Litterature Epistolaire(1)
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FR : 218/6
Littrature pistolaire
Professeur : Arbi Dhifaoui
INSTITUT SUPERIEUR DE LEDUCATION
ET DE LA FORMATION CONTINUE
*****
Dpartement de Franais
Semestre : Octobre 2006 Mars 2007
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Textes du XVIII sicle
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SOMMAIRE
I- Le roman : de la priphrie au centre de la Rpublique des belles lettres
A- le roman : non genre factieux et pernicieux
B- Succs de la production romanesque
C- La formule pistolaire ou le ralisme formel
II- Une monodie pistolaire : Les Lettres dune Pruvienne
A- Intrigue sentimentale
B- Critique de la socit franaise
C- Quipos et communication
III- Originalit des Lettres dune Pruvienne
A- Les Lettres dune Pruvienne, roman ouvert ou ferm?
B- Schma narratif
C- Originalit des Lettres dune Pruvienne
IV- Commentaire compos et dissertation
IV- Annexes
A- Notes de lecture
B- Littrature pistolaire , par Viala
C- Les genres pistolaires, par Franois Jost
V- Bibliographie
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Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
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Premire partie
Le roman au XVIII sicle :
de la priphrie
au centre de la Rpublique des belles lettres
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Textes du XVIII sicle
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Le roman connat, au XVIII sicle, une vogue considrable au point de
devenir un genre littraire majeur : Gustave Lanson pense quil est le seul
genre dart qui soit en progrs au XVIII sicle (Histoire de la littrature
franaise). Se librant progressivement des prjugs et des contraintes, refusant
de se soumettre des rgles fixes, le roman devient ce mode dexpression dont
la devise est double : varit et libert. Selon Marthe Robert, le pouvoir du
roman sexplique par la capacit du genre de traiter toutes les questions, par sa
souplesse et par les nouvelles formes adoptes par les romanciers : Avec
cette libert du conqurant dont la seule loi est lexpansion indfinie, le roman
qui a aboli une fois pour toutes les anciennes formes classiques (...) sapproprie
toutes les formes dexpression, exploite son profit tous les procds. Il
sempare de secteurs de plus en plus vastes de lexprience humaine dont il
donne une reproduction en linterprtant la faon du moraliste, de
lhistorien, du thologien, du philosophe . (Roman des origines et origine du
roman).
Cependant, durant les XVII me et XVIII me sicles, le roman tait tenu
en pitre estime et faisait lobjet dinterminables et violentes anathmes :
hommes de religion, philosophes et mme romanciers ne cessaient de le
dnigrer et de le condamner.
Cette situation paradoxale du genre romanesque (mpris et
condamnation, dune part, progrs et succs, de lautre) a t formule par
Jean Erhard en ces termes :
Ce genre dcri, ce genre honteux se porte bien, et mme de mieux en
mieux. (Le XVIII me sicle).
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Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
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Soulignons dans cette phrase la dichotomie entre, dune part, genre
dcri et honteux et, dautre part, se porter bien, et mme de mieux en
mieux .
Nicole Masson reformule cette mme ide de la manire suivante :
La fiction en prose continue tre mal juge par les critiques. Mais le
succs quelle remporte auprs du public pousse bien des crivains se lancer
dans son criture. () rimpressions, contrefaons, livres brochs trs
facilement vendus : tout atteste le succs du roman auprs du public.
(Histoire de la littrature franaise du XVIII sicle ).
Quelles sont les principales critiques adresses au roman ?
Quelles sont les preuves matrielles de limmense succs du roman ?
Quest ce qui a permis au roman de passer de la priphrie au centre de la
Rpublique des belles lettres ?
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Textes du XVIII sicle
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Chapitre I
Le roman : non genre factieux et pernicieux
Contre le genre romanesque se liguaient des objections esthtiques,
morales et intellectuelles. Il est dconsidr cause de son caractre immoral
et de ses invraisemblances, crit Camille Aubaud, (Lire les femmes de lettres ).
Il tait en butte aux accusations dimmoralit parce quil dpeignait les
passions, en particulier lamour, et pouvait donc les susciter. () Aux yeux
des censeurs, mais aussi des historiens et des esprits rigoureux, il avait le
grand tort de donner trop de libert limagination, facult suspecte aux
esprits rationnels, et de pouvoir mler impunment la vrit et la fiction.
(Robert Favre, La littrature franaise : histoire et perspectives ).
Jusqu la fin du XVIII sicle, on na pas cess de dnigrer le roman : on
la dvaloris, on la censur et on a tout fait pour lexclure de la Rpublique
des Belles Lettres. Hommes politiques, reprsentants de linstitution religieuse
et crivains (dont les romanciers eux-mmes) ont multipli et diversifi leurs
critiques de ce genre dcrits.
Au XVII me sicle, laustre jansniste Pierre Nicole attaque avec
virulence roman et romancier. Le roman est, selon lui, un crit pernicieux
et le romancier un empoisonneur public, non des corps, mais des mes des
fidles.
Cette attaque de lhrsie imaginaire se retrouvera, au XVIII me
sicle, sous la plume du pre Pore. En 1736, il composera une fameuse
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Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
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harangue latine, qui fera le procs de l immoralit et de la bassesse des
romans : ils nuisent doublement aux murs, en inspirant le got du vice et
en touffant les semences de la vertu . Il demande aux pouvoirs publics de
donner lordre de dtruire par le feu toutes les uvres romanesques,
corruptrices du got et des murs et contraires la religion.
Un peu moins de vingt ans plus tard, ces attaques seront reprises avec
vhmence par labb Jaquin. Son ouvrage intitul Entretien sur les Romans est
considr comme le manifeste le plus acharn de lhostilit au genre
romanesque. Daprs cet abb, le roman est responsable de tous les vices :
Qui favorise le libertinage? Le roman! Qui propage le disme et
lirrligion? le roman! Qui confond le vice et la vertu? Le roman!
En 1781, Diderot dclare quil avait toujours trait les Romans comme
des productions assez frivoles. Un autre romancier, Baculard dArnaud,
supplie, en 1789, ses contemporains de ne pas lui attacher ltiquette de
romancier : pargnez mon oreille cette dnomination odieuse de roman
ces sortes de compositions sont la boue de la littrature.
Frivole, donc pernicieux ; invraisemblable, donc factieux : le roman est
toujours en position daccus. Les voies qui soffraient ce genre littraire
taient toutes pineuses et impitoyablement condamnes par les doctes de
lpoque : Le roman doit-il sgarer dans limaginaire ou sencanailler dans la
vulgarit dune reprsentation raliste ? sera-t-il moral parce quil reprsentera
la ralit ou par ce quil sen cartera ? doit-il montrer la vie telle quelle est
sans autre souci que de la peindre ou doit-il se charger dun enseignement qui
peut dailleurs ne pas tre forcment moral au sens traditionnel du terme ?
() Et quel est le statut du hros de roman ? est-il un tre idal ou un tre si
prs du rel quon peut lui trouver des modles autour de soi ? ()
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supposer, ce que les romanciers du XVIII sicle ont tendance croire
fortement, que le roman doive prsenter la ralit, quelle ralit ?
psychologique ? sociale ? la ralit de quelle socit : la bonne ? ou la moins
bonne ? et comment marquer cette ralit sur le papier ? (Batrice Didier, Le
roman franais au XVIII sicle).
Le romancier est ainsi pris dans un dilemme : Fallait-il satisfaire les
partisans dune littrature ddification morale, embellir donc la nature
humaine en la peignant, lidaliser, et tomber, ce faisant, dans lirrel et
linvraisemblable ? Ou fallait-il, au contraire, reprsenter la nature telle quelle
tait, et donc, dans la mesure o le ralisme est lart ce que le cynisme est la
morale, tomber dans limmoralit ? (Georges May, Le Dilemme du roman au
XVIII sicle).
Cette lumineuse explication mayenne explique comment, quil rapporte
trs fidlement la ralit ou quil lembellisse, le roman est toujours en position
daccus.
Boue de la littrature , le roman, ce parvenu de la Rpublique des
Lettres, na pas ses lettres de noblesses : il nest pris en compte ni par la
potique dAristote, ni par celle de Boileau. Le lgislateur du Parnasse
considre le roman comme nul et non avenu du fait de sa roture et de
linsuffisance de ses quartiers de noblesse . (Pierre Chartier, Introduction aux
grandes thories du Roman).
Kibdi Varga, lui, ramne le peu de crdit du roman aux yeux des
rudits de lpoque non pas seulement au manque de modles antiques
mais aussi au fait que la situation du roman ne correspondait finalement
aucune situation rhtorique. En effet, tout au long de son tude du rapport
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Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
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des genres littraires aux trois genres de la rhtorique, Varga montre comment
la posie et la tragdie peuvent relever du judiciaire, du dlibratif ou du
dmonstratif. Il rcapitule son analyse dans un tableau que nous reproduisons
ci-dessous (voir Rhtorique et littrature. tudes de structures classiques) :
Situation Interne Externe 1- procs dans luvre 2- procs juger par destinataire
de loeuvre
I- Judiciaire Tragdie (lensemble) Tragdie (certaines scnes)
Posie religieuse (combat avec Dieu ; conversion)
1- persuasion dans luvre 2- persuasion du destinataire de luvre
II-
Dlibratif Tragdie (certaines scnes) Roman (certaines scnes) Certaines fables
Tragdie (lensemble) Posie philosophique et morale Posie amoureuse (persuasion de la dame)
III- Dmonstratif
1- Tragdie (exposition et rcit)
2- Posie religieuse (loge de Dieu) Posie amoureuse (loge de la dame) Posie officielle (loge du prince) Posie descriptive (loge de la nature)
Si lon exceptait quelques certaines scnes romanesques, comme cest
le cas dans lAstre, o la conversation est de mise, cest--dire o
dinterminables et subtiles dbats thoriques opposent les protagonistes , le
roman serait totalement absent et ne correspondrait aucun des trois genres
de la rhtorique. De toute faon, le tableau ci-dessus montre que le roman ne
correspond pratiquement aucun des trois genres de la rhtorique, domaine
qui fait alors autorit. Varga conclut que dans une littrature dinspiration
rhtorique il ny a pas de place pour le roman.
