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L’institution de juge au Maroc : vers une conciliation entre tradition et modernité (1894-1974) Thèse Mohammed Zehiri Doctorat en sciences des religions Philosophiae Doctor (Ph. D) Québec, Canada © Mohammed Zehiri, 2013

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L’institution de juge au Maroc :

vers une conciliation entre tradition et modernité

(1894-1974)

Thèse

Mohammed Zehiri

Doctorat en sciences des religions

Philosophiae Doctor (Ph. D)

Québec, Canada

© Mohammed Zehiri, 2013

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Résumé

Cette thèse vise à analyser les réformes qu’ont traversé le système judiciaire et l’institution

de juge au Maroc à travers l’analyse des dahirs (ordonnance royale) et à travers quatre

moments clés de son histoire : la phase précoloniale de la justice traditionnelle de 1894 à

1912, la phase coloniale de l’imposition de la justice française de 1912 à 1956, la phase

transitoire qui tient compte des premiers temps de l’indépendance de 1956 à 1964 et enfin,

le moment qui porte sur deux réformes fondamentales - la loi 1965 et la loi 1974. Cette

institution, que certains pourraient croire immobile, stable, a subi dans les faits plusieurs

transformations relatives à la nature, à la nomination, au choix et à la fonction de juge.

L’analyse des données recueillies révèle une marginalisation de la justice traditionnelle

shra’ au profit d’un modèle judiciaire importé et imposé dès le début du Protectorat par la

France qui veut faire entrer le Maroc et son système judiciaire dans un processus de

modernisation. Par la suite, avec l’indépendance et l’adoption de la loi de 1965, il s’agit de

montrer que le système judiciaire expérimente une période transitoire dans la mesure où

s’opèrent à la fois une sorte de conciliation entre tradition et modernité, mais aussi une

progressive réappropriation de la justice en œuvrant en faveur de son unification, de son

arabisation et de sa marocanisation sous la pression des nationalistes. Il n’en demeure pas

moins que cette réappropriation n’est pas totale pour des raisons d’ordre structurel et

technique et ne signifie pas une rupture complète avec l’ordre judicaire imposé par la

France. Enfin, l’étude de la loi de 1974 révèle à la fois une nouvelle structuration du

système judiciaire qui tend vers sa modernisation, une reconnaissance de la fonction du

juge mais aussi une volonté de perpétuer la dualité du système judiciaire entre zones

urbaines et zones rurales pour répondre à un certain conservatisme social. Ce dernier point

conduit à rendre compte d’une certaine ambivalence entre tradition et modernité qui a

marqué, de façon constante, toute l’évolution de la justice au Maroc.

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Table des matières

Résumé ................................................................................................................................. iii Table des matières ................................................................................................................ v Liste des tableaux ............................................................................................................... vii

Glossaire ............................................................................................................................... ix Remerciements ..................................................................................................................... xi Méthode de translittération .............................................................................................. xii Introduction ........................................................................................................................... 1 Chapitre 1 Tradition et modernité : cadre conceptuel .................................................... 21

1.1. Le concept de modernité dans le monde occidental .......................................... 22 1.2. Le débat entre tradition et modernité dans le monde arabo-musulman ............. 29

1.2.1 Les définitions de la tradition chez les penseurs arabo-musulmans ...... 30

1.2.2 Les définitions de la modernité chez les penseurs arabo-musulmans .... 41

Chapitre 2 Corpus et démarche méthodologique ............................................................ 51 2.1. Sources écrites ................................................................................................... 51 2.2. Les sources orales .............................................................................................. 53

2.2.1. Le choix de l’entretien semi-directif: définition et justification ............ 54 2.2.2. Conditions, réalisation et analyse de contenu des entretiens semi-

directifs .............................................................................................................. 56 2.2.3. Difficultés et limites rencontrées lors des entretiens.............................. 62

Chapitre 3 L’institution de juge au Maroc : vers une profonde transformation du

système judiciaire ................................................................................................................ 65 3.1. L’institution de juge traditionnel au Maroc ....................................................... 66

3.1.1 La place de la religion dans la magistrature marocaine ......................... 67 3.1.2 Organisation sociale et règlement des litiges ......................................... 83

3.1.3 La fonction incontournable du sultan : élément de continuité ............... 90 3.2. Vers l’imposition d’un nouveau modèle judiciaire au début du Protectorat : la

marche vers le modèle de la modernité occidentale .................................................. 101 3.2.1 La politique coloniale française au Maroc : la phase préparatoire à

l’implantation du Protectorat au Maroc ........................................................... 102

3.2.2 La réforme de la justice shra’ ou une réduction du champ de compétence

des juges traditionnels (qādī) ........................................................................... 122 3.2.3 Vers une profonde restructuration des tribunaux : début de la

modernisation du système judiciaire ................................................................ 136

Chapitre 4 L’institution de juge au Maroc ou le chemin vers la réappropriation ..... 147 4.1. L’institution de juge au Maroc en période transitoire (1956-1964) : continuité

ou rupture? ................................................................................................................. 148 4.1.1 Monarchie constitutionnelle et réformes judiciaires de 1956 à 1964 :

entre transition et continuité ............................................................................. 148 4.1.2 Du manque criant de magistrats marocains au maintien des juges

français ............................................................................................................. 160 4.2. L’institution de juge au Maroc : vers une véritable indépendance du système

judiciaire (1965-1974)? ............................................................................................. 169 4.2.1 La pression politique du nationalisme marocain et son impact sur la

justice : vers la réforme judiciaire de 1965 ...................................................... 170

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4.2.2 La réforme judiciaire de 1965 : vers un début d’une culture conciliatrice

............................................................................................................. 179

5.2.3. La réforme judiciaire de 1974 : vers une plus profonde modernisation ....

............................................................................................................. 185

Conclusion ......................................................................................................................... 197 Sources primaires ............................................................................................................. 203

Bibliographie ..................................................................................................................... 207 Abdelmoumni, Fouad. « Le Maroc et le printemps arabe », Pouvoirs, n° 145,

2013, p.123-140. .............................................................................................. 222 Mathieu, Bertrand. « L’émergence du pouvoir judiciaire dans la constitution

marocaine de 2011 », Pouvoirs, n° 145, 2013, pp. 47-58. .............................. 223

Annexes ............................................................................................................................. 237 Annexe A : Lettre de Lyautey, Marrakech 19 mars 1913 ........................................ 239 Annexe B : Rapport au président de la République française sur l’organisation

judiciaire du Protectorat français du Maroc .............................................................. 247

Annexe C : Thèmes et Questions du premier terrain Juillet-août 2008 .................... 261

Annexe D : Dahir du 19 mars 1956 abrogeant le dahir du 8 juillet 1954 modifiant le

dahir du 4 avril 1949 relatif à l’administration de la population marocaine des villes. ..

......................................................................................................................... 267 Annexe E (a) : Dahir du 19 mars 1956 supprimant tout contrôle général ou spécial de

l’administration de la justice chérifienne. ................................................................. 269

Annexe E (b) : Dahir du 4 avril 1956 relatif à l’organisation et au fonctionnement des

juridictions de droit commun .................................................................................... 270

Annexe E (c) : Dahir du 18 avril 1956 portant sur la création des tribunaux régionaux

et déterminant leur composition, leur siège et leur ressort ....................................... 271

Annexe F : Texte intégral du Dahir sultanien du 16 mai 1930 nommé .................... 273 Annexe G : Dahir du 11 septembre 1914 relatif à l’administration des tribus Berbères

de l’Empire ............................................................................................................... 275 Annexe H : Dahir du 31 octobre 1912 concernant l’organisation du ministère

Makhzen .................................................................................................................... 277

Annexe I : La convention judiciaire entre la France et le Maroc du 5 octobre 1957 279 Annexe J (a) : Dahir du 7 juillet 1914 portant réglementation de la justice civil

indigène et de la transmission de la propriété immobilière ...................................... 291 Annexe J (b) : Arrêté portant attribution de la compétence plénière au cadi de

Meknès-banlieue ....................................................................................................... 299 Annexe J (c) : Dahir du 7 février 1944 sur l’organisation des tribunaux du Chraa de

l’Empire chérifien ..................................................................................................... 301 Annexe J (d) : Dahir du 7 février 1921 modifiant le dahir du 7 juillet 1914 et

instituant un Tribunal d’Appel du Chraa .................................................................. 303

Annexe K : Dahir du 4 août 1918 réglementant la juridiction des Pachas et Caïds . 305 Annexe L : Circulaire du 1

er novembre 1912 du Grand-Vizir aux Gouverneurs Caïds

et Cadis ..................................................................................................................... 311 Annexe M : Dahir portant création de tribunaux de juges délégués dans le ressort des

anciens tribunaux coutumiers (25 août 1956) ........................................................... 313

Annexe N : Dahir no 1-56-035 du 4 avril 1956 relatif à l’organisation et au

fonctionnement des juridictions de droit commun ................................................... 317

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Annexe O : Dahir no 1-56-072 du 18 avril 1956 portant création de tribunaux de juges

délégués et déterminant leur composition, leur siège et leur ressort ......................... 319

Annexe P : Dahir no 3-54 du 26 janvier 1965 relative à l’unification des tribunaux 321

Annexe Q : Dahir no 1-74-338 du 15 juillet 1974 fixant l’organisation judiciaire du

Royaume .................................................................................................................... 323 Annexe R : Dahir n

o 1-74-339 du 15 juillet 1974 déterminant l’organisation des

juridictions communales et d’arrondissement et fixant leur compétence ................. 325

Annexe S : Dahir portant loi no 1-74-467 du 11 novembre 1974 formant le statut de la

magistrature ............................................................................................................... 331

Liste des tableaux

Tableau 1 : Récapitulatif des différents juges interrogés (1re

phase) ............................. 57 Tableau 2 : Récapitulatif des différents juges interrogés (2

e phase) .............................. 58

Tableau 3 : Comparaison de la hiérarchie de tribunaux .............................................. 155

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Glossaire

‘Adl : Notaire traditionnel.

Ahl al-hadīth : Gens de la Tradition. Ce sont les partisans de l’approche traditionnaliste.

Ahl al-ra’y : Gens de la raison.

al-‘Alamiyya : Licence en études islamiques de l’Université Quaraouiyyine.

‘Amal : Pratique religieuse.

Amghar : Chef de la tribu.

Amīr al-Mūminīn : Commandeur des Croyants.

‘Akd : Contrat.

Asāla : Authenticité / Tradition.

Asl et Asīl : Authentique.

Bay’a : Contrat d’allégeance.

Bilād Sība : Territoire de la dissidence.

Bilād al-Makhzan : Territoire du gouvernement.

Caïd ou Pacha : Chefs de pouvoir exécutif des tribus ou des circonscriptions territoriales.

Cheikh : Chef de la tribu.

Dahir : Ordonnance royale.

Douar : Village.

Fardu kifāya : Obligation collective.

Fatwa : Avis juridique.

Fekhda : Fraction ou groupement formait la tribu.

Fiqh : Droit musulman.

Fuqahā’ : Juristes musulmans.

Grand-Vizir : Premier ministre.

Habous : Fiducies religieuses.

Hachouma : Impolitesse par rapport aux habitudes établies dans le pays.

Hadātha : Modernité.

Hadīth : Propos et gestes du Prophète Muhammad.

al-Haq ou al-‘Adl : La justice.

al-Hudūd : Les prescriptions divines pénales.

‘Ibādāte : Prescriptions cultuelles.

Idjāb : Offre.

Ijtihād : L’effort d’interprétation des Textes afin de résoudre des questions de droit.

Imāmat : Direction suprême de la communauté islamique après la mort du Prophète.

Inkār : Rejet.

Ikrār : Reconnaissance.

al’Irth ; al-Wirth ou al-Mirāth : L’héritage.

al-Islāh : Réformisme.

Jmā’a : Assemblée de personnalités notables de la tribu.

Jihād : Guerre sainte.

Qabūl : Acceptation.

al-Madhhab : École de pensée / École juridique.

Madjlis Shūrā : Conseil consultatif restreint des notables de la tribu.

Mahkama : Tribunal ou juridiction.

Makhzen : Gouvernement.

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x

Mu’āmalāte : Affaires relationnelles (sociales, commerciales, etc.).

Mudawana : Code de la famille.

Musālaha ou Sulh : Réconciliation.

Mu’āsara : Contemporanéité / Modernité.

Muftī : Jurisconsultes (celui qui élabore des avis juridiques).

al-Mustaftī : Demandeur de l’avis juridique.

Muwāda’a : Relations de paix ou sans heurts.

Nahda : Renaissance.

Qabīla : Tribu.

al-Qadā’ : La magistrature.

al-Qadā’al-Shar’ī : La magistrature traditionnelle.

Qādī : Juge.

Qâ’īda : Règle ou norme traditionnelle.

al-Ra’y : Le raisonnement individuel.

Safar : Deuxième mois du calendrier musulman.

Sharī’a : Loi islamique.

Shra’ : Religieux.

Salaf : Ancêtres.

al-Salaf al-Sālih : Les pieux ancêtres.

Sukūt : Pas de réponse.

Sīra : Vie du Prophète Muhammad.

Shūrā : Conseil de consultation.

Sunna : Traditions islamiques (les paroles, les actes et les approbations du Prophète

Muhammad).

Tajdīd : Renouveau.

Taqlīd : Imitation.

Tawfīqī : Conciliateur.

Tawhid : Unicité de Dieu.

Turāth : Patrimoine / Tradition / Héritage.

Turāth Maktūb : Héritage écrit.

al-Turāth al-’Ālamī : Le patrimoine mondial.

‘Udūl : Notaires traditionnels.

‘Ūlamā’ : Spécialistes des sciences religieuses musulmanes.

al-Umma : La communauté musulmane.

‘Urf : Coutume.

al-’Urwa al-Wutqā : L’anse solide.

Vizir : Ministre.

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xi

Remerciements

Je dédie cette thèse à mon père Lhaj Mohamed Zehiri et à ma mère Lhajja Rabia Yartaoui qui ont

été les premiers à me soutenir pour poursuivre mes études au Canada et à m’encourager à aller si

loin dans les études. Ils m’ont enseigné la droiture, le sérieux, la rigueur et l’ambition. Vos prières

et vos conseils étaient pour moi une source d’inspiration, de réflexion et de motivation pour mener à

terme cette thèse. J’ai voulu que vous soyez fiers de moi. Merci mon père, merci ma mère, merci

pour tout.

Mes plus sincères remerciements vont à ma directrice de recherche, madame Muriel Gomez-Perez.

Je n’aurai pas pu parvenir à réussir ce projet d’envergeure sans ses conseils avisés, son soutien

grandissant au fil de mon cheminement. Tout au long de cette étude, elle m’a accompagné avec

patience et générosité et elle m’a poussé à découvrir et à développer mes connaissances en histoire,

une discipline nouvelle pour moi vu ma formation académique en droit. Je tiens à la remercier pour

son professionnalisme, pour son attitude respectueuse et pour ses remarques qui m’ont fait réfléchir

aux fondements de mon questionnement.

J’adresse également une reconnaissance particulière à mon codirecteur, monsieur André Couture

qui m’a grandement aidé à se familiariser avec les concepts, les théories et les étapes de la

recherche scientifique en général et à la recherche en sciences des religions en particulier. Avec

beaucoup de franchise et de rigueur, mais aussi de bienveillance et de patience, il m’a adressé des

observations, des conseils, des recommandations et des astuces qui m’ont aidé énormément pour

réaliser cette recherche.

Un merci spécial pour l’administration de la faculté de théologie et des sciences religieuses de

l’université Laval et particulièrement à monsieur Louis Painchaud pour ses conseils et son soutien

moral et financier.

Ma reconnaissance va également à Monsieur Driss Dahak, secrétaire général du gouvernent du

Maroc qui m’a aidé beaucoup dans les premiers temps de mon terrain d’enquêtes pour être introduit

dans le milieu des des juges. Par la même occasion, je désire également remercier les juges qui ont

participé à l’étude et ont partagé leur expérience avec tant de générosité.

Je ne peux passer sous silence le soutien et l’aide de mes amis et principalement Lhadj Madior Diop

et René Baril. Je les remercie pour leurs commentaires, leurs corrections et leur soutien moral.

J’exprime toute ma gratitude à mon épouse Bouchra Kaidi pour sa disponibilité, pour ses énormes

sacrifices, pour son affection, pour ses encouragements et pour son écoute au travers de toutes les

étapes de ce projet de recherche.

Cette thèse est dédiée aussi à mes enfants Karim, Abdallah, Alae et Aya. Je les remercie pour leur

affection, leurs encouragements continuels et surtout leur patience face aux désagréments que cette

recherche a pu leur causer. Je remercie également mes frères et mes sœurs pour leur soutien moral

et pour leur écoute.

Finalement, je remercie le fonds de soutien à la réussite de la faculté de thélogie et des sciences

religieuses de l’Université Laval dispensée au cours de mes études de doctorat.

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xii

Méthode de translittération

Il s’agit dans cette thèse d’un système de translittération de caractères arabes simplifiés. Les

consonnes sont transcrites selon la table de correspondance suivante :

j ج th ث t ت b ب ā ا ’ ء

z ز r ر dh ذ d د kh خ h ح

z ظ t ط d ض s ص sh ش s س

l ل k ك q ق f ف gh غ ‘ ع

ī ي ū و h ه n ن m م

Certains mots, comme Dahir, Makhzen, Vizir, etc., sont écrits dans leur forme francisée.

Concernant le lexique arabe, le lecteur trouvera un glossaire au début de la thèse.

Les dahirs et les passages repris de l’arabe sont la traduction de l’auteur.

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1

Introduction

Un des sujets les plus préoccupants au Maroc ces dernières années, en lien avec la justice,

est celui de la réforme de la magistrature. Cette question a fait couler beaucoup d’encre et a

d’ailleurs été soulevée tant par les observateurs et les juristes marocains1 que par le roi

Mohammed VI. En effet, les juristes marocains ont toujours mis l’accent sur la nécessité de

réformer la justice marocaine dans l’optique d’une meilleure prise en charge des

justiciables et de l’instauration d’un état de droit. À cet effet, des rencontres, des séminaires

et des colloques sont organisés pour sensibiliser l’opinion publique ainsi que les autorités.

Essentiellement, ces débats portaient sur l’évolution du système judiciaire au Maroc et son

adaptation aux nouvelles circonsatences nationales et internationales.

Par ailleurs, depuis son arrivée au trône en 1999, le roi a multiplié les discours pour appeler

à la réforme et à la modernisation de la justice marocaine. Le 1er

mars 2002, il a prononcé

une allocution au Conseil Supérieur de la Magistrature pour mobiliser les magistrats autour

de cette réforme. Le 21 août 2009, dans son allocution destinée à la nation, le roi a défini

les axes majeurs du grand projet de réforme de la justice au Maroc. À travers tous ses

discours, le roi a souvent insisté sur une justice forte et indépendante, capable de prendre en

compte les préoccupations du peuple marocain.

Les développements notés lors du printemps arabe ont poussé les autorités marocaines à

entreprendre le programme de la réforme de la justice plus tôt que prévu2. Après plusieurs

manifestations, le roi Mohammed VI, dans un discours le 9 mars 2011, a soumis le projet

d’élaboration d’une nouvelle constitution pour accorder beaucoup plus de liberté

d’expression et de justice sociale et a émis l’idée d’instaurer un état de droit dans lequel la

1 Mohamed Laâbid, « Colloque juridique à Laâyoune : les modes alternatifs suscitent le débat chez les magistrats »,

Aujourd'hui le Maroc, 08 novembre 2007.

http://www.maghress.com/fr/aujourdhui/57865 (page consultée le 15 août 2012).

Benhamed Mohammadi, « CINQUANTENAIRE DE LA COUR SUPRÊME : la réforme de la justice en marche », La

Gazette du Maroc, 1er décembre 2007.

http://www.lagazettedumaroc.com/articles.php?id_artl=15382 (page consultée le 15 août 2012).

Abdullah Stouky, «Injuste justice ! », L’observateur du Maroc, 16 septembre 2009.

http://www.maghress.com/fr/lobservateur/2076 (page consultée le 15 août 2012).

Faiçal Faquihi, « Les « juges du monde » à Marrakech », L’Économiste, 13 octobre 2009.

http://www.maghress.com/fr/leconomiste/96041 (page consultée le 15 août 2012). 2 Pour plus d’informations sur la question du printemps arabe au Maroc, voir : Fouad Abdelmoumni, « Le Maroc et le

printemps arabe », Pouvoirs, n° 145, 2013, p. 123-140.

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justice devrait être érigée au rang de pouvoir indépendant3. Le 30 juillet 2012, dans un

discours adressé à la nation, le roi Mohammed VI a confirmé que la justice est en tête de

ses chantiers de réformes. À cet égard, il précisa :

Étant donné que la nouvelle Constitution place la réforme de la justice au cœur

de son dispositif, les conditions sont désormais réunies pour assurer le succès

de ce grand chantier. Nous attendons donc de la Haute Instance pour la

Réforme de la Justice qu’elle travaille en toute indépendance, et selon une

approche participative ouverte, pour mettre au point dans les meilleurs délais,

des recommandations pratiques et concrètes, accompagnées des mécanismes et

des dispositifs de mise en œuvre4.

Le nouveau gouvernement cherchant à mettre en application les recommandations du roi a

entrepris un dialogue national sur la réforme de la justice au Maroc. Les enjeux et les

finalités de ce dialogue avaient trait à mette en place un état de droit et à promouvoir le

secteur de la justice et le statut de la magistrature. Il reste qu’en dépit de ces discours

officiels, certains défenseurs des droits de l’homme réclament d’ailleurs davantage de

liberté et de justice et dans l’esprit de plusieurs spécialistes, le statu quo prévaut et la

situation reste la même5.

En dépit de ces considérations actuelles, notons que la volonté de réformer la justice

marocaine s’inscrit dans la durée, alors que peu de recherches6 ont été menées sur la façon

dont a évolué la fonction de juge au Maroc entre 1894 et 1974. Ce faisant, en abordant cette

étude, nous proposons une histoire de l’institution du juge au Maroc en analysant la

manière dont cette institution a pu concilier tradition et modernité et ce à travers l’étude des

dahirs. Notre recherche n’est donc pas l’étude des rapports entre autorité politique et juge ni

celle des relations entre juges et citoyens et n’a pas suivi une stricte chronologie linéaire de

l’évolution de la justice au Maroc. Il s’est agi, plus préciséement, de comprendre comment

3 Pour plus d’informations, consulter : Bertrand Mathieu, « L’émergence du pouvoir judiciaire dans la constitution

marocaine de 2011 », Pouvoirs, n°145, 2013, p. 47-58. 4 http://www.bladi.net/discours-du-roi-mohammed-vi-du-30-juillet-2012.html (page consultée le 11 octobre 2012). 5 Rapport annuel sur la situation des droits humains au Maroc en 2012. Voir : http://www.amdh.org.ma/fr/rapports-

annuels/declaration-presse (page consultée le 10 octobre 2013). Pour des questions portant sur l’évolution des droits de

l’homme au Maroc, voir : Frédéric Vairel, « Le Maroc des années de plomb : équité et réconciliation? », Politique

africaine, n° 96, 2004, p. 181-195. 6 Voir plus bas l’état de la question.

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le juge, pilier central et qui est au centre de l’évolution du droit7, a dû osciller entre des

contraintes d’ordre normatif et religieux, – référence aux fondements de l’islam –, et celles

d’ordre plus historiques et idéologiques en lien avec ce qu’a imposé l’ordre colonial puis,

comment après l’indépendance le juge n’a pu faire que progressivement rupture avec ce

modèle colonial.

Pour ce faire, nous avons choisi de prendre quatre périodes distinctes : la phase

précoloniale de la justice traditionnelle de 1894 à 1912 qui permet d’analyser les conditions

politiques, économiques et sociales qui ont facilité la pénétration française sur sol marocain

avant 1912 et le rôle fort et central de juge traditionnel, le qādī.; la phase coloniale de

l’imposition de la justice française de 1912 à 1956 qui permet d’analyser la politique

coloniale française et ses effets sur le système judiciaire, notamment la réduction du champ

de compétence du qādī dans la justice traditionnelle ; la phase transitoire qui tient compte

des premiers temps de l’indépendance de 1956 à 1964 ; enfin, le quatrième et dernier

moment retenu qui porte sur deux réformes fondamentales - la loi 1965 et la loi 1974 – afin

de rendre compte de deux processus distincts : d’une part, l’unification, la marocanisation

et l’arabisation de la justice et d’autre part, la nouvelle structuration du système judiciaire.

Nous nous sommes ainsi intéressé à ces périodes qui renferment des transformations

majeures pour l’institution de juge au Maroc et durant lesquelles certains dahirs importants

ont été promulgués et ont conduit à des réformes juridiques et judiciaires majeures dans un

contexte politique, économique et social très mouvant.

Bien que conscients de la littérature abondante sur l’anthropologie de l’islam et du

sécularisme ainsi que sur l’anthropologie du droit musulman et du pluralisme juridique

7 Les juristes musulmans des quatre écoles juridiques (hanafite, hanbalite, shaféite et malikite) reconnaissent, à

l’unanimité, son rôle axial tout comme les sources de la loi islamique. La formation des principaux rites du droit

musulman couvre les 2eH / IXe siècle et 3eH /Xe siècle au cours desquels ont évolué les dynasties umayyade et abbasside.

C’est une période qui se justifiait surtout par des besoins nouveaux et par les sujets d’actualité qui découlaient de

l’expansion du monde musulman et de l’influence des diverses philosophies et des cultures étrangères. Durant l’époque de

la dynastie umayyade, il y avait un manque de règles strictes pour organiser et authentifier les avis juridiques. À cette

époque, seul, le calife assumait la direction en matière de jurisprudence islamique, ce qui a favorisé l’anarchie surtout

dans les régions les plus éloignées. Dans ce contexte politique et religieux très agité, les quatre écoles – hanafite, malékite,

shaféite et hanbalite – sont nées et ont su répondre aux questions et aux préoccupations du monde musulman. Il est

essentiel de noter qu’au cours des périodes umayyade et abbaside, les échanges en matière de droit musulman (fiqh) et les

discussions entre les juristes et leurs étudiants se déroulaient de manière libre et fréquente. Par contre, c’est vers la fin de

la dynastie abbasside que le fiqh se formalisa et fut systématisé. Ce sont des écoles qui restent jusqu’à présent vivantes et

qui se partagent toute l’étendue de l’Islam sunnite. L’école hanafite se réclame du juriste Abu Hanīfa, l’école malikite de

Mālik Ibn Anas, la troisième se réclame de l’imam Shāfi’ī et la dernière doit son nom à Ibn Hanbal.

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moyen-oriental, nous avons préféré circonscrire nos lectures selon deux avenues pour

répondre à notre notre démarche qui a été double : celle de revisiter la littérature portant sur

la politique coloniale française au Maghreb, plus particulièrement au Maroc et celle portant

sur l’histoire du droit musulman et de l’évolution de la magistrature au Maroc. L’étude des

travaux sur l’histoire du Maroc a permis d’avoir un aperçu global de la politique coloniale

française au Maroc et du nationalisme marocain. Ces travaux ont permis de comprendre les

pratiques coloniales dans le domaine juridique et judiciaire ainsi que les réactions du peuple

marocain face à la colonisation française. Afin de pouvoir repérer les changements

intervenus au sein de l’institution du juge, il a fallu consulter et confronter le contenu des

écrits sur la magistrature musulmane qui relèvent davantage du normatif avec celui des

travaux portant sur le droit et la magistrature au Maroc écrits pas des auteurs

contemporains, plus enclins à se détacher du normatif. Tous ces éléments ont été utiles pour

mieux saisir le contexte historique dans lequel l’organisation judiciaire a évolué et pour

appréhender l’impact de ce contexte sur le choix et la formation du juge marocain et sur

l’application du droit musulman.

Les études sur la politique coloniale française sont nombreuses et permettent de situer notre

sujet dans un large cadre contextuel. Nous avons consulté tant des auteurs représentant

l’historiographie coloniale8 que des auteurs contemporains qui insistent sur la volonté

française d’expansion ainsi que sur les diverses façons dont l’impérialisme français s’est

développé9. Cependant, deux auteurs ont mis davantage l’accent sur l’expansion française

et le débat qu’elle a suscité. Il s’agit de Denise Bouche (1990) et Pierre Pluchon (1991). En

effet, dans leurs ouvrages respectifs, ils reviennent sur les débats portant sur l’expansion

coloniale française et surtout sur les oppositions qui se manifestèrent dans la presse et dans

8 Henri Blet, Histoire de la colonisation française : l’œuvre coloniale de la Troisième République, Grenoble, Arthaud,

1950 ; Henri Brunschwig, La colonisation française, Paris, Calmann-Lévy, 1949 ; Maurice Besson, Histoire des colonies

françaises, Paris, Ancienne Librairie Furne, 1931 9 Barnett Singer et John W. Langdon, Cultured Force: Makers and Defenders of the French Colonial Empire, Madison,

University of Wisconsin Press, 2004 ; Selma Lazraq, La France et le retour de Mohammed V, Paris, L’Harmattan, 2003 ;

Robert Aldrich, Greater France : a History of French Overseas Expansion, New York, St. Martin’s Press, 1996 ; Pierre

Pluchon, Histoire de la colonisation française, Paris, Fayard, 1991 ; Barnett Singer, « An Interpretation of the French

Imperialism », Journal of Contemporary History, vol. 26, no 1, 1991, p. 131-157 ; Denise Bouche, Histoire de la

colonisation française, Paris, Fayard, 1990 ; Georges Oved, La gauche française et le nationalisme marocain (1905-

1955), Paris, L’Harmattan, 1984 ; Raoul Girardet, L’idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, Table ronde, 1972 ;

James J. Cooke, « The Soldier and the Politician in the Penetration of Morocco, 1904-1906 », Military Affairs, vol. 36, no

1, 1972, p. 14-18.

Page 17: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

5

les assemblées. La connaissance de l’ensemble de ces débats est incontournable pour mieux

comprendre la politique coloniale française au Maroc.

Girardet, quant à lui, aborde tant la volonté relativement cohérente de l’expansion française

que l’exégèse des textes de doctrinaires et des controverses des théoriciens, tant les

justifications et les structures stratégiques du débat sur la politique coloniale que l’étude

d’un mouvement de pensée10

. Il cite, à titre d’exemple, l'impulsion donnée par des marins

soucieux d’établir des points d’escale et par des missionnaires catholiques désireux

d'assurer le plus grand succès possible à leur œuvre d'évangélisation11

.

D’autres auteurs limitent la question de l’histoire coloniale française au Maghreb. Ils

abordent les facteurs sociaux, économiques et parfois culturels qui ont aidé la France à

coloniser l’Algérie, la Tunisie et le Maroc. Ils analysent aussi les transformations dans ces

trois sociétés colonisées en mettant l’accent sur les changements politiques et culturels sans

faire état des évolutions en matière juridique12

. Katan Bensamoun, tout en s’inscrivant dans

la lignée des auteurs précédemment cités, fait une étude plus exhaustive de la situation.

Dans son ouvrage, il présente divers aspects de l’histoire du Maghreb, comme la période

qui précède l’arrivée des Français, l’établissement de la France et sa politique d’expansion

de même qu’en Afrique du nord colonisée. Certaines sections de cet ouvrage traitent

d’aspects propres au contexte marocain. L’auteur analyse les facteurs sociaux, économiques

et parfois culturels qui ont aidé la France à coloniser l’Algérie, la Tunisie et le Maroc. Par

contre, l’auteur passe sous silence les réformes juridiques et judiciaires instaurées au

Maghreb par les autorités coloniales françaises.

Par ailleurs, la plupart des historiens se basent sur le fait que le Maroc croulait sous les

dettes contractées à la suite d’emprunts qui s’étaient accumulés d’année en année avec un

taux d’intérêt fort élevé, pour expliquer le début de la colonisation française au Maroc

10 Raoul Girardet, op. cit., 1972, p. VIII. 11 Raoul Girardet, op. cit., 1972, p. 24-42. 12 Katan Yvette Bensamoun, Le Maghreb : de l’empire ottoman à la colonisation française, Paris, Belin, 2007 ; Martin

Thomas, « France’s North African Crisis, 1945-1955 : Cold War and Colonial Imperative », Journal Compilation, the

Historical Association and Blackwell Publishing, Oxford, 2007, p. 207-234 ; Daniel Rivet, Le Maghreb à l’épreuve de la

colonisation, Paris, Hachette Littératures, 2002 ; Jamil M. Abu-Nasr, A History of the Maghrib, Cambridge University

Press, 1971.

Page 18: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

6

(l’instauration d’un « Protectorat financier » sur le pays), dans la mesure où c’était la

France qui effectuait les prêts bancaires13

. Les auteurs montrent que le gouvernement

français a déclenché un mécanisme de sujétion par lequel le remboursement de prêts

impliquait des conditions financières, et donc politiques, contraignantes. À cet égard,

Arthur Conte et Selma Lazraq analysent clairement les préparatifs de la France pour

coloniser le Maroc14

.

Plusieurs auteurs analysent la crise interne que traverse le Maroc avant le Protectorat pour

démontrer que cela est un facteur politique qui explique la colonisation française au Maroc.

Des écrits publiés sous la colonisation soulignent que cette crise est le résultat à la fois de

l’irrégularité de l’intronisation de Moulay Abdelaziz15

, mais aussi de sa politique

réformatrice16

, et finalement de l’exaspération de l’opinion publique devant l’accélération

de la pénétration européenne17

. Dans les années 1960, dans son ouvrage, Histoire du

Maroc, Jean Brignon réétudie en profondeur cette crise marocaine : il la présente comme

une crise intérieure en la qualifiant de crise dynastique18

en montrant qu’elle est aussi

d’ordre diplomatique avant le début du protectorat en 1912.

Par ailleurs, certains auteurs ont mis l’accent sur le principe de l’internationalisation du

Maroc19

et sur le volet diplomatique de la politique française20

au moment de l’occupation

de l’Algérie. D’un côté, l’Angleterre, étant une puissance étrangère ayant des intérêts au

Maroc, paraissait favorable aux réformes prévues par Moulay Abdelaziz tant qu’elles ne

13 Marvine Howe, Morocco: the Islamist Awakening and other Challenges, New York, Oxford, Oxford University Press,

2005 ; Rémi Baudoui, « La prévention dans les politiques d’aménagement : le cas du Protectorat français au Maroc »,

Vingtième siècle revue d’histoire, no 64, 1999, p. 83-89 ; Denise Bouche. op. cit., 1990 ; Jean Brignon, Histoire du Maroc,

Paris, Librairie Nationale, 1967 ; Henri Cambon, Histoire du Maroc, Paris, Hachette, 1952 ; Eugène Aubin, Le Maroc

d’aujourd’hui, Paris, Armand Colin, 1904. 14 Conte Arthur, L’épopée coloniale de la France, Paris, Plon, 1992, p. 380 ; Selma Lazraq, op. cit, 2003, p. 24-29. 15 Eugène Aubin, op. cit., 1904, p. 144-145. 16 Le jeune sultan manifesta très vite la volonté de restructurer le Makhzen, de délimiter les compétences des différents

vizirats et de rendre plus régulière la consultation des notables (convocation d'une assemblée à Rabat dès 1901). Il

poursuivit la modernisation de l’armée et relança l'assainissement de la monnaie. Il s'efforça aussi et surtout de réactiver,

en le remodelant, le projet de généralisation de l’impôt élaboré par Moulay Hassan et expérimenté sans grand succès dans

une partie de la Chaouïa et des Doukkala. Henri Cambon, op. cit., 1952, p. 107. 17 Eugène Aubin, op. cit., 1904, p. 254-255. 18 Jean Brignon, op. cit., 1967, p. 322. 19 Le Maroc devenait une affaire internationale. 20 Gilles Lapouge, «Le régime international du Maroc depuis la fin du XIXe siècle», Le monde diplomatique, no 86, 2006,

p. 8-13 ; Selma Lazraq, op. cit., 2003 ; Gabriel De Broglie, « Français et Anglais au XIXe siècle », Revue d’histoire

diplomatique, no 1, 1997, p. 97-104 ; Taslim O. Elias, The International Court of Justice and Some Contemporary

problems: essays on international law, Boston, M. Nijhoff Publishers ; Hingham, MA, distributors for the U.S. and

Canada, Kluwer Boston, 1983 ; Henri Blet, op. cit., 1950 ; Maurice Besson, op. cit, 1931.

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gênaient pas les intérêts de son commerce. Aussi, l’Angleterre, inquiète de voir les

missions étrangères se multiplier au Maroc, provoqua une conférence internationale en

1880 à Madrid. Gilles Lapouge affirme que le principe de l’internationalisation du Maroc

est explicitement admis21

. Cependant, vu ses intérêts stratégiques, la France ne veut pas

voir à côté d’elle un état musulman stable et fort. Les auteurs insistent en effet sur le fait

que le dossier change alors de nature : d’économique, il devient proprement politique car la

France défendait sa politique coloniale au Maghreb en plaidant que tout événement se

produisant au Maroc pouvait avoir des répercussions en Algérie.

D’autres auteurs insistent davantage sur les débats déclenchés en France au sujet de la

manière la plus appropriée de résoudre la question marocaine22

. Les auteurs montrent que le

parlement français était traversé par un courant qui s’opposait vivement à toute politique

d’annexion23

. Dans ce contexte, deux conceptions s’opposaient. Fallait-il gagner le sultan

pour avoir les tribus, ou bien, soulever ces dernières pour réduire le sultan?24

. Le

gouvernement français opta pour la première solution, considérant que le rôle du sultan

était considérable tant sur le plan spirituel que temporel25

et qu’il était considéré, au plan

international, comme le représentant unique et légitime d’un État indépendant. La nouvelle

administration a débuté par la réforme des institutions civiles, y compris celle des juges au

Maroc, mais en suivant les coutumes et les libertés déjà instaurées dans ce pays.

Après ce survol de la littérature sur la politique coloniale française, nous allons à présent,

dans les lignes qui suivent, aborder la littérature qui a pour objet l’histoire de la

magistrature et de la fonction de juge. Il est à noter que la majorité des auteurs plus

normatifs expliquent ce que la magistrature devrait être et non ce qu’elle a été. Ils

examinent aussi la fonction de juge et les critères d’aptitude. Nous citons à titre d’exemple

les ouvrages les plus réputés, à savoir : Bidāyat al-mujtahid wa nihāyat al-muqtasid d’Ibn

21 Gilles Lapouge, op. cit., 2006, p. 8. 22 Marvine Howe, op. cit., 2005 ; Frédéric Le Moal, « Diplomates et diplomatie entre 1900 et 1914 », Revue d’histoire

diplomatique, no 4, 2000, p. 289-330 ; Denise Bouche, op. cit., 1990 ; M. Thobie, C. Coquery-Vidrovitch, et C-R. Ageron,

Histoire de la France coloniale 1914-1990, Paris, Armand Colin, 1990 ; Robert David Anderson, France, 1870-1914:

politics and society, London, Routledge & Kegan Paul, 1984. 23 M. Thobie, C. Coquery-Vidrovitch, et C.R. Ageron, op. cit., 1990, p. 16-19. 24 Germain Ayache, Études d'histoire marocaine, Rabat, SMER, 1983, p. 23. 25 Georges Oved, op. cit., 1984 ; Charles-André, Julien. Le Maroc face aux impérialismes, 1415-1956, Paris, Éditions J.

A., 1978.

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8

Rushd (1204) et Tabsirat al-hukkām fī usūl al-aqdiyya wa manāhij al-hukkām d’Ibn Farhūn

al-Mālikī26

(m. en 1397). Nous mettons l’accent sur Ibn Rushd27

parce qu’il était un grand

juge en Andalousie reconnu dans le monde musulman et surtout au Maroc. C’était une

personnalité intellectuelle éminente qui avait une grande autorité sur le plan juridique et

religieux. Il a aussi écrit des ouvrages sur le droit et la magistrature musulmane. Ainsi tout

le long du chapitre sur la magistrature de son ouvrage Bidāyat al-mujtahid wa nihāyat al-

muqtasid, Ibn Rushd fait le lien entre la fonction de juge et les préceptes de la Sharī‘a.

C’est aussi de cette façon qu’il relie les conditions d’aptitude à la fonction de juge à la

religion musulmane, en se basant sur les avis des juristes musulmans classiques tels que

Mālik28

, Abū Hanīfa29

et al-Shāfi‘ī30

et il mentionne un ensemble de conditions et de

26 Burhān al-dīn Ibrāhīm b. ‘Alī al-Ya‘marī, juriste mālikite, naquit vers 760/1358 à Médine dans une famille d’érudits

originaire d’Andalousie ; après des voyages en Égypte et en Syrie, il fut désigné pour le Kadā’ de Médine en 793/ 1390 et

passe pour y avoir fait revivre le rite mālikite. Il mourut en 799/1397. Des huit ouvrages (trois inachevés) qui lui sont

attribués par Ahmad Bābā, cinq ont survécu, dont deux ont été imprimés:

1. al-Dībādj al-mudhhab fī ma‘rifat a‘yān ‘ulamā’ al-mudhhab (imprimé à diverses reprises ; l’édition la plus connue est

celle qui accompagne le Nayl al-ibtihādj ’Ahmad Bābā, Caire 1351/1932) ; ce dictionnaire biographique des savants

mālikites contient 630 rubriques et constitue une source capitale en ce qui concerne le mouvement intellectuel en Espagne

et en Afrique du Nord jusqu’à l’époque de l’auteur, en même temps qu’il fournit un grand nombre de renseignements

divers. Il est également intéressant en ce qu’il comporte une introduction renfermant une apologie du rite mālikite, une

biographie de Mālik lui-même, et qu’il se termine par une nomenclature des ouvrages auxquels Ibn Farhūn a eu recours

pour composer le Dībādj. Cet ouvrage est à l’origine de nombreux suppléments et abrégés dont le plus connu est le Nayl

al-ibtihādj.

2. Tabsirat al-hukkām fī usūl al-aqdiyya wa manāhij al-hukkām (imprimé en marge du Fath al-‘alī al-mālik de

Muhammad Ahmad ‘Illīsh, 2 vol., Caire 1937) est une sorte de manuel à l’usage des qādīs contenant des détails de

procédure, des règles de preuve, etc ; il manifeste une certaine indépendance d’esprit lorsque, par exemple (II, 142 sq.), il

essaie de justifier l’attribution au qādī de certaines compétences appartenant en théorie au sāhib al-mazālim, au sāhib al-

shurta, etc. J.F.P. Hopkins, « Ibn Farhūn » Encyclopédie de l’islam, 2e éd., vol. III, Leiden, E.J. Brill, 1960, p. 786. 27 Abu al-Walīd Muhammad Ibn Rushd, dit Averroès, naquit à Cordoue en 520/1126 et mourut à Marrakech en 595/1198.

Il appartient à une famille respectée d’hommes de religion et de juristes. Son grand-père, le plus célèbre de la lignée,

grand cadi de Cordoue, était à la tête d’une hiérarchie de magistrats, de desservants de mosquée et de prédicateurs.

Averroès qādī (juge) a suivi la tradition familiale, mais il l’a étendue à d’autres fonctions et d’autres activités. La

formation initiale commence par l’étude, par cœur, du Coran, à laquelle s’ajoutent la grammaire, la poésie, des rudiments

de calcul et l’apprentissage de l’écriture. Averroès étudie avec son père, le hadith, la Tradition relative aux actes, paroles

et attitudes du Prophète et le fiqh, droit au sens musulman, selon lequel le religieux et le juridique ne se dissocient pas. Les

sciences et la philosophie ne sont étudiées qu’après une bonne formation religieuse. Averroès élargit l’activité

intellectuelle de son milieu familial en s’intéressant aux sciences profanes : physique, astronomie, médecine. À l’issue de

sa formation, c’est un homme de religion féru de savoirs antiques et curieux de connaître la nature. Qādī à Séville, grand

qādī à Cordoue, il suit la carrière de ses ascendants. En outre, il écrit des livres de droit dont le plus connu est Bidāyat al-

mujtahid wa nihāyat al-muqtasid. Pour avoir plus d’informations sur la biographie d’Ibn Rushd, voir Roger Arnaldez,

« Ibn Rushd » Encyclopédie de l’islam, 2e éd., vol. III, Leiden, E.J. Brill, 1960, p. 934-944. 28 Abou 'Abdillâh Mâlik Ibn Anas Ibn Mâlik Ibn Abî 'آmir Ibn 'Amr Ibn Ghaymân Ibn Khathîl Ibn 'Amr Ibn Al-Hârith. Il

est appelé l'imam de Médine. Mâlik naquit en 702 à Dhû Al-Marwah, un oasis dans le désert au nord de Médine et gagnait

sa vie en fabriquant des arcs. Il vécut ensuite à Al-'Aqîq, une vallée dans les alentours de Médine, puis s'installa à Médine.

Mâlik mémorisa le Coran, puis apprit les hadîths prophétiques, les verdicts religieux (Fatâwâ) des compagnons, le Fiqh

de l'opinion et s'initia à la réfutation des courants déviants. 'Abd Ar-Rahmân Ibn Hurmuz Al-A'raj est parmi ses maîtres

les plus saillants. Le plus célèbre ouvrage composé par l'Imâm de Médine, c'est al-Mouwatta’. Il s'agit d'un ouvrage

compilant des éléments de la Sunna, ainsi que certaines opinions juridiques émises par les nobles compagnons, les

Successeurs et autres savants parmi les pieux prédécesseurs. Il décéda à Médine en 788. Voir : Joseph Schacht, « Mālik b.

Anas », Encyclopédie de l’islam, 2e éd., vol. VI, Leiden, E.J. Brill, 1960, p. 247. 29 Abu Hanīfa (703-767). Son nom réel est Nu‘mān Ibn Thābit. Il est né en l’an 702, à Kūfa, en Iraq. Son père Thābit était

un commerçant de soie, d’origine persane. Ses parents lui a légué l’islam. Le futur Imam a commencé ses études dans les

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9

critères que le juge doit posséder afin d'être en mesure d'accomplir sa mission de manière

adéquate. Ainsi Ibn Rushd écrit à ce sujet : « les critères que doit avoir un juge sont : la

liberté, l’islam, la puberté, la raison, la droiture et être du sexe masculin »31

. Ces mêmes

critères d’aptitude seront repris par d’Abū al-Hassan al-Māwardī32

dans son ouvrage al-

Ahkām al-sultāniyya.

En ce qui concerne le critère de la puberté, tous les juristes musulmans reconnaissent

qu’elle constitue une condition essentielle à la fonction de juge. L’impubère n’est pas

responsable de ses actes. Ses dires ne font pas foi contre lui-même. À plus forte raison, « il

n’y aurait aucune valeur à accorder à une décision qu’il rendrait contre des tiers »33

. Cela

signifie qu’il n’est pas permis de désigner un enfant au poste de juge et que si cela arrive,

domaines de la philosophie et de la théologie connues sous le nom de ‘Ilm al kalām. À une époque indéterminée, il a

abandonné ces disciplines et il s’est lancé dans l’étude de la tradition et du Fiqh. La ville de Kūfa était un centre actif de

débats. Abu Hanīfa a choisi pour maître principal Hammād Ibn Zayd qui était parmi les grands savants du Hadīth de son

temps. En 737, Abu Hanīfa a acquis la maturité pour enseigner mais il a préféré rester auprès de son maître jusqu’au décès

de ce dernier en 742. Il a alors pris la charge d’enseignant tout à fait moderne dans sa méthode puisqu’il laissait à ses

élèves le temps d’échanger et de discuter une question avant d’en faire la synthèse. Ses biographes racontent ses

contestations avec le pouvoir. Il est mort en 757. Joseph Schacht, « Abu Hanīfa » Encyclopédie de l’islam, 2e éd., vol. I,

Leiden, E.J. Brill, 1960, p. 320. 30 Abu 'Abdillâh Muhammad Ibn Idrîss Ibn Al-Abbâs Ibn Othmân Ibn Châfi' Ibn As-Sâib Ibn 'Abîd Ibn Yazîd Ibn Hâchim

Ibn Al-Mouttalib, Ibn 'Abd Manâf. Il est né en 772 à Gaza en Palestine. Son père est mort avant que Muhammad ne le

connaisse, et il le laissa donc à sa mère, qui était une femme appartenant à la tribu des Azd. Sa mère l'a emmené avec elle

à la Mecque alors qu’il n’avait que deux ans. Il apprit le Coran par cœur à la Mecque étant encore un jeune enfant, puis il

se mit à étudier la langue arabe, la littérature et la poésie avec ardeur, jusqu'à devenir une référence dans ces trois

matières. Il quitta la Mecque pour rejoindre la tribu des Banî Hudhayl, avec qui il resta plus de 17 ans, car elle était la

tribu la plus éloquente de toute l'Arabie. Il apprit d'eux l'éloquence de la langue et sa force. Parmi ses livres : al-Oum (La

mère) et al-Risâla (les fondements du droit musulman). Il est considéré comme le fondateur de l’école juridique sunnite

shaféite. Il s'est éteint en 826. 31 Ibn Rushd al-Qurtubī al-Andalusī, Bidāyat al-mujtahid wa nihāyat al-muqtasid, Beyrouth, Dār al-Fikr, vol. 1, 1204 de

l’ère chrétienne, p. 344. E. Chaumont, « al-Shāfi‘ī » Encyclopédie de l’islam, 2e éd., vol. I, Leiden, E.J. Brill, 1960. 32 Abū al-Hassan ‘Alī b. Muhammad b. Habīb, fakīh shāfi‘ite, né à Basra en 364/974, m. à Baghdād le 30 rabī‘ I 450/27

mai 1058, âgé de 86 ans. Après avoir terminé ses études à Basra et à Baghdād, il fut professeur. La renommée qu’il acquit

grâce à l’étendue et à la variété de ses connaissances, attira sur lui l’attention des autorités: il fut nommé Kādī et remplit

ces fonctions dans diverses villes, en particulier à Ustuwā, près de Nīsābūr, avant d’en être chargé à Baghdād même. En

429/1038, le surnom honorifique ( lakab) d’akdā l-Kudāt ou kādī par excellence lui fut attribué en dépit des consultations

de juristes célèbres comme al-Tabarī qui déniaient la légalité de ce titre. Il fut en outre choisi à quatre reprises par le calife

al-Kā’im (422-67/1031-74) pour remplir des missions diplomatiques en 422/1031, 428/1042-3 et 435. Des anecdotes

prouvent que son rang et son immense culture ne lui enlevaient rien de sa modestie et qu’il n’était pas dénué d’esprit d’à-

propos. Il avait joui d’ailleurs d’une haute considération auprès du précédent calife al-Kādir (381-422/991-1031) qui

s’était servi de lui non seulement au cours de ses négociations avec les Būyides qui régnaient alors au ‘Irāq ( al- Māwardī

fut donc le contemporain de deux califes connus pour leur politique pro-sunnite), mais également pour restaurer le

Sunnisme, d’où la rédaction de manuels représentant les doctrines de chacune des quatre écoles orthodoxes.

