L’INTELLIGENCE ET LA PEUR -...

15
L’INTELLIGENCE ET LA PEUR Pascal Chabot - Les Mardis de la Philosophie - 1ère conférence - 5 janvier 2016 1 FORMULATION DE LA QUESTION Intelligence et peur : deux ordres, deux rapports au monde. Quel lien? Dans une société valorisant l’intelligence… Dans une société confrontée à des peurs multiples et hétérogènes (attentats, environnement, extrémisme…). 2

Transcript of L’INTELLIGENCE ET LA PEUR -...

L’INTELLIGENCE ET LA PEURPascal Chabot - Les Mardis de la Philosophie - 1ère conférence - 5 janvier 2016

1

FORMULATION DE LA QUESTION

Intelligence et peur : deux ordres, deux rapports au monde.

Quel lien?

Dans une société valorisant l’intelligence…

Dans une société confrontée à des peurs multiples et hétérogènes (attentats, environnement, extrémisme…).

2

HYPOTHÈSES DE RECHERCHE

L’intelligence se définit dans un double lien avec la peur : elle cherche à la dépasser et elle l’instrumentalise.

Ces deux faces : PHOBOPHILIE et PHOBOPHOBIE, c’est-à-dire « goût (instrumental) de la peur » et « peur de la peur ».

3

CONDAMNER LA PEUR : LA PHOBOPHOBIE CLASSIQUE…

« Il ne faut avoir peur ni de la pauvreté, ni de l’exil, ni de la prison, ni de la mort. Mais il faut avoir peur de la peur » (Epictète)

« Tout est bruit pour qui a peur » (Sophocle)

« La peur est la preuve d’une naissance basse » (Virgile)

« C’est de ta peur que j’ai peur » (Shakespeare, Roméo et Juliette)

« De tous les sentiments vils, la peur est le plus maudit » (Shakespeare, Henri VI)

« De toutes les passions la peur est celle qui affaiblit le plus le jugement » (Cardinal de Retz)

« Souvent la peur d’un mal nous conduit dans un pire » (Boileau)

4

«  Pourquoi devrions-nous être braves au point de résister à toutes les horreurs des prisons et des camps du XXème siècle? De tomber dans les ravins et les fosses communes, une chanson aux lèvres? D’étouffer avec vaillance dans les chambres à gaz? De voyager avec le sourire dans des wagons à bestiaux? (…) D’avoir des conversation mondaine avec les juges sur le rôle de l’angoisse dans la création poétique? L’angoisse qui accompagne la composition d’un poème n’a rien de commun avec celle qu’on éprouve devant la police secrète. Lorsqu’apparaît l’angoisse primitive devant la violence, l’anéantissement et la terreur, l’autre angoisse, mystérieuse, existentielle, s’efface ». (Nadejda Mandelstam)

PHOBOPHILIE, OU DU MOINS RESPECT DE LA PEUR

Le Bardamu de Céline ne dit pas autre chose.

5

L’INSTRUMENTALISATION MODERNE ET CONTEMPORAINE DE LA PEUR

Hobbes, Léviathan

Montesquieu, L’esprit des Lois

Heidegger, Etre et temps

Arendt, L’origine du totalitarisme

Jonas, Le principe responsabilité

6

PRÉCISION SUR L’INTELLIGENCE

Raison : A ou non-A.

Intelligence : A ou non-A, si et seulement si A n’est pas un objet philosophique.

Intelligere : comprendre. Ce verbe s’explique par inter-legere, c’est-à-dire cueillir (legere) une chose entre (inter) plusieurs autres. L’idée de départ est ainsi celle de discernement.

« Si la raison brille, l’intelligence éclaire » (Bourbon-Busset, cité par Stéphane Marchand, La ruée vers l’intelligence).

Peur : La condition de possibilité de l’intelligence et de la raison est d’être en vie. La conservation de la vie pourrait primer, pour les craintifs, sur l’intelligence comme sur la raison.

