique ni domesti cation de la nature n’auraient été possibles, ni a fortiori aucune “conquête de l’espace”, et pas même peut­être la découverte de l’Amérique » (idem).

2.6. La sémiotique de l’architecture

Loin de nous l’intention d’écarter la sémiotique de l’architecture qui a émergé dans les années 60 dans une volonté de passer d’un commentaire herméneutique à une analyse formelle plus systématique. L’état actuel de cette branche peut être illustré par le dossier spécial des Nouveaux Actes Sémiotiques, no 111, paru en 2008. Quoiqu’elle s’avère plus proche de la philosophie esthétique ou s’orientant vers la conception, nous n’excluons pas que la sémiotique de l’architecture, telle qu’elle est pratiquée par Pierre Boudon par exemple, puisse être féconde dans deux domaines précis qui recoupent partiellement les ambitions de la géocritique : d’une part, l’amé nagement du territoire et la planification de l’urbain aux confins devenus incer tains, engendrant des paysages urbanisés où les rapports entre nature et culture sont brouillés, ce que reflètent les romans « périurbains » de Jean Rolin (La clôture, Zone et Un chien mort après lui), ou la radioscopie d’un supermarché Auchan par Annie Ernaux (Regarde les lumières mon amour, 2014) ; d’autre part, l’étude de la cartographie, privilégiant un mode d’orientation non pas géographique mais sémiotique des itinérances. L’ouvrage récent de Boudon, L’architecture des lieux, séman tique de l’édification du territoire (2013), dès lors qu’il vise à construire une séman tique de l’édification et une sémantique de l’habiter, intéressera sans doute moins la géocritique que la sociologie ou l’anthropologie urbaine, de l’École de Chicago (Robert Park, Georg Simmel, Erving Goffman) à Olivier Mongin, qui interro gent précisément cette différence entre le bâti et l’habité ainsi que la fron­tière entre intériorité et extériorité comme espace lui­même vécu, investi d’orne­ments. Cet ouvrage ne peut cependant qu’enchanter quiconque s’intéresse à l’espace observé ou vécu.

L’articulation de l’espace en espace observé et lieu habité semble d’ailleurs le souci de tous les sémioticiens passés en revue jusqu’à présent. Une autre articulation s’impose toutefois, celle entre énoncé et énonçant. C’est sans doute là que se situe le passage entre sémiotique de l’espace et sémiotique urbaine.

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2.7. Vers la sémiotique urbaine : l’énonciation de l’espace (Floch, Fontanille, Landowski, Leone)

Ayant nous­même étudié les lieux de vie (Roelens, 2012), nous retrouvons aisé­ment cette articulation chez Jacques Fontanille qui insiste dans les Espaces subjectifs (1989) sur le battement entre espace énoncif et espace énonciatif. Le lieu (énoncé) est doté de certains traits morphologiques (confort, chaleur, isolation) ou fonction­nels destinés à un certain usage : s’asseoir, converser, se reposer, franchir les seuils entre intérieur / extérieur (portes, fenêtres, murs) et entre dessus / dessous par des trémies (escaliers, rampes, échelles : cf. Boudon 2008). Il est intéressant de consta­ter que la polarité des lieux était déjà une préoccupation de Bachelard pour mesu­rer l’angoisse de la cave par rapport à l’apaisement du grenier (Bachelard 1957, pp. 38­41). À un autre niveau de pertinence, le lieu est objet matériel (énonciatif) : archi tecturé, esthétique, d’une certaine valeur marchande, reconvertible en autre chose pour un autre usager. La coquille vide devient logis du pagure chez Bachelard. L’envi ron nement comprend aussi les parcours des usagers potentiels, leurs attentes et leurs compétences modales et passionnelles, la « situation sémiotique », selon l’expression que Fontanille emprunte à Landowski (Fontanille 2007) qui permet au lieu de vie de fonctionner et de réguler l’interaction avec les parcours et les usages des habitants, passants, hôtes, promoteurs immobiliers, etc.

Le premier à avoir observé la réaction des usagers à ces espaces énoncés et énon ciatifs est Jean­Marie Floch avec l’étude qu’il a consacrée aux usagers du métro parisien (Floch 1990) où il ausculte les différentes attitudes­types que les usagers du métro adoptent à l’égard de la composition des itinéraires qui s’offrent à eux, et en parti culier les « zones critiques » que ces usagers doivent négocier (comme on dit « négocier un virage ») pour les ajuster à leur propre parcours. Ces zones critiques sont soit des discontinuités dans l’espace (des escaliers, des quais et des wagons, des zones encombrées), des « objets lieux », mais aussi des objets plus spécifiques (des portillons, des poinçonneuses, etc.), des « objets­machines » en somme, et enfin des objets qui ne sont que des supports pour des inscriptions de toutes sortes (signalé tique, réglementation, publicité, etc.). Les zones critiques font donc appel aux niveaux de pertinence inférieurs : signes et figures, textes et images (règlements, affiches, pictogrammes, avertissements) qui sollicitent l’usager. À chacune de ces zones critiques correspond une réaction typique, dotée de prédicats spécifiques (informer, orienter, prescrire, interdire, séduire, persuader, etc.). Ces zones sont « critiques » pour la simple raison qu’elles opposent des scènes concurrentes au par cours de déplacement de l’usager, c’est­à­dire à une autre pratique : le problème à régler relève donc d’abord de la situation­stratégie, c’est­à­dire de l’ajustement entre scènes prédicatives et les pratiques sémiotiques afférentes. Floch en tire une typo logie des usagers  : arpenteurs, « pros », flâneurs et somnambules, qui co­habitent dans les couloirs du métro. Il en dégage aussi des « styles » rythmiques, des « attitudes » de valorisation ou de dévalorisation des scènes­obstacles.