En ce qui concerne les œuvres ’al- Māwardi, nous citons à titre d’exemple : Tafsīr al-Kurān ; Kitāb al-Hāwī al-kabīr fī l-

furū‘ sur le droit de l’Imām al-Shāfī‘ī, dont les différentes parties (plus de trente), se trouvent dispersées en Orient et en

Occident ; Kitāb al-Ahkām al-Sultāniyya , traduit notamment par Fagnan (Alger 1915 ; rééd. Paris 1982) sous le titre de

Traité des statuts gouvernementaux ou Constitutiones politicae ; c’est ce livre qui a fait connaître al- Māwardī en

Occident, et il est considéré comme l’ouvrage de droit public par excellence ; Kitāb Kawānīn al-wizāra wa-siyāsat al-

mulk , sur l’adab du vizir (ms. à Vienne) ; etc. C. Brockelmann, « al-Māwardī », Encyclopédie de l’islam, 2e éd., vol. III,

Leiden, E.J. Brill, 1960, p. 859-860. 33 Abu al-Hasan, al-Māwardī. al-Ahkām al-sultāniyya, Beyrouth, Dār al-kitāb al-’arabī, 1994, p. 130.

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son jugement n’est pas valide et n’est pas applicable. L’enfant n’est pas responsable en

droit parce que sa raison n’est pas mûre, ni le fou parce que sa raison est déficiente.

Concernant le critère de la raison, il est essentiel de noter que la justice n’a pas seulement

besoin de la maturité de la raison après celle du corps, mais elle a aussi besoin d’un surcroît

de sagesse et de clairvoyance. Le juge ne doit pas nécessairement être avancé en âge, mais

ce qui est requis, c’est qu’il réunisse les conditions dont il faut tenir compte pour qu’il

devienne responsable après sa maturité, même s’il a un jeune âge. Toutefois, l’âge avancé

entre dans le cadre de la dignité et de l’air imposant, ce que les savants ont jugé préférable

chez un juge. Aussi, les juristes reconnaissent, à l’unanimité, que la raison est une qualité

nécessaire34

. À cet effet, une personne qui occupe le poste de juge doit avoir la raison saine.

Il n’est pas permis de désigner un fou, un dément ou quelqu’un qui a perdu sa lucidité à

cause de son âge avancé ou d’une maladie, par analogie avec l’enfant. Si l’une de ces

personnes est désignée juge, son jugement n’est pas valide et ne doit pas être exécuté.

À propos du critère de la liberté, il n’est donc pas permis de désigner au poste de juge, celui

qui a été partiellement esclave comme par exemple un esclave qui a déjà payé une partie du

prix de son affranchissement mais qui n’est pas encore complètement libre, et encore moins

l’esclave au sens propre du terme. Si jamais il arrive qu'on lui donne cette charge, son

jugement ne sera pas valide et ne doit pas être exécuté parce que l’esclave n’est pas

responsable de sa propre personne et a fortiori ne peut être responsable d’autrui. Pour

devenir juge, al-Māwardī met l’accent sur la qualité d’homme libre car l’amoindrissement

chez l’esclave du pouvoir de se régir lui-même ne permet pas qu’il soit investi d’une

autorité à exercer sur d’autres. Son état de servitude, qui entraîne l’irrecevabilité du

témoignage, doit à plus forte raison empêcher le caractère efficient d’un jugement et

l’attribution de la qualité de fonctionnaire35

. Par-dessus tout, l’esclave est la propriété de

son maître et n’a pas la possession de ses biens qui, tous, appartiennent à celui-ci. En outre,

il ne faut pas oublier que la justice comporte une valeur considérable, une inviolabilité et

une haute dignité afin de dissuader les auteurs de risques ainsi que les faussaires. Il n’y a

34 Abu al-Hasan, al-Māwardī. al-Ahkām al-sultāniyya, Beyrouth, Dār al-kitāb al-’arabī, 1994, p. 130.. 35 Ibidem.

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pas de doute que ces qualités font défaut chez l’esclave. Tel est l’avis de la grande majorité

des juristes musulmans.

En ce qui concerne la condition de l’appartenance à l’islam, il n’y a pas de divergences

entre les juristes musulmans sur le fait que l’appartenance à l’islam soit une condition

requise pour exercer la fonction de juge. Le candidat à cette fonction doit donc être

musulman, car la magistrature est une tutelle36

. Pour cela, il n’est pas permis de confier la

tutelle du musulman à un mécréant. De plus, l’aptitude à être juge est semblable à l’aptitude

à témoigner. Les juristes musulmans tirent argument du verset coranique suivant : « Et

jamais Allah ne donnera une voie aux mécréants contre les croyants »37

. De plus, le juge

met en pratique les lois de la Sharī‘a qui découlent de la religion musulmane. Or, la

pratique d’une religion requiert qu’on ait au préalable foi en celle-ci et que l’on ait la

crainte de Dieu qui empêche de dévier de la pratique saine de ses lois.

Enfin, la droiture est une condition essentielle pour un candidat à la magistrature. La grande

majorité des savants la prennent en considération dans toutes les désignations à des postes

de responsabilité. Selon al-Māwardī, la droiture consiste en ce qu’un homme soit véridique

dans son langage, manifestement loyal, s’abstienne de tout acte illicite, se garde du péché,

soit au-delà de tout soupçon et mérite une égale confiance soit qu’il approuve soit qu’il

s’indigne. Il se comporte, au double point de vue religieux et mondain, comme doit faire un

galant homme de son rang38

.

À partir de cette définition de la droiture ou de l’honorabilité, le juge doit être une personne

qui observe toutes les obligations et tous les piliers de l'islam, avoir beaucoup de franchise

dans son parler et être d'une intégrité évidente. Il doit éviter les péchés et être exempt de

tout soupçon, utilisant le sens de l'honneur qui sied à quelqu'un comme lui dans sa religion

et sa vie séculière. À cet égard, la majorité des juristes musulmans reconnaissent le fait

qu’il n'est pas permis de désigner un pervers comme juge parce qu'il est présumé ne pas

être porté sur la religion, or la justice est un des dépôts les plus importants. Ils tirent

36 Il s’agit d’un régime de protection judiciaire sous lequel peut être placé un majeur qui, en raison d'une altération de ses

facultés personnelles, a besoin d'être représenté d'une manière continue dans tous les actes de la vie civile. 37 Les femmes, IV, 141. Voir Abu al-Hasan, al-Māwardī. op. cit., 1994, p. 131. 38 Abu al-Hasan al-Māwardī, op cit., 1994, p. 131.

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12

argument du verset coranique suivant : « Ô vous qui avez cru! Si un pervers vous apporte

une nouvelle, voyez bien clair – de crainte – que par inadvertance vous ne portiez atteinte à

des gens et que vous ne regrettiez par la suite ce que vous avez fait »39

. Par contre, d’après

les juristes hanafites, l’honorabilité ne constitue pas une condition d’aptitude à la

magistrature sauf qu’il s’agit uniquement d’une condition de perfection dans la personnalité

de juge.

Le fait d’avoir parcouru les travaux d’auteurs normatifs sur la magistrature musulmane a

permis d’avoir une idée précise sur les qualités requises pour la fonction de juge.

Attachons-nous maintenant à visiter la production des auteurs qui se détachent de ces

considérations d’ordre normatif pour mieux appréhender historiquement l’évolution du

droit musulman et de la fonction de juge.

L’étude de la magistrature musulmane nous a amené à consulter des écrits d’auteurs40

qui

se sont penché sur le droit musulman afin de comprendre son évolution et son application

dans le monde arabo-musulman. Ils présentent une étude sommaire de l’évolution du droit

musulman au sein des sociétés musulmanes. Ils s’attardent peu aux transformations subies

par les populations de l’Afrique du Nord. Bousquet dégage l’importance de « voir aussi le

niveau social réel des populations musulmanes, car la valeur effective des réformes de ce

genre dépend, en réalité, de l’évolution des populations »41

.

La littérature souligne que le droit musulman a connu plusieurs évolutions au cours de son

histoire42

. À cause de la colonisation de plusieurs pays dont le Maroc, cette confrontation

entraînait rapidement l’instauration des conceptions juridiques occidentales43

. Depuis le

39Coran, Les appartements, XLIX, 6. 40

G. H. Bousquet, « Évolution juridique des populations musulmanes », L’Islam et l’Occident, 1947, p. 194-204 ; Chafik

Chehata, Études de droit musulman, Paris, Presses Universitaires de France, 1971 ; Louis Milliot, Introduction à l’étude

du droit musulman, Paris, Dalloz, 2001. 41 G. H. Bousquet, op. cit., 1947, p. 204. Voir aussi : André Poupart, Adaptation et immutabilité en droit musulman :

l’expérience marocaine, Paris, L’Harmattan, 2010; Baudouin Dupret, La charia aujourd'hui : usages de la référence au

droit islamique, Paris, La Découverte, 2012. 42

Pour plus d’informations sur l’évolution du droit musulman, voir : Wael B. Hallaq, The Formation of Islamic Law,

Aldershot, Ashgate Variorum, 2004; Haim Gerber, Islamic Law and Culture, 1600-1840, Leiden, Brill, Boston, 1999. 43 G. H. Bousquet. op. cit., 1947, p. 181 ; Chafik Chehata, op. cit., 1971, p. 27 ; Noel J. Coulson. Histoire du droit

musulman, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p. 145 ; Louis Milliot. op. cit., 2001, p. 603.

Page 25: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

13

XIXe siècle, le monde musulman était le théâtre de débats intellectuels

44 autour du rôle à

assigner au droit musulman dans le contexte de la nahda45

: soit considérer que le droit

musulman n’est pas adapté au monde contemporain marqué par la complexité, toujours

croissante, des rapports sociaux46

, soit considérer comme certains juristes, comme Allal al-

Fassi, n’hésitaient pas au contraire à proclamer la supériorité du droit musulman sur le droit

marocain d’inspiration européenne47

. Cela impliquait le rejet de toutes les réformes

inspirées de l’Occident et l’application pure et simple de la Sharī’a considérée comme

capable de convenir à tous les temps, à tous les lieux et à tous les rapports sociaux.

Dans le cadre des écrits sur l’institution de juge au Maroc, il apparaît que les auteurs48

s’accordent à subdiviser le sujet en trois grandes périodes : l’avant Protectorat, durant le

Protectorat et l’après Protectorat. Toutefois, seul Hammad al-Iraqi, dans son ouvrage La

magistrature marocaine entre hier et aujourd’hui (1975)49

, illustre clairement cette division

temporelle. Il émet l’hypothèse selon laquelle l’évolution de la magistrature marocaine

pourrait s’ordonner autour des deux axes : le premier réside dans le fait que la magistrature

marocaine d’aujourd’hui n’est similaire ni à celle des ancêtres, ni à celle des grands-

parents, ni à celle des parents qui vécurent la période de Protectorat; le second axe s’appuie

sur le fait que la connaissance des périodes historiques, des difficultés, des crises et des

changements de cette institution ont eu un impact sur la population marocaine, et

précisément sur les trois générations du XXe siècle qui ont subi l’injustice et la

marginalisation50

.

Les juristes marocains reconnaissent à l’unanimité qu’avant le Protectorat français, le droit

en vigueur au Maroc était le droit musulman selon le rite malékite. Celui-ci jouait donc le

44 Albert Hourani, Arabic Thought in the Liberal Age 1798-1939, Oxford, Paperbacks, 1970; Elizabeth Suzanne Kassab,

Contemporary Arab Thought Cultural Critique in Comparative Perspective, New York, Columbia University Press, 2009. 45 Il s’agit d’un débat entre tradition et modernité dans le mode arabo-musulman. Ce débat est détaillé dans le chapitre 1. 46 Louis Milliot, op. cit., 2001 ; Joseph Schacht, Introduction au droit musulman, Paris, Maisonneuve et Larose, 1999. 47 Mohammed Jalal Essaid, Introduction à l’étude du droit, Rabat, Collection Connaissances, 3e édition, 2000, p. 102. 48 Mohammed El Habib Fassi Fihri, L’itinéraire de la justice marocaine, Rabat, Association pour la Promotion de la

Recherche et des Études Juridiques, 1997 ; Abdellah Boudahrain, Droit judiciaire privé au Maroc, Casablanca, Société

d’édition et de diffusion Al Madaris, 3e édition, 1999 ; Nour Badraoui Drissi, Les institutions politico-administratives

marocaines et leur restructuration au début du Protectorat, thèse de doctorat, Université de Nancy II, 1993. 49 Hammad al-Iraqi, La magistrature marocaine entre hier et aujourd’hui, Casablanca, Arrachad, 1975. 50 Hammad al-Iraqi, op. cit., 1975.

Page 26: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

14

rôle de droit positif. Il n’était concurrencé que par quelques règles coutumières51

. Le qādī

(juge) devait appliquer le droit musulman d’office quel que soit la nature des litiges (statut

personnel, contrat, régime des biens, propriété foncière… etc.)52

. D’autres auteurs précisent

que ce n’est que lorsque les parties au procès étaient de confession juive ou de nationalité

étrangère, que le droit musulman s’effaçait pour laisser place au droit hébraïque ou au droit

étranger. D’ailleurs, dans ce genre de procès, le qādī musulman se déclarait incompétent.

L’affaire était soumise selon les cas soit aux tribunaux rabbiniques soit aux juridictions

consulaires53

.

Par ailleurs, les auteurs reconnaissent qu’avant le Protectorat, l’institution de juge était

l’apanage du califat, de l’Imām ou du Commandeur des croyants. d’où la promulgation

d’un ensemble d’ordonnances royales (dahir) détaillant la procédure à suivre pour choisir et

nommer des juges au Maroc54

. Al-Iraqi illustre aussi, en quelques pages, les démarches à

suivre par les sultans pour choisir et nommer les juges marocains durant la période qui

précède le Protectorat55

. La fonction du juge marocain n’était attribuée qu’à la personne

qualifiée pour appliquer le droit musulman et rendre la justice56

. À cause de l’étendue du

territoire marocain, de la croissance démographique ainsi que de la multiplicité des litiges,

il était devenu nécessaire de déléguer la fonction de juge à d’autres personnes. Les auteurs

rappellent que, pour rendre la justice, les juges marocains s’inspiraient du Coran et de la

Sunna57

en se référant à l’école de pensée juridique malékite58

. Ils soulignent aussi que les

procédures judiciaires étaient simples et le domaine d’intervention du qādī était très large et

englobait les différentes sortes de litiges et rendent compte des caractéristiques de la justice

marocaine. Ainsi, la justice du Shra’ (justice religieuse) se trouvait confiée à des juges

51

Walter Dostal, Shattering Tradition : Custom Law and the Individual in the Muslim Mediterranean, London, New

York, I. B. Tauris, 2005, p. 148-188. 52 Moussa Abboud, La condition juridique du mineur au Maroc, Rabat, La Porte, 1968 ; Hammad al-Iraqi, op. cit., 1975 ;

Nour Badraoui Drissi, op. cit., 1993 ; Mohammed El Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997 ; Mohammed Jalal Essaid, op. cit.,

2000. 53 André De Laubadère, Les réformes des pouvoirs publics au Maroc, Paris, Librairie Générale de Droit et de la

jurisprudence, 1949 ; Moussa Abboud. op. cit., 1968 ; Mohammed Jalal Essaid, op. cit., 2000. . 54 ‘Abd al-Rahmān Ibn Zaydān, al- ‘Iz wa Sawla fī Ma’ālimi Nuzum al-Dawla. Rabat, Bibliothèque du Palais Royale,

1962, p. 9-12. 55 Hammad al-Iraqi, op. cit., 1975, p. 9-14. 56 Mohammed Jalal Essaid, op. cit., 2000 ; Mohammed El Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997 ; Nour Badraoui Drissi, op. cit.,

1993 ; Émile Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire en pays d’Islam, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1938. 57

Voir glossaire. 58 Ahmed-Khalid al-Annāssirī, Al-’Istisqā, Casablanca, Dār al-Kitāb, tome 1, 1997, p. 193-194.

Page 27: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

15

religieux au prestige considérable59

. Parallèlement à la justice religieuse musulmane, il

existait également des juridictions rabbiniques indépendantes appliquant les règles de la

Halakha (juive). Il existait aussi des juridictions séculières, ou une justice répressive de

droit commun qui n’était, au fond, qu’une « justice administrative » dans son essence

comme dans ses représentants. Enfin, les institutions coutumières berbères avaient un

système fondé sur les compromis et l’arbitrage. Il y avait aussi la justice consulaire qui

donnait aux États européens et américains le droit de faire juger leurs ressortissants par

leurs propres consuls et selon leurs propres lois60

. Cette justice a été réglementée par la

signature de traités de capitulation entre le Maroc et d’autres pays (France, Angleterre,

Espagne, États Unis d’Amérique). Ces traités de capitulation eurent des effets sur

l’organisation judiciaire marocaine et principalement sur le qādi qui, auparavant, était

investi d’une juridiction globale61

.

Par ailleurs, la majorité des auteurs contemporains traitent en profondeur des réformes du

système judiciaire au Maroc à partir du début du régime du Protectorat en 191262

. Tout

d’abord, les études dans le domaine ont débuté, de façon systématique, au début des années

1940 avec les travaux de Caillé et Bousquet (1947), de De Laubadère (1949) et de Plantey

(1952). Les auteurs ne se départissent pas du contexte politique et idéologique dans lequel

ils baignent. C’est ainsi que ces derniers ont donné une justification théorique des réformes

du système judiciaire au Maroc. De Laubadère se concentre surtout sur la question des

réformes entreprises ou envisagées par les pouvoirs publics au Maroc63

. Plantey présente la

vision des Français sur l’évolution de la justice au Maroc, en affirmant que la France mène

59 Pour les attributions du qādi et sa place dans la société musulmane, voir Émile Tyan, op. cit., 1938, p. 235. 60 Avec le développement des échanges commerciaux, surtout entre le XVIIe et le XIXe siècle, les communautés

européennes étaient de plus en plus nombreuses à s’installer au Maroc. Pour résoudre dans les meilleures conditions les

litiges les mettant en cause, les puissances étrangères de l’époque s’étaient efforcées de leur procurer un certain nombre de

privilèges. C’est le régime des capitulations. 61 Mohammed Jalal Essaid, op. cit., 2000 ; Mohammed El Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997 ; Nour Badraoui Drissi, op. cit.,

1993 ; André De Laubadère, op. cit., 1949. 62 Mohammed Jalal Essaid, op. cit., 2000 ; Mohammed El Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997 ; Nour Badraoui Drissi, op. cit.,

1993 ; Omar Azziman, « Les institutions judiciaires », La grande Encyclopédie du Maroc, Rabat, vol.7, 1988, p. 149 -

172 ; William A. Hoisington, « The Berber Dahir (1930) and France’s Urban Strategy in Morocco », Journal of

Contemporary History, vol. 13, no 3, 1978, p. 433-448 ; Alain Plantey, La réforme de la justice marocaine : la justice

Makhzen et la justice berbère, Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence (LGDJ), 1952 ; André De Laubadère,

op. cit., 1949 ; G.H. Bousquet, « L’exploration juridique de l’Algérie et de l’Afrique du Nord (droit musulman) », Bulletin

des Études Arabes (BEA), 7, 1949, p. 99-105. 63 G.H. Bousquet, op. cit., 1949, p. 75.

Page 28: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

16

le Maroc vers une amélioration de la justice marocaine à travers la justice Makhzen64

et la

justice berbère65

. Ce choix est justifié par le fait que ces deux juridictions sont celles dont le

contrôle par les autorités est le plus direct et le plus efficace. Ce sont là les tribunaux qui

sont les plus susceptibles de s’améliorer sous l’influence française66

.

Certains auteurs entrent davantage dans la nature des réformes au cours du Protectorat et

ses effets. Ainsi ils soulignent que la justice Makhzen devenait la juridiction ordinaire des

Marocains. Dès le début, l’action française en la matière s’était orientée vers le

développement et l’augmentation progressive des attributions de la justice Makhzen pour

concentrer tous les pouvoirs entre les mains des autorités administratives67

. Les auteurs

soulignent que les autorités franco-marocaines prirent une batterie de mesures législatives

et de codes inspirés principalement du droit français. Ainsi, à l’entrée en vigueur de ces

réformes législatives, le droit musulman perdit beaucoup de terrain : le domaine de

l’application du droit musulman fut réduit au statut personnel, successoral et aux

immeubles non immatriculés 68

. Parallèlement aux réformes juridiques, l’auteur Moussa

Abboud identifie des principes qui dominent l’organisation judiciaire traditionnelle69

et

explique que le juge marocain (qādī) tranchait les litiges en fonction de la confession des

plaideurs, avait l’obligation, chaque fois qu’il en est saisi, de se conformer à la loi

musulmane en rendant son jugement70

. Pour autant, al-Iraqi rappelle que sous le

Protectorat, la magistrature marocaine regroupait plusieurs tribunaux en même temps -les

tribunaux du qādī, les tribunaux hébraïques, les tribunaux du makhzen, les tribunaux

coutumiers, les tribunaux consulaires et les tribunaux modernes. Tous ces tribunaux ont

subi des modifications et des réformes71

.

64 La justice Makhzen est un service chérifien. Les juridictions Makhzen existaient avant l’établissement du Protectorat et

depuis lors leurs grandes lignes d’organisation ont subsisté. 65 Alain Plantey, op. cit., 1952, p. 12. 66 Ibidem. 67 Paul Marty, « La justice civile musulmane au Maroc », Revue des Études Islamiques, 1931, p. 321-322. 68 Louis Milliot. op. cit., 2001; Mohammed Jalal Essaid, op. cit., 2000 ; Mohammed El Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997 ;

Nour Badraoui Drissi, op. cit., 1993 ; Hammad al-Iraqi, op. cit., 1975. 69 Moussa Abboud, op. cit., 1968, p. 11. 70 Ibidem. 71 Hammad al-Iraqi, op. cit., 1975, p. 24. André De Laubadère, op. cit., 1949 ; François-Paul Blanc, « La justice au Maroc

sous le règne de Moulay Youssef », in Mohamed Achargui ; François-Paul Blanc; Redouane Boujema et André Cabanis,

Histoire des grands services publics au Maroc 1900-1970, Toulouse, Presses de l’Institut d’Études Politiques de

Toulouse, 1984, p. 24-25 ; Hammad al-Iraqi, op. cit., 1975, p. 26.

Page 29: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

17

Afin de mieux appréhender l’évolution du juge à la fin du Protectorat, il était important

d’analyser la littérature portant sur le nationalisme. La littérature portant sur le nationalisme

étant abondante, nous avons fait le choix de prendre connaissance des études qui ont

examiné davantage le lien entre réactions nationalistes face aux mesures juridictionnelles

de la France. Certains auteurs affirment que le nationalisme est le résultat de la situation

coloniale elle-même dans la mesure où la promulgation du dahir berbère de 1930 mettait en

avant une dualité des juridictions qui devenait un élément catalyseur du nationalisme

marocain72

. Par ailleurs, d’autres auteurs rappellent les origines du nationalisme marocain

qui s’est inspiré du mouvement « réformiste » pour redonner à l’islam sa capacité

d’innovation et pour favoriser l’unification morale des Marocains73

. Bien que les auteurs ne

traitent pas explicitement des revendications nationalistes au plan judiciaire, ils avancent

néanmoins l’argument que leurs actions ont mené le pays vers la réforme de l’unification74

.

La magistrature connut alors un important développement afin de se mettre en conformité

avec les changements politiques, économiques et sociaux du Maroc75

.

Pour analyser les transformations postcoloniales, nous insistons principalement sur al-Iraqi,

Essaid, Fassi Fihri et Akhrif parce que leurs travaux sont, à notre connaissance, les seules

références qui traitent en détail de la magistrature au Maroc après le Protectorat. Ces

auteurs expliquent qu’à la veille de l’indépendance, le Maroc se trouvait doter d’un système

juridique et judiciaire inspiré et parfois copié sur celui de la France. Par ailleurs, les

interrogations que pose al-Iraqi sont les suivantes : à quoi s’attendait le Ministère de la

justice du Maroc après l’indépendance? est-ce à une remise en cause totale du système

juridique et judiciaire instauré par le Protectorat? ou s’agissait-il d’une continuité avec la

72 Spencer David Segalla, Teaching colonialism, Learning Nationalism: French Education and Ethnology in Morocco,

thèse de doctorat en histoire, State University of New Work, 2003 ; Selma Lazraq, op. cit., 2003 ; Pierre Vermeren, Le

Maroc en transition, Paris, La Découverte, 2001 ; Gilles Lafuente, La politique berbère de la France et le nationalisme

marocain, Paris, L’Harmattan, 1999 ; Georges Oved, op. cit.,1984 ; Abdallah Laroui, Les origines sociales et culturelles

de nationalisme marocain (1830-1912), Paris, François Maspero, 1977. 73 Martin Thomas, op. cit.,2007, p. 207-234 ; Sara Mogilski, French Influence on a 20th Centry ‘Ālim : ‘Allah al-Fāssī

and His Ideas Toward Legal Reform in Morocco, thèse de doctorat, Institute of Islamic Studies, Mc Gill, 2006 ; Pierre

Vermeren, Histoire du Maroc depuis l’indépendance, Paris, La Découverte, 2002 ; Gilles Lafuente, La politique berbère

de la France et le nationalisme marocain, Paris, L’Harmattan, 1999 ; Georges Oved, op. cit., 1984 ; John Damis,

« Developments in Morocco under the French Protectorate, 1925-1943 », Middle East Institute, vol. 24, no 1, 1970, p. 74-

86 ; Jamil M. Abu-Nasr, op. cit.,1971. 74 Mohammed Jalal Essaid, op. cit., 2000 ; Mohammed El Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997 ; Abdelhamid Akhrif, op. cit.,

1997 ; Abdellah Boudahrain, op. cit., 1999 ; Michel Rousset, Instituions administratives marocaines, Paris, Publisud,

1991. 75 Hammad al-Iraqi, op. cit., 1975 ; Mohammed Jalal Essaid, op. cit, 2000 ; Mohammed El Habib Fassi Fihri, op. cit.,

1997 ; Abdelhamid Akhrif. op. cit., 1997.

Page 30: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

18

législation moderne du Protectorat76

? De telles questions ont mené les auteurs à exposer

brièvement le rôle que le ministère de la justice a dû jouer quant à l’organisation du

ministère, l’autonomie de la magistrature et son unification77

.

Après le Protectorat, certains auteurs tentent de démontrer que le Maroc a continué de

s’inspirer du système juridique et judiciaire français tout en ayant peu à peu la volonté

d’adapter les outils juridiques et les techniques normatives78

. La réforme judiciaire de 1965

a fait l’objet d’analyses qui demeurent peu précises, dans la mesure où elles prennent en

compte qu’un aspect soit le juridique ou le religieux79

. Concernant la réforme de 1974, les

auteurs reviennent sur les principales raisons qui soutenaient cette réforme et affirment que

cette dernière a provoqué une profonde mutation juridique et judiciaire80

. D’autres auteurs

supposent que les circonstances qui entourèrent cette réforme étaient ambiguës et

contestables81

, ce qui a déclenché un débat sur la remise en cause de certains principes

traditionnels82

.

À l’issue de cette revue de littérature, nous pouvons constater qu’il est difficile de repérer

une véritable transformation des juges. Les études sur la magistrature permettent de définir

la fonction, le rôle, le choix et la formation de juge dans un contexte du droit musulman,

mais pas de cerner les transformations dans la nature et la fonction de juge à travers quatre

moments clé. C’est ainsi que notre recherche vise à déterminer l’ensemble des éléments

contextuels qui permet d’identifier les facteurs ayant influencé les changements de

l’institution de juge au Maroc et ce, en confrontant deux sources : la source écrite

principale, les dahirs et, les témoignages de certains juges qui ont vécu le passage entre le

76 Hammad al-Iraqi, op. cit., 1975, p. 37. 77 Hammad al-Iraqi, op. cit., 1975, p. 40. 78 Jean Garagnon, « Indépendance et adaptation du système juridictionnel (1965-1962) », Indépendance nationale et

système juridique au Maroc, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, Collection Mélanges, 2000, p. 111-114 ;

Michel Rousset, op. cit, 1991. 79 Hammad al-Iraqi, La magistrature marocaine entre hier et aujourd’hui, Casablanca, Arrachad, 1975 ; Mohammed El

Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997. 80 Taib al-Fssaili, L’organisation judiciaire au Maroc, Marrakech, al-Badī‘, 2002; Mohammed Jalal Essaid, op. cit.,

2000 ; Abdellah Boudahrain, op. cit., 1999 ; Abdelhamid Akhrif, op. cit., 1997 ; Mohammed El Habib Fassi Fihri, op. cit.,

1997 ; Michel Rousset, op. cit.,1991; Hammad al-Iraqi, La magistrature marocaine entre hier et aujourd’hui, Casablanca,

Arrachad, 1975. 81 Il s’agit d’abord de constater que la remarquable et inquiétante rapidité avec laquelle les textes législatifs et

réglementaires furent adoptés par le gouvernement. Ensuite, l’adoption de ces textes législatifs et réglementaires

coïncidait avec l’absence d’institution législative. 82 Abdelhamid Akhrif. op. cit., 1997 ; Mohammed El Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997.

Page 31: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

19

Protectorat et la fin de celui-ci tout comme la montée du nationalisme et les premières

mesures des autorités pour transformer la justice. En effet, nous sommes allé au-delà des

tentatives de justification de la mise en place des réformes en recueillant les témoignages de

juges qui ont vécu de près ou de loin ces transformations (juges retraités). Par ailleurs, nous

avons tenu à cerner les tenants et aboutissants de l’ensemble de ces réformes en rencontrant

également des juges en activité et des juges en formation.

Tout en nous inscrivant dans l’approche de l’auteur Mohammed El Habib Fassi Fihrī, en

fonction des trois périodes historiques – avant, pendant et après le Protectorat français –,

nous avons tenté de préciser ces césures et d’observer les phases de transition mais aussi de

rupture que le système judiciaire a expérimentées en tenant compte des réalités sociales et

politiques (situation précaire de la justice, rôle du nationalisme, aspirations différentes des

autorités). Par ailleurs, l’étude approfondie des dahirs a permis de mettre en évidence la

dimension religieuse, mais aussi politique de ces textes et de voir comment le pouvoir du

sultan négocie sa vision de la justice en fonction de différentes réalités sociales et

idéologiques qu’il ne peut négliger, mais également en fonction d’une histoire coloniale

récente et aux effets encore importants dans les années 1960-1970 et enfin, en fonction

d’un environnement global mouvant qui met en perspective deux modèles culturels – celui

de la tradition et celui de la modernité –.

C’est ainsi que nous souhaitons démontrer que l’évolution de la fonction et du rôle des

juges marocains est le résultat d’une conciliation tendant à un équilibre entre tradition et

modernité83

qui est annonciatrice d’un profond remaniement de l’appareil judiciaire tant

dans son organisation interne que dans la façon de rendre la justice. Ceci nous permettra de

rendre compte dans quelle mesure les autorités marocaines ont eu à faire face à un dilemme

soit assurer une transition avec le modèle imposé par la France sans pouvoir marquer de

rupture avec celui-ci, soit assurer un certain équilibre afin de permettre une profonde

réforme de la magistrature qui permettrait une ouverture à la modernité sans pour autant

être en déphasage avec la tradition et les fondements du droit musulman.

83 Ces deux concepts seront étudiés en détail dans le chapitre 1.

Page 32: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

20

Pour étayer cela, nous proposons trois hypothèses. Premièrement, au gré des réformes

juridiques et judiciaires instaurées au Maroc par la France au début du Protectorat,

l’institution du juge a vécu une transformation radicale dans la mesure où une nouvelle

organisation judiciaire vit le jour et relégua au second plan la justice traditionnelle du qādī.

Deuxièmement, durant la première décennie de l’indépendance (entre 1956 et 1964)

s’établit une continuité avec la période du Protectorat dans la mesure où les juges français

continuent à exercer sur le sol marocain d’une part, et la France continue à former les

magistrats marocains jusqu’au milieu des années 1960, d’autre part. Troisièmement, l’État

marocain fait la synthèse entre un des apports de la politique coloniale française – celui de

l’unification de la justice – et son arabisation demandée par les nationalistes marocains.

Le présent travail comprend quatre chapitres. Le premier chapitre décrit le cadre théorique

sur lequel repose ce travail. Il vise à définir les concepts de tradition et de modernité en les

replaçant dans un contexte de production scientifique issu du monde occidental pour

ensuite resituer le débat et son évolution dans le monde arabo-musulman. Le deuxième

chapitre présente la méthode de recherche qui met en exergue l’analyse de contenu des

dahirs et de l’entretien semi-directif. Il s’attachera également à présenter les limites

rencontrées lors des entretiens. Le troisième chapitre traite de l’évolution de l’institution de

juge au Maroc avant le Protectorat et au début de celui-ci afin de démontrer que

l’institution de juge a connu un changement radical qui a mené à la profonde

transformation de la justice traditionnelle et à sa marginalisation ainsi qu’à l’instauration

d’un système judiciaire parallèle dans le cadre de réformes instaurées par le Protectorat

français. Le quatrième et dernier chapitre présente l’évolution de l’institution de juge au

Maroc autour de deux lois fondamentales : celle de 1965 et celle de 1974. Ce chapitre fait

la synthèse des réformes et des transformations de l’institution de juge durant ces deux

réformes clé pour rendre compte d’une période transitoire, qui s’inscrit à la fois dans la

continuité avec la période du Protectorat, mais aussi dans une progressive rupture afin de

tendre vers la réappropriation du système judiciaire suivant notamment les attentes des

nationalistes.

Page 33: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

21

Chapitre 1

Tradition et modernité : cadre conceptuel

Il s’agit dans ce chapitre de définir les concepts clés identifiés dans notre cadre d’analyse,

soit la modernité, le modernisme et la modernisation. Dans notre analyse nous dégagerons

les interrelations qui existent entre ces différents concepts. Rappelons que la question qui

nous préoccupe tout au long de cette thèse est de savoir comment s’est transformée

l’institution de juge au Maroc. C’est dire comment cette institution a pu concilier la

tradition et la modernité et établir une stratégie qui rapproche ces deux concepts. C’était un

des défis majeurs que les institutions marocaines se sont engagées à réaliser depuis

l’indépendance (1956).

Il s’agit de deux concepts que certains auteurs ont qualifié comme antinomiques et a priori

inconciliables. Il faut choisir entre tradition ou modernité, sous-entendu entre imitation et

renouveau, entre conservatisme ou réforme. D’autres auteurs ont essayé de concilier la

tradition et la modernité. Dans cette perspective, le but de ce chapitre sera de synthétiser et

d’analyser le débat qui entoure cette question complexe de dialectique entre ces deux

concepts dans le monde arabo-musulman.

À cet égard, dans la première section de ce chapitre, nous présenterons quelques définitions

pertinentes et considérées comme fondamentales au concept de la modernité afin de

montrer son évolution en Occident. Il est essentiel de noter que nous n’avons pas exploré le

concept de tradition au sens occidental du terme car nous ne sommes pas dans une

perspective comparatiste. Notre objectif était d’étudier le monde arabo-musulman au

contact de l’Occident qui tend d’imposer un modèle de modernité. Dans la deuxième

section, nous présenterons les conceptions de la tradition et de la modernité chez les

penseurs arabo-musulmans en mettant l’accent sur le contexte qui a conduit au débat sur

l’évolution de la pensée arabo-islamique. Par la suite, nous traiterons des enjeux de société

autour de la dialectique tradition et modernité dans le but d’expliquer les défis qui se posent

au monde arabo-musulman.

Page 34: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

22

1.1. Le concept de modernité dans le monde occidental

Nous avons tout d’abord voulu clarifier la différence entre la modernité, le modernisme et

la modernisation. Pour cela, nous nous sommes référé à l'ouvrage Le détour : Pouvoir et

modernité de Georges Balandier. D’emblée, cet auteur invite à différencier la modernité

avec le modernisme et la modernisation. Pour lui, le modernisme est un concept qui se

modèle seulement sur les mouvements de surface et qui se façonne selon leurs successions.

Par contre, la modernité impose l’exploration de nouveaux possibles et ne se circonscrit pas

à la quête d’un nouveau réduit aux apparences, mais elle révèle ce qui s’effectue en

profondeur, c’est-à-dire « le travail d’une société et d’une culture »84

. Le modernisme85

s’apparente donc aux simples phénomènes des modes, alors que la modernité, par ses

contenus multiples, a suscité plusieurs définitions86

. Selon Balandier, la modernité est « le

mouvement, plus l’incertitude »87

. Pour Alexis Nouss, la modernité est une « dynamique

d’ouverture : invitation à tous les possibles »88

. De son côté, Henri Meschonnic observe que

la modernité est « le terrain d’un travail du sens dont il n’y a peut-être pas d’équivalent »89

.

Aussi, Balandier différencie la modernité de la modernisation. La première étant ce vers

quoi il faut aller, la seconde ce par quoi elle pourrait ou devrait être atteinte. Balandier

distingue ces deux concepts. À cet égard, la modernité est alors utilisée « pour décrire les

caractéristiques communes aux pays qui sont les plus avancés en matière de développement

technologique, politique, économique et social » ; et modernisation sert à « décrire les

processus par lesquels elles se trouvent acquises »90

. La modernisation peut s’assimiler à la

série des transformations opérées sur la société. Elle apparaît liée à l’innovation, au

changement cumulatif, et finalement à l’initiative historique. Balandier se fonde sur la

définition d’Eisenstadt qui affirme que : « Historiquement, la modernisation est le

processus de changement vers ces types de systèmes sociaux, économiques et politiques qui

se sont développés en Europe occidentale et en Amérique du Nord depuis le XVIIe siècle

84 Georges Balandier, Le détour : Pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1985, p. 131-132. 85 Le modernisme comme le propose Alain Touraine est « l’idéologie de la modernité », in Alain Touraine, Critique de la

modernité, Paris, Fayard, 1992, p. 26. 86 Alexis Nouss, La modernité, Paris, P.U.F, Que sais-je? No. 2923, 1995, p. 24-25. 87 Jean-Marie Domenach, Approches de la modernité, Paris, École Polytechnique, Ellipses, 1986, p. 15. 88 Alexis Nouss, op. cit., 1995, p. 24. 89 Henri Meschonnic, Modernité, modernité, Lagrasse, Verdier, 1988, p. 14. 90 Georges Balandier, « Réflexions sur une anthropologie de la modernité », Cahiers Internationaux de Sociologie, vol.

51, 1971, p. 199.

Page 35: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

23

jusqu’au XIXe, et se sont ensuite répandus dans d’autres pays »

91. De la, Balandier déduit

sa perception de la modernité en disant :

La modernité est vue comme l’ensemble des tentatives (et des « aspirations »

qui les sous-tendent) qui visent à réaliser ces modèles « occidentaux » ; et,

d’une manière moins partisane, comme la possibilité d’élaborer les structures

institutionnelles capables d’absorber des changements nombreux, cumulés et

durables. Cette démarche conduit cependant à ne rapprocher les sociétés

inégalement ou différemment développées que dans la répétition. Celles qui

sont prédominantes se présentent comme modèle universel de la modernité,

exemple qui doit être reproduit sans fin ce qui leur permet de prétendre à être

continuellement « en avance »92

.

Pour pousser plus avant la définition du la modernité, nous nous sommes principalement

référés aux écrits de Jean Baudrillard, Alain Touraine, Max Weber, Samir Amin et Jean-

Marc Piotte parce qu’ils relatent l’évolution historique du concept et proposent de le définir

sous différents angles. Pour appuyer notre étude sur la modernité en Occident, nous nous

sommes aussi appuyé sur d’autres auteurs comme Jean-Marie Domenach, Vincent Fauque,

Paul Ladrière et Henri Meschonnic.

En parcourant la littérature sur le concept de la modernité, nous constatons que les périodes

qualifiées de modernes correspondent en fait à plusieurs phases distinctes. Alors que pour

Jean-Marie Domenach, deux modernités se succèdent – la première se structurant entre

1780 et 1880 et la seconde entre 1880 et 1960 –93

, Jean Baudrillard en distingue trois

principales. La première phase se limite à une renaissance qui va des « Temps modernes au

Moyen Âge »94

. Il s’agit d’une modernité liée davantage à la religion95

. La deuxième phase

englobe le XVIIe et le XVIII

e siècle. Cette période est marquée par la mise en question des

anciens dogmes et par la apparution de nombreux concepts comme la séparation des

pouvoirs, la liberté, la démocratie, la vérité par les sciences. C’est l’époque du rationalisme

et du réalisme. C’est pendant cette période que « se mettent en place les fondements

91 Georges Balandier, op. cit., 1971, p. 199. 92 Ibidem. 93 C’est une coupure entre l’Ancien Monde, basé sur la religion et le Nouveau Monde, marqué par l’industrie et le

positivisme scientifique, in Jean-Marie Domenach, op. cit., 1986, p. 14. 94 Hegel parle de ces temps modernes comme les temps « de naissance et de transition à une nouvelle période », temps où

« l’esprit a rompu avec ce qui était jusque-là le monde, celui de son existence et de sa représentation ». Consulter : Georg

Wilhelm Friedrich Hegel, Préface de la Phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier-Montaigne, 1966, p. 33. 95 Jean Baudrillard, « Modernité », Encyclopaedia Universalis, Paris, 1989, p. 522.

Page 36: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

24

philosophiques et politiques de la modernité »96

. C’est à partir de la fin du XVIIIe siècle que

la notion de modernité entre donc dans les faits et connaît une remarquable expansion.

C’est la naissance de la modernité philosophique et politique97

. Basée sur la raison, elle est

considérée comme un processus historique de rationalisation qui déclenche des

transformations plus au moins radicales par rapport au passé. La troisième phase

correspond à la révolution industrielle des XIXe et XX

e siècles. Durant cette époque, une

révolution sociale et technique s’établit. Le capitalisme industriel fut le modèle dominant.

La science devient aussi une nouvelle religion honorée lors des expositions universelles.

Ces transformations conduisent une rupture radicale avec les siècles précédents. C’est la

période qui a marqué le « progrès continuel des sciences et des techniques, la division

rationnelle du travail industriel »98

.

Ce faisant, Jean Baudrillard définit la modernité qui émerge en Europe des XVIIe et XVIII

e

siècles par des caractères négatifs. Selon cet auteur,

La modernité n’est ni un concept sociologique, ni un concept politique, ni

proprement un concept historique. C’est un mode de civilisation caractéristique,

qui s’oppose au mode de la tradition, c’est-à-dire à toutes les autres cultures

antérieures ou traditionnelles : face à la diversité géographique et symbolique

de celles-ci, la modernité s’impose comme une, homogène, irradiant

mondialement à partir de l’Occident. Pourtant, elle demeure une notion

confuse, qui connote globalement toute une évolution historique et un

changement de mentalité99

.

Autrement dit, la notion de la modernité n'est pas une théorie et n’est pas soumise à des lois

précises. Il s’agit des traits de rationalisation qui caractérisent les sociétés modernes et les

éloignent des sociétés traditionnelles.

De son côté, Samir Amin lie la naissance de la modernité à l’époque des Lumières (les

XVIIe et XVIII

e siècles) qui correspondait à l’émergence du capitalisme. L’auteur analyse

96 Jean Baudrillard, « Modernité », Encyclopaedia Universalis, Paris, 1989, p. 522. 97 Vincent Fauque, La dissolution d’un monde : la Grande Guerre de l’instauration de la modernité culturelle en

Occident, Québec, PUL, 2002, p. 17-19. 98 Jean Baudrillard, op. cit., 1989, p. 552. 99 Ibidem.

Page 37: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

25

le concept de la modernité dans le cadre de deux périodes historiques : la première coïncide

à une phase de conciliation entre la religion et la raison alors que la seconde correspond à la

naissance du capitalisme qui le définit par le « caractère bourgeois de la modernité »100

.

Pour lui, la modernité est :

L’affirmation que l’être humain, individuellement et collectivement, peut et

doit faire son histoire. Une affirmation qui marque la rupture avec la pensée

dominante dans toutes les sociétés antérieures – en Europe et ailleurs – fondées

sur le principe que Dieu, ayant créé l’univers et l’être humain, est le

« législateur » en dernier ressort. […] L’affirmation nouvelle qui définit la

modernité se libère de cette obligation, sans nécessairement se désintéresser de

la question de la foi. L’affirmation nouvelle clôt un chapitre, mais ouvre un

autre avec ses problèmes propres : la liberté que les êtres humains se donnent

doit être définie à son tour101

.

Cette définition permet de supposer qu’au début, la modernité a été définie à partir de

croyances religieuses et se transforma ensuite vers une conciliation de la religion et la

raison. La question consistait à définir la relation entre religion et modernité. Pour Jean-

Marc Piotte, le XVIIIe

siècle a été un tournant dans l’évolution des sociétés occidentales

dans la mesure où l’élaboration de nouvelles idées a permis aux individus de s’émanciper

de la religion et de la tradition, de rompre avec le monde des Anciens sous la plume

notamment de Descartes, Hobbes et Locke qui « opposent à la vision holiste des Anciens,

où le tout détermine les parties, la conception d’un univers fondé sur les individus

naturellement libres, égaux et rationnels »102

. Selon cet auteur, le XVIIIe siècle offre « un

renversement de perspective, qui influencera les siècles à venir, est précédé de deux

événements qui ont permis le passage du monde des anciens à la modernité : la Renaissance

et la Réforme. […] L’éclatement du christianisme, au sein même de l’Europe, crée ainsi

l’espace où pourra se développer la liberté de conscience, puis la liberté d’expression, à la

base de toutes les libertés modernes, qui rendront possible la création de la modernité »103

.

Ainsi s’ouvrait une nouvelle ère, celle de la mise en place la modernité qui est composé de

100 Samir Amin, Modernité, religion et démocratie : critiques de l’eurocentrisme, critique des culturalismes, Lyon,

Parangon/Vs, 2008, p. 9-10. 101 Ibidem. 102 Jean-Marc Piotte, Les neuf clés de la modernité, Montréal, Éditions Québec Amérique, 2001, 2001, p. 12-18. 103 Jean-Marc Piotte, op. cit., 2001, p. 9-11.

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26

neuf éléments constitutifs : la liberté individuelle, l’égalité, la raison, le travail, l’amour, le

marché, la démocratie représentative, la nation et la religion comme affaire privée104

.

Aux XIXe et XX

e siècles, la question des rapports entre religion et modernité a occupé à

nouveau une place importante dans les débats et les réflexions. Dans la perspective globale

de Max Weber, la modernité a des racines religieuses. Cette conception est loin d’être

antinomique. Le lien est au contraire très étroit entre modernité et religion. Weber a

notamment montré qu’il existe une concordance entre rationalisation et modernité105

. À cet

égard, il justifie son propos par le fait que la rationalité est déjà présente dans l’éthique

ascétique protestante106

. Voici ce qu’il écrit :

Peut-être semblerait-il que l’essor de l’esprit du capitalisme serait plus

facilement compris si on le considérait en tant que partie du développement de

la rationalité dans son ensemble; il pourrait être déduit de positions de principe

sur les problèmes fondamentaux de l’existence. L’on devait alors considérer

historiquement le protestantisme comme une simple « étape antérieure » d’une

philosophie purement rationaliste107

.

Ainsi, il ajoute dans un passage tiré de son ouvrage La sociologie des religions :

La connaissance rationnelle, à laquelle la religiosité éthique elle-même en avait

appelé, façonnait, en suivant ses propres normes, d’une manière automne et à

l’intérieur de ce monde, un cosmos de vérité qui n’avait plus rien à voir avec les

postulats systématiques de l’éthique religieuse rationnelle, selon lesquels le

monde conçu comme cosmos satisferait aux exigences de cette éthique ou

manifesterait un « sens » quelconque bien plus, ce cosmos devrait

nécessairement refuser cette pénétration dans un principe108

.

Ainsi Weber affirme une rationalisation qui est à l’origine fondée sur la religion. Il s’agit

d’une rationalisation religieuse influencée par l’aspect évolutif de la religion. Cette

perspective caractérise la tradition monothéiste à laquelle se réfèrent les juifs, les chrétiens

104 Jean-Marc Piotte, op. cit., 2001, p. 12-18. 105 Catherine Colliot-Thélène, « Rationalisation et désenchantement du monde : problèmes d’interprétation de la

sociologie des religions de Max Weber », Archives de Sciences Sociales des Religions, no 89, 1995, p. 61-81. 106 Jean Séguy, « Rationalisation, modernité et avenir de la religion chez Max Weber », Archives des sciences sociales des

religions, no. 61/1, janvier-mars 1986, p. 27-28. 107 Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Librairie Plon, 1964, p. 80-81. 108 Max Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996, p. 454-455.

Page 39: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

27

et les musulmans. La modernité apparaît donc comme une reconstruction rationnelle. Dans

le même ordre d’idées, Paul Ladrière affirme que la modernité n’est pas une invention de

l’ère moderne, mais elle atteint son plus haut niveau en tant qu’aboutissement d’un

processus dont les germes se retrouvent dans le monothéisme judaïque antique109

.

