LITTÉRATURE Éditorial Le cas Gaël Faye C · 2013. 10. 12. · J’ai réussi à réaliser mon...

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LITTÉRATURE 20 Le cas Gaël Faye Éditorial C ’est exceptionnel, et nous avons le devoir de nous expliquer. Pour ce mois d’août, les pages litté- raires du Magazine Iwacu sont large- ment consacrées à un seul artiste, qui plus est, crée dans la musique. Gaël Faye. Son nom de scène. C’est aussi ce qui est écrit dans son passeport. Français. Il est né au Burundi, d’un père fran- çais, d’une mère rwandaise. Il a grandi à Bujumbura. Cela, il nous le raconte dans « Bujumbura style bauhaus », un texte que nous proposons un extrait dans nos pages. Gaël, avec la guerre de 1993, a quitté le Burundi pour la France. Et celui qui aurait pu devenir un père de famille noyé dans le stress et les chiffres de la City se retrouvera, près de 15 ans plus tard, à raconter le monde … à Kamenge, avec du rap. Gaël, c’est un cas, le nôtre, celui des dizaines d’artistes burun- dais, rwandais, congolais, avec des rêves, ici, là, coûte que coûte. Face au manque (ou à la diffuculté d’accès) de structures d’accueil, de promotion, de distribution, ils inventent leurs moyens pour vivre nos passions. Face aux ravages de la question identitaire, entre ethnies, tribus, clans, États, nez, races, religions, nous, tous, artistes ou pas, nous nous posons des questions pour tenter de voir au-delà de ces meurtrières. Gaël aussi : « Une identité sert à se connaître pour mieux se dépasser, et voir l’autre dans ce qu’il a d’humain » nous dit-il dans la longue interview qu’il a livrée après son dernier concert à Bujumbura, le 16 juin dernier. Gaël, c’est nous, ahuri de l’intrusion de la politique dans une tournée musicale (refus de l’Insti- tut Français du Burundi de soutenir un artiste français pour cause des déboires de son père avec la justice bu- rundaise) Oui, Gaël, c’est nous, quelque part en train d’enduire de pili-pili quelque brochette de chèvre tout en fredonnant “Bouge à Buja !” C’est de la littérature, le travail de Gaël, car le rap, la musique n’est que des lettres écrites et lues avec un peu moins de solitude. g Roland Rugero RENCONTRE Gaël Faye : « Personne n’a changé la société avec des chansons. Personne ... » Alors qu’il vient de clôturer sa tournée de promotion de son premier album solo, Pili Pili sur un croissant au beurre (Motown France, 2013), retour sur la tournée de deux semaines du rappeur et slameur Gaël Faye, au Rwanda et au Burundi. Une rencontre, à Bujumbura, où il est question de soulagement, et de colère aussi ... F inalement, ce fameux voyage au Rwanda et au Burundi s’est réalisé. Que ressentez-vous ? J’ai réussi à réaliser mon rêve de bout en bout. La première étape était de faire mon album entre Bujumbura et Paris, puis de le présenter sur scène avec les musiciens qui m’accompagnent depuis des années. A Kamenge, ce 15 juin, on a donné un concert devant plus de 3000 personnes avec les collines en face, en panorama. C’était très émouvant pour moi. Il y a eu deux concerts au Rwanda, le pays d’origine de votre mère, deux autres au Burundi où vous avez grandi : quels liens entretenez-vous aujourd’hui avec ces deux pays ? C’est tout d’abord des liens affectifs puisque j’ai ma famille et mes amis qui y vivent. Et puis, au-delà de ça, c’est aussi des histoires dramatiques mais en même temps très riches pour un travail artis- tique. Quand on vient de ces régions-là, on a du mal à s’exprimer à travers l’art en éludant ce qui s’y est passé. J’ai quitté le Burundi en 1995, la guerre ayant com- mencé deux ans plus tôt. Entre temps, le génocide rwandais a eu lieu. Par après, je revenais chaque année car mon père vivait ici. Entre les exodes, les camps de réfugiés, la guerre mondiale qu’il y a eu en RDC – parce que c’est bien une guère mondiale vu le nombre de pays africains engagés dans la guerre du Zaïre d’alors – ... tout cela m’a obligé à écrire, à réflé- chir sur ce qui se passait ici. Je me sens engagé, responsable à travers mon art. Je ne peux pas faire comme si de rien n’était et parler d’autre chose ... Justement, quel regard jetez-vous aujourd’hui sur la région des Grands Lacs ? Le regard d’un pessimiste qui croit en l’avenir. On a des situations qui sont dif- férentes. Je me souviens du Rwanda tout de suite après le génocide, ma famille est retournée vivre là-bas après son exil au Burundi : mes vacances y étaient assez difficiles, les pénuries, pas d’eau, pas d’électricité. Tout le monde était affecté par ce qui venait de se passer, on était dans un cimetière à ciel ouvert. Aujourd’hui, presque 20 ans plus tard, à Kigali, on se croirait dans une mégalo- pole internationale ! A côté de ça, je vois le Burundi qui a du mal à trouver ses repères. Je ne vois pas d’amélioration. J’y ai cru un moment donné, il y a quelques années…et puis là je sens qu’il y a des tensions qui reviennent. Je suis un peu inquiet par rapport à tout ça, j’ai le senti- ment qu’on est toujours en train de dan- ser sur des barils de poudre. Ce sentiment doux-amer, on le retrouve notamment dans le nom de l’album « Pili-pili sur un croissant au beurre », qui fait notamment référence à vos parents. Pouvez-vous expliquer ce titre ? Pili-pili, c’est le nom qu’on donne au pi- ment ici, dans la région. Le croissant au beurre, c’est de la viennoiserie par excel- lence. Dans ce titre, je voulais parler de cette double appartenance dans laquelle j’ai grandi, évolué. Cet entre-deux rives. Il y a un autre morceau sur l’album qui s’appelle Afrance que j’aurais pu re- prendre pour le nom de l’album parce que, finalement, il reflète encore un peu plus l’idée que je me fais du métissage dans lequel je suis. Un métissage que je concçois comme une imbrication de cultures à la fin indifférenciables. Y a pas