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C’est également en s’inspirant de Floch que Fontanille interprète la « situation sémiotique » comme la « scène prédicative » d’une pratique. Les outils comme l’opi­nel (Floch, 1995) fournissent l’exemple le plus simple de ce type de scène : un objet, confi guré en vue d’un certain usage, va jouer un rôle actantiel à l’intérieur d’une pra tique technique qui consiste en une action sur un segment du monde natu rel, le prédicat étant fourni par la thématique de la pratique elle­même (tailler, couper, etc.). Si l’on s’intéresse à l’habitat, on peut dire que celui­ci, configuré en fonction de l’usage, va produire la scène prédicative de l’habiter avec les habitants qui y jouent des rôles actantiels. Le lieu de vie permet d’habiter mais aussi de rece voir, de se reposer, de travailler, etc. La seconde dimension est stratégique (la « situation­stratégie »). « Stratégie » signifie ici que la situation sémiotique est plus ou moins prévisible, ou même programmable, et, plus généralement, que chaque scène prédicative doit s’ajuster, dans l’espace et dans le temps, aux autres scènes et pratiques, concomitantes ou non­concomitantes. L’expérience sous­jacente est alors le chevauchement ou la concurrence entre pratiques. « La dimension stra té gique résulte donc de la conversion en dispositif d’expression d’une expérience de conjoncture et d’ajustement entre scènes prédicatives pratiques » (Fontanille 2007, p. 9).

Dans le cas du « lieu de vie » chaque « scène » doit s’ajuster à d’autres lieux de vie concurrentiels en les ignorant, en les dominant, en les recouvrant, en les côtoyant, peu importe, mais aussi à l’ensemble des dispositifs topologiques et figu­ra tifs constituant l’environnement. On pourrait ici embrayer avec ce que Michel de Certeau qualifie de « faire avec », « styles d’action », « manières de faire », « pratiques d’espaces » ou « ruses de consommateurs » (Certeau 1990, p.  50). Il n’est pas anodin non plus que de Certeau utilise déjà le vocabulaire des « stratégies » et des « tactiques » (ibid., p. XII) : la stratégie, globale, postulant un sujet de vouloir et de pouvoir dans un calcul objectif de ses rapports avec le pouvoir, tandis que la tactique, locale, joue avec les événements pour en faire des « occasions » (ibid., p. XLVI), « l’école buissonnière des pratiques […] minuscules espaces de jeu que des tactiques silencieuses et subtiles “insinuent” […] dans l’ordre imposé » (ibid., p. XIV). Tout ceci relève de la créativité quotidienne qui serait de type tactique : « Ces “manières de faire” constituent les mille pratiques par lesquelles les utili sa­teurs se réapproprient l’espace organisé par les techniques de la production socio­culturelle » (ibid., p. XL). Un exemple de « braconnage » (ibid., p. XLIX), proche de l’« ajustement » de Floch et de Fontanille, s’avère la décoration d’un appartement : « Les locataires opèrent une mutation semblable dans l’appartement qu’ils meublent de leurs gestes et de leurs souvenirs » (ibid.). C’est ici que nous avons situé (Roelens 2012) la question de la légitimité, et précisément des « ruses », des « astuces », des squatters ou autre êtres en déréliction qui décrètent habitable pour soi ce qui ne l’est pas selon des critères architecturaux (dévasté, vétuste, affaissé, maussade, glacial, à l’abandon) ou d’hygiène (délétère), ou élisent domicile dans ce qui ne leur appartient pas en propre légalement par propriété ou contrat de bail, ou, à l’inverse, des marchands de sommeil qui décrètent habitable pour autrui un

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bouge totalement insalubre où ils entassent plusieurs familles logées à la même enseigne, à des prix totalement déraisonnables. Ce qui frappe chez de Certeau c’est que nous rejoignons l’« habitable » qui devient le résultat des ruses en général dans quelque domaine que ce soit. Ainsi la conversation serait « l’art de manipuler des “lieux communs” et de jouer avec l’inévitable des événements pour les rendre “habitables” » (Certeau 1990, p. LI). Mais la dimension stratégique importe aussi dans le cas de l’habitable, puisqu’il faut ici gérer la conjoncture de plusieurs scènes : l’objet en tant que corps architectural avec sa solidité comme gage de résistance dans le temps et dans l’espace, résistance aux manipulations et mais aussi à toutes les réaffectations possibles.

Fontanille passe de la situation sémiotique aux formes de vie, à nouveau par le biais de Jean­Marie Floch, en ce que les formes de vie subsument les stratégies elles­mêmes, et dégagent les constantes d’une identité et de quelques « valences » à partir desquelles les usagers qualifient et valorisent les lieux, les itinéraires et leurs zones critiques. La géocritique pourrait repérer ce genre d’attitudes­types dans les textes littéraires, depuis les personnages arrivistes des romans balzaciens, pressés de gravir les échelons de la société et se déplaçant sans cesse, en passant par le flâneur baudelairien ou surréaliste, dont la marche aléatoire est à l’affût de trouvailles ou d’épiphanies, pour aboutir à l’errant nihiliste des romans contemporains qui déam bulent tels de nouveaux vagabonds dans une ville où la mobilité relègue le piéton à sa culpabilité d’être en porte­à­faux avec le crédo de la vitesse.