Dès lors, le concept de la modernité ne revêt pas à une seule signification. Les historiens et

sociologues proposent une multiplicité de définitions pour le concept de modernité. En

effet, dans son acceptation générale, Alain Touraine écrit :

L’idée de modernité, sous sa forme la plus ambitieuse, fut l’affirmation que

l’homme est ce qu’il fait, que doive donc exister une correspondance de plus en

plus étroite entre la production, rendue plus efficace par la science, la

technologie ou l’administration, l’organisation de la société réglée par la loi et

la vie personnelle, animée par l’intérêt, mais aussi par la volonté de se libérer

de toutes les contraintes. Sur quoi repose cette correspondance d’une culture

scientifique, d’une société ordonnée et d’individus libres, sinon sur le triomphe

de la raison ? Elle seule établit une correspondance entre l'action humaine et

l'ordre du monde, ce que cherchaient déjà bien des pensées religieuses, mais qui

étaient paralysées par le finalisme propre aux religions monothéistes reposant

sur une révélation. C’est la raison qui anime la science et ses applications ; c’est

elle aussi qui commande l'adaptation de la vie sociale aux besoins individuels

ou collectifs ; c’est elle enfin qui remplace l'arbitraire et la violence par l’État

de droit et par le marché110

.

Ainsi la modernité, dans la pensée occidentale, constitue une expansion de la production

rationnelle par le biais de diverses activités scientifiques, technologiques, administratives,

etc. Selon Alain Touraine, la modernité réunit deux caractéristiques à savoir le triomphe de

la raison préparée au XVIIIe et l’appel au sujet, c’est-à-dire l’individu devenu acteur.

Touraine critique la modernité en tant qu’entreprise de rationalisation. Il propose un autre

aspect de la modernité qui met en avant l’individu qui a la capacité d’agir sur la société et a

l’aptitude de retrouver une liberté inventive contre le fonctionnement social et politique.

[…] la critique du modernisme, c’est-à-dire de la réduction de la modernité à la

rationalisation, ne doit pas conduire à une position anti- ou postmoderne. Il

109 Paul Ladrière, « La fonction rationalisatrice de l’éthique religieuse dans la théorie wébérienne de la modernité »,

Archives des sciences sociales des religions, no. 61/1, janvier-mars 1986, p. 105. 110 Alain Touraine, op. cit., 1992, p. 12.

Page 40: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

28

s’agit, au contraire, de redécouvrir un aspect de la modernité qui a été oublié où

combattu par la rationalisation triomphante. […] Le Sujet est le passage du Ça

au Je, le contrôle exercé sur le vécu pour qu’il ait un sens personnel, pour que

l’individu se transforme en acteur qui s’insère dans des relations sociales en les

transformant, mais sans jamais s’identifier complètement à aucun groupe, à

aucune collectivité. Car l’acteur n'est pas celui qui agit conformément à la place

qu'il occupe dans l’organisation sociale, mais celui qui modifie l'environnement

matériel et surtout social dans lequel il est placé en transformant la division du

travail, les modes de décision, les rapports de domination ou les orientations

culturelles. […] La recherche du plus individuel, du plus intime ne peut faire

découvrir que le plus impersonnel. C’est seulement quand l’individu sort de lui-

même et parle à l’autre, non dans ses rôles, ses positions sociales, mais comme

sujet, qu'il est projeté hors de son propre soi, de ses déterminations sociales, et

devient liberté.111

Ces propos montrent que la modernité consiste dans l’union de deux composantes parfois

opposées, dotées chacune des prérogatives égales : la raison et le sujet. Par cette alliance, la

modernité, selon Touraine, devient la possibilité d’une liberté comme le traduit sa propre

définition de la modernité : « La modernité est réfractaire à toutes les formes de totalité, et

c'est le dialogue entre la raison et le sujet, qui ne peut ni se rompre ni s'achever, qui

maintient ouvert le chemin de la liberté »112

.

Parallèlement à ces définitions de la modernité, une autre dimension de ce concept a

émergé à partir de 1914. Selon Vincent Fauque, cette période historique incite à un

balayage complet des valeurs morales et esthétiques dominantes façonnées par le XIXe

siècle et mène à une nouvelle modernité : la modernité culturelle113

. Il s’agit alors d’une

attitude mentale, d’une manière de considérer le passé et la tradition. La notion de la

sécularisation constitue un élément de la modernité culturelle en Occident. En effet,

l’évolution des populations, qui a toujours provoqué des transmutations culturelles, était

une condition pour mener au passage vers la modernité culturelle114

. En outre se sont

ajoutés la mondialisation, les textes, les discours et les pratiques artistiques ou

intellectuelles transmis et transformés.

111 Alain Touraine, op. cit., 1992, p. 239 et 260. 112 Alain Touraine, op. cit., 1992, p. 430. 113 Vincent Fauque. op. cit., 2002, p. 2. 114 Pour plus d’informations sur la modernité culturelle, voir Vincent Fauque. op. cit., 2002, p. 2-7.

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29

À partir de ces distinctions menées par ces auteurs, la modernité paraît être une forme

sociale qui surpasse la modernisation et le modernisme. La modernité est une forme sociale

globale, alors que le modernisme est une idéologie qui promeut l’autonomie fondamentale

de la modernité. Tandis que la modernisation constitue un processus d’assimilation des

techniques contemporaines dans toutes les activités sociales, économiques et politiques

avec leurs conséquences.

Dans cette perspective, les changements vécus par les sociétés arabo-musulmanes renvoient

davantage à la modernité culturelle, et plus précisément à un processus de sécularisation

interne. Il s’agit d’un mouvement de mutation culturelle, dû en grande partie à l’inscription

du monde arabe dans un contexte de sécularisation. Cet exemple nous pousse à nous

interroger sur la vision des penseurs arabes au sujet de la modernité.

1.2. Le débat entre tradition et modernité dans le monde arabo-

musulman

La question de tradition et modernité s’est posée à l’époque où l’on s’est mis à parler du

« choc de la modernité »115

, à la suite du contact ou plutôt de la collision entre l’Orient et

l’Occident, notamment depuis l’expédition d’Égypte de Napoléon Bonaparte. Cette

expédition a conduit les lettrés et intellectuels arabo-musulmans116

à se positionner une

nouvelle fois de leur histoire face à la dialectique entre tradition et modernité. Ceci eut un

impact sur l’histoire du Maroc.

Afin de percevoir les lignes directrices de ce débat pour la prériode contemporaine, nous

rendrons compte des thèses de divers auteurs tels que Mohamed Abed al-Jābri, Abdallah

Laroui, Hassan Hanafī, Mohamed Arkoun et Burhan Ghalioun qui ont marqué la pensée

arabe contemporaine. Ils ont abordé, dans leurs écrits, l’ensemble des dichotomies liés à la

question de tradition et modernité : Orient/Occident, imitation/innovation, passé/présent,

tradition/modernité, droit coutumier/droit rationnel, État/religion. Nous nous sommes aussi

115 Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, Paris, Albin Michel, 2004, p. 39. 116 Il existe une littérature abondante sur l’expédition d’Égypte. Voir entre autres Henry Laurens, L’Expédition d’Égypte :

1798-1801, Paris, Armand Colin, 1989.

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30

référé à des écrits d’autres auteurs tels que al-’Umarī, al-Jabbūrī, al-Jundī, al-Khattābī,

Shabbār dont les travaux ont aidé à mieux comprendre le sens des concepts de tradition et

de modernité. Par souci de précision, il a paru important d’avoir aussi recours à des auteurs,

comme Nabhān, Salawātī et Juhāmī, qui se sont penchés sur des questions de terminologie

autour des concepts de tradition et de modernité.

L’étude débutera, dans une première section, par un exposé des définitions de la tradition

chez les penseurs arabo-musulmans en rendant compte du courant réformiste et du contexte

qui a mené à ce débat. La seconde section portera sur les définitions de la modernité et du

courant de pensée qui l’a soutenue. Nous terminerons cette section en parlant brièvement de

l’impact de ces concepts et courants sur le Maroc.

1.2.1 Les définitions de la tradition chez les penseurs arabo-musulmans

Dès le XVIIIe siècle, les penseurs arabo-musulmans ont tenté de s’interroger sur leur

relation avec l’Occident et surtout sur le devenir de l’islam face à la domination

européenne. Le choc colonial, la multiplicité des courants de pensée et le nationalisme sont

les principaux facteurs qui ont placé le débat sur la modernité au centre de la relation avec

l’Occident117

. Les penseurs arabes contemporains ont débattu, tout au long de ce dernier

siècle, des rapports entre asāla (tradition) et mu’āsar (la modernité). La pensée arabo-

musulmane contemporaine repose sur une opposition qui a pris des noms divers :

l’authenticité et le patrimoine opposés à la modernité ; le traditionnel opposé au renouveau;

l’identité arabo-musulmane opposée à la civilisation occidentale. Un tel débat a influencé la

pensée arabo-musulmane et a amené à l’apparition de plusieurs courants de pensée.

Ce débat remonte en réalité aux années 1798-1801, dates de l’expédition de Napoléon

Bonaparte en Égypte118

. Cette période historique définit l’entrée violente de la modernité

dans le monde arabo-musulman119

. C’est l’occasion pour les civilisations européenne et

117 Pierre-Jean Luizard, Le choc colonial et l’islam : les politiques religieuses des puissances coloniales en terres d’islam,

Paris, La Découverte, 2006, p. 9-35. 118 Dans leur ouvrage, Pluralisme modernité monde arabe, Parizeau et Kash montrent que l’expédition française de 1798

est le premier contact des sociétés musulmanes avec la modernité. 119 Marie-Hélène Parizeau et Soheil Kash, Pluralisme, modernité, monde arabe, Québec, les Presses de l’Université

Laval, 2001, p. 111-112.

Page 43: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

31

arabe d’entrer en contact direct. Cette rencontre avec l’Occident marque aussi le début de la

Renaissance qu’on appelle Nahda120

. Du XIXe siècle au XX

e siècle, plusieurs penseurs

arabo-musulmans appartenant à des générations différentes ont débattu de cette renaissance

(Nahda)121

: d’une part, il s’agit de Jamāl al-Dīn al-Afghānī, Muhammed ‘Abduh et al-

Tahāwī et Abdallah Laroui, Mohammed Arkoun, Hassan Hanafī, et Mohamed ‘Ābed al-

Jābrī, d’autre part. Ce contact avec l’Occident fut comme une source de traumatisme et de

déséquilibre pour les Arabes122

. Une telle situation a amené le monde arabo-musulman à

prendre conscience, d’une manière concrète et douloureuse, de son « retard », de sa

faiblesse et de son endormissement face au monde européen123

.

Dans ce contexte, un ensemble de réactions intellectuelles et politiques voient le jour avec

une multitude d’écrits engagés traitant de politique, de religion et de questions de société124

.

C’est aussi le début de la dualité de tradition et modernité et le moment de l’apparition de

nouveaux termes arabes, liés à cette dialectique, tels que turāth et hadātha, asāla et

mu’āsara. Dans cette perspective, la majorité des penseurs contemporains reconnaissent le

fait qu’il existe trois courants de pensée : le courant qui prône le changement et le

renouveau tout en respectant la tradition (le courant dit réformiste), le courant qui véhicule

la modernité au sens occidental du terme (le courant dit libéral) et le courant qui essaye de

concilier les deux postures (le courant dit conciliateur). Nous reviendrons plus amplement

sur ces courants à travers notre analyse de l’étymologie de ces termes. Il n’en reste pas

moins que l’utilisation des différents termes pour définir le concept de tradition à savoir

turāth, asāla et taqlīd ne correspond pas stricto sensu à l’émergence des trois courants de

pensée cités plus haut.

120 Nous reviendrons plus amplement sur le concept de Nahda lorsque nous aborderons les courants de pensée dans le

monde arabo-musulman. 121 Aziz al-Azmeh, Islam and Modernities, Verso, Londres, 1993, p. 42. 122 Rachid Benzine, op. cit., 2004, p. 39. 123 Felice Dassetto, La rencontre complexe, Louvain, Academia Bruylant, 2005, p. 8. Voir aussi : Yvonne Yazbeck

Haddad, Islamic Law and the Challenges of Modernity, Walnut Creek, CA, AltaMira Press, 2004; Walter Dostal,

Shattering Tradition : Custom Law and the Individual in the Muslim Mediterranean, London, New York, I.B. Tauris,

2005. 124 Abderrahim Lamchichi, Islam, islamisme et modernité, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 21-22.

Page 44: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

32

Al-Jābrī, l’écrivain marocain le plus fécond du dernier siècle, lie la naissance de la

dialectique d’asāla (tradition) et mu’āsara (modernité) au projet de renaissance de la

pensée arabe asāla moderne. À ce propos, il écrit :

Nous connaissons tous que la problématique d’asāla (tradition) et mu’āsara (la

modernité) a été posé dans notre pensée arabe moderne, pour la première fois

au début du siècle précédent, à partir des réactions qui s’opposent à la

civilisation occidentale moderne avec des caractéristiques du progrès sur les

plans économique, social, politique et culturel. C’est une problématique qui

s’attache au projet de renaissance de la pensée arabe moderne d’où découle la

question principale qui s’est propagée durant cette période. Une question

formulée comme suit : Pourquoi (nous les Arabes, nous les musulmans) se sont

retardés alors que les autres se sont développés (Europe, Occident…)? Alors

comment peut-on renaître? Comment poursuivre le développement de la

civilisation moderne?125

.

Les termes turāth et asāla peuvent correspondre respectivement aux termes de héritage et

de patrimoine ou de tradition et d’authenticité. Ils n’ont pas le même sens dans la pensée

arabo-musulmane parce que les termes turāth et asāla signifient généralement, dans le

discours arabe moderne, l’héritage religieux, culturel, littéraire et artistique, alors qu’ils

n’étaient pas présents dans le discours des Anciens. L’utilisation du mot turāth est survenue

au début du XIXe siècle, notamment au moment de l’expédition d’Égypte par Bonaparte de

1798 à 1801, pour désigner l’attachement au patrimoine arabo-musulman. L’origine du

terme turāth vient du verbe warata qui signifie hériter et du nom al’irth ou al-iirth ou al-

mirāth. Ces mots veulent dire l’héritage, à savoir, tout ce que le père laisse à ses enfants

après son décès126

. Un seul exemple d’un tel usage peut être trouvé dans le Coran « … qui

dévorez l’héritage avec une avidité vorace »127

. Les juristes musulmans (Fuqahā’),

utilisaient souvent le mot al-mirāth, alors qu’on ne trouve pas le terme turāth dans leur

vocabulaire. Selon Al-Jābrī, dans les écrits de fiqh (droit musulman) du Xe siècle et des

périodes suivantes, le mot turāth n’était pas utilisé et précise que :

125 Mohamed ‘Ābed al-Jābrī, al-Turāth wa al-Hadātha, Beyrouth, Markaz Dirāsāt al-wahda al‘Arabiyya,, 2006, p. 22. 126 Akram Diyyā’al-’Umarī, al-Turāth wa l-Mu’āsara, Égypte, al-Umma, 1985, p. 25. 127 Le Coran, L’aube, LXXXIX, 19.

Page 45: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

33

Tous les juristes musulmans, dans le cas d’une distribution de l’héritage laissé

par la personne décédée, utilisent le mot al-mirāth (héritage) […], mais il n’y a

aucune référence au mot turāth ni dans leurs discours ni dans les autres champs

de la connaissance arabo-musulmane telle que la littérature, la théologie et la

philosophie […] Ceci concerne l’utilisation du mot turāth dans le discours

arabe ancien, à savoir le discours qui précède la renaissance arabe moderne

qu’a connu le monde arabo-musulman depuis le début du siècle passé128

.

Même dans les autres champs de la pensée arabo-musulmane classique, le mot turāth n’a

pas été employé. Ainsi, al-Jābrī écrit :

[…] On peut observer que ni le mot turāth ni le terme al-Mirāth n’ont été

utilisés dans le discours arabe classique, à ma connaissance, pour désigner le

mot turāth comme on le conçoit dans notre discours moderne. Il y a une

absence quasi totale du terme turāth dans le discours classique qui précède la

renaissance arabe moderne qu’ont connue les pays arabes depuis le siècle

précédent129

.

La majorité des penseurs arabo-musulmans s’accordent sur le fait que turāth désigne, en

général, l’ensemble de tout ce qui a été hérité du passé au niveau soit matériel soit moral130

.

En effet, selon al-’Umarī, turāth englobe le dogme, les valeurs, l’éthique et les réalisations

culturelles et matérielles hérités des ancêtres et inspirés des sources originales de l’Islam

(Coran et Sunna)131

. C’est une définition qui représente l’importance de la religion

musulmane dans la culture arabo-musulmane du fait qu’elle précise les éléments

nécessaires au turāth. Cependant, Hanafī met l’accent sur le turāth maktūb (héritage écrit)

qui désigne le patrimoine intellectuel du monde arabo-musulman. À cet égard, Hanafī

définit turāth comme :

un ensemble des exégèses qu’une génération propose à partir de ses besoins et

de ses circonstances. […] Turāth n’est pas un ensemble des fondements

théoriques religieux fixes et immuables, mais au contraire, c’est la réalisation

de ces fondements théoriques dans un moment précis, dans une période

historique déterminée et par un groupe de gens capables de mettre sa vision et

porte son regard sur le monde132

.

128 Mohamed ‘Ābed al-Jābrī, op. cit., 2006, p. 22. 129 Mohamed ‘Ābed al-Jābrī, op. cit., 2006, p. 22-23. 130 Akram Diyyā’al-’Umarī, op. cit., 1985; Hassan Hanafī, al-Turāth wa al-Tajdīd, Caire, Maktabat al-Anglū al-Misriyya,

1987; Mohamed ‘Ābed al-Jābrī, op. cit., 2006. 131 Akram Diyyā’al-’Umarī, op. cit., 1985, p. 26. 132 Hassan Hanafī, op. cit., 1987, p. 13.

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34

Cette définition se préoccupe du rapport entre turāth et tajdīd133

(le renouveau). Selon cet

auteur, le turāth, en tant que responsabilité intellectuelle, n’est qu’un point de départ alors

que tajdīd est une nouvelle lecture du turāth à partir des besoins contemporains. Autrement

dit, il convient de commencer par turāth et non par tajdīd afin « de protéger la continuité

dans la culture nationale et de comprendre le présent tout en le menant vers le

développement et vers la participation dans la réforme sociale »134

. Ceci étant dit, le turāth

constitue l’ensemble des principes et des directives qui orientent le comportement humain.

C’est un patrimoine que les intellectuels doivent découvrir et exploiter parce qu’il constitue

la base de tout développement. Cependant, tajdīd est une finalité qui se résume dans la

participation au développement réel en résolvant les problèmes de l’époque moderne et en

éliminant tous les obstacles relatifs à ce développement. C’est pourquoi tajdīd est une

nécessité réelle et une vision altruiste de la réalité du monde arabo-musulman135

.

Quant au terme asāla, l’intérêt porté à ce terme par les penseurs arabo-musulmans, a débuté

vers le début du XXe siècle. La Première Guerre mondiale et la défaite ottomane en 1918

136

ouvrent la deuxième phase de la seconde Nahda. Selon Mohammed Arkoun, les Arabes se

dirigeaient vers un renouveau civilisationnel marqué par la fondation des États arabes

modernes et leur lutte contre le colonialisme137

. À cet égard, l’auteur écrit :

Mais par ses faiblesses théoriques et sa fonction psychosociale, le discours

Asāla correspond, en fait, à la conjoncture historique que traverse le Maghreb

depuis la Seconde Guerre mondiale. En bref, on dira que le système d’action

historique (S.A.H) des sociétés maghrébines a été si profondément affecté par

l’intervention coloniale et les nécessités des luttes de libération que la pensée et

l’action se heurtent partout à d’effroyables décalages. […] le discours d’Asāla

exprime indirectement tous ces décalages avec toutes les angoisses

133 Tajdīd signifie littéralement en arabe le renouveau. Un exemple de cet usage peut être trouvé dans la déclaration du

Prophète Muhammad : « Allah envoie à la communauté tous les cent ans, celui qui lui renouvelle sa religion ». Par

ailleurs, le mot Tajdīd qui est contre Taqlīd signifie, dans la pensée arabo-musulmane, le retour aux sources traditionnelles

pour les revivre dans la vie quotidienne du musulman. Tajdīd est une notion qui fait référence à nouvelle lecture de Turāth

selon les circonstances contemporaines. Voir : Hassan Hanafī, op. cit., 1987, p. 18-49. 134 Hassan Hanafī, op. cit., 1987, p. 11. 135 Hassan Hanafī. op. cit., 1987, p. 16. 136 Pour plus d’informations contextuelles sur cette guerre et ses conséquences sur l’empire ottoman, voir : François

Georgeon, « L'empire Ottoman et l’Europe au XIXe siècle. De la question d'Orient à la question d'Occident », Confluences

Méditerranée, 2005, n° 52, p. 29-39; Donald Quataert, The Ottoman Empire, 1700-1922, New York, Cambridge

University Press, 2000; Robert Mantran, L'Empire ottoman du XVIe au XVIIIe siècle. Administration, économie, société,

London, Variorum Reprints, 1984. 137 Mohammed Arkoun, La pensée arabe, Paris, PUF, Que sais-je?, no. 915, 2008, p. 108-117.

Page 47: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

35

individuelles et collectives, le mal de vivre qu’ils entraînent. […] Par là, le

discours d’Asāla est structurellement mieux adapté que d’autres aux cadres

socioculturels de la connaissance et de l’action historiques dans le Maghreb

contemporain138

.

Asāla est un concept utilisé par les linguistes arabes pour désigner une nouvelle opinion

juste et sage. Littéralement, le terme arabe asāla signifie la capacité d’innovation et de

créativité. Ce sont des inventions introduites dans une science et qui se distinguent des

usages en vigueur. Dans un sens beaucoup plus large, on peut dire que le terme asāla se

réfère aussi à l’individu à travers sa spécificité et ses nouveaux comportements.139

. Le

terme asāla vient des racines asl et asīl. Le premier nom signifie tout ce qui a conservé un

lien avec l’origine, ce qui, en ce sens, est « authentique » alors que le deuxième désigne une

personne ayant une pensée sage. Ainsi, al-Jabbūrī a proposé la définition littérale suivante

du terme :

Littéralement, asāla est le contraire de tout ce qui est mensonge et tricherie.

Asāla n’est pas contre le nouveau et le moderne. Elle ne signifie pas

l’attachement au passé et l’oubli du présent moderne. […] Il n’y a pas de

séparation entre Asāla et la modernité si celle-ci est compatible avec sharī’a 140

.

Le mot asāla renvoie d’abord à l’expérience du passé comme référence utile à la survie et

la prospérité future. Dans la pensée arabo-musulmane contemporaine, asāla constitue

souvent la base d’inspiration traditionnelle qui lie le passé au présent et à l’avenir. al-Jundī,

un penseur traditionaliste141

, lie le mot asāla au terme de turāth. Il expose ainsi sa

définition d’asāla :

Asāla signifie turāth l’héritage sur lequel se base la pensée musulmane qui se

réfère aux sources originales (le Coran et la Sunna) et qui évolue selon les

138 Mohammed Arkoun, Pour une critique de la raison islamique, Paris, Maisonneuve & Larose, 1984, p. 303-304. 139 Mohamed Yahya Nabhān, Mu’jam Mustalahāt al-Tārikh, Amman, Dār Yāfā al-’Ilmiyya li Nashr wa Tawzī’, 2006,

p. 27. 140 Abdallah Mohamed al-Jabbūrī, al-Fiqh al-Islamī Bayna al-Asāla wa Mu’āsara, Jordanie, Dār al-Nafā’iss Li al-Nachr

Wa al-Tawzī’, 2005, p. 14-15. 141 Anouar al-Jundī (1917-2002) est un intellectuel égyptien et penseur de l’islam. Il était professeur dans plusieurs

universités telles que l’Université Mohamed Ben Saoud et le centre linguistique de la Jordanie. Il a beaucoup réfléchi sur

la connaissance et la culture arabe, patrimoine dont il se porte à le défendre dans le cadre de la nécessité de devoir lutter

contre la l’imitation de la culture occidentale moderne. Il a axé ses écrits, en premier lieu, sur la littérature arabe. Il a

critiqué les grands penseurs littéraires libéraux tels que Taha Hussein. Il a publié plus de deux cents ouvrages sur les

diverses questions de la connaissance et de la culture musulmane. Il appelait dans ses ouvrages à l’application de la

Sharī’a et la lutte contre al-Taghrīb (l’occidentalisation).

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36

circonstances. Asāla, dans la pensée musulmane, constitue un renouveau

continu qui se dirige vers l’épanouissement et qui protège aussi les fondements

et les mœurs. […] Donc, asāla se lie au renouveau en même temps qu’elle

résiste à l’imitation142

.

Cette définition se préoccupe principalement du rapport entre la tradition et le renouveau.

C’est une définition qui accepte d’emblée la référence aux directives et orientations de la

religion musulmane en s’adaptant aux nouvelles circonstances modernes à condition

qu’elles soient compatibles avec les préceptes de cette religion. C’est une définition qui met

en lumière le concept de l’ijtihad (effort d’interprétation des textes) et s’affiche contre le

taqlid (imitation et copiage).

D’un point de vue littéraire, asāla désigne la capacité d’un intellectuel de penser et de

réfléchir afin d’exprimer des nouvelles idées de manière autonome143

. D’un autre côté,

Juhāmī144

, un spécialiste des termes philosophiques arabes, parle d’asāla comme d’un

élément commun à toutes les civilisations. Il propose, dans son encyclopédie Mawsou’at

Mustalahāt al-Fikr al-’Arabī wa al-Islāmī al-Hadīth wa al-Mu’āsir, la définition suivante :

« Asāla est un destin commun entre toutes les civilisations. Chaque civilisation a été

innovée et transmise. Elle avait une spécificité qui la distingue des autres civilisations »145

.

C’est une définition qui représente l’importance d’asāla dans les diverses cultures du fait

qu’elle précise les éléments nécessaires de cette asāla, à savoir, la tradition, l’innovation et

la transmission. Juhāmī a voulu montrer que asāla est le résultat de la coexistence de

plusieurs notions élémentaires :

- celle d’expérience du passé comme référence utile au présent et au futur. C’est un

accord étendu sur les comportements, les connaissances, les croyances, les mœurs,

142 Anouar al-Jundī,Qadāya al-’Asr wa Mushkilāt al-Fikr Tahta Daw’i al-Islām, Beyrouth, Mu’assasat al-Risāla, 1981,

p. 201. 143 Yasine Salawātī, al-Mawsū’a al-’Arabiyya al-Muyassara wa al-muwassa’a, Beyrouth, Mu’assasat al-Tārīkh al-’Arabī,

2001, p. 464. 144 Jīrār Juhāmī est un philosophe libanais et spécialiste de la philosophie arabe. Il était professeur à l’université libanais.

Il a beaucoup réfléchi sur la problématique de la terminologie arabe. Il a publié plusieurs ouvrages sur la pensée et la

philosophie arabe. 145 Jīrār Juhāmī. Mawsou’at Mustalahāt al-Fikr al-’Arabī wa al-Islāmī al-Hadīth wa al-Mu’āsir, Beyrouth, tome III,

2002, p. 201.

Page 49: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

37

les lois, les opinions, etc. considérés essentiels pour la survie et le développement de

la société;

- celle d’innovation étant le fruit d’inventions d’individus qui ont pour but le

développement et la réalisation de quelque chose de nouveau. C’est l’adaptation au

temps moderne par la création et la préservation d’un patrimoine;

- celle de transmission des principes, des comportements, des faits historiques, des

coutumes et des légendes, de génération en génération (des grands-parents à leurs

descendants).

Cependant asāla, dans la pensée arabe moderne, est employée quand il est question de

choisir entre l’exemple occidental dans la politique, l’économie, la culture, etc. et turāth

(patrimoine) qui illustre un propre modèle adapté à la vie moderne146

. Selon al-Jābrī, la

comparaison de turāth dans son sens arabo-musulman avec la pensée européenne moderne

peut mener à une mauvaise compréhension d’asāla (la tradition) et mu’āsara (la

modernité), surtout dans le cas où la première est interprétée contre la deuxième. Cette

interprétation se base, du point de vue d’al-Jābrī, sur des propositions fictives qui cachent

les raisons et les objectifs idéologiques réels. C’est pourquoi al-Jābrī suggère la définition

suivante d’asāla :

Asāla […] est un attribut ou une caractéristique de tout travail matériel ou

intellectuel qui se distingue par l’invention. Le produit traditionnel peut être

ancien comme il peut être moderne. Asāla […] est souvent une nouvelle

formulation d’un ensemble d’éléments connus traditionnels. C’est une

opération d’intégration qui donne une nouvelle structure. C’est cette opération

d’intégration […] qui distingue un produit traditionnel d’un produit imité. Ce

produit ne peut être traditionnel s’il n’a pas de signification dans le présent147

.

Telle que formulée, il apparaît clairement que l’auteur se détache de l’idée que asāla est

opposée à mu’āsara. Il a voulu montrer que sa compréhension de asāla est la même que

celle de la modernité au sens occidental. C’est une explication qui définit et oriente la

position des populations arabes sur la scène internationale. Ce sont des populations qui

luttent pour construire le présent et le futur dans le cadre de l’évolution historique globale.

À cet égard, l’auteur précise que la relecture du passé, du présent ou du futur demande une

vision claire basée sur le dynamisme et le renouveau. C’est pourquoi la bonne vision de la

146 Yasine Salawātī, op. cit., 2001, p. 23 et p. 464. 147 Mohamed ‘Ābed al-Jābrī, op. cit., 2006, p. 30-31.

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38

dualité asāla et mu’āsara est celle qui prend en considération l’histoire de la culture et de la

pensée148

.

Quant au mot taqlīd, qui vient du verbe taqallada soit imiter, se réfère à un arrêt de toute

invention dans une société donnée, dans la pensée arabo-musulmane,. Cette notion est

fondée sur la conviction que tout ce qui a été décrété jusqu’à maintenant suffit à protéger la

civilisation contre la perte de son patrimoine. Al-Khattābī cite la définition suivante :

« Taqlīd désigne un ensemble de principes, de fondements et d’idées qui viennent du passé

et reste utilisé au présent. Le but de taqlīd est de protéger, d’une part, les situations

présentes qui sacralisent le passé et de lutter contre les transformations et les changements

de la société d’autre part »149

. C’est une définition qui insiste sur l’importance de turāth

(héritage/patrimoine). Al-Khattābī a voulu montrer que taqlīd est une renaissance du passé.

C’est un modèle qui fusionne les préceptes religieux avec d’autres traditions non

islamiques ou préislamiques150

. En effet, l’utilisation du terme taqlīd a débuté vers la fin de

la dynastie abbasside. Cette période a été marquée par la tendance du taqlīd qui visait à

atténuer les différentes formes d’ijtihād.

À partir du milieu du IIIe / IX

e siècle, l’idée que seuls les grands savants du

passé avaient le droit de se livrer à un raisonnement juridique indépendant

(Ijtihād) commença à gagner le terrain et, au IVe / X

e siècle, un consensus

s’établit peu à peu de lui-même dans l’islam orthodoxe, à l’effet de restreindre

toutes l’activité future à l’explication, l’application et tout au plus

l’interprétation de la doctrine telle qu’elle avait été fixée une fois pour toutes

(taqlīd)151

.

Sous la plume de Hanafī, une corrélation est à établir entre l’arrivée des Ottomans et le

taqlīd : « […] et la civilisation islamique s’est arrêtée de produire et d’innover. Durant

148 Mohamed ‘Ābed al-Jābrī, op. cit., 2006, p. 30-31. 149 ‘Azzdīn al-Khattābī, ‘As’ila al-Hadātha wa Rihānātuhā fī al-Mujtama’ wa al-Siyyāsa wa al-Tarbiyya, Alger,

Manchūrāt al-’Ikhtilāf, 2009, p. 55. 150 ‘Azzdīn al-Khattābī, op. cit.,2009, p. 55. 151 Arkoun Mohammed, L’humanisme arabe au IVe/Xe siècle : Miskawayh, philosophe et historien, Paris, Librairie

Philosophique J. Vrin, 1982, p. 164.

Page 51: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

39

l’époque des Turcs, la mémorisation a pris la place de la raison et la production s’est

transformée en compilation »152

.

La même tendance à l’imitation (taqlīd) a existé tout au long de la conquête ottomane

jusqu’au déclin de l’empire ottoman et sa disparition à l’issue de la Première Guerre

mondiale. Cette période charnière a fait émerger un courant réformiste153

qui s’est opposé

au taqlīd et a opté pour l’ijtihād154

. Le courant réformiste est un mouvement qui a

commencé à se développer vers 1880. Le principal fondateur de cette tendance était Jamāl

al-Dīn al-Afghānī155

(1838-1897). Ses interrogations portaient sur les raisons de la

stagnation du monde arabo-musulman et ont été regroupées dans la revue al-’Urwa al-

Wutqā (l’anse solide)156

, une revue qu’il a créée, en collaboration, avec son disciple

Muhammed ‘Abduh157

. Ce groupe faisait appel à l’unité des musulmans et au retour aux

sources originales (Coran et Sunna) dans les affaires religieuses, politiques, économiques,

sociales, etc. Ils insistaient sur la science et la connaissance de la religion pour vivre selon

ses enseignements et préconisaient un renouveau de la pensée musulmane, fondée sur un

retour aux sources en suivant l’exemple des pieux ancêtres (al-Salaf al-Sālih) d’où vient le

nom d’al-Salafiyya158

. C’est un retour à la tradition, et ce, pour deux raisons principales :

celle d’ordre civilisationnel afin de retisser les liens avec l’héritage arabo-musulman et

152 Hassan Hanafī, « al-Mashrū’ al-Hadārī al-Jadīd : al-Mādī wa al-Hādir wa al-Mustaqbal », al-Wahda,, no 105, 1994,

p. 14. 153 Parmi ces penseurs, nous citons, à titre d’exemple, Jamāl al-Dīn al-Afghānī, Muhamed ‘Abduh , Rachīd Ridā et ‘Allal

al-Fāssī. 154 Joseph, Schacht. « Idjtihād » Encyclopédie de l’islam, 2e éd., vol. III, Leiden, E.J. Brill, 1960, p. 1053. 155 Jamāl al-Dīn al-Afghānī (m. 1897). Né à Asadābād, en Iran. Après des études religieuses traditionnelles, il entreprit de

nombreux voyages dans le monde entier. Il séjourna en Égypte, où il exerça une immense influence sur l’intelligentsia et

où il eut notamment pour disciple Muhammad ‘Abdū. Il est l’initiateur d’un courant réformiste, moderniste, attaché à

l’émancipation et au progrès du monde musulman, que l’on devait résulter de designer par le terme Salafī

(fondamentaliste). D’après lui, l’essor devait résulter de la conciliation entre les apports positifs de la modernité

européenne et une tradition religieuse islamique épurée. In, Mohamed ‘Ābed al-Jābrī, op. cit., 1994, p. 34. 156 Mohammed Arkoun, op. cit., 2008, p. 102. En France, il se fait rejoindre pas ses étudiants dont Muhammad Abduh.

Les deux hommes créent ensemble un hebdomadaire en arabe « al Urwa-al Wuthka » (le lien indissoluble, tiré du Coran).

Le 1er numéro est paru le 13 mars 1884 et le 18e et dernier numéro le 17 octobre 1884. Cette revue avait été envoyée en

Égypte et en Inde, elle avait été cependant considérable, elle avait attaqué l’action anglaise dans les pays à majorité

musulmane et elle avait souligné les bases doctrinales sur lesquelles devrait s’appuyer l’islam pour retrouver sa force.

Voir : Ismaila Diop, Islam et modernité chez Muhammad ‘Abduh : Défis de son époque et enjeux contemporains, thèse de

doctorat, Université de Strasbourg, 2009. 157 Mohamed ‘Abdū (1849-1905). Né à Mahallat Nasr en Égypte. Il étudia à l’université religieuse al-Azhar; il se lança

dans l’action réformiste à l’instigation d’Afghānī. Il se dressa contre les théologiens réactionnaires et rassembla autour de

lui de nombreux disciples. Il fut grand Muftī d’Égypte. Il réforma l’enseignement religieux d’al-Azhar par l’introduction

de disciplines modernes, in, Mohamed ‘Ābed al-Jābrī. op. cit., 1994, p. 34. 158 Voir le terme Ali Merad, « Islah » in Encyclopédie de l’Islam, sous la direction de Gibb, Hamilton. Alexander.

Rousskeen., Leyden, E. J. Brill, 1960-2009, T. 5., p. 146-179.

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40

celle d’ordre identitaire159

face au défi occidental sous toutes ses formes ce qui prend « (…)

la forme d’un recul vers des positions d’arrière qui serviraient de remparts et de position de

défense »160

. Dans cette perspective, selon Merad, la publication des ouvrages sur la vie du

Prophète Muhammad (Sīra) a enrichi, à partir des années 1930, la littérature islamique

d’une façon spectaculaire161

. Il souligne :

Cette littérature, volontiers hagiographique, ne traduit pas seulement un repli

désabusé sur un glorieux passé ; elle exprime la volonté de puiser dans les

grands exemples de Salaf un « souffle de vie » pour les sociétés musulmanes

contemporaines (Ibn Bâdîs). Ce sera là précisément l’un des principes

directeurs de la pédagogie réformiste du retour aux sources162

.

Un des disciples de Jamāl al-Dīn al-Afghānī, l’égyptien Muhamed ‘Abduh (1849-1905) a

mis l’accent sur la réforme de l’enseignement et de la justice en Égypte en incluant de

nouvelles branches modernes163

. Cette attitude réformiste témoigne de l’évolution du

courant traditionnel ou réformateur164

. Parmi les autres disciples de ce mouvement, il y

avait le libanais Rachīd Ridā et le marocain ‘Allal al-Fāssī qui appelaient aussi à

l’actualisation de la religion et à la rénovation (tajdīd) contre l’imitation (taqlīd) sans

tomber dans une modernité occidentale considérée comme incompatible avec les

fondements de l’islam165

. Autrement dit, ils défendaient l’idée de rendre la religion

contemporaine à partir de la renaissance arabo-musulmane. Ces penseurs réformistes

visaient un islam du juste milieu. De la modernité, ils acceptaient ce qui est compatible

avec l’islam et, en même temps, ils englobaient dans la notion de traditionnel, toutes les

époques de l’épanouissement de la civilisation musulmane, surtout celles où le calife

appliquait la Sharī’a et consultait les ‘Ūlamā’166

. Ces penseurs contemporains qualifient ce

mouvement réformiste de politico-religieux ou aussi de Salafiyya167

.

159 Burhan Ghalioun,. Le malaise arabe : L’État contre la nation, Paris, La Découverte, 1991. p. 26. 160 Mohamed ‘Ābed al-Jābrī, op. cit., 1994, p. 33. 161 Ali Merad, op. cit., 2007, p. 82. 162 Ali Merad, op. cit., 2007, p. 82-83. 163 Abderrahim Lamchichi, op. cit., 1994, p. 23. 164 Mohammed Arkoun, op. cit., 1984, p. 103. 165 Ibidem. 166 Voir glossaire. 167 Abderrahim Lamchichi, op. cit., 1994, p. 23.

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41

‘Abed al-Jābri critique ce courant réformiste en disant qu’il investit dans une lecture

idéologique polémique. Il pense que, pour rester légitime, ce mouvement, qui fait appel à la

tradition ou à l’authenticité (al-Asāla), devrait tenir davantage compte des nouvelles

circonstances de l’époque168

. Il reste que ce mouvement de politico-religieux réformiste a

joué un rôle important dans la formation et l’évolution de la pensée arabo-musulmane. À

côté de ce courant, une autre tendance se développa qui s’est surtout fondée sur le concept

de modernité de type occidental.

1.2.2 Les définitions de la modernité chez les penseurs arabo-musulmans

Le monde arabo-musulman fut confronté à un autre modèle civilisationnel lors de

l’expédition de Napoléon Bonaparte en Égypte. Face à cet événement, les auteurs suggèrent

plusieurs interprétations quant à l’introduction de la modernité dans le monde arabo-

musulman ce qui nous conduit à revisiter les définitions données à ce concept. En effet,

selon Arkoun, il s’agit d’une « admiration naïve », d’une « vive curiosité » témoignée par

les premiers penseurs de cette époque169

. C’est une « relation ambivalente en raison des

intérêts et de la fascination réciproques »170

.

Hadātha est le terme arabe par lequel on désigne le plus fréquemment le concept de

modernité. Dans sa connotation littérale, le mot hadātha vient de la racine hadatha qui fait

référence à ce qui est nouveau et moderne. En se basant sur les dictionnaires arabes

suivants – le Lisān al-’Arab d’Ibn Manzūr et le Mu’jam Maqāyīs al-Lugha d’Ibn Fāres –,

Said Shabbār a donné la définition littérale suivante :

Malgré la multiplicité du sens du mot hadatha dans les différents dictionnaires

arabes, ce mot signifie à l’unanimité tout ce qui est nouveau moderne lié au

présent et au futur et opposé au passé et aux anciens. Cette opposition prend la

forme de différence ou de contradiction. On disait, à titre d’exemple, le

nouveau est contre l’ancien ou un homme Hadath veut dire un jeune171

.

168 Mohamed ‘Ābed al-Jābrī, op. cit., 1994, p. 35. 169 Mohammed Arkoun, op. cit.,, 2008, p. 98. 170 Felice Dassetto, op. cit., 2005, p. 32. 171 Said Shabbār, al-Hadātha Fī al-Tadāwul al-’Arabī al-Islāmī, Rabat, al-Zaman, 2002, p. 16.

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42

Dans la pensée arabo-musulmane, l’utilisation du terme hadātha a commencé

véritablement vers le milieu du XXe siècle. À cette époque, un vaste mouvement de

modernisation a affecté l’ensemble du monde arabe. Cette modernisation représentait un

des principaux objectifs, ou plutôt la principale devise des puissances coloniales. Cela

coïncidait aussi avec la période de lutte contre la colonisation172

. Dans cette perspective,

des penseurs comme al-Jābrī, Hanafī, Arkoun et Laroui, se lancent dans des études se

focalisant sur la critique de la raison arabe, sur sa formation et sa structure173

. Il s’agit donc

d’une étude du rationalisme dans le patrimoine arabo-musulman pour répondre aux

questions du présent liées principalement à la modernité. Plusieurs questions relatives à

l’impact de la modernité et de la postmodernité sur la culture arabe sont posées. Ces

réflexions font l’objet d’un débat animé entre les chercheurs en sciences humaines et

sociales afin de répondre à un intérêt scientifique qui découle, en partie, d’une remarquable

évolution sémantique de nouveaux concepts comme la modernité (hadātha), la liberté et la

démocratie.

Dans ce contexte, la première occurrence du terme hadātha revient, à notre connaissance,

au penseur libanais Hassan Saab qui a introduit cette notion en 1969 dans son ouvrage

Tahdīth al ‘Aql al-’Arabī (Modernisation de la raison arabe). Dans la conception des

penseurs arabes, le terme hadātha désignait le processus de passage de la pensée

traditionnelle à la pensée critique et rationnelle. Depuis cette date, le terme a été de plus en

plus utilisé dans la littérature arabe contemporaine. Dans son livre Turāth wa al-Hadātha,

al-Jābrī consacre tout un chapitre à comparer turāth et hadātha. Au début de ce chapitre, il

propose la définition suivante:

Hadātha ne signifie pas, à notre avis, une rupture avec le passé. Elle désigne

plutôt une nouvelle lecture du turāth visant un niveau d’adaptation aux

transformations et au développement mondial. […] Hadātha consiste dans la

critique de la pensée arabe elle-même afin de bouger sa réforme à partir de

l’intérieur. C’est pourquoi hadātha signifie avant tout une modernité de

méthode, une modernité de vision. De là, la spécificité de hadātha dans la

culture arabe moderne. […] Hadātha est un phénomène historique. Elle est

172 Mohammed Arkoun, op. cit., 1984, p. 103. Ismaila Diop, op. cit., 2009, p. 61-62. 173 Abdou Filali-Ansary, Réformer l’islam? Une introduction aux débats contemporains, Paris, La Découverte, 2003,

p. 128.

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43

conditionnée, comme tous les phénomènes historiques, par le temps, l’espace et

les circonstances. Elle est donc différente d’une expérience historique à l’autre.

Hadātha en Europe n’est la même en Chine. […] Hadātha est un message pour

la modernisation. La modernisation des l’esprit et la modernisation des mesures

rationnelles et conceptuelles. Sur ce, le discours de hadātha doit porter, en

premier lieu, sur turāth dans le but d’en faire une relecture et d’en présenter une

vision moderne. […] Selon nous, hadātha est défini à la lumière de ce que nous

vivons actuellement. Elle signifie, avant tout, la rationalisation et la démocratie.

C’est pourquoi, on doit porter un regard critique et rationnel sur tout ce qui

nous entoure dont turāth fait partie. C’est cela notre conception de hadātha174

.

Ces définitions contemporaines qui tendent vers une approche conciliatrice ne font pas

l’unanimité. Certains auteurs invitent à procéder à une rupture avec le passé et se plier aux

règles de la raison. Dans cette perspective, Mohamed Arkoun, écrit :

D’un point de vue méthodique, on est obligé de commencer par hadātha

(modernité) et non pas par le passé ou turāth. […] On doit accepter une chose

importante qui constitue une des réalisations de la modernité rationnelle. Il

s’agit de la relativité de la vérité. Cette relativité est contre la vérité absolue

comme c’était le cas dans les milieux religieux175

.

Aussi, al-Khattābī définit hadātha comme suit :

Hadātha inclut les raisons de la rupture, de changement et de réforme dans la

société. Hadātha est un modèle de pensée qui a été élaborée en Occident juste

après la renaissance. Un modèle qui se basait sur la rationalisation de toutes les

activités de l’individu dans la société, soit au niveau de la science ou de

l’organisation sociale, politique, économique et administrative176

.

Ces définitions de la modernité s’inspirent de la conception occidentale et se fondent sur le

rationalisme. Dans cette optique, la modernité est une nécessité historique qui se détache

des coutumes, des traditions et des comportements anciens. Aussi, cette modernité fait

référence aux principes de développement en mettant en exergue le concept de démocratie,

les notions de justice et de différence.

174 Mohamed ‘Ābed al-Jābrī, op. cit., 2006, p. 15-18 (traduction en français faite par nous-même). 175 Mohammed Arkoun, al-Islām wa al-Hadātha, London, Nadwat Mawāqif, Dār al-Sāqī, Éd. 1, 1990, p. 362. 176 ‘Azzdīn al-Khattābī, op. cit.,2009, p. 56.

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44

Un autre terme, mu’āsara, peut aussi définir le concept de la modernité. Littéralement, ce

terme arabe fait référence à la contemporanéité du monde d’aujourd’hui. Techniquement,

mu’āsara peut être traduit aussi par modernité dans le sens de la contemporanéité.

L’utilisation de cette notion de contemporanéité s’est surtout répandue au XXe siècle

pendant la colonisation des pays arabes. Cette colonisation a affecté profondément les

populations par l’imposition d’une culture considérée comme ayant une portée

universelle177

. En conséquence, les penseurs arabes qui soutenaient les mouvements

nationalistes durant les années 1930, ont davantage émergé pour accompagner les réactions

des populations dans leurs luttes nationales afin d’acquérir l’autonomie puis l’indépendance

et œuvrer à la réappropriation de la culture arabe. Mohammed Arkoun précise à ce sujet

que : « La lutte de libération nationale ne s’achève pas avec la reconquête de la

souveraineté politique ; elle se prolonge dans l’effort de construction nationale […] Les

luttes sociales sont d’autant plus facilement différées que les classes en présence sont en

voie de formation, ou de reconstruction »178

. Il s’agit d’une renaissance arabe moderne qui

a pour but la protection de l’identité nationale179

dans un contexte de quête d’une culture

nationale pour les pays arabes et qui répond à la problématique de contemporanéité qui

touche notamment les élites arabo-musulmanes180

.

Après l’indépendance des pays arabes, les termes du débat ont été repris par d’autres

penseurs contemporains comme Hassan Hanafī, Mohamed al-Jābrī et Abdallah Laroui181

.

Pour Hassan Hanafī182

, la modernité, au sens de mu’āsara (contemporanéité),

ne signifie pas, comme le pensent certains des intellectuels arabo-musulmans,

le désir de profiter des avantages de la modernité par une partie de population

autonome et distincte. Ce qui explique la création d’un petit cercle d’initiés qui

atteint ainsi le pouvoir décisionnel. À ce moment commence une

programmation pour que la majorité de la population œuvre pour une minorité.

177 Mohammed Arkoun, op. cit., 1990, p. 350. 178 Mohammed Arkoun, op. cit., 1984, p. 110. 179 Abderrahim Lamchichi, op. cit., 1994, p. 29. 180 Mohamed ‘Ābed al-Jābrī, « ‘Ishkaliyyat al-Assāla wa al-mu’āsara fī al-fikr al-’Arabī al-hadīth wa al-mu’āsir: sirā’un

tabakī am mushkil takāfī / la question de tradition et modernité dans la pensée arabe moderne: conflit des classes ou

problème culturel », al-Mustakbal al-arabī, no. 69, 1984, p. 69. 181 Abdallah Laroui, L’idéologie arabe contemporaine, Paris, François Maspero, 1982; Abdallah Laroui, Islam et

modernité, Paris, La Découverte, 1987; Mohamed ‘Ābed, al-Jābrī. Introduction à la critique de la raison arabe, Paris, La

Découverte, 1994. 182 Cet auteur s’est rendu célèbre pour ces écrits sur l’islam moderne et le dialogue entre l’Orient et l’Occident.

Page 57: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

45

C’est ce qui se passe présentement dans plusieurs pays en voie de

développement, surtout par la constitution d’instituts de beauté et par la

télévision en couleur. Mais, la modernité signifie la disparition de ces cercles,

pour voir la réalité et apprendre de cette réalité et porter un regard sur ce qui se

passe à ses pieds non ce qui se passe plus loin. La modernité ne veut pas dire

nécessairement le port d’habits modernes, mais signifie la souffrance

quotidienne que toute la société vit à cause de mauvais intervenants183

.

Cet auteur affirme que la modernité consiste à donner la priorité à la réalité avant la pensée

pour que cette dernière devienne une vision de la première. Selon cet auteur, cet objectif

peut être réalisé à partir de la lecture des textes religieux ou du patrimoine ancien. Quant à

al-Jābrī affirme que la modernité, « ce n’est donc pas refuser la tradition, ni rompre avec le

passé, mais c’est plutôt rehausser notre manière d’assumer notre rapport à la tradition au

niveau de ce que nous appelons la contemporanéité, qui doit consister pour nous à rejoindre

la marche du progrès qui s’accomplit au niveau planétaire »184

.