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Le discrdit du roman peut sexpliquer aussi par lcart existant entre les
valeurs vhicules par ce type dcrit et lidologie dominante durant lAncien
Rgime : Les structures sociales de la socit dAncien Rgime accordait une
dignit inconteste la naissance , cest--dire la capacit de prouver
lanciennet de ses origines : ainsi prtendait se dfinir la noblesse, classe
dominante de la socit, qui, certes, occupait des fonctions dencadrement
politique et social (gouvernement des provinces, autorit militaire, fonctions
politiques et diplomatiques ) et concentrait les richesses conomiques, mais
qui sarrogeait ces pouvoirs au nom de la tradition et de la filiation. Ces deux
instances socialement lgitimantes, tradition et filiation, sont justement celles
qui manquaient au roman, et peut-tre peut-on voir dans cette carence la cause
des prjugs littraires dont ptissait ce genre moderne et roturier. (Nathalie
Grande, Le Roman au XVII me sicle. Lexploration dun genre).
Le roman, justement parce quil na pas t mentionn par les potiques
anciennes et classiques, parce quil ne correspond aucun des genres
rhtoriques, parce quil ne traduit pas les aspirations de la classe sociale
dominante et parce quil nest pas cod, est un non-genre ; non-genre, il ne
peut revendiquer daucune lgitimit.
Est-ce que les nombreux et divers discours sur les dangers de la
fiction romanesque ont eu leffet attendu sur le lecteur ? Ou est-ce que le
thme du danger des romans tait au contraire une enseigne publicitaire
qui a surexcit la curiosit du public ?
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Chapitre II
Succs du genre romanesque
Malgr ces anathmes lancs par hommes de religion, critiques,
philosophes et romanciers, les romans ne cessaient dexercer leurs ravages, de
devenir de plus en plus nombreux et dappter un public vari et multiple.
Reconnu surtout pour son thtre, le XVII me sicle fut au moins
autant le sicle du roman que celui du thtre. A en croire Nathalie Grande,
tandis que le nombre total des pices de thtre de cette priode ne dpasse
pas mille, le roman, avec environ mille deux cents titres, manifeste sa
prminence quantitative.
Tout au long du XVIII sicle, la vogue du roman tait montante au point
que certains historiens de la littrature franaise disent que ce genre constituait
cette poque un pilier de ldition (Sylviane Albertan-Coppola, Abb
Prvost, Manon Lescaut).
Laigreur des attaques na jamais dcourag les romans. On pourrait
mme dire que la violence des critiques, ayant un effet contraire ce qui tait
attendu, tait un vritable stimulant de la fcondit de la production
romanesque. Fcondit et, de surcrot, succs.
Cette situation paradoxale du roman a t souligne par les romanciers de
lpoque considre. la veille de la Rvolution, Laclos formule trs
explicitement la contradiction entre dune part la dprciation du genre et
dautre part son succs auprs du public :
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De tous les genres douvrages que produit la littrature, il en est peu de moins
estims que celui des romans ; mais il ny en a aucun de plus gnralement recherch
et de plus avidement lu.
Tout au long de lpoque qui nous proccupe, le roman tait en vogue et
les lecteurs lui rservaient une rception fort favorable. En tmoignent nombre
dditions, suites, pastiches et adaptations. Cest ce que nous racontent les
histoires littraires et les nouvelles ditions de nombreux romans. Le roman ne
se rsigne pas la cabale et le romancier refuse dtre retenu par la crainte
basse dtre critiqu :
Le vrai seul subsiste toujours, et si la cabale se dclare contre lui, si elle la quelquefois obscurci, elle nest jamais parvenue le dtruire. Tout auteur retenu par la crainte basse de ne pas plaire assez son sicle, passe rarement aux sicles venir. (Crbillon Fils, Les garements du coeur et de lesprit).
Dans les pages qui suivent, nous rappellerons quelques donnes relatives
au succs dun certain nombre de romans tout en insistant, parmi ceux-ci, sur
des uvres peu connues ou compltement oublies par la critique littraire.
Les oeuvres retenues sont toutes des romans pistolaires, monodiques ou
polyphoniques. Bien que nous nous intressions au XVIII sicle, nous ne
pouvons pas nous empcher de rappeler que le XVII sicle a vu natre le
premier roman pistolaire, lequel roman offrira sa forme et son intrigue la
postrit, il sera imit par de nombreux ouvrages durant une trs longue
priode.
a- Lettres dune religieuse portugaise (Guilleragues, 1669)
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Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
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Lhistoire de la forme pistolaire, crit Jean Rousset, commence en
France par () les Lettres portugaises (Jean Rousset, Narcisse romancier. Essai
sur la premire personne dans le roman). En effet, rponses, pastiches et
adaptations se succdent et se multiplient ds lanne mme de la parution de
ce recueil de cinq lettres prtendument crites par une religieuse portugaise,
Marianne, son amant, un officier franais, qui la dlaisse aprs lavoir
charme et sduite.
Qui est cet officier qui la Religieuse dit sa passion et son malheur ? Un
consensus stablit, que lintress ne dmentit pas : ctait un gentilhomme
nomm Nol Bouton de Chamilly (1635-1715), qui prit part (jusquen 1667
probablement) lexpdition franaise venue au Portugal dans les annes 1663
1668 pour aider ce pays conqurir son indpendance, enfin consentie par
lEspagne au trait dAix-la-Chapelle en 1668. (Isabelle Landy-Houillon,
Introduction , in Lettres Portugaises, Lettres dune pruvienne et autres
romans damour par lettres).
Si lidentit de lofficier a t vite retrouve, celle de lpistolire na pu
t dcouverte quau XIX sicle : il sagirait de Mariana da Costa Alcoforado
(1640-1723), religieuse au couvent de la Conception de Beja.
Depuis leur parution jusqu 1962, ces lettres furent prises pour
dauthentiques lettres de dsespoir, crites par une religieuse dlaisse par
son amant. (Trousson, Romans de Femmes du XVIII me sicle) Il a fallu
attendre trois sicles pour que les Lettres portugaises fussent attribues leur
vritable auteur, Gabriel-Joseph de Lavergne, dit Sieur de Guilleragues (1628-
1685) : ce sont F. Deloffre, J. Rougeot et J. Chupu qui, aprs des recherches
minutieuses, parvinrent dcouvrir que ces lettres, malgr le naturel et la
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Textes du XVIII sicle
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spontanit qui les marquent de bout en bout, sont purement et simplement
fictives et que cette religieuse portugaise nest quun tre de papier.
Marques par une criture brute, non surveille et domines par
labondance des tours interrogatifs et exclamatifs, les Lettres dune religieuse
portugaise eurent, ds leur premire dition, un immense succs qui se
prolongera jusqu nos jours. Bernard Bray et Isabelle Landy-Houillon
mentionnent les rponses, pastiches et adaptations qui se succdrent ds
lanne 1669.
Peu de temps aprs la parution des Lettres portugaises parurent sept
nouvelles lettres censes crites par une femme du monde galement
portugaise et constituant une prtendue Seconde partie des Portugaises de
Guilleragues.
La mme anne, cest--dire en 1669, deux autres pastiches virent le jour,
lun Paris, lautre Grenoble. Il sagissait de deux recueils de Rponses
censes rdiges par lamant de Marianne.
A propos de ces pastiches, deux points mritent dtre souligns. Le
premier, cest que ces trois documents parurent sous lanonymat, tout comme
les Lettres portugaises. Le second, cest que dans certaines ditions, ces pastiches
font corps avec le texte de Guilleragues.
Au XVIII sicle, la Marianne de Marivaux, ni la Julie de Rousseau
nclipsent la Portugaise : le marquis de Ximens publie en 1759 des Lettres
dune chanoinesse de Lisbonne Melcour, officier franais.
Lintrt des Lettres portugaises nest pas seulement littraire ; il peut tre
aussi idologique, social et politique. Cette correspondance a servi de point
de dpart diverses revendications fministes. Cest ce quon peut dgager
des Nouvelles lettres portugaises, lettres de trois portugaises, toutes trois
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Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
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prnommes Maria, crites dabord en portugais, puis traduites en franais en
1974.
Pour en finir avec les marques du succs du texte de Guilleragues,
signalons que ce roman a t port la scne, Paris, en 1972.
b- Lettres persanes (Montesquieu, 1721)
M. le prsident de Montesquieu nous a donn des Lettres persanes ; ce
livre [] a engendr une multitude de lettres [] qui nont aucun des
avantages ni des agrments de leur original. Cest en ces termes que Grimm,
vingt-deux ans aprs la premire dition du roman de Montesquieu (1689-
1755), enregistre la vogue de ce livre et en souligne le succs. Montesquieu
lui-mme dira dans ses Quelques rflexions sur les Lettres persanes, prface
tardive datant de 1754 : Les Lettres persanes eurent dabord un dbit si
prodigieux, que les libraires mirent tout en usage pour en avoir des suites. Ils
allaient tirer par la manche tous ceux quils rencontraient : Monsieur,
disaient-ils, faites-moi des Lettres persanes.
En effet, dans la seule anne 1721, parurent une dizaine au moins de
tirages ou de contrefaons de la premire dition, puis, toujours chez Pierre
Marteau et dans la mme anne, une seconde dition revue et corrige. Bref,
on sarrachait un livre dont lauteur restait soigneusement dans lanonymat.
(Jacques Roger, Prface in Lettres persanes). Ajoutons cela que les 161
Lettres persanes furent dites nouveau trente fois avant la mort de
Montesquieu. (Pour plus de dtails, voir : Nicole Warusfel-Onfroy & alii,
Histoire de la Littrature franaise, XVIII, XIX, XX, Nathan, 1988).
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Le succs de ce roman est d, entre autres facteurs, la vogue dont
jouissait alors tout ce qui venait de ltranger, et surtout dOrient, cette terre
des Mille et Une Nuits que les franais dcouvrirent entre 1704 et 1717 grce
la traduction propose par Antoine Galland (1646-1715). Cette ouverture de la
conscience franaise et surtout de la curiosit des franais aux civilisations
bien diffrentes de la leur va de pair avec le relativisme des Lumires.
La manire dont Montesquieu a mis en application ce principe dans son
roman est lune des principales raisons du succs de son ouvrage : Dans ce
roman par lettres, crit-on dans Le Grand Larousse, lextriorit du narrateur
persan et la navet feinte donnent limage de la socit franaise le statut
dobjet sociologique. Le persan dcouvre Paris comme un sociologue ou un
ethnologue modernes une socit amrindienne.