7

ARISTOTE :LOGOS - ETHOS - PATHOS

Logos

Ethos

Pathos

Raison

Intelligence

But : inclure le tempérament et la passion dans l’intelligence.

8

RELATIVISATION DE LA RAISON

Cette critique de la raison est, en somme, proche de la critique que Bergson adresse à l’intelligence. Pour autant, ce que l’on nomme ici intelligence (en un autre sens de Bergson), n’est pas l’intuition.

Nietzsche relativise l’importance de la raison : « Que le monde ne soit pas la quintessence d’une rationalité éternelle, on peut le démontrer définitivement par ceci que ce morceau de monde que nous connaissons - j’entends notre raison humaine - n’est pas trop raisonnable.Et si elle ne l’est pas, elle, constamment et complètement sage et rationnelle, le reste du monde ne le sera pas non plus; le raisonnement a mincir ad majus, a parte ad totem est ici valable, et il l’est avec une force absolument probante ».

Le réel est analysée, dans sa complexité profonde, comme lieu du rationnel et de l’irrationnel.

9

Oscar Wilde

« Je peux accepter la force brutale, mais la raison brutale est vraiment insupportable. Il y a de la

malhonnêteté à l’utiliser. C’est frapper en dessous de l’intellect »

10

NOTE SUR LES INTELLIGENCES MULTIPLESPROBLÈME D’UNE APPROCHE PAR « PROVINCES »

Ultérieurement, Howard Gardner rajoute une intelligence « existentielle », alors qu’elle devrait être centrale.

11

Peur

Intelligence

Relation

Objet

Sujet

Sujet

Objet

Relation

Identité

Intérité

RELATIONInter-legere

Cueillir entre plusieurs

12

Intelligence Peur

SensOrigine

Destination Signification

Une question, trois relations à historiciser :

13

ULYSSE ET LES SIRÈNESMosaïque romaine. 2ème siècle avant JC. Musée du Bardo, Tunis

14

ULYSSE, L’INTELLIGENCE GRECQUE… ET LA PEUR GRECQUE…

Protégé par Athéna, déesse de l’intelligence, Ulysse est celui qui se déguise. L’intelligence serait-elle aussi déguisement, masque?

Ulysse le multiple, le double, le contradictoire : Homo duplex. (fiction et vérité; courage et lâcheté; fidèle et infidèle).

L’intelligence comme unification tendue des contradictions : « Tout est double, mais comme les deux yeux qui conjuguent leur puissance dans une seule vue, les deux oreilles en un seul son, les deux narines en un seul parfum, les deux lèvres en une seule parole. Tout est ambivalent dans l’âme de l’homme, mais les doubles valeurs cherchent à se retrouver dans un lieu pur où les contraires sont uns » (Gabriel Audisio, Ulysse ou L’intelligence, p.104)

Ce travail créateur, seul l’esprit de l’homme peut l’accomplir, et son unique instrument, c’est l’intelligence.

15

SOCRATE N’AVAIT PAS PEUR

Socrate a eu tous les courages : militaire, civique, idéologique.

Socrate soldat. Il soutient « non seulement le renom de son père avec honneur, mais aussi le renom de son pays ».

Face à l’Assemblée qui le juge (et le condamne (281 voix contre 220), il ne se rétracte pas.

Sa mort ne lui fait pas peur : « La pacifique, la sublime lucidité de cette mort n’est pas près d’épuiser ses vertus civilisantes » (Jankélévitch)

David, La mort de Socrate, 1787

16

PLATON : LACHÈS OU DU COURAGE

Question de Lysimaque et Mélésias : « Savoir faire de l’escrime en arme, est-ce, oui ou non, pour les adolescents, un objet d’étude approprié? ».

Socrate demande aux généraux Lachès et Nicias de répondre.

Nicias : pour l’étude de l’escrime (par exemple lorsque, les rangs étant rompus, on doit combattre d’homme à homme).