Pour cet auteur, la modernité trouve ses fondements à l’intérieur de son propre discours,

c’est-à-dire à l’intérieur de la contemporanéité185

. Dans un entretien conduit par Oussama

Gaber et Jean-Christophe Ploquin, Al-Jābrī ajoute cette réflexion : « À mon sens, la

modernité n’est pas toujours, ni partout, la même. En Occident, la modernité a consisté

surtout en une triade : la laïcité, la rationalité et la démocratie »186

. Cependant, précise-t-il

que dans le monde arabo-musulman, « la laïcité ne saurait être quelque chose de pertinent.

Elle ne pourrait être définie, comme en Occident chrétien, par rapport à un «autre» connu et

bien défini : l'Église en tant qu'institution omniprésente, d'une visibilité indéniable »187

. Ben

Achour, quant à lui, mettra l’accent indirectement sur la modernité culturelle ou

intellectuelle. Il explique que « la transition d’une société dominée par la tradition vers une

société moderne est un phénomène déjà connu »188

. Néanmoins, il soutient que la

modernité est « un désenchantement du monde qui commence dans le monde arabe »189

car

183 Hassan Hanafī, Qadāyā Mu’āsira Fī Fikrinā al-Mu’āsir / Affaires moderne dans notre pensée moderne, Beyrouth, Dār

al-Tanwīr, 1981, p. 52-53. 184 Mohamed ‘Ābed al-Jābrī, Introduction à la critique de la raison arabe, Paris, La Découverte, 1994, p. 24. 185 Mohamed ‘Ābed al-Jābrī, op. cit., 1994, p. 24. 186 Mohamed ‘Ābed al-Jābrī, « L’ambition du gouvernement Youssoufi : une société démocratique » Confluences

Méditerranée, no. 31, 1999, p. 143. 187 Mohamed ‘Ābed al-Jābrī, op. cit., 1999, p.13. 188 Yadh Ben Achour, Politique, religion et droit dans le monde arabe, Tunis, Cérès Productions, 1992, p. 160. 189 Yadh Ben Achour, op. cit., 1992.

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46

la tradition reste liée à la modernité. En effet, même si les deux concepts se heurtent, ils

sont intrinsèquement liés.

Le concept de modernité a été utilisé majoritairement par le courant dit libéral qui s’est

développé en parallèle du courant réformiste. Ce courant a émergé à l’aube de la

Renaissance arabe (Nahda), lorsqu’une partie de l’élite arabo-musulmane a pris conscience

de son retard face au progrès spectaculaire du monde européen190

, et ce à travers des

précurseurs comme Rif’at al-Tahtāwī191

. En effet, la première initiative fut prise par le vice-

roi ou gouverneur général de l’Égypte entre 1804 et 1849, Mohamed Ali. Dans le but de

créer un État moderne, ce dernier favorisa l’envoi de délégations scientifiques composées

d’étudiants en Europe et surtout en France. al-Tahtāwī fit partie de la première mission

égyptienne envoyée en France en 1826192

. L’expérience de ce penseur, lors de son séjour à

Paris, lui a inspiré une réflexion sur l’évolution de la civilisation musulmane face au

modèle de modernité observé en France. Chargé de l’instruction dans le programme de

réformes de Mohamed Ali, al-Tahtāwī publia un ouvrage sur le devenir de la civilisation

islamique en 1834193

, qui lança un débat sur les fondements de la renaissance intellectuelle

musulmane, la Nahda. Dans cet ouvrage, il décrit la vie en France – mœurs, institutions et

lois, organisation – en posant un regard fasciné par la civilisation européenne, et dont le

souci premier est de tirer des éléments d’une modernisation compatible avec l’islam194

pour

l’Égypte. Selon Mohammed Arkoun, al-Tahtāwī a été fasciné par les idées politiques de la

France et a été un des défenseurs d’un modernisme libéral195

. Al-Tahtāwī voulut

transmettre ses impressions dans un style limpide et épuré en simplifiant la langue, pour

transmettre un nouveau message au plus grand nombre.

190 Burhan Ghalioun, Islam et politique: la modernité trahie, Paris, La Découverte, 1997, p. 93. 191 Parmi beaucoup de travaux en ce sens, je renvoie à Hichem Djait, «Islam et politique», in Ernest Gellner, Jean-Claude

Vatin et Abdallah Hammoudi, Islam et politique au Maghreb, Paris, éd. CRESM/CNRS, 1981, p. 144-146; Rachid

Benzine, op. cit., 2004, p. 41. 192 Rifa’a al-Tahtāwī est un des grands auteurs de la pensée arabe moderne. En 1801, il apparut comme le fondateur de la

renaissance culturelle de l’Égypte. Voir Louis Awad, Tarikh al-Fikr al-misri al-hadith [Histoire de la pensée égyptienne

moderne], Le Caire, Dal al-Hilal, vol. II, avril 1969, p. 90. Rifa’a quitte son village natal de Tahtah en 1817 pour suivre

les cours de l’Université d’Al-Azhar au Caire. En 1826, il est nommé imâm de la première mission scolaire égyptienne

envoyée en France par Mohamed Ali. 193 Rif‘t al-Tahtāwī, Takhlīs al-ibrīz fī talkhīs Bārīs, traduit en français par L’Or de Paris. Relation de voyage, 1826-1831,

Paris, Sindbad, 1988. 194 Mohammed Arkoun, op. cit., 1984, p. 97-98. 195 Ibidem.

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47

Par ailleurs, al-Tahtāwī analysa le système politique français en mettant l’accent

notamment sur les institutions constitutionnelles, sur l’égalité des citoyens et sur

l’indépendance judiciaire. Par ces analyses, il tenta de montrer l’existence d’une harmonie

entre ces notions de type libéral et les notions religieuses du monde arabe pour concilier les

idées politiques du monde arabo-musulman et du monde occidental. Notons aussi que ce

courant dit libéral prônait la nécessité d’un État moderne et d’une « réconciliation des

valeurs de l’islam avec le legs de la civilisation occidentale moderne : esprit de réforme,

pensée libérale et constitutionnelle »196

. Autrement dit, ce courant appelait à la conciliation

entre traditionalisme et modernisme. Il entend conserver les aspects du patrimoine arabo-

musulman en même temps qu’il essaie d’adapter la modernité à la culture et aux sociétés

arabo-musulmanes tout en s’accommodant des contributions de la civilisation occidentale.

D’autres penseurs qui appartenaient à ce même courant, comme Shiblī Shumayil (1853-

1917), Qāsim Amīn (1863-1908), Farah Antūn (1874-1922), Ali Abderrāziq (1888-1966),

Taha Hussein (1889-1973) Ahmad Lutfī al-Sayyid (1870-1963), ont défendu entièrement la

modernité occidentale en rompant avec le patrimoine de l’islam dans son ensemble. Ils ont

mis l’accent sur le rôle de la raison dans la compréhension du religieux. À titre d’exemple,

Shiblī Shumayil (1853-1917) et Farah Antūn (1874-1922) ont appelé à la critique du

phénomène religieux en se basant sur la modernité, la sécularisation et le rationalisme197

.

Aussi, Salāma Mūssa (1887-1958) et Taha Hussein (1889-1973) ont adopté une démarche

similaire. Ils ont prôné une rupture avec le passé et un rapprochement avec l’Europe. C’est

ainsi que Salama Moussa lie la renaissance arabe à une obéissance des pays arabo-

musulmans aux principes européens tels que l’égalité et la liberté198

. Dans le même ordre

d’idées, Taha Hussein appelle à une affiliation entre l’Égypte et l’Europe et rappelle que

l’esprit égyptien retrouvera sa force et sa productivité sous l’influence bénéfique de

l’Occident199

.

196 Abderrahim Lamchichi. op. cit., 1994, p. 22. 197 Ibidem. 198 Mūsa Salāma, Mā Hiyya al-Nahda? (Qu’est-ce que la renaissance?), Caire, Dār al-Ma’ārif, 1935, p. 108. 199 Hussein Taha, Mustaqbal al-Thaqāfa Fī Misr (L’avenir de la culture en Égypte), Caire, Dār al-Ma’ārif, 1938, p. 31 et

p. 39.

Page 60: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

48

Ainsi les uns, comme Taha Hussein, Shiblī Shumayil ou Farah Antūn, accordèrent la

primauté à la modernité de type occidental au détriment de la tradition. Ils choisirent la

civilisation occidentale triomphante et affirmèrent une rupture avec la tradition. C’est ainsi

que les définitions de la tradition au sens de turāth, d’asāla ou de taqlīd n’ont aucune place

dans leur approche. En revanche, la seule définition de la modernité au sens de hadātha qui

peut s’inscrire dans cette tendance est celle d’al-Khattābī, car elle appelle à la rupture avec

le passé et incite sur la rationalisation et sur d’autres fondements de la modernité.

D’autres penseurs, comme al-Tahtāwī et Khayr al-Dīn al-Tūnsī, optent pour un mariage

entre le meilleur de la tradition et la modernité en choisissant de cette dernière ce qui est

compatible avec l’islam. Ces penseurs reconnaissent le progrès de l’Occident libéral et

adoptent, en même temps, une approche novatrice par rapport à la tradition. On peut ajouter

à ce courant conciliateur, d’autres penseurs contemporains, comme Hassan Hanafī et

Mohamed Abed al-Jābri, car leurs écrits ainsi que leurs engagements dans le projet

civilisationnel de la pensée arabe moderne témoignent de leur appartenance à ce dit

courant. Selon Hassan Hanafī, il est difficile de séparer les deux concepts et on ne peut

parler de tradition sans évoquer la modernité et vice versa. Selon cet auteur, la tradition

sans modernité mène à l’imitation200

. Selon Mohamed Abed al-Jābri, il existe un rapport

entre la tradition et la modernité. Dans son livre Introduction à la critique de la raison

arabe, il mène une étude critique de la tradition intellectuelle arabo-musulmane dans le but

de dégager les représentations de la conscience arabe et de chercher les spécificités de ce

débat « tradition-modernité »201

. À cet égard, il essaie de montrer que la pensée est toujours

un dialogue ininterrompu entre le passé et le présent, entre le présent et le futur202

et que le

rationalisme arabe est à la fois ouvert et enraciné.

Dans cette perspective, certaines définitions mentionnées plus haut sont compatibles avec

ce courant. Dans le cas des définitions de la tradition au sens de turāth, la définition de

Hanafī pourrait être compatible avec ce mouvement. Au sujet de la tradition au sens

d’asāla, les définitions d’al-Jabbūrī et celle d’al-Juhāmī répondent exactement au courant

dit libéral. En ce qui concerne les définitions de la modernité au sens de hadātha et de

200 Hassan Hanafī, op. cit., 1981, p. 49. 201 Mohamed ‘Ābed al-Jābrī, op. cit., 1994, p. 23-29. 202 Mohamed ‘Ābed al-Jābrī, op. cit., 1994, p. 159-170.

Page 61: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

49

mu’āsara, la définition de Jum’a et celle d’al-Jābrī répondent dans leur ensemble à ce

courant.

Le jeu politique a donné naissance à des tentatives pour une lecture médiatrice entre la

tradition et la modernité pour faire apparaître un courant dit conciliateur (tawfīqī). En fait,

ce courant essaya de rapprocher les deux autres courants et accepta la modernité de type

occidental, les sciences et techniques, à condition que tout cela soit compatible avec les

fondements de l’islam et l’héritage culturel arabo-musulman.

L’étude des concepts retenus a permis de faire trois constatations. Premièrement, comme le

démontre l’apport de penseurs arabo-musulmans, tous ces concepts ont germé à partir de la

rencontre avec l’Occident puis de la colonisation et du choc-réactions que cela a pu susciter

dans le monde arabo-musulman. Deuxièmement, bien que l’utilisation de chaque terme soit

attachée à un contexte précis, la conception générale de la tradition au sens turāth, au sens

d’asāla et au sens de taqlīd fait référence à l’authenticité. Une authenticité qui renferme

l’héritage religieux, intellectuel, culturel, littéraire et artistique. De même, les définitions de

la modernité mentionnées plus haut donnent l’impression que la modernité au sens de

hadātha, mu’āsara et tajdīd signifie en général une contemporanéité basée sur le

renouveau, la réforme, le progrès et le rationnel.

L’ensemble de ces débats ont marqué le Maroc. La colonisation du Maroc à partir de 1912

avait révélé que les rapports de force étaient désormais favorables aux autorités françaises

et avait dévoilé l’autre face de la modernité, celle de la domination, de l’exploitation et de

l’orientalisme; il s’agit en fait d’une modernité qui s’est manifestée par la pénétration

militaire et intellectuelle203

. Il est vrai que la diffusion de la Nahda au Maroc est

relativement tardive. C’est au début du XXe siècle que les idées du courant dit réformiste et

celles du mouvement dit libéral ont commencé à circuler dans la sphère intellectuelle

marocaine. D’une part, « l’héritage de Mohamed ‘Abduh a fructifié après sa mort au Maroc

203 Mohammed Arkoun, op. cit., 1984, p. 98.

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50

plus qu’en Égypte »204

. En effet, les idées de ce réformateur ainsi que celles de son maître

Jamāl al-Dīn al-Afghānī vont avoir une influence considérable sur les intellectuels de la

bourgeoisie marocaine tout au long de la période du Protectorat français au Maroc. Cette

élite a constitué la base du nationalisme marocain. D’autre part, le courant dit libéral

élaboré dans le monde arabo-musulman a eu un accueil chaleureux au Maroc. Abdallah

Laroui rapporte que « Salāma Mūssa trouve aujourd’hui plus de lecteurs parmi la jeunesse

marocaine qu’au Moyen-Orient »205

. Au Maroc, ce mouvement est lié à la période de la

colonisation lorsque les autorités françaises imposent des réformes.

En parcourant la littérature sur l’histoire de la pensée marocaine moderne et principalement

celle de ‘Allal al-Fāssī, de Mohamed Hassan al-Ouazzānī (1910-1978), de Mohamed Abed

al-Jābri ou d’Abdallah Laroui, nous constatons que le discours qui domine dans la pensée

marocaine inclut, en même temps, les idées des courants dits réformiste et libéral, comme

l’a démontré Abdallah Laroui dans son ouvrage al-Idyūlūjiyya al-’Arabiyya al-Mu’āsira

lorsqu’il affirmait que le libéralisme était trop pâle dans l’évolution de la pensée marocaine.

Pour comprendre la pensée arabe moderne, cet auteur présente trois modèles : celui du

cheikh qui représente le mouvement islamique réformiste, celui du praticien/technicien qui

représente, pour sa part, l’approche de la modernisation et celui de l’homme politicien qui

représente le mouvement libéral206

.

Par ailleurs, il est à noter que l’ensemble de ce débat véhiculé par les courants de pensée

que nous venons de voir ont eu une influence directe ou indirecte sur l’itiniraire de la

justice marocaine et principalement sur l’institution du juge.

204 Abdallah Laroui, op. cit., 1982, p. 32. 205 Ibidem. 206 Abdallah Laroui, op. cit., 1982, p. 31-38.

Page 63: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

51

Chapitre 2

Corpus et démarche méthodologique

Après avoir dégagé la problématique et construit le cadre sur lequel repose l’analyse, il

s’agit à présent de préciser les différentes étapes de notre cheminement dans la présente

recherche. Notre objectif de départ était de se limiter à l’analyse des dahirs promulgués

durant les quatre périodes ciblées. Mais au fil de notre cheminement, il est apparu

important de combiner l’analyse des dahirs avec des enquêtes de terrain pour mieux

appréhender comment, aux yeux des juges, l’édiction des dahirs a permis d’appréhender les

modalités de transformation de l’institution du juge au Maroc et de mettre en exergue,

d’une part, la dialectique complexe entre tradition et modernité et d’autre part, les

différents moments de rupture et de transition.

Dans un premier temps, nous identifierons notre corpus de sources écrites et nous

expliquerons notre démarche pour analyser ces sources. Dans un second temps, nous

justifierons notre choix de mener des entretiens semi-directifs en présentant les modalités et

avantages d’une telle technique. Par la suite, nous présenterons les différentes phases de

nos entretiens qui se sont déroulés sur trois périodes distinctes pour présenter l’évolution de

notre démarche et notre grille d’entretien au fil de la collecte de données orales. Enfin, nous

terminerons par la présentation des difficultés inhérentes au travail de terrain empirique.

2.1. Sources écrites

Il s’agit des ordonnances royales (dahir) qui ont constitué le pivot de notre recherche parce

qu’elles ont fourni les éléments les plus détaillés sur l’évolution de la justice au Maroc et

particulièrement, sur les réformes juridiques et judiciaires. Ces documents officiels du

gouvernement marocain peuvent être retracés dans les archives du Bulletin Officiel du

Maroc. Ce Bulletin conserve les textes législatifs liés à la nomination des juges ainsi que

les différents textes qui marquent les modifications et les transformations du système

judiciaire au Maroc. Ces sources sont disponibles au secrétariat général du gouvernement

marocain.

Page 64: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

52

Nous avons ciblé trois types de dahir. Avant le Protectorat, ceux qui portent sur la

procédure de nomination des juges207

et des vice-juges208

au Maroc afin de déterminer les

procédures en lien avec la justice traditionnelle. Le nombre restreint de dahirs analysés

pendant la période précoloniale s’explique par l’insuffisance de source écrite concernant

celle-ci. Au niveau de secretariat général de gouvernement, les dahirs de cette époque

n’étaient pas compilés comme ceux des deux autres périodes étudiées. Aussi, il est à noter

que le Bulletin Officiel qui regroupe l’ensemble des dahirs promulgués n’existait pas durant

la période précoloniale. Au cours de la période suivante, nous avons retenu une dizaine de

dahirs qui portaient principalement sur l’organisation judiciaire209

. Après le Protectorat,

nous avons ciblé une quinzaine de dahirs qui portaient sur d’autres réformes afin de repérer

les transformations de la justice marocaine au début de l’indépendance et ses modalités en

regard de la dialectique tradition/modernité qui a constituté le socle de notre cadre

conceptuel.

L’analyse de ces sources à travers ce cadre conceptuel est apparu pertinent dans la mesure

où alors que les premiers dahirs examinés se refèrent exclusivement à la tradition et à

l’héritage islamique, les dahirs promulgués pendant l’époque coloniale prenaient une

certaine distance vis-à-vis de cet héritage et faisaient indirectement appel à ce que soit

convoquée une modernité juridique et judiciaire. Dans les dahirs promulgués après

l’indépendance, il a été tenté de créer un compromis entre le respect de la tradition et la

nécessité de moderniser la justice en préservant certaiens mesures instaurées pendant la

colonisation. Dès lors, notre choix de batir notre cadre conceptuel autour de ces concepts

trouve toute sa justification.

Dans le cadre de cette recherche, il a fallu mener un travail minutieux de dépouillement du

Bulletin officiel afin de retracer les dahirs traitant de la justice marocaine. Grâce à monsieur

207 Il s’agit du dahir portant sur le choix et la nomination du juge Mohammed ibn Abdellah Soussi (27 Jumada II 1300 / 5

mai 1883) ; du dahir portant sur le choix et la nomination du juge Ali ibn Abdellah al-Allghi Soussi (27 Shaaban 1303 / 1

juin 1886) et du dahir portant sur le choix et la nomination du juge Ali ibn Abdellah Soussi (22 Rabi’ II 1316 / 9

septembre1889). 208 Il s’agit du dahir portant sur la nomination du vice-juge Abou bakr ibn Ali al-Mhamdi al-khlifi (29 Rabi’ I 1298 / 28

février 1881) ; du dahir portant sur la nomination du vice-juge Ahmed ibn Sliman al-Shibani (8 Shaaban 1301 / 2 juin

1884). 209 Concernant les documents officiels qui traitent du système judiciaire pendant le Protectorat, voir l’ensemble des

annexes.

Page 65: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

53

Driss Dahak, président de la Cour Suprême à l’époque, un CD compilant tous les dahirs a

pu être finalement mis à notre disposition.

Concernant l’analyse de ces sources, nous avons commencé par les numériser. Elles ont

ensuite été classifiées selon plusieurs critères : la période couverte, la thématique générale

(système judiciaire, réformes), la thématique plus spécifique (nomination de juge,

structuration des juridictions). À partir de cette étape, nous avons procédé à l’analyse de

contenu qui s’est déroulée en plusieurs étapes : 1) nous avons fait une lecture préliminaire

de l’ensemble des sources ; 2) nous avons fait ressortir les éléments relatifs à tous les

termes et expressions qui avaient un rapport avec la tradition et avec la modernité tels

qu’élaboré dans le cadre conceptuel et qui pouvaient être mis en lien avec le pouvoir

politique, le système judiciaire, l’organisation sociale et l’aspect religieux ; 3) nous avons

procédé à l’analyse et à l’interprétation des résultats210

.

2.2. Les sources orales

Nous avons mené une série d’entretiens avec des juges en activité, des juges à la retraite et

de futurs juges. Le travail de terrain s’est fait en trois phases. Nous avons mené un premier

terrain exploratoire en août 2008. Puis nous avons mené deux autres terrains de janvier à

mars 2009 et de janvier à mars 2010. Durant cette période, nous avons rencontré des juges

en activité, des juges à la retraite et des futurs juges. Durant cette enquête de terrain, nous

avons visité trois principales villes à savoir, Fès, Rabat et Casablanca. Leur choix se justifie

par le fait que les grands juges du royaume du Maroc exercent dans ces localités qui

regroupent également toutes les catégories des tribunaux.

210 Pour ces différentes étapes, consulter : Laurence Bardin. L’analyse de contenu, Paris, PUF, 1977 ; René L’Écuyer,

« L’analyse de contenu : notions et étapes », in Jean-Pierre Deslauriers, Les méthodes de la recherche qualitative, Québec,

Presses de l’Université du Québec, p. 49-65.

Page 66: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

54

2.2.1. Le choix de l’entretien semi-directif: définition et justification

La méthode de l’entretien de recherche sera utilisée afin de collecter et produire les données

de recherche. Selon Gauthier, l’entrevue « est un type d’interaction verbale qui s’exerce

dans divers contextes »211

. Lors d’un entretien, les techniques d’interrogation sont

multiples. On peut les distinguer en fonction du degré de liberté laissé à la personne

enquêtée de choisir le point de vue selon lequel elle répondra, les thèmes qu’elle abordera

ainsi que les mots et les expressions qu’elle utilisera pour exprimer sa pensée. Selon

Madeleine Grawitz, ce degré de liberté se traduit dans la présence et la forme des

questions212

.

Dans cette recherche, nous avons recueilli les propos des juges marocains à partir

d’entretiens semi-directifs. Ce type d’entretien consiste à lancer des questions à

l’interlocuteur sur un thème en le laissant parler. Le chercheur intervient juste pour le

rassurer, l’aider à se raconter, l’orienter et le diriger vers les sujets importants pour la

recherche. Selon Florence Decamps, cette méthode

admet un questionnement qui comporte, comme la méthode par questionnaire,

des questions à variables explicatives souvent biographique visant à définir

l’identité des interviewés (le plus souvent assez courtes et concentrées en début

d’interview) et des questions à variables dépendantes visant à explorer le thème

de recherche. Mais les questions ne sont plus forcément les mêmes pour tous,

leur formulation peut être personnalisée et varier d’un témoin à l’autre, de

même que leur mode de passation ; enfin, elles sont plus souvent ouvertes que

fermées pour permettre des développements qualitatifs qui sont

particulièrement recherchés213

.

Ce type d’entrevue a permis d’explorer en profondeur les opinions et les pensées des

participants, lesquelles portent sur un certain nombre de thèmes qui sont identifiés dans une

grille d’entretien préparé par le chercheur. L’enquêteur, s’il pose des questions selon un

protocole prévu à l’avance parce qu’il cherche des informations précises, s’efforce de

faciliter l’expression propre de l’individu et cherche à éviter que l’enquêté ne se sente

211 Benoît Gauthier, Recherche sociale : De la problématique à la collecte des données, Québec, Presses de l’Université

du Québec, 2003, p. 294. 212 Madeleine Grawitz, Méthodes des sciences sociales, Paris, Dalloz, 2001, p. 645. 213 Florence Descamps, L’historien, l’archiviste et le magnétophone : de la constitution de la source orale à son

exploitation, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de France, 2001, p. 314-315.

Page 67: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

55

enfermé dans des questions. Autrement dit, toutes les questions sont à formuler dans un

vocabulaire simple, doivent aussi être ouvertes, courtes, neutres et pertinentes214

. Elles ne

doivent suggérer aucune réponse particulière, n’exprimer aucune attente et ne rien exclure

de ce qui peut venir à l’esprit de la personne interrogée. L’enquêteur n’est ni passif, ni

muet, ses interventions ont pour objectif de permettre à l’enquêté d’approfondir ses idées et

de maintenir la discussion sur le thème proposé. Tout cela permettra à l’enquêté de

« clarifier ses opinions, ses sentiments et ses croyances à propos d’un objet d’étude

quelconque »215

.

C’est ainsi que l’utilisation de l’entretien semi-directif a paru pertinente pour recueillir la

perception des juges marocains sur l’évolution de la justice au Maroc et sur les

transformations subies par l’institution de juge. L’usage de l’entretien semi-directif a

permis d’accéder à leurs expériences en leur demandant de les raconter. Cet extrait de

l’article de Savoie-Zjac est significatif à cet égard:

L’entrevue semi-dirigée consiste en une interaction verbale animée de façon

souple par le chercheur. Celui-ci se laissera guider par le flux de l’entrevue

dans le but d’aborder, sur un mode qui ressemble à celui de la conversation, les

thèmes généraux sur lesquels il souhaite entendre le répondant, permettant ainsi

de dégager une compréhension riche du phénomène à l’étude216

.

Cette attitude non directive est une technique qui permet à l’enquêteur d’obtenir des

réponses et « des expressions spontanées qui ne soient absolument pas dues à des

inductions venant de la situation d’entretien elle-même ou de ses propres attitudes,

comportements et réactions lors de l’entretien »217

. La littérature sur la technique de

l’enquête semi-directive permet de constater qu’elle est la meilleure façon de ne pas

susciter volontairement ou involontairement des réponses ou des réactions déclenchées par

la façon d’intervenir de l’enquêteur ou par le contenu de ses interventions.

214 Benoît Gauthier, op. cit., 2003, p. 308. 215 Benoît Gauthier, op. cit., 2003, p. 309. 216 Lorraine Savoie-Zajc. « L’entrevue semi-dirigée », in Gauthier, Benoît, Recherche sociale : De la problématique à la

collecte des données, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2002, p. 266. 217 Alex Mucchielli, Les méthodes qualitatives, Paris, PUF, Que sais-je?, no 2591, 1991, p. 28.

Page 68: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

56

Notre choix méthodologique dépend de deux critères: le premier est lié à la nature de

l’information recherchée, le second se conforme aux connaissances que nous possédons sur

le système judiciaire marocain de par nos études antérieures en droit marocain. D’après ces

deux critères, c’est l’entretien semi-directif qui est apparu comme le plus approprié dans le

cadre de notre recherche.

Par ailleurs, la collecte d'informations sur le fonctionnement du système judiciaire ou de

l’institution de juge au Maroc nécessite de respecter une certaine chronologie procédurale,

ce qui exclut la discussion libre. Enfin, le recours à l’entretien semi-directif permet de

traiter d’un sujet délicat et qui demeure d’actualité, comme nous l’avons vu dans

l’introduction générale, dans la mesure où les enquêtés peuvent s’exprimer avec leurs mots,

avec leur logique d'expression et avec leurs façons de faire. En cela, cette technique

d’approche permet de dégager une compréhension approfondie de l’évolution de

l’institution de juge.

2.2.2. Conditions, réalisation et analyse de contenu des entretiens semi-

directifs

Étant donné que notre objectif est d’analyser les changements de la fonction de juge dans la

magistrature musulmane, nous avons constitué un échantillon de juges - au nombre de 56 -

pourvu d’un certain degré de représentativité, dont 42 hommes et 14 femmes. Nous avons

donc ciblé plusieurs catégories de juges : des juges d’âge et de sexe différents, issus de

tribunaux de première instance, de tribunaux d’appel et de la cour suprême, des juges qui

ont vécu la période transitoire entre la fin du Protectorat et le début des années

d’indépendance au Maroc, des juges encore en fonction et qui ont observé les conditions

d’adoption des lois de 1965 et de 1974 analysées dans le chapitre 4 et des futurs juges qui

expérimentent les résultats de ces dites lois. L’ensemble des entrevues s’est fait en arabe

car c’est la langue officielle du système judiciaire. Après la collecte de données, nous avons

procédé à la traduction des entrevues et une analyse de contenu des dahirs. La transcription

de l’arabe au français est de notre fait dès lors que l’arabe est notre langue maternelle.

Toutefois, nous avons pris toutes les dispositions nécessaires pour ne pas trahir les propos

et la pensée de nos interlocuteurs et avons eu le souci de consulter plusieurs personnes pour

Page 69: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

57

nous relire. Pour favoriser la mise en place de rapports de confiance avec les juges, nous

avons effectué une prise de notes active. Cette méthode se justifie par le fait que nos

participants sont des juristes qui connaissent la responsabilité qui découle d’un

enregistrement. Il convient aussi de préciser que c’est en tant que juriste que nous avons

mené ces entrevues, et non en tant qu’anthropologue ou sociologue ce que nous ne sommes

pas. Les thèmes abordés dans le questionnaire portaient sur l’histoire du système judiciaire,

sur l’impact du protectorat, sur leur trajectoire individuelle. Cependant, il essentiel de noter

que les questions élaborées n’amenaient pas les répondants à prononcer les concepts de

tradition ou de modernité. Il nous appartenait, dans notre analyse, de faire resortir les idées

renfermant ces deux concepts à partir de leurs réponses.

Deux entretiens semi-directifs exploratoires ont été effectués pendant le mois d’août 2008

auprès de juges opérant au tribunal de la famille et à la cour d’appel de la ville de Fès. Nous

avons ciblé ces deux personnes parce que les vacances judiciaires au Maroc ne nous

permettaient pas de rencontrer d’autres juges de différentes juridictions à travers le pays.

Par la suite, des entretiens ont été réalisés pendant les mois de février et mars 2009 auprès

de 30 juges qui se répartissent comme suit:

Tableau 1 : Récapitulatif des différents juges interrogés (1re

phase)

Juges retraités Juges en fonction Futurs juges Total

Hommes Femmes Hommes Femmes Hommes Femmes

Juges

interviewés 4 17 5 2 2 30

Tribunal de

1ère

instance 1 6 2 9

Cour d’appel 2 6 8

Cour

suprême 1 2 1 4

Institut de la

magistrature 2 2 2 2 8

Ministère de

la justice 1 1

Entretiens semi-directifs : échantillon (2009)

Page 70: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

58

Un second terrain a été mené en 2010 auprès de 26 juges dont deux étaient des personnes

déjà interviewées. Les juges interviewés se répartissent comme suit:

Tableau 2 : Récapitulatif des différents juges interrogés (2e phase)

Juges retraités Juges en fonction Futurs juges

Total

Hommes Femmes Hommes Femmes Hommes Femmes

Juges

interviewés 4 12 4 3 3 26

Tribunal de

1ère

instance 5 3 3 11

Cour d’appel 4 4

Tribunal

administratif 4 4

Tribunal de

commerce 3 4 7

Entretiens semi-directifs : échantillon (2010)

La majorité de nos interviewés était des juges en fonction qui travaillaient dans différentes

catégories de juridictions (Tribunal de 1re

instance, Cour d’appel, Tribunal administratif,

Tribunal de commerce et la Cour suprême). Le choix de ces diverses catégories permet

d’avoir une idée sur la hiérarchie des tribunaux et la fonction des juges dans chaque

tribunal. Un magistrat de la Cour suprême a plus d’expérience que celui qui exerce dans un

tribunal de première instance. Ainsi, la pratique des juges dans diverses juridictions permet

de recueillir plusieurs informations sur le fonctionnement judiciaire et principalement sur

l’évolution de la fonction de juge au Maroc. Nous avons aussi interviewé d’anciens juges

qui exercent présentement une fonction administrative dans d’autres établissements publics

rattachés à la justice comme le Ministère de la justice et l’Institut supérieur de la

magistrature.

Plusieurs méthodes ont été utilisées pour entrer en contact avec les juges. Premièrement,

nous nous sommes présenté au tribunal et avons fixé des rendez-vous avec les présidents

des tribunaux, auprès de leurs secrétaires particulières, après nous être identifié et avoir

Page 71: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

59

présenté notre objet de recherche et avoir eu l’autorisation orale de rencontrer d’autres

juges dans le même tribunal. Deuxièmement, certains des juges rencontrés nous ont été

référés par d’autres juges ou avocats ou secrétaires généraux des tribunaux ou encore

greffiers selon la méthode de boule de neige. Nous tenons à souligner que nos enquêtes ont

été favorisées par l’appui de M. Driss Dahak, président de la Cour suprême, que nous

avions rencontré lors d’une conférence donnée à l’Université Laval. Dès lors, nous avions

pu avoir accès à la bibliothèque de la cour suprême grâce à lui.

Il est à souligner que nous n’avons pas rencontré de juges de la Cour suprême en 2010 car,

nous avons considéré que les personnes interviewées en 2009 permettaient d’avoir un

échantillon valable et suffisant, d’autant qu’il y a qu’une cour de ce type. Nous avons opté

pour la même démarche en ce qui concerne l’Institut supérieur de la magistrature et ce,

pour les mêmes raisons. Par ailleurs, profitant de quelques bons contacts au tribunal

administratif et au tribunal de commerce à Fès, nous y avons mené des enquêtes en 2010

afin de compléter notre échantillon.

Le nombre restreint de femmes pourrait constituer une limite à notre recherche. Malgré nos

contacts personnels et les contacts que quelques-uns de nos participants nous ont donnés,

une seule femme juge retraitée a pu être rencontrée. Il semble que la gente féminine était

peu ou pas représentée au sein de la génération de magistrats retraités; L.B, femme juge en

fonction, nous a confirmé qu’elle était la première femme à être nommée juge en 1971. Par

ailleurs, le nombre de femmes juges en fonction rencontrées est restreint, car plusieurs

d’entre elles ont annulé le rendez-vous par manque de temps compte tenu de la quantité de

dossiers qu’elles avaient à régler.

La grille d’entretien a été réalisée à partir des deux entretiens exploratoires en vue de la

structuration du questionnement sur un échantillon plus large de juges retraités, de juges en

fonction et de futurs juges. Chaque entretien a duré entre quarante et soixante minutes. Il

est à noter que nous avons eu, cependant, deux rencontres avec M.M et M.Z. La grille

d’entretien, outre l’identification, a couvert deux domaines précis. Le premier portait sur

l’itinéraire des juges, sur leur formation et sur leur connaissance de la justice traditionnelle.

Page 72: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

60

Ainsi plus spécifiquement, quatre thèmes ont été abordés: leur itinéraire, leurs expériences

personnelles, leur formation et leur spécialisation218

. Le second domaine traitait d’une part,

des réformes judiciaires introduites au Maroc au début et après le Protectorat et leur impact

sur la fonction des juges et d’autre part, leurs réactions et leurs adaptations face à ces

changements et en fonction du contexte politique évolutif tel que le rôle joué par le

mouvement nationaliste, leur propre interprétation du droit et la part donnée à l’application

du droit musulman dans les litiges.

Au fil des entretiens, nous voulions aussi appréhender le degré de connaissances des juges

sur les dahirs réformant le système judiciaire au Maroc, sur les facteurs politiques et

sociaux qui ont influencé les transformations de l’institution de juge au Maroc, sur les

conséquences du Protectorat sur la justice traditionnelle, ainsi que sur les relations de

travail avec les juges traditionnels et leurs réactions sur la mise en place de réformes après

l’obtention de l’indépendance.

Au vu de l’analyse de nos premiers résultats, nous avons fait évoluer la grille d’entretien et

avons resserré la nature et changer l’ordre des questions. Pour repérer par la suite les

transformations de l’institution de juge, nous nous sommes borné à trois types de questions:

1) des questions d’ordre général, pour établir et connaître l’identité et l’itinéraire de

l’enquêté ; 2) des questions liées à l’évolution de la magistrature au Maroc, afin de

déterminer l’attitude et la connaissance du participant sur les réformes introduites dans le

système judiciaire ; 3) des questions sur la fonction de juge, sur le fonctionnement

judiciaire et sur l’impact de plusieurs facteurs sur l’institution de juge au Maroc. Chaque

type de questions visait un objectif déterminé pour comprendre: 1) la rupture ou la

continuité par rapport à la justice traditionnelle à des moments clés de l’histoire judiciaire

au Maroc; 2) le rôle, les réactions, les stratégies des juges et du mouvement nationaliste

face aux réformes introduites par la France au Maroc et principalement celles qui

touchaient le système judiciaire; 3) l’approche adoptée par l’État marocain pour instaurer

une nouvelle organisation judiciaire.

218 Pour les différents thèmes et questions de la grille d’entretiens semi-directifs, consulter l’annexe C (p. 261-265).

Page 73: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

61

Les juges retraités, recrutés au lendemain de l’indépendance, furent en mesure d’expliquer,

à partir de leurs expériences personnelles, la transition vécue par le système judiciaire et les

modes d’appropriation et d’essai de synthèse entre la tradition et la modernité. Cette

catégorie de juges a témoigné explicitement de la capacité d’adaptation des juges marocains

aux nouvelles circonstances auxquels ils ont eu à se confronter à cette époque.

Qu’il s’agisse des entretiens menés en 2009 et en 2010, les réponses des juges ont

davantage reposé sur leurs expériences professionnelles et ces derniers ont plutôt mis

l’accent sur leur méthode de travail, leur fonctionnement et sur l’avenir de la magistrature

au Maroc. C’est ainsi que nous avons constaté que les tâches de travail et de recherche des

différents juges rencontrés sont très différentes. À titre d’exemple, les juges exerçant la

présidence de diverses juridictions au Maroc sont capables, selon leur expérience, de mener

des recherches et d’écrire des articles et des ouvrages dans d’autres domaines que ceux

appréhendés dans les tribunaux. Quant à ceux qui exercent à la cour suprême, ils

approfondissent leur recherche sur des questions d’actualité liées à leur domaine de

pratique. Ainsi, à partir de leurs réponses, nous avons pu établir deux modèles dans les

pratiques judiciaires. Le premier consiste à appliquer strictement les lois et à suivre les

procédures juridiques et judiciaires. En fonction de la composition relativement homogène

du point de vue de l’âge, de l’expérience et de la fonction de l’échantillon utilisé, ce modèle

est le plus répandu dans le corps des magistrats en raison du grand nombre de litiges portés

devant eux et de la multiplicité des jugements qu’ils doivent rendre. Le second modèle

consiste à développer des connaissances dans d’autres domaines juridiques et non

juridiques afin d’être capables de cerner d’autres phénomènes liés au droit et à son champ

d’application. Cette procédure permet d’évaluer de quelles manières les juges ont adapté

leur fonction. Selon les juges interviewés, ce modèle commence à se répandre, car le juge

marocain n’a pas d’autre choix que de s’adapter aux transformations socioculturelles du

Maroc et aux nouveaux traités et conventions qui régissent la communauté internationale,

afin de contribuer à l’avancement de la justice au Maroc. Certains juges ont affirmé que

l’adaptation du juge marocain aux nouveaux changements est liée à son implication dans la

recherche et la connaissance tant juridique que non juridique. Il semble alors que le juge

Page 74: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

62

marocain est en mesure de porter un regard plus objectif sur son fonctionnement judiciaire

et sur sa propre adaptation.

Par ailleurs, à travers l’analyse de ces entrevues, il est apparu évident que les juges

interviewés constituent l’exemple de magistrats capables de solutionner les différends et de

mettre un terme aux difficultés et aux procès. Outre cette fonction, des magistrats

assumaient également d’autres tâches qui leur étaient nommément confiées par le ministère

de la justice, jouant ainsi le rôle de gestionnaire administratif d’un tribunal. Suite à leurs

réponses lors de l’entretien, nous avons réalisé que leur adaptation montre que l’institution

de juge a subi des transformations notables.

Lors de l’enquête, les participants ont témoigné que la grande majorité des juges tâchaient

de faire au mieux et le plus efficacement possible la partie du travail qui leur incombait. Par

contre, pour les juges menant aussi des recherches, leurs activités sont considérées, selon

eux, comme un impératif surtout face aux exigences de la globalisation et de la

mondialisation et ne peuvent que contribuer à améliorer l’ensemble de la magistrature.

Finalement, notons que la confiance que nous avons réussi à établir avec les juges lors des

entretiens semi-directifs d’une part, et l’attitude positive qu’ils ont affichée à notre égard

d’autre part, témoignent d’une ouverture certaine face à ce qui constitue pour beaucoup de

gens une fonction qui ne peut être ni discutée ni critiquée. Pour autant, bien que l’usage de

l’entretien présente de nombreux avantages, des limites y sont aussi associées.

2.2.3. Difficultés et limites rencontrées lors des entretiens

Dans l’entretien semi-directif, la relation entre les deux interlocuteurs est la plupart du

temps, dominée au départ par le chercheur qui dirige l’entrevue par le recours à des

questions ouvertes. L’interviewé est invité à répondre à une série de questions générales de

façon exhaustive, dans ses propres termes, selon son bon vouloir. Par contre, dans le cas ou

cet interviewé n’aborde pas spontanément un des thèmes sur lesquels l’enquêteur souhaite

qu’il s’exprime, ce dernier doit tenter d’orienter la discussion en posant une nouvelle

question plus précise qui peut stimuler sa réaction sur le sujet proposé. De plus, l’enquêteur

Page 75: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

63

doit chercher à établir un climat de confiance afin de tirer plus d’informations sur

l’expérience de la personne enquêtée.

Dès lors, nous avons mis en pratique ces directives. Nous avons tenté d’établir un climat

propice et une relation de confiance en indiquant à nos répondants l’importance de leur

participation dans l’entrevue et surtout en les assurant de la valeur et de la confidentialité

des informations qu’ils s’apprêtaient à donner en recourant notamment à l’anonymisation

des données recueillies, conformément aux directives du comité d’éthique de l’université

Laval. Nous avons voulu aussi être en conformité avec ce qu’écrit Alex Mucchielli :

l’enquêteur n’émet aucune opinion personnelle, il ne porte aucun jugement sur les opinions

de l’enquêté, il n’ajoute rien à ce qui est dit219

.

Pour autant, nous avons été confrontés à des difficultés de différentes natures lors de nos

trois terrains successifs. La première limite rencontrée, lors de notre première enquête,

résidait dans le fait que notre arrivée sur le terrain coïncidait avec les vacances judiciaires.

Ces vacances ont eu un impact sur le nombre de juges que nous envisagions de rencontrer.

C’est la raison pour laquelle nous n’avons mené que deux entrevues. De plus, après avoir

bénéficié de l’appui de M. Dahak pour avoir accès à la bibliothèque de la cour suprême

dans la première phase d’enquête, il nous a été très difficile de le rencontrer. Dès la

deuxième phase du terrain, il nous a clairement fait comprendre qu’il ne souhaitait plus

nous rencontrer. Cela a rendu notre collecte de données délicate. Par ailleurs, notre statut de

Marocain ne rendait pas les choses plus faciles, car certains juges exprimaient de la

méfiance à notre égard. Parfois, nous avons même subi à l’occasion un interrogatoire corsé

de la part de procureurs ou de juges pour justifier le but de nos entrevues. Tout chercheur

qui entreprend un travail d’enquête auprès des magistrats sait combien ce milieu

professionnel est difficile à approcher; cette difficulté est d’autant plus grande au Maroc car

le régime a un contrôle strict sur tout ce qui se passe. Ce faisant, face à l’impossibilité

d’enregistrer nos entretiens et donc à ne prendre que des notes, ceci a pu entraîner un

manque de précision et d’efficacité, d’autant que nous n’avons pu rencontrer qu’une seule

fois la plupart des juges. Toutefois, la prise de notes a permis une grande liberté dans les

219 Alex Mucchielli, op. cit., 1991, p. 29.

Page 76: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

64

discussions et a permis d’instaurer des relations de confiance avec les participants. Si nous

avions utilisé un magnétophone avec ces juges, la méfiance aurait pu s’installer.

En outre, d’autres limites ont été inhérentes à ce procédé. Il s’agissait surtout de la durée

des entretiens et de la teneur du discours de nos interlocuteurs. Effectivement, la durée des

entretiens ne pouvait guère dépasser 45 minutes en raison de l’agenda chargé des

interviewés. En outre, les entrevues se sont déroulées sur leurs lieux de travail, ce qui a

conduit à avoir des discussions parfois hachées avec les interviewés en raison de différentes

interruptions provenant du milieu. Cela a permis néanmoins de nous rendre compte des

conditions de travail, en temps réel, des juges.

Par ailleurs, qu’il s’agisse des entretiens menés en 2009 et en 2010, les réponses des juges

ont peu fait état des réformes juridiques et judiciaires passées. Chaque fois que nous

tentions d’amener les juges à expliquer comment les réformes avaient pu avoir des effets

sur le système judiciaire, leurs réponses se limitaient à leur propre pratique, sans allusion à

la période de fin du Protectorat par exemple (notamment avec les juges retraités ou en

fonction qui ont vécu les débuts de l’indépendance). Ils ont, de plus, à peine évoqué les

problèmes rencontrés au cours de leur exercice professionnel, mettant plutôt l’accent sur

leur méthode de travail, leur fonctionnement et sur l’avenir de la magistrature au Maroc

sans clairement donné leurs perceptions des transformations qui sont apparues. C’est ainsi

qu’en remodelant la grille d’entretien, nous avons fait le choix de discuter de leurs propres

pratiques professionnelles et ainsi traiter de leur adaptation à toute nouvelle réforme pour

repérer des changements dans l’institution de juge au Maroc. Nos entretiens ont révélé que

les juges ne pouvaient pas informer sur l’impact des réformes entreprises durant le

Protectorat sur les magistrats marocains et étaient portés à traiter des changements actuels.

Nous avons pallié cette difficulté en les amenant à comparer leur situation professionnelle

actuelle avec celle au début de leurs carrières de magistrat pour tenter de rendre compte des

évolutions du système judiciaire, à travers leurs propres expériences.

Page 77: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

65

Chapitre 3

L’institution de juge au Maroc :

vers une profonde transformation du système judiciaire

C’est au cours de la période 1894-1956 que se dessine l’une des transformations les plus

essentielles de la justice marocaine : la réforme de l’institution de juge traditionnel. La

période (1894-1912), qui précéda immédiatement l’installation du Protectorat français au

Maroc, fut une étape importante dans l’évolution politique du Maroc. Elle fut aussi

marquée par le maintien de la tradition dans l’administration de la justice. Cette dernière fut

régie par l’application du droit musulman selon le rite malékite. À partir de 1912 s’ouvrit

une période marquée par la signature de plusieurs traités et conventions. Il s’agissait

principalement du traité de Fès du 30 mars 1912 qui avait placé le Maroc sous Protectorat

français, de la convention de Madrid du 27 novembre 1912 qui avait confié la zone Nord à

l’Espagne, de la convention de Paris du 18 décembre 1923 qui avait organisé le statut

international reconnu à la ville de Tanger, et de la convention franco-espagnole de 1912 et

celle de Paris de 1923 qui instituaient les tribunaux modernes. Aussi, cette période fut

marquée par des réformes qui ont modifié en profondeur la magistrature marocaine

notamment en rompant avec la justice traditionnelle et en visant à la modernisation du

système juridique et judiciaire dans le cadre de la promulgation de plusieurs dahirs

juridiques et judiciaires tels que ceux promulgués le 12 août 1913.

Avec la conclusion du traité de Fès en 1912, le Maroc se retrouve sous le régime du

Protectorat français et, dès 1913, la France s’était engagée, vis-à-vis des autres puissances,

à « respecter l’intégrité de l’Empire chérifien sous la souveraineté du sultan»220

, à

promouvoir un ensemble de réformes destinées à pacifier le pays sous l’autorité du sultan, à

réorganiser le Makhzen221

, et à apporter au Maroc l’infrastructure politique, administrative

et économique d’un État moderne222

. La réforme de la justice était donc un impératif pour

les autorités françaises. À cet égard, les autorités du Protectorat s’étaient fixées trois

220 La déclaration franco-anglaise de 8 avril 1904 reconnaissait les droits spéciaux de la France au Maroc. Cité par

Mohamed Omar al-Hajoui, Histoire diplomatique du Maroc : 1900-1912, Paris, Maisonneuve, 1937, p. 33. 221 Voir glossaire. 222 L’accord franco-allemand de 1909.

Page 78: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

66

objectifs principaux : mettre fin à la justice consulaire, réorganiser les juridictions

(chérifiennes, tribunaux religieux et tribunaux Makhzen), et surtout instituer de nouvelles

juridictions, à savoir des tribunaux modernes223

.

En dépit de ces réformes, il s’agira de démontrer, à travers l’étude des dahirs, que la justice

marocaine vit une période d’entre-deux : à la fois dans la continuité de ce qu’elle vivait

comme situation avant 1912 dans la mesure où elle continue à faire référence à la tradition

et à l’héritage islamiques mais aussi dans la rupture quasi totale avec la justice

traditionnelle au cours du Protectorat français.

C’est pourquoi, dans le premier chapitre, nous analyserons plus particulièrement les aspects

religieux et sociopolitique de la magistrature au Maroc entre 1894 et 1912. Dans le second

chapitre, il s’agira d’identifier les réformes judiciaires instaurées entre 1912 et 1956 et

d’évaluer leur impact sur l’institution de juge. Cela permettra d’appréhender le passage

d’une institution traditionnelle (au sens de turāth et asāla) à une institution moderne (au

sens du hadātha et mu‘āsara).