Durant les neuf dcennies qui suivirent la premire dition des Lettres
persanes, il plut une averse de recueils de lettres siamoises, iroquoises (devenues
chraksiennes), turques, juives, cabalistiques, chinoises, moscovites, hollandaises,
roumaines, westphaliennes, tahitiennes, et autres. La popularit de cet exotisme
par voie postale stendra jusquen 1812, date de la parution du Voyage de
Kang-hi ou Nouvelles lettres chinoises du duc Levis.
Ce succs est d aussi aux qualits intrinsques au roman lui-mme, cest-
-dire la manire dont Montesquieu a conu son texte, a prsent et discut
des sujets aussi graves que la religion, la politique, les murs,
Montesquieu, crit J. Roger, donnait le ton, savait dire lgrement des vrits
graves, hassait le pdantisme autant que linutilit, prenait au srieux les
choses srieuses sans se prendre lui-mme au tragique, et enseignait toute
une gnration dcrivains que la seule faute impardonnable aux philosophes
qui pensent juste, cest dtre ennuyeux.
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Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
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c- La Vie de Marianne (Marivaux, 1731-1742)
Dans La Vie de Marianne, Marivaux fait raconter les malheurs de son
hrone sans recourir des effets dhorreur. Le pathtique de Marivaux est
[] dune essence singulire. Clairvoyance sans aigreur, indulgence sans
illusion, sympathie mi-souriante, mi-attendrie, autant de sentiments qui
temprent lmotion du lecteur, qui affirment le pathtique sans lmousser.
(Frdric Deloffre, Introducrion , in La Vie de Marianne ou les aventures de
Madame la Comtesse de ***).
Le style de Marivaux est lune des principales raisons de la rputation de
son roman. Certains, comme M. de Saint-Foix, soutinrent que le style de cet
crivain tait inimitable. M. de Saint-Foix tint ces propos chez Mme de
Riccoboni, en prsence de nombreuses personnes. Se sentant blesse, Mme
Riccoboni dcida de rdiger une Suite la Vie de Marianne. Ctait pour elle
un dfi, un vritable dfi. Deux jours aprs, elle montra ses invits le texte
rdig en sabstenant den nommer lauteur. Assistant la lecture de cette
Suite, M. de Saint-Foix crut le manuscrit drob M. de Marivaux.
Sous le titre de Suite de Marianne qui commence o celle de M.
Marivaux est reste, le texte de Mme Riccoboni parat dabord sans nom
dauteur dans Le Monde comme il est (1760-1761), puis et aprs laccord de
Marivaux, qui fut tonn de la qualit et du contenu de cette Suite, elle se
trouve jointe la Vie de Marianne.
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d- Lettres dune Pruvienne (Franoise de Graffigny, 1747)
Mme de Graffigny (1695-1758) sinscrit, avec ses Lettres pruviennes, dans
la ligne des Lettres portugaises de Guilleragues et des Lettres persanes de
Montesquieu.
Une jeune pruvienne, nomme Zilia, est enleve, le jour de ses noces, par
des pillards espagnols, avant dtre dlivre par une troupe franaise dont lun
des principaux officiers, Dterville, devient amoureux delle et la conduit en
France o elle passera tout le reste de sa vie. Zilia se trouve ainsi oblige de
quitter sa chre patrie et de se sparer dAza, lamant dont elle est perdument
amoureuse, et le frre quelle devait pouser selon les usages des Incas.
Exile en France, elle dcouvre la civilisation occidentale, le mode de vie
des franais, leurs murs, leur mentalit, les injustices sociales, etc. De son
exil, elle dit son amant, sa passion, son malheur, ltat de son cur et ses
observations sur la socit franaise.
Comme la religieuse portugaise, elle crit son amour infini, ses malheurs
causs par labsence et lloignement de ltre aim, sa souffrance et sa douleur
ds quelle apprend que son fianc la trahie et abandonne. Aza a t, lui
aussi, arrach du Prou et du temple du Soleil puis conduit en Espagne. Il se
convertit au catholicisme et pouse une Espagnole.
Le franais Dterville supplie Zilia de devenir sa femme
Comme Montesquieu, Mme de Graffigny confronte deux civilisations,
fond des lments disparates : exotisme, critiques quelquefois acerbes de la
socit franaise, message fministe, discours de la passion
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Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
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Aux trente-huit lettres de la premire dition (1747) sajoutent, en 1752,
trois lettres et une Introduction historique aux Lettres pruviennes, attribue
par certains Antoine Bret, familier de lauteure.
Ce roman a eu un immense succs qui prouve que Mme de Graffigny,
loin dtre une docile suiveuse de ses prdcesseurs, a donn une uvre
originale plus dun niveau. Labb Raynal dclare dans ses Nouvelles
littraires : Il y a longtemps quon ne nous avait rien donn daussi agrable.
De son ct, litalien Goldoni considre le roman de Mme de Graffigny comme
le plus beau petit roman du monde.
Pour toutes ces qualits et bien dautres, les Lettres dune pruvienne eurent
un renom clatant : quarante-deux rditions jusqu la fin du sicle et, en
tout, soixante-dix-sept ditions et traductions jusquen 1835. A eux seuls, ces
chiffres, donns par Trousson, montrent quel point, ds leur parution jusqu
larrive de la vogue romantique, les Lettres dune pruvienne avaient un succs
immdiat et qui se prolongeait pendant une longue dure.
A ct de ces nombreuses rditions, il faut signaler que le plus beau
petit roman du mondea t traduit en anglais, en italien, en russe, en
allemand, en espagnol, en portugais et en sudois. De 1759 1833, il ny aura
pas moins de 26 ditions bilingues italien-franais, ce qui montre que
louvrage tait sans doute utilis pour lapprentissage de la langue.
Autre marque de ce vif succs : les Suites et les pastiches. Citons-en
quelques-uns.
Lanne mme de la parution du roman, parat un recueil de sept lettres
changes entre la pruvienne, Dterville et sa sur Cline.
En 1749, Ignace Hugary de Lamarche-Courmont publie les Lettres dAza
ou dun pruvien, un recueil de 35 lettres, prtendument retrouves en
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Textes du XVIII sicle
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Espagne, [] adresses par Aza son ami Kanhuiscap, pour qui il faisait son
tour une critique de la socit europenne.
En 1754, lItalien Goldoni, sinspirant du texte de Mme de Graffigny et de
celui de Lamarche-Courmont, cre une comdie laquelle il donna le titre de
Peruviana.
En 1774, paraissent, en anglais, neuf Nouvelles lettres pruviennes. Elles sont
de R. Roberts.
En 1792, Maria Romero Masegosa y Cancelada crit une lettre en
espagnol o il est dit que Zilia sest convertie au christianisme.
En 1797, sous la plume de Mme Morel de Vind, quinze Nouvelles lettres
pruviennes racontent lhistoire de Zilia en ajoutant loriginal oiseuses
pripties et scnes sensibles.
Ces donnes imposantes montrent quel point lhistoire de Zilia a fait
fureur pendant une longue priode : la chaleur de lexpression, le dsordre
dune me fortement passionne, le naturel dune citoyenne dont la nation na
pas encore t touche par le vice du paratre, le ton original, les problmes
engendrs par lincommunicabilit et les moyens de les surmonter, la critique
dune socit dont ltre est fortement masqu par le paratre et o rgnent la
fausset, lintrt et le prjug, tous ces lments et bien dautres trouvent
dans la formule pistolaire le moyen le plus commode de leur dveloppement
et, surtout, de leur fusion. Nous y reviendrons.
e- Julie ou la Nouvelle Hlose (Jean-Jacques Rousseau, 1761)
Les Lettres de deux amants, habitants dune petite ville au pied des Alpes eurent
un succs exceptionnel. Cest ce que Jean Sgard dmontre, chiffres et dates
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Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
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lappui : Les catalogues des grandes bibliothques nationales, les
bibliographies de Mornet, de Dufour et de Snlies nous permettent de
rassembler 68 ditions distinctes de 1761 1978 dont au moins 18 de 1761
1775.
Aux 55 ditions de la Nouvelle Hlose, de 1778 1978, ne correspondent
que 45 ditions des Confessions, 30 ditions du Contrat social et 23 ditions de
lEmile.
A cela sajoutent les ditions des uvres diverses ou compltes, o la
Nouvelle Hlose se trouve souvent incluse, ce qui porterait le chiffre brut des
rditions du roman, compte tenu des rditions, des tirages, et des reprises en
collections duvres, 128.
Rousseau, lui-mme, a cont laventure de grande dame qui doit partir
pour le bal, qui ouvre le roman, oublie le bal et passe la nuit poursuivre sa
lecture. Si cette dame a pu acheter le roman de Rousseau, de nombreuses
personnes navaient pas cette chance : Tel libraire avide, je lose assurer, crit
L. S. Mercier, exigeait douze sous par volume pour la simple lecture, et
naccordait que soixante minutes pour un tome. Ce renseignement nous est
confirm par un homme de religion, en loccurrence labb Brizard.
Daniel Mornet reprend ces donnes pour mettre en relief, encore une fois,
le succs de ce roman :
Le succs de la Nouvelle Hlose fut immdiat et prodigieux. Ds la mise
en vente on se dispute les volumes ; on passe les nuits blanches les lire ; les
loueurs de livres ne les cdent qu prix dor. Dans les plus lointaines
provinces, Vrs, Hennebont on se lamente de nen avoir reu que de
mauvaises contrefaons. Le triomphe est durable. De 1761 1800 il parat
environ soixante-dix ditions, dont une trentaine dans les uvres et une
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Textes du XVIII sicle
22
quarantaine isoles. Cest beaucoup prs, si lon excepte Voltaire, le plus
grand succs de librairie du sicle. Seul Candide pourrait fournir des chiffres
quivalents. (La Nouvelle Hlose de J.-J. Rousseau).
Pour en finir avec les dates et les statistiques (ditions, Suites et
pastiches), faut-il prciser que tous les dnombrements cits dans les pages
prcdentes sont loin dtre prcis. En effet, comme le dit trs justement Jean
Sgard, les catalogues et les bibliographies ne nous donnent quune partie des
ditions publies ; les dnombrements, trs prcis quand il sagit des
premires ditions, deviennent rapidement lacunaires ds quil sagit
dditions mdiocres, sans valeur commerciale, moins intressante dun point
de vue bibliographique que dun point de vue sociologique.