Proche de l’ajustement stratégique de Fontanille, mais plus axé sur le statut des habitants d’une ville, sur leur régime d’appartenance à un lieu, Massimo Leone (2012) interroge l’hospitalité, l’exclusion, l’hôte qui héberge (host) et celui qui est hébergé (guest). Il établit une dichotomie entre « sujet statique » et « sujet dyna­mique » (Leone 2012, p. 12), la proximité et la promiscuité (les travaux d’Edward T. Hall pourraient enrichir le débat ici). Par exemple, l’« exil » du sujet dynamique peut être considéré comme « invasion » par le sujet statique, comme « la dissipation de son propre régime d’appartenance sédentaire » (ibid., p. 12), incarnant ainsi un « parcours d’aliénation » pour le premier et un « parcours de suspicion » (ibid., p. 14) pour le dernier. Les migrants de deuxième génération sont pour Leone, des « outsiders » devenant « insiders », accomplissant « une intégration culturelle » où un sujet dynamique devient progressivement le sujet statique d’un nouveau milieu d’appar tenance et, en revanche, le sujet statique peut être « hostile » ou « tolérant » à l’égard du sujet dynamique. La théorie de Leone permet d’embrasser tous les cas de figures, antagonique ou non antagonique, par exemple « ce sentiment de non­appartenance surprend le sujet lorsqu’il est chez lui, environné par son pro pre milieu, insider parmi les insiders » (ibid., p. 15). Le régime d’« aliénation noma dique » ou d’« appartenance nomadique » (ibid., p. 11) se retrouve chez les citoyens du monde de nos métropoles en exil perpétuel. Le risque est l’indifférence d’appar te nance, ce que Leone appelle le « parcours sémantique de l’aliénation / suspicion » (ibid., p. 15).

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Les articles rassemblés dans les deux recueils Senso e Metropoli (Marrone & Pezzini 2006 et 2008) consacrent ce passage de la sémiotique de l’espace à la sémio­tique urbaine, s’intéressant entre autres aux terrains vagues, aux zones urbaines à investir sémantiquement ou thymiquement.

3. Généalogie de la géocritiqueLes principes fondamentaux de la géocritique, méthode d’analyse littéraire qui étudie l’espace géographique et ses représentations dans les textes, ont été formulés à l’université de Limoges en juin 1999 lors d’un colloque organisé par Bertrand Westphal. Sa propre contribution « Pour une approche géocritique des textes » fut considérée comme le manifeste de la géocritique. Il met en exergue la citation de Perec « Vivre, c’est passer d’un espace à l’autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner ». Dans l’article, Westphal expose les conditions d’émergence de la géocritique  : (1) la mutation urbanistique de l’après­guerre a nourri une litté rature qui épouse la complexité du nouvel espace urbain ; (2) Poétique de l’espace de Gaston Bachelard de 1957 ne traite que des « espaces de l’intimité » (1957, p.  20), de « topophilie » (ibid., p.  17), tandis que Poétique de la ville de Pierre Sansot, quoique proposant une « poétique de l’objet urbain » (Sansot 1973, p. 387), ne tient pas compte du regard de l’Autre ; (3) l’imagologie fait intervenir une culture regardante et une culture regardée, plus ou moins stéréotypée, or la question est de savoir « si elle est apte à prendre en compte l’ensemble de l’étude des espaces humains en littérature, ou mieux : l’étude des espaces humains appré­hendés dans leur globalité » (Westphal 2000b, p. 2) ; (4) les autres approches tra­di tion nelles qui examinent les relations entre espaces humains et littérature, à savoir la critique thématique, la mythocritique et la géopoétique, s’éloignent trop des espaces désignés en les catégorisant (le fleuve, la ville, l’île, la montagne), en les hissant au rang de mythe, en leur substituant une transcription poétique. À ces quatre approches défaillantes pour aborder la ville, Westphal ajoute le constat de « l’éclatement progressif de la perception d’un espace humain homogène, pro voqué par un décentrement continu du point de vue » (ibid., p. 3). Il oppose ensuite l’idée de mondialisation de l’espace à celle de navicules (naviculae que Leon Battista Alberti appliqua naguère aux États évanescents qui formaient l’Italie du Quattrocento), à la déterritorialisation de Deleuze et Guattari ou à l’archipel (arcipelago) de Massimo Cacciari.

Westphal en vient donc à l’urgence de promouvoir une nouvelle discipline, à savoir la géocritique : « N’est­il pas temps de commencer par fédérer les approches qui ont cours depuis trente ou quarante ans, et que, dans la théorie, on traite sépa­ré ment ? Ne conviendrait­il pas d’explorer la métaphore ville­livre, voire espace­livre, et, allant du livre à l’espace, d’appliquer à ce dernier les principes de l’inter­textualité ? » (ibid., p. 4). La justification du terme se trouve cependant dans une réponse un quart de siècle plus tard à Henri Lefebvre qui dans La Production de

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l’espace s’interrogeait déjà sur l’utilité d’« une connaissance (science) de l’usage des espaces […] représentatifs et normatifs. Une telle connaissance pourrait­elle porter un nom, par exemple “spatio­analyse” ? » (Lefèbvre 1974, p.  412). Westphal insiste sur le fait que l’objet de la géocritique serait non pas l’examen des représentations de l’espace en littérature, mais plutôt « celui des interactions entre espaces humains et littérature, et l’un des enjeux majeurs une contribution à la détermination / indétermination des identités culturelles » (idem). Une autre mise en garde concerne la visée de la géocritique : « La vocation première de la géo­critique est néanmoins littéraire ; c’est en tout cas sur le texte qu’elle prend appui » (ibid., p. 5).

Suivent dès lors les prémisses de ce qui deviendront les piliers de la géocritique exposés dans l’ouvrage La Géocritique de Westphal (2007). La perception plurielle de l’espace donnera la « multifocalité ». Les trois types de relations qu’un site trans posé en littérature entretient avec le référent —  contrat toponymique, trans figuration, ou relation niant tout référent — donnera la trichotomie entre « consensus homotopique » (le Paris de Hugo), « brouillage hétérotopique » (La Poldévie de Queneau) et « excursus utopique » (la Cité du Soleil de Campanella) (ibid., p. 169). Le troisième pilier, la « stratification » qui se développera par le biais de la théorie des possibles dans l’ouvrage Le monde plausible (2011a) se trouve déjà en germe en 2000 lorsqu’il suggère qu’il faudrait revenir à la mythocritique pour dépister les mythèmes, les mythes fondateurs qui imprègnent aujourd’hui encore les villes et les îles de la Méditerranée : Énée, Ulysse, Médée, Thésée, Europe, etc.