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Littérature

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Le cas Gaël FayeÉditorial

C’est exceptionnel, et nous avons le devoir de nous expliquer. Pour ce mois d’août, les pages litté-

raires du Magazine Iwacu sont large-ment consacrées à un seul artiste, qui plus est, crée dans la musique. Gaël Faye. Son nom de scène. C’est aussi ce qui est écrit dans son passeport. Français.

Il est né au Burundi, d’un père fran-çais, d’une mère rwandaise. Il a grandi

à Bujumbura. Cela, il nous le raconte dans « Bujumbura style bauhaus », un texte que nous proposons un extrait dans nos pages. Gaël, avec la guerre de 1993, a quitté le Burundi pour la France. Et celui qui aurait pu devenir un père de famille noyé dans le stress et les chiffres de la City se retrouvera, près de 15 ans plus tard, à raconter le monde … à Kamenge, avec du rap.

Gaël, c’est un cas, le nôtre, celui des dizaines d’artistes burun-dais, rwandais, congolais, avec des rêves, ici, là, coûte que coûte. Face au manque (ou à la diffuculté d’accès) de structures d’accueil, de promotion, de distribution, ils inventent leurs

moyens pour vivre nos passions. Face aux ravages de la question identitaire, entre ethnies, tribus, clans, États, nez, races, religions, nous, tous, artistes ou pas, nous nous posons des questions pour tenter de voir au-delà de ces meurtrières. Gaël aussi : « Une identité sert à se connaître pour mieux se dépasser, et voir l’autre dans ce qu’il a d’humain » nous dit-il dans la longue interview qu’il a livrée après son dernier concert à Bujumbura, le 16 juin dernier. Gaël, c’est nous, ahuri de l’intrusion de la politique dans une tournée musicale (refus de l’Insti-tut Français du Burundi de soutenir un artiste français pour cause des déboires de son père avec la justice bu-rundaise) …

Oui, Gaël, c’est nous, quelque part en train d’enduire de pili-pili quelque brochette de chèvre tout en fredonnant “Bouge à Buja !”

C’est de la littérature, le travail de Gaël, car le rap, la musique n’est que des lettres écrites et lues avec un peu moins de solitude. g

Roland Rugero

RENCONTRE

Gaël Faye : « Personne n’a changé la société avec des chansons. Personne ... »Alors qu’il vient de clôturer sa tournée de promotion de son premier album solo, Pili Pili sur un croissant au beurre (Motown France, 2013), retour sur la tournée de deux semaines du rappeur et slameur Gaël Faye, au Rwanda et au Burundi. Une rencontre, à Bujumbura, où il est question de soulagement, et de colère aussi ...

Finalement, ce fameux voyage au Rwanda et au Burundi s’est réalisé. Que ressentez-vous ?