Par quoi peut-on expliquer ce succs du genre romanesque une poque
o le roman tait dnigr, non reconnu comme genre littraire et exclu de la
Rpublique des Belles Lettres ?
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Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
23
Chapitre III
La formule pistolaire ou le ralisme formel
Lpistolaire et les rcits de vie ont toujours t considrs comme une
pratique non littraire, contrairement aux autres genres littraires nettement
codifis. Lutilisation de lpistolaire dans la cration romanesque rpondait
aux aspirations et la passion du public et permettait au roman diffusion et
succs. Elle est lie un fait de civilisation : le roman par lettres, au XVIII me
sicle, correspond ce que Ren Pomeau appelle un certain stade de la
technologie des communications . Cest ce quOtis Fellows dveloppe en
ramenant le got constant pour la prose pistolaire lorganisation du systme
postal : Si on la manie habilement et avec discernement, la prose pistolaire
exerce un charme indniable. Les systmes postaux rudimentaires au moyen
ge et la Renaissance taient devenus, partir du XVIII me sicle, tant en
France quen Angleterre, des organisations efficaces, plus ou moins mme de
livrer le courrier dune manire rgulire. Du mme coup, le roman pistolaire
se prsenta comme une forme littraire convaincante. la fin du 17 sicle, la
lettre devint, dans les couches leves de la socit, une pratique soit
quotidienne soit hebdomadaire. Par consquent, le roman pistolaire allait
connatre le succs dans la mesure o les lettres quil renfermait taient
limage de situations refltant la vie de tous les jours . A cette poque, la lettre
tait lunique moyen de communication et lexpression des dlices de chaque
jour (Paul Hazard, La pense europenne au XVIII Sicle de Montesquieu
Lessing ). Ces quelques donnes culturelles et bien dautres expliquent, en
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Textes du XVIII sicle
24
partie, pourquoi le XVIII sicle, sicle, dit-on, de la lettre , est, sur le plan
littraire, marqu par labondance et la qualit du roman pistolaire qui,
comme laffirme Laurent Versini va devenir lun des modes dexpression
favoris du XVIII sicle, au point de lui tre presque exclusivement associ par
des lieux communs . A ces donnes sen ajoutent dautres inhrentes la
littrature pistolaire elle-mme. Le public des lecteurs, pour qui cette pratique
est devenue courante, prfre lire des faits rels, vraisemblables, des aventures
authentiques, des rcits o la fiction est mise au service de la ralit :
lexigence de la vrit est si imprieuse que le romancier se trouve oblig de
ne point prostituer sa plume au mensonge . La technique pistolaire donne
lillusion de la vraie vie et cre une proximit constante entre lcrit et le
vcu. (Franoise Barguillet, Le Roman au XVIII me Sicle).
Grce sa plasticit, la formule pistolaire offre au romancier des
possibilits inoues. Montesquieu la dj remarqu dans ses Quelques
rflexions sur les Lettres persanes :
() dans les romans ordinaires, les digressions ne peuvent tre permises que lorsquelles forment elles-mmes un nouveau roman. On ny saurait mler de raisonnements, parce quaucuns des personnages ny ayant t assembls pour raisonner, cela choquerait le dessein et la nature de louvrage. Mais, dans la forme des lettres o les facteurs ne sont pas choisis, et o les sujets quon traite ne sont dpendants daucun dessein ou daucun plan dj form, lauteur sest donn lavantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale un roman, et de lier le tout par une chane secrte et, en quelque faon, inconnue.
Jean M. Goulemot souligne ce mme mrite dans son Introduction
luvre du marquis de Sade : () la forme pistolaire () sert toutes les
intrigues et sadapte tous les tons : du roman sentimental au roman terrifiant
en passant, bien sr, par le rcit libertin. Tout se passe comme si la forme
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Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
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pistolaire se mettait elle-mme lpreuve et tenait dmontrer son
extraordinaire flexibilit : aucun sujet, aucune intrigue ne lui sont interdits,
rien ne lui est tranger : elle peut sadapter tout, se dcliner sur tous les
modes et vhiculer tous les types de discours.
Le roman pistolaire et le roman-mmoires se prsentent en documents,
manant non pas dun romancier, mais de personnes relles ayant vcu et
racont oralement ou par crit le dj vcu. Cette proximit de lcrit et de
lacte dcrire a t mise en valeur par Montesquieu dans sa prface tardive
aux Lettres persanes :
Ces sortes de romans russissent ordinairement parce que lon rend compte soi mme de sa situation actuelle, ce qui fait plus sentir les passions que tous rcits quon pouvait faire.
En effet, lemploi de la premire personne et des temps du discours
(prsent, pass compos, futur) permet de crer leffet du rel . Henri Coulet
dveloppe cette mme ide dans lextrait qui suit :
Lemploi de la premire personne permet aux romanciers une
transposition du rel moins forte et plus plausible que celle quils trouvaient
dans les romans la troisime personne des poques prcdentes. Le roman
pistolaire fait assister le lecteur au dveloppement prsent dune action dont
lavenir est encore indtermin et que chacun des narrateurs naperoit que de
faon dforme et fragmentaire.
La narration la premire personne (mmoires, lettres) est ce procd que
Ian Watt dsigne trs justement par lexpression ralisme formel : formel,
parce que le mot ralisme ne se rfre pas ici quelque but ou dogme
littraire spcial, mais seulement un ensemble de procds narratifs que lon
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Textes du XVIII sicle
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trouve si souvent runis dans le roman. Selon Watt, le ralisme formel du
roman permet une imitation de lexprience individuelle saisie dans son
environnement spatio-temporel, plus immdiate que ne le font les autres
formes littraires. () La prmisse ou la convention premire daprs laquelle
le roman est un compte rendu complet et authentique de lexprience
humaine, et donc est dans lobligation de fournir ses lecteurs des dtails de
lhistoire tels que lindividualit des personnages en cause, les particularits
spatio-temporelles de leurs actions, dtails qui sont prsents au moyen dun
emploi du langage plus largement rfrentiel quil nest dusage dans les
autres formes littraires. Plus loin, il ajoute : Les diffrentes formes
littraires imitent la ralit des degrs trs divers ; et le ralisme formel du
roman permet une imitation de lexprience individuelle saisie dans son
environnement spatio-temporel, plus immdiate que ne le font les autres
formes littraires. En consquence, les conventions du roman sont beaucoup
moins exigeantes pour le public que la plupart des conventions littraires ; ce
qui explique certainement pourquoi la majorit des lecteurs, depuis les deux
derniers sicles ont trouv dans le roman la forme littraire la plus apte
contenter leurs dsirs dune correspondance troite entre la vie et lart. Et les
avantages dune correspondance troite et dtaille avec la vie relle, tels que
les offre le ralisme formel, ne se bornent pas contribuer la popularit du
roman ; ils sont lis aussi ses qualits littraires les plus distinctives, ()
Le ralisme formel serait, selon Watt, la condition ncessaire de
l ascension du genre romanesque. Le roman se propose ainsi de rendre
compte de la vie actuelle, partir dun point de vue particulier (individualiste).
Et son ralisme est formel car il ne rside pas dans le genre de vie quil
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Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
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reprsente, mais dans la manire dont il le fait : il tablit une correspondance
entre luvre littraire et la ralit quelle imite.
Kte Hamburger affirme, elle aussi, qu Il appartient lessence de tout
rcit la premire personne, en vertu mme de ce caractre, de se poser comme non-
fiction, comme document historique.
Se prsentant comme un nonc de ralit vrai , selon lexpression de
Kte Hamburger, le rcit fait la premire personne permet au subjectif de
tendre vers lobjectif :
Le Je du rcit la premire personne est un vritable sujet dnonciation () Le Je du rcit la premire personne raconte un vcu personnel, mais sans la tendance le prsenter comme une vrit seulement subjective, comme son champ dexprience, au sens prgnant de ce terme : il est, comme tout Je historique, orient vers la vrit objective du narr.
Si, selon Watt, le ralisme est formel dans la mesure o il rsulte de la
correspondance existant entre luvre littraire et la ralit quelle imite, si,
comme lexplique Pierre Chartier, Ce nest pas une question dobjet (),
mais une question de point de vue (la manire nouvelle dont cet objet est
reprsent) , aux XVII et XVIII sicles, en raction contre les outrances
grandiloquentes du roman baroque, sest dvelopp un courant dit raliste
- mme si ce terme relve de lanachronisme, voire du malentendu, si lon
cherche comprendre ce genre partir des critres dfinis par lcole raliste
au XIX sicle. Ce quil faut entendre en fait par ce ralisme , cest le refus
de lidalisation romanesque : le roman comique prtend rendre compte du
monde dans tous ses aspects, y compris les plus triviaux.
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Textes du XVIII sicle
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De la seconde moiti du XVII jusquaux premires dcennies du XIX, la
Rpublique des Belles Lettres a vu fleurir la premire personne dans le roman,
que celui-ci se prsente sous la forme de mmoires ou bien de lettres.
Enoncs de ralit vrais , pour reprendre une expression de Kte
Hamburger (Logique des genres littraires), le roman pistolaire et roman-
mmoires semblent rpondre aux attentes du public : on exigea plus de
vraisemblance ; et bientt, pour plaire, il fallut que le roman prt le ton de
lhistoire, et chercht lui ressembler. (Charles Pinot-Duclos (1704-1772),
Lettre lauteur de Madame de Luz, 1741).
Dclarant ne point prostituer sa plume au mensonge , le romancier devient
traducteur , diteur ou rdacteur ayant pour rle de prsenter au
public un document trouv ou confi (...), de retoucher (...) le texte pour le corriger, le
mettre en ordre, ou mme lannoter , tout en gardant ses distances vis--vis de ce
quil prsente aux lecteurs. Le refus de savouer romancier, crit Jean-Jacques
Tatin-Gourier, perdure tout au long du sicle : dans des prfaces de tonalit
trs prudente, les auteurs se prtendent souvent simples scripteurs, excuteurs
testamentaires dhistoires vraies parvenues par des mmoires manuscrits ou
des correspondances prives, et utilisent paradoxalement ces moyens de
renforcer la crdibilit pour mieux dnoncer le genre romanesque lui-mme.
Les romanciers font mine de ne pas tre romanciers. Ils se prsentent dans
Prambules, Prfaces, Avertissements ou Avant-propos comme de simples
diteurs de documents quils se bornent prsenter au public. Les titres
annoncent dj des Histoires, des Mmoires, des Recueils de lettres authentiques.