Westphal veut éviter les stéréotypes et les ethnotypes dont l’imagologie (Moura 1998) dénonce les risques, mais sans faire abstraction du référent : « Il semble acquis, dans le contexte retenu, que le référent et sa représentation sont interdépendants, voire interactifs » (ibid., p. 9). Tandis que l’imagologie se cantonne dans l’étude de la représentation de l’autre, la géocritique mettra en relation plusieurs cultures regar dant un même espace, selon la confrontation des optiques autochtone et allo­gène : la Sicile décrite par Goethe ou Denon, Fernandez ou Durrell, mais aussi celle de Verga, Pirandello, Vittorini, Brancati, Lampedusa, Sciascia, Bufalino.

Westphal insiste, suite aux découvertes de la physique moderne et au chrono tope de Bakhtine, sur l’idée que l’espace et le temps forment un ensemble continu (l’espace­temps). D’où la nécessité d’allier les données spatiales et les connaissances historiques. Les affinités avec certains concepts philosophiques, la déterritorialisation de Deleuze, l’hétéropie de Foucault, le « droit à la ville » de Lefèbvre, vont orienter l’optique géocritique vers une critique des représentations hégé moniques de l’espace, apanage des grands États. Aussi la géocritique se veut­elle multifocale, géocentrée et non plus égocentrée. Que Westphal reproche au récit de voyage traditionnel d’être égocentré, c’est ne pas tenir compte — nous semble­t­il et Michel Collot semble partager nos réticences — de « la construction d’un uni vers imaginaire, qui repose sur le point de vue d’un sujet » (Collot 2011, p. 6).

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Autre question plus épineuse et sans doute une des limites de la géocritique, la question du référent, de la porosité entre le réel et la fiction. Même si Westphal admet que l’affabulation est coextensive à toute écriture — « L’affabulation pose l’espace que l’écriture re­simule » (Westphal 2000, p. 11) —, l’ouvrage La Géocritique (2007) consacre pourtant à la référentialité tout un chapitre, de même que le « réalème », concept emprunté à Even­Zohar, devient le socle du système. La géocritique est confiante dans le lien qui relie un référent à sa représentation, car elle se propose d’étu dier non seulement une relation unilatérale (espace­littérature), « mais une véri table dialectique (espace­littérature­espace) qui implique que l’espace se trans forme à son tour en fonction du texte qui, antérieurement, l’avait assimilé » (Westphal 2000, p.  6). Autrement dit, elle se consacre à l’étude de lieux décrits dans la littérature par des auteurs divers, mais étudie aussi l’impact des œuvres litté raires sur les représentations courantes des lieux qu’elles décrivent. Westphal évoque Trieste qui est peu à peu devenue une ville de papier (sous l’impulsion de Svevo, Saba, Slataper). Si La Géocritique de 2007 pèche par une trop grande adhé sion au réel, Franco Moretti, avec son Atlas du roman européen, où il étudie la diffusion de ce genre en Europe et les rapports noués entre le texte et l’espace, tombe dans ce même travers, occultant tout le pan stylistique des œuvres.

Un débat théorique est en cours entre les tenants du retour au référent et les tenants de la littérarité. Cette question renoue d’ailleurs avec une querelle philo­so phique très ancienne entre nominalisme et réalisme  : « pour les nominalistes les concepts sont de purs constructions de l’esprit, pour les réalistes ils ont une portée ontologique » (Trouve 2013, p. 13). Si la conjoncture actuelle impose un impé ratif référentiel, jusqu’à l’idolâtrie du banal que l’on constate aussi dans les arts plastiques, la littérature oppose une résistance à cet impératif. La question du réfé rent est une question épineuse. Entre la littérarité et la référentialité, il y aura, à notre sens, toujours une intersection conceptuelle. Entre le réel et sa représentation, il y aura toujours un écart, un relais, un « pli » où certains genres hybrides tels la litté rature de voyage viennent se loger. Westphal veille lui­même à convoquer ce pli « à la jointure du réel et de la fiction » (Westphal 2007, p.  165), comme s’il mesurait le risque de dérives abusives de sa théorie : « Accorder un statut ancillaire à la litté rature serait désastreux. Je ne me lasserai pas de répéter que la fiction ne repro duit pas le réel, mais qu’elle actualise des virtualités nouvelles inexprimées jusque­là, qui ensuite interagissent avec le réel selon la logique hypertextuelle des inter faces » (ibid., p. 171). Le monde décrit est certes reconnaissable, mais différent, selon un écart spatial et temporel, une différance pour le dire en termes derridiens, une référance dans un nouvel avatar conçu par Michel Deguy. On peut en outre invoquer le caractère foncièrement imperfectif de tout récit, actualisé mais non réalisé. Pour Paul Ricœur, la réalisation a lieu dans la reconfiguration par le lecteur. La déhiscence se creuse donc davantage par le fait que le texte soit lu, car l’horizon d’attente propre à la littérature ne coïncide pas avec celui de la vie quotidienne : « Si une œuvre nouvelle peut créer un écart esthétique, c’est parce qu’un écart préalable

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existe entre l’ensemble de la vie littéraire et la pratique quotidienne » (Ricœur 1991, p. 254). L’effet esthétique qui équivaut à l’application (après la compréhension et l’expli cation) de la littérature, comparable au prêche dans l’exégèse biblique et au verdict dans l’exégèse juridique, transforme, refaçonne, dépayse notre vision du monde (ibid., p. 259). Le nouveau paradigme référentialiste en littérature qui succède à une conjoncture autotélique, immanentiste, se voit enfin contrebalancé par la nécessaire prise en compte d’un imaginaire des lieux qui défie toute locali sa­tion unique et tout recensement sur une carte.