J’ai réussi à réaliser mon rêve de bout en bout. La première étape était de faire mon album entre Bujumbura et Paris, puis de le présenter sur scène avec les musiciens qui m’accompagnent depuis des années. A Kamenge, ce 15 juin, on a donné un concert devant plus de 3000 personnes avec les collines en face, en panorama. C’était très émouvant pour moi.

Il y a eu deux concerts au Rwanda, le pays d’origine de votre mère, deux autres au Burundi où vous avez grandi : quels liens entretenez-vous aujourd’hui avec ces deux pays ? C’est tout d’abord des liens affectifs puisque j’ai ma famille et mes amis qui y

vivent. Et puis, au-delà de ça, c’est aussi des histoires dramatiques mais en même temps très riches pour un travail artis-tique. Quand on vient de ces régions-là, on a du mal à s’exprimer à travers l’art en éludant ce qui s’y est passé. J’ai quitté le Burundi en 1995, la guerre ayant com-mencé deux ans plus tôt. Entre temps, le génocide rwandais a eu lieu. Par après, je revenais chaque année car mon père vivait ici. Entre les exodes, les camps de réfugiés, la guerre mondiale qu’il y a eu en RDC – parce que c’est bien une guère mondiale vu le nombre de pays africains engagés dans la guerre du Zaïre d’alors – ... tout cela m’a obligé à écrire, à réflé-chir sur ce qui se passait ici. Je me sens engagé, responsable à travers mon art. Je ne peux pas faire comme si de rien n’était et parler d’autre chose ...

Justement, quel regard jetez-vous aujourd’hui sur la région des Grands Lacs ?Le regard d’un pessimiste qui croit en l’avenir. On a des situations qui sont dif-férentes. Je me souviens du Rwanda tout de suite après le génocide, ma famille est retournée vivre là-bas après son exil au Burundi : mes vacances y étaient assez difficiles, les pénuries, pas d’eau, pas d’électricité. Tout le monde était affecté par ce qui venait de se passer,

on était dans un cimetière à ciel ouvert. Aujourd’hui, presque 20 ans plus tard, à Kigali, on se croirait dans une mégalo-pole internationale ! A côté de ça, je vois le Burundi qui a du mal à trouver ses repères. Je ne vois pas d’amélioration. J’y ai cru un moment donné, il y a quelques années…et puis là je sens qu’il y a des tensions qui reviennent. Je suis un peu inquiet par rapport à tout ça, j’ai le senti-ment qu’on est toujours en train de dan-ser sur des barils de poudre.

Ce sentiment doux-amer, on le retrouve notamment dans le nom de l’album « Pili-pili sur un croissant au beurre », qui fait notamment référence à vos parents. Pouvez-vous expliquer ce titre ?Pili-pili, c’est le nom qu’on donne au pi-ment ici, dans la région. Le croissant au beurre, c’est de la viennoiserie par excel-lence. Dans ce titre, je voulais parler de cette double appartenance dans laquelle j’ai grandi, évolué. Cet entre-deux rives. Il y a un autre morceau sur l’album qui s’appelle Afrance que j’aurais pu re-prendre pour le nom de l’album parce que, finalement, il reflète encore un peu plus l’idée que je me fais du métissage dans lequel je suis. Un métissage que je concçois comme une imbrication de cultures à la fin indifférenciables. Y a pas

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de 50-50 pour moi, il y a 100% de ce qui nous fait, ce qui nous constitue. Et dans Afrance – contraction d’Afrique et France - j’aimais bien cette idée.

Mais ce n’est pas le titre que vous avez choisi ...Oui, j’ai finalement gardé Pili-pili sur un croissant au beurre. L’expression a quelque chose de plus poétique, de plus intrigant. Mais toutes les chansons de l’album sont travaillées sur deux pôles, deux axes. Par exemple, une chanson comme Fils du Hip-hop rappelle cette ten-sion propre à cet art, où il y a une volonté de s’élever socialement tout en restant un porte-parole de la base, de l’under-ground, des couches sociales inférieures.