La forme pistolaire, lemploi de la premire personne ( la fois sujet
nonciatif et sujet noncif), la proximit de lcrit et de lacte dcrire sont
autant de procds qui permettent daccrditer lnonc et de crer lillusion
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Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
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que l histoire propose aux lecteurs relate des faits avrs. Le roman est
cette fiction de choses qui ont pu tre , selon lexpression de Huet.
Si la premire personne est cette conscience organisant le discours, si elle
accrdite le propos en dsignant son origine, si sa prsence et celle de son
corollaire, le tu , authentifient les sentiments et les passions, rendent
vraisemblables les personnages, les lieux et les circonstances en les rapportant
ceux, dtenteurs de la parole, qui les frquentent, la lettre, comme on le verra
plus loin, se donne comme lexpression directe du sentiment le plus actuel, de
lmotion la plus nave, de la passion la plus authentique.
Pour que ce ralisme formel soit pertinent et efficace, pour quil
parvienne raliser la vise attendue, pour renforcer la vracit du rcit, les
romanciers consolident la forme romanesque adopte (correspondance ou
mmoires) par un ensemble htrogne de discours descorte qui
accompagnent la fiction et en nient laspect fictif. Ces discours descorte titre,
pigraphe, prface, notes, postface, etc. constituent ce que Grard Genette
appelle le pritexte.
Pour que la fiction soit perue comme une non-fiction, les espaces
pritextuels sont rservs une srie de discours sur louvrage quils
introduisent, accompagnent et encadrent. Deux thmes y reviennent avec
insistance : le rapport du roman la ralit, et le but moral de luvre. La
dernire partie de ce cours sera consacre ltude de trois types de discours
liminaires : le titre, la prface et les notes. Nous verrons comment, dans cet
apparat pritextuel, le romancier devient Traducteur , Editeur ou
Rdacteur ayant pour rle de prsenter au public un document trouv ou
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Textes du XVIII sicle
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confi (...), de retoucher (...) le texte pour le corriger, le mettre en ordre, ou mme
lannoter , tout en gardant ses distances vis--vis de ce quil prsente aux
lecteurs. Grce cette stratgie et la feintise du vritable auteur, lauthenticit
lemporte ainsi sur la facticit : il ny a plus dauteur, il ny a quun diteur, un
collaborateur peu prs passif, qui na rien crit, qui se borne recueillir ce que
dautres ont crit . Titre, prface et notes sont des lieux stratgiques o sont
mis en jeu les mcanismes dune imposture du langage qui vise leurrer le
lecteur et crer lillusion de la vraie vie.
* * * * *
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Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
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Partie II
Mme de Graffigny
Lettres dune Pruvienne
(Roman pistolaire monophonique, 1747)
Les femmes auteurs conservent, pour la plupart, dans leur style, un caractre de tendresse et de sduction qui les distingue : elles ont, si on peut le dire, plus de souplesse dans le cur, et possdent mieux que nous le grand art des dveloppements ; lon dirait que lattrait de leur sexe se communique leurs ouvrages ; elles excellent surtout dans les peintures o lamour est la nuance qui domine ; lhabitude de ce sentiment leur en facilite lexpression ; et en gnral toutes les vertus, toutes les passions dinstinct sont faites pour leur me et pour leur pinceau. (Claude-Joseph Dorat).
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Textes du XVIII sicle
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Prliminaires
On se propose dtudier le roman de Mme de Graffigny, les Lettres dune
Pruvienne, un roman, sinon ignor, peu connu aujourdhui par le public et
redcouvert assez rcemment.
Pour une bonne rception de ce roman, le lecteur ne doit pas perdre de
vue les donnes suivantes :
1- Roman de femme.
La plupart des philosophes du XVIII sicle ont particip
lenrichissement de la bibliothque romanesque : lauteur de De lesprit des lois
par ses Lettres persanes et le Temple de Gnide, le premier responsable de
lEncyclopdie par Jacques le fataliste, le Neveu de Rameau, la Religieuse et de
nombreux autres titres, le confectionneur du Dictionnaire philosophique grce
ses contes et le Citoyen de Genve par sa Nouvelle Hlose.
Cependant, la cration romanesque a t, tout au long de cette priode,
marque par la fconde contribution de nombreuses femmes : Mme de
Tencin, Mme de Graffigny, Mme Riccoboni, Mme de Charrire, Olympe de
Gouges, Mme de Souza, Mme Cottin, Mme de Genlis et bien dautres1. Cest
1 Dans une Chronologie qui na aucune prtention lexhaustivit , Raymond Trousson cite 196 romans crits par des femmes entre 1735 et 1800 (264 jusqu 1825). Voir : Romans de Femmes du XVIII me sicle,., pp. XXXVI- LXXV.
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Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
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ce que souligne Simone de Beauvoir dans Le Deuxime sexe, lun de ses
ouvrages les plus connus :
Les poques qui ont chri le plus sincrement les femmes, ce nest pas
la fodalit courtoise, ni le galant XIX sicle : ce sont celles le XVIII sicle
par exemple o les hommes voyaient dans les femmes des semblables ; cest
alors quapparaissent comme vraiment romanesques.
Les historiens de la littrature franaise saccordent gnralement
penser que les femmes jourent un rle de premire importance dans
lintronisation du genre romanesque 1. Certains vont jusqu considrer le
genre romanesque comme un fief des femmes 2.
Il ne serait peut-tre pas trop risqu dtablir un paralllisme entre la
femme crivain et le genre romanesque : laccs la Rpublique des Belles
Lettres tait longtemps farouchement dfendu au roman ; il devait se nier en
tant que tel pour pouvoir y accder ; la femme crivain tait elle aussi mal vue
par la socit ; il fallait quelle se servt de lpistolaire comme prudent moyen
daccs au monde domin par les hommes.
1 Georges May, Le dilemme du roman au XVIII sicle, p. 204. 2 Jean Larnac, Histoire de la littrature fminine en France, coll. Les Documentaires , Paris Kra, 1929, p. 251. Georges May, qui cite ce passage (Le dilemme du roman , p. 205), rapporte un autre fragment de louvrage de Larnac, selon lequel le roman convient parfaitement aux femmes en vertu de sa non codification : Dans le roman, nulle rgle, en effet, nentrave lessor de la sensibilit et de limagination. Aucun Boileau na dfini ce genre. [] Cest en somme, un moule lastique o lon jette tout ce que limagination, si dvergonde quelle soit, peut suggrer. Sans doute pourquoi il convient si bien aux femmes, ennemies de toute contrainte. Une vingtaine de pages plus loin, Georges May met une autre hypothse selon laquelle les femmes sadonnaient au genre romanesque parce que celui tait anathmis, mpris et dnigr : Si, ds le XVII sicle, et, trs clairement encore, au cours du XVIII , tant de femmes crivirent tant de romans, ce nest pas directement parce que ceux-ci ntaient pas assujettis aux rgles, mais bien en vertu prcisment de la raison, () pour laquelle ils ny avaient pas t assujettis ; autrement dit parce que ctait un genre roturier, mpris, paria, dshrit, et que les hommes leur avaient plus ou moins consciemment abandonn, un peu comme une grande dame abandonne son chapeau dmod sa femme de chambre. pp. 224-225.
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Textes du XVIII sicle
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2- Roman pistolaire monophonique .
Diachroniquement, le roman pistolaire passe de la monodie la
pluralit des voix : ce sont deux techniques diffrentes sur bien des plans. La
premire favorise la perspective unifie dun seul pistolier, tandis que la
seconde alterne les voix, fragmente loptique, multiplie les foyers, confronte
les points de vue, juxtapose et oppose les subjectivits.
Dans les Lettres dune Pruvienne, o nous ne lisons que les lettres, sans
rponse, de linfortune Pruvienne, tous les vnements sont prsents du
point de vue de Zilia; raconts ou rappels Aza comme elle les a vcus. La
vision est intrieure, la temporalit est subjective, le monde est prsent, non
pas tel quil est objectivement, mais tel quil est peru, prouv et filtr par
cette conscience.
Un roman pistolaire polyphonique est une correspondance plurielle et
multidirectionnelle laquelle participent de nombreux pistoliers : les
interprtations dun mme fait digtique sont aussi nombreuses que les
personnages qui en parlent; la narration est fragmentaire; la trame narrative
est complexe. (Voir le schma si dessous).
Pour visualiser lune des principales diffrences entre un roman
pistolaire monophonique et un autre polyphonique, on peut schmatiser de
la manire suivante le mouvement de la lettre dans le roman de Mme de
Graffigny et dans Julie ou la Nouvelle Hlose de Rousseau ( roman
symphonique , selon lexpression de Laurent Versini) :
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Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
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a- Lettres dune Pruvienne
Aza
Zilia
Dterville
NB : Le billet de Dterville est copi par Zilia et insr entre deux fragments de sa
lettre Aza (lettre XXVII).
b- Julie ou la Nouvelle Hlose
Edouard Claire
Saint-Preux Julie
Baron dEtange Fanchon
Baronne dEtange Henriette
M. de Wolmar M. dOrbe
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Textes du XVIII sicle
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Introduction : Lpistolaire, un genre fminin?
Lpistolaire, un genre fminin ? A cette question quon ne cesse de
(se) poser depuis au moins le XVII sicle jusqu aujourdhui, de nombreuses
et diverses rponses ont t apportes.
Souvent, lhistoire littraire classe les fictions pistolaires fminines dans
ce que Jean Rousset dsigne par la littrature du cardiogramme : ces
romans racontent des histoires damour de femmes passionnes dlaisses par
ltre aim. Il sagit bien l moins dune vrit objective que dun mythe.
Brigitte Diaz pense que cette tiquette nest autre chose quun lieu commun
longtemps charri par la critique, de lge classique jusqu la fin du XX
sicle. (Lpistolaire au fminin : Correspondances de femmes (XVIII-XX sicle))
En effet, depuis La Bruyre qui dcrte dans ses Caractres que ce sexe va
plus loin que le ntre dans ce genre dcrire, les critiques ne cessent de
rattacher lpistolature (Terme de Barbey dAurvilly) aux femmes et de ny
voir que des intrigues amoureuses.