Certes, « le retour à la référentialité de la littérature suppose que les littéraires engagent un vrai dialogue avec les disciplines qui fondent d’autres rapports au monde : géographie, histoire, psychologie, sociologie, économie… » (Trouvé 2013, p. 18), il n’empêche que si le littéraire faisait l’impasse sur la surface de l’expression, elle signerait son propre glas. Les géographes ont cette même hantise. Edward Soja (1996), avec sa notion de Thirdspace, postule un moyen terme entre l’espace géo­gra phique et ses diverses représentations. D’ailleurs, déjà dans sa réflexion sur le tourisme et ses textualités de 2009, Westphal insistait sur un clivage, un jeu, entre réalème et littérature, mais aussi entre brochure et roman (2009, p. 27). Le monde plausible (2011a) sera alors le retour de l’inavoué d’une géocritique qui menaçait de succomber à la tentation d’un réel univoque, tangible. Cet ouvrage aborde la question du référent par le biais de la politique représentationnelle et parvient à le contourner. L’ouvrage s’éloigne en même temps du littéraire pour étudier la carto graphie occidentale et postcoloniale. Tout au long de son histoire, l’Occident n’a eu de cesse d’affronter les espaces ouverts pour les transformer en lieux clos stabi lisés, soi­disant consensuels. La cartographie extrême­orientale confirme pour tant que l’Occident ne détient pas le monopole de la vision géographique du monde. La découverte ou l’invention de l’Amérique n’est plus l’apanage des seules cara velles de Colomb. Westphal lui oppose l’aventure d’Abou Bakari II, empereur malinké, deux siècles avant Colomb et Zheng He, amiral chinois. Ces tours et détours à travers espaces et lieux d’hier et d’aujourd’hui postulent l’existence d’un monde plausible qui révise de fond en comble les certitudes et les revendications hégé moniques de l’Occident. Il fait ainsi écho à L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident d’Edward Saïd (1978) qui dénonce cet impérialisme culturel occidental et s’inscrit indirectement dans la mouvance des penseurs anglo­saxons d’inspiration marxiste et foucaldienne qui ont dénoncé le pouvoir spatial (Mike Davis, Edward Soja, John Urry, David Harvey).

La géocritique engendre à son tour des sous­disciplines : la géométhodologie, la géothématique et des concepts comme les somatopies (des corps paysages féminins associés aux territoires conquis) ou relaie des approches déjà existantes, la géo poétique qui a connu son éclosion grâce à Kenneth White (1994), la géo philo­sophie appelée de leurs vœux par Deleuze et Guattari, l’écocritique, l’épistémo cri­tique, dont la revue électronique a consacré un numéro à la géocritique avec une contri bution de Westphal (2011b).

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Il n’empêche que, malgré des angles de vue et des objets d’analyse différents (les usages et pratiques pour la sémiotique, les textes et les mythes pour la géocritique), sémiotique urbaine et géocritique semblent partager une épistémé commune, à savoir l’ancrage du sujet au sein d’un environnement qu’il est censé investir de signi fication, afin de le rendre habitable. Or ce monde qui cerne spatialement le sujet ne coïncide pas forcément avec le monde tangible de la réalité. Manar Hammad nous semble le mieux réaliser une possible convergence entre les deux disci plines. Parcourir son itinéraire sera pour nous l’occasion de montrer que les points d’intersection entre sémiotique de l’espace / urbaine et géocritique sont plus nom breux qu’il n’y paraît.

4. Convergences établies et souhaitéesDans « La sémiotisation de l’espace. Esquisse d’une manière de faire » (2013), Hammad retrace son parcours depuis 1971, date à laquelle il a connu Greimas à Urbino, où il a dû lutter pour faire accepter ce nouveau domaine face à Greimas qui reléguait l’espace (comme le temps) à « un circonstant de l’action » (ibid., p. 1), à un simple habillage de la structure narrative, jusqu’à ses travaux récents sur la ville de Palmyre.

Après un « effort épistémologique » (ibid., p. 3) pour sélectionner les outils métho dologiques les plus adaptés (Hjelmslev, Greimas, la géométrie), afin de s’éman ciper de la façon dont on étudiait l’espace dans les années 1960, notamment la psychologie cognitive de Jean Piaget, Manar Hammad a voulu aborder les questions d’espace par le biais du sens. Voulant se démarquer d’une sémiotique de l’archi tecture, il a décidé de s’occuper de l’espace vide et non pas de l’ensemble des objets pleins constituant le bâtiment, fort de la conviction que « la première chose dont l’homme avait besoin pour se mouvoir et agir, c’est d’espace libre, et que les objets pleins ne constituent que des obstacles au déplacement et à l’action » (ibid., p. 4). On peut dès lors situer l’éclosion de la discipline à cette époque, car après son diplôme en architecture, Hammad organisa en 1972 à l’Institut de l’Environnement (Paris) un colloque consacré à la sémiotique de l’espace qui regroupait sémioticiens, dont Greimas avec une intervention intitulée « Pour une sémiotique topologique », archi tectes, psychologues, sociologues, philosophes, mathématiciens, hommes de théâtre, sculpteurs, peintres. Les littéraires apparemment n’étaient pas conviés. Une formule résuma le colloque : « L’Espace, c’est ce qui s’y passe », signifiant que « l’action qui se déroule dans l’espace est essentielle pour en définir le sens » (ibid., p. 5). Elle impliquait une avancée sur le fonctionnalisme alors répandu parmi les archi tectes en ce qu’elle admettait, outre les fonctions pragmatiques, des fonctions symbo liques. Enfin, elle laissait la porte ouverte à la considération de séquences ou chaînes d’action organisées en ensembles signifiants.