Lachès : contre, en prenant l’exemple des Lacédémoniens, professionnels de l’escrime en arme, mais ne s’illustrant pas à la guerre (exemple de Stésilaos, le vantard).

Socrate : l’escrime est un MOYEN. Comme l’onguent sert aux yeux, l’escrime doit servir à l’âme.

Le véritable objet d’étude, c’est donc l’âme de ces jeunes gens.

17

SOCRATE : QU’EST-CE QUE LE COURAGE?

Définition de Lachès, célèbre général athénien : Accepter de rester dans le rang et de repousser l’ennemi, au lieu de prendre la fuite.

OBJECTION 1: Certains sont courageux en fuyant. Les cavaliers Scythes se battent en reculant. « Art de la fuite ».

OBJECTION 2 : Il y a d’autres courageux qu’à la guerre : devant la maladie, la mort, dans les vicissitudes de la vie publique.

Deuxième tentative de définition : fermeté de notre âme qui s’accompagne de réflexion.

OBJECTION 1: « Supposons un homme dont la fermeté consisterait à dépenser son argent avec réflexion, parce qu’il sait le bénéfice qu’il trouvera » Est-il courageux? La fermeté d’âme peut naître de l’intelligence comme de la folie.

OBJECTION 2 : Il y a des fermeté irréfléchies qui peuvent être courageuses (le soldat qui n’est pas expert, mais se bat cependant).

18

Socrate, philosophe courageux

« Il faut que, nous aussi, nous tenions bon, que nous ayons de la fermeté d’âme dans notre recherche, pour

éviter que le courage en personne ne se gausse de nous, parce que c’est sans courage que nous le

cherchons »

Socrate se demande si la courage prend sa source dans l’intelligence ou dans l’ignorance. Mais le

dialogue aboutit à une contradiction…

19

Définition de Nicias : Le courage est la science (épistémè) des choses qui méritent crainte ou confiance.

Cette science distingue les courageux des téméraires, des enfants ou des animaux.

Lien très important entre courage et savoir !

Mais Objection : Dans la maladie, celui qui sait, c’est le médecin. Pourtant, ce n’est pas le médecin qui est courageux, mais le malade.

Ce qui donne de la crainte, ce sont les maux futurs. La crainte est une « attente d’un mal à venir ».

Socrate reproche à Nicias d’avoir une définition trop vaste, car le savoir englobe le passé, le présent et le futur. Alors que la confiance et la crainte ne concernent que le futur.

Lien de la peur et du futur! D’après Nicias, le courageux serait un dieu ou un devin, car il connaîtrait le futur…

Opacité du futur, mais ce n’est pas vraiment un thème grec. Les notions de probabilité, de risque ou de prévision ne sont pas présentes.

Aporie, « situation sans issue »Peu utile pour décider s’il faut faire de l’escrime…

20

Que le courage soit une science, c’est pourtant ce que Platon défend dans le Protagoras comme au livre VII de

la République !

21

ARISTOTE, ÉTHIQUE À NICOMAQUE

22

ARISTOTE, DU COURAGE ET DE LA TEMPÉRANCE.ÉTHIQUE À NICOMAQUE, LIVRE III, CHAP.7

Le courage est un milieu entre la peur et l’audace.

Nous craignons les choses qui sont à craindre; et ces choses, pour employer une expression toute générale, ce sont les maux. Voilà pourquoi l’on définit la crainte l’appréhension d’un mal.

Nous craignons les maux de toutes sortes, le déshonneur, la pauvreté, la maladie, l’abandon, la mort.

Ainsi : L’homme qui craint le déshonneur est un homme estimable, et qui a le sentiment de l’honneur. Celui qui ne le craint pas est une misérable éhonté.

23

Quels sont donc parmi les maux à redouter ceux auxquels s’applique réellement le courage? C’est au plus grand; car personne ne sait mieux que l’homme de courage supporter ces maux. Or c’est la mort qui est le plus redoutable de tous; car elle est la fin de toutes choses, et il n’y a plus ni bien ni mal, à ce qu’il semble, une fois qu’on est mort.