Brigitte Diaz pense trs fermement que la lettre tait, pour les
romancires qui la pratiquaient, linstrument dune prise de conscience et
dune prise de parole et surtout le premier geste dune mancipation.
(Lpistolaire, un genre fminin ?).
Jean-Louis Cornille, lui aussi, conteste cette reprsentation classique de
la littrature fminine : La reprsentation classique nous a accoutums
un tableau fminin du paysage pistolaire : ce nont dabord t que
rcriminations et plaintes dmes abandonnes, sorganisant peu peu en un
minutieux discours de dfense, de recul, de rsistance fminines. (Lamour
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Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
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des lettres ou le contrat dchir )
Quant Camille Aubaud, elle est convaincue que les aspects
psychologiques, aventureux et imaginaires [du roman] procurent une sorte de
palliatif la rclusion des femmes. Elle ajoute : La fiction romanesque
apparat alors comme un antidote contre le mal moral qui provient de
linutilit sociale et de lenfermement des femmes. Elles se sont cr une
libert, somme toute peu dangereuse pour le systme en place, car bien quelle
occupe lespace de la parole dfr aux hommes, elle reste de papier et de
rves. (Lire les femmes de lettres)
Plus loin, elle crit : Les femmes de lettres cherchent leur voie en dehors
des formes littraires traditionnelles. Si elles les imitent, cest pour mieux les
subvertir, comme si lchange complexe entre leur cration littraire et leur
situation sociale les incitait voir les choses autrement. La forte prsence des
femmes dans le genre romanesque va susciter mpris et hostilit au sicle
suivant. Leur prdominance dans le genre pistolaire se confirme : La lettre,
cest le rgne des femmes (Marguerite Duras).
Est-ce que le roman de Mme de Graffigny scarte de la reprsentation
classique voque plus haut? Y trouve-t-on autre chose que la voix et
litinraire dune femme passionne et malheureuse cause de lingratitude de
son amant?
* * * * *
Parmi les romancires qui se sont servies de la forme pistolaire pour
difier une fiction romanesque, Mme de Graffigny occupe une place
exceptionnelle grce aux Lettres dune Pruvienne : Il y a longtemps quon ne
nous avait rien donn daussi agrable , crit labb Raynal dans ses Nouvelles
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Textes du XVIII sicle
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littraires. Litalien Goldoni voit dans les Lettres dune Pruvienne le plus beau
petit roman du monde. De tels jugements logieux ne sont pas arbitraires :
les Lettres dune Pruvienne offrent lune des meilleures ralisations dune
formule pistolaire qui avait permis Mme de Graffigny de fondre dans une
fiction romanesque des lments disparates - exotisme, critique sociale,
message fministe, peinture des sentiments . (Raymond Trousson, Romans
de femmes du XVIII sicle).
Les Lettres dune Pruvienne de Franoise de Grafigny, on la dj dit,
connurent en leur temps un trs large succs : rappelons quentre 1747 et 1836,
on ne compte pas moins de cent quarante-sept ditions, traductions et
adaptations. Montesquieu, pour ne citer que lui, compare la fortune de ce
roman, auprs des lecteurs europens, celle de Pamela du romancier anglais
Richardson.
Le grand succs de ce roman devait assurer la femme qui en tait
lauteur une gloire immense. Si lon admet que les grands succs
sexpliquent toujours par quelque motif srieux , ce motif srieux , variant
selon les lectures quon a faites du roman en question, peut tre lintrigue
sentimentale, la satire de loccident ou le rle des quipos dans la trame
narrative, la fois comme technique illusionniste et comme prtexte pour un
discours sur le langage humain.
Daprs certains critiques, le succs des Lettres dune Pruvienne est d
essentiellement lintensit de la passion de Zilia et la dcision que celle-ci
prend aprs la dcouverte de la trahison de son amant : les cris de cette
-
Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
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femme passionne, rappelant ceux de la religieuse Portugaise et annonant
lunivers rousseauiste, ont parfois une allure mtrique approprie la
souffrance, linquitude et la violence de la passion : peinture dun
cur sensible par un cur sensible , maltrait par la vie, qui sut au
moins viter le jargon de ruelle au profit dun ton lgiaque, parfois
dsespr, o les souvenirs de Racine se mlent aux expressions sublimes
du langage pruvien. (Isabelle Landy-Houillon ).
Cependant, contrairement de nombreuses hrones romanesques qui,
en perdant lamant, perdent le got de vivre, se suicident ou senferment dans
un couvent, Zilia rejette la fois la mort, le couvent et le mariage et se
consacre au plaisir dtre ,
ce plaisir oubli, ignor mme de tant daveugles humains, cette pense si douce, ce bonheur si pur, je suis, je vis, jexiste, pourrait seul rendre heureux, si lon sen souvenait, si lon en jouissait, si lon en connaissait le prix. (Lettre XLI)
Ni la description des romanesques amours des deux Incas , ni la
dcouverte du plaisir dtre , ne sont, selon dautres critiques, de vritables
motifs srieux pouvant expliquer le grand succs des Lettres Pruviennes.
Louis Etienne, par exemple, pense dcouvrir ce motif srieux dans
certaines penses singulires, hardies mme , qui font qu on est bien
oblig de qualifier ce roman de socialiste .
Toutefois, lintrigue sentimentale de la Pruvienne est souvent ramene
la monodie pistolaire de la Portugaise et la critique de la socit franaise
aux Lettres persanes de Montesquieu, et, de ce fait, on doit chercher loriginalit
de ce roman dans un aspect quil nhrite pas de ces deux uvres auxquelles
on la souvent rattach.
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Textes du XVIII sicle
40
Quelques critiques voient que le roman de Mme de Graffigny se
distingue de la production romanesque qui lui est antrieure ou mme
contemporaine par la manire avec laquelle la romancire y a trait la
question de la communication et de lacquisition dune langue trangre.
(Nous y reviendrons).
Pour minutieuse quelle soit, chacune de ces trois approches,
dvalorisant un ou des aspects de luvre au profit dun autre, disloque le
roman en mettant en place un systme de lecture qui ( privilgie)
abusivement lun de ses aspects, et (relgue) les autres dans linessentiel (
Pierre Hartmann, Les Lettres dune Pruvienne dans lhistoire du roman
pistolaire , in Vierge du Soleil / Fille des Lumires : la Pruvienne de Mme de
Grafigny et ses Suites ). Une lecture qui se veut tre lcoute du texte doit
tenir compte de toutes ses facettes, dautant plus que chacun des trois aspects
mentionns par les critiques na dexistence, dans le roman de Mme de
Graffigny, que par rapport aux deux autres :
- lintensit de la souffrance de Zilia est due lexil de cette jeune
pruvienne et son incapacit communiquer avec son nouvel entourage ;
- la description du nouvel entourage est approximative au dbut, cest--
dire quand Zilia ignore encore la langue franaise : le seul usage de la langue
du pays pourra mapprendre la vrit et finir mes inquitudes (Lettre XI) ;
- dans ses lettres Aza, Zilia mle le discours de sa passion et la
description du pays o elle se trouve ;
- Zilia noublie point ses racines : elle compare toujours la France son
pays, les langues europennes au pruvien, la calligraphie occidentale
lusage des quipos, Aza aux Franais, etc.
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Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
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Chapitre I
Les Lettres dune Pruvienne,
roman damour par lettres
Mme de Grafigny hrite de Guilleragues la monodie pistolaire, une
forme romanesque qui a fait ses preuves, et qui jouit encore dun certain
prestige (Pierre Hartmann ). Cette forme pouse harmonieusement la nature
de la situation amoureuse de lpistolire : comme la religieuse portugaise,
Zilia souffre de labsence de son amant qui finit par la trahir et labandonner.
Dans les deux recueils, nous ne lisons que les lettres de lhrone : limpratif
technique de labsence du correspondant rejoint une ncessit plus essentielle,
qui est celle-l mme de la signification de luvre, soit lexpression dune
passion vcue non pas selon le modle traditionnel du dialogue amoureux,
mais dans la sparation radicale et la plus absolue drliction. La lettre sans
rponse est le signe tangible de cette passion solitaire, et la correspondance
monodique la sorte doxymoron o se rsume la fois le paradoxe dune
situation amoureuse et celui dune pratique littraire. (Pierre Hartmann).
Le jour de ses noces, Zilia, jeune Pruvienne consacre au Soleil et fiance
Aza quelle devait pouser selon les usages du pays, est enleve par des
pillards espagnols :
Tu le sais, dlices de mon cur ! ce jour horrible, ce jour jamais pouvantable, devait clairer le triomphe de notre union. ()
Tout entire mon occupation, joubliais le temps, lorsquun bruit confus rveilla mes esprits et fit tressaillir mon cur.
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Je crus que le moment heureux tait arriv, et que les cent portes souvraient pour laisser un libre passage au Soleil de mes jours ; je cachai prcipitamment mes quipos sous un pan de ma robe, et je courus au-devant de tes pas.
Mais quel horrible spectacle soffrit mes yeux ! Jamais son souvenir affreux ne seffacera de ma mmoire.
Les pavs du temple ensanglants, limage du Soleil foule aux pieds, des soldats furieux poursuivant nos Vierges perdues et massacrant tout ce qui sopposait leur passage ; nos Mamas expirantes sous leurs coups, et dont les habits brlaient encore du feu de leur tonnerre ; les gmissements de lpouvante, les cris de la fureur rpandant de toutes parts lhorreur et leffroi, mtrent jusquau sentiment.
() Je formai le dessein de sortir du temple, de me faire conduire ton palais, de demander au Capa Inca du secours et un asile pour mes compagnes et pour moi ; mais aux premiers mouvements que je fis pour mloigner, je me sentis arrter ; mon cher Aza, jen frmis encore ! ces impies osrent pointer leurs mains sacrilges sur la fille du Soleil.
Arrache de la demeure sacre, trane ignominieusement hors du temple, jai vu pour la premire fois le seuil de la porte cleste que je ne devais passer quavec les ornements de la royaut ; au lieu des fleurs que lon aurait semes sur mes pas, jai vu les chemins couverts de sang et de mourants ; au lieu des honneurs du trne que je devais partager avec toi, esclave de la tyrannie, enferme dans une obscure prison, la place que joccupe dans lunivers est borne ltendue de mon tre. Une natte baigne de mes pleurs reoit mon corps fatigu par les tourments de mon me ; mais, cher soutien de ma vie, que tant de maux me seront lgers, si japprends que tu respires ! (Lettre I).