Il fallait maintenant dépasser ce que les sociologues de l’habitat prétendaient déjà. Portant le regard sur l’appartement parisien, pour des raisons de commodité

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et d’engagement (l’habitat ordinaire), les sémioticiens de l’espace se heurtèrent à une difficulté : « Ce matériau nous était tellement familier qu’il nous rendait scienti­fi quement aveugles  : tout semblait naturel, presque rien ne semblait relever de conventions culturelles signifiantes » (ibid., p. 6). Aussi Hammad ira­t­il enquêter au Japon pour profiter de l’étrangéité que produit l’éloignement et y étudier la « séquence de la visite domiciliaire ». On constatera la même difficulté métho do­logique dans la géocritique  : la familiarité avec une ville connue (Paris, Dublin, Lisbonne) incite à lire les textes comme référentiels. Or une ville citée par un titre de roman n’est pas garante de son importance réelle dans celui­ci. C’est un écueil qu’a rencontré Amy Wells (2005) qui a voulu dresser une cartographie du Paris améri­ca nisé et féminin. Selon des techniques de référenciation, dont la géomatique, elle a recensé les lieux fréquentés par les écrivaines américaines, mais a dû se rendre à l’évidence que, contrairement aux apparences, l’ouvrage Paris France (1941) de Gertrud Stein parle moins de Paris que son Autobiographie d’Alice Toklas (1965). Sonia Anton, de l’université du Havre, qui a établi une cartographie littéraire (avec des bancs promenades) du Havre, de Bernardin de Saint­Pierre à Pascal Quignard, a pour sa part été gênée à intégrer dans son corpus « Bouville », l’équivalent fictif du Havre dans La Nausée.

On l’a vu, la question du référent est donc une question essentielle à la fois en sémiotique urbaine et en géocritique. La géocritique a tenté de l’évacuer en s’intéressant aux mondes possibles, plausibles. Hammad doit la traiter de front. De quelle façon enregistrer l’espace pour les besoins de l’analyse : photographie, cinéma, notations ? Émerge le constat que dans les appartements parisiens  les espaces sont la plupart du temps multifonctionnels et qu’ils ne deviennent mono­fonctionnels qu’après une évolution. « Tandis que dans les cultures orientales, du Levant jusqu’au Japon, les espaces domestiques ne sont plus affectés à des fonctions mais dévolus à des personnes » (Hammad 2013, p. 7). L’affectation d’une fonction spéci fique à un lieu (ex  : salle à manger, chambre à coucher) est une décision culturelle récente, signifiante, analysable.

Les parcours narratifs se sont imposés au sémioticien de l’espace suite à une réflexion de Paolo Fabbri sur les tarots utilisés par Calvino dans Le château des destins croisés. Un même lieu architectural est donc susceptible de jouer des rôles fonction nels différents selon les séquences narratives dans lesquelles il est inséré. En géocritique, on découvre par exemple que le fleuve Océan, là où le soleil se couche, deviendra l’Atlantique par la suite ; le même océan peut être désigné par un navigateur occidental grec comme la limite du monde navigable (mythe des colonnes d’Hercule) ou par Brendan, navigateur irlandais du vie siècle, comme une invitation à retrouver l’île des Bienheureux, et pour les Vikings l’occasion de décou vrir l’Islande et le Groenland. Les limites du monde connu (écoumène) et l’attrait du monde inconnu (terra incognita) engendrent toutes sortes de légendes fabu leuses, monstrueuses. Aussi fut­ce la grande hardiesse des explorateurs que de s’aven turer vers cet ailleurs pour des raisons souvent arbitraires : « La découverte

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sur la plage de Galway de deux cadavres aux traits mongoloïdes ramenés par la mer, vraisem blablement des Esquimaux, aurait suggéré [à Christophe Colomb] l’idée de la proximité de la Chine, qui deviendra par la suite l’une de ses obsessions » (Westphal 2011, p. 164).

Tant la sémiotique que la géocritique sont aux prises avec un regard physi que­ment et idéologiquement inscrit dans l’espace et prisonniers d’un point de vue : « Le par cours du sujet observateur dynamique joue un rôle capital dans la resti tution de l’organisation statique des lieux. Le corps vertical du sujet, doté d’un réfé rentiel orienté (devant­derrière, droite­gauche), est un système dynamique auto nome mis en rapport avec le système géométrique statique des lieux » (Hammad 2008, p. 7). Le rapprochement avec la géocritique se situe ici, comme nous le suggérions déjà, dans la projection de Mercator qui magnifie l’Europe tandis que « la vision occi dentale de la carte constitue une déclinaison parmi d’autres » (Westphal 2011, p. 207), par exemple des cartes sinocentrées.

