l'Intuition Est Elle Un Concept Univoque

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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Article Dominique Pradelle Philosophiques, vol. 36, n° 2, 2009, p. 511-532. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/039483ar DOI: 10.7202/039483ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 28 September 2013 08:48 « L’intuition est-elle un concept univoque ? »

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rudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif compos de l'Universit de Montral, l'Universit Laval et l'Universit du Qubec Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. rudit offre des services d'dition numrique de documentsscientifiques depuis 1998.Pour communiquer avec les responsables d'rudit : [email protected] Article Dominique PradellePhilosophiques, vol. 36, n 2, 2009, p. 511-532. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/039483arDOI: 10.7202/039483arNote : les rgles d'criture des rfrences bibliographiques peuvent varier selon les diffrents domaines du savoir.Ce document est protg par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'rudit (y compris la reproduction) est assujettie sa politiqued'utilisation que vous pouvez consulter l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.htmlDocument tlcharg le 28 September 2013 08:48Lintuition est-elle un concept univoque?PHILOSOPHIQUES 36/2 Automne 2009, p. 511-532Lintuition est-elle un concept univoque ?DOMINIQUE PRADELLEUniversit Paris IV Cher ami, tu ne peux voir des ides, surtout lorsquellesplanent dans lther aussi haut que les miennes. Si je pouvais voir la mienne, je serais dj bien avanc. HENRY JAMES, Portrait de femmeRSUM.Larticlesinterrogesurlunitintrinsquedesconceptsdintui-tion, dvidence et de remplissement dans la pense de Husserl : existe-t-il un concept formel dintuition qui soit valable pour toutes les sphres dobjets pos-sibles ?Peut-ontransposerauxdiffrentstypesdessencesoudecatgories dobjetsleparadigmedelintuitionlabordanslasphredelaperception sensible ? Cette question nous conduit analyser, chez Husserl, la structure et les modalits du remplissement et de lintuition pour les singularits sensibles, les essences matriales et les essences mlant sensibilit et forme catgoriale.ABSTRACT. In our paper, we ask whether or not the concepts of intuition, insight and fulllment have an intrinsic unity in Husserls thought. Does a for-mal concept of intuition exist, which would have a validity in all possible spheres of objects ? Is it possible to transfer to the different kinds of essences (i.e. to the different categories of objects) the model of intuition, which has been elabor-ated in the sphere of sensory perception ? That problem leads us to analyze in Husserls thought the structure and modalities of fulllment and intuition for sensory singularities, for material essences and for essences that are a mix of sensibility and categorical form.Existe-t-ilunconceptformeletunivoquedelintuitiondelobjet ?En dautres termes, si toute intuition dobjet saccomplit sur fond de vise inten-tionnelle pralable et par un procs de remplissement de cette vise, y a-t-il un concept univoque du remplissement, indpendant du champ dobjets pris pourparadigmeetuniformmentapplicabletoutergiondobjets ?En particulier,dslestudespsychologiquespourlalogiquelmentairede 18941, puis dans la Cinquime Recherche2, la perception sensible fournit Husserl le modle de toute intuition en gnral ; est-il ds lors possible de transposerauxdiffrentstypesdessencesoucatgoriesdobjetslepara-digme dintuition (ou de remplissement) qui a t dgag dans la sphre de 1. Philosophische Monatshefte, 30 (1894), p. 168 sq. (trad. fr. de J. English in Husserl, Articles sur la logique, Paris, PUF, 1975, p. 135 sq.).2. Logische Untersuchungen (en abrg LU), V. Untersuchung, 14, Hua XIX/1, 396 (trad. fr. dH. lie, A. Kelkel et R. Schrer, Recherches logiques, tome II/2, Paris, PUF, 1972, pp. 185-186).10_Pradelle.indd 511 18/02/10 19:43:25512 Philosophiques / Automne 2009la perception sensible ? Peut-on, par exemple, transposer aux diffrentes dis-ciplineseidtiquesdoncauxdiverstypesdintuitiondessencequelles mobilisent ce qui vaut pour la vise et lintuition des objets individuels du monde spatio-temporel ?Deux principes opposs : diversication rgionale de lanalyse intentionnelle, et gnralisation du concept dintuitionIl existe au sein de la phnomnologie husserlienne une tension essentielle entredeuxprincipesfondamentaux :leprincipedepluralismergionalde lanalyseintentionnelle,etlexigencemthodiqueduniversalisationdes concepts opratoires de la phnomnologie.Le premier est un principe structural. Il nonce lexistence dune corr-lation a priori entre les catgories ontiques dobjets dexprience possible et les types notiques dintuition donatrice dobjet : chaque rgion [Region] et chaque catgorie [Kategorie] dobjets prsums correspondauplanphnomnologique[]uneespcefondamentalede conscienceoriginairementdonatrice[eineGrundartvonoriginrgebendem Bewutsein][]et,corrlativement,untypefondamentaldvidenceorigi-naire [ein Grundtypus originrer Evidenz] qui par essence est motive par la donation originaire de ce type3.[] [T]outes les catgories ontiques [Seinskategorien] reconduisent, par voie de corrlation, des formes catgoriales fondamentales de conscience dona-trice [kategoriale Grundformen gebenden Bewutseins]4.En effet, toute catgorie rgionale (matriale) dobjets est une essence qui doit tre amene lvidence adquate, cest--dire la donation claire etcomplte ;unefoisreconduiteunetellevidence,elleprescrittout objet singulier qui en relve une rgle gnrale de compltion progressive de sonvidencedonatrice ;or,commecettederniresaccomplitsurfondde vise intentionnelle prsomptive et par un procs de remplissement de celle-ci, cest au remplissement de la vise que la catgorie rgionale prescrit une structurespcique.Ainsi,demaniregnrale,touteessencergionale prescrit a priori lintuition dobjet singulier une structure rgulatrice savoir le style de ses modalits dynamiques de remplissement de la vise, de donation de lobjet, de compltion de lvidence, ou encore de validation du 3. Ideen zu einer reinen Phnomenologie, Band I (en abrg Ideen I), Hua III/1, 320 (trad. fr. de P. Ricur, Ides directrices pour une phnomnologie pure, Paris, Gallimard, 1950, p.467).HuasuividunchiffreromaindsigneenabrgunvolumedesuvresdeHusserl parues dans la collection Husserliana dabord chez M. Nijhoff, ensuite chez Kluwer Acade-mic Publishers, prsent chez Springer.4. Ideen III, 3, Hua V, 13 (trad. fr. de D. Tiffeneau, La phnomnologie et les fon-dements des sciences, Paris, PUF, 1993, p. 17).10_Pradelle.indd 512 18/02/10 19:43:25Lintuition est-elle un concept univoque ? 