Le vaisseau des Espagnols est captur par des Franais dont le chef,
Dterville, sprend delle et lamne en France :
Je sais que le nom du Cacique est Dterville, celui de notre maison flottante vaisseau, et celui de la terre o nous allons, France.
Ce dernier ma dabord effraye : je ne me souviens pas davoir entendu nommer ainsi aucune contre de ton royaume ; mais faisant rflexion au nombre infini de celles qui le composent, dont les noms me sont chapps, ce mouvement de crainte sest bientt vanoui ; pouvait-il subsister longtemps avec la solide confiance que me donne sans cesse la vue du Soleil? Non, mon cher Aza, cet astre divin nclaire que ses enfants ; le seul doute me rendrait criminelle ; je vais rentrer sous ton
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Mme de Graffigny, Lettres dune Pruvienne (1747)
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empire, je touche au moment de te voir, je cours mon bonheur. (Lettre IX).
Zilia raconte son histoire, ses malheurs et ses souffrances en crivant
quelques dizaines de lettres son amant Aza. Elle se sert de ses quipos,
cordons nous qui tenaient lieu dcriture chez les Incas , quelle a su garder
malgr la violence et la brutalit des Espagnols.
crire sa passion, manipuler les quipos, cest sentretenir avec le
partenaire absent comme sil tait prsent, cest crer lillusion de la rencontre
malgr lloignement et jouir dune douce erreur :
ces nuds qui frappent mes sens, semblent donner plus de ralit mes penses ; la sorte de ressemblance que je mimagine quils ont avec les paroles, me fait une illusion qui trompe ma douleur : je crois te parler, te dire que je taime, tassurer de mes vux, de ma tendresse ; cette douce erreur est mon bien et ma vie. (Lettre IV)
Mme de Graffigny hrite de Guilleragues non seulement la monodie
pistolaire mais aussi certains procds stylistiques. Comme la religieuse
portugaise, Zilia souffre de labsence de son amant qui finit par la trahir et
labandonner.
Comment et par quoi Zilia dsigne-t-elle son amant ? Les anaphores
utilises par Zilia rvlent lexcs de la passion de cette jeune fille et la place
que lamant absent occupe dans son cur. Zilia commence chacune de ses
lettres par apostropher Aza et la termine par une vocation de ce mme
amant.
Au dbut, le destinataire est dsign par son nom, seul Aza (Lettre
VII) ou accompagn dun possessif et dun adjectif qualificatif mon cher
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Aza ; ces deux constructions peuvent se combiner dans un mme syntagme
Aza, mon cher Aza (Lettre I). Mais parfois, Zilia a recours la mtaphore et
la priphrase : Chre lumire de mes jours (Lettres III).
A la fin de ses lettres, Zilia reprend ces mmes dsignateurs tout en
variant principalement la formulation des priphrases : Aza est dsign par
des expressions comme :
Cher arbitre de mon existence (Lettre III) mon cher espoir (lettre VIII) chre me de mes penses (Lettre XIII) cher espoir de mon cur (Lettre XVII) cher ami de mon cur (Lettre XXX).
Zilia multiplie et varie les expressions, en position dapostrophe, par
lesquelles elle dsigne son amant ; elle se sert aussi, dans le corps de ses
lettres, de formules telles que :
chre me de ma vie (Lettres I et II) cher soutien de ma vie (Lettre I) dlices de mon cur (Lettre I) lumire de ma vie (Lettre II) chre lumire de mes jours (Lettres III et XII) lumire de mon esprit (Lettre III) chre idole de mon cur (Lettres III et XIII) cher amour de ma vie (Lettre VI) cher arbitre de mes jours (Lettre VI) lami de mon cur (Lettre XII) chres dlices de mon me (Lettre XIV) cher espoir de ma vie (Lettre XXVI) cher ami de mon cur (Lettre XXX)
Ponctuant les trente-six premires lettres, les anaphores nominales dAza
rvlent ltat motif ou affectif de Zilia. La rptition de ces mmes formules
- (selon Schneider, elles apparaissent cent cinquante-huit fois dans les 36
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premires lettres du recueil ) - traduit la vacuit produite dans le cur de la
jeune Pruvienne par labsence de son amant et par les affres de la solitude et
les tourments de lloignement qui lui ont t imposs. En effet, la lettre
damour est lespace quoccupe continuellement le sujet amoureux qui,
cause de la sparation de ltre aim, ne cesse de redire sa passion jusquau
dlire.
Enleve son pays et lamour dAza, Zilia demeure fidle lun et
lautre : elle ne se lasse jamais de profrer la longue plainte de la femme
spare de ce quelle aime par-dessus tout. Tout au long de ses missives, elle
redit sans relche son amour et ne cesse dcrire sa souffrance - le plus grand
des maux - cause par labsence de ltre aim.
Aimer, tre aime et surtout dire cet amour ltre aim, voil ce qui
soulage Zilia :
Aza, que tu mes cher, que jai de joie te le dire, le peindre, donner ce sentiment toutes les sortes dexistences quil peu avoir ! (Lettre XVIII).
Zilia ne se contente pas de multiplier et de varier les expressions par
lesquelles elle dsigne son amant; ces anaphores sajoutent les nombreuses
incantations amoureuses de lpistolire :
Toi seul fais mon bien et mes plaisirs (lettre XI) Je lai senti au premier moment de ta vue, chres dlices de mon
me, et je le sentirai toute ma vie. Toi seul runis toutes les perfections que la nature a rpandues sparment sur les humains ; comme elle a rassembl dans mon cur tous les sentiments de tendresse et dadmiration qui mattachent toi jusqu la mort. (Lettre XIV)
Fidle leurs lois je le serai mon amour ; je ne vivrai que pour toi. (Lettre XXII)
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Quoi quil en soit, mon cur est sous tes lois ; soumise tes lumires, jadopterai aveuglment tout ce qui pourra nous rendre insparables. Que puis-je craindre ? bientt runie mon bien, mon tre, mon tout, je ne penserai plus que par toi, je ne vivrai que pour taimer. (Lettre XXV)
Dans un article consacr aux Lettres dune Pruvienne, Jean-Paul Schneider
cite de nombreux fragments se prsentant comme dindiscutables russites
potiques. Les deux fragments suivants prennent la forme dalexandrins
clbrant lamour :
() il ne faut que taimer pour devenir aimable. (Lettre XVI) Je goterai la suprme flicit de donner un plaisir nouveau ce que jaime. (LettreXX)
Parfois, la phrase se compose de deux octosyllabes :
Quil est doux, aprs tant de peines, de sabandonner la joie ! (Lettre XXV)
Octosyllabe et alexandrin peuvent se combiner et donner un nonc comme :
Oh mon cher Aza ! Quelle serait ma douleur, si ton arrive on te parlait de moi comme jentends parler des autres. (Lettre XXXIII)
Prenons le tout dbut de la premire lettre de Zilia follement amoureuse
dAza et le commencement de la 39 lettre qui fait entendre les cris de
douleur de lamante abandonne et voyons comment il suffit den changer la
disposition typographique pour rendre compte de leur nette dimension
potique : en effet, comme le dit trs justement Jean-Paul Schneider, sy
mlent les rythmes pairs et impairs, appuys par une prosodie qui joue sur les
homophonies tantt discrtes, tantt lancinantes. Une simple manipulation
typographique du texte suffit rendre sensible le phnomne.
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Aza ! mon cher Aza ! les cris de ta tendre Zilia, tels quune vapeur du matin, sexhalent et sont dissips avant darriver jusqu toi ; en vain je tappelle mon secours ; en vain jattends que tu viennes briser les chanes de mon esclavage (lettre I)
* * * *
Il est parti ! je ne le verrai plus ! il me fuit, il ne maime plus, il me la dit : tout est fini pour moi. (Lettre XXXIX).
Roman dune passion solitaire, les Lettres dune Pruvienne retracent, tout
comme les Lettres de la religieuse portugaise, trois temps forts de la relation
amoureuse : la rencontre, la sparation et la trahison.
Comment Zilia a-t-elle vcu linstant de sa premire rencontre avec Aza ?
Quels effets lloignement a-t-il sur ltat de la jeune Pruvienne ?
Comment Zilia ragit-elle en apprenant linfidlit du matre de [s]es
jours ?
* * * * *
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1- Leurs yeux se rencontrrent 1
Si dans les Lettres portugaises, le moment de la premire rencontre
amoureuse est voqu trs rapidement loccasion de la scne du balcon2,
dans les lettres dAza, en revanche, il est amplement dcrit :
Jaime, je vois toujours le mme Aza qui rgna dans mon me au premier moment de sa vue ; je me rappelle ce jour fortun, o ton pre, mon souverain seigneur, te fit partager, pour la premire fois, le pouvoir rserv lui seul dentrer dans lintrieur du temple ; je me reprsente le spectacle agrable de nos Vierges rassembles, dont la beaut recevait un nouveau lustre par lordre charmant dans lequel elles taient ranges, telles que dans un jardin les plus brillantes fleurs tirent un nouvel clat de la symtrie de leurs compartiments.
Lvnement de la premire rencontre avec Aza est vcu par Zilia comme
un vnement religieux : lapparition dAza dans le Temple est un moment
dillumination qui bouleverse ltre et la vie. La vie de Zilia nest que la
prolongation indfinie du premier moment o leurs yeux se rencontrrent :
Tu parus au milieu de nous comme un Soleil levant dont la
tendre lumire prpare la srnit dun beau jour ; le feu de tes yeux rpandait sur nos joues le coloris de la modestie, un embarras ingnu tenait nos regards captifs ; une joie brillante clatait dans les tiens ; tu navais jamais rencontr tant de beauts ensemble. Nous navions
1 Titre dun excellent ouvrage de Jean Rousset. 2 Dona Brites me perscuta ces jours passs pour me faire sortir de ma chambre, et croyant me divertir, elle me mena promener sur le Balcon, do lon voit Mertola; je la suivis, et je fus aussitt frappe dun souvenir cruel, qui me fit pleurer tout le reste du jour : elle me ramena, et je me jetai sur mon lit, o je fis mille rflexions sur le peu dapparence que je vois de gurir jamais : ce quon fait pour me soulager aigrit ma douleur, et je retrouve dans les remdes mmes des raisons particulires de maffliger : je vous ai vu souvent passer en ce lieu avec un air qui me charmait, et jtais sur ce Balcon le jour fatal que je commenai sentir les premiers effets de ma Passion malheureuse : il me sembla que vous vouliez me plaire, quoique vous ne me connussiez pas : je me persuadai que vous maviez remarque entre toutes celles qui taient avec moi, je mimaginai que lorsque vous vous arrtiez, vous tiez bien aise que je vous visse mieux, et jadmirasse votre adresse, et votre bonne grce, lorsque vous poussiez votre cheval, jtais surprise de quelque frayeur lorsque vous le faisiez passer dans un endroit difficile : enfin je mintressais secrtement toutes vos actions, je sentais bien que vous ne mtiez point indiffrent, et je prenais pour moi tout ce que vous faisiez : Vous ne connaissez que trop les suites de ces commencements, et quoique je naie rien mnager, je ne dois pas vous les crire, de crainte de vous rendre plus coupable, sil est possible, que vous ne ltes, et davoir me reprocher tant defforts inutiles pour vous obliger mtre fidle. (Lettre II).