Métissage, appartenance multiple, multiculturel, monde, voyages, … Des mots qui reviennent dans vos propos,

vos chansons. Et « identité », cela signifie quoi, pour vous ? C’est … c’est une question délicate (rires). Mais disons que pour moi, on est le fruit de ses expériences, de ce qui nous a tra-versé. C’est presque biologique, physiolo-gique, c’est compliqué de se définir à tra-vers des nationalités, des frontières. Moi, je sais qu’au Burundi, on me considère comme un p’tit blanc et que je ne serai peut-être jamais comme ce Burundais qui ne quittera jamais son pays, ou sa col-line. Mais je me sens quand même burun-dais malgré ça. C’est en moi, avec aussi ce que j’ai de Rwandais, de Français. Et puis, je me dis qu’en s’appuyant sur ça, il faut essayer de dépasser les appartenances. Une identité sert à être dépassée, à se connaître pour mieux se dépasser et voir l’autre dans ce qu’il a d’humain. Parce que j’ai trop souffert, même au Burundi, d’être renvoyé à mes origines. Une fois

j’étais blanc, une fois j’étais le fils d’une Rwandaise, une autre j’étais un Tutsi, une fois j’étais un Français avec tout ce qu’a pu faire la France au Rwanda… On m’a toujours renvoyé à des choses pour me catégoriser, à un âge auquel je ne com-prenais pas la situation.

Un autre élément : c’est que le rappeur métis que vous êtes aujourd’hui et qui dénonce les travers d’une société dominée par la finance, a été auparavant trader à la City ! Alors, finalement, qui êtes vous ? Rires… Ça, ce sont des parcours de vie ! Je pense qu’on ne choisit pas tout le temps sa vie. Élève, je n’étais ni bon, ni mauvais. J’ai juste fait un parcours qui fait que de stage en diplôme, on se retrouve dans une entreprise, on est là juste parce qu’il faut gagner sa vie. On ne se pose pas la question de ce qu’on aime véritablement, de ce qui nous fait vibrer, exister. On choisit une voie par défaut, parce que ça remplit le frigo et que ça paie le loyer. Et moi, c’est ce qui s’est passé. J›avais aissi une chance : ma passion de l’écriture et de la musique. Je me suis finalement rendu compte qu’il n’y avait pas de sens à mon existence. Et cet album, c’est ce qui m’a donné la motivation de tout pla-quer et me lancer corps et âme dans ce métier d’artiste, de bohémien, de saltim-banque... On ne sait pas de quoi demain sera fait mais ça me correspond mieux que l’assurance de travailler et le bonus de fin d’année.

Le Gaël Faye de ce jour est donc un homme apaisé ... Disons que oui. Aujourd’hui, si je veux quelque chose, je le fais et il y a du sens derrière. Comme ce voyage au Burundi par exemple : personne ne nous a aidés, aucune institution culturelle ici n’a été là pour un soutien. J’ai tout financé avec mon petit label : les billets d’avion, le ma-tériel, l’organisation. Cela peut paraître dérisoire pour certains, mais à notre pe-tite échelle, c’était un pari qui n’était pas gagné d’avance. Bien sûr je ressens une satisfaction personnelle à le faire. Mais c’est aussi une manière de dire : « On ne vous attends pas pour avancer », une re-vanche vis-à-vis de certaines institutions qui n’ont pas souhaité nous accueillir alors que je sais que j’ai complètement ma place, ici, au Burundi. La preuve : il y a du monde à mes concerts, ce qui prouve que nous sommes légitimes dans notre démarche artistique.

Justement, sur l’album, on retrouve le titre « Président » enregistré avec l’Angolais Bonga … Un textes piquant : est-ce que cela vous a causé des problèmes pour revenir ici au Burundi ?

Gaël Faye a quitté le Burundi en 1995, pour s'établir en France.

© J

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Non. Disons simplement qu›il y a des gens qui anticipent des problèmes, au Burundi. On a nous dit : « On ne peut pas vous recevoir parce qu’il y a des chansons avec tels propos, vous al-lez froisser un tel ou un tel. » Pourtant, j›étais et je reste persuadé que non. Je me sens respon-sable quand j’écris, je ne suis pas bête. Je sais ce que les gens peuvent recevoir et interpréter. Vous savez, quand j›écris, je ne me dit pas : « Je suis dans mon cocon en Europe, je vais faire du name dropping, la jouer rebelle en sachant que je ne pourrai pas chanter ce titre-là par la suite au pays... » Président, c’est un titre que j’ai chanté à Bujumbura, elle est passée à la radio, je l’ai chanté dans d’autres pays d’Afrique, en Centrafrique par exemple. Et je n’ai jamais eu de problèmes, ou en tout cas, on ne me l’a pas dit.