513 sens objectal5. Par exemple, une fois amene lvidence adquate, lessence de res extensa prescrit la perception spatiale de tout objet externe le style structurel dune saisie perspective par esquisses, voue multiplier les prises devueperspectivessurlobjetpourencomplterprogressivementlappa-rence globale. De l rsulte un principe de rgionalisation de lanalyse inten-tionnelle :ilnexistenistructurenimodalituniverselleduremplissement ou de la donation, mais ceux-ci se spcient en fonction des rgions mon-daines dobjets ; le remplissement qui lgitime la vise dun vcu immanent (p. ex. une perception passe) na pas la mme structure que celui qui atteste les dterminits dune chose spatiale transcendante, ni celui qui donne une autre personne ou une idalit mathmatique.Lesecondprincipe,antagoniste,rsidedanslexigencemthodique duniversalisation des concepts opratoires de la phnomnologie : le but de la thorie phnomnologique est en effet dobtenir des concepts qui soient valides pour toutes les sphres ontiques et nadmettent que des dclinaisons (oumodalits)rgionalesdunemmestructureinvariante.Cestuneexi-gencedevalidittransversaledetelsconceptsopratoiresnotamment ceuxdintuition,deperception,dedonationouderemplissement,les-quels doivent en principe possder un sens universel qui transcende la diff-rence entre les rgions dobjets. En particulier, leur sens doit transcender la distinction entre individus et essences, objets singuliers et eidtiques, voire purementcatgoriaux6 :ilfautdgageretthmatiserdesconceptsdintui-tion,dvidence,dedonationetderemplissementquipossdentunevali-dit, non seulement pour les objets singuliers de chaque rgion, mais aussi pourlesessencesoucatgoriesdobjetselles-mmes ;ilestncessairede reconnatrelextensiondecesconceptsladonationdesessencesrgio-nales. De fait, un enjeu central de la Sixime Recherche rside dans l invi-table largissement des concepts dintuition et de perception, qui lorigine sontsensibles [unentbehrlicheErweiterungderursprnglichsinnlichen Begriffe, Anschauung und Wahrnehmung]7, cest--dire sa transposition du champ des perceptions dobjets individuels celui des vidences donatrices dobjetssupra-individuelsclassequirunitlessingularitsgnrales (p. ex. les nombres dnis), les essences matriales et les essences formelles ou purement catgoriales.Or, loin dtre fond sur une transposition ou une extrapolation arti-cielle, cet largissement ne doit pas prsenter un caractre purement exten-sionnel :5. Cartesianische Meditationen (en abrg CM), 22, Hua I, 90 : Tout objet [Objekt], tout ob-jet [Gegenstand] en gnral [] dsigne une structure rgulatrice de lego transcendan-tal (trad.fr.deM.deLaunay,Paris,PUF,1994,p.99).IdeenI,149,HuaIII/1,344 (trad. fr., 498).6. Ideen I, 125, Hua III/1, 290 : le concept dintuition [] se transpose des actes monothtiques aux actes synthtiques (trad. fr., 424).7. LU, VI. Unt., Einleitung, Hua XIX/2, 541 (trad. fr., RL, III, 15).10_Pradelle.indd 513 18/02/10 19:43:25514 Philosophiques / Automne 2009La valeur clairante que possde cet largissement du concept dintuition ne peutmanifestementconsisterencequilsagiraitldunlargissementde concept purement disjonctif, extrieur lessence [auerwesentliche, blo dis-junktive Begriffserweiterung] [] ; mais, au contraire, en ce quil sagit dune gnralisation vritable, reposant sur lexistence de caractres essentiels com-muns[eineechte,aufderGemeinschaftwesentlicherMerkmaleberuhende Verallgemeinerung]8.En dautres termes, il ne doit pas sagir de la fabrication dun artefact conceptuel dintuition et de remplissement, qui adviendrait par une simple adjonction extensionnelle en adjoignant la classe des intuitions sensibles une nouvelle classe dintuitions, non sensibles, puis en les runissant en une classe unitaire ; on ne produit pas simplement les concepts par dlimitation arbitrairedelextensiondesindividusquilssubsument.Aucontraire,le fondement de la position de tels concepts doit tre la fois intuitif et inten-sionnel ; il doit exister une essence universelle de lintuition donatrice et de la structure de remplissement, caractrisable par des traits eidtiques gn-rauxessencequi,bienquellepuisseaprscoupsespcierendivers sous-concepts, doit a priori transcender plusieurs diffrences : la distinction entre les types rgionaux dobjets individuels (res temporalis, extensa, mate-rialis, objet culturel, tre vivant, personne, socit) ; entre intuitions sen-sibleeteidtiqueou,demanireplusgnrale,entredonationdobjet individuel et spcique ; enn, entre les diffrents types dessence (essences sensibles, mixtes, purement catgoriales). Lon retrouve dans les Ideen I cette mme exigence dunivocit du concept dintuition : entre les diffrents types dintuition ne doit pas rgner une analogie purement extrinsque (blouerlicheAnalogie),maisune communautradicale dessence (radikaleGemeinsamkeit)desortequelagnralisationdesconcepts corrlatifs dintuition et dobjet ne soit pas une ide arbitraire (ein belie-biger Einfall), mais imprieusement exige par la nature des choses 9.De la confrontation de ces deux principes rsulte une question centrale : peut-on oprer un largissement des concepts corrlatifs dintuition, de per-ception, dvidence et de remplissement qui soit fond sur lessence des phno-mnes,cest--diresurunensembledetraitseidtiquescommuns,maisce, sans contrevenir au principe de diversication rgionale des structures notico- nomatiques ?Est-ilpossibledeffectuerunegnralisationvalidedelide dintuition donatrice an den obtenir un concept universel, sans pour autant rduire les diffrences structurales entre les types dvidence ?8. LU, VI. Unt., 53, Hua XIX/2, 694 (trad. fr., RL, III, 200).9. Ideen I, 3, Hua III/1, 14 (trad. fr., 21-22).10_Pradelle.indd 514 18/02/10 19:43:25Lintuition est-elle un concept univoque ? 515 Les traits eidtiques de lintuition, dgags au l conducteur de la perception externeLedgagementdestraitseidtiquesdelintuitionetduremplissement opposs la vise initialement vide de lobjet par la mdiation de son sens intentionnel peut seffectuer au l conducteur dun double paradigme ; et cest le choix de ce paradigme qui, ensuite, conduira accorder un domaine dobjets et de phnomnes le statut de terrain ou de site naturel de la pense phnomnologique donc la caractriser ou bien comme une phnom-nologie de la perception, ou bien comme une phnomnologie des actes de pense. Dans les Premire et Sixime Recherches prvaut le paradigme de la consciencedexpressionsigniante,etdupassagedelasimplevise(ou comprhension) de la signication la connaissance de lobjet : lapprhen-sion dune expression linguistique se dpasse vers la saisie dun sens idal, et celle-ci se dpasse son tour vers la saisie dun objet, dune rfrence donne par la mdiation du sens et lui correspondant (p. ex. un tat de choses vis par une proposition)10. partir de 1907 en revanche, mme si Lide de la phnomnologie fait varier les exemples dobjets, prvaut le paradigme de la perception externe de lobjet spatial, privilgi comme l conducteur trans-cendantal de lanalyse de la constitution dans la priode idaliste ; cela vaut pour les Ideen I, mais dj antrieurement pour la Cinquime Recherche etcertainspassagesdelaSixime,olaperceptionexternefonctionne comme terrain privilgi pour dgager la structure graduelle du remplisse-ment intuitif de la vise vide dobjet11. Quels sont donc les traits eidtiques du procs de remplissement progressif qui amne lvidence lobjet externe ? Citons le dcisif 10 de la Sixime Recherche :Les perceptions externes nous fournissent en gnral une innit dexemples de ce genre. [] toute perception et tout enchanement de perceptions sdi-ent partir de composantes qui doivent tre comprises sous ces deux points devuedelintention[Intention]etduremplissement[Erfllung][].Pour parler du point de vue de lobjet : lobjet se montre de diffrents cts [] ; ce qui,vudunct,ntaitquindirectementco-vis[nurindirektmitgemeint] ou anticip [vorgedeutet] du fait de la contigut, vient, une fois vu dun autre, sesquisser en image, il apparat en perspective []. Selon notre conception, toute perception et toute imagination sont un tissu dintentions partielles [ein Gewebe von Partialintentionen], fusionnes en lunit dune intention globale [verschmolzenzurEinheiteinerGesamtintention].Lecorrlatdecetteder-nire est la chose, tandis que ceux de ces intentions partielles sont les parties et moments de la chose [dingliche Teile und Momente]. [] La conscience peut, pour ainsi dire, viser au-del [hinausmeinen], et la vise peut se remplir12.10. LU, I. Unt., 9-15, Hua XIX/1, 43-62 (trad. fr., RL, II/1, 42-65). VI. Unt., 5-9, Hua XIX/2, 552-572 (trad. fr., RL, III, 31-54).11. Ideen I, 40-44, 88-90, 143 et 149-150, Hua III/1, 82-94, 202-209, 330-331 et 344-352(trad.fr.,128-146,303-315,479-481et497-508).LU,VI.Unt.,10etBeilage, Hua XIX/2, 573-574 et 751-775 (trad. fr., RL, III, 56-57 et 269-293).12. LU, VI. Unt., 10, Hua XIX/2, 574 (trad. fr., 56-57).10_Pradelle.indd 515 18/02/10 19:43:25516 Philosophiques / Automne 2009Nous trouvons l la description de la structure intentionnelle qui, pour lessentiel, avait dj t mise en vidence dans les tudes psychologiques de 1894 et ne cesse dtre ensuite rpte