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jamais vu que le Capa-Inca : ltonnement et le silence rgnaient de toutes parts. Je ne sais quelles taient les penses de mes compagnes ; mais de quels sentiments mon cur ne fut-il point assailli ! Pour la premire fois jprouvai du trouble, de linquitude, et cependant du plaisir. Confuse des agitations de mon me, jallais me drober ta vue ; mais tu tournas tes pas vers moi, le respect me retint. (Lettre II).
Linstant-clair de la premire rencontre est pour Zilia un prsent
continuellement rpt, recr, un repre qui dtermine toute sa vie et lui
donne un sens; il est vcu comme une rencontre avec le Seigneur, marque
par lagitation divine et les troubles de lme :
mon cher Aza, le souvenir de ce premier moment de mon bonheur me sera toujours cher ! Le son de ta voix, ainsi que le chant mlodieux de nos hymnes, porta dans mes veines le doux frmissement et le saint respect que nous inspire la prsence de la Divinit.
Zilia confond dans un mme mouvement lmotion religieuse et llan
amoureux. Le passage suivant relate le moment de la rencontre amoureuse de
Zilia et dAza, fils du Grand Inca, un dieu parmi les hommes, un rayon de
soleil franchissant les portes du temple, incarnation vivante de la Divinit.
(Pierre Hartmann ) :
Tremblante, interdite, la timidit mavait ravi jusqu lusage de la voix ; enhardie enfin par la douceur de tes paroles, josai lever mes regards jusqu toi, je rencontrai les tiens.
Si nous pouvions douter de notre origine, mon cher Aza, ce trait de lumire confondrait notre incertitude. Quel autre que le principe du feu aurait pu nous transmettre cette vive intelligence des curs, communique, rpandue et sentie avec une rapidit inexplicable ?
Jtais trop ignorante sur les effets de lamour pour ne pas my tromper. Limagination remplie de la sublime thologie de nos Cucipatas, je pris le feu qui manimait pour une agitation divine, je crus que le Soleil me manifestait sa volont par ton organe, quil me choisissait pour son pouse dlite : jen soupirai, mais aprs ton dpart, jexaminai mon cur, et je ny trouvai que ton image.
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Quel changement, mon cher Aza, ta prsence avait fait sur moi ! tous les objets me parurent nouveaux ; je crus voir mes compagnes pour la premire fois. Quelles me parurent belles! je ne pus soutenir leur prsence ; retire lcart, je me livrais au trouble de mon me, lorsquune dentre elles vint me tirer de ma rverie, en me donnant de nouveaux sujets de my livrer. Elle mapprit qutant ta plus proche parente, jtais destine tre ton pouse ds que mon ge permettrait cette union. (Lettre II)
La premire rencontre avec Aza est donc reprsente comme une
rencontre avec la divinit. Tu parus au milieu de nous comme un Soleil Levant
rappelle-t-elle son amant. Et les agitations qui alors affectrent son me
sont interprtes par la jeune femme comme le doux frmissement et le saint
respect que nous inspire la prsence de la Divinit (Lettre II).
Lamour a un pouvoir surnaturel ; il accomplit la divinisation de la bien-
aime et de son amant :
Non, la mort mme neffacera pas de ma mmoire les tendres mouvements de nos mes qui se rencontrrent, et se confondirent dans un instant. (Lettre II).
tant ainsi, lamour est un sentiment inaltrable : cest ce que Zilia ne
cesse de rpter de faon comme incantatoire Aza et elle-mme.
Elle se proclame attache lhomme quelle aime jusqu la mort
(lettre XIV). Et sil lui arrive de douter un instant (lettre XXXI) de la fidlit
dAza, elle se reprend trs vite pour le fixer lui aussi dans cette immutabilit
de lamour dont elle prtend faire lunique objet de ses aspirations :
Aza ! Je taime si tendrement ! Non, jamais tu ne pourras
moublier.
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Lamour est ainsi dcrit comme dtach de toute contingence et abstrait du
temps chronologique : aucun lment extrieur nest susceptible de lbranler.
Zilia est convaincue quelle est lie Aza par une loi divine, dont la loi
de fidlit nest que la transposition, dans lordre de laxiologie. (Paul
Hoffmann). Cest pour cette raison que la jeune Pruvienne conoit la
constance du sentiment amoureux comme la condition sine qua non de la
permanence de son moi. Selon Zilia, nul clivage ne peut tre introduit entre
ltre et le devoir-tre, entre la spontanit et la rectitude du dsir.
Dans labandon de moi-mme, je ne craignais que pour tes jours ; ils sont en sret, je ne vois plus le malheur. Tu maimes, le plaisir ananti renat dans mon cur. Je gote avec transport la dlicieuse confiance de plaire ce que jaime ; mais elle ne me fait point oublier que je te dois tout ce que tu daignes approuver en moi. Ainsi que la rose tire sa brillante couleur des rayons du Soleil, de mme les charmes que tu trouves dans mon esprit et dans mes sentiments ne sont que les bienfaits de ton gnie lumineux ; rien nest moi que ma tendresse. (Lettre IV).
() mon cur nest point chang, () Jaime, je vois toujours le mme Aza qui rgna dans mon me au premier moment de sa vue (Lettre V).
Dans ce roman, lamour est donc loin dtre libre : il ne rsulte ni dun
coup de foudre, ni dun choix subjectif. Il est laccomplissement de la loi; il est,
crit Paul Hoffmann, le signe remarquable dun destin. Zilia na pas choisi
cette relation ; elle la subie : sur dAza, elle est destine tre son pouse.
Lamour est ainsi tributaire de donnes sociales, culturelles, cultuelles -
selon lexpression dHartmann - : primitive, la socit Pruvienne est rgie par
des lois sacres inviolables.
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Peignant une me de femme vivant pour et par lamour de faon
autarcique, le roman de Mme de Graffigny restitue un univers spirituel sans
moralit, o la vertu na que faire, tant parfaitement inutile, par avance
accomplie. (Paul Hoffmann).
2- Sparation
Ds sa premire lettre, Zilia raconte ce douloureux moment de sparation
qui lui a t impose par les envahisseurs espagnols. Elle multiplie et
diversifie les qualificatifs de ses ravisseurs : nation barbare , sauvages
impies , barbares matres dYalpor , barbares ,
Tout au long de sa lettre, elle relate les actes des Espagnols et en dcrit les
effets:
Depuis le moment terrible (qui aurait d tre arrach de la chane du temps, et replong dans les ides ternelles) depuis le moment dhorreur o ces sauvages impies mont enleve au culte du Soleil, moi-mme, ton amour ; retenue dans une troite captivit, prive de toute communication avec nos citoyens, ignorant la langue de ces hommes froces dont je porte les fers, je nprouve que les effets du malheur, sans pouvoir en dcouvrir la cause. Plonge dans un abme dobscurit, mes jours sont semblables aux nuits les plus effrayantes. Loin dtre touchs de mes plaintes, mes ravisseurs ne le sont pas mme de mes larmes ; sourds mon langage, ils nentendent pas mieux les cris de mon dsespoir.
() Tu le sais, dlices de mon cur ! ce jour horrible, ce jour jamais
pouvantable, devait clairer le triomphe de notre union. () () Arrache de la demeure sacre, trane ignominieusement hors du
temple, jai vu pour la premire fois le seuil de la porte cleste que je ne devais passer quavec les ornements de la royaut ; au lieu des fleurs que lon aurait semes sur mes pas, jai vu les chemins couverts de sang et de
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mourants ; au lieu des honneurs du trne que je devais partager avec toi, esclave de la tyrannie, enferme dans une obscure prison, la place que joccupe dans lunivers est borne ltendue de mon tre. Une natte baigne de mes pleurs reoit mon corps fatigu par les tourments de mon me ; () (Lettre I).
Au soleil levant de lamour (Lettre II) correspond lextrme
obscurit (lettre I), lheureux traumatisme de la rencontre suit le
traumatisme douloureux de la sparation.
Cependant, ce traumatisme douloureux de la sparation est apais par
lamour : aimer et tre aime permettent Zilia de supporter tous les maux
dans lespoir dune rencontre prochaine. Pour la protagoniste, la survie de
lamant est son unique espoir ; cest pourquoi elle est constamment
tourmente cause de son ignorance de ltat dAza et de son sort :
Aza ! mon cher Aza ! les cris de ta tendre Zilia, tels quune vapeur du matin, sexhalent et sont dissips avant darriver jusqu toi ; en vain je tappelle mon secours ; en vain jattends que tu viennes briser les chanes de mon esclavage : hlas ! peut-tre les malheurs que jignore sont-ils les plus affreux ! peut-tre tes maux surpassent-ils les miens !
La ville du Soleil, livre la fureur dune nation barbare, devrait faire couler mes larmes ; et ma douleur, mes craintes, mon dsespoir ne sont que pour toi.
Quas-tu fait dans ce tumulte affreux, chre me de ma vie ? Ton courage ta-t-il t funeste ou inutile ? Cruelle alternative ! mortelle inquitude ! , mon cher Aza ! que tes jours soient sauvs, et que je succombe, sil le faut, sous les maux qui maccablent !
() Aza ! comment chapperas-tu leur fureur ? o es-tu ? que fais-
tu ? si ma vie test chre, instruis-moi de ta destine. () Mais, cher soutien de ma vie, que tant de maux me seront lgers, si
japprends que tu respires ! (Lett