Oui, … mais qu’est-ce qui vous dérange dans tout cela, au final ? Je me suis rendu compte que les Instituts fran-çais, comme celui du Burundi qui a refusé de me recevoir, flippent avant coup. Et ça, je ne comprends pas ! Je fais des chansons pour qu’il y ait du débat, de la discussion, pas pour faire mon pseudo rebelle. Avec mes petites chansons, je ne suis rien face à des appareils d’Etat. Par contre, je vois bien comment les gens reçoivent les chansons. Je sais qu’ils com-prennent ce que je veux dire !

Sauf que tout le monde n’est pas animé de bonnes intentions dans l’interpétation de vos chansons … C’est vrai. Mais j’écris justement des chansons pour discuter avec les gens, pour faire naître de l’émotion, dans des sens opposés parfois. Je sais très bien que je ne vais pas changer la so-ciété, et que personne n’a changé la société avec des chansons. Personne. Malheureusement, il y a des artistes qui sont allés en prison et qui ont payé de leur vie leur travail. Mais ils n’ont pas choisi ça, ils ne se sont pas dits : « Tiens,

je vais écrire une chanson pour aller en prison ! »

Dans vos textes, on vous sent sceptique par rapport à la société occidentale. Vous parlez d’une intégration difficile, pourtant vous retournez chaque fois en France, vous y vivez. Est-ce que ça n’est pas un peu paradoxal ? Il n’y a pas de scepticisme par rapport à la société occidentale : au contraire cet album est une manière d’englober tout ce que je suis. Je pose des questions et bien sûr j’ai des critiques, mais ce n’est pas forcément la société occidentale en cause. C’est le système économique dans lequel on vit, dans lequel le Burundi et le Rwanda vivent et qui, moi, me dérange. Ce n’est pas tant les sociétés humaines avec leurs valeurs culturelles et leur manière d’être, bien au contraire. Le sys-tème sur lequel je m’interroge est fait pour les riches, réfléchit pour des élites et pas pour le bien de tous. Et on voit que c’est la marche que sont en train de prendre le Burundi et le Rwanda. Sinon, culturellement, j’ai plus à voir avec le western hollywoodien qu’avec le Rwanda ou le Burundi.

Te considères-tu comme un artiste engagé ? Nous, artistes, avons des choses à dire. Et on les dit. Mais personnellement, je n’ai pas l’impression d’être engagé. La situa-tion, la réalité est bien pire que ce qu’on dénonce dans nos chansons. Si je voulais véritablement « ếtre engagé » dans le sens de l’expression généralement admis pour les artistes, il faudrait alors faire de la politique. Comme disait Mongo Beti, on prend le maquis, pas le stylo ! g

Damien Roulette

«Bujumbura style bauhaus»

Dans ce texte lu au café-littéraire Samandari du 13 juin 2013, le slameur emprunte la plume d’un nouvelliste pour raconter la ville qui a accueilli son enfance, ses rêveries. Extrait d’un texte à retrouver en integralité sur le blog http://samandari-litterature.blogspot.fr/

Bujumbura ... C’est la ville où je suis né, hôpital Prince Louis

Rwagasore, du nom de ce héro de la nation aux yeux globuleux qui se fit assassi-ner comme bien des leaders des années 60. C’est la ville où j’ai vécu la plus grande partie de mon existence. C’est ma maison en brique rouge, vestige de la coloni-sation belge. Avec son pla-fond haut, sa vaste barza et son jardin ombragé sous un immense ficus elastica.

C’est mon quartier, Kinanira, où l’on vit pieds nus, ce qui nous oblige à régulièrement brûler des aiguilles pour reti-rer des puces chiques. C’est la rivière Muha dans laquelle on passe nos après-midi à patauger, à construire des bateaux en tronc de bana-nier. C’est la vadrouille entre copains et les embrouilles entre voisins, c’est les in-sultes en swahili Nyama-ya-mbuzi ! (viande-de-chèvre!) c’est l’ennui qui nous oblige à inventer, c’est l’heure de la sieste, derrière la mousti-quaire, le bruit d’un robinet qui coule, un boy qui parle, un minuscule poste de radio qui crache des informations à tue-tête, le chant d’un paon…

Gaël Faye porté par ses fans lors de son concert au Buj'Art

© J

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Pêle-mêle

Des auteurs des Grands-Lacs ... portés disparus à Rumonge !

À côté, les Témoins de Jéhovah tiennent leur

croisade estivale dans la cour de l’espace communal en forme de concession rectan-gulaire, et dont toute une aile a été cédée au Clac1* de Rumonge ...