notamment dans Ding und Raum, lesIdeenIetlesCartesianischeMeditationen13.Tchonsdenexpliciter les traits structurels.1) Lastructurefondamentale,miseenvidenceparunactehumiende dcompositiondelaconscience,rsidedanslcartouladiscrpance entre lunit de lintention globale et la pluralit des intentions partielles quelleimpliqueentrelavisedesdiffrentesfaces,facettesou moments de lobjet (parties et dterminits) et celle de lobjet entier en son identit et sa dtermination complte. Ce que je vois, cest la table tout entire, telle quelle se prsente devant moi ; mais seules une face et certaines dterminits de la table me sont intuitivement prsentes, tandis quemavisionimpliqueunepluralitdefacesetdedterminitsco-vises (mitgemeint), mais non donnes14. Et un cart structurel indpas-sable oppose les intentions partielles et lintention globale : la vise dune face peut tre intgralement satisfaite pour peu quelle se donne voir ou sexpose de manire complte , tandis que la vise globale, dans la mesure o elle enveloppe linnit des facettes concrtes et dterminits abstraites de lobjet, ne peut par principe accder lintuition adquate ou au remplissement complet. La perception externe prsente donc la structure dune Mehrmeinung outre-vise, acte de viser au-del : lin-tuition de la chose a lieu sur le fondement ontologique de la vise spon-tane, par la conscience, dun sens qui excde par principe la possibilit duneprsentationoriginalecomplte15.Lintentionglobale,dansla mesureoelleviselintgralitdesdterminitsdelachose,estvise dune rfrence x , ple ou index rejet linni de toutes ses exposi-tionspossibles ;ellepossdelastructurergulatriceduneIdekan-tienne, savoir de limpossible donation complte dun objet qui nest pourtant susceptible daucune prsentation intgrale16.2) Cettestructurefondamentalesedoubledunestructuretlologique danticipation ou dattente. Certes, dans le cas de la perception statique 13.DingundRaum,14-18,HuaXVI,42-60(trad.fr.deJ.-F.Lavigne,Choseet espace,Paris,PUF,1989,65-84).IdeenI,40-44,HuaIII/1,82-94(trad.fr.,128-146). CM, 17, Hua I, 77-79 (trad. fr., 84-86).14. LU, VI. Unt., 14b, Hua XIX/2, 589 : Lobjet nest pas donn effectivement, cest--dire quil nest pas donn pleinement et intgralement tel quil est en lui-mme. Il apparat seulement de face, seulement en perspective et par esquisses, etc. (trad. fr., RL, tome III, 74-75).15.DingundRaum,16,HuaXVI,49-54(trad.fr.,73-78).CM,20,HuaI,84 (trad. fr., 92).16.IdeenI,143,HuaIII/1,330-331 : Ladonneadquatedunechosecomme Ide au sens kantien , la donation parfaite de la chose est prescrite en tant quIde (au sens kantien) (trad. fr., 479-481).10_Pradelle.indd 516 18/02/10 19:43:25Lintuition est-elle un concept univoque ? 517 p. ex. dun tapis dont le motif se prolonge sous les meubles qui le recouvrent , lintention nest pas une attente (Intention ist nicht Erwartung17).Enrevanche,danslecasdynamiqueduneperception externeuente(inFlukommend18),ojesuisenmesuredefaire varier les perspectives sur lobjet, lintention offre bien une structure temporelle dattente ou danticipation : ne voyant de la table, sous un certainangle,quunefaceetsesdterminits,janticipelaspectdes faces contigus, voire des faces arrire de lobjet. Toute saisie (Ergrei-fen) perceptive se laisse donc assimiler la pr-vise (Vormeinen) ou lanti-cipation(Vorgreifen)dunsensglobalaudparttrslacunaire celuidunobjettridimensionnelprsentantlafaceeffectivement vue, mais enveloppant en outre un horizon de dterminits prsumes : la table a quatre pieds, mme si je nen vois que deux, la face de des-sousestplanecommecellededessus,etc. ;ouencore,dunedemi-sphre rouge, je prsume spontanment que la face cache est galement sphrique et rouge. Loin de se limiter au noyau de la donation ou de la prsenceeffective,lapprhensionimpliquelaco-visedunhalode sens,donccontientunhorizondepotentialitsintentionnellesqui requirentdtreactualises ;ellepossdeunestructuredynamique dveildanticipationsetdintrtsperceptifsdirigssurlesdter-minits occultes de lobjet, cest--dire dune aspiration (Streben) qui tend tlologiquement vers sa satisfaction, vers la Darstellung intuitive decequinestpasprsent ;leremplissementperceptifdsigneune tlologie de la compltion de lexposition19. Cependant, dans le cas de tout objet transcendant le champ des vcus de la conscience, ce procs dynamique de remplissement graduel est indniment diffr, puisque le nombre de facettes prsentables est inni ; la donation complte pos-sde donc une structure datermoiement illimit20.3)Lanotionderemplissementimpliqueunedualitessentielle,dansla mesure o elle se rapporte respectivement au sens et lobjet dnot. Rapport lobjet, le remplissement a le statut dune donation, dune vidence donatrice originaire : ce que je vois devant moi, cest la table elle-mme, situe dans lespace extrieur, et non une image mentale de 17. LU, VI. Unt., 10, Hua XIX/2, 573 (trad. fr., RL, III, 56).18. LU, VI. Unt., 10, Hua XIX/2, 574 (trad. fr., RL, III, 57).19. Ces analyses sont surtout dveloppes dans Erfahrung und Urteil (en abrg EU), 19-20,Glaassen&Goverts,1954[86-93],(trad.fr.deD.Souche,Paris,PUF,1970, pp. 95-101).20. Ideen I, 143, Hua III/1, 331, qui parle de lIde kantienne de donation adquate comme systme absolument dtermin de procs indnis [System endloser Prozesse] dappa-ratre continu et, plus loin, comme dune Ide dune innit motive par essence [wesens-migmotivierteUnendlichkeit] etduncontinu innidetouscts (trad.fr.,480). Cf. aussi le 149, Hua III/1, 347 (trad. fr., 501), qui reconnat dans lin innitum ou l et ainsi de suite un moment essentiel de la perception de chose.10_Pradelle.indd 517 18/02/10 19:43:25518 Philosophiques / Automne 2009la table qui, dans un second temps, renverrait celle-ci21. Rapport au sens objectal vis, il a le statut dune validation, attestation, conrma-tionoulgitimation(Ausweisung,Besttigung,Rechtsfertigung)sur fonddexpositionprogressivedesdterminitsobjectalespr-vises anticipativement. Cest au 14 de la Premire Recherche que se trouve expose la dualit entre sens remplissant et objet dnot, mais dans le cadre spcique dune analyse intentionnelle de la couche du logos, savoir du remplissement de la vise dune signication idale : dans le cas dun nonc perceptif (un merle senvole), le sens remplissant d -signelecontenuidentiquecommuntouslesactesdeperception visantcemmemerlecommesenvolant(cest--direcequilyade signication dans la perception) ; lobjet est en revanche la dnotation vise par lnonc dune part le merle, cest--dire lobjet-au-sujet-duquel on juge, dautre part ltat de choses que le merle senvole , cest--dire lobjectit judicative22. Tentons prsent dappliquer la sphre proprement perceptive cette distinction entre sens remplissant etobjet.Lobjetestvisparlamdiationdunsensintentionnel,ou nome. Quest-ce que ce sens ? Il ne sagit pas dune signication idale, relevant de la couche du logos : ce nest pas la possession du sens idal table quimepermetdevoircettetabledevantmoititrederes extensa23 ;maiscest(bienquejamaisHusserlneleprcise)limage encore vague dun objet occupant lespace, tridimensionnel, possdant lafacequejevoisactuellementetlesdterminitsquimesontdon-nes, mais aussi un horizon de faces et de dterminits non donnes de mmestyle ;dslors,laprsentationdecesfacesetdterminitsest bien un procs dattestation et de compltion de ce sens lacunaire par un sens remplissant savoir lapparence complte de lobjet. Dautre 21. LU, VI. Unt., 14a, Hua XIX/2, 588 (trad. fr., 74). Cf. la critique du reprsentant mental mene dans les Ideen I, 40, 43 et 90, Hua III/1, 82, 89-90 et 207-208 (trad. fr., 128-129, 138-140 et 312). On en trouve lcho chez Heidegger cf. Sein und Zeit, 44a [217], (trad. fr. dE. Martineau, p. 162) et Bauen Wohnen Denken , in Vortrge und Aufstze, Pful-lingen,G.Neske,1954,p.151(trad.fr.dA.Prau,Essaisetconfrences,ParisGallimard, 1958, p. 186).22. Nous mettons ici en rapport la thse expose au 14 de la Premire Recherche (LU, I. Untersuchung, Hua XIX/1, 56-57, trad. fr., RL, tome II/1, 57-59) et lexemple donn au 4 de la Sixime (LU, VI. Unt., Hua XIX/2, 550, trad. fr., 28).23. Sinon, la doctrine husserlienne ne serait quune rptition de la platonicienne : nous ne pourrions percevoir une statue comme statue que si nous sommes toujours dj en posses-sion de lIde de statue ; le rapport aux objets sensibles serait conditionn par la possession dun logosprexistantcf.linterprtationdeLevinas,quisinterrogesurlorigineduntellogos dans Langage et proximit , in En dcouvrant lexistence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1982, p. 217 sq. Cependant le sens intentionnel dun objet sensible relve dune couche pr-logique qui nest pas celle de la signication idale. Cf. Ideen I, 124 : si Husserl y parle dlargir toute la sphre notico-nomatique le concept de signication, il ne sagit cependant plus du sens idal (Hua III/1, 285, trad. fr., 418).10_Pradelle.indd 518 18/02/10 19:43:25Lintuition est-elle un concept univoque ? 