3.1. L’institution de juge traditionnel au Maroc

À partir de trois dahirs produits entre 1894 et 1912, nous présenterons l’état de l’institution

de juge au Maroc précolonial. Nous analyserons dans ce chapitre la forme et le contenu de

ces dahirs promulgués avant la période du Protectorat en mettant l’accent sur les procédures

de rédaction, les formulations religieuses, le rite malékite, le pouvoir du sultan de nommer

les juges et leur espace territorial. Nous verrons que tous ces éléments relèvent

incontestablement de la tradition telle que developpée dans le cadre conceptuel. Cette

tradition a marqué toute la vie économique, politique et sociale du royaume durant cette

période.

Notre analyse nous permettra d’appréhender les processus de nomination des juges et de

rendre compte de l’état de l’institution de juge au Maroc précolonial. Elle visera également

223 Omar Azziman, « Les institutions judiciaires », La Grande Encyclopédie du Maroc, Rabat, vol. 7, 1988, p. 156.

Page 79: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

67

à démontrer les liens existant entre la tradition et l’héritage islamique dans la fonction de

juge au Maroc.

3.1.1 La place de la religion dans la magistrature marocaine

Avant la signature du Protectorat français au Maroc en 1912, les traits de l’institution de

juge étaient encadrés par la religion musulmane. Le juge marocain appliquait pleinement

les principes traditionnels inspirés de la loi islamique (shari’a) selon le rite malékite. À cet

égard, le système judiciaire au Maroc à la veille du Protectorat était organisé comme suit :

la justice shra’ (justice religieuse) était confiée à des juges religieux au prestige

considérable224

; parallèlement à la justice religieuse, se trouvaient les juridictions

rabbiniques qui étaient indépendantes et qui appliquaient les règles de la halakha (la règle

religieuse), les juridictions séculières que nous pouvons qualifier de justice Makhzen, ou

justice répressive de droit commun qui n’était, au fond, qu’une « justice administrative »

dans son essence comme dans ses représentants225

et les institutions coutumières berbères

qui reposaient sur les compromis et l’arbitrage226

; il y avait enfin la justice consulaire qui

donnait aux États européens et américains le droit de juger leurs ressortissants par leurs

propres consuls et selon leurs propres lois227

. De plus, le Maroc précolonial connaissait

d’autres formations qui tendaient de plus en plus à avoir des fonctions judiciaires. C’était le

cas des agents d’autorité (pachas et caïds228

) qui, outre leurs attributions administratives,

étaient habilités à trancher en cas de litiges. À côté de cette justice dite Makhzen, s’exerçait

la justice coutumière.

224 Pour les attributions du qādī et sa place dans la société musulmane, voir : Émile Tyan, Histoire de l’organisation

judiciaire en pays d’Islam, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1938, p. 235. 225 André De Laubadère, Les réformes des pouvoirs publics au Maroc, Paris, Librairie Générale de Droit et de la

Jurisprudence, 1949, p. 76. 226 André De Laubadère, op. cit., 1949, p. 78. 227 Avec le développement des échanges commerciaux, surtout entre le XVIIe et le XIXe siècles, les communautés

européennes étaient de plus en plus nombreuses à s’installer au Maroc. Pour résoudre dans les meilleures conditions les

litiges les mettant en cause, les puissances étrangères de l’époque s’étaient efforcées de leur procurer un certain nombre de

privilèges. C’est le régime des capitulations. Voir Moussa Abboud, La condition juridique du mineur au Maroc, Rabat, La

Porte, 1968. p. 15 et suiv. 228 Les pachas et les caïds désignaient les chefs de pouvoir exécutif des tribus ou des circonscriptions territoriales.

Page 80: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

68

Aussi, il convient de préciser que l’une des fonctions du roi ou du sultan qui est le

commandeur des croyants était de juger. Mais, comme ce dernier ne pouvait pas exercer

cette fonction tout seul dans toutes les villes du pays, il nommait des juges afin de régler les

litiges dans divers districts229

. D’ailleurs, l’examen d’un ensemble d’ordonnances royales

(dahirs) tirées de l’ouvrage de Moulay ‘Abd al-Rahmān Ibn Zaydān, historien de l’État

alaouite, intitulé al-’Iz wa Sawla fī Ma’ālimi Nuzum al-Dawla, permet d’appréhender les

procédures de nomination des juges au Maroc avant la période du Protectorat français. Les

dahirs retenus et analysés portent sur la nomination de : Ahmed Ben al-Tāleb Ben Souda,

juge de Tanger, en 1293H/1902; Mohamed ben Abdallah al-Soussī, juge de la tribu Majjat

et ses régions, en 1300H/1909 et Ahmed Ben Slīmān al-Shibānī, juge de la tribu al-

Shbānāt, en 1301H/1910. Les voici reproduits et traduits par nos soins.

229 Cela fait dire que « […] sur le plan symbolique, le Sultan du Maroc – juge suprême – détenait la fonction judiciaire.

Pratiquement, cette dernière était exercée par les cadis (magistrats) notamment en ce qui concerne le chrâa (droit

coranique) ». Voir Mohamed Achargui, « Le Makhzen central. Contribution à l’étude des fonctions et structures du

gouvernement marocain précolonial », Mohamed Achargui; François-Paul Blanc; Redouane Boujema et André Cabanis,

Histoire des grands services publics au Maroc de 1900 à 1970, Toulouse, Presses de l’Institut d’études politiques de

Toulouse, 1984, p. 8.

Page 81: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

69

Dahir du 2 Rabī’ al-Thānī 1293 H

(~1902) portant sur la nomination de

Monsieur Ahmed Ben Souda comme

juge à Tanger

LOUANGES A ALLAH À LUI SEUL ! ET PRIÈRE

SUR NOTRE MAÎTRE ET GUIDE MUHAMMAD,

SUR SA FAMILLE ET SES COMPAGNONS.

Grand Sceau chérifien d’al-Hassan Ben Mohammad

Ben ‘Abd al-Rahmān que Dieu soit son Guide et le

Guide de son entourage.

Quiconque cherche dans le Prophète sa victoire

Les lions qui le rencontreraient pour le mordre s’en

éloigneront

Celui qui tient à toi, Ô Toi le meilleur en noblesse et

honneur,

Dieu sera son protecteur de tout vengeur

Que l’on sache par le présent édit – Dieu élèvera sa

valeur et honorera ses actions et fera de ce qui sera

rendu public, des actes qui Le satisfont –, avec l’aide

de Dieu, et Sa puissance et avec l’ensemble de Ses

bienfaits, nous avons doté al-Faqīh (le jurisconsulte)

Monsieur Ahmed Ben al-Tāleb Ben Souda de la

fonction de juge pour Tanger – Que Dieu la protège –

et pour toutes les tribus qui relèvent de cette ville et

qui comptent sur sa préfecture. Nous l’avons autorisé à

observer attentivement les livrets de preuve, à trancher

les litiges, à rendre les jugements à partir du rite de

l’école de l’Imām Mālik, à congédier ceux qui ne

rendent pas service et à rapprocher ceux qui sont

utiles. Nous lui avons demandé de craindre Dieu qui

l’observe et de faire les investigations nécessaires avec

tout l’effort possible. Nous lui avons demandé de se

rappeler ce qui est rapporté au sujet des personnes de

la justice en termes de promesse de récompense et de

paradis, et ce qui est rapporté au sujet des gens de

l’injustice en termes de promesse de condamnation et

de punition. Nous lui avons demandé de se rappeler

les paroles du Prophète, Paix et Salut sur lui : deux

juges sont voués à l’enfer et un juge au paradis. Qu’il

sache que Dieu le regarde et l’observe et que tous les

jugements qu’il fera seront exposés à Dieu le jour

dernier.

Nous prions Dieu qu’Il le soutienne, le guide et qu’Il

l’aide dans ce qu’Il aime et ce qu’Il agrée.

Ouassalam

هجريت 3921وص الظهير ا لصادر في عام

المتعلق ميالديت و 3299المىافق لسىت

بتعييه الفقيه أحمد به الطالب ابه سىدة

قاضيا بطىجت

اىحذ هلل حذ صي هللا عي سذب الب حذ آى

صحج

ص اىطبثع اىششف ثذاخي اىحس ث حذ ث عجذ اىشح

هللا ى ثذائشر

رن ثشسه هللا صشر ا ريق األسذ ف إجبب رج

ب خش اىس ششفب هللا حبفظ مو زق عزص ثل

زعشف مزبثب زا أس هللا قذس، أعز أش، جعو

فب شض سجحب ىف شش، أب ثحه هللا قر،

شبو ز، ىب اىفق اىسذ أحذ ث اىطبىت اث

سدح خطخ اىقضبء ثطجخ حشسب هللا ثجع اىقجبئو

خ إىب، اىحسثخ عبىزب، أرب ى ف رصفح اىضبف

اىشس، اىفصو ث اىخص، اىحن زت االب

بىل ثبىشس، عزه ى صيح رىخ

صيح، فعي ثزق هللا ثشاقجز، اىزحش جذ

اسزطبعز، ىززمش ب سد ف حق أو اىعذه اىعذ

حق أو اىجس اىعذ ثبىعقبة ثبىضاة اىجخ، ف

اىحخ، قى عي اىصالح اىسال: قبضب ف اىبس

عي أ هللا شا، أ جع أحنب قبض ف اىجخ،

هللا أ سذد فق ىب رعشض عي ف أخشا، طيت

حج شضب، اىسال

ىفف صبىش قعذح اىحشا عب صالصخ رسع ئز ا

Page 82: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

70

Dahir du 8 Sha’bān 1301 H (~ 1908)

portant sur la nomination de

Monsieur Tālib Ahmed Ben

Soulaymāne al-Shibānī comme juge

à la tribu de Shabanāt

LOUANGES À ALLAH, À LUI SEUL ! ET

PRIÈRE SUR NOTRE MAÎTRE ET GUIDE

MUHAMMAD, SUR SA FAMILLE ET SES

COMPAGNONS.

Grand Sceau chérifien d’al-Hassan Ben

Mohammad Ben ‘Abd al-Rahmān, que Dieu soit

son Guide et son Maître.

Que celui qui est concerné par ce noble décret et

dont la noblesse des actions est imprégnée de la

Grandeur et de la Puissance de Dieu, sache, avec

l’acceptation et la guidance de Dieu, que nous

avons décrété notre agrément du Tālib Ahmed

Ben Soulaymāne al-Shibānī à la suite de sa

recommandation et de sa mise en candidature par

le qādī du Conseil Mekanāssī, que Dieu le

protège, pour son accompagnement dans les

affaires juridiques et dans la clarification des

mésententes au sein de la tribu de ses frères

Shabanāt afin qu’il juge, à titre de remplaçant,

avec ce qui est connu ou utilisé à ces fins selon

rite de notre Imām Mālik (que Dieu l’agrée).

Nous l’entourons du respect qui lui est dû et de

notre meilleure et continue reconnaissance. Nous

ordonnons à ceux, parmi nos exécutants, qui sont

responsables de lui, qu’ils le confortent et qu’ils

l’appuient par respect à la noble fonction qu’il

occupe, comme nous lui ordonnons, à lui, de

craindre Dieu, d’observer et de rendre justice du

plus fort au plus faible.

Ouassalam

هجريت 3193وص الظهير ا لصادر في عام

ميالديت والمتعلق 3291المىافق لسىت

بتعييه الطالب أحمد به سليمان الشباوي

قاضيا وائبا بقبيلت الشباواث

اىحذ هلل حذ صي هللا عي سذب الب حذ آى

صحج

ص اىطبثع اىششف ثذاخي اىحس ث حذ ث عجذ اىشح

ثذائشرهللا ى

عي زا اىشق اىنش، اىزيق أش ثبهلل ثبالجاله

اىزعظ،

أب ثعبخ هللا حى قر أقشسب اىطبىت أحذ ث

سيب اىشجب عي ب أي سشح اى قبض ز

اىحضشح اىنبسخ صبب هللا اىبثخ ع ف األحنب

ص، اىخطبة عي اىشس، اىششعخ، اىفصو ث اىخ

ثقجيخ اخا اىشجببد، عي أ حن ثبىشس أ ب

جش ث اىعو زت ابب بىل سض هللا ع،

أسذىب عي أسدخ اىزقش االحزشا، اىشع اىجو

اىسزذا، حبشب عب رسب ث اىعا، فأش اىاقف عي

أ عبىب الح أشب

شذا ى اىعضذ رعظب ىيصت اىششف، مب أش

ثزق هللا اىشاقجخ اسزخشاط اىحق اىق ىيضعف،

.اىسال

صذس ث أشب اىعزز ثبهلل ف صب شعجب األثشك عب

احذ صالس بئخ أىف

Page 83: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

71

Dahir du 22 Sha’bān 1303 H (~ 1910)

portant sur la nomination de

Monsieur ‘Ali Benabdallah al-Alghī al

Soussī comme juge à la tribu de Majāt

LOUANGES À ALLAH, À LUI SEUL ! ET PRIÈRE

SUR NOTRE MAÎTRE ET GUIDE MUHAMMAD,

SUR SA FAMILLE ET SES COMPAGNONS.

Grand Sceau chérifien d’al-Hassan Ben Mohammad

Ben ‘Abd al-Rahmān, que Dieu soit son Guide et son

Maître.

Que celui qui est concerné par ce noble décret sache

(après reconnaissance de sa noblesse et de sa

grandeur) que, avec l’aide et l’acceptation de Dieu, sa

guidance et sa puissance, nous avons doté son porteur,

al-Faqīh (le jurisconsulte) monsieur ‘Ali Benabdallah

al-Alghī al Soussī, de la fonction de juge pour la tribu

de Majāt et ses annexes et environs. Nous avons attiré

son attention sur l’observation attentive des cas, la

recherche de la clarification entre les mésententes

après écoute attentive des doléances et après

vérification des livrets de preuve et qu’il juge selon ce

qui est connu de l’école de l’Imām Mālik ou ce qui

pourrait être utilisé de ses meilleurs disciples. Nous lui

avons demandé qu’il juge avec équité entre les deux

partis impliqués dans une mésentente et qu’il écoute

les deux partis avec équité. Nous lui avons demandé

qu’il tranche entre ces personnes et qu’il consulte des

savants et gens de connaissance sur les nuances qui

pourraient se présenter à son esprit, ou bien qu’il

appelle les parties à la conciliation telle que l’ont

prescrite les imams connaisseurs et éclairés. Nous lui

avons demandé qu’il n’accepte de témoins que ceux

dont la probité et le témoignage sont crédibles et dont

le choix de leur personne et leur piété est

publiquement connu. Nous lui avons demandé qu’il ne

doive pas s’attaquer aux jugements déjà rendus par

d’autres juges qui ont contrevenu.

Nous lui conseillons la crainte de Dieu et qu’il se

rappelle que le Seigneur, louanges à Lui, l’observe

dans ses moments de secret et de confidence.

Que Dieu l’améliore, l’oriente et le guide.

Ouassalam.

هجريت 3191وص الظهير الصادر في عام

والمتعلق بتعييه الفقيه 3239المىافق لسىت

السيد علي به عبد هللا االلغي السىسي قاضيا

بقبيلت مجاط وما واالها

اىحذ هلل حذ صي هللا عي سذب الب حذ آى

صحج

ص اىطبثع اىششف ثذاخي اىحس ث حذ ث عجذ اىشح

ى ثذائشرهللا

عي زا اىشق اىنش، اىزيق أش ثبهلل ثبالجاله

اىزعظ،

أب ثعبخ هللا حى قر، ىب حبي اىفق اىسذ عي

ث عجذ هللا االىغ اىسس خطخ اىقضبء عي خذاب قجيخ

جبط ب االب، أسذب اى اىظش ف اىفصو ث

ثعذ اىزي االعزاس اىشس، عي أ حن اىخص،

ثشس االب بىل، أ ب جش ث عو سيل ثعذ

أضح اىسبىل، أ س ث اىخص، سع ب

سبعب سز اىطشف، أ شدد اىفصو ث ر

االسحب، شبس أو اىعي فب أشنو عي االحنب، أ

ص عي األئخ األعال، أ ال قجو ذع اى اىصيح مب

اىشد إال رحققذ عذاىز، اشزشد خبسر

دبز، أ ال زعشض ألحنب رقذ اىقضبح ثب

خبىف اىفر االضبء، عذ اى ثبىزق، شاقجخ

اىى سجحب ف اىسش اىج، أصيح هللا أسشذ،

أعب سذد، اىسال .

3131شعجب األثشك عب 22ف

Page 84: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...
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73

À la lecture de ces trois dahirs, quelques constantes sont à souligner tant dans la forme

(procédures de rédaction et thématiques soulignées) que sur le fond (la référence au rite

malékite, le pouvoir du sultan de nommer le juge et les attributions de juge). Les trois

dahirs étudiés utilisent le même préambule. À la lecture de celui-ci, nous constatons qu’il

est invariable et qu’il est essentiellement centré sur l’aspect religieux. Ces dahirs débutent

par la citation de la LOUANGE À DIEU SEUL ! Une citation qui fait référence au concept

du monothéisme islamique signifié littéralement en arabe par tawhid « unicité de Dieu » et

qui affirme l’existence et l’adoration d’un dieu unique, auquel nul autre que Lui peut être

associé.

Après la louange à Dieu Seul, suit dans la même phrase la citation de la PRIÈRE SUR

NOTRE MAÎTRE ET GUIDE MUHAMMAD, une citation qui montre l’importance du

Prophète Muhammad en islam pour être le dernier messager envoyé par Dieu à l’humanité

et avoir reçu les révélations de Dieu par l’intermédiaire de l’ange Gabriel pendant une

période de vingt-trois ans. C’est pourquoi la plupart des documents officiels produits par

les musulmans, comme c’est le cas des dahirs précités, adressent, après la formule de

l’unicité de Dieu, la prière sur le Prophète Muhammad.

Ces deux formulations illustrent clairement le recours à la tradition au sens du turāth

comme patrimoine religieux hérité du passé (dogme et valeurs éthiques inspirés des sources

originales de l’islam (Coran et Sunna) tel que élaboré par al-Umari (voir chapitre 1). Ces

dahirs ont toujours comme préambule l’attestation de foi qui est une récitation considérée

comme essentiel parmi les cinq piliers de l’islam. Notons aussi les invocations adressées

par le sultan au juge nommé et la référence aux hadīth du Prophète Muhammad sont des

éléments récurrents dans ces dahirs. En tant que source religieuse, le recours à un hadīth du

Prophète dans un dahir de nomination d’un juge affirme l’utilisation des références

religieuses par le pouvoir central de l’administration marocaine, soit le sultan. Cette

référence s’explique pour deux raisons : d’une part, le sultan considéré comme le

Commandeur des Croyants (Amīr al-Mūminīn) avait pour priorité de s’inspirer des sources

originelles de la religion musulmane, à savoir le Coran et la Sunna et d’autre part, le souci

était d’inscrire le fonctionnement de l’administration marocaine de l’époque dans la

Page 86: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

74

tradition islamique. Cette utilisation des textes religieux (Coran ou Sunna) dans la

formulation d’un dahir de nomination des juges comporte souvent un message religieux de

la part du sultan pour rappeler aux juges l’importance de leur fonction et la particularité de

l’institution de juge qui se rattache au droit religieux musulman. Cela veut dire que la

fonction de juge s’inscrit dans une tradition, dans un schéma originel, du début de l’islam et

que le temps prophétique est la référence suprême. Ce que nous venons de voir illustre

encore une fois le retour à la tradition au sens turāth qui traduit l’importance de la religion

musulmane dans l’héritage culturel. Autrement dit, le sultan signifie au juge choisi qu’il

doit rendre justice en fonction des préceptes de la sharī’a230

. Dans le même ordre d’idées,

le fait de mentionner dans le dahir le hadīth suivant « deux juges sont voués à l’enfer et un

juge au paradis » rappelle indirectement aux juges la responsabilité morale de se maintenir

à la hauteur de leur engagement, de leur aptitude et de leurs qualifications pour rendre

justice.

Le dahir qui contient une référence à un hadīth est celui du 2 Rabī’ al-Thānī 1293 H

(~1902) portant sur la nomination de M. Ahmed Ben Souda comme juge à Tanger. Le

hadīth est souvent employé pour désigner la Tradition islamique ou Sunna rapportant les

dires du Prophète Muhammad. Ces dires constituent une partie de la Sunna231

.

Dans ce dahir, le sultan n’a employé qu’une partie du hadīth. Voici le hadīth au complet :

« Les juges sont au nombre de trois : deux iront en enfer et l’autre au Paradis. Un homme

230 La sharī’a est un terme arabe qui veut dire littéralement « le chemin » ou « la voie ». Dans le domaine de la réflexion

juridique, la sharī’a fait référence aux directives et orientations générales qui sont soit inscrites dans le Coran soit déduites

de la Sunna (dires, comportements et approbations du Prophète). Autrement dit, on comprend par cette notion l’ensemble

des prescriptions cultuelles et sociales (au sens large) tirées du Coran et de la Sunna. Sur le plan du culte (ibadāte),

lesdites prescriptions sont le plus souvent précises et leurs règles de pratique sont codifiées et fixées. Le domaine des

"affaires sociales" (mu’āmalāte) est plus vaste et l’on trouve dans les deux sources un certain nombre de principes et

d’orientations que les légistes (Fuqaha) doivent respecter quand ils formulent les lois qui sont en prise avec leur époque et

leur région. Voir Muhammad Shalabī, al-Madkhal fī al-Ta’rīf bi al-Fiqh al-Islāmī, Beyrout, Dār al-nahda al ‘arabiyya,

1969, p. 28. 231 Tous les savants musulmans reconnaissent que la Sunna est la seconde source religieuse du droit musulman.

Cependant, pour, les hanafites, cette source ne devait être utilisée que sous certaines conditions. À ce propos, Abu Hanîfa

stipulait que la référence à un hadîth authentique n’était pas suffisante. Il faut, de plus, que le hadith soit largement connu

pour être utilisé comme preuve juridique. Selon les adeptes de cette école, cette exigence était prise en considération pour

se protéger des faux hadiths qui circulaient dans la région de l’Iraq où peu de leurs compagnons vivaient. De même, Mâlik

formule aussi certaines restrictions à l’utilisation de la Sunna. Pour lui, un hadîth qui était contredit par la pratique

coutumière des Médinois, devait être rejeté. Il utilisait plutôt tout hadîth qui lui était rapporté, en autant qu’aucun des

narrateurs n’était jugé menteur ou de mémoire déficiente, alors que pour Abu Hanîfa, le critère de l’authenticité était

important. al-Shâfi’î s’appuyait sur la Sunna, à la condition que les hadiths soient authentiques. Par contre, il rejetait

toutes les autres conditions posées par Abu Hanîfa et Mâlik. Enfin, Ibn Hanbal exigeait simplement que le hadîth soit

attribué directement au prophète (hadîth marfû’).

Page 87: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

75

qui connaît le jugement véridique et juge selon celui-ci, ira au Paradis. Par contre, un

homme qui connaît ce même jugement et ne juge pas conformément à ce jugement

transgresse, celui-là ira en Enfer. Un homme qui ne connaît pas le jugement véridique par

ignorance ira en Enfer »232

. Soulignons que si le dahir n’est pas mentionné en intégralité car

ce hadīth est très connu et répandu dans le monde arabo-musulman et particulièrement dans

le corps de la magistrature. De plus, avec cette mention d’une partie du hadīth, le sultan

voulait attirer l’attention des juges sur le fait qu’en rendant la justice, ces derniers devaient

avoir conscience que leur pratique professionnelle et leur jugement sont marqués par le

sceau de la présence divine. Enfin, le fait d’utiliser les notions de jugement véridique, de

paradis et d’enfer invitent les juges à travailler conformément aux prescriptions divines

déduites des sources de la loi islamique.

Enfin, il à noter que ces dahirs contenaient souvent un appel à la crainte de Dieu. Cet appel

a une longue tradition dans le monde arabo-musulman et trouve son soubassement dans le

Coran même. Aussi, le rappel de la crainte de Dieu était souvent fait par le Prophète dans

ces sermons à l’endroit de tous les musulmans. Par ailleurs, il est à noter que les dahirs font

état de témoins qui devaient être de bonne probité morale. De même, les juges ne devaient

pas remettre en cause les jugements rendus par leurs collègues. En effet, ils devaient en tout

temps adhérer aux jugements déjà rendus parce que ceux-ci étaient conformes aux

préceptes de l’islam. Cette référence à ces éléments religieux constitue explicitement un

retour à la tradition au sens du turāth.

Par ailleurs, l’analyse des dahirs précités permet de mettre en doute la pertinence de

l’expression « rite malékite », utilisée pour signifier l’attachement à l’école de pensée

juridique malékite (al-madhab al-mālikī). Il s’agit d’une école juridico-religieuse de l’islam

sunnite présente surtout au Maghreb. Elle est reconnue pour être la plus ancienne école

232 Il s’agit d’un hadīth rapporté par plusieurs spécialistes de la science de hadīth et mentionné dans les six principaux

recueils de hadīth reconnus par les musulmans sunnites. Il s’agit des recueils d’al-Bukhārī (256/,870), Muslim (261/875),

Ibn Māja (272/886), Abū Dāwūd (275/888), al-Tirmidī (279/892), al-Nasā’ī (303/915). Il est rigoureusement authentique

(sahīh).

Dans le même ordre d’idées, les juristes des quatre écoles avancent des exigences en matière d’authenticité de

transmission. À ce propos, l’école hanafite stipule que le hadîth devait être largement connue (Mashhûr). L’école malékite

exige que le hadîth ne soit pas en contradiction avec le consensus des médinois. L’école shaféite insiste pour que le hadîth

soit authentique (Sahîh). L’école hanbalite souligne que le hadîth devait être attribué directement au Prophète, tout en

autorisant parfois l’utilisation de hadîths dont l’authenticité est faible. Tout ceci conduit à des multiples possibilités

d’interprétation.

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76

d’exégèse coranique fondée par l’imâm Mâlik Ibn Anas233

. L’imâm Mālik adoptait une

tendance traditionnaliste qui se basait sur l’interprétation étroite du Coran et de la Sunna

tout en écartant le raisonnement ou l’opinion personnelle. L’école malékite était rattachée

au courant traditionnaliste nommé « les gens du hadīth » (Ahl al-hadīth) qui s’opposait aux

« gens de la raison » (Ahl al-ra’y)234

pour leur liberté de raisonnement individuel (al-ra’y)

qui produisait une diversité de résultats et de doctrine235

. Selon Milliot,

Mālik est, avant tout, le représentant de la tradition médinoise. Son Muwattā’

(la Voie aplanie) et le Digeste (Mudawwana), qui réunit les leçons du maître,

rédigées par ses disciples : Ibn al-Kāsim, Asad ben al-Furāt (215-830) et

Sahnūn (254-868), accusent une tendance à écarter le jugement personnel, pour

s’en tenir à la stricte interprétation du Coran. La base de son système repose sur

la pratique et les usages de la ville de Médine, berceau de la religion

musulmane : et sa méthode consiste, d’après l’historien Ibn Khaldūn, dans la

recherche et l’étude de la manière d’agir et de décider, particulière au Prophète.

C’est pourquoi son école est dite des « les gens du hadīth » (ahl-al-hadīth)236

.

Depuis douze siècles, les Marocains ont choisi l’école malékite comme doctrine officielle

de l’état et pierre angulaire de leur culture et de leur identité. Il s’agit d’un patrimoine hérité

233 Abou ‘Abdillâh Mâlik Ibn Anas Ibn Mâlik Ibn Abî ‘آmir Ibn ‘Amr Ibn Ghaymân Ibn Khathîl Ibn ‘Amr Ibn Al-Hârith.

Il est appelé l’imam de Médine. Mâlik naquit en 708 à Dhû al-Marwah. C’est un juriste musulman, imām et fondateur de

l’école malékite qui porte son nom Mālikiyya. On le désigne souvent sous le nom d’imām de Médine. Parmi ses élèves

citons Muhammad Ibn Al-Hasan al-Chaybânî, et l’Imâm al-Shâfi’î. L’imâm Mâlik vécut sous les Omeyyades puis sous

les Abbassides. Le plus célèbre ouvrage composé par l’imâm de Médine, c’est al-Mouwatta‘. Il s’agit d’un ouvrage de

référence dans le monde musulman et principalement pour ceux qui adoptent le rite malékite. L’Imâm Mâlik décéda à

Médine en 795. Voir Joseph Schacht, « Mālik b. Anas », Encyclopédie de l’islam, 2e éd., vol. VI, Leiden, E.J. Brill, 1960,

p. 247. 234 Abu Hanīfa était le fondateur de ce courant de pensée (Ahl al-ra’y). Il a établi une méthode d’enseignement basée sur

la discussion et l’interaction de ses élèves. Dans son célèbre ouvrage, L’histoire des écoles islamiques, le professeur Abu

Zahra a abordé cette méthode spécifique d’Abu Hanīfa. À cet égard, sa façon de prêcher était plutôt une méthode

pédagogique. Chaque fois qu’on lui présentait un problème, il le proposait à ses étudiants, puis se joignait à eux en

donnant son opinion quant à la solution. Chacun était libre de présenter son opinion, parfois en opposition avec celle

d’Abu Hanīfa. Cela donnait parfois lieu à des discussions enflammées ou il arrivait même qu’on élève la voix. Ce n’était

qu’une fois qu’une solution leur apparaissait clairement qu’Abu Hanīfa présentait le résumé de cette recherche collective

et avançait sa propre opinion sur le sujet. Le fait qu’Abu Hanīfa ait appliqué cette méthode pédagogique jusqu’à sa mort

lui permit de toujours rester un chercheur dont la connaissance ne cessa de croître et la pensée de s’épanouir de plus en

plus. À partir de cette approche interactive pour élaborer des jugements légaux, l’école hanafite était un produit de

réflexion de ses élèves. Ceux-ci traitaient aussi de questions hypothétiques en envisageant des problèmes avant leur

apparition. Dans le même ordre d’idées, cette école a développé de plus en plus le Fiqh hypothétique. C’est pourquoi ses

adeptes étaient désignés comme les gens de l’opinion Ahl Al-ra’y. En parcourant les références relatives à la biographie

d’Abu Hanīfa, nous avons remarqué que sa profession de commerçant avait un impact sur le droit. Pour cela, le droit

hanéfite est un droit marqué par le commerce et par le respect de la liberté individuelle. D’une part, la coutume devenait

une source qui pouvait écarter une analogie nuisible à l’intérêt des affaires humaines. D’autre part, son respect de la

liberté individuelle était notable dans le droit des contrats. À cet égard, il était pour une liberté absolue pour l’individu tant

qu’une prescription divine n’est pas violée. L’ouvrage d’Abu Zahra rapporte quelques litiges tranchés par Abu Hanīfa qui

illustre ce concept de la liberté individuelle. Voir Mohamed Abū Zahra, Tārīkh al-madhāhib al-islāmiyya, Caire, Dār al-

Fikr al-’Arabī, 1996, p. 355-374. 235 Noel J. Coulson, Histoire du droit musulman, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p. 47. 236 Louis Milliot, et François-Paul Blanc, Introduction à l’étude du droit musulman, Paris, Dalloz, 2001, p. 13.

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77

du passé, ce qui explique clairement le recours à la tradition au sens de asāla tel que

developpé par al-Jundi (voir chapitre 1). L’adoption de ce rite est justifiée de différentes

manières par certains auteurs. Ibn Khaldoun a expliqué l’affiliation de l’Andalousie et du

Maghreb à l’école malékite par le fait que les Maghrébins et les Andalous voyageaient,

généralement, au Hijāz et non pas en Iraq, qui se trouvait à l’écart de leur route. Or à cette

époque, Médine la ville natale du l’imām Mālik, était l’origine de transmission du droit

musulman selon le rite malékite. Les voyageurs marocains se contentaient donc d’étudier

directement auprès de l’imām Mālik et de ses disciples. Dans son célèbre ouvrage, Les

prolégomènes, Ibn Khaldoun précise que :

Le système de Malek est suivi spécialement par les habitants de la Mauritanie et

de l’Espagne; il y en a bien peu qui se soient attachés à l’un des autres

systèmes, bien qu’il se trouve des sectateurs de Malek dans d’autres pays. (Le

système malékite règne dans ces deux contrées) parce que les étudiants

maghrébins et espagnols, qui voyageaient pour s’instruire, se rendaient

ordinairement dans le Hidjaz, sans aller plus loin. A cette époque, la science (du

droit) avait pour siège la ville de Médine (capitale du Hidjaz), et de là elle

s’était propagée dans l’Iraq, province qui ne se trouvait pas sur le chemin de ces

voyageurs. Ils se bornèrent donc à étudier sous les docteurs et professeurs de

Médine, ville où Malek était alors l’imam de la science, où ses maîtres avaient

tenu ce haut rang avant lui et où ses disciples devaient le remplacer après sa

mort237

.

D’autres auteurs tels que l’historien marocain al-Nāsirī pensent que l’installation de l’école

malékite au Maroc coïncide avec l’émergence de l’état idrisside, sous le sultan Moulay

Idriss Ier 238

. Cette affiliation est fondée, selon Errougui, spécialiste contemporain de la

doctrine malékite au Maroc, sur le fait que le rite malékite se distingue des autres écoles

juridiques par son fondateur239

, par sa doctrine souple, par son contenu scientifique et

237 Ibn Khaldoun, Les prolégomènes, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, Partie III, 1963, p. 22. Traduits en

français et commentés par W. Mac Guckin De Slane (1801-1878). Une version électronique de cet ouvrage a été produite

en 2006 par l’Université de Québec à Chicoutimi. Consulter le lien suivant :

http ://classiques.uqac.ca/classiques/Ibn_Khaldoun/Prolegomenes_t3/Prolegomenes_t3.html 238 Ahmad Ibn Khalid al-Nāsirī, al-Istiqsā, Casablanca, Dār al-Kitāb, 1997, vol. 1, p. 192. 239 Certains chercheurs pensent que l’attachement au rite de l’imām Mālik s’explique en partie par sa forte personnalité.

C’était un grand savant de Médine. Il était connu pour sa piété, sa conduite exceptionnelle et ses compétences en sciences

religieuses musulmanes. Au plan de la déduction des règles juridiques ou de l’émission de la fatwa (avis juridique), il était

vivement attaché aux sources primaires de la Sharī’a (le Coran et de la Sunna) qu’il primait sur les autres sources

secondaires tel que le raisonnement analogique. Voir, Mohammed Errougui, Le Maroc est de rite malékite… Pourquoi ?,

Rabat, Ministère des Habous et des Affaires Islamiques, 2003, p. 16.

Page 90: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

78

juridique ainsi que par sa haute portée didactique240

. De plus, ce rite malékite se

particularise par le concept de « pratique judiciaire » appelé en arabe ‘Amal. Il s’agit de la

pratique judiciaire des compagnons du Prophète et de la première génération d’ancêtres

vénérables241

. À ce propos, Schacht souligne :

Le concept de ‘amal avait été important dans la théorie de l’ancienne école de

Médine, et la « pratique de Médine » continuait à jouer un rôle mineur dans la

théorie juridique de l’école malékite. Au Maroc, à partir de la fin du IXe/XV

e

siècle, la « pratique judiciaire », par opposition à la stricte doctrine de l’école,

trouva une place reconnue dans le système, et elle fut consignée dans des

ouvrages spéciaux. L’école malékite du Maroc attacha plus d’importance que

les autres écoles de droit aux conditions réelles ; elle ne changea à aucun point

de vue la doctrine idéale du droit, mais admit que les conditions réelles ne

permettaient pas de traduire en pratique la théorie stricte, et qu’il valait mieux

essayer de contrôler autant que possible la pratique que de l’abandonner

complément, maintenant ainsi une sorte de zone de protection autour de la

sharī’a. La doctrine malékite tardive au Maroc soutint le principe selon lequel

« pratique judiciaire prévaut sur les opinions les mieux attestées » et ceci permit

d’admettre un certain nombre d’institutions rejetées par la stricte doctrine

malékite242

.

À partir de ces caractéristiques spécifiques, le rite malékite a donc constitué une source

juridique traditionnelle pour les juges marocains dans leur application du droit musulman et

aussi dans leurs jugements. Cette approche traditionnelle trouve sa source dans le turāth qui

est un recours à la pratique judiciaire des ancêtres et qui s’inspirent des sources originales

du droit musulman (Coran et Sunna). Ce faisant, le rite malékite était considéré, pour les

juges marocains, comme la pierre angulaire du droit en lien avec l’héritage du passé et ses

fondements en matière juridique.

L’expression « craindre Dieu », souvent présente dans les dahirs, est tirée du texte

coranique. En effet, dans le Coran, à plusieurs reprises, Dieu ordonne aux croyants de le

craindre. Ainsi, le Prophète Muhammad débutait souvent ses prêches par le rappel de la

crainte de Dieu en citant des versets coraniques contenant cette injonction. Ce rappel est

fondamental dans la tradition islamique. Dès lors, cette crainte de Dieu doit amener les

240 Mohammed Errougui, op. cit., 2003, p. 38. 241 Ibidem. 242 Joseph Schacht, Introduction au droit musulman, Paris, Maisonneuve et Larose, 1999, p. 58.

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juges à rendre leurs jugements avec équité et sans parti pris. Cette recherche de l’équité

oblige le juge à fonder son jugement sur des faits qu’il croit crédibles. Aussi, il lui faut

s’assurer des témoins dignes de foi qui doivent fonder leur témoignage sur la crainte de

Dieu.

Au-delà des dahirs, la référence aux textes religieux était aussi utilisée pour définir la

magistrature en islam, son rôle, son importance et son statut. À cet égard, la judicature ou

magistrature se traduit en arabe par le terme al-qadā’. Dans son célèbre dictionnaire Lisān

al-’Arab, Ibn Manzūr définit littéralement al-qadā’ comme étant le jugement ou la

résolution243

. Deux exemples de cet usage peuvent être trouvés dans le Coran : « L’affaire

sur laquelle vous me consultez est déjà décidée »244

; « On décidera parmi eux en toute

équité et ils ne seront point lésés »245

.

Ces deux passages du Coran montrent que même si les juges qui tranchent les litiges ne le

font pas avec équité et bonne foi, le créateur a déjà fait son jugement. Cette référence

coranique confirme le rôle et la place de la tradition au sens de turāth dans la magistrature

musulmane, notion qui, rappelons-le, englobe le dogme, les valeurs, l’éthique et les

réalisations culturelles et matérielles hérités des ancêtres et inspirés des sources originales

de l’Islam (Coran et Sunna). C’est pourquoi il faut définir la magistrature musulmane afin

de mieux comprendre sa relation avec la tradition.

Les juristes musulmans ne s’accordent pas sur une seule définition de la magistrature. Nous

avons choisi ici trois définitions proposées par des spécialistes des sciences religieuses

musulmanes qui appartiennent à des écoles juridiques différentes tels que Ibn Farhūn al-

Mālikī (malékite, né en Arabie Saoudite, m. en 1390), Ahmad al-Khatīb al-Sharbīni

(shaféite, né en Égypte, m. en 1570) et Muhammad Amine Ibn ‘Abidīn (hanéfite, né en

Syrie, m. en 1836). Ce sont des définitions élaborées par des juristes connues dans la

littérature classique du monde arabo-musulman. Le premier définit al-qadā’ comme

243 Ibn Mandūr, Lisān al-’Arab, Beyrouth, Dār Sader, vol. 15, 1956, p. 186. 244 Coran, Joseph, XII, 41. 245 Coran, Les groupes, XXXIX, 69.

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80

l’instance qui doit « signifier une décision légale à titre d’exécution obligatoire »246

. Le

second définit la magistrature comme un « jugement entre deux partis ou plus par le

jugement de Dieu »247

. Rappelons que dans l’islam, le jugement de Dieu fait référence à la

vérité et la justice (al-Haq et al-‘Adl). Enfin, selon le troisième, la magistrature musulmane

consiste à « résoudre les différends et mettre fin aux litiges en particulier »248

. Il n’existe

pas de contradiction ou de divergence entre ces définitions de la magistrature musulmane.

Chaque définition a précisé un des piliers de la magistrature mais dans des termes

différents. La première définition a mis l’accent sur le fait que la décision légale du juge a

force probante. Ces deux éléments se trouvent dans la deuxième définition. Enfin, le fait de

résoudre des différends et des litiges constitue un autre élément principal dans la troisième

définition.

Comme nous le constatons, tous ces juristes musulmans, par-delà les divergences

terminologiques, s’accordent sur la définition technique suivante : « al-qadā’ se réfère à la

solution des différends et des litiges »249

. On peut déduire de cette définition que la solution

des différends exige une action en justice entre deux partis ou plus. Pour ce faire, la

solution légale devra être fondée sur une prescription divine, ce qui donne autorité au juge

face aux deux partis et signifie que la décision légale de celui-ci a toute légitimité

contrairement à celle du muftī250

.

Cette référence à la religion tirée de ces définitions constitue le soubassement des dahirs

étudiés mais également légitime la fonction et le rôle de juge. Sa fonction est d’autant plus

importante que plusieurs versets du Coran soulignent le fait que le Prophète Muhammad a

effectivement exercé le rôle de magistrat et qu’il avait également reçu l’ordre de juger les

litiges. Cela est indiqué dans plusieurs versets du Coran parmi lesquels : « Juge alors parmi

246 Ibn Farhūn al-Mālikī, Tabsirat al-hukkām fī usūl al-aqdiyya wa manāhij al-hukkām, Égypte, al-matba’a al-’āmira al-

Sharqiyya, vol. 1, 1908, p. 12. 247 Muhammad Ibn Ahmad al-Khatīb al-Sharbīnī, Mughnī al-Muhtāj ‘alā al-Minhāj li-Nawawī, Caire, Shirkat al-Matba’a

wa al-Maktaba, 1958, vol. 4, p. 372. 248 Muhammad Amine Ibn ‘Abidīn, Raddu al-Muhtār ‘alā al-Darri al-Mukhtār, Égypte, Maktabat al-’Adl, vol. 5, 1933,

p. 352. 249 Muhammad Ibn Muhammad al-Hattāb, Mawāhib al-jalīl, Égypte, al-Sa’āda, vol. 5, 1937. p. 86. 250 Ceci explique la différence entre la décision du qādī et la fatwa du muftī (celui qui élabore des avis juridiques). La

décision de ce dernier signifie une solution légale sans obliger al-Mustaftī (celui qui demande l’avis juridique) de

l’exécuter. Par contre, l’exécution de la décision du juge est obligatoire. Pour plus d’information sur le qādī et le muftī,

voir Messick Brinkley, The Calligraphic State : Textual Domination and History in a Muslim Society, Oxford, University

of California Press, 1993, p. 140 et suiv.

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eux d’après ce qu’Allah a fait descendre. Ne suis pas leurs passions, et prends garde qu’ils

ne tentent de t’éloigner d’une partie de ce qu’Allah t’a révélé »251

; « Et si tu juges, alors

juge entre eux en équité. Car Allah aime ceux qui jugent équitablement »252

. À cet égard,

Émile Tyan cite le fait suivant : « D’après la tradition la plus respectée dans l’islam, cette

sentence divine aurait été révélée au Prophète à l’occasion d’un litige entre les Banî

Kurayza et les Banî al-Nadhîr, au sujet des montants dûs pour compenser le meurtre

d’hommes de l’une et de l’autre tribu »253

. Cependant il convient de préciser que cet auteur

se réfère aux litiges entre clans au temps du Prophète qui réglait les litiges à partir des

révélations coraniques. À ce titre, il était le premier juge de la communauté, bien qu’il

déléguait la fonction de juge à d’autres personnes. À titre d’exemple, il a envoyé ‘Ali et

Mu’ādh Ibn Jabal, comme juges au Yémen, ‘Umar b. al-Khattāb et Abū Mūsā al-Ash’arī,

comme juges dans d’autres circonscriptions254

. Tandis que le Prophète recevait le message

par voie directe via les révélations divines, les juges, après lui, devaient trancher les litiges

selon les sources de droit musulman, à savoir le Coran et la Sunna.

La magistrature était déjà une des fonctions attribuées à des Messagers ou Prophètes. Le

Coran enseigne la nécessité de rendre la justice entre les humains sans référence à leurs

croyances. Ceci est souligné dans les versets coraniques suivants : « Et David, et Salomon,

quand ils eurent à juger au sujet d’un champ cultivé où des moutons appartenant à une

peuplade étaient allés paître, la nuit. Et Nous étions témoin de leur jugement. Nous la fîmes

comprendre à Salomon. Et à chacun Nous donnâmes la faculté de juger et le savoir »255

.

« Ô David, Nous avons fait de toi un calife sur la terre. Juge donc en toute équité parmi les

gens et ne suis pas la passion : sinon elle t’égarera du sentier d’Allah. Car ceux qui

s’égarent du sentier d’Allah auront un dur châtiment pour avoir oublié le Jour des

Comptes »256

.

Quant au Messager de l’islam, Muhammad, « Non ! Par ton Seigneur ! Ils ne seront pas

croyants aussi longtemps qu’ils ne t’auront demandé de juger de leurs disputes et qu’ils

251 Coran, La table servie, XXXIX, 49. 252 Coran, La table servie, V, 42. 253 Émile Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire en pays d’Islam, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1938, p. 87. 254 Émile Tyan, op. cit., 1938, p. 94. 255 Coran, Les prophètes XXI, 78 et 79. 256 Coran, Sād, XXXVIII, 26.

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82

n’auront éprouvé nulle angoisse pour ce que tu auras décidé, et qu’ils se soumettent

complètement [à ta sentence ] »257

.

La Sunna rappelle aussi l’existence et l’importance de la magistrature. Ceci est attesté à

travers plusieurs hadīth dont celui rapporté par ‘Amr Ibn. al ‘Āce selon lequel le Prophète a

dit : « Lorsque le juge tranche, s’efforce autant qu’il peut et tombe juste, il a deux

récompenses et si en jugeant il s’efforce autant qu’il peut mais commet une erreur, il a une

récompense »258

.

Enfin, plusieurs savants ont rapporté l’unanimité à propos de la légitimité de la

magistrature. Ibn Qudāma259

a dit : «Les musulmans sont unanimement d’accord sur la

légitimité de l’institution de la justice et du jugement parmi les gens »260

. Par ailleurs, les

juristes musulmans s’accordent pour dire que la magistrature musulmane est une obligation

collective (fardu kifāya) assurée seulement par une partie de la communauté (al-umma).

Dans le même contexte, si personne au sein de la communauté ne se charge de régler un

quelconque litige, c’est toute la communauté qui est responsable et fautive puisque la vie

des gens ne peut pas être normale sans justice. Par conséquent, cela constitue une

obligation, tout comme le jihād et l’imāmat. L’imam Ahmad Ibn Hanbal261

a dit : « Il faut

que les gens aient un juge, afin que les droits des gens ne se perdent pas »262

.

257 Coran, Les femmes, IV, 65. 258 Abu ‘Îsâ Muhammad Ibn ‘Îsâ Ibn Sûra al-Tirmidhî, al-Jâmi ‘u al Sahîh, Caire, Dâr al-hadith, vol. 3, No 1326. Voir

aussi : Abu Dâwud Sulaymân Ibn al-Ash’at Ibn Ishâq al-Azadiî al-Sujastânî, Sunanu Abî Dâwud, 1999, al-Riyâd, Dâr al-

Salâm, No 3574, p. 513, 259 Ibn Ahmad ‘Abd ar-Rahmân Ibn Muhammad Ibn Ahmad Ibn Muhammad Ibn Qudâma al-Maqdisî, né à Damas en

1253. Il a étudié le hadîth et la jurisprudence hanbalites avec son père qui était un grand juge en magistrature (Qādī al-

Qudât). Un savant Hanbalî de grande vertu et d’une grande intégrité. Il a appris dans beaucoup d’écoles à Damas. Il est

l’auteur de grands ouvrages, tel que (al-Mughnî) en neuf volumes d’une grande jurisprudence hanbalite, et aussi bien que

d’autres études dans les principes de la croyance al- ‘Aqīda, de l’histoire, de la biographie, et du commentaire du Coran

(Tafsīr al-Qur’ân). Il est mort à Damas en 1290.

http ://www.sajidine.com/forum/viewtopic.php ?p=34649&sid=d39b6b11a5f813ed44f723f3c0cbf733 (22-11-2006) 260 Ibn Qudāma al-Maqdisī, al-Mughnī, Égypte, Maktabat al-Qāhira, vol. 9, 1969, p. 14. 261 Ahmad Ibn Muhammad Ibn Hanbal est appelé l’Imām des Muhadithīn. Il naquit en 774 à Bagdad. Après avoir étudié à

Bagdad la lexicographie, la jurisprudence et la tradition, il se consacra, à partir de 788, à l’étude de la tradition. L’œuvre,

la plus célèbre Ibn Hanbal son recueil de traditions, le Musnad. À côté du Musnad, sa deuxième grande œuvre est

constituée par les réponses qu’il donna aux questions (masā’il) qu’on lui posait sur des problèmes de dogme, de morale ou

de droit. Parmi ses autres œuvres doctrinales conservées, le Kitāb As-Salāt (Livre de la prière) sur l’importance de la

prière en commun et sur les règles que l’Imām et les fidèles doivent suivre pour s’en acquitter ponctuellement. Un des

premiers disciples d’Ibn Hanbal Kitāb al Wara’ (Livre des scrupules) opinion d’Ibn Hanbal sur divers cas où l’esprit de

scrupule lui paraît s’imposer. Il est décédé en 850. http ://www.risala.net/ (17-12-2006) 262 Ibn Qudāma al-Maqdisī., op. cit., 1969, p. 15.

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83

Comme nous venons de le voir, les attributions des juges et leur responsabilité morale en ne

rendant pas justice sont telles que plusieurs juristes musulmans décidèrent de refuser la

fonction de juge. Notons que ces refus ont jalonné l’histoire musulmane en général et dans

l’histoire du Maroc en particulier263

.

Ainsi la forme et le contenu des dahirs se manifestent comme étant en continuité avec

l’héritage islamique qui s’affirme à travers l’usage de formulations religieuses, de

références à des textes religieux et au rite malékite ou encore à des invocations religieuses.