Afin de vérifier l’hypothèse selon laquelle les effets de sens naissent de l’inter­action des hommes parmi des objets immobiles (immeubles, cadre bâti ou archi­tecture), Hammad s’est mis à y circonscrire des unités discrètes signifiantes : « Le Topos est une portion d’espace, découpée dans le continuum spatial, identifiable parce qu’une action s’y accomplit » (Hammad 2013, p.  9). Mais « sans cet espace public continu et très extensif, l’existence même des espaces privés serait impossible » (ibid., p. 19). Après cette opération de discrétisation, il lui fallut tenir compte tant des usagers que des observateurs : « la projection du sens sur l’espace résulte de l’interaction entre usagers et observateurs » (ibid., p. 10), car « dans un Topos donné, changez les usagers, vous changez de fonction » (ibid., p. 11). Des abbayes peuvent ainsi être converties en hôpitaux ou en prisons. D’autre part, les mili taires considèrent le territoire non pas pour y faire quelque chose mais pour en faire quelque chose, à conquérir ou à défendre. Un espace peut être valorisé non pas pour lui­même mais pour un autre espace qu’il permet d’atteindre : un site portuaire permet à la navigation d’atteindre des pays lointains, etc. L’équivalent géo critique de ces réflexions se situe dans les récits d’appropriation de continents ignorés, récits qu’il s’agirait de relire à nouveaux frais au vu des luttes de paternité d’une décou­verte, si tant est que la propriété est la capacité légale de disposer d’un espace. Nous retrou vons par contre la narrativité dans les légendes ou les textes histo riques, par exemple la Navigatio Sancti Brendani qui relate les exploits du navi gateur irlandais dans sa visite du Paradis sur mer. Tout comme on décèle les modalités actualisantes (pou voir circuler) et virtualisantes (faire vouloir circuler, inviter à circuler) de cer­tains lieux dans la religion ancienne qui, jugeant sa cosmologie définitive, jetait l’ana thème sur tout ce qui excédait les colonnes d’Hercule.

Nous avons déjà parcouru avec Landowski l’évolution des travaux de Hammad à partir des relations polémiques ou contractuelles inférées par les espaces ex­cathedra ou en forme de séminaire, jusqu’à l’espace sacré de Palmyre avec ses lieux enchâssés autour de figures divines de moins en moins accessibles

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comme expression dans la pierre du changement théologique, selon le principe qu’une différence de forme de l’expression induit une différence de contenu. Westphal, dans son article sur le tourisme et ses textualités (Westphal 2009), parle de valorisation des lieux ou de manipulation du comportement touristique par le guide ou les légendes locales qui contribuent à la familiarisation de l’exotisme. Le sanctuaire de Bel à Tador­Palmyre montre que « l’investissement sémantique du topos se mesure à la difficulté de son accès » (Hammad 2013, p. 13) mais par voie de conséquence à son « désir d’accès » (idem), le centre devenant l’objet de valeur que le sujet disjoint cherche à conjoindre. Les objets peuvent devenir sujets délé gués investis de modalités destinées à réguler l’accès d’autres acteurs (lumière, chaleur, air, personnes). Les valeurs modales sont en outre dotées de fonctions mani pulatoires (interdire l’accès ou l’autoriser). Le bâti apparaît ce faisant comme le réceptacle des modalités conditionnant l’action (le faire) qui se déroule dans l’espace vide afférent. Les rites surdéterminent les éléments statiques du décor, durcis sent les conditions de communication entre les hommes et les divinités : par le surhaussement du sol des thalamoi. Par ailleurs, une trame urbaine est impo­sée à un quartier en développement (tracé de rues parallèles, grandes avenues à colon nades). Tout cela ressortit à des actes énonciatifs affectant l’énoncé spatial archi tectural. On pourrait réfléchir ici à la dialectique entre centre et périphérie tant du point de vue de la sémiotique urbaine que de celui de la géocritique fidèle au principe des regards multiples sur un même lieu : la périphérie devient un nou­veau centre pour un autre groupe humain tandis que le périf devient les nou velles colonnes d’Hercule intimidantes.

Il y a en outre des phrases dans le texte de Hammad qu’on pourrait imputer à Westphal : « Certaines limites sont matérialisées, d’autres ne le sont pas. Il suffit d’évoquer des frontières politiques tracées en ligne droite à travers les déserts ou des forêts » (Hammad 2013, p. 20).

Hammad marque lui aussi le tournant de la sémiotique de l’espace vers la sémiotique urbaine, empruntant les trois fonctions de Dumézil : religieuse (Jupiter), mili taire (Mars), productive (Quirinus), auxquelles Michael Mann ajoutera la fonction politique : « Si l’on cherche à qualifier sémiotiquement l’isotopie politique uti lisée par Mann, on fait apparaître la modalité virtualisante d’un vouloir réflexif, relatif à l’action des hommes sur les hommes. Il n’est donc pas étonnant de ne pas la retrouver chez Dumézil : le vouloir des hommes, c’est la seule chose qui soit irré­duc tible à un devoir dicté par les dieux » (ibid., p. 34). À Palmyre, les limites reli­gieuse, militaire, économique et politique ne coïncident pas. Les lieux fonction nels (sanctuaires, agora économique, tribunal, lieux de réunion politique) sont affectés par ce basculement sémantique de la ville d’une période dominée par l’isotopie reli gieuse vers une période dominée par l’isotopie politique.

Même la conclusion de Hammad ne dessert pas les visées de la géocritique, car elle invoque l’insuffisance d’une perspective unique pour donner une idée satis fai sante de l’objet d’étude : « la multiplication des perspectives pour analyser

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l’espace n’est guère différente de la manière par laquelle les enfants (et les adultes) retournent les objets entre leurs mains pour mieux en comprendre la forme et l’arti culation » (ibid., p. 52).