519 part,cequiestvisau-deldetouteslesdterminitsdjattestes, cest lobjet lui-mme, la rfrence ou l x qui est substrat de toutes les dterminits connaissables et transcende tous les modes de donne (perception, imagination, ressouvenir), et qui vient tre donn lui-mme dans le remplissement graduel.4) Lastructurederemplissementgradueldelaviseestunesynthse didentication de lobjet. Quest-ce dire ? Quels sont les termes que reliecetactedesynthse,etquelleestlunitnouvellelaquelleil aboutit ?Lasynthsepeuttreanalysedupointdevuerespectifde lobjet dnot et du sens. Rapporte lobjet, elle est le rattachement continu des nomes partiels prsents intuitivement (la table prsente sous telle face, puis sous telle autre, et ainsi de suite) un mme objet-substrat x (la table elle-mme en son entiret), dont les premiers ne sontquedesfacettesincompltes :lamultiplicitdesperceptions instantanesetpartiellessopposelunitdelaperceptioncontinue, qui les relie ; cest une synthse des actes notiques partiels, ainsi que des aspects nomatiques incomplets24. Rapporte au sens, la synthse a le sens dun recouvrement ou dune congruence (Deckung) progres-sive entre le sens prsum et le sens remplissant cest--dire entre les dterminits co-vises vide et celles qui viennent la donation intui-tive, le style de chose spatiale tridimensionnelle encore indtermine et laspect de chose spatiale tridimensionnelle dtermine. Aussi la syn-thseest-elleappele,au17desMditationscartsiennes, forme originaire (Urform)detouteconscience,cest--diredetoute conscience dobjet : selon la thse de lidalisme transcendantal, nulle identit ne se donne comme toute faite, mais tout rapport une iden-tit objectale repose sur un acte didentication25. Encore ne faut-il pas prter cette identication le sens dune conscience explicite diden-tit : car la conscience dun objet identique nest pas la thmatisation expresse de son identit26.5) Il y a, enn, une corrlation entre le procs de remplissement et lop-rativit, le je peux du sujet percevant, cest--dire sa puissance dac-tualisationdepotentialitsintentionnellespr-tracesparlesensde lobjet27. En effet la conscience, tlologiquement oriente sur le sens objectalglobalp.ex.latablecommeobjettridimensionnelsous tous ses aspects commande un procs de remplissement progressif selon des voies traces lavance par ce sens : faire tourner lobjet ou 24. LU, VI. Unt., 14b, Hua XIX/2, 590-591 (trad. fr., RL, III, 75-77). Husserl y parle de synthse idale de remplissement (ideale Erfllungssynthesis).25. CM, 17, Hua I, 77 (trad. fr., 84).26. LU, VI. Unt., 8, Hua XIX/2, 569 (trad. fr., RL, III, 51).27. CM, 19, Hua I, 82 (trad. fr., 90).10_Pradelle.indd 519 18/02/10 19:43:25520 Philosophiques / Automne 2009tournerautourdemanireenamenerlexpositionintuitiveles facettes et dterminits prsumes. Il y a l un double faire : dune part, la mise en jeu de loprativit du corps anim (auto-motricit et percep-tion volontaire), dautre part, lactivit danticipation et laspiration de la conscience percevante complter sa vision de la chose. Notons bien : loin que lobjet spatial soit rductible un systme dactes subjectifs, il en est le corrlat ; loprativit demeure une simple condition opratoire de lintuition de lobjet et laisse intacte la dualit entre faces notique et nomatique, systme dactes et objet intuitionn.Typologie des essences et spcication du problmenumronslestraitseidtiquesdgagssurleparadigmedelaperception externe : structure dhorizon ou dIde kantienne, structure tlologique de remplissementindni,dualitentrevalidationdusensetdonationde lobjet,structuresynthtiquederecouvrement,etstructureopratoirede corrlation entre systme dactes et objet. Ces traits du remplissement per-ceptif se laissent-ils transfrer lintuition des essences ? celle des diffrents types dessence ?En premier lieu, rappelons que loin de dsigner une catgorie homo-gne dobjectits, la notion dessence enveloppe une pluralit de types. Au 60 de la Sixime Recherche, Husserl expose une typologie des essences et des actes corrlatifs de vise et dintuition eidtique, distinguant trois types dessenceauxquelscorrespondenttroistypesdvidencedonatrice :leses-sences purement sensibles, les essences sensibles mles des formes catgo-riales,etlesessencespurementcatgoriales28.Lesconceptspurement sensibles (rein sinnliche Begriffe) comme couleur, maison, jugement, souhait, sont donns par labstraction sensible (sinnliche Abstraktion29) ou abstrac-tion simple (schlichte Abstraktion30) : ce sont les essences matriales, mon-dainesouirrales,nomatiquesounotiques,donnesparidationsurle fondement de limagination libre et de la variation eidtique. Les concepts sensibles mls des formes catgoriales (sinnliche, mit kategorialen Formen gemischte Begriffe) comme tre-color, vertu ou axiome des parallles sont de deux formes : il sagit ou bien dIdes au sens kantien, essences idelles obtenuesparidalisationpartirdeconceptspurementsensibles(p.ex. didalitsmorphologiques),cest--direparpassagelalimitedansun procs purement intellectuel de parachvement dune proprit (du droit 28. LU, VI. Unt., Hua XIX/2, 713 (trad. fr., RL, III, 221). Husserl parle en fait de concepts sensibles et catgoriaux, mais lanalyse vaut pour les essences, puisque ces dernires ne sont que desconceptsvalidsparlintuitionlgitimatrice.Heideggerreprendcettetypologiedesactes dintuitiondanslesProlegomenazurGeschichtedesZeitbegriffs,6d,GA20,[95](trad.fr. dA. Boutot, Prolgomnes lhistoire du concept de temps, Paris, Gallimard, 2006, p. 111).29. LU, VI. Unt., Hua XIX/2, 713 (trad. fr., RL, III, 221).30. Ideen I, 74, Hua III/1, 155 (trad. fr., 237).10_Pradelle.indd 520 18/02/10 19:43:25Lintuition est-elle un concept univoque ? 521 la droite, de la bonne action la vertu) ; ou bien de la composition dune essence sensible avec une forme syntaxique (tre-color). Enn, les concepts purementcatgoriaux(reinkategorialeBegriffe)commeunit,pluralit, relation ou concept dsignent les essences analytiques-formelles, totalement indpendantesdelaparticularitdesmatriauxoudetouteteneurrale (Sachhaltigkeit) ; elles sont accessibles par formalisation, cest--dire par une vacuation de toute teneur matriale qui permet de dgager une pure forme syntaxique (et) ou ontologique (ensemble).Leproblmeposaudpartsespciedoncdelafaonsuivante :y a-t-il un concept dintuition ou de remplissement qui soit univoque, cest--direquitransgresselesdistinctionsentreintuitiondindividu,dessence purement sensible, dessence idelle et dessence purement catgoriale ? Les traits eidtiques du remplissement sensible valent-ils galement pour labs-traction sensible, lidalisation et la formalisation ?Cas de la saisie dessences purement sensiblesLes essences sensibles, en particulier morphologiques, prsentent une parti-cularit essentielle : elles ont dans leur extension des objets individuels, ou encoredespropritsoumomentsdobjetsindividuels.Aussileurmode dintuitionest-ilimmdiatementfondsurlesobjetsetpropritsindivi-duels :lamthodepermettantdelessaisirestlavariationeidtique,qui