Les trois dahirs de nomination expriment sous plusieurs angles l’attachement à la tradition

au sens du turāth à savoir l’héritage islamique. Le turāth témoigne de quatre tendances. Le

préambule à dimension religieuse des dahirs s’inscrit dans une continuité avec les

introductions des documents officiels du passé. L’utilisation des hadīth s’inscrit aussi dans

la continuité avec la Sunna. Ainsi, la citation d’un hadīth dans le dahir de nomination de

Monsieur Ahmed Ben al-Tāleb Ben Souda en tant que juge à Tanger rappelle l’importance

et le rôle traditionnel du juge dans le passé. Par la suite, la présence des invocations du

sultan pour le juge nommé ainsi que la conclusion du dahir par le mot « Ouasalam » qui

signifie paix, exprime également la volonté de s’ancrer dans la turāth. Examinons

maintenant les contours du pouvoir du sultan au Maroc à travers les dahirs.

3.1.2 Organisation sociale et règlement des litiges

La lecture des dahirs étudiés met en évidence le champ de compétence du juge qui

comprend souvent la ville et les tribus qui relèvent de cette ville, comme ce fut le cas lors

de la nomination du juge Bensouda pour Tanger et les tribus qui dépendaient de cette

ville264

. Par ailleurs, un autre dahir de nomination de juge précise le nom de la tribu et le

263 Nous citons, à cet égard, l’exemple de ‘Abdallah Ahmad ibn ‘Abdallah ibn Wachūn al-Mahdī (m. 529 H-1173) qui a

vécu pendant le règne de la dynastie al-Muwahidīne (524-624 H / 1129-1226). Il appartenait à une famille connue et

réputée dans la ville de Fès. Il était un homme noble, respectueux qui prêchait des sermons du vendredi à la mosquée al-

Andalus. Le Wālī (représentant du sultan) voulait le recommander pour être le magistrat de la ville de Fès mais il a

fermement refusé la fonction de juge. Ce refus lui a couté cher puisqu’il a été attaché et retenu prisonnier dans sa propre

maison. Voir Abdassalam Bensouda, Qudāt Fās Min Dawlat al-Ashrāf al-Adārissa Ilā Dawlat al-Shurfā’ al-’Alawiyyīn

(172-375 H / q389-1969), Rabat, Publications de la Direction des manuscrits Royale, 2009, p. 52-53. 264 La ville de Tanger est située au nord du Maroc. Elle est la porte principale vers l’Europe. Dans son ouvrage, Notes sur

les villes et les tribus du Maroc en 1890, Le chevalier précise qu’en 1890, la ville de Tanger était gouvernée par un pacha

qui avait sous son autorité les régions de Djabala et de Rif. Son pouvoir s’étendait sur dix tribus à savoir, El-Fassia, El-

Gharbia, Amar, Mezoura, Andjra, Beni Ouedress, beni Mesouer, Djbel habib, Bdaoua et Beni Ider. Pour plus

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84

territoire dans lesquels le juge exercera sa fonction, comme ce fut le cas du dahir de

nomination du juge ‘Ali Benabdallah al-Alghī al Soussī, pour la tribu de Majāt et ses

annexes et environs265

. Un autre dahir autorise un juge à exercer sa fonction dans sa propre

tribu, comme ce fut le cas pour la nomination de Tālib Ahmed Ben Soulaymāne al-Shibānī

au sein de sa propre tribu Shabanāt266

.

Pour comprendre les dahirs de nomination d’un juge, il paraît essentiel de connaître

l’espace auquel se réfèrent ces dahirs dans la mesure où les coutumes des tribus avaient une

influence directe sur les justiciables. En fait, ces coutumes relèvent d’un ordre socio-

juridique différent de celui des villes et de celui de juge. Il n’est pas question de

confrontation de plusieurs droits, mais plutôt d’une adaptation du juge à des us et coutumes

dans un contexte tribal particulier. Par ailleurs, les dahirs citent le nom de la tribu mais ne

mentionnent pas l’origine ou le groupement social. C’est la même chose pour les juges

nommés à l’exception du juge Tālib Ahmed Ben Soulaymāne al-Shibānī. Ce dernier

agissait, dans sa tribu, comme juge remplaçant du qādī du Conseil Mekanāssī. Il apparaît

qu’il fut préférable pour ce juge débutant de commencer son expérience dans sa propre

tribu, car il connaissait bien ses habitants, ses coutumes et son fonctionnement social,

économique et politique.

Dans le Maroc précolonial, l’organisation des populations était fondée sur le système des

tribus qui par définition était plurielle dans la mesure où chaque tribu était influencée par

des facteurs naturels, économiques et ethniques. Les conditions naturelles du Maroc - la

présence de chaines de montagnes étendues comme al-Atlas, par les terres agricoles et par

les vastes espaces de déserts - avaient un impact considérable sur le mode de vie

économique, politique et social des tribus. Ces dernières veillaient sur la viabilité de leur

d’information sur ces tribus, voir, Alfred Le Chatelier, Notes sur les villes et les tribus du Maroc en 1890, Angers,

Imprimerie A. Burdin, 1902, p. 12-16. 265 La tribu de Majāt est une des tribus de la ville de Marrakech. Dans son ouvrage, al- ‘Iz wa Sawla fī Ma’ālimi Nuzum

al-Dawla, Ibn Zaydān, ‘Abd al-Rahmān fait référence à cette tribu en notant que les attributions de juges de Marrakech

s’étendaient sur plusieurs tribus dont celle de Majāt. Elle est située au sud-ouest de la ville de Marrakech. Au niveau

administratif, elle relève de la circonscription Fem Tinout. Elle regroupe les familles Bā Yacoub, kdida, Lirhā Hūzīn etc.

Pour plus d’information sur ces tribus, veuillez consulter ‘Abd al-Rahmān Ibn Zaydān, al-‘Iz wa Sawla fī Ma’ālimi Nuzum

al-Dawla, Rabat, Bibliothèque du Palais Royale, 1962, p. 22. 266 La Shabanāt est une petite tribu relevant de la troisième tribu de Chérarda d’Azrar. Cette dernière forme avec Chérarda

de l’Aine Bou-Rezouan et Chérarda du Djebel Selfat la grande tribu de Chérarda. Elle est située sur la route de Fès vers

Rabat au nord et à l’ouest de Djebel Zerhoun. Voir Alfred Le Chatelier, op. cit., 1902, p. 64.

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85

mode de vie par la répartition des ressources naturelles en se partageant entre elles les terres

agricoles, l’eau, les forêts, etc. C’est pourquoi la plupart des infractions étaient liées aux

litiges fonciers et frontaliers qui faisaient partie des conflits les plus graves qui pouvaient

affecter ces tribus. Ces conflits aboutissaient souvent à des crimes dont la sanction relevait

du droit pénal. Selon Vladimir Orlov :

Les traits socio psychologiques typiques des habitants des montagnes et

spécificité de mentalité de clan (opposition rigoureuse « les siens-les étrangers

», reconnaissance universelle des principes de vengeance sanglante, défiance

absolue envers la législation musulmane comme moyen de résolution des

conflits etc.) favorisaient peu de discrétion et modération en conduite. De ce

fait, même avec la tranquillité apparente dans telle ou telle région de montagne

au Maroc, les germes de nouvelles collisions entre les clans ou tribus étaient

constamment présents. Dans le milieu sédentaire et semi-nomade, la

distribution d’eau ou de terrains cultivés était la raison typique pour les

divergences. Quant aux nomades et, dans une certaine mesure, semi-nomades,

l’environnement écologique compliqué et la mobilité forcée de leur ménage

menaient aux ébranlements encore plus grands. La nécessité de la conduite des

grands troupeaux à distance de dizaines à centaines kilomètres posait chaque

année les mêmes problèmes – droit d’usage des pâturages de saison, itinéraires

des déplacements nomades, frontières des «corridors» pour la conduite des

bestiaux etc.267

.

Politiquement, en raison des facteurs précités, les tribus se divisaient conformément à

l’appartenance au pouvoir central du Maroc au Bilād Sība et Bilād al-Makhzen268

. À partir

de cette division politique, déterminée par les facteurs ethniques, religieux, économiques et

naturels, nous pouvons déterminer le genre de litiges présentés aux juges.

Toute société tribale se distingue depuis toujours par la multiplicité des rivalités et des

litiges, et sous cet aspect le Maroc ne fait pas exception. Au Maroc précolonial, les

structures sociales tribales qui orientaient les litiges et les problèmes se caractérisaient par

267 Vladimir V. Orlov, « Despotisme non despotique. Tribu, état et Islam au Maroc alaouite (mi-XVIII – début de XIX

siècle) », Electronic Journal of Oriental Studies, II, 1999, no. 2, p. 2-3. http ://morido.wanadooadsl.net/Etat_Islam.pdf

(page consultée le 19 septembre 2011). 268 Bilād Sība est un terme arabe qui signifie littéralement le territoire de la dissidence. Selon Daniel Rivet, il s’agit d’un

« vocable emprunté au lexique local par le milieu colonial français voulant signifier l’éclipsé de la souveraineté exercée

par le sultan du Maroc sur une partie considérable de son territoire à la fin du XIXe siècle ». Par contre, le terme arabe

Bilād al-Makhzen signifie le territoire du gouvernement. Selon ce même auteur, « c’est le territoire du gouvernement

soumis à une forme inique de levée de l’impôt et de recrutement des milices tribales acculant la société rurale à

l’insoumission : la Sība », in Daniel Rivet, «Sība », Encyclopédie de l’islam, 2e éd., vol. XII, Leiden, E.J. Brill, 1960,

p. 752.

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86

la diversité de sa population, dont les deux composantes principales étaient, d’une part, la

population berbère ou amazigh soumise à la justice coutumière qui se nommait ‘Urf269

ou

Azref, et d’autre part, la population d’origine arabe dont les membres étaient soumis aux

règles de la sharī’a. Il est essentiel de noter que la justice coutumière n’était pas opposée

les principes de la sharī’a. Mohammed al Habib Fassi Fihri précise à ce propos que :

la pratique du ‘orf ou izref dans certains régions du Maroc avant le Protectorat,

n’était pas un choix délibéré des populations au détriment du droit musulman

qui l’inspirait largement d’ailleurs, dans ses règles les plus usitées, mais elle

s’imposait par le défaut d’organisation et la dramatique sous administration

dans laquelle vivaient les tribus dès qu’on s’éloignait quelque peu des centres

urbains270

.

Toutefois, malgré la référence aux coutumes des tribus, la magistrature était basée sur la

tradition au sens de l’héritage des ancêtres turāth. C’est donc dire que le juge ne fait pas

une comparaison entre la justice coutumière et la sharī’a, mais plutôt qu’il s’adaptait aux

coutumes en acceptant ce qui est compatible avec les préceptes de la sharī’a. La

magistrature restait uniforme dans toutes les villes et tribus parce qu’il existait déjà une

unité au niveau de la structure politique et administrative traditionnelle. Selon Mohammed

al Habib Fassi Fihri, cette unité se manifestait dans l’organisation administrative et

politique des campagnes du Maroc. À cet égard, il souligne que :

L’ensemble des campagnes du pays, sans distinction, était structuré de la même

manière par un système pyramidal dont l’assise était le douar : unité politique et

administrative. La réunion de plusieurs « douar » (villages) constituait une

fraction « fekhda » dont un groupement formait la tribu (qabila). Chacune de

ces collectivités possédait un organe politique et social constitué par la « jema’a

» (assemblée) ou « inefas » (pl. infous : arbitres ou aït arbain (les quarante)271

.

Par ailleurs, la référence à la tradition au sens du terme turāth se justifiait par l’application

des préceptes de la sharī’a qui s’étendait aussi à toutes les villes et tribus du Maroc. Le

droit musulman a admis l’existence de rapports sociaux spécifiques aux tribus. Ces rapports

accordaient une large place au droit de la famille et des successions ainsi qu’au droit des

269

Walter Dostal, op. cit., 2005, p. 148-188. 270 Mohammed al Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 54. 271 Mohammed al Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 54-55.

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immeubles. C’est pourquoi la plupart des infractions étaient liées au problème de mariage,

de divorce et d’héritage. Les litiges fonciers demandaient souvent l’application du droit

pénal. Pour résoudre ce genre de conflits, les juges marocains formés principalement à

l’Université Qarawiyyine appliquaient le droit musulman de la famille ainsi que les

prescriptions divines pénales (al-Hudūd) et ce, selon le rite malékite.

Le droit musulman reste donc très présent au sein des tribus. Dans son ouvrage La politique

berbère de la France et le nationalisme marocain, Gilles Lafuente précise que :

Certaines tribus sont totalement régies par le droit musulman, tandis que seules

quelques tribus encore rebelles observent le droit coutumier, tribus que la

pacification devrait faire revenir dans le giron du Makhzen. Mais, même dans

ces tribus qui résistent, il faut noter une présence de la loi musulmane, puisque

chraa et orf sont utilisés, la part de ce dernier se réduisant de plus en plus272

.

Les traits de la tradition au sens du turāth se manifestaient aussi dans la notion de la jmā’a.

Cette dernière constituait un élément essentiel du système tribal. La jmā’a est une

assemblée de personnalités notables chargées de veiller sur les intérêts de la collectivité. À

cet égard, Louis Milliot note que :

L’organisation tribale est le type du véritable État nord-africain, où l’autorité et

la souveraineté sont représentées par la djemà’a, assemblée qui cumule tous les

pouvoirs. L’esprit berbère est farouchement hostile à toute autre formation. Il

tolère seulement les associations temporaires entre tribus : leffs, soffs, les

règlements de confrérie, et les règlements de marchés, ébauche d’un droit

commun entre les cités273

.

Par analogie, la jmā’a fait référence à la notion de shūrā (conseil de consultation) dans la

tradition islamique. Elle constitue le cadre administratif traditionnel de la tribu. Le terme

shūrā signifie littéralement « consultation » et désigne notamment le parlement d’un État

islamique274

. Techniquement, il s’agit du conseil d’administration d’un parti, d’une

272 Gilles Lafuente, La politique berbère de la France et le nationalisme marocain, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 72. 273 Louis Milliot, op. cit., 1949, p. 660. 274 Il est à noter que le terme Shūrā existait dans le Coran et dans la Sunna. Ainsi, cette pratique a prévalu sous les quatre

premiers califes bien guidés pour répondre à certaines interrogations juridiques, politiques et sociales. La question de la

désignation du nouveau calife constituait l’exemple par excellence de cette méthode. Dans son ouvrage La civilisation de

l’islam classique, Dominique Sourdel explique que l'autorité absolue du calife s'appuyait d’abord sur la collaboration des

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88

institution religieuse ou d’une tribu comme ce fut le cas de la jmā’a au Maroc précolonial.

Dans le cadre de la tradition ou de l’héritage islamique primitif, shūrā ou mad j lis shūrā

désigne le conseil consultatif restreint des notables de la tribu275

. Cette notion de shūrā

figure d’ailleurs encore dans le monde arabe contemporain. Selon Ami Ayalonn :

Au XXe siècle, des institutions parlementaires furent inaugurées dans les pays

de langue arabe sous différents intitulés, souvent pour répondre aux exigences

publiques inspirées par l’exemple extérieur. Leur rôle politique varia en

fonction du temps et du lieu, mais dans l’ensemble, fut plus limité que celui de

leurs homologues occidentaux. Parmi elles, les corps qualifiés de Madjlis shūrā

(ou Madjlis istishārī) étaient de nature tout à fait traditionnelle, et ne détenaient

qu’un pouvoir limité dans la prise des décisions. Dans l’État saoudien, une Loi

Organique établissant un Madjlis shūrā fut annoncée en 1926. […] Ailleurs, le

terme shūrā et ses dérivés apparurent sporadiquement dans l’intitulé

d’institutions gouvernementales, reflétant le rôle fort restreint qui leur était

dévolu. C’est le cas par exemple de l’Assemblée Nationale Consultative (al-

Madjlis al-waanī al-istishārī) du Maroc, nommé par le roi Muhammad V en

1956 en tant que cour consultative du souverain276

.

La tribu élisait un chef qu’on appelait cheikh en langue arabe et amghar en langue berbère,

auquel les parties soumettaient leurs conflits. En tant que chef de la tribu, il exerçait ses

fonctions pendant un an277

. Il présidait l’assemblée de jmā’a et il était aussi l’agent

d’exécution. De plus, un de ses rôles était celui de juge apte à résoudre les litiges et à rendre

justice278

. Autrement dit, ce chef traditionnel, véritable détenteur du pouvoir politique et

exécutif, continuait d’exercer un rôle de juge en se basant sur sa propre sagesse et sa

connaissance des traditions et des coutumes, sans posséder aucune formation juridique

traditionnelle ou moderne. Son droit de justice ne pouvait s’exercer que pour les affaires

civiles; les crimes qui relevaient du droit pénal n’entraient pas dans ses compétences.

chefs de tribus et des notables ainsi que de l’ensemble de la communauté. Pour consolider leur autorité, les califes

omeyyades ont mis en place un organisme à la fois consultatif et exécutif (shūra) auquel participaient les savants, les

shaykhs traditionnels, les chefs militaires, les représentants des provinces et les délégations en provenance des tribus.

Dominique Sourdel, La civilisation de l’islam classique, Paris, Arthaud, 1983, p. 198 et 214. 275 Un exemple de cet usage est celui du conseil consultatif d’éminents Qurayshites qui finirent par choisir Uthmān Ibn

‘Affān comme troisième calife de la communauté musulmane en 644. Selon Bosworth, « La pratique de la consultation

des principaux personnages par le sayyid ou shaykh d’une tribu n’était pas inconnue de l’Arabie préislamique, comme on

le constate dans Mashwara. La Shūrā à l’occasion de la mort de ‘Umar n’était donc pas une innovation, mais à bien des

égards un prolongement de la pratique tribale ». Bosworth Clifford Edmund, « Shūrā » Encyclopédie de l’islam, 2e éd.,

vol. IX, Leiden : E.J. Brill, 1960, p. 524. 276 Ami Ayalonn, « Shūrā » Encyclopédie de l’islam, 2e éd., vol. IX, Leiden : E.J. Brill, 1960, p. 524. 277 John Waterbury, The Commander of the Faithful. The Moroccan Political Elite : a Study of Segmented Politics,

London, Weidenfeld & Nicolson, 1970, p. 62. 278 Mohammed al Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 55.

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89

Quand les habitants d’une tribu avaient un litige d’ordre civil à régler, ils s’adressaient

généralement à leur chef. Cette demande d’audience était précédée d’une phase coutumière,

sulh ou musālaha qui signifie « la réconciliation »279

.

Cette notion de réconciliation constitue un autre élément du passé et de la tradition au sens

du turāth parce qu’il puise sa source dans l’héritage islamique. La réconciliation a une

connotation positive religieuse et sociale. Il signifie l’arrêt des hostilités, la réparation et la

paix. C’est une tradition qui remonte à la période préislamique. La notion a ensuite connue

une évolution avec l’apport de l’islam. Selon Majid Khadduri :

Sulh, nom abstrait tiré du verbe saluha ou salaha, « être juste, droit »,

traduisant l’idée de paix et de réconciliation dans le droit et la pratique

islamiques. L’objectif du sulh est de mettre fin aux conflits et aux hostilités

entre les croyants de sorte qu’ils entretiennent des relations paisibles et

amicales. Pour ce qui est des relations entre les communautés musulmanes et

non musulmanes, le sulh consiste à suspendre les conflits qui surviennent entre

elles et à établir la paix, appelée muwāda’a (relations de paix ou sans heurts)

durant une certaine période. Dans le droit musulman, le sulh est une forme de

contrat (‘akd) légalement conclu tant au niveau individuel que collectif.

Selon la sharī’a, le sulh entre deux croyants est un contrat consistant en une

offre (īdjāb) et une acceptation (qabūl). Les objets du sulh sont pour l’essentiel

les mêmes que ceux des contrats de vente ayant un objet matériel ou non

matériel à l’exception de ceux qui concernent les matières prohibées telles que

le vin ou les animaux morts.

La sharī’a reconnaît trois modalités concernant cette conciliation. Le défendeur

peut, tout d’abord, la reconnaître par ikrār. Deuxièmement, il peut, par inkār, la

contester ou la rejeter. Troisièmement il peut, par sukūt, ne rien dire280

.

Alors, pour faire la réconciliation entre les partis en litige, le chef de la tribu exploitait les

relations familiales, les évènements heureux du passé et les vertus de la tradition au sens du

turāth parce que les us et coutumes constituent des éléments de l’héritage traditionnel et du

patrimoine social et culturel.

279 La justice coutumière permet le processus de réconciliation pour régler ou prévenir les différends. Dans la plupart des

tribus, l’arbitrage coutumier était reconnu comme un mécanisme de règlement judiciaire surtout dans les affaires civiles.

À cet égard, nous pouvons déduire que cette méthode de réconciliation correspondait à un mode de vie tribal et constituait

un facteur de paix sociale. 280 Majid Khadduri, « Sulh », Encyclopédie de l’islam, 2e éd., vol. IX, Leiden, E.J. Brill, 1960, p. 880.

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90

Après ce développement qui a permis d’en savoir davantage sur l’organisation sociale et le

règlement des litiges, nous allons à présent analyser la dimension politique dans la

magistrature marocaine à travers l’élaboration des dahirs.

3.1.3 La fonction incontournable du sultan : élément de continuité

L’analyse du contenu des trois dahirs confirme les éléments de tradition développés dans le

cadre conceptuel. La fonction du sultan reste profondément ancré dans la religion et dans la

tradition. En effet, aucune décision n’était prise sans se référer à la tradition qui illuste le

sens de turāth et asāla. Ces deux éléments détérminent toute la vie publique du Maroc

précolonial. Du reste, les dahirs débutent par la même formule religieuse. Ils sont scellés

par le prénom du sultan et parfois celui de son père et de son grand-père, comme c’est le

cas dans les trois dahirs mentionnés et traduits plus haut où il est question du « Grand

Sceau chérifien d’al-Hassan Ben Mohammad Ben ‘Abd al-Rahmān ». Le Grand Sceau

change avec le nouveau sultan. Le sceau du sultan dans les dahirs constitue une

certification royale. Et comme le souligne Michel Bourely, « […] lorsqu’une affaire traitée

par un vizir demande une solution à l’échelon suprême, la décision revêt la forme d’un

dahir ou de lettre chérifienne, et porte le sceau du Sultan lui-même »281

.

Il est à remarquer que ces dahirs sont accompagnés du qualificatif de « chérifien ».

L’origine de cette nomination vient du mot arabe chérif qui signifie littéralement le noble.

Techniquement cependant, chérif se réfère, en général, à une personne descendant du

Prophète Muhammad282

, un sens qui est utilisé au Maroc depuis que ce royaume est dirigé

par un sultan, un Commandeur des Croyants ou un Roi chérif. Ce sultan appartient à la

lignée régnante des Shorfa alaouites283

.

En effet, rappelons que, depuis l’arrivée au pouvoir de la dynastie idrisside (789-974), le

Maroc s’est constitué en état souverain284

, en un état organisé285

. Dans un tel système de

281 Michel Bourely, Droit public marocain, tome premier : Institutions politiques, Paris, La Porte, 1965, p. 136. 282 Mohammed al Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 30-31. 283 Sur le phénomène du sharifisme, voir : Abdellah Mlih, Structures politiques du Maroc colonial, Paris, L’Harmattan,

1990, p. 94-96. 284 Pour plus de détails sur cette thèse, voir Abdellah Ben Mlih, op. cit., 1990, p. 33-36. 285 Albert Ayache, Le Maroc, Paris, Éditions Sociales, 1956, p. 31.

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pouvoir politique central, le sultan constituait le sommet et avait une fonction liée à la

notion d’imāmat286

. Toutes les théories politiques islamiques partent de l’idée que

l’existence d’un gouvernement islamique se fonde sur un contrat moral entre Dieu et la

communauté musulmane selon les principes de la sharī’a. En fait, la communauté des

croyants (al-umma) constitue la pierre angulaire de l’organisation politique dirigée par le

calife. L’autorité juridique sur laquelle se fonde ce principe est le verset coranique suivant :

« Obéissez à Dieu, à son Prophète et à ceux d’entre vous qui détiennent l’autorité »287

.

Les éléments essentiels qui permettent de comprendre les modalités d’investiture du sultan

marocain ainsi que les pouvoirs de celui-ci sont les suivants : la bay’a (contrat

d’allégeance) et ses pouvoirs religieux, politiques et judiciaires. Dans son ouvrage Les

statuts gouvernementaux (al-Ahkām al-Sultāniyya)288

, al-Māwardī (m. 450/1058) a élaboré

une première théorie de gouvernement. Son ouvrage a été accepté par les savants sunnites

comme une référence fondamentale. Selon cette théorie classique de l’imāmat, l’investiture

du calife pouvait se faire par nomination testamentaire écrite par son prédécesseur ou par

élection. Les ‘ulama avaient leur mot à dire quant à la désignation du calife. Ensuite, la

communauté des croyants devait lui prêter serment oralement à travers la bay’a289

. Louis

Milliot confirme cette thèse en soulignant ceci :

C’est d’un mandat confié par la Communauté que le calife tient son pouvoir.

Investi par un contrat, il ne peut prendre le titre de calife par une simple

déclaration unilatérale de volonté; le consentement de la Communauté est

nécessaire. Il lui est donné par un suffrage qui, bien que très restreint, est tenu

pour la pure émanation de la volonté commune des Musulmans. Ce sont les

ulémas qui désignent le calife; ulémas de la capitale, auxquels s’adjoignent, en

principe, les ulémas de province. La coutume est encore en vigueur au Maroc,

286 Imāmat signifie généralement la direction suprême de la communauté islamique après la mort du Prophète. Pour plus

d’information sur l’évolution de cette notion, consulter : Wilfred Madelung, » Imāma », Encyclopédie de l’islam, 2e éd.,

vol. I, Leiden, E.J. Brill, 1960, p. 1192. 287 Coran, Les femmes, IV, 59. 288 C. Brockelmann, « al-Māwardī », Encyclopédie de l’islam, 2e éd., t. VI, Leiden, E.J. Brill, 1991, p. 859-860. Le texte a

été traduit et annoté par E. Fagnan sous le titre de : Traité des statuts gouvernementaux, Alger 1915 (réédition Beyrouth

1982), éd. du patrimoine arabe et islamique ; voir également Henri Laoust, « L’action et la pensée politique d’al-

Māwardī », Revue des études islamiques, 36, 1958, p. 11-92. 289 Selon Bernard Durant, la bay’a est « un serment de fidélité au prophète par lequel les membres de la communauté

s’engagent à combattre pour lui, les armes à la main, après s’être engagés dans un premier temps à lui être fidèles », in

Bernard Durant, Histoire comparative des institutions, Dakar, les Nouvelles Éditions Africaines, 1983, p.164. Sur la

bay’a, voir aussi Émile Tyan, » Bay’a », Encyclopédie de l’islam, 2e éd., vol. III, Leiden, E.J. Brill, 1960, p. 1146.

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où les ulémas de Fès sont consultés en cas de vacance du trône. Ensuite

intervient le serment d’allégeance, la biyâ’a290

.

Ali Mérad rappelle les origines historiques de la bay’a en soulignant :

Au début de l’islam (632-656); l’investiture du calife se faisait par voie

d’élection. Depuis 661 (date de l’accession de Mo‘âwiya Ier

au califat), c’est le

mode d’investiture à titre héréditaire qui a prévalu. Mais en doctrine orthodoxe

pure, le mode électif demeure la norme en la matière. Les docteurs classiques

ont entériné la validité du califat héréditaire en invoquant l’état de la nécessité.

[…] Une fois le candidat désigné, son investiture comme calife s’opère au

moyen d’une prestation d’allégeance. Le sermon d’allégeance (bay‘a) au calife

est de même nature que le serment d’allégeance au Prophète lui-même291

.

Par ailleurs, les responsabilités du calife d’ordre religieux et politique étaient nombreuses et

importantes, et étaient déterminées par le droit musulman. Au plan religieux, le calife était

le premier officiant de la prière collective. Il était le gardien de la foi et le guide suprême de

la communauté dont il devait assurer l’unité. Il veillait aussi sur l’application de la sharī’a.

En ce qui concerne le domaine politique, le calife était chargé d’administrer l’empire et de

choisir des hommes dignes de confiance pour leur déléguer son autorité. Selon Louis

Milliot,

Le calife, chef de la Communauté musulmane, culmine au sommet de la

hiérarchie, concentrant entre ses mains tous les pouvoirs : gouvernement,

administration, justice, sauf à les déléguer à des collaborateurs immédiats,

comme les vizirs; médiats, comme les cadis; lointains, comme les

gouverneurs292

.

Ali Mérad précise les pouvoirs du calife en affirmant que :

La toute première fonction du calife est éminemment religieuse. […] Une autre

des fonctions du calife est d’assurer l’exercice de la justice. Dans ce domaine, il

est le magistrat suprême, qui délègue ses pouvoirs à toutes les juridictions des

provinces. […] Le calife est en même temps le chef suprême des forces armées.

290 Louis Milliot, « La conception de l’état et de l’ordre légal dans l’islam », Recueil des cours, tome 75, vol. II, 1949,

p. 617. 291 Ali Mérad, Le califat, une autorité pour l’islam?, Paris, Desclée de Brouwer, 2008, p. 70-71. 292 Louis Milliot, op. cit., 1949, p. 614-615.

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93

[…] Non seulement comme chef de la communauté des croyants, mais comme

souverain d’empire, le calife ne peut se dispenser de conduire une politique

étrangère293

.

Al-Māwardī avait précisé aussi dans son célèbre ouvrage Les statuts gouvernementaux (al-

Ahkām al-Sultāniyya) que le calife était responsable de l’exercice de la justice et qu’il lui

arrivait de déléguer cette mission à des tiers, soit aux qādī. À cet égard, Mohammed al

Habib Fassi Fihri note que :

Le droit moderne affecte au pouvoir exécutif la quasi-totalité de ces attributions

temporelles, à l’exclusion, bien entendu, de l’autorité judiciaire. Mais la

séparation du judiciaire et de l’exécutif ne peut pas être invoquée au niveau du

Chef de la Communauté Musulmane qui garde, en toute circonstances, la

possibilité d’exercer la justice lui-même ou de confier le soin de la rendre à des

juges professionnelles (qadi) qui sont de représentants294

.

Les juges, en tant que représentants du calife, jouissaient d’un prestige considérable. Ils

agissaient au nom du calife pour diriger les membres de la communauté musulmane et pour

veiller sur les activités religieuses dans les mosquées295

.

Dans l’ouvrage classique précité, al-Māwardī présente un survol descriptif de la nature du

gouvernement islamique et des assises religieuses du califat, mais dans un mode idéal et

sans s’interroger directement sur la question de leur transformation. En effet, à partir des Xe

et XIe siècles, les sultans des provinces éloignées proclamèrent leur indépendance du

pouvoir central du calife abbasside à Bagdad. L’unité du calife disparut et se scinda en

plusieurs nouvelles dynasties dont celle des Idrissides à Fès. Les Xe et XI

e siècles ont été

marqués également par l’émergence de nouvelles nations conquérantes telles que les Turcs

en Iraq et en Syrie et les Almoravides au Maroc. Sur ce, le calife abbasside ne monopolisait

donc plus le pouvoir comme auparavant et les sultans des provinces accaparèrent peu à peu

une grande partie de l’autorité califale296

. Dans ce contexte, une nouvelle théorie

293 Ali Mérad, op. cit., 2008, p. 73-75. 294 Mohammed al Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 26. 295 Mohammed al Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 27. 296 Pour plus d’informations sur cette période, voir Bernard Lewis, « ‘Abbasside », Encyclopédie de l’islam, 2e éd., vol. I,

Leiden, E.J. Brill, 1960, p. 15; Dominique Sourdel, L'état impérial des califes abbassides VIII-Xe, Paris, PUF, 1999;

Dominique Sourdel, op. cit., 1983.

Page 106: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

94

compatible avec les conditions politiques de l’époque297

a été élaborée par le célèbre

penseur et juriste Abū Hāmid Muhammad al-Gazālī al-Tūsī (450-505/1058-1111)298

. Ce

dernier divisait la communauté musulmane en deux parties : religieuse et laïque. La partie

religieuse se basait sur la sharī’a alors que partie laïque relevait de la situation politique

d’où découlait le pouvoir séculier. Selon lui, le gouvernement islamique était partagé entre

le calife, le sultan et les ‘ulama. Le sultan dirigeait les militaires afin d’assurer la sécurité

interne face aux dangers extérieurs. Le calife, quant à lui, fournissait au pouvoir sa caution

morale, tandis que les ‘ulama veillaient sur l’application de la sharī’a. Cette théorie d’al-

Ġazālī n’a pas survécu longtemps car les sultans s’arrogèrent tous les pouvoirs au détriment

du califat.

Le Maroc s’est inscrit dans ce long processus historique et ce, avant l’installation du

Protectorat en 1912. En effet, rappelons brièvement que vers le XIe siècle, l’éloignement du

Maroc du califat abbasside a poussé le Maroc à se détacher de ce califat, à proclamer son

indépendance et à donner le nom de sultan à son souverain, en tant que successeur du

Prophète pour le Maroc, au lieu de l’appeler calife299

. À partir de cette date, ce fut ‘Abd al-

Mūmen, fondateur de la dynastie almohade et chef de la communauté marocaine qui fut

l’artisan de cette indépendance300

. Dès lors, le chef de la communauté marocaine porta lui-

même le titre califien de « Amīr al-Mūminīn » (commandeur des croyants) au fil des

pouvoirs dynastiques.

Le sultan régnant, descendant du Prophète, est le chef de la communauté marocaine. Il

reçoit son investiture sous forme d’un contrat d’allégeance bay’a. Il ne peut s’imposer par

la force. Le pouvoir appartient donc à la communauté qui le confie au sultan et qui a

également le droit de le lui retirer. Ce fut le cas par exemple des deux sultans qui ont régné

quelques années avant le Protectorat, soit Moulay ‘Abd al-’Azīz (1894-1908) et son

successeur Moulay Hafīd (1908-1912). Selon Omar Bendourou, le premier a abdiqué en

1907 parce qu’il a signé l’acte d’Algésiras, alors que le deuxième a été retiré du pouvoir en

297 Sur cet aspect de son œuvre, voir Henri Laoust, La politique de Ġazālī, Paris, Paul Geuthner, bibliothèque des études

islamiques, 1970 ; Carole Hillenbrand, « Islamic Orthodoxy or Realpolitik ? Al-Ghazālī’s Views on Government », Iran,

26, 1988, p. 81-94. 298 William Montgomery Watt, « Ghazālī », Encyclopédie de l’islam, 2e éd., vol. II, Leiden, E.J. Brill, 1960, p. 1062. 299 Abdellah Boudahrain, Éléments de droit public marocain, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 8. 300 Omar Bendourou, Le pouvoir exécutif au Maroc depuis l’indépendance, Paris, Publisud, 1986, p. 28.

Page 107: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

95

1912 parce qu’il a signé le traité du Protectorat301

. Le lendemain de son abdication, le

Makhzen a désigné le nouveau sultan Moulay Youssef (1912-1927), alors âgé de 32 ans302

.

Par ailleurs, le sultan, en sa qualité de détenteur du pouvoir central, est détenteur à la fois

du pouvoir temporel et du pouvoir religieux. Il est le calife303

qui, à ce titre, a la

responsabilité de sauvegarder la religion et de veiller au respect du culte. Il est aussi le chef

suprême de l’état auquel incombe la charge de gérer les intérêts de la communauté des

croyants304

. Selon Mohammed al Habib Fassi Fihri :

L’Islam ne reconnaît certains pouvoirs spirituels qu’au prophète lui-même. Un

Calife ne peut prétendre, par conséquent, à l’infaillibilité, ni à un quelconque

pouvoir de domination spirituelle. Il ne peut ni excommunier, ni absoudre, ni ne

peut intervenir dans les problèmes de conscience, tels que la foi ou la prière du

Musulman. Celui-ci a toute liberté de se mettre en relation directe, à tout

moment, avec Dieu pour tout ce qui a trait au salut de son âme, et il n’a besoin

d’aucun intermédiaire. Quelle que soit sa situation, il demeure devant le

Créateur l’égal du Calife alors même que ce dernier exerce d’importantes et

différentes missions religieuses mais qui relèvent, comme ses pouvoirs

politiques, uniquement du domaine de l’exécution.

Il doit veiller en premier lieu au maintien de la foi, non pas par une sorte

d’inquisition inconnue en Islam, mais par l’enseignement, la persuasion et

l’effort de recherche scientifique qui s’accomplissent avec sa participation

active et non exclusive par le collège des Oulama. Ceux-ci ne reçoivent aucune

investiture, ils ne s’imposent que par leur piété et leurs vastes connaissances

théologiques notamment. Le Chef de la Communauté a le devoir de combattre

les hérésies, les innovations qui risquent de porter tort à l’homogénéité de la

religion, à l’unité de la Nation musulmane ou à l’ordre public. Il veille

également à l’accomplissement par tout musulman des devoirs religieux qui ont

un caractère social, comme le pèlerinage ou le règlement de la zakat, c’est-à-

dire de l’aumône purificatrice des biens imposée aux riches au profit des plus

démunis. […] Les attributions politiques du chef de la Communauté

Musulmane sont nécessairement plus souples que celles qui lui sont dévolues

sur le plan religieux […] le calife est chargé d’assurer la justice, l’ordre et la

sécurité publiques, la défense du territoire, la nomination des fonctionnaires, la

301 Omar Bendourou, op. cit., 1986, p. 29. 302 Paul Doury, Un échec occulté de Lyautey, l’affaire du Tafilalet : Maroc oriental, 1917-1919, Paris, L’Harmattan,

2008, p. 146. 303 On peut dire que le sultan est le chef qui s’occupe du pouvoir temporaire d’une des provinces alors que le calife,

depuis, la mort du Prophète a exercé aussi bien le pouvoir spirituel que le pouvoir temporaire de toutes les provinces.

Historiquement, le sultan est associé au calife. Ce dernier demeure juridiquement l'institution fondamentale. Depuis

longtemps, les deux institutions ont vécu ensemble et par la suite elles ont été fusionné dans la même personne : le sultan.

Voir J.H. Kramers et C.E. Bosworth, « Sultān », Encyclopédie de l’islam, 2e éd., vol. VI, Leiden, E.J. Brill, 1960. 304 Michel Rousset, Institutions administratives marocaines, Paris, Publisud, 1991, p. 24.

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96

gestion du trésor public. Il doit être disponible personnellement pour les affaires

publiques auxquelles il doit consacrer l’essentiel de son temps305

.

Les fonctions du calife mentionnées dans cette citation coexistent aussi avec celles du

sultan parce que les deux institutions (califat et sultanat) étaient toujours associées. Le

sultanat aurait écarté la vieille institution califienne. Cette dernière était tombée depuis

longtemps en déclin et a été complètement remplacée par l’institution du sultanat qui

adopta les caractéristiques et les attributs du califat306

.

Le sultan, entouré des ‘ulama307

et des vizirs308

, exerçait ses fonctions conformément au

droit public musulman et avec le Makhzen qui représentait le gouvernement du sultan. Les

postes névralgiques de cet appareil politico-administratif étaient les suivants :

1. Le sultan

2. Conseil des ‘Ulama

3. Grand Vizir

4. Wazīr al-Bahr (ministre des affaires étrangères)

5. Amīn al-Umanā’ (ministre des finances)

6. Wazīr al-Harb (ministre de guerre ou de la décence)

7. Wazīr al-Shikāyāt (ministre de la justice)

8. Khalifat de Fès (représentant du sultan dans la ville de Fès)

9. Khalifat de Marrakech (représentant du sultan dans la ville de Marrakech)

10. Khalifat de Tafilalet (représentant du sultan dans la ville de Tafilalet)

11. Qādī (juges)

12. ‘Āmil (représentant du sultan dans une ville)

13. Pacha (représentant du sultan dans une ville)

14. Caïd (représentant du sultan une tribu)

15. Muhtasib (agent chargé de l’administration économique)

16. Nadīr (agent des affaires religieuses al-Habūs)

17. Amīn (agent chargé de la gestion des recettes du trésor)

Les fonctions du sultan, durant la période précoloniale, sont de deux ordres : juridique ou

législative d’une part et politique d’autre part. Au plan juridique, la littérature sur l’histoire

305 Mohammed al Habib Fassi Fihri op. cit., 1997, p. 24-26. 306 Pour plus informations sur l’institution du califat et celle du sultanat, voir J.H. Kramers, C.E. Bosworth, « Sultān »,

Encyclopédie de l’islam, 2e éd., vol. VI, Leiden, E.J. Brill, 1960; Ali Mérad, Le califat, une autorité pour l’islam?, Paris,

Desclée de Brouwer, 2008, p. 70-71. 307 Lorsque les sultans désiraient édicter une décision générale, ils demandaient une consultation ou un avis juridique

(fatwa) aux ‘Ulama. Voir Michel Bourely, Droit public marocain, tome premier : Institutions politiques, Paris, La Porte,

1965, p. 136. 308 Voir glossaire.

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97

politique du Maroc permet de déceler trois opinions différentes : celle qui rejeta la

possibilité pour le sultan d’exercer une fonction juridique, celle qui n’empêcha pas le sultan

d’élaborer des règles législatives et la troisième qui tenta de concilier les deux précédentes

opinions. Ainsi, selon certains auteurs, avant la période du Protectorat, la fonction du sultan

semblait être exécutive et non législative. Louis Milliot écrit à ce propos : « Le pouvoir de

légiférer n’appartient pas au souverain, mais au théologien, conséquence toute naturelle de

la confusion du spirituel et du temporel »309

. Mohamed Lahbabi appartient à la première

tendance :

Au Maroc, le Sultan ne légiférait donc pas avant le Protectorat; il n’édictait pas

de mesure d’ordre général touchant au statut des biens et des personnes. Le

dahir n’est pas une loi; il n’a pas le caractère essentiel de la loi: la généralité. Il

n’est en effet qu’une lettre contenant des ordres du Sultan; il reste en possession

de celui qu’il concerne ou de celui qui est chargé d’exécuter ces ordres, le

problème de la publicité ne se posait pas dans ces conditions. La plupart, sinon

la quasi totalité des dahirs sont essentiellement des mesures d’administration ou

de gouvernement mais non pas des textes législatifs310

.

Ce passage permet de constater que les dahirs, quoique importants, n’ont pas une valeur

juridique immuable. Ils mettent à l’administration judiciaire de fonctionner de manière

formelle et permettent également de mieux assoir l’autorité du roi. En aucun cas, les juges

ne doivent se référer aux dahirs pour rendre la justice. Seuls les codes ont force de loi.

En revanche, d’autres auteurs défendent la deuxième thèse qui attribue au sultan la fonction

législative. Par exemple, Albert Ayache écrit à ce sujet : « Le législateur qui, en prenant

bien soin de ne pas toucher aux dispositions fondamentales du Coran, faisait connaître sa

volonté par dahirs qui peuvent être des textes législatifs, des décrets ou des textes

réglementaires »311

.

D’autres auteurs nient le pouvoir législatif du sultan parce que c’est aux ‘ulama et aux

fuqaha qu’appartient l’autorité de légiférer et d’édicter des règles juridiques à partir des

309 Louis Milliot, op. cit., 1949, p. 633. 310 Mohammed Lahbabi, Le gouvernement marocain à l’aube du XXe siècle, Rabat, Techniques Nord-africaines, 1957,

p. 38. 311 Albert Ayache, op. cit., 1956, p. 45.

Page 110: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

98

sources du droit musulman. Par contre, ces auteurs reconnaissent le fait que la

réglementation administrative demeurait l’initiative du sultan tout en respectant la tradition

de consulter les ‘ulama. Dans cette optique, Mohamed Achargui souligne :

[…] il faut, à notre avis, prendre en considération la spécificité de la théorie

législative musulmane, et observer aussi la pratique législative marocaine. En

effet, les sources du droit musulman soit originaires (le Coran et la Sounna) soit

dérivées (l’Idjmah et le kyas) ne réservent pas une place au calife. […] La

législation semble, donc, appartenir aux Oulama et foukaha (jurisconsultes).

[…] Mais, d’après la pratique marocaine, à côté du chrâa coexistait un domaine

juridique libre qui n’était pas abordé (réglementation administrative) ou qui ne

l’a été que partiellement (réglementation fiscale). Ce domaine appartenait à

l’initiative sultanienne. Néanmoins, le sultan, respectant une tradition ancienne

du droit public marocain, ne procédait – dans la plupart des cas – à l’édification

des dahirs normatifs qu’après consultation des Oulama312

.

Ainsi, avant le Protectorat, le régime juridique était dominé par les principes du droit public

musulman. Le sultan n’était pas le législateur principal. Ce pouvoir législatif appartenait au

conseil des ‘ulama et aux fuqaha qui constituait une classe importante au sein de la société

marocaine. De plus, les grands services publics du Makhzen n’étaient pas suffisamment

développés et ne nécessitaient pas de production législative dense. Selon Mohammed

Lahbabi, il faudra attendre le Protectorat pour voir le sultan devenir le législateur et pour le

voir apposer son sceau sur les projets résidentiels313

.

Par ailleurs, le sultan avait des fonctions politiques telles que l’ordre, la sécurité publique,

la gestion des finances publiques, la défense du territoire, les affaires étrangères, la

nomination des cadres et des fonctionnaires de l’état et la justice. Ainsi, le sultan en tant

que chef de l’administration, assurait ces fonctions avec l’aide de ses agents exécutifs, à

savoir les pachas dans les villes et les caïds dans les tribus. Dans le but de veiller sur l’ordre

public du pays, il arrivait parfois au sultan d’organiser des interventions policières. La

majorité de ces interventions était dirigées contre des tribus rebelles, surnommées Bilād al-

Sība, qui manifestaient une désobéissance à l’égard du Makhzen en échappant par exemple

312 Mohamed Achargui, « Le Makhzen central : contribution à l’étude des fonctions et structures du gouvernement

marocain précolonial », in Mohamed Achargui; François-Paul Blanc; Redouane Boujema; André Cabanis, Histoire des

grands services publics au Maroc 1900-1970, Toulouse, Presses de l’Institut d’Études Politiques de Toulouse, 1984, p. 8-

9. 313 Mohammed Lahbabi, op. cit., 1957, p. 38-39.

Page 111: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

99

à l’impôt et à la conscription314

. Henri Terrasse décrit ainsi cette réalité historique au Maroc

précolonial :

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le Maroc sera délivré des crises de succession:

l’héritier désigné accédera sans difficulté au trône. Les sultans Sulaymān (1206-

1238/1792-1822), ‘Abd al Rahmān b. Hishām (1238-1276/1822-1859),

Muhammad b. ‘Abd al-Ramān (1236-1290/1859-1873), Mawlāy al-Hasan

(1290-1311/1873-1894) furent des souverains appliqués et de bon sens.

Mais leur politique, malgré sa persévérance et sa souplesse de détail, est toute

statique. Pendant toute cette période, les problèmes intérieurs du Maroc sont les

mêmes. L’armée reste faible: les ‘abīd ont été supprimés, mais le gīsh, revenu à

la première place, reste indiscipliné et peu efficace. Les meilleures troupes sont

les contingents des tribus ralliées que l’on rassemble à la veille d’une

expédition. Tout l’effort du sultan se borne, sans y réussir toujours, à lever

l’impôt dans les pays soumis. On a renoncé à pacifier le bilād al-sība qui

s’agrandit peu à peu.

Pour repousser les révoltes locales et obtenir le paiement des impôts, les sultans

alawides du XIXe siècle passent une partie de leur vie à mener sur leurs terres

des harkas dont l’effet reste souvent limité et temporaire. On use de la

diplomatie plus que de la force; on essaie d’obtenir un lointain hommage des

tribus qui vivent dans une indépendance de fait. […] Toutefois, à la fin du XIXe

siècle, Mawlāy al-Hasan eut la chance d’attirer dans son orbite les grands kā’ids

qui avaient établi leur domination dans le Sud marocain315

.

Le sultan entretenait aussi des relations politiques, économiques et diplomatiques avec des

états étrangers et particulièrement les puissances européennes. Cependant, la fonction

principale du sultan consistait dans la défense du pays. Cette mission majeure est attribuée

au sultan pour des raisons autant nationales que religieuses. Les raisons nationales se

résumaient dans la protection du pays et sa défense contre toute intervention militaire

étrangère. En revanche, les raisons religieuses étaient liées principalement au rôle du sultan

d’inciter la communauté à la guerre sainte ou jihād. Ce rôle avait donc une certaine

connotation religieuse. En effet, il revenait au roi de protéger la nation face aux

envahisseurs et cette protection pouvait se faire sous le sceau du jihād316

.

314 Pour avoir des exemples, voir Aziz Taghbaloute, Le fellah marocain, l’exemple d’une tribu berbère : les Beni M’tir du

XXe siècle jusqu’à nos jours, Saint-Étienne, Université de Saint-Étienne, Centre interdisciplinaire d’études et de recherche

sur les structures régionales, 1994, p. 94. 315 Henri Terrasse, « ‘Alawīs », Encyclopédie de l’islam, 2e éd., vol. I, Leiden, E.J. Brill, 1960, p. 366. 316 Ce fut, par exemple, le cas de la dynastie Saadien au Maroc qui a invoqué le jihād pour renverser les Wattassides.

Voir, Mohamed Achargui, op. cit., 1984, p. 10.

Page 112: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

100

Ce fut le cas face à la pénétration étrangère. En effet, le Maroc faisait l’objet de nombreuses

convoitises de la part des puissances européennes317

. Bénéficiant d’une position

géographique privilégiée et d’un sol riche, il dut subir de nombreuses invasions étrangères.

C’est pourquoi ce contexte déstabilisant poussa les sultans marocains à donner plus

d’importance à la défense nationale. Dans ce contexte, deux guerres ont été provoquées par

les puissances étrangères au Maroc : la guerre d’Isly en 1844 et celle de 1880 avec

l’Espagne. La perte de l’armée marocaine dans ces conflits fut un des facteurs qui justifia la

pénétration des puissances européennes et principalement de la France. Selon Henri

Terrasse,

Dans ce Maroc qui s’obstine dans un Moyen Âge paradoxal, les interventions

européennes vont se faire de plus en plus pressantes et les questions de

politique étrangère finissent au début du XXe siècle par prendre le pas sur la

politique intérieure. Si le sort de la dernière terre méditerranéenne restée à

l’écart du monde moderne ne fut pas réglé plus tôt, c’est parce que les rivalités

des puissances et surtout le désir de paix du pays le plus directement intéressé,

la France, la préservèrent longtemps318

.