5. PerspectivesAprès cet aperçu, nous aimerions vérifier en guise de conclusion si un cas de figure tel que le débordement de la Seine est susceptible d’une approche à la fois sémiotique et géocritique. La scène chez Rabelais — le géant Gargantua, en arrivant à Paris, compisse les Parisiens, noyant 264 418 personnes et faisant déborder la Seine, avant d’arracher les cloches de Notre­Dame qui « serviroyent bien de campanes au col de sa jument » 6 — incite à privilégier l’approche géocritique  : Gargantua, le provincial, s’en prend à l’hégémonisme parisien. Le fait divers de l’inondation de janvier 1955 fut en revanche étudié par Roland Barthes dans les Mythologies comme un salutaire refaçonnage des lieux qui bouleversa l’optique quotidienne :

On a vu des autos réduites à leur toit, des réverbères tronqués, leur tête seule surnageant comme un nénuphar, des maisons coupées comme des cubes d’enfants, un chat bloqué plusieurs jours sur un arbre […]. Toute rupture un peu ample du quotidien introduit la Fête : or, la crue n’a pas seulement choisi et dépaysé certains objets, elle a bouleversé la cénesthésie même du paysage, l’organisation ancestrale des horizons : les lignes habituelles du cadastre, les rideaux d’arbres, les rangées de maisons, les routes, le lit même du fleuve, cette stabilité angulaire qui prépare si bien les formes de la propriété, tout cela a été gommé, étendu de l’angle au plan : plus de voies, plus de rives, plus de directions : une substance plane qui ne va nulle part, et qui suspend ainsi le devenir de l’homme, le détache d’une raison, d’une ustensilité des lieux (Barthes 1957, p. 57). 

L’inondation relance également le grand rêve mythique et enfantin du mar­cheur aquatique : « On va en bateau chez l’épicier, le curé entre en barque dans son église, une famille va aux provisions en canoë » (ibid., p. 58­59).

Mais on pourrait tenter un chassé­croisé  : Manar Hammad étudiant par le biais de Rabelais les débuts de la nouvelle pratique de la natation dans la Seine ou Westphal étudiant la révision cartographique du Paris des années 50 avec ses belles avenues et ses inégalités sociales. Le travail conjoint serait une réussite. La sémiotique et la littérature pourraient retrouver un terrain d’entente par le biais de la géocritique. Il suffit de croire aux passerelles (lorsqu’elles ne s’effondrent pas). Les deux disciplines gagneraient en tout cas à travailler de concert : la vue d’ensemble (les continents) de la géocritique irait puiser dans la connaissance approchée de la sémiotique de l’espace (les zones critiques de Floch), le textuel dans l’énonciatif. Même s’il demeure des divergences, les deux méthodologies interrogent l’acte d’énon ciation spatiale, qu’il vienne des aménageurs (sémiotique) ou des textualités

6. François Rabelais, Gargantua (1535), Paris, Dalibon, 1823, Livre I, p. 326.

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(géo critique) et, d’autre part, elles considèrent le sujet comme situé au sein d’un environ nement qu’il est censé investir de signification, afin de le rendre habitable, lequel ne coïncide pas forcément avec le monde tangible de la réalité.

Les interférences disciplinaires sont d’ailleurs inévitables. Les grammaires spatiales, propres à la sémiotique, étaient déjà étudiées par des sociologues autour de Michel De Certeau, dans le second volume de L’Invention du quotidien. Habiter, cuisiner (1994) qui traite de la pratique d’un quartier par une famille de la Croix­Rousse à Lyon et des tactiques du peuple féminin dans l’espace privé de la cuisine. La littérature récente est elle­même en phase avec la ville et le périurbain, et déserte la fiction pure, même si on peut y repérer des moments de grâce stylistique. Une série de textes se montrent solidement inscrits dans le réel  : Zones de Rolin, Un Livre blanc de Vasset, le roman de Swarup Vikas qui inspira Slumdog Millionaire, Texaco de Chamoiseau, etc., avec comme précurseur Pasolini ou un certain Perec. Toute une littérature du bidonville (shanty) est étudiée par Mike Davis dans Planet of Slums ou par Eric Prieto (2012). Nos propres travaux récents sur le piéton et la flânerie convoquent également ces franges de l’urbanisme normatif (Roelens 2014a ; 2014b) 7. Et, enfin, la sémiotique urbaine italienne se rapproche à la fois de la géocritique lorsqu’elle étudie par exemple les romans des villes (Turnaturi 2006), le bassin méditerranéen (Violi & Tramontana 2006), la Mole Antonelliana, symbole de la ville de Turin (Ferraro 2006), et de la sémiotique de l’espace lorsqu’elle s’occupe de frontières, zones urbaines à investir, de terrains vagues qui consti tueraient une « césure cognitive par rapport au reste de la ville », (Sedda & Cervelli 2006, p. 182), permettant précisément des « configurations passionnelles d’au tant plus variées » (ibid., p. 183). Le terrain vague serait un lieu oxymorique, cogni tivement faible, passionnellement riche. Qu’il soit doté d’une charge poten­tielle, cela nous est confirmé par des artistes comme ceux du laboratoire d’art urbain Stalker (Rome) qui y voient des « lieux potentiels d’expérimentation où le citoyen a l’occasion de jouer un rôle actif » (Ciuffi 2008, p. 185), « une ressource, un indéfini positif » (ibid., p. 185) qui déclenche « un processus de resémantisation incessante » (ibid., p. 187).

On l’a vu, la sémiotique spatiale et urbaine doit sans cesse dialoguer avec l’Histoire, l’anthropologie, l’esthétique, la philosophie. La géocritique n’existerait pas sans l’apport de géographes, de littéraires, de philosophes, d’historiens. Outre leurs objets communs, elles puisent dans les mêmes champs épistémiques. Sans vou loir plaider pour un syncrétisme disciplinaire, gageons qu’elles puissent réel le­ment aboutir à un consensus. Une complémentarité d’approches pourrait d’ailleurs être profitable aux sciences humaines en mal de légitimité et aux prises avec un vécu urbain de plus en plus complexe.

7. Un séminaire intitulé « Géopoétiques  : les sens de l’espace » est organisé à l’Université du Luxembourg à partir d’octobre 2014. Il est l’occasion de confronter la sémiotique spatiale/urbaine avec la géocritique sur un terrain neutre. http://wwwen.uni.lu/recherche/flshase/institut_d_etudes_romanes_medias_et_arts_irma.

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