consisteprcismentparcourirunepartiedeleurextensionenprsenti-ant par limagination des exemples analogues jusqu dgager linvariant eidtique, qui est le concept entendu en intension. Cette intuition dessence, opre sur fondement de variation imaginative, a-t-elle la mme structure de remplissement que lintuition sensible externe ?1) Y a-t-il dans ce cas un cart structurel entre la Gesamtintention et les Partialintentionen ? lvidence, oui. Au 92 dErfahrung und Urteil, Husserlnotequpartirdunmmeexempleinitial(unenuancede rouge), lon peut parvenir diffrents invariants eidtiques (leidos de rouge,decouleur,dequalitsensible)31 ;lavariationreposedonc, tout au long de son procs, sur le maintien de lorientation thmatique sur une mme gnralit eidtique, laquelle est la fois pr-vise (vor-gemeint)loredelavariationetviseau-del(hinausgemeint)de toute numration de variantes individuelles ; au cours de la variation, cette vise de la gnralit se remplit partiellement sur fond de prsen-tation imaginative dobjets individuels. Ainsi les variantes imaginaires sont, pour lintuition eidtique, les analoga de ce que sont les facettes nomatiques de lobjet spatial dans la perception : des facettes de lei-dos, travers lesquelles ce dernier sexpose ou se manifeste.31. Erfahrung und Urteil, 92, [432] (trad. fr., 435).10_Pradelle.indd 521 18/02/10 19:43:25522 Philosophiques / Automne 20092) Y a-t-il l une structure opratoire ? lvidence, oui. Car la variation reposesurlaspontanitproductricedimagesanalogues(hnliche Bilder) analogues non simplement en ce quelles seraient semblables entreelles,maisencequellessontcensestombersouslemme concept, donc manifester la mme essence32. Sur le fondement dune spontanitthmatiquevisantunegnralitsaccomplitunactede libreproduction(freieErzeugung)dunemultiplicitouvertedeva -riantes33 ;cetteproductionspontaneest,pourlintuitiondessence, lanalogondecequestdanslaperceptionspatialelavariationdes perspectives sur lobjet par le je peux moteur du corps anim.3) Y a-t-il l une structure synthtique ? Oui galement. Il y a, dans lin-tuitioneidtique,miseenjeudunedoublestructuresynthtique. Dunepart,lasynthsedsignelemaintienenpriseetlarticulation dune multiplicit de variantes individuelles avec lunit dun invariant eidtique : cest une articulation de lUn et du multiple, o lidentit de lessence se constitue par un acte didentication synthtique sur fond derecouvrementprogressifdesmultiplesvariantes.Dautrepart,il sagit dune synthse de recouvrement entre le sens prsum et le sens valid,leconceptthmatiqueetlessencevue,lagnralitviseet lobjet eidtique donn : il y a synthse entre les deux, dans la mesure oleprocsderemplissementestlapuricationdunegnralitau dpartobscurmentvisecest--direlattestationgraduelledes dterminits constitutives dune essence, appartenant son intension (ou comprhension).Quels sont prsent les traits eidtiques dont la transposition de lin-tuition externe lintuition dessence pose problme ?4) Le premier est lassimilation entre validation du sens et donation dun objet lquation entre sens remplissant et objet. En effet, la varia-tioneidtiqueestcequipermet,surfonddintuitiondindividus,de dgager les caractres (Merkmale) qui composent lintension (compr-hension) du concept un caractre du concept tant une proprit de tout objet quil subsume. Cependant, la validation dun ensemble de caractres conceptuels est-elle la donation dun objet eidtique ? Et le sensremplissantcorrespond-ilunobjeteidtique ?Larponsede Husserl cette question est donne au 87c dErfahrung und Urteil : lide de rapport un objet se fonde ici sur un trait commun aux rem-plissements perceptif et eidtique, savoir la pr-constitution passive de lobjet spatial dans un cas, de linvariant eidtique dans lautre. Ce dernier est en effet passivement pr-constitu (passiv vorkonstituiert), 32. EU, 87a, [411] (trad. fr., 414).33. Ibid.10_Pradelle.indd 522 18/02/10 19:43:25Lintuition est-elle un concept univoque ? 523 donnparunrecouvrementprogressif(fortlaufendeDeckung)des variantesimaginairesselondesmomentscommuns34 ;lescaractres intensionnelsdelessencenesontdoncpasproduitsparlesujet connaissant,maissimposentluicommedudehors,linstardes dterminits de lobjet perceptif ils sont dcouverts par le regard, et non construits par linitiative thortique35. Lensemble des Merkmale de leidos est bien un ob-jet (Gegen-stand) : savoir une unit constante quifaitfacelaconscienceetquellepeutseulementdcouvrirou ressaisir, sans linstituer.5)Le second trait problmatique est la structure dIde kantienne, cest--dire linadquation de principe qui condamne un procs de rem-plissementindni.Ladonationduneresextensaestunprocs indni,parcequelleestlepleduneinnitdedterminits,de moments ou daspects, sans quune certitude empirique absolue puisse jamaislesclore.Est-cegalementlecasdelintuitionduneessence matriale ? Deux arguments sy opposent.En premier lieu rgne une opposition entre la contingence des gnra-litsempiriques(herbe,buisson,poisson,baleine)etlancessita priori des gnralits pures (temps, espace, matire) : lintension des premires nest jamais close, car il nest pas exclu par principe quun nouvel objet vienne rvler de nouvelles dterminits et imposer une rvision du concept ; en revanche, le propre des secondes est que leur intension est close par anticipation et a priori, parce quindpendante vis--visdetoutenouvelleprsentationdobjet36.Siladonationdes essences empiriques possde une structure dapproximation et de rem-plissement indnis, en revanche celle des essences pures est un procs de remplissement ni, clturable a priori, o lvidence de rgles vala-bles pour toute singularit subsume sous lessence rend davance inutile tout progrs indni ; lintuition des gnralits pures contrevient donc au modle de lintuition inadquate et voue lapproximation linni.34. EU, 87c, [414] (trad. fr., 417).35.Ladoctrinehusserliennedelintuitiondessencesopposedonctoutconstructi-visme comme tout nominalisme. La thse radicalement oppose serait celle de Nietzsche : Il faut quils [les philosophes] commencent par les fabriquer [les concepts], les crer, les poser et persuader les hommes dy recourir (Nachgelassene Fragmente 1884-1885, trad. fr. in uvres philosophiques, XI, 215-216), ou de Deleuze : La philosophie [] est la discipline qui consiste crerdesconcepts (Quest-cequelaphilosophie ?Paris,Minuit,1991,p.10).Dansles Prolegomena (GA 20, [97]), Heidegger crit propos de la constitution par les actes catgo-riaux : Constituer ne signie pas produire [Herstellen] au sens de fabriquer ou confec-tionner [Machen oder Verfertigen], mais faire voir ltant [Sehenlassen des Seienden] dans son objectualit (trad. fr., 113). Cela ne signie pas que Husserl accepte les concepts issus de la tradition ; la mthode de Wesenschau consiste au contraire tester leur validit et purier leur intension par la variation eidtique, donc rformer la conceptualit traditionnelle.36. EU, 86, [409-410] (trad. fr., 412-413).10_Pradelle.indd 523 18/02/10 19:43:25524 Philosophiques / Automne 2009En second lieu, Husserl afrme au 142 des Ideen que toute catgorie dobjets en gnral, cest--dire toute essence rgionale, requiert ll-vation la donation adquate, complte37. Il en rsulte que mme si une rgion subsume des objets singuliers qui ne peuvent tre donns que de manire inadquate, la rgion elle-mme peut tre reconduite lvidence adquate ; il peut exister une discrpance entre les structures respectives de lintuition dindividu et de lintuition dessence corres-pondante. Ainsi, lessence pure de chose spatiale ou matrielle semble pouvoir tre donne adquatement, bien que nulle chose singulire ne puisseltre :lindnitoulastructuredhorizondeladonationde chose individuelle ne se transfre pas la donation de leidos, du fait que lIde dune innit motive par essence nest pas elle-mme une innit 38. Certes, leidos de chose matrielle impose toute percep-tion individuelle une structure rgulatrice et fait de la donation com-plte une Ide irralisable par principe ; toutefois, cet