Cet état instable et paradoxal conduisit à une étape importante de l’émergence d’une France

coloniale. Il s’agissait d’un développement de l’idée colonialiste au sein de l’opinion

publique française, une période pendant laquelle la politique coloniale française au Maroc

s’était développée. C’est pourquoi la rencontre entre un système politique colonial et un

système sultanien ne peut être appréhendée correctement que si nous dressons un survol

historique de ce qu’était la politique coloniale de la France vis-à-vis du Maroc précolonial,

présenté dans le chapitre suivant.

Au terme de cette analyse des dahirs et des écrits classiques, qui visait à apporter un nouvel

éclairage sur l’institution de juge au Maroc entre 1894 et 1912, nous pouvons retenir que

l’institution de juge avant le Protectorat s’ancre dans la tradition au sens du turāth à savoir

l’héritage islamique et qu’aucun signe de transition n’est perceptible. Dès lors, il convient

de placer l’état de l’institution de juge au Maroc entre 1894 et 1912 dans une continuité

historique tant d’un point de vue religieux avec la référence aux textes fondamentaux de

317 Jean-Louis Miège, Le Maroc et l’Europe (1830-1894), Rabat, Éd. La Porte, 1989, p. 127. 318 Henri Terrasse, op. cit., 1960, p. 366.

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101

l’islam (Coran et Sunna) que d’un point de vue social avec les références à la sharī’a à

l’organisation de jmā’a et au processus de shūra et que d’un point de vue politique avec les

références à l’imāmat et à la bay’a.

Après cette analyse faite sur la dimension politique dans la magistrature marocaine,

repérons à présent les transformations de cette institution de juge pendant la période du

Protectorat.

3.2. Vers l’imposition d’un nouveau modèle judiciaire au début du

Protectorat : la marche vers le modèle de la modernité occidentale

À travers l’analyse de certains dahirs promulgués pendant la période du Protectorat, en

mettant notamment l’accent sur celui de 1913 qui portait sur l’organisation judiciaire, il

sera question d’analyser l’intervention judiciaire de la France au Maroc afin de percevoir

les principales transformations subies par l’institution de juge au fil des réformes impulsées

par la puissance coloniale à partir de 1912. Ce chapitre permettra de constater que les

réformes instaurées par la France ont entraîné une rupture quasi totale par rapport à ce qui

était en place jusqu’ici. La justice marocaine entrait de plein pied dans la modernité au sens

occidental du terme telle que développée dans notre cadre conceptuel. Toutes les réformes

entreprises l’ont été en référence à la modernité juridique en tenant compte des intérêts de

la France.

Le présent chapitre est donc construit en trois sections principales. La première consiste à

saisir la nature de la politique coloniale française et son évolution au Maroc tout en

essayant de comprendre les raisons qui poussèrent la France à faire le choix d’instaurer un

protectorat au Maroc. La deuxième section vise à présenter la réforme des tribunaux de

shra’ afin de montrer que le rôle de juge traditionnel qādī diminuait progressivement.

Enfin, la troisième section traite des réformes qui ont touché la justice Makhzen et la justice

coutumière ainsi que l’implantation des tribunaux français.

Page 114: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

102

3.2.1 La politique coloniale française au Maroc : la phase préparatoire à

l’implantation du Protectorat au Maroc

À partir de 1852 jusqu’à 1860, le gouvernement impérial français fit preuve d’un large

esprit d’entreprise, sous l’impulsion des marins soucieux d’établir des points d’escale et des

missionnaires catholiques désireux d’assurer le plus grand succès possible à leur œuvre

d’évangélisation319

. Durant cette période, la conquête d’Alger, qui embarrassait tout

d’abord le gouvernement français, sonnait le glas de l’indépendance de fait des régences

turques d’Afrique du Nord320

. Avec cette occupation de l’Algérie, le problème marocain se

transformait. D’économique il devenait politique321

. Il est à souligner que « l’expansion

coloniale connaît jusqu’en 1885 un rythme particulièrement intense »322

. La possession de

l’Algérie une fois assurée, il s’agissait de garantir la présence française sur ce territoire, en

étendant l’influence ou la domination française sur la Tunisie et le Maroc, afin de

compléter le domaine français en Afrique du Nord. Les remarques de Prévost-Paradol,

journaliste et l’un des fondateurs de l’opposition libérale française au Second Empire,

illustraient bien le sentiment de l’époque :

Puisse-il venir bientôt, ce jour où nos concitoyens à l’étroit dans notre France

africaine, déborderont sur le Maroc et sur la Tunisie, et fonderont enfin cet

empire méditerranéen qui ne sera pas seulement une satisfaction pour notre

orgueil, mais qui sera certainement dans l’état futur du monde, la dernière

ressource de notre grandeur323

.

La situation du Maroc était favorable pour établir l’influence des Français et pour envisager

une intervention coloniale. Deux éléments contextuels ont favorisé cette

intervention : l’incapacité d’un nouveau sultan, Moulay Abd el Aziz, a mené à une crise

dynastique d’une part, et la politique d’emprunt et d’endettement qui a conduit à

l’internationalisation de la question marocaine puis la colonisation d’autre part.

319 Raoul Girardet, L’idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, Table ronde, 1972, p. 24-42. 320 Edgard Rouard de Card, Traités de la France avec les pays de l’Afrique du Nord : Algérie, Tunisie, Tripolitaine et

Maroc, Paris, A. Pedone, 1906, p. 88. Document électronique tiré de l’adresse suivante : http : //gallica.bnf.fr/ark :

/12148/bpt6k95885f/f103.image. 321 Saïd Sayagh, La France et les frontières maroco-algériennes 1873-1902, Paris, éditions du Centre Nationale de la

Recherche Scientifique, 1986, p. 31-32; Henri Blet Histoire de la colonisation française : l’œuvre coloniale de la

Troisième République, Arthaud Grenoble, 1950, p. 91. 322 Denise Bouche, Histoire de la colonisation française, Paris, Fayard, 1990, p. 54. 323 Lucien Anatol Prevost-Paradol, La France nouvelle, Paris, Michel Lévy frères, 1884, 13e édition, p. 416. Cité par :

Denise Bouche, Histoire de la colonisation française, Paris, Fayard, 1990, p. 57 et 58.

Page 115: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

103

Il est essentiel de noter que la crise dynastique a marqué l’histoire du Maroc. Depuis le

sultan Moulay Abderrahman (1822-1859), les successions se sont faites d’une façon

régulière et sans contestation324

. Par contre, il n’en est plus de même à partir de 1894, date à

partir de laquelle le souverain du Maroc, Moulay Abd el Aziz, monte sur le trône âgé de

quatorze ans. Moulay Abdel Aziz, tenu à l’écart de la vie politique en dépit de l’influence

de sa mère Lalla Rkiya, se trouva brutalement confronté aux réalités du pouvoir. Cette

situation particulière est le résultat à la fois de l’âge précoce auquel il accéda au pouvoir325

,

de sa politique réformatrice326

, et enfin de l’exaspération de l’opinion publique devant

l’accélération de la pénétration européenne327

.

D’un côté, l’Angleterre, une puissance étrangère avec des intérêts au Maroc, paraissait

favorable aux réformes prévues par Moulay Abdelaziz tant que celles-ci ne gênaient pas les

intérêts de son commerce. Aussi, l’Angleterre, inquiète de voir les missions étrangères se

multiplier au Maroc, organisa une conférence internationale en 1880 à Madrid. Pour la

première fois, le principe de l’internationalisation du Maroc est explicitement admis328

. De

l’autre côté, vu ses intérêts stratégiques, la France ne voulait pas voir à côté d’elle un état

musulman stable et fort. Son principal objectif était de dominer en Méditerranée et de

régler le statut international du Maroc avec les trois puissances qui désiraient le maintien de

l’équilibre méditerranéen329

. Par ailleurs, la France avait des inquiétudes en voyant le zèle

déployé en faveur des réformes par le ministre britannique, Sir Nicolson, qui s’était rendu à

Rabat pour encourager le sultan dans la voie des réformes. À ce propos, la France craignait

la perspective d’un emprunt anglais qui aurait menacé l’avenir du Maroc français. Cette

initiative poussa la France à chercher un moyen pour détourner le gouvernement marocain

de sa politique de réformes. Elle cherche à s’assurer les mains libres au Maroc. Le

324 Jean Brignon, Histoire du Maroc, Paris, Librairie Nationale, 1967, p. 322. 325 Michel Abitbol, Histoire du Maroc, Paris, Perrin, 2009, p. 383-386; Eugène Aubin, Le Maroc d’aujourd’hui, Paris,

Armand Colin, 1904, p. 144-145. 326 Le jeune sultan manifesta très vite la volonté de restructurer le Makhzen, de délimiter les compétences des différents

vizirats et de rendre plus régulière la consultation des notables (convocation d’une assemblée à Rabat dès 1901). Il

poursuivit la modernisation de l’armée et relança l’assainissement de la monnaie. Il s’efforça aussi et surtout de réactiver,

en le remodelant, le projet de généralisation de l’impôt élaboré par Moulay Hassan et expérimenté sans grand succès dans

une partie de la Chaouïa et des Doukkala. Voir Michel Abitbol, op. cit., 2009, p. 386-389; Daniel Rivet, Lyautey et

l’institution du Protectorat français au Maroc, 1912-1925, Paris, L’Harmattan, 1988, tome 1, p. 87-89; Henri Cambon,

Histoire du Maroc, Paris, Hachette, 1952, p. 107. 327 Michel Abitbol, op. cit., 2009, p. 389-394; Eugène Aubin, op. cit., 1904, p. 254-255. 328 Gilles Lapouge, « Le régime international du Maroc depuis la fin du XIXe siècle », in Le monde diplomatique, no 86,

2006, p. 8. 329 Michel Abitbol, op. cit., 2009, p. 369-373.

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104

gouvernement français poursuivait une intense activité diplomatique330

. Il signait en 1904

un accord avec le gouvernement anglais qui suscita un accord de désistement réciproque en

Égypte et au Maroc331

. À cet égard, la France justifiait sa politique coloniale au Maghreb

par le fait que l’occupation du Maroc représentait, pour la sécurité de l’Algérie, le même

intérêt que pour la Tunisie332

. Autrement dit, tout événement se produisant au Maroc

pouvait avoir une répercussion en Algérie333

. Dans cette perspective, André Tardieu, un

haut fonctionnaire et une figure dominante de la vie politique française coloniale, affirmait

que : « Le Maroc est le boulevard de l’Algérie. Non seulement nous avons besoin que

l’ordre y règne, mais nous avons besoin qu’aucune puissance, en y devenant prépondérante,

n’en fasse contre la France, en Afrique, le centre d’une politique hostile »334

.

L’intérêt d’occuper le Maroc représentait dès lors l’un des objectifs de la politique

coloniale française, afin de créer un ensemble nord-africain homogène sous l’autorité et la

tutelle de la France, comme le soulignait Ernest Fallot à l’époque: « l’unité physique de

l’Afrique du Nord devait avoir pour conséquence logique son unité politique »t335

. Ce but

se réalisa effectivement sous l’effet de la politique de prêts bancaires pratiquée par le

gouvernement français sous le couvert d’une aide financière désintéressée. Delcassé,

ministre des Affaires étrangères de 1898 à 1905336

, explicitait cette politique en des termes

différents en disant : « Notre tâche consiste à servir le Maroc, à l’aider à établir la sécurité

et le bon ordre, à lui fournir les moyens de tirer parti des ressources dont il abonde »337

.

Au sujet de cette politique d’emprunt français, le gouvernement français avait déclenché un

mécanisme de sujétion par lequel le remboursement de prêts impliquait des conditions

financières, et donc politiques, contraignantes. Saint-René Taillandier, l’ambassadeur de

France au Maroc qui négocia le traité de Protectorat exprima clairement cette stratégie dans

330 Gilles Lapouge, op. cit., 2006, p. 8. 331 Gabriel De Broglie, « Français et Anglais au XIXe siècle », Revue d’histoire diplomatique, no 1, 1997, p. 102. 332 L’occupation de la Tunisie a affirmé, d’une façon plus rigoureuse, la perspective d’exercer une influence sur

l’ensemble du Maghreb. Voir à ce sujet Michel Abitbol, op. cit., 2009, p. 370; Maurice Besson, op. cit., 1931 p. 286-287; 333 Henri Blet, op. cit., 1950, p. 87. 334 André Tardieu, La conférence d’Algerisas. Histoire diplomatique de la crise marocaine (15 janvier-7 avril 1906),

Paris, Alcon, 1907, p. 20. 335 Ernest Fallot, La solution française de la question marocaine, Paris, Librairie C. Delagrave, 1906, p. 77-78. 336 Frédéric Le Moal, « Diplomates et diplomatie entre 1900 et 1914 », Revue d’histoire diplomatique, no 4, 2000, p. 295-

296. 337 Robert Raynaud, En Marge du livre Jaune : le Maroc, Paris, Plon-Nourrit, 1933, p. 54.

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105

une lettre envoyée à Delcassé338

. Dans cette lettre, il préconisait d’utiliser « (la) situation

géographique et la supériorité de toutes (les) ressources (de la France) pour habituer le

Makhzen à recevoir de (la France) les services de nature à le placer progressivement sous

(la) dépendance (de celle-ci) »339

.

Le 16 septembre 1901, quand le gouvernement chérifien voulut se lancer dans une politique

de réforme, Moulay Abdel Aziz dut d’abord contracter sur place des prêts consentis à des

taux usuraires par des négociants banquiers. Du fait de l’ampleur de ses besoins et du

gouffre que représentait la fréquence accrue des harka, campagne militaire du sultan, contre

les tribus révoltées, il se vit cependant très vite dans l’obligation de solliciter des emprunts

extérieurs. Au départ, le Maroc n’avait contracté auprès des banques françaises qu’un

emprunt de sept millions et demi de francs à six pour cent d’intérêt. Par la suite, en avril et

en mai 1903, deux autres emprunts de même importance furent conclus auprès de banques

anglo-espagnoles. Un troisième, de 62,5 millions de francs (sur lesquels le Trésor chérifien

n’en reçut en fait que dix), fut contracté en 1904. Consenti par un consortium de banques

françaises, cet emprunt fut octroyé au prix de conditions ce qui équivalait pratiquement à

l’instauration d’un ‘Protectorat financier’ sur le pays340

.

Le Maroc croulait sous les dettes contractées à la suite d’emprunts qui s’accumulaient

d’année en année à fort taux d’intérêt. L’accord franco-allemand de novembre 1911

reconnaissait à la France le droit de prêter son assistance au gouvernement marocain341

.

L’empire chérifien se retrouvait d’autant plus affaibli qu’il était secoué par d’incessantes

révoltes. Cette état de choses élargissait le champ d’intervention des puissances qui

n’attendaient qu’une occasion pour intervenir et instaurer une politique de réforme qui

défendrait leurs intérêts politiques, stratégiques et économiques, ce qui finalement

internationalisait la question marocaine.

338 Arthur Conte, L’épopée coloniale de la France, Paris, Plon, 1992, p. 380. 339 Arthur Conte, op. cit., 1992, p. 24. 340K. Kenbib, « Les rivalités coloniales et l’anarchie » in http ://www.habous.gov.ma/Fr/print.aspx ?id=904; Magali

Chappert, « Le projet français de banque d’État au Maroc, 1899-1906 », Revue française d’histoire d’outre-mer, no 129,

1975, p. 569-570. 341 Rémi Baudoui, « La prévention dans les politiques d’aménagement : le cas du Protectorat français au Maroc »,

Vingtième siècle revue d’histoire, no 64, 1999, p. 86.

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106

En 1906, la conférence d’Algésiras sonnait la fin de l’indépendance. L’Angleterre – en

vertu de son entente cordiale de 1904 avec la France – et l’Allemagne – qui avait obtenu

des territoires en Afrique équatoriale – ne s’opposèrent finalement pas à la mainmise

franco-espagnole sur le Maroc342

. En principe, dans le cadre d’une collaboration politique

de la France et de l’Espagne au Maroc, l’Acte général de la conférence d’Algésiras

substituait le principe d’une intervention et d’un contrôle international pour engager les

réformes indispensables à l’avènement de la paix, de l’ordre et de la prospérité dans

l’empire chérifien343

. Après une période confuse de troubles intérieurs, d’influences

étrangères et de crises internationales, le Protectorat fut finalement fixé par le traité de Fès

(30 mars 1912), signé entre l’ambassadeur de France à Tanger, Regnault et le sultan

Moulay Hafid344

. L’Espagne obtenait le nord du Maroc, la France conservant, quant à elle,

la majorité du territoire.

Pour la France, le choix d’un Protectorat était basé sur des raisons particulières qui

s’expliquaient aussi bien par la manière dont s’étaient développées les tractations

diplomatiques jusqu’en 1912345

. Il est évident qu’au début du XXe siècle, le Maroc ne

pouvait pas atteindre le niveau économique et militaire des grandes puissances

européennes. Par contre, sa politique extérieure demeurait active à la faveur de la signature

de plusieurs traités diplomatiques346

. En effet, il ne s’agissait pas d’un État sans valeur

internationale, facile à rayer de la carte politique. D’ailleurs, concernant la colonisation du

Maroc, la France s’était engagée, vis-à-vis des autres puissances, à « respecter l’intégrité de

342 Michel Abitbol, op. cit., 2009, p. 391-393; Maurice Besson, op. cit., 1931, p. 286-287. 343 Rémi Baudoui, op. cit., 1999, p. 86. 344 Bulletin de la quinzaine coloniale, no 7, 1912, p. 246. Cité dans le lien suivant :

www.gallica.bnf.fr/voyageenafrique/themes/t3b1.htm. 345 Pour avoir les mains libres au Maroc, la France s’employa à obtenir le désistement des autres puissances en sa faveur,

moyennant quelques concessions. Elle se livra ainsi à un véritable marchandage. L’ouvrier de cette politique fut Delcassé,

qui avait par ailleurs déclaré que « le Maroc soumis à notre influence, c’est notre Empire du Nord de l’Afrique fortifié.

Soumis à une influence étrangère, c’est pour le même Empire la menace permanente et la paralysie ». Cité par Henri

Terrasse, Histoire du Maroc des origines à l’établissement du protectorat français, Casablanca, Éditions Atlantides, 1950,

p. 385. 346 À titre d’exemple, citons le traité anglo-marocain du 9 décembre 1856, qui accordait aux consuls des privilèges fiscaux

et un pouvoir juridictionnel exorbitant en faveur de leurs ressortissants et de leurs protégés marocains puis, le traité

d’amitié, de commerce et de navigation, conclu avec la Belgique le 4 janvier 1862 et enfin, l’accord franco-marocain du

17 août 1863 qui accordait le droit de protection à tous ceux qui étaient en relation avec des étrangers. Cité par André de

Laubadère, « Analyse de privilèges capitulaires », in Revue juridique et politique de l’Union Française, no 4, octobre-

décembre 1952, p. 27.

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107

l’empire chérifien sous la souveraineté du sultan »347

, à promouvoir un ensemble de

réformes destinées à pacifier le pays sous l’autorité du sultan, à réorganiser le Makhzen et à

apporter au Maroc l’infrastructure politique, administrative et économique d’un État

moderne348

.

De même, du point de vue de la politique française intérieure, le parlement français

connaissait alors un courant assez vif contre toute politique d’annexion349

. En 1903, le

débat se déclenchait sur la manière la plus appropriée de résoudre la question marocaine.

Dans ce contexte, deux conceptions s’opposaient. Fallait-il gagner le sultan pour avoir les

tribus, ou bien, tout au contraire, soulever ces dernières pour réduire le pouvoir du

sultan ?350

À cet égard, le gouvernement français opta pour la première solution, arguant du

fait que le rôle du sultan était considérable aussi bien au plan spirituel qu’au plan

temporel351

. Aussi, la France préférait garder le contact avec le souverain qui était

considéré, au plan international, comme le représentant unique et légitime d’un État

indépendant. Ce choix entraîna toutefois de vives oppositions au sein de l’Assemblée. Pour

Deschanel352

, il était absurde de « rétablir l’autorité du sultan là où elle n’existe pas et de

soumettre par la force des tribus sauvages et indépendantes à une souveraineté qu’elles

n’ont jamais reconnue »353

. Encore plus éloquent, Jean Jaurès, député du Tarn, criait : « Je

suis convaincu que le gouvernement veut la paix […]. Mais je doute qu’il l’obtienne avec

la politique qu’on nous conseille. Nous n’avons pas une guerre contre le sultan, mais je

crains que nous finissions par être obligés de la faire en faveur du sultan contre la majeure

partie du Maroc »354

.

Pour répondre à cette option qui voulait que la France intervînt directement auprès des

tribus, le porte-parole du gouvernement, Delcassé, réussit à rassurer Jaurès sur le pacifisme

347 La déclaration franco-anglaise de 8 avril 1904 reconnaissait les droits spéciaux de la France au Maroc. Cité par

Mohamed Omar al-Hajoui, Histoire diplomatique du Maroc : 1900-1912, Paris, Maisonneuve, 1937, p. 33. 348 L’accord franco-allemand de 1909. 349 Thobie, M., Coquery-Vidrovitch, C. et Ageron, C-R., Histoire de la France coloniale 1914-1990, Paris, Armand Colin,

1990, p. 16-19. 350 Germain Ayache, Études d’histoire marocaine, Rabat, SMER, 1983, p. 23. 351 Julien Charles-André, Le Maroc face aux impérialismes, 1415-1956, Paris, Éditions J. A., 1978, p. 95. 352 Paul Deschanel était le député d’Eure-et-Loir de 1885 à 1920. Le 17 janvier 1920, il est élu président de la République. 353 Journal officiel, Débats parlementaires, Chambre des députés, séance du 19 novembre 1903, p. 2794. 354 Ibidem.

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de ses intentions au Maroc355

. Il définissait la politique officielle que le gouvernement

préférait comme « une politique à échéance […], mais aussi plus sûre, mieux préparée,

moins onéreuse […]. Seulement, on ne fait pas de politique avec le néant. Il saute aux yeux

que cette politique pacifique ne peut se faire qu’avec le gouvernement marocain »356

. Cette

politique fut argumentée et justifiée par le chef du parti colonial, Eugène Étienne, député

d’Oran357

. Finalement, le gouvernement français confirma son choix pour le régime du

Protectorat, surtout qu’il devait ménager les susceptibilités locales et circonscrire les

objectifs des puissances.

Ajoutons que la chute de Jules Ferry en 1885, provoquée par l’opposition parlementaire à la

politique d’expansion et aux dépenses qui en découlaient, favorisa la création de

groupements de combat en vue de faire triompher la cause coloniale dans l’opinion

française. L’animateur principal de ce mouvement était Eugène Étienne. Un homme très

renseigné sur les faits coloniaux, il usait habilement de tous les moyens pour pousser la

France à une politique d’expansion, une politique qu’il semblait avoir timidement mise à

l’écart. Ses propos ressemblaient étonnamment à ceux tenus par Jules Ferry quelques

années plus tôt : « Il y a une autre forme de colonisation, c’est celle qui s’adapte au peuple

[…]. Les colonies sont pour les pays riches un placement de capitaux, des débouchés »358

.

Si le lobby colonial, sous la direction d’Eugène Étienne, jeta ainsi son regard sur le Maroc,

la colonisation sanglante de l’Algérie invitait toutefois ces groupes pro-coloniaux à

réfléchir sur les moyens pacifiques d’intervention. Pour cela, une étude systématique de la

société à coloniser devint un préalable indispensable pour permettre d’éviter les pièges

d’une expansion militaire et de rendre possible une colonisation de nature pacifique.

Autrement dit, l’impact de la guerre obligea la France à changer de voie. Plus prudent,

Eugène Étienne préconisa une pénétration pacifique et progressive de la France au Maroc

afin de désarmer la méfiance des puissances. Delcassé soutint la vision d’Étienne et

déclara, en juillet 1901, qu’une ingérence étrangère dans « un pays limitrophe de l’Algérie

355 Frédéric Le Moal, « Diplomates et diplomatie entre 1900 et 1914 », Revue d’histoire diplomatique, no 4, 2000, p. 303. 356 Journal officiel, op. cit, 1903, p. 2838. 357 Le compte-rendu des débats est reproduit dans Renseignements coloniaux, supplément au Bulletin du Comité de

l’Afrique Français, décembre 1903, p. 212. 358 Hubert Deschamps, Les méthodes et doctrines coloniales de la France (du XVIe siècle à nos jours), Paris, A. Colin,

1953, p. 132.

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109

française » serait considérée comme un acte inamical359

. Cette politique permit au

gouvernement français de justifier la possibilité du Protectorat comme une réalité durable.

À toutes ces raisons particulières s’ajoutait une raison plus générale. Il s’agissait de

l’évolution opérée dans les méthodes de colonisation à partir de XIXe siècle. Pendant

longtemps, toute la politique coloniale avait gravité autour de l’idée d’assimilation360

. Selon

Dino Costantini361

, l’assimilation est la voie spécifiquement française de la colonisation,

que la France prétend pratiquer depuis le XIXe siècle. Le sens premier d’» assimiler » est de

« rendre semblable à ». Pratiquer une politique coloniale ordonnée selon les principes de

l’assimilation signifie étendre le principe de l’intégration républicaine au territoire colonial.

Dès lors, la France allait mettre dans les territoires colonisés une forme d’administration

directe comme celle qui prévalait en France. Cela supposait la destruction de toutes les

structures existantes dans ces milieux.

Ce procédé était devenu très contesté vers la fin du XIXe siècle parce que les colonisateurs

s’étaient trouvés devant des États signataires de traités internationaux qui reliaient diverses

puissances européennes (cas du Maroc). En outre, l’échec de certaines pratiques coloniales

avait conduit les doctrinaires à ajuster leur pensée aux nouvelles données de la réalité.

L’Algérie était souvent citée comme l’exemple à ne pas suivre. Il n’en demeure pas moins

que l’Algérie avait servi de champ d’expérimentation coloniale et que la Tunisie était

considérée comme un modèle dont il fallait s’inspirer.

359 Charles Zorgbibe, « Quand les Européens se disputent le Maroc », Revue trimestrielle de géopolitique africaine, no 5,

2002. Cité au: http ://www.geopolitis.net/geopol/geo/article/traversantes/arti11015969223809F9A7356479C3F2.html. 360 Thobie, M., Coquery-Vidrovitch, C. et Ageron, C-R., op. cit., 1990, p. 14-16. Dans son ouvrage Traité élémentaire de

législation algérienne, Emile Larcher précise : « La politique d’assimilation est celle des races latines, et particulièrement

de la France. Son but, n’est pas, comme pour la politique d’autonomie, d’aboutir à la création de sociétés distinctes, à

l’image de la mère-partie : son but, c’est l’agrandissement, le développement de celle-ci. […] L’assimilation, c’est

l’application à la colonie des institutions de la mère-partie. L’assimilation constitutionnelle donne aux colons tous les

droits de citoyen, et aux colonies le droits d’être représentées par leurs élus dans le parlement métropolitain : cette

représentation des colonies dans les assemblées législatives de la métropole peut même être considéré comme le trait

caractéristique d’un régime d’assimilation », in Emile Larcher, Traité élémentaire de législation algérienne, Paris,

Librairie Arthur Rousseau, 1923, p. 18-19. Pour plus d’information sur ce principe d’assimilation, voir notamment Raoul

Girardet, L’idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, Table ronde, 1972; Frédéric Mauro, L’expansion

européenne : 1600-1870, Paris, Presses universitaires de France, 1996 ; Jean Meyer, Histoire de la France coloniale,

Paris, A. Colin, 1996; Raymond F. Betts, Assimilation and association in French colonial theory 1890-1914, Lincoln,

University of Nebraska Press, 2005. 361 Dino Costantini, Mission civilisatrice. Le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité politique

française, Paris, La Découverte, Paris, 2008.

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110

Lyautey, instigateur du Protectorat au Maroc, alla dans le même sens en appliquant

systématiquement la politique pacifique qui avait fait ses preuves à Madagascar362

. C’est

ainsi qu’il écrivait : « Ce régime [du Protectorat] a deux caractéristiques qui devraient le

rendre indiscutable : il est le seul conforme à la réalité des situations ; il est le plus

économique »363

.

En effet, le système du Protectorat, en laissant l’illusion de l’autonomie au pays

« protégé », assurait progressivement au pays protecteur la subordination du pays

« protégé », puis sa domination. Déjà en 1897, dans le cadre d’une thèse de droit, Louis

Foucher, définissait le Protectorat comme suit : « C’est un envahissement progressif par le

protecteur de toute l’activité gouvernementale du protégé par l’intermédiaire de l’autorité

indigène réduite au rôle d’instrument d’action de puissance directrice »364

. En effet, comme

le soulignait Rémy Leveau, spécialiste du Maroc, ce système de Protectorat

permettait à l’administration française de gouverner le pays à peu de frais. Le

Protectorat pouvait ainsi résoudre la contradiction entre la nécessité de disposer

d’une administration tentaculaire pour contrôler un pays étendu et difficile, et

l’impossibilité de financer, par les moyens normaux, le paiement des salaires

d’une administration omniprésente365

.

La puissance coloniale utilisait, dans le cadre du régime du Protectorat, un procédé

administratif colossal qui lui permettait de diriger les populations et de les encadrer de

façon plus économique. Aussi, le Protectorat était un mode qui se fondait sur le principe du

contrôle. C’est pourquoi les Français implantèrent des postes de contrôleurs civils au

Maroc. Ce principe de contrôle permit à la France de justifier sa légitimité aux côtés de

l’administration du Makhzen.

Après avoir examiné la politique coloniale française au Maroc, analysons maintenant

comment la France est intervenue pour réformer et structurer la justice marocaine. C’est en

1913 que la France, par l’intermédiaire du Maréchal Lyautey, représentant du

362 Arthur Conte, op. cit., 1992, p. 381. 363 Pierre Espérandieu, Lyautey et le protectorat, Paris, Éd. R. Pichon et Durand, 1947, p. 48. 364 Louis Foucher, De l’évolution du Protectorat de la France sur la Tunisie, thèse, Paris, 1897, p. 28. 365 Rémy Leveau, Le fellah marocain, défenseur du trône, Paris, Presses de la Fondation Nationale des sciences

politiques, 1985, p. 12.

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gouvernement français au Maroc, intervint pour la première fois pour réformer la justice

marocaine. Rappelons que, depuis l’introduction de l’islam au Maroc au VIIIe siècle, les

Marocains se référaient aux préceptes de la shari’a dans leur quotidien. Le droit musulman

devenait alors la loi applicable et la source d’autorité. Comme le montre Louis Milliot, dans

son ouvrage Introduction à l’étude de droit musulman, le qādī, juge unique de droit

commun, se conformait au rite malékite366

. Ceci fut pris en considération par les autorités

françaises lors des réformes judiciaires instaurées pendant le Protectorat et principalement

la réforme de la justice shra’. Effectivement, ces réformes judiciaires se fondèrent sur la

collaboration du résident général avec le sultan. Les autorités françaises s’engageaient à

sauvegarder la situation religieuse et le prestige traditionnel du sultan, ses pouvoirs

législatifs, exécutifs et judiciaires.

La politique du Protectorat de Lyautey, appelée politique musulmane, politique des égards

ou stratégie d’accommodation367

, ne peut être saisie que dans le cadre de l’évolution de la

politique coloniale française telle que relatée plus haut, et particulièrement dans la

particularité du personnage de Lyautey. En effet, la littérature abondante sur Lyautey

permet de constater que l’expérience coloniale à Madagascar, en Indochine et en Algérie a

influencé sa pensée sur la politique coloniale française. Lyautey croyait davantage à la

pacification, à l’association des populations colonisées qu’à l’occupation militaire. Dans ce

sens, il synthétisa cette approche dans son analyse de la lutte contre « les pirates » en

Indochine en 1900. Il affirmait en substance que l’expérience du passé démontre qu’il est

difficile de détruire par la force une bande de pirates. Lorsqu’il s’agit de mettre en culture

une partie d’un territoire envahi par les herbes sauvages, il ne suffit pas de les arracher, car

il faudrait alors recommencer. Il en va de même de la piraterie. Ces références l’ont amené

à être foncièrement contre toute forme d’occupation militaire. En ce sens, Lyautey soutenait

que seules la coopération et l’association permettent aux régions conquises de se

développer et de s’affranchir à toute forme de piraterie368

.

366 Louis Milliot, Introduction à l’étude du droit musulman, Paris, Dalloz, 2001, p. 15. 367 Daniel Rivet, op. cit., 1988, p. 128. 368 Hubert Lyautey, Du rôle colonial de l’armée, Paris, Armand Colin, 1900, p. 11-12.

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112

Pour renforcer l’efficacité de la politique du Protectorat, Lyautey se montra contre la

méthode coloniale classique d’assimilation telle qu’expliquée dans la littérature sur

l’histoire de la France coloniale. Dans son ouvrage Lettres du Tonkin et de Madagascar

(1894-1899), Lyautey s’oppose au processus d’assimilation et d’administration directe. Il

écrit :

[…] Faire du Protectorat et non de l’administration directe. Au lieu de

dissoudre les anciens cadres dirigeants, s’en servir. […] Voici la théorie : a

priori, je le déclare, elle me séduit parce que j’ai constaté de visu, en Algérie

l’absurdité du système inverse […] l’inverse a raté partout dans toutes nos

colonies sans exception, pauvres phtisiques sucées, catalepsiées, tuées par

l’administration directe. Seulement, il faudrait être logique et pour que celui-ci

donnât du fruit, il importerait qu’il n’y eût pas, à côté de l’administration

indigène conservée, toute une administration française juxtaposée, bien

supérieure aux nécessités d’un contrôle, prétexte à traitements, et dont le plus

clair résultat c’est que l’indigène paye deux administrations complètes. Il

faudrait aussi que ces idées de semi-autonomie fussent appliquées en ce qui

concerne le régime économique et que la colonie bénéficie de deux institutions

fondamentales qui sont libre-échange et peu de gendarmes369

.

Dans la même mouvance, Lyautey traçait sa politique musulmane au Maroc dans une lettre

adressée à Théophile Delcassé, ministre des Affaires étrangères, le 15 juin 1915. Il écrit :

D’abord, rien ne me paraît plus blessant pour le peuple marocain, très jaloux de

son statut où le sentiment national et la foi religieuse sont indissolublement liés,

que de la lui présenter comme un statut inférieur et de lui offrir comme une

suprême faveur de le quitter pour prendre le nôtre qui ne s’adapte en rien aux

conditions de sa vie.

D’autre part, il ne saurait être porté d’atteinte plus directe à la souveraineté du

sultan. Je reporte à tout ce qui est dit ailleurs à cet égard.

J’affirme que cette atteinte serait ressentie tant par lui-même que par le

Makhzen, que par tout ce qui compte dans le peuple marocain et par tout ce qui

forme ici nos points d’appui les plus solides, avec une gravité telle que notre

établissement au Maroc en serait ébranlé dans ses bases et perdus tous les

efforts faits depuis trois ans pour y fonder un solide établissement politique.

369 Hubert Lyautey, Lettres du Tonkin et de Madagascar (1894-1899), Paris, Librairie Armand Colin, 1920, p. 71-72.

Voir : http : //www.archive.org/stream/lettresdutonkine00lyau#page/n295/mode/2up.

Page 125: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

113

Ce serait la négation même du principe du Protectorat sur lequel ici tout

repose370

.

Après avoir démontré l’intérêt que peut revêtir le protectorat pour le Maroc, Lyautey s’en

prend aux tenants de l’annexion et de l’assimilation. À ce propos, il ajoute que :

[…] je ne serais pas surpris si, dans la pensée des auteurs du projet, comme

dans celle d’un si grand nombre de nos compatriotes, le Protectorat n’était pas

regardé comme un régime transitoire et inférieur devant fatalement aboutir, et

dans le plus bref délai possible, à l’annexion et à l’assimilation à laquelle une

série d’atteintes progressives l’amèneraient peu à peu. Or, mon expérience

coloniale m’a amené à la conviction absolue que si, dans certains cas,

l’annexion s’impose, s’il n’y a pas à songer à en revenir là où elle a été

prononcée, par contre le régime du Protectorat doit être jalousement sauvegardé

partout où il a pu être maintenu371

.

Poursuivant son propos sur l’utilité de l’instauration du Protectorat au Maroc pour un

meilleur développement économique et social, Lyautey soutenait que seul un tel régime

pouvait permettre de :

[…] réaliser tous les progrès, pour le tirer de l’inertie séculaire et le faire entrer

dans l’activité générale de la vie moderne, pour en tirer toutes les forces vives

[…] et, d’autre part, il laisse au peuple – chez qui l’on a maintenu dans leur

intégrité ses rouages traditionnels, ses institutions, ses usages, son statut – le

sentiment de son indépendance372

.

À partir de ces propos, nous notons toute l’importance que Lyautey donne à la modernité

au sens occidental. Dès lors, cette vision de Lyautey entre en droite ligne avec la vision que

Fauque avait de la modernité. En effet, pour Lyautey, tirer le Maroc de « l’inertie

séculaire » pour « réaliser tous les progrès » et se mettre sur la voie de la modernité

supposerait la remise en question de l’ordre établi et faire, d’une manière implicite, table

rase de toutes les valeurs morales et esthétiques héritées du passé. Il s’agit de la modernité

culturelle, source de changement. Cette modernité, selon les propos de Lyautey, conduit

370 Pierre Lyautey, Lyautey l’Africain : textes et lettres du Maréchal Lyautey, Paris, Librairie Plon, 1956, Tome III, p. 67-

68. 371 Pierre Lyautey, op. cit., 1956, Tome III, p. 67-68. 372 Ibidem.

Page 126: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

114

inéluctablement à une rupture. Cette rupture est nécessaire pour pouvoir bâtir quelque

chose de nouveau. Donc, il fallait changer les mentalités, changer les coutumes et la

manière de faire.

Épiloguant sur les changements que devait connaître le Maroc, Lyautey décrivait dans son

rapport du 29 novembre 1916, les grands traits de sa politique de Protectorat. Il énumérait

les caractéristiques de cette politique comme suit :

Inviolabilité du statut personnel de l’indigène. – Principe primordial en pays

d’Islam, en raison de l’indivisibilité de la loi civile et de la loi religieuse ayant

toutes deux leur base dans le Coran.

C’est ce que perdent toujours de vue les promoteurs, si bien intentionnés soient-

ils d’ailleurs, des droits à accorder aux indigènes, doits civils et politiques,

naturalisation française. Ils méconnaissent que le musulman tient avant tout à

conserver son statut propre, le seul qui ne le déracine pas ni dans sa famille, ni

dans sa communauté. Le jugeant d’ailleurs comme un statut d’essence

supérieure, il regarde que lui en proposer un autre ce n’est ni l’avantager, ni

l’élever, mais, au contraire, lui faire injure et le diminuer.

Du reste, toute mesure de cet ordre se heurte, au Maroc, à une impossibilité

absolue résultant du fait même du régime du Protectorat qui nous lie au sultan.

Toute naturalisation, dérobant ceux auxquels elle s’applique à la loi coranique,

lui enlève ipso facto des sujets, toute modification au statut personnel de ses

ressortissants est une atteinte à ses droits de pontife suprême, puisque ce statut

est inséparable de la loi religieuse.

Garantie de la propriété immobilière. […]

Bénéfice de l’égalité de traitement avec les Européens et, avant tout, des

égards. […]

Abstention absolue de l’administration protectrice dans le domaine

religieux. […]

Participation effective à la gestion de leurs intérêts. – Ici encore, ils redoutent

de se voir absorbés par l’Européen, de voir la gestion de leurs intérêts passer

exclusivement dans ses mains, de se voir incorporés pour la forme dans des

assemblées électives où ils ne joueraient qu’un rôle de figurants. Il importait de

leur donner dès maintenant toute garantie à cet égard. […]

Page 127: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

115

Enfin comme dernières caractéristiques, le maintien, dans leurs fonctions et

leurs prérogatives essentielles, du maghzen et du sultan373

.

L’institution de juge pendant le Protectorat s’ancre dans la modernité au sens de hadātha,

mu’āsara et tajdīd qui signifie en général une contemporanéité basée respectivement sur la

réforme au sens de modernisation, le progrès et le rationnel et le renouveau. Dès lors, il

convient de placer l’état de l’institution de juge au Maroc entre 1912 et 1956 dans une

rupture quasi totale parce qu’il s’agit d’un processus de passage de la pensée traditionnelle

à la pensée critique et rationnelle. Il s’agit d’une nouvelle lecture visant un niveau

d’adaptation aux transformations imposées par l’Occident.

Cette politique du Protectorat de Lyautey, fondée sur le respect des traditions et des mœurs

marocaines, a été analysée par plusieurs spécialistes de l’histoire du Maroc. L’un des

auteurs qui décrit cette politique est Daniel Rivet qui précise que :

[…] Lyautey ne cesse de démontrer aux uns et aux autres que le protectorat est

une formule de domination bien supérieure à la colonisation directe

d’inspiration annexionniste. Celle-ci, il en dit avec une voix acide et lucide le

caractère oppressant et humiliant pour les « indigènes », presque réduits en

servitude et dépossédés de tout ce qui fait leur raison d’être socialement. Il

comprend en particulier qu’en Algérie ce n’est pas seulement de pain et de

justice que les «indigènes» sont frustrés, mais de signification. Contre ce

processus d’assimilationnisme et d’annexionnisme rampant, il brandit une

parade : maintenir contre tous les aléas de la conjecture le régime du Protectorat

qui, pour l’essentiel, se fonde sur l’application au Maroc d’une politique

musulmane consistant à respecter scrupuleusement l’intégrité des hommes et

l’inaliénabilité des institutions de l’islam marocain. […], Mais la singularité de

Lyautey - et sa force en l’occurrence – cela va être de s’en tenir à la parole

donnée et d’appliquer son programme, contrairement à tant de hauts

responsables coloniaux qui ne faisaient pas ce qu’ils disaient et ne disaient pas

souvent ce qu’ils faisaient, pour paraphraser assez librement Karl Marx374

.

Pour Lyautey, le Protectorat est le nouveau régime de la politique coloniale que la France

devait adopter. Il constituait une nécessité de l’action coloniale. Sa mise en œuvre au Maroc

fut l’exemple par excellence375

. À cet égard, Lyautey synthétisait cette approche ainsi :

373 Pierre Lyautey, op. cit., 1956, Tome III, p. 157-159. 374 Daniel Rivet, op. cit., 1988, p. 122. 375 Charles-Robert Ageron, France coloniale ou pari colonial ?, Paris, Presses Universitaires de France, 1978, p. 211.

Page 128: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

116

[…] C’est le seul régime avec lequel on ait une chance de s’attacher réellement,

sincèrement, les peuples. C’est le seul qui repose sincèrement sur l’association,

la collaboration des deux races. À mesure que notre empire colonial s’étend, il

devient de plus en plus difficile d’y concevoir le maintien de forces militaires

suffisantes pour le garder par la force. Il faut que ces pays en arrivent à se

garder eux-mêmes et, pour cela, regardent comme réellement préférable le

régime que nous leur apportons, parce qu’en même temps qu’il leur donne plus

de sécurité, plus de richesse, plus d’ordre et plus de justice, il sauvegarde toutes

les choses qui constituent l’âme de ce peuple, ses traditions, ses coutumes, ses

mœurs, sa hiérarchie, sa religion. Je crois que, nulle part, cette nécessité ne

s’impose davantage que dans les pays d’Islam, où le statut social et la loi

religieuse étroitement solidarisés ont des racines profondes qu’on n’arrachera

pas de longtemps376

.

Ces propos de Lyautey confirment, si besoin en était, toute la politique coloniale mise en

œuvre par la France tout au long du XIXe

siècle. Cette politique d’association prétendait

étendre le principe de l’intégration républicaine au territoire colonial. Dans cette logique la

loi doit être unique et valoir uniformément pour tous les membres de la nation. Aussi toutes

les lois approuvées par la mère patrie doivent être établies aussi dans les colonies comme le

Maroc.

C’est une politique qui se résumait dans l’ouverture des voies à la modernisation tout en

préservant la tradition musulmane du pays. La modernisation supposait la prospérité et

l’instauration de l’état de droit. Mais en réalité, les inégalités sociales existaient et la justice

se faisait à deux vitesses. En effet, la France cherchait des alliés dans certaines couches de

la population, surtout parmi les élites qui avaient des relations d’intérêt réciproque avec la

France. Ce faisant, ils avaient un traitement de faveur. D’ailleurs, dans son ouvrage Paroles

d’action Madagascar – Sud Oranais Oran – Maroc, Lyautey confirmait ceci :

[…] À côté de cet état-major politique, il existe également un état-major

religieux qui n’est pas négligeable. Le ministre de la justice actuel du sultan a

professé pendant des années à l’université d’El-Azar [al-Azhar] au Caire, à

Stamboul,[Istanbul] à Brousse, à Damas, est en correspondance avec les

oulémas jusqu’aux Indes, et n’est pas le seul qui soit en relation avec l’élite

islamique d’Orient.

376 Pierre Lyautey, op. cit., 1956, Tome III, p. 68.

Page 129: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

117

Il existe enfin une équipe économique de premier ordre composée de gros

commerçants qui ont des maisons à Manchester, à Hambourg, à Marseille, qui y

sont généralement allés eux-mêmes.

Nous nous trouvons donc là en présence d’une élite politique, religieuse et

économique qu’il serait insensé d’ignorer, de méconnaître et de ne pas utiliser,

car associée étroitement à l’œuvre que nous avons à réaliser au Maroc, elle peut

et doit l’aider puissamment. Ajoutez - et tous ceux d’entre vous qui sont allées

au Maroc le savent bien - qu’il y a là une race industrieuse, laborieuse,

intelligente, ouverte au progrès, dont on tirera le plus large parti à condition de

respecter scrupuleusement ce qu’elle veut voir respecter.

[…] A nul pays ne convenait donc mieux le régime du protectorat, régime non

pas transitoire, mais définitif, qui a comme caractéristique essentielle

l’association et la coopération étroite de la race protectrice dans le respect

mutuel, dans la sauvegarde scrupuleuse des institutions traditionnelles. […]

Oh ! Félicitons-nous que ce soit la conception du protectorat qui ait prévalu au

Maroc et maintenons-l’y précieusement377

.

À travers ses propos de Lyautey, nous notons d’une part sa ferme volonté de s’appuyer sur

certaines élites marocaines (des bourgeois de Fès au caïd Goundafi ou au pacha Glaoui…

etc.)378

pour mettre en place sa nouvelle politique sans pour autant bouleverser les us et les

traditions afin de ne pas susciter des réactions hostiles pour mieux réaliser les changements

structurels et pérenniser la politique coloniale mise en œuvre. D’autre part, nous voyons

dans quelle mesure le modèle de modernité que voulait voir imposer Lyautey se rapproche

de la définition que Georges Balandier donnait de la modernité, c’est-à-dire « l'ensemble

des tentatives et des aspirations qui visent à réaliser les modèles occidentaux et, d'une

manière moins partisane, comme la possibilité d’élaborer les structures institutionnelles

capables d’absorber des changements nombreux, cumulés et durables »379

. Daniel Rivet fait

référence à cette politique musulmane de Lyautey lorsqu’il souligne ceci :

[…] Et puis, d’une manière plus ponctuelle, on manœuvre au coup par coup de

façon à respecter les us et coutumes tolérés par l’Islam et à éviter de froisser le

sentiment de dignité si accusé chez les Marocains, qui baigne dans une

377 Discours de Lyautey devant la Chambre de Commerce de Lyon, le 29 février 1916. Voir Hubert Lyautey, Paroles

d’action Madagascar – Sud Oranais Oran – Maroc, Paris, Librairie Armand Colin, 1948, p. 172-173. 378 Octave Marais, « La classe dirigeante au Maroc », Revue française de science politique, 1964, Vol. 14, no 4, p. 713.

Ainsi, pour comprendre l’élite marocaine et les principales étapes de l’évolution du rapport des forces sociales au Maroc,

voir Rémy Leveau, Le fellah marocain, défenseur du trône, Paris, Presses de la Fondation Nationale des sciences

politiques, 1985, p. 9-25. 379Georges Balandier, op. cit., 1971, p. 199.

Page 130: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

118

conception musulmane de l’existence. Cette politique des égards déjà notée se

transmue en politique de la qâ’îda, visant à conserver aux Marocains leurs

habitudes de vie quotidienne et tous les usages constituant la chose établie,

certifiant ce qui se fait par opposition à ce qui ne se fait pas (la hachouma).

L’habilité des « Grands » du Maroc et aussi de la Résidence, ce fut souvent

d’établir une confusion rémunératrice entre la qâ’îda et les institutions

musulmanes ou, si l’on veut, entre la coutume et la loi380

.

Ce passage montre clairement que Lyautey tenait à promouvoir un équilibre entre la

tradition et le modèle à instaurer pour ne pas heurter les consciences. Il fallait respecter la

qâ’îda qui n’est rien d’autre que la tradition dans le jargon populaire tout en évitant la

hachouma, qui peut être définie comme impolitesse par rapport aux habitudes établies dans

le pays.

Cette politique musulmane élaborée et appliquée par Lyautey au Maroc a soulevé des

objections de la part de plusieurs hauts fonctionnaires coloniaux qui, dans le but de limiter

l’enthousiasme de Lyautey, ont proposé la création d’un sous-secrétariat d’État aux

Affaires musulmanes. Mais Lyautey a contesté fortement cette proposition en soulignant,

dans une lettre adressée à Peretti de la Rocca, haut fonctionnaire à la direction des affaires

africaines du ministère des affaires étrangères de la France, le 17 novembre 1915, ceci :

Je pense que l’idée qu’on prête à Monzie de vouloir faire de Z… un sous-

secrétaire d’État musulman de l’Afrique du Nord ou de la politique coloniale

n’est pas prise au sérieux. Si cela était non seulement avec lui, mais même avec

un autre, ce serait mon tablier immédiat. Je n’ai tenu le Maroc jusqu’ici que par

ma politique musulmane. Je suis sûr qu’elle est la bonne et je demande

instamment que personne ne vienne gâcher mon jeu381

.