Au milieu des exhor-tations à lutter contre les tentations d’ici-bas, Roland Rugero élève la voix pour la bonne nouvelle du jour : “Après notre belle rencontre du 16 mars dernier, nous sommes revenus re-découvrir l’anthologie des auteurs des Grands-Lacs africains. J’espère que vous l’avez lu ...” ajoute l’écrivain, l’un des 24 figurant dans l’ouvrage qui rassemble des noms du Burundi, du Rwanda et de la RDC.

Un silence gêné s’abat sur la salle. Une quarantaine de regards le fixent, le tiers des enfants de moins de 15 ans, le reste des élèves et professeurs de fran-çais en vacances, et même deux ou trois parents venus écouter “les visiteurs de Bujumbura” de ce 2 août 2013.

1* Centre de lecture et d’animation culturelle. Le Burundi en compte 16, dépendant d’une Direction du ministère en charge de la Jeunesse et de la Culture.

Finalement, une main timide se lève, et la voix s’élève : “En fait, depuis votre pas-sage, nous n’avons plus revu les exem-plaires de l’anthologie”, explique Kawaya, un professeur de français au Lycée d’Ite-ba. “En fait, l’ancien responsable du Clac n’a jamais mis l’ouvrage sur les étagères de la bibliothèque ... avant de partir sans avertir !”

Les explications gênées de Léonidas Ndayiragije, le coordinateur des Clac au niveau national finiront par révéler qu’en fait, avec d’autres effets du centre (des jeux de société, des livres, ... ), l’antholo-gie a été rapatriée à Bujumbura vers fin juin pour n’avoir pas été intégrée dans le

catalogue de l’espace : “Nous avons pré-féré tout récupérer pour que la remise-reprise avec le nouveau responsable du Clac se passe le plus correctement pos-sible” explique Léonidas Ndayiragije.

Et visiblement, la nouvelle équipe, à Rumonge, n’en finit pas de s’ex-pliquer sur les circonstances de départ de leur ancien collègue : “Certains ouvrages sont portés dis-parus des rayons”, pointe François Bigirindavyi, son successeur.

Le mauvais quart d’heure pas-sé, la discussion, prévue d’être sur le contenu de l’antholo-gie, reviendra sur une présen-tation générale de l’ouvrage, de sa logique de publication … Une musique que les participants ont déjà entendu.

Finalement, la partie la plus fruc-tueuse de la rencontre portera sur l’intervention d’Alain Horutanga, blogueur, venu présenter un genre

littéraire nouveau à Rumonge : le slam. “C’est un art qui est né de poètes en mal d’éditeurs, dans des bistrots des États-Unis. Et à chaque slam présenté devant les clients, on donnait un verre de bière gratuit ...” précisera le slameur, en même temps concourant du Burundi aux pro-chains Jeux de la Francophonie de Nice (France), en septembre prochain.

Comme quoi “boire” et “lire”, gusoma en kirundi, ne sont jamais, au final, si éloi-gnés l’un de l’autre. g

Le blog du Samandari

15 août 2013 : lancement du Prix littéraire Michel Kayoya, édition 2013. Les textes sont attendus jusqu’au 30 octobre courant ([email protected])

Juillet 2013 : lancement de l’Andika Prize. Ce prix littéraire vise

à faire connaître des histoires du Burundi à un lectorat anglophone

([email protected]). Date limite des nouvelles (3.000

mots au maximum) : 15 octobre

Vendredi 9 août 2013 : sortie officielle du roman autobiographique de la Première dame du Burundi : La Force d’espérer, par Denise Bucumi - Nkurunziza, Éditions L’Harmattan (Collection Points de vue, 18 Euros, 176 p. - Juillet 2013). La note de lecture de l’ouvrage est à retrouver dans nos prochaines pages.

Du 1 au 15 août 2013 : Pendant deux semaines et grâce à l’association Sembura travaillant à promouvoir les auteurs de la région des Grands Lacs africains, des membres du café-littéraire Samandari sillonnent les provinces du Burundi en présentant l’anthologie «Émergences - Renaître ensemble» (Kampala, 2011). Retrouvez sur http://samandari-litterature.blogspot.fr/ le récit du périple, qui mélange le quotidien des Centres de lecture et d’animation culturelle (Clac) du Burundi avec l’animation autour du livre. Lire, ci-dessous, la première escale à Rumonge ...

Le slameur et conteur Tanguy Bitariho dans le Clac de Gishubi (Gitega), ce mardi 3 août 2013