eidos nest pas uneinnit,maislensemblenidescaractresduconceptdechose matrielle(oudespropritscommunestoutechose).Parcons-quent, la structure rgulatrice nest pas un inni catgormatique qui requerrait une exposition indnie, mais un inni syncatgormatique, savoirlaloidenchanementetdecompltiondelaperceptionde toutechose ;ladonationdeleidos,intuitiondunensemblenide caractres et dune loi structurelle, peut donc tre adquate.En troisime lieu, le dernier argument doit toutefois tre relativis. Il existe en effet chez Husserl une tendance oppose, qui consiste trans-frer leidos et son mode dintuition les traits essentiels de lobjet individuelquilsubsumeetdesonmodedintuition : demmeque rgne pour les objets individuels la distinction entre objets immanents ettranscendants,demmeenva-t-ilpourlesessencescorrespon-dantes 39. Il y a donc des essences immanentes et des essences transcen-dantes :lesessencessubsumantdessingularitsimmanentes(p.ex. leidosduvcuoudeclassesdevcus)sontelles-mmesimmanentes, tandis que les essences subsumant des singularits transcendantes (p. ex. leidos de res extensa, de res materialis, dtre anim, de personne) sont transcendantes. Il y a un transfert des traits ontologiques des objets indi-viduels aux essences qui leur correspondent. Or si le caractre transcendant se transfre de lobjet individuel son eidos, lvidence de ce dernier ne 37. Ideen I, 142, Hua III/1, 330 (trad. fr., 478-479).38. Ideen I, 143, Hua III/1, 331 (trad. fr., 481), et 149, Hua III/1, 347 (trad. fr., 502), o Husserl parle de saisie effective, vidente et adquate (mit Evidenz und adquat) de lIde de chose.39. Ideen I, 60, Hua III/1, 128 (trad. fr., 196), et propos de lessence de chose, le 149, Hua III/1, 345 (trad. fr., 499).10_Pradelle.indd 524 18/02/10 19:43:25Lintuition est-elle un concept univoque ? 525 pourra tre quinadquate ; la structure dapproximation indnie de la perception spatiale appartiendrait bien alors toute vidence eidtique.Cette thse nest cependant pas soutenable sans difcult, la cohrence desthseshusserliennesdemeuranticisujettecaution.Dunct, lessencedunobjettranscendantesttranscendante,doncnondon-nable dans une intuition complte (Ideen I, 60) ; de lautre, toute essence rgionale doit pouvoir tre amene lvidence adquate (ibid., 142) ;enn,toutegnralitpureestsusceptibleduneintuitiona priori et adquate qui clt pour toujours lensemble de ses caractres (Erfahrung und Urteil, 86). O se situe la vrit ? Si la premire thse tait vraie, elle condamnerait linachvement de principe la discipline eidtique qui doit dgager les ls conducteurs transcendantaux de la constitution transcendantale : de leidos de res extensa on ne pourrait jamais avoir dintuition valide, puisque toute res extensa est transcen-dante. En outre, nest-il pas absurde dattribuer lessence les propri-tsdesobjetsquellesubsume ?leconceptdelinninest-ilpasun ensemblenidecaractres ?etcommeledisaitSpinoza,nest-ilpas vrai que le concept de chien naboie pas ?Enconclusion,ilexisteiciunetensionentreleparadigmeinnitiste hrit du paradigme du remplissement perceptif, et le trait nitiste li larexiondirectesurlvidencepropreauxeid ;lapluralisation des modes dvidence djoue lunit du paradigme.Le cas de lintuition des essences mixtesLadeuximeclassedessencesestcelledesessencessensiblesmlesdes formes catgoriales. Nous en avions vu deux espces : les Ides kantiennes atteintes par idalisation, dont le paradigme est offert par les idalits go-mtriques matriales (point, droite, etc., pris dans leur sens intuitif en go-mtrie euclidienne), et les essences sensibles jointes une forme catgoriale (tre-color). Limitons-nous aux premires : quel est le mode de remplisse-ment des idalits point et droite ?1)Un trait essentiel des essences mixtes du type des gures gomtriques est quelles ne subsument aucune reprsentation sensible singulire, et par consquent ne peuvent tre rendues sensibles de manire adquate. Husserl recourt lexemple berkeleyen des gures traces sur le papier comme auxiliaires ou points dappui du raisonnement mathmatique : unsegmentdedroiteimaginoutracsurlafeuillenestpas,etne peuttreuneexpositionsensible(Versinnlichung)adquatedela droite, pas plus quun point visuel crit ne peut ltre pour un point gomtrique40.Ilyauneirreprsentabilitintuitivedesfigures 40. LU, VI. Unt., 41, Hua XIX/2, 662 : La gure, au sens gomtrique du terme, est comme on le sait une limite idale [ideale Grenze] qui ne peut absolument pas tre montre 10_Pradelle.indd 525 18/02/10 19:43:25526 Philosophiques / Automne 2009gomtriques, lesquelles ont le statut de limites idales ou dIdes kan-tiennes,etnesubsumentaucuneguresensible.Nayantdansson extension aucune gure sensible, une essence gomtrique ne peut tre expose sur le fondement direct dimages sensibles : il ny a donc pas ici dcart entre les Partialintentionen visant les singularits sensibles prises pour exemples, et la Gesamtintention qui vise la gure idale ; pas dcart structurel entre les ostensions intuitives et la vise de les-sence, puisque celle-ci ne peut se remplir sur le fondement de celles-l. Si la structure fondamentale de lintuition spatiale disparat ici, peut-on encore avoir une structure de remplissement progressif ?2)Positivement, quel est le mode de donation des gures gomtriques ? Est-il purement discursif, car fond sur lacte de dnition des concepts et de dduction de leurs proprits ? ou bien est-il intuitif ? Le remplis-sement est-il intra-thorique, purement symbolique, li au dveloppe-ment de la thorie ? ou infra-thorique, cest--dire li lvidence des essences gomtriques lmentaires avant toute thorisation ?Ngativement, les essences gomtriques ne subsumant aucune singu-larit sensible, leur intuition ne peut se fonder sur la variation imagi-native :unegure(ladroite)nestpasuneclassedepossibilits imaginaires accessibles la libre phantasia, mais de possibilits intel-lectuelles accessibles lintellectio ; ce nest donc pas la variation eid-tique qui permet daccder ces eid. De manire gnrale, la variation eidtique nest pas la mthode daccs aux essences mixtes.Positivement, dans la mesure o les gures gomtriques sont des Ides kantiennes, leur mode de donation est lidalisation partir des ida-lits morphologiques :Elle [scil. limage] noffre quun exemple de formes sensibles de cette espce sensible, formes qui sont les points de dpart naturels des idalisations go-mtriques[AusgangspunktefrdiegeometrischenIdealisierungen].Dans cesprocessuspurementintellectuelsdupensergomtriqueseconstitue lIde de la gure gomtrique, qui trouve sa ralisation dans la signica-tion xe vise par lexpression de la dnition41.intuitivement in concreto (trad. fr., RL, III, 165). LU, I. Unt., 18, Hua XIX/1, 70 : Aucun conceptgomtriquenepeutengnraltrerendusensible[versinnlichen]demaniread-quate. Nous imaginons ou traons le trait, et disons et pensons une droite. Et ainsi pour toutes les gures. Partout, limage ne sert que de point dappui pour lintellectio [nur als Anhalt fr dieintellectio].Ellenoffrepasdexempleeffectif[nichteinwirklichesExempeldelagure intentionne (trad. fr., RL, II/1, 74).41. LU, I. Unt., 18, Hua XIX/1, 70 (trad. fr., 74). De mme Ideen I, 74, Hua III/1, 155 (trad. fr., 236-237).10_Pradelle.indd 526 18/02/10 19:43:25Lintuition est-elle un concept univoque ? 