Ainsi donc, l’homme qu’on peut appeler vraiment courageux est celui qui reste sans crainte devant une belle mort, devant les périls qui peuvent à chaque instant l’apporter avec eux; et ces périls sont surtout ceux de la guerre.

Celui qui supporte et sait craindre ce qu’il faut craindre et supporter; qui le fait pour une juste cause; de la manière et dans le moment convenables; et qui sait également avoir une sage assurance dans toutes ces conditions, celui-là est l’homme de courage; car l’homme courageux souffre et agit par une saine appréciation des choses, et conformément aux ordres de la raison. »

Le vrai courage affronte et supporte le danger parce qu’il est beau de le faire, ou parce qu’il serait honteux de s’y soustraire ».

24

La colère ne fait pas le courage (sinon les bêtes excitées par la douleur serait courageuse). Mais quand la colère peut s’adjoindre la décision réfléchie et le libre choix d’un but raisonnable, elle peut devenir un vrai courage.

La colère, d’ailleurs, est toujours un sentiment pénible; la vengeance, au contraire, est un plaisir. On peut donc bien se laisser emporter à la lutte par ces passions; mais ceci ne veut pas dire qu’on ait du courage; car alors, ce n’est pas l’honneur, ce n’est pas la raison qui nous détermine; ce n’est que la passion.

25

OBJECTIONS À L’OPTIMISME INTELLECTUALISTE GREC

Platon et Aristote n’ont pas ici le sens de « l’obstacle ». Ils passent sous silence l’effort pour être courageux, car la peur n’existe pas comme telle.

Or le courage, c’est la peur reniée, réprimée et supprimée, la peur surmontée, et non pas l’absence de peur.

« Purgatoire de la résistance surmontée »

Le courage n’est appréciable qu’en fonction des circonstances, du corps, de l’effort

(Jankélévitch)

26

L’APHOBIE, C’EST-À-DIRE LA NON-PEUR

L’absence de peur est manifeste dans le Phédon comme dans l’Apologie de Socrate.

Socrate « boit la ciguë aussi naturellement que le vin du Banquet ».

Aphobie, car analgésie, ataraxie, anesthésie (C’est ce que dit Epictète du courage). Epictète et sa jambe cassée.

Mais alors, c’est comme si le courage supprimait la raison d’être du courage, c’est-à-dire la peur.

Il y a tellement de lumière, grâce à la raison, qu’il ne semble plus avoir de nuit! Comparez avec la Passion du Christ, toute enténébrée.

27

LE COURAGE EST UNE DÉCISION PLUS QU’UN SAVOIR

A force de jouer l’intelligence contre la peur, on en arrive à croire à une « science » du courage (Platon). Mais comment une science pourrait-elle nous aider à affronter l’inconnu? Le courage est plutôt une « décision », un Fiat de la volonté.

« Cette force est le courage. Victoire sur la lenteur et la terreur, chute redressée, fuite changée en assaut, le courage proteste contre le mouvement acquis de l’inerte nature par le geste absurde et hasardeux du sacrifice. Ce geste surnaturel est le geste de la liberté » (Jankélévitch).

28

LE COURAGE, SELON JANKÉLÉVITCH

Il est toujours personnel, impossible à déléguer. Chacun est en la matière improvisateur, créateur pour soi.

Il s’agit de faire et non de dire. La raison ne fait pas mais combine, agence, énumère, collectionne ou applique; la raison donne parfois des raisons de préférer mais jamais des raisons de faire ou de choisir effectivement.

L’intelligence nous conduit le plus loin possible dans la voie de la décision, mais il y a des choses qu’elle ne peut faire à la place du courage; elle ne saurait remplacer l’instant irremplaçable.

29

Le courage est la première des qualités

humaines car elle garantit toutes les

autres.

30