527 Prenons lidalisation productrice du point gomtrique, qui est ladap-tation du modle aristotlicien de la rduction dans lordre des dimen-sions :partantdunelignetrace,onladiviseparlimaginationen segments intuitifs de plus en plus petits ; cette division parvient nale-ment un minimum visibile, une tache minimale ; on poursuit alors de manire purement intellectuelle le procs de division jusqu buter sur lalimiteidalequestlindivisible ;etlonposeparlapensecette limitesupposedelacteintellectueldedivision,limitedunesuite convergentedesegmentsembots42.Quelssontlestraitsessentiels dun tel procs didalisation ?3)A-t-il une structure synthtique ? lvidence, oui. Vu que le point go-mtrique est la gure intentionne (intendiertes Gebilde) ds le dpart du procs, chacune de ses phases implique le rapport ce telos idal ; il yaiciunesynthsequirelielestapessuccessivesduprocsunitaire dapproximationintuitive,orientessurlindivisiblevisuel,puiscelles de litration intellectuelle de lacte de division, orientes sur lindivisible non intuitif ; puis une synthse entre lhorizon ditration de la division intellectuelle et lobjet suppos le clturer. Rien dtonnant, puisque la synthse est la forme originaire de toute conscience dobjet.4)Constate-t-on la prsence dune structure opratoire au sein du procs didalisation ? Bien videmment, et ce sous la forme dune triple op-rativit ou spontanit opratoire du je peux : le procs qui mne au pointgomtriquemeteneffetenjeuunactevolontairededivision sensiblemenantauminimumvisibile,puisdedivisionintellectuelle menantauminimumpensable,etenndepassagelalimiteetde position expresse de la limite du procs. La part de la spontanit op-ratoire est donc plus grande encore que dans le cas de lintuition eid-tique fonde sur le sensible.5)Enn et surtout, la validation du sens par ces actes successifs doit avoir lecaractredunepositionexpressedobjet,duneparadoxaleintui-tionproductricedelobjetidalgrceaupassagelalimitequiest cense clturer une suite indnie. Il y a, selon Husserl, donation en personne de lobjet idal point ou droite dans une intuition ida-lisanteetce,avanttoutethorisationmathmatique,avanttout acte de dnition intra-thorique et toute dduction de proprits de lobjet. Il sagit dune vidence infra-mathmatique de lobjet point , sur laquelle doit ensuite se rgler lacte syntaxique de dnition go-mtriquelequelprcdeetfondedonclvidencedesaxiomes,et 42.StudienzurArithmetikundGeometrie,HuaXXI,286-287et290,Analysenzur passiven Synthesis, Hua XI, 146 (trad. fr. de B. Bgout et J. Kessler, Grenoble, J. Millon, 1998, p. 215).10_Pradelle.indd 527 18/02/10 19:43:25528 Philosophiques / Automne 2009donne lobjet comme corrlat intentionnel isol, pralablement toute lucidation de relations avec dautres objectits gomtriques.Cette vidence idalisante pose cependant deux problmes essentiels.Toutdabord,encequiconcernelecaractremmededonationde lobjet ou de remplissement intuitif : a-t-on le droit de clore par la pen-se un procs indniment ritrable de divisions ou dembotements successifs ? Une squence indnie dactes peut-elle tre arrte par un acte de passage la limite qui pose une Ide ? Sest-on ainsi vritable-ment donn un objet, ou bien a-t-on simplement effectu une hy postase, pseudo-positionillgitime ?Rappelons-nouslarticencedeprincipe quopposentBrouweretlesintuitionnistestoutepositiondinni actuel (ft-ce linni dnombrable de lensemble N des entiers naturels)43, ainsiqueleconceptde quasi-objet (Quasigegenstand)parlequel Carnap dsigne ce qui na pas le statut de singularit originaire (dob-jet individuel), mais est lextension dune fonction propositionnelle un ou plusieurs arguments44. En tant que fruit de lidalisation opre partirdelidalitmorphologique surfacedetypeponctuel ,le point ne se rduit-il pas un tel pseudo-objet ?Rfrons-nous un texte de 1893, tude prparatoire de Husserl son livre sur lespace o il explicite le concept d idalisation (Idealisie-rung) gomtrique : idaliser, cela signie que lorsquon parvient un minimumvisibile ,quetoutepluralitdepartiesvisuellesacess dtre intuitivement reprsentable (anschaulich vorstellbar), une dimi-nution(Verkleinerung)demeurecependantpensable(denkbar) ;il sagit dune idalisation parce quon passe alors des possibilits relles de division intuitive (effectivement ralisables par un acte) des condi-tionsidalesdelavision (idealeBedingungendesSehens),une perspicacitidalementaigu (idealscharfesHinsehen)quenous crons (schaffen)parlapense ;cestunectionmthodologique nonralisable45.Doleproblmedhypostase,oudectionidali-sante :Une tendue peut se rtrcir jusqu zro, de faon continue [stetig]. Zro est le point limite idal [idealer Grenzpunkt], comme le point-zro de lin-tensit. Ici, tout comme dans le cas de lintensit, zro ne signie pas rien, mais prcisment une limite idale du procs [ideale Grenze des Prozesses]. Nousparvenonscontinmentaupoint,lindivisible.Certes,cestl une hypostase [Freilich ist das seine Hypostasierung]. Nous posons un indi-43. Cf. Brouwer, De Onbetrouwbaarheid der logische Principes ( Doutes sur le tiers exclu ), Tijdschrift voor Wijsbegeerte, 1908, et Discours douverture lUniversit dAmster-dam du 14 oct. 1912 ( Intuitionnisme et formalisme ), trad. fr. de J. Largeault in Intuition-nisme et thorie de la dmonstration, Paris, Vrin, 1992, pp. 21 et 43 sq.44. R. Carnap, Der logische Aufbau der Welt, 27 sq., 1928, p. 27 sq.45. Studien zur Arithmetik und Geometrie, Hua XXI, 287.10_Pradelle.indd 528 18/02/10 19:43:25Lintuition est-elle un concept univoque ? 529 visiblecommelimitedeltenduedivisible.Maisavecceconceptidal [Idealbegriffe] nous pouvons fort bien oprer [operieren]46.Les idalisations ne sont rien darbitraire [nichts Willkrliches], mais sont au contraire, quant leur possibilit, fondes sur la chose mme. Il savre que lespace de la reprsentation doit approximativement [angenhert] cor-respondre aux concepts idaux de la gomtrie47.En dautres termes, il y a bien l hypostase, cest--dire position dun nouveau quasi-objet non intuitionnable de manire sensible, ou vali-dation dun sens non remplissable intuitivement. Mais cette position objectivantereoitunedoublelgitimation :dabord,parlerapport dapproximationquirelielesguresidalesetlesformesintuitives il appartient la constitution intrinsque des intuitions morpholo-giques de tendre vers une limite48 ; ensuite, une justication opra-toire, par la possibilit de raisonner dductivement sur les gures ainsi idalises, lvidence de la dmonstration se substituant alors lvi-dence initiale de la reprsentation sensible49. Sagit-il donc dune dona-tiondobjetgomtriqueausensstrict ?Certes,maiscondition dadopter un statut de lobjet qui soit le strict corrlat de la dmonstra-tion de proprits et de relations valides sur le fondement des axiomes : objet,celadsigneuniquementunsubstratdepropritsetderela-tionstabliesdansdespropositionsvraies,quisontdesaxiomesou desconsquenceslogiquesdecesderniers50.Leprocsderemplisse-ment a donc chang de nature : remplissement discursif, et non stricte-mentintuitif,ladonationdobjettantstrictementquivalentela validation dun sens conceptuel par la dmonstration formelle de pro-prits et de relations. Et le concept dobjet dsigne un noyau ou un substrat thmatique maintenu identique dans le dveloppement de la thorie : concept dobjet trs large, arrach au paradigme de la perma-nence et de la donation immdiate et incarne de lobjet perceptif.Lesecondproblmeestceluidelvidenceinfra-thortiquedes concepts gomtriques lmentaires : les gures gomtriques lmen-tairessontcensesselivreruneintuitionisole,pralabletoute positiondaxiomeainsiqutoutedmonstrationintra-thorique,et normant la dnition de leur concept ; ainsi les noyaux intentionnels 46. Ibid., 290.47. Ibid., 308.48. Ibid., 308.49. Ibid., 295. La gomtrie y est dcrite comme un domaine dductif (Deduktions-gebiet) o seule est admissible l vidence des preuves (Evidenz der Beweise), la rigueur de la preuve formelle (formaler Beweis), qui a seulement son analogon dans l vidence de lintui-tion (Evidenz der Anschauung), cest--dire des constructions auxiliaires.50. Cf. Ideen I, 22, Hua III/1, 47 (trad. fr., 73), et LU, I. Unt., 31, Hua XIX/1, 106 (trad. fr., RL, II/1, 116).10_Pradelle.indd 529 18/02/10 19:43:26530 Philosophiques / Automne 2009isols point , ligne , droite sedonnent-ilsenpersonneetde faon originaire dans une vidence pralable toute thorie. Il suft, pour sen convaincre, de constater lordre que Husserl assigne au d -ploiement de la question de la gense de lorigine des reprsentations et concepts gomtriques : viennent tout dabord en question lori-gineetlecontenudesconceptsgomtriqueslmentaires [geome-trische Elementarbegriffe], puis ceux des axiomes et, simultanment, de lespace gomtrique51. De mme, Husserl thmatise, dans Lorigine de la gomtrie, une vidence originaire qui est cense prcder celle desaxiomes52 ;cestdirequelesconceptsgomtriquesprimitifsne sontpassimplementxsdanslesaxiomesentenduscommedni-tionsimplicites,maisquelesobjetsprimitifssontdonnsdansune videncepr-axiomatique,unactedidalisationdesformespercep-tives qui prcde toute thorisation et fournit celle-ci un fonds onto-logique didalits disponibles et dterminables plus avant. Orest-cevraimentlecas ?Ya-t-ilunevidenceinfra-thortiquedes objets isols ? Prenons lexemple du point et de la ligne. Euclide en donne les dnitions lore du livre I des lments : un point est ce dont il ny a aucune partie , une ligne est une longueur sans largeur , les limites dune ligne sont des points 53. Quen est-il de lvidence qui sous-tend ces dnitions ?Lepointestcaractrisparsonindivisibilit,doncparrfrence lopration de division ; or il sagit ou bien de la division intuitive, qui ne dnit pas le point gomtrique mais le point visuel comme mini-mumvisibile,oubiendeladivisioncommeoprationproprement gomtrique,quiprsupposeundomainedeguresetdegrandeurs gomtriquesdonnessurlequeloprer.Lepointnestdoncpasun noyau intentionnel isolable dun domaine opratoire pr-donn, mais est demble insr dans un systme de relations avec dautres idalits. Il en va de mme pour la caractrisation de la ligne partir de la sur-face : la ligne se donne la pnultime tape de la rduction progres-sivedesdimensionsdelespacepartirdelatridimensionnalit ;on prsuppose donc la tridimensionnalit de lespace, ainsi que la notion dedimensioncommegrandeurgomtrique.Lordredelagensese trouveainsiinvers :loinquelalignesoitunenotionlmentaire, pralable la construction des autres notions, notamment celle de les-pace, elle prsuppose ce dernier titre de domaine opratoire des gures idales de la gomtrie euclidienne. Enn, la liste mme des notions 51. Studien zur Arithmetik und Geometrie, Hua XXI, 286.52. Der Ursprung der Geometrie , Hua VI, 375 (trad. fr. de J. Derrida, Lorigine de la gomtrie, Paris, PUF, 1962, pp. 192-193).53. Euclide, Les lments, Livre I, in volume 1, Livres I IV, trad. fr. de B. Vitrac, Paris, Seuil, 1990, p. 151 sq.10_Pradelle.indd 530 18/02/10 19:43:26Lintuition est-elle un concept univoque ? 531 communes , loin de se rfrer un ensemble de concepts donns dans une vidence infra-thorique, insre demble les gures gomtriques dansundomaineopratoirenorm :lesgrandeursysonteneffet caractrises par lgalit transitive, lingalit, la congruence, la rela-tiontout-parties,etc54.OnrejointdonclathsedeJ.-T.Desantiet M. Caveing celle du caractre intra-thorique des objets mathma-tiques55 : il ny a pas de donation des objets gomtriques lmentaires parunevidenceidalisanteisoleetpralabletoutethorisation ; les objets point , droite sont demble dnis dans un domaine didalits (gures gomtriques de lespace euclidien) norm par des relations(galit,ingalit,congruence),desproprits(position, forme,grandeur)etdesoprations(trac,adjonction,soustraction, division) ;lobjetnestjamaisdonnisolment,maistoujoursau sein dun domaine de thmatisation intra-thorique. Cest ce que nous avions jadis appel structure holistique de lintuition catgoriale56.ConclusionQuelle conclusion tirer de cette analyse de lvidence des essences mixtes ? Quvidence et remplissement ne sopposent plus radicalement la discursi-vit et la dductivit mdiates ; ils cessent de dsigner la donation directe et en personne de lobjet, la possession plnire dune identit isole, pour renvoyerlathmatisationprogressiveduneessencedansundomaine didalits global, ainsi qu la dtermination de ses proprits par voie syn-taxique, formelle, dductive. Le procs de remplissement en vient dsigner le devenir du chantier de thorisation non plus, donc, dune simple ida-lit primitive isole, mais dun ou plusieurs domaines, selon plusieurs moda-lits possibles : ce peut tre la thmatisation du domaine dit naturel sur lequelsednissentlesconceptslmentaires(p.ex.lecontinugom-trique) ;oulaxiomatisationquiendvoilelastructureaxiomatiqueet dductive ; ou la mise en rapport paradigmatique avec un autre champ (ici, avec le continu arithmtique) ; ou la formalisation qui fait passer un niveau dabstraction plus lev (ici, le passage de la thorie des ensembles de points), et peut se dployer des niveaux successifs dabstraction formalisante o se poursuit lextnuation progressive du domaine initial jusqu un plan pure-ment catgorial (la thorie abstraite des ensembles).54. Ibid., p. 178 sq.55. Cf. J.-T. Desanti, La philosophie silencieuse, Paris, Seuil, 1975, p. 228, Les Idalits mathmatiques, Paris, Seuil, 1968, pp. 238 et 282. M. Caveing, Le problme des objets dans la pense mathmatique, Paris, Vrin, 2004, pp. 77 et 84.56. Cf. notre article Quest-ce quune intuition catgoriale de nombre ? , in J. Benoist etJ.-F.Courtine,LesRechercheslogiques,uneuvredeperce,Paris,PUF,2003,pp.172-175.10_Pradelle.indd 531 18/02/10 19:43:26532 Philosophiques / Automne 2009Les notions dintuition et de remplissement perdent ainsi toute univo-cit. Lide de Darstellung partielle de lobjet global sous des faces intuitive-ment donnes disparat : car une idalit mixte (et sans doute encore moins une idalit purement catgoriale) napparat pas en propre et en personne. Le primat de lobjet singulier et de lintuition des singularits svanouit ; sy substituedsormaislaprsancededomainesopratoiresnormsetdela structure holistique de lvidence. Lquivalence entre la validation du sens et la donation de lobjet apparat problmatique, sauf ne conserver quune notion minimale de lobjet, dsormais assimil du simple sens valid. Par voiedecorrlation,laporteontologiquedelintuitionsavretoutaussi problmatique : car elle est moins saisie dun objet permanent que chantier de thorisation mouvant, condamn demeurer sur le plan discursif. Intui-tion et remplissement, tenues pour des notions strictement corrlatives, ces-sent donc en dnitive de se confondre : mesure que lon slve dans les niveaux de labstraction ou de la formalisation, et que lon passe des essences sensibles des essences plus formelles, la consistance du paradigme de lin-tuitiondesingularitspatialedisparat,pourlaisserplaceauxmodalits diffrencies de validation discursive et dductive du sens. Sans doute lana-lysedumodedvidencedesessencespurementcatgorialesleconrme-rait-il.Revenons notre question initiale : est-il possible dlargir, voire duni-versaliser les concepts dintuition, de remplissement et dobjet ? Force est de constater que lide dlargissement (Erweiterung) des notions, si elle ne doit pas se rduire un acte arbitraire de leur extension, se heurte au principe de rgionalisation de lintuition : chaque type dobjectit implique sa modalit propre dvidence, et cette rgionalisation de lvidence nen laisse pas intact le concept, pas plus que celui dobjet. Au fur et mesure que lon slve du sensibleaucatgorial,lidedeconsistance(Bestehen)delobjetperdsa signication raliste de dnotation constante et extrieure la conscience, pour se rapprocher des ides de validit (Geltung) du sens, et de consistance (Konsequenz) dune thorie et dun domaine didalits indissociables des procdures de validation et du chantier de thorisation en devenir. Parallle-ment, les concepts dintuition et dvidence cessent dquivaloir lide ra-listededonationenpersonnedelobjet :jamaisuneidalitnestdonne isolment, jamais elle nest donne au sens strict, mais elle est vise au sein dun domaine de thmatisation qui demeure en cours de validation et dap-profondissement.Sansdouteceprocsdethmatisationconserve-t-ildes traits eidtiques de la perception spatiale : cest un procs inachev, indni, dont le point de fuite demeure lhorizon ; est-il pour autant lgitime das-similer les tapes de cette thmatisation progressive au dvoilement de facet-tes dun objet permanent, analogue aux vies perspectives sur lobjet spatial ? Ce serait peut-tre abuser des facilits de lanalogie.10_Pradelle.indd 532 18/02/10 19:43:26