Par ailleurs, Lyautey était aussi conscient qu’au Maroc le pouvoir politique était

indissolublement lié au pouvoir religieux. En effet, le sultan détenait aussi bien le pouvoir

temporel que le pouvoir spirituel, comme nous l’avons démontré plus haut et il symbolisait

le socle de toute l’organisation sociopolitique à laquelle était liée les populations. Afin de

permettre d’asseoir la politique musulmane tel que conçue par Lyautey, la stratégie était de

380 Daniel Rivet, Lyautey et l’institution du Protectorat français au Maroc, 1912-1925, Paris, L’Harmattan, 1988, tome 2,

p. 126. 381 Pierre Lyautey, op. cit., 1956, Tome III, p. 98.

Page 131: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

119

ne pas directement attaquer les fondements religieux du pouvoir du sultan tout en veillant à

le modeler suivant les visées colonialistes. C’est ainsi que Lyautey expliquait ainsi la

logique de sa politique musulmane avec le sultan :

[…] Et, entre tous les pays d’Islam, quand il s’agit d’une nation comme le

Maroc, où le pouvoir politique est inséparable du pouvoir religieux incarné

dans un même homme exerçant sur toute une fraction du monde musulman une

véritable papauté, la nécessité de ne toucher aux choses traditionnelles que de la

main la plus légère s’impose davantage encore. Je regarde donc que le

Protectorat doit y être considéré comme un régime définitif382

.

Je suis en pleine politique musulmane et, ma foi, je ne désespère pas de réussir

ce paradoxe de faire de Moulay Youssef un sultan plus sultan, plus intégral,

plus chérifien, que ceux qui l’on précédé. Si j’arrive à ce résultat, c’est en

préservant scrupuleusement son intégrité et en lui laissant, ainsi qu’à ses

pachas, très contrôlés d’ailleurs, toute l’apparence du pouvoir383

.

Ainsi, au vu du rôle pivot exercé par le sultan, la question du sultan était au centre de la

politique musulmane de Lyautey lequel lui accorde une place fondamentale dans la

nouvelle architecture politique dans le cadre du protectorat. Dans la forme, le sultan

demeurait la référence politique suprême, chef de la justice, magistrat suprême, le gardien

de la foi et le dépositaire de la religion musulmane en tant que commandeur des croyants et

descendant direct du Prophète, cumule à la fois un pouvoir politique et un pouvoir

religieux. Alors, il constitue une personnalité importante dans l’édifice marocain vers

lequel tous les Marocains se tournent et s’ordonnent et qui est incontournable pour asseoir

la politique coloniale de la France. Dans les faits, la France assurait la représentation

extérieure du pays et le soumettait à une étroite collaboration avec la métropole et exerçait

un contrôle sur l’administration marocaine. Les dahirs chérifiens étaient promulgués par le

Résident général tout en prenant la précaution de préserver la fonction symbolique de

gardien de la foi au sultan et d’instaurer les réformes avec l’aval du sultan. Comme le

souligne avec justesse Daniel Rivet,

[…] L’édifice politique et social tout entier s’enroulait autour de cet axe

chérifien et tenait bon grâce à la permanence de ce principe d’autorité si

382Pierre Lyautey, op. cit., 1956, Tome III, p. 68-69. 383 André Le Révérend, op. cit., 1983, p. 358.

Page 132: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

120

profondément ancré dans tous les esprits. C’est ainsi que les « organes

essentiels » fonctionnaient encore – le makhzen en particulier – et que les

« organismes sociaux » s’étaient conservés intacts384

.

Dans une allocution adressée aux chefs indigènes (pachas et caïds) le 19 octobre 1916,

Lyautey soulignait ceci :

Je crois que vous vous êtes tous rendu compte que le régime d’ordre que nous

avons apporté ici a rétabli la paix et développé d’une manière inconnue la

richesse du pays, sans toucher en rien aux choses traditionnelles et respectables,

la religion d’abord, les coutumes familiales, les institutions.

Avant toute chose, la puissance chérifienne a été rétablie dans tout son éclat, et

nous devons bénir Dieu d’avoir un Sultan qui, le premier, donne à tout son

Peuple l’exemple de la piété, de la justice et de la bonté, et auprès duquel, pour

mon compte, je trouve toujours des avis judicieux et un appui constant385

.

Ainsi, Lyautey mit l’accent sur une politique d’association et de collaboration avec le

sultan dont la valeur et le prestige sont incontournables au Maroc. Dès lors, Lyautey devait

le soutenir, le conseiller afin de se procurer des pouvoirs du sultan. Le Révérend affirme

d’ailleurs que :

Lyautey est sincère dans sa conception d’un système associant le prestige du

sultan à la force et à l’expérience du résident général : il ne joue et ne jouera

jamais la comédie dans ses rapports avec le souverain chérifien ; naturellement

respectueux du pouvoir monarchique, comme Richelieu vis-à-vis de Louis XIII,

il veut faire de cette puissance théorique une puissance réelle, non pour

satisfaire son intérêt personnel, mais pour le plaisir de réussir un chef-d’œuvre ;

il se confie à Barrucand, le 15 novembre 1912, et il lui explique sa position « en

faveur du protectorat réel, de l’association des indigènes à notre œuvre et de la

sauvegarde de leurs statuts, de leurs traditions, de leur personnalité ethnique et

de leur développement dans leur norme. J’ai aujourd’hui la certitude que nous

réalisons ici des choses du plus haut intérêt. Je sens réellement en ce moment

tout le Maroc me venir dans la main, à l’abri du maintien de son intégrité

nationale et religieuse et de son Makhzen restauré. Je commence à entrevoir

que, sitôt que je serai à Taza, le sultan y viendra triomphalement dans tout

384 Daniel Rivet, op. cit., 1988, p. 131. 385 Allocution de Lyautey aux chefs indigènes venus pour saluer Sa Majesté le sultan à Fez, le 19 octobre 1916. Voir

Hubert Lyautey, Paroles d’action Madagascar – Sud Oranais Oran – Maroc, Paris, Librairie Armand Colin, 1948,

p. 194-195.

Page 133: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

121

l’éclat de son autorité traditionnelle, attirera à lui les tribus et poussera de là à

Oujda. Ce sera une belle réussite386

.

Dans les faits, les pouvoirs du sultan furent réduits et la France contrôlait tout le pays au

plan politique et militaire. Lyautey voulait s’appuyer sur l’autorité du sultan pour mieux

assoir sa mainmise sur le pays et exploiter ses richesses. Dès lors, la dimension religieuse et

symbolique de sa fonction devait permettre à la France d’installer une politique coloniale

sans heurt et résistance pour faire contre poids à la politique coloniale en Algérie. En effet,

Le Pautremat souligne que :

Les autorités françaises considèrent aussi l’Islam comme un facteur de

pénétration et un instrument complémentaire de domination dont on se méfie

tout de même. Elles pratiquent alors une politique de collaboration locale, avec

les sultans esclavagistes, faute de disposer des moyens d’une occupation

directe387

.

Par ailleurs, Lyautey demeure conscient qu’à la différence de l’Algérie et de la Tunisie, le

Maroc était toujours souverain, indépendant et imprenable. Notons que la fonction

principale du sultan consistait en la défense du pays. Cette mission est attribuée au sultan

pour des raisons tant nationales que religieuses. Les raisons nationales se résumaient dans

la protection du pays et sa défense contre toute intervention militaire étrangère. En

revanche, les raisons religieuses étaient liées principalement au rôle du sultan d’inciter la

communauté à la guerre sainte jihād. Il s’agit d’une notion religieuse qui jouait souvent un

rôle important quand il fallait protéger la nation, renverser ou prendre le pouvoir et

légitimer les actions du sultan et de son gouvernement388

. Cette même stratégie fut adoptée

au Maroc pour faire face à la colonisation. En effet, le Maroc faisait l’objet de nombreuses

convoitises de la part des puissances européennes389

. Bénéficiant d’une position

géographique privilégiée et d’un sol riche, il dut subir de nombreuses invasions étrangères.

C’est pourquoi ce contexte déstabilisant poussa les sultans marocains à donner plus

d’importance à la défense nationale.

386 André Le Révérend, Lyautey, Paris, Fayard, 1983, p. 354-355. 387 Pascal Le Pautremat, op. cit., 2003, p. 28. 388 Ce fut, par exemple, le cas de la dynastie Saadien au Maroc qui a invoqué le jihād pour renverser les Wattassides.

Voir, Mohamed Achargui, op. cit., 1984, p. 10. 389 Jean-Louis Miège, Le Maroc et l’Europe (1830-1894), Rabat, Éd. La Porte, 1989, p. 127.

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122

Dans un rapport sur la politique musulmane adressé, le 15 juin 1915, à Delcassé, ministre

des Affaires étrangères, Lyautey décrivait ainsi les qualités qui différenciaient les

Marocains des Algériens :

[…] J’ai indiqué, dans mon télégramme du 21 février, les sentiments

qu’inspirait aux Marocains la condition des indigènes en Algérie. Je ne saurais

trop y insister, car j’ai trouvé là une des difficultés majeures pour notre

pénétration militaire et politique. Pour le Marocain, si jaloux de son

indépendance et de son statut, les Algériens sont un peuple non seulement

conquis, mais qui leur apparaît, à tort ou à raison comme dépossédé de tout ce

qui fait, socialement, la raison de vivre. Il ne redoute rien tant que d’être réduit

un jour par nous à la même condition. Tout indice d’une assimilation à

l’Algérien lui est antipathique390

.

Dans ces conditions, tenir un discours de domination et d’assimilation paraissait

inopportun. Une politique prudente semblait de mise, aux yeux de Lyautey, pour mener

avec triomphe sa politique coloniale au Maroc et ce, en s’assurant du maintien et du

respect, même symbolique, des traditions tant religieuses que politiques. Qu’en est-il dans

les faits concernant la politique coloniale envers la justice ?

3.2.2 La réforme de la justice shra’ ou une réduction du champ de

compétence des juges traditionnels (qādī)

Des réformes judiciaires ont prévalu sur la réorganisation administrative du Maroc. C’était

à l’évidence l’intérêt politique immédiat des autorités françaises. Lyautey ainsi attira toute

l’attention du gouvernement français sur la primauté de la réforme judiciaire et juridique.

Dans une lettre datée du 19 mars 1913 à Marrakech, Lyautey écrit :

Je me permets d’attirer toute votre attention sur l’urgence de la réforme

proposée ; c’est, à mon sens, la première que nous devions réaliser au Maroc;

elle est, en effet, la condition nécessaire de l’abrogation du régime des

capitulations et, par suite, la condition même de la réorganisation administrative

du Maroc, dont le gouvernement m’a confié le soin et remis la responsabilité391

.

390 Pierre Lyautey, op. cit., 1956, p. 63-64. 391 Voir en annexe A (p. 239-245) la lettre du Général Lyautey, commissaire résident général de la République française à

Rabat, adressée le 19 mars 1913 à M. Pichon, ministre des Affaires étrangères. Citée par François-Paul Blanc, « La justice

au Maroc sous le règne de Moulay Youssef », in Mohamed Achargui; François-Paul Blanc ; Redouane Boujema et André

Cabanis, Histoire des grands services publics au Maroc 1900-1970, Toulouse, Presses de l’Institut d’Études Politiques de

Toulouse, 1984, p. 29-35.

Page 135: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

123

Dès les premiers jours du Protectorat en 1912, la réforme de la justice shra’ avait attiré

l’attention des autorités françaises. Dans ce cadre, le premier Bulletin Officiel publié au

Maroc en 1912 incluait déjà une circulaire du Grand Vizir qui réglementait temporairement

la compétence des qādī392

. À cet égard, cette circulaire stipule :

Avant de délivrer aux notaires l’autorisation d’usage pour les actes de

transferts, les Cadis doivent examiner soigneusement et minutieusement les

titres produits par le vendeur pour voir s’ils remplissent bien les conditions

exigées par la loi et s’assurer de leur validité à l’égard de Chrâa. […] En outre,

les Cadis seront tenus, avant l’établissement d’un acte constitutif ou transmissif

de propriété, de s’assurer que l’immeuble en question n’est pas compris en

totalité ou en partie dans l’une quelconque des catégories des biens inaliénables

énumérées dans la section I ci-dessus. […] les cadis se conformeront aux

formalités qui étaient d’ailleurs appliquées déjà dans le périmètre […] des ports

ouverts au commerce et qui le seront dorénavant dans toute l’étendue de

l’Empire393

.

Aux termes de ce texte législatif, les autorités françaises ont donné leurs premières

instructions aux qādī pour vérifier les titres de propriété, pour surveiller les notaires (‘udūl)

avant d’autoriser la rédaction des actes transmissifs ou constitutifs de propriété et pour

s’assurer, conformément à la loi musulmane, de la régularité des titres fonciers. Ces

instructions s’inscrivaient dans le cadre de la réorganisation de la propriété foncière et de

son contrôle que la France envisageait de réaliser au Maroc afin de garder la mainmise sur

la gestion des terres. Dans son célèbre ouvrage sur L’organisation de la propriété foncière

au Maroc, Émile Amar, chargé par le gouvernement français d’une mission scientifique au

Maroc pour y étudier le régime foncier, explique la vision de la France par rapport à la

question immobilière :

Depuis l’installation de notre protectorat sur le Maroc, la question immobilière

a été souvent envisagée, mais rien de définitif n’a été fait jusqu’ici pour en hâter

la solution. Nous estimons d’ailleurs que le problème foncier au Maroc doit être

abordé de front, pour une organisation d’ensemble et non pour une

réglementation fragmentaire, qui laisse subsister, en certains points,

l’incertitude et empêche le pays de prendre résolument son essor économique.

392 Notons que la circulaire n’a pas une valeur équivalente au dahir qui exige le sceau du sultan. 393 Circulaire du 1er novembre 1912 du Grand-Vizir aux gouverneurs, caïds et cadis, in Bulletin officiel du Maroc, 2

septembre 191, no 306, p. 838-840. Voir l’annexe K (p. 305-309).

Page 136: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

124

Quoi qu’il en soit, en dehors des déclarations du général Lyautey devant la

commission des affaires extérieures de la Chambre des Députés, le mois

dernier, desquelles il ressortirait que le gouvernement du protectorat songerait à

procéder à une révision des aliénations de terres qui ont eu lieu au Maroc durant

ces dernières années et porteraient sur des biens considérés comme inaliénables,

on ne rencontre jusqu’ici qu’un seul document officiel sur la question

immobilière : c’est la « Circulaire du Grand-Vizir aux Gouverneurs, Caïds et

Cadis de l’Empire du Maroc, au sujet de la transmission de la propriété

foncière ». Cette circulaire, qui a été pompeusement décorée du titre de

règlement immobilier, n’apporte, en réalité, aucun élément nouveau pouvant

permettre, le cas échéant, à des tribunaux de résoudre les nombreuses difficultés

que nous avons signalées au cours de cette étude. Au point de vue administratif

surtout, elle laisse intactes les questions relatives à la délimitation des biens

maghzen [Makhzen], au régime des terres des tribus, des terres collectives, des

habous394

, à la tenue des registres par les Cadis, Caïds et autres fonctionnaires

indigènes. Pour le surplus, elle se borne à confirmer l’ordre de choses existant

et à rappeler aux fonctionnaires indigènes qu’ils ne doivent pas prêter la main

aux usurpations des parcelles du domaine public, ce qui est toujours utile à

rappeler aux fonctionnaires marocains395

.

Ces dispositions impliquaient un début de réduction du champ de compétence des juges

traditionnels. Dès lors, s’instaurait la modernisation telle que définie par Balandier. Il s’agit

d’un processus de changement vers des types de systèmes sociaux, économiques et

politiques. Le qādī qui était un juge à compétence universelle et indépendante devait suivre

de nouvelles procédures imposées dans la circulaire du 1er

novembre 1912. Ces nouvelles

formalités constituaient une introduction à d’autres changements de la justice shra’. Ces

réformes conduisaient progressivement à une diminution du rôle du qādī396

, et par là même,

à une décadence de la magistrature traditionnelle (al-qadā’al-Shar’ī). Dans le

prolongement de la politique musulmane de Lyautey, celui-ci appela au respect des

traditions et des usages du Maroc mais dans les faits, procéda à une profonde réforme du

système judiciaire.

394 Voir glossaire. 395 Émile Amar, L’organisation de la propriété foncière au Maroc, Paris, Paul Geuthner, 1913, p. 136-137. 396 Nous n’avons pas trouvé de documents dans les archives faisant état de la réaction des qādī sur la diminution de leur

rôle.

Page 137: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

125

Les premières mesures prises aussi par les autorités françaises au début du Protectorat

consistaient à transformer le vizirat des réclamations397

, à réglementer la justice civile et à

statuer sur les fonctions des qādī et de leurs auxiliaires. Ces actions étaient importantes aux

yeux des autorités françaises parce qu’elles leur permettaient de surveiller les qādī du

gouvernement chérifien398

ainsi que leur territoire judiciaire399

et d’assurer le contrôle des

diverses institutions musulmanes traditionnelles. Dans ce contexte, le vizirat des

réclamations était remplacé, en vertu du dahir du 31 octobre 1912400

, par un ministère de la

justice ayant pour objectif la centralisation des affaires qui touchaient les tribunaux des

qādī401

. Le nouveau ministère, tout en restant un service chérifien, était placé sous le

contrôle de la Direction des Affaires Indigènes402

qui surveillait en effet toutes ses activités.

Cette façon de faire met en lumière la véritable volonté de Lyautey de mettre en place tout

un arsenal juridique et judiciaire pour rompre avec la justice traditionnelle. Même si ces

mesures ne remettent pas entièrement en question les pouvoirs du qādī, son rôle au sein de

la population commençait à se réduire. En effet, par la suite, le qādī vit progressivement

diminuer son influence et délimiter ses compétences. Dans une lettre datée de Marrakech le

19 mars 1913403

et adressée au gouvernement français pour approbation du projet de la

première réforme judiciaire au Maroc avant d’en proposer l’adoption au sultan, le général

Lyautey traçait les grandes lignes du projet de la nouvelle organisation judiciaire du

Protectorat français du Maroc sans aucune mention au rôle du qādī ou du tribunal du qādī.

En voici les principaux extraits :

[…] Le projet d’organisation judiciaire étant accompagné d’un commentaire

par articles du texte proposé, je me bornerai ici à en retracer les grandes lignes.

397 Le terme vizirat signifie le ministère. Au Maroc précolonial, le vizirat des réclamations était chargé d’examiner les

plaintes et les doléances de la population. C’était dans l’administration générale de la justice shra’ et du contentieux

judiciaire que s’exerçait l’activité de ce vizirat. 398 Arthur Girault, Principes de colonisation et de législation coloniale, Paris, Sirey, 1936, p. 389. 399 Abderrahim Ben Salāma, al-Murshid Fī Mihnat al-Qadā’ wa al-Muhāmāt, Rabat, Dār Nashr al-Ma’rifa li al-nashr wa

al-Tawzī’, 1995, p. 53. 400 Bulletin officiel du Maroc, 15 novembre 1912, no 3, p. 17. Voir l’annexe H (p. 277). 401 Paul Marty, « La justice civile musulmane au Maroc », Revue des Études Islamiques, 1931, No 3, p. 345-346. 402 Archives du Ministère des Affaires Étrangères, dossier : organisation administrative du Protectorat et de la suppression

des capitulations. Document : Communiqué du Maréchal Lyautey au Ministère des Affaires Étrangères, 1er août 1913. 403 Lettre citée par : François-Paul Blanc, « La justice au Maroc sous le règne de Moulay Youssef », in Mohamed

Achargui; Blanc, François-Paul; Redouane, Boujema; André Cabanis, Histoire des grands services publics au Maroc

1900-1970, Toulouse, Presses de l’Institut d’Études Politiques de Toulouse, 1984, p. 29-35. Voir annexe A (p. 239-245).

Page 138: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

126

I. La première question qui se pose est celle de savoir quelle est l’autorité

compétente pour organiser les tribunaux français au Maroc. […]

II. L’organisation de tribunaux français au Maroc comportera des justices de

paix à compétence étendue, deux tribunaux de première instance, une Cour

d’appel. […]

III. L’une des innovations les plus notables du projet d’organisation judiciaire

est celle qui concerne les auxiliaires de la justice. […]

IV. Les tribunaux français au Maroc seront compétents pour le règlement des

affaires entre Européens, lorsque les capitulations auront été abrogées en

matière mobilière ou immobilière ; entre indigènes, en toutes matières lorsque

les deux parties accepteront cette juridiction ; en matière mobilière, dans les

affaires entre Européens et indigènes. D’une part, le caractère spécial des

questions immobilières au point de vue indigène ; d’autre part, l’absence d’un

régime foncier régulier m’a amené à penser qu’il est préférable de surseoir

jusqu’à la promulgation d’une réglementation immobilière pour étendre aux

indigènes la compétence des tribunaux français. Cette réglementation est dès à

présent mise à l’étude. Au cas où vous estimeriez qu’il convient de généraliser

immédiatement la compétence des nouvelles juridictions, il me paraîtrait

nécessaire d’adjoindre, pour le jugement de ces affaires, deux assesseurs

indigènes au tribunal et à la Cour. […]

V. Comme en Tunisie, les tribunaux français seront juges des affaires civiles,

commerciales et administratives. […]

VI. Désireux avant tout d’instaurer au Maroc une justice rapide et peu coûteuse,

j’estime inopportun de promulguer le code de procédure civile et le code

d’instruction criminelle français. […]

VII. Au criminel, la procédure suivie, qui s’inspirera de celle de notre code

d’instruction criminelle, se rapprochera sensiblement néanmoins de celle qui est

pratiquée devant les tribunaux institués par le décret du 9 août 1903, en Algérie.

[…]

VIII. Vous trouverez enfin, annexé à la présente lettre, un tarif des frais de

justice au Maroc. […]

IX. Les tribunaux français au Maroc statueront au civil conformément aux

règles du droit international privé. Au criminel, ils appliqueront les règles du

Code pénal français. […]

X. telles sont les grandes lignes du projet que j’ai l’honneur de soumettre à

votre approbation avant d’en proposer l’adoption de S.M. le Sultan404

.

404 Voir la lettre dans son intégralité en annexe A (p. 239-245).

Page 139: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

127

Ainsi, conformément aux dispositions du premier article du traité du Protectorat, une

commission de juristes français mit sur pied la nouvelle organisation judiciaire qui fut

établie par le dahir de 1913. Ce dahir dicte dans son ensemble l’orientation de la justice

marocaine pendant la période du Protectorat (1912-1956) et constitue en même temps un

changement remarquable de l’institution de juge marocain.

La mise en œuvre de ces dispositions montre une fois de plus la politique d’un poids et

deux mesures mené par Lyautey. Dans toutes ses déclarations, il mit en exergue

l’indépendance politique et judiciaire ainsi que le respect des traditions du pays. Or, dans

les faits, furent mises en application les réformes judicaires qui touchaient les fondements

même de la tradition au Maroc dont le qādī était le symbole. Dès lors, il mettait en œuvre

les mécanismes de la rupture avec la tradition.

Ce projet, tel que précisé dans cette lettre, a pour but de mettre en place un système

judiciaire entièrement rénové avec de nouvelles institutions dans le cadre d’un premier

dahir sur la réforme judiciaire en août 1913. Cependant, à la différence des dahirs

promulgués avant le Protectorat, ce dahir comme les autres qui le suivirent étaient rédigés

selon une nouvelle procédure. Premièrement, ils étaient écrits en français. Deuxièmement,

ils étaient subdivisés en plusieurs articles. Troisièmement, les thèmes de ces dahirs étaient

davantage structurés. Par exemple, le dahir du 12 août 1913 débute par des directives

générales, en mentionnant les compétences et le champ de son application. Ensuite, il

définit les réformes instaurées en indiquant les procédures judiciaires et en précisant enfin

le rôle et la nomination des juges.

Ce texte appelé le dahir relatif à l’organisation judiciaire de Protectorat français du Maroc

avait pour but de marginaliser les pouvoirs juridiques et judiciaires du sultan et du même

coup d’imposer un nouveau pouvoir en place. En effet, les prémices d’une marginalisation

de l’institution du qādī sont perceptibles dans l’article 1 qui stipule : « Il est institué sur le

territoire du Protectorat français du Maroc des tribunaux de paix, des tribunaux de première

Page 140: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

128

instance et une Cour d’appel dont le fonctionnement est assuré par des magistrats

français »405

.

En outre, l’article 2 touchait aussi le rôle du qādī dans le contentieux immobilier : « À

partir de l’entrée en vigueur du présent dahir, les tribunaux français institués sur le territoire

de notre Empire connaitront [traiteront] de toutes les affaires civiles et commerciales dans

lesquelles les Français et des ressortissants français seront en cause »406

.

À la lecture de ces deux articles, instituant les tribunaux français au Maroc (les tribunaux de

paix, les tribunaux de première instance et la cour d’appel), il est établi dorénavant que le

qādī devenait incompétent pour toutes les affaires civiles et commerciales dans lesquelles

des étrangers étaient en cause407

. De même, les immeubles immatriculés408

n’étaient plus

du ressort du qādī 409

. En vertu de l’article 3 du dahir du 12 août 1913 relatif à

l’immatriculation, ces immeubles immatriculés relevaient exclusivement et d’une manière

définitive de la juridiction des tribunaux français du Protectorat410

. Cette tendance ira en

s’accentuant jusque dans les années 1930 et 1940411

.

Par ailleurs, dans ce dahir comme dans tous les dahirs promulgués pendant le Protectorat, le

rôle du sultan se résumait à l’apposition de son sceau sur les projets résidentiels. À vrai

dire, le sultan ne faisait qu’introduire le dahir de manière traditionnelle en débutant par des

louanges, par la mise de son sceau et par des invocations religieuses. Par la suite, les

405 Article 1 du dahir du 12 août 1913, relatif à l’organisation judiciaire de Protectorat français du Maroc, in Bulletin

officiel du Maroc, 12 septembre 1913, no 46, p. 9. Voir l’annexe B (p. 247-259). 406 Dahir du 12 août 1913 portant sur l’organisation judiciaire du Protectorat au Maroc, in Bulletin officiel du Maroc, 12

septembre 1913, no 46, p. 9. Voir l’annexe B (p. 247-259). 407 Paul Marty, op. cit., 1931, p. 391. 408 Les immeubles immatriculés est un régime de l’immatriculation foncière institué au Maroc par le dahir du 12 août

1913 qui rattache les immeubles au système des livres fonciers. Le régime de l’immatriculation foncière relève de

l’Agence nationale de la conservation foncière du cadastre et de la cartographie (ANCFCC). Chaque immeuble doit être

inscrit sur les livres fonciers et l’immatriculation qui en résulte donne lieu à l’établissement d’un titre foncier qui porte un

numéro d’ordre, un nom particulier et une description détaillée de l’immeuble. L’immeuble immatriculé présente donc les

caractéristiques suivantes : son propriétaire est nommément identifié et son emplacement déterminé, il n’y a donc pas de

mauvaise surprise à attendre. 409 Article 3 du dahir du 12 août 1913 relatif à l’immatriculation. 410 Article 3 du dahir du 12 août 1913 relatif à l’immatriculation. 411 Du reste, la circulaire du mois de mai 1936 obligeait les juges à remettre, chaque jour, un rapport complet sur les

demandes des immeubles immatriculés. Toujours dans le cadre de l’immatriculation des immeubles, le dahir du 7 février

1944 rend le qādī seul compétent pour connaître les contestations relatives aux litiges immobiliers sauf pour les

dérogations résultant du régime de l’immatriculation foncière. En revanche, le tribunal de qādī n’est devenu qu’un

tribunal d’exception dont la compétence se limitait à deux séries de matières : soit le statut personnel, familial et

successoral des Marocains musulmans soit le statut des immeubles non immatriculés.

Page 141: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

129

articles du dahir étaient rédigés par un conseil des juristes français et marocains sous la

supervision de Lyautey avec la formule suivante : « Vu pour promulgation et mise à

exécution : Rabat, le 30 août 1913. Le commissaire général, LYAUTEY ».

Le 7 juillet 1914, un autre dahir vint compléter les mesures instaurées entre 1912 et 1913

constituant ainsi le premier texte de loi organique se rapportant à la justice Shra’. En vertu

de ce dahir, d’autres changements fondamentaux furent introduits dans la justice Shra’ :

l’un du point de vue territorial et l’autre du point de vue juridictionnel. Jusqu’à la veille du

Protectorat, concernant la compétence territoriale, les qādī étaient des juges à pouvoirs

pléniers. Mohamed Lahbabi écrit à ce sujet : « […] les cadis ont été des juges à pouvoirs

très étendus et quasi indépendants : une tutelle sur leurs décisions judiciaires, ou même sur

l’exercice administratif de leurs compétences, se conçoit difficilement en droit public

musulman : les cadis reçoivent compétence et compétence plénière »412

.

En effet, le dahir organique du 7 juillet 1914, qui a été remplacé par le dahir du 7 février

1944, venait enfermer les pouvoirs des qādī dans les limites territoriales de sa juridiction

(Mahkama). Ce dahir divisait le territoire du Protectorat en subdivisions judiciaires qui

étaient elles-mêmes réparties en circonscriptions délimitant la compétence de chaque qādī.

Dans une section consacrée à la division judiciaire, ce dahir du 7 juillet 1914 sectionnait le

territoire judiciaire marocain comme suit :

Les territoires administratifs de RABAT-SALÉ, CASABLANCA et

MOGADOR, les régions administratives de RABAT, MEKNÈS, FEZ,

MARRAKECH, les Territoires DOUKKALA-ABDA, SETTAT, les

contrôleurs civils de la CHAOUIA (MAROC OCCIDENTAL) et le territoire

d’OUJDA (MAROC ORIENTAL) comprennent les subdivisions judiciaires

nominales correspondantes de RABAT-SALÉ, CASABLANCA, MOGADOR,

RABAT, MEKNÈS, FEZ, MARRAKECH-MOGADOR, MAZAGAN-SAFFI,

SETTAT, CASABLANCA ET OUJDA.

Ces subdivisions judiciaires sont réparties en circonscriptions ayant à leurs têtes

des Cadis de ville ou des Cadis de campagne nommés par le Makhzen.

Les Cadis de campagne qui ont déjà reçu l’autorisation de dresser et de valider

les actes de propriété et de juger en matière immobilière sont ceux des

412 Mohamed Lahbabi, op. cit., 1975, p. 173.

Page 142: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

130

Contrôles civils de la CHAOUIA, du Territoire de SETTAT, du Cercle des

DOUKKALA, du Contrôle du GHARB (KENITRA) et du Cercle de SEBOU

BELKSIRI compris dans la Région de RABAT et de l’AMALAT d’OUJDA.

Le makhzen étendra cette même autorisation aux autres Cadis de campagne, au

fur et à mesure des besoins, au moyen d’un arrêt spécial413

.

Quant à la compétence juridictionnelle, les décisions du qādī étaient, avant le Protectorat,

définitives et irrévocables414

. Cependant, les dispositions du dahir 7 juillet 1914 précisaient

que les sentences des qādī étaient susceptibles d’êtres révisées par le qādī de la subdivision

judiciaire et celles des qādī de la ville par le ministre de la justice, après consultation du

conseil supérieur des ‘ulama. L’enjeu de taille de cette subdivision judiciaire est de réduire

au minimum possible les pouvoirs du qādī tout en augmentant ceux des caïds et pachas, car

ces derniers ont été des agents importants pour faciliter l’application de la politique

coloniale de la France. Aux yeux des autorités françaises, ces derniers devaient avoir les

pleins pouvoirs au détriment des qādī. Cette façon de faire consistait de rompre avec la

tradition et le passé. Le qādī était de plus en plus dépouillé de son pouvoir décisionnel; son

champ de compétence était réduit et ses décisions remises en cause. À ce propos, le même

dahir stipule :

Les parties qui croiraient avoir une réclamation à formuler contre une décision

rendue par un Cadi de la ville, directement ou par application de l’article

précédent, pourront toujours, dans le délai de deux mois, se saisir le makhzen,

soit directement, soit par l’intermédiaire des autorités locales.

Ces réclamations devront parvenir au Ministère de la Justice chargé de statuer

en dernier ressort […] Dans le cas où le Ministère de la Justice l’estimerait

opportun, la cause pourra être renvoyée devant telle juridiction qu’il

appartiendra. Un dernier recours contre la nouvelle décision pourra être

présenté, dans un délai d’un mois, au Ministère de la Justice qui tranchera

définitivement415

.

Le ministère de la justice avait donc, dans ses attributions, la tâche de contrôler et de

surveiller la discipline des qādī et de leurs auxiliaires. Cependant, ce ministère réglait

413 Dahir du 7 juillet 1914 portant sur la réglementation de la justice civile indigène, in Bulletin officiel du Maroc, 17

septembre 1914, no 90, p. 581. Voir l’annexe J (a) (p. 291-298). 414 Mohammed al Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 46. 415 Dahir du 7 juillet 1914 portant sur la réglementation de la justice civile indigène, in Bulletin officiel du Maroc, 17

septembre 1914, no 90, p. 583-584. Voir l’annexe J (a) (p. 291-298).

Page 143: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

131

toutes les questions relatives à l’organisation et au remaniement des circonscriptions

judiciaires. Il tranchait aussi les conflits de compétence et de procédure entre qādī voisins.

De plus, il était confié à ce ministère qui comprenait le tribunal d’appel du shra’, le rôle de

juridiction d’appel416

.

Par la suite, ce processus de contrôle des compétences territoriales et juridictionnelle des

qādī a été réglementé par la création du tribunal d’appel du shra’ à Rabat en 1921. Il avait

été institué officiellement par le dahir du 7 février 1921417

ayant remplacé le conseil

supérieur des ‘ulamā. Ce qui constitue une certaine évolution parce que leurs tâches

devenait officielles. À cet égard, l’article 1 stipule : « Le Conseil Supérieur d’Ouléma,

prévu par les articles 11 et 12 du dahir du 7 juillet 1914 portant réglementation de la justice

civil indigène, est érigé en Tribunal d’Appel du Chraa »418

.

Cette juridiction d’appel relevant du ministère de la justice examinait les jugements rendus

par les qādī des villes (ces appels devaient être directement déférés à ce ministère). Elle

vérifiait, en outre, les jugements rendus par les qādī de subdivision, sur appel des décisions

des qādī des tribus. Elle jugeait, enfin, les décisions rendues par les qādī ayant statué

comme juridiction de renvoi, en exécution d’un arrêt du ministre de la justice419

. En

résumé, cette juridiction était placée au sommet des juridictions des qādī, il examinait en

dernier ressort les décisions de tous les qādī du pays420

. Cette nouvelle institution assurait,

dans une certaine mesure, une double fonction de révision et de cassation.

Enfin, la compétence universelle du qādī connaîtra aussi des restrictions au profit des

juridictions nouvelles421

telles que le tribunal pénal officiel. Ces réformes, qui étaient le

fruit du dahir du 4 août 1918422

, avaient complètement transformé les anciennes juridictions

416 Louis Milliot, Recueil de jurisprudence chérifienne, Paris, Ernest Leroux, 1920, p. 9. 417 Dahir du 7 février 1921 modifiant le dahir du 7 juillet 1914 et instituant un Tribunal d’Appel du shra’, in Bulletin

officiel du Maroc, 8 mars 1921, no 437, p. 396-397. Voir l’annexe J (d) (p. 303). 418 Idem. Voir l’annexe J (d) (p. 303). 419 Dahir du 7 juillet 1914 portant sur la réglementation de la justice civile indigène, in Bulletin officiel du Maroc, 17

septembre 1914, no 90, p. 582. Voir l’annexe J (a) (p. 291-298). 420 Pour avoir plus de détails sur la composition et le fonctionnement de cette juridiction d’appel du shra’, consulter Paul

Marty, op. cit., 1931, p. 345 et suiv. 421 Paul Marty, op. cit., 1931, p. 391. 422 Dahir du 4 août 1918 réglementant la juridiction des pachas et caïds, in Bulletin officiel du Maroc, 2 septembre 191,

no 306, p. 838-840. Voir l’annexe K (p. 305-309).

Page 144: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

132

des pachas et caïds en tribunal pénal officiel pour les nationaux, quel que soit leur statut

religieux, et prévoyait, avec précision, l’étendue de la compétence pénale, civile et

commerciale des pachas et caïds423

. En fait, les attributions juridictionnelles qui

appartenaient au juge traditionnel qādī lui échappèrent. Les représentants du Makhzen,

pachas dans les villes et caïds dans les campagnes, nommés par le sultan, jouaient le rôle de

juge et exerçaient, en plus de leurs fonctions administratives, des attributions judiciaires.

Ainsi, le juge traditionnel qādī perdait son pouvoir de juger dans le domaine commercial et

dans le domaine pénal.

Le caractère traditionnel et quasi religieux de la justice Shra’ rendait la tâche fort délicate

pour les autorités coloniales afin de réformer celle-ci en profondeur. C’est pourquoi la

réforme des tribunaux du Shra’ se faisait tout en respectant les grands principes du droit

musulman. Nous constatons aussi que, tout au long de la période du Protectorat,

l’institution de qādī ne joua plus le rôle axial qu’elle avait dans le Maroc précolonial mais

sans être supprimée. Les réformes instaurées par les autorités françaises étaient

caractérisées par une délimitation des compétences du qādī, une diminution de ses

attributions en les dispersant entre diverses nouvelles juridictions. Autrement dit, une

grande partie des attributions qui étaient traditionnellement celles du qādī en matière civile

et commerciale étaient réparties entre diverses mains et plusieurs juridictions, notamment

celles des tribunaux français au Maroc (dahir du 12 août 1913), celles du pacha et du caïd

(dahir du 4 août 1918), et le Haut Tribunal Chérifien (dahir du 4 août 1918). La

compétence du qādī se limitait au statut personnel, familial et successoral des Marocains

musulmans et au statut des immeubles non immatriculés. Les compétences indépendantes

et plénières du qādī d’avant le Protectorat lui furent retirées. Il n’était plus considéré

comme un magistrat possédant le pouvoir de trancher tous les litiges, quelle que soit leur

nature. Mais il est devenu seulement comme un qādī de Shra’, c’est-à-dire un juge du statut

personnel424

.

423 Alain Plantey, La réforme de la justice marocaine : la justice Makhzen et la justice berbère, Paris, Librairie Générale

de Droit et de la Jurisprudence, 1952, p. 27. 424 Malheureusement, nous n’avons pas trouvé des archives qui font état des réactions des juges.

Page 145: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

133

Dans le même cadre des juridictions religieuses, la même évolution affectait les tribunaux

rabbiniques. Conformément à la tradition, tous les procès mettant en cause le statut

personnel, le statut familial et le système successoral d’un israélite relevaient de la

compétence des juges-rabbins qui statuaient selon le droit hébraïque. Jacques Caillé affirme

que, sous certaines conditions, la pratique judiciaire avait même élargi les attributions des

tribunaux rabbiniques aux matières civiles et commerciales425

. Ces principes permettaient

certes de saisir le pluralisme du système juridique au Maroc. Par contre, durant la période

du Protectorat, les tribunaux rabbiniques ont été réorganisés et soumis à des règles de

procédure empruntées à l’organisation judiciaire nouvellement introduite au Maroc. Ils

étaient organisés par le dahir du 22 mai 1918, complété par ceux du 17 mai 1919 et du 31

mai 1920, qui limitaient leur compétence à toutes les affaires concernant le statut personnel

et successoral des israélites marocains. Autrement dit, la Résidence du Protectorat français

conservait le principe de l’autonomie des comités juifs426

soumis à un contrôle plus

strict : le comité ne disposant pas de la personnalité morale et ses attributions étant limitées

à la bienfaisance et aux affaires du culte. Le président devait être élu et le budget soumis à

l’approbation du pacha de la ville. La politique coloniale de Lyautey en faveur de cette

autonomie de la communauté juive au Maroc s’explique en partie en raison de la présence

de sa présence dans le pays depuis des siècles. Comme le dit Vladimir Halperin dans son

article Structure et perspectives de la population juive en Afrique du Nord :

Au Maroc, une forte immigration juive eut lieu au IIIe siècle av. J.-C. On

retrouve les traces d’anciennes tribus berbères, converties au judaïsme à la fin

de l’époque romaine et pendant la domination byzantine, lorsque, notamment

sous Justinien, les juifs se réfugièrent auprès des tribus berbères de l’intérieur.

Aujourd’hui encore, plus de 40 p. 100 de la population juive du Maroc ont des

origines berbères. […] Plus tard, il y eut les réfugiés palestiniens, venus au

Maroc après la destruction du temple de Jérusalem. […] Un nouveau chapitre

s’ouvre au XIVe siècle et au XV

e, lors des persécutions et de l’inquisition en

425 Jacques Caillé, Organisation judiciaire et procédure marocaine, Paris, L.G.D.J., 1948, p. 107 et suiv., qui relève :

« On avait même admis que les litiges d’ordre civil et commercial fussent également soumis aux juridictions rabbiniques

lorsque les Israélites seuls étaient partis en cause et qu’il y avait lieu à production d’actes notariés dressés en langue

hébraïque ». 426 Ces comités sont désignés par une assemblée des pairs (le Maamad des familles riches et des érudits) pour gérer le

Kehila : la répartition de l’impôt, les biens, les œuvres de bienfaisance, les affaires de culte et, d’une façon générale, les

problèmes de la vie quotidienne de la communauté. Le Comité avait un rôle réglementaire. Il édictait les takanot (des

décisions judiciaires faisant jurisprudence). Pour plus d’informations sur ces comités, voir André Chouraqui, La condition

juridique de l’israélite marocain, Paris, Presses du Livre Français, 1950, p. 181-184 et 200.

Page 146: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

134

Espagne. Nombre de juifs qui avaient reçu l’ordre de quitter l’Espagne arrivent

en Afrique du Nord427

.

La communauté juive participait également activement à la vie économique du Maroc. La

plus grande partie de cette communauté s’occupait principalement de commerce,

d’artisanat et d’agriculture.

Au Maroc, les juifs se sont orientés surtout soit vers les professions libérales

(rabbinat, médecine, etc.), soit vers le commerce et l’artisanat. […] Le total de

la population active israélite au Maroc (un tiers de la population juive) se

compose aujourd’hui grosso modo de près de 50 p. 100 de personnes occupées

dans le commerce (15 p. 100 du total des Marocains dans le commerce), 37

p. 100 d’artisans (7 p. 100 de l’ensemble des Marocains), le reste s’adonnant

aux professions libérales, à l’agriculture, etc. Il n’y a pas de juifs dans les

fonctions publiques. Il faut préciser que la très grande majorité des juifs

travaillant dans le commerce sont de tout petits marchands ou brocanteurs,

tandis que le gros des artisans est cordonniers, tailleurs, orfèvres, bijoutiers et,

depuis peu, serruriers, électriciens, mécaniciens, etc.428

.

Ajoutons à ces éléments qui montrent l’appartenance de la communauté juive au Maroc, le

fait que cette communauté n’a pas cessé, dans le but de profiter de la présence des Français

au Maroc, de tisser de bonnes relations avec les autorités françaises et d’agir en harmonie

avec elles, et ce, par la francisation des juifs. Selon Chouraqui, lauréat de la faculté de droit

de Paris, la communauté juive s’était développée rapidement pendant le Protectorat français

et s’est adaptée progressivement à la vie occidentale. Il précise :

[…] elle (la communauté juive) évolue depuis 1912 avec une prodigieuse

rapidité. […] Progressivement, l’israélite rejette l’ancien caftan noir, imposé

par une sujétion séculaire, pour adopter le costume européen ; il tend à oublier

la langue du mellah, le judéo-arabe, pour parler le français ; il se détache des

mœurs antiques pour s’adapter à une manière de vivre occidentale429

.

427 Voir à ce sujet Paul B. Fenton et David G. Littman, L’exil au Maghreb : la condition juive sous l’Islam 1148-1912,

Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2010 ; Jacques Taïeb, « Les Juifs du Maghreb au XIXe siècle. Aperçus de

démographie historique et répartition géographique », Population, n°1, 1992, p.85-103. Vladimir Halperin, « Structure et

perspectives de la population juive en Afrique du Nord », Politique étrangère, no1, 1952, p. 468-469. 428 Vladimir Halperin, op. cit., 1952, p. 472-473. 429 André Chouraqui, op. cit., 1950, p. 197.

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135

Cette adaptation des juifs marocains constituait, d’une part, un élément d’appui à la

politique coloniale de Lyautey au Maroc et, d’autre part, un facteur essentiel pour faciliter

la naturalisation des juifs et conserver leur autonomie locale au Maroc. En outre, Lyautey a

mis en œuvre une politique de main tendue à l’égard des juifs marocains qui consistait à

promouvoir leur regroupement et à renforcer leur autonomie. De là découlent les efforts des

autorités françaises pour permettre à cette communauté de construire des écoles, des

hôpitaux et des tribunaux rabbiniques. Daniel Rivet décrit clairement cette politique de

Lyautey envers les juifs marocains :

Aussi, au Maroc, fait-il peu de cas de ses conseillers qui – tel Nahum Slousch –

poussent sinon à précipiter l’assimilation des juifs, du moins à leur octroyer des

privilèges les démarquant des Marocains musulmans et les rapprochant des

Européens. Slousch, par exemple, préconise de rendre justiciables auprès des

tribunaux français les juifs « éclairés, ouverts à la civilisation française » et

d’autoriser l’engagement dans l’armée française des jeunes sortis des écoles de

l’Alliance. Ce sont là des étapes calculées pour faciliter la naturalisation en

douceur des juifs les plus auto-européanisés. […] Et c’est un fait que Lyautey

va pratiquer vis-à-vis des juifs du Maroc une politique consistant à promouvoir

la communauté, tout en la maintenant à sa place, plutôt qu’à favoriser

l’ascension individuelle des juifs émancipés. Le Protectorat, en effet, renforce

l’autonomie institutionnelle que les juifs s’étaient taillée dans les villes

atlantiques depuis le XIXe

en reconnaissant les communautés locales, en créant

des tribunaux rabbiniques de première instance et en instituant des sections

spéciales dans les commissions municipales. […] Lyautey pratique la politique

de « la main tendue » et multiple « les égards » avec la noblesse qu’on lui

connaît430

.

Cependant, il faut ajouter que les tribunaux rabbiniques n’étaient institués que dans les

villes où existait une communauté israélite importante431

. Ils étaient composés d’un rabbin

président, de deux rabbins-juges et d’un greffier, tous nommés par arrêté du vizir (arrêté

ministériel). Les appels des jugements rendus par les tribunaux de première instance étaient

rendus par le Haut Tribunal rabbinique siégeant à Rabat. Le contrôle de cette juridiction

était assuré par l’inspecteur général des institutions israélites qui dépend de la Direction des

Affaires Indigènes du Protectorat. La tutelle des communautés juives passait ainsi du

Makhzen à l’autorité coloniale. Il s’agit d’une volonté de diviser la « Communauté

430 Daniel Rivet, op. cit., 1988, p. 266-267. 431 Décret du 7 septembre 1913, Bulletin officiel du Maroc, 12 septembre 1913, no 46, p. 8-9. Voir l’annexe B (p. 247-

259).

Page 148: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

136

Nationale » en rendant autonome la « Communauté Juive », comme ce fut le cas pour la

« Communauté berbère » lorsque les autorités du Protectorat ont promulgué le dahir du 16

mai 1930432

.

Après ce passage en revue des différentes réformes engagées par l’administration coloniale

française concernant la justice shra’, notamment dans l’institution de juge, nous allons

maintenant aborder le cas de changements opérés dans les différents tribunaux.

3.2.3 Vers une profonde restructuration des tribunaux : début de la

modernisation du système judiciaire

Avec les réformes instaurées par le Protectorat, la justice Makhzen433

devenait la juridiction

ordinaire des Marocains. Autrement dit, la compétence des tribunaux Makhzen s’étendait à

tous les Marocains, qui étaient justifiables devant ces juridictions, quelle que soit leur

confession, au point d’apparaître comme des tribunaux de droit commun. Dés le début,

l’action française en la matière s’était orientée vers le développement et l’augmentation

progressive des attributions de la justice Makhzen pour concentrer tous les pouvoirs entre

les mains des autorités administratives434

.

Ces réformes, qui étaient le fruit de deux dahirs du 4 août 1918435

, avaient complètement

transformé les anciennes juridictions des pachas et des caïds, en les soumettant notamment

à un double contrôle : celui des autorités du Protectorat, par l’intermédiaire du commissaire

du gouvernement qui jouait le rôle de ministère public et celui de Haut Tribunal chérifien, à

la faveur du double niveau de juridiction. De plus, les litiges d’ordre civil et commercial

qui relevaient au début du choix des partis ou bien des qādī, des gouverneurs ou des caïds,

dépendaient désormais de la justice Makhzen436

.

432 Robert Assaraf, Mohammed V et les juifs du Maroc, Paris, Plon, 1997, p. 61-64. 433 La justice Makhzen est un service chérifien. Les juridictions makhzen existaient avant l’établissement du Protectorat, et

leurs grandes lignes d’organisation ont depuis toujours subsisté. 434 Paul Marty, op. cit., 1931, p. 321-322. 435 Voir dahir du 4 août 1918 réglementant la juridiction des pachas et caïds, in Bulletin officiel du Maroc, 2 septembre

191, no 306, p. 838-840. Voir l’annexe K (p. 305-309). 436 Pour plus d’informations sur cette juridiction, voir Dahir du 4 août 1918 réglementant la juridiction des Pachas et

Caïds, Bulletin officiel du Maroc, 2 septembre 191, no 306, p. 838-840. Voir l’annexe K (p. 305-309).

Page 149: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

137

Les deux agents du Makhzen, pacha dans les villes et caïd dans les campagnes

administraient la justice et avaient en définitive le droit de rendre justice et de tenir des

audiences en siégeant dans des tribunaux de caïds et de pachas nommés mahkama. Ces

derniers, dépositaires de l’autorité temporelle du sultan, chargés au début de maintenir

l’ordre et d’assurer l’administration, s’étaient vus conférer à cet effet des attributions

judiciaires pénales qui se sont étendues au domaine civil et commercial437

. Par le biais de

ces attributions judiciaires, ils faisaient partie de l’institution de juge au Maroc.

Tous les juges retraités interviewés et qui avaient été recrutés à la veille de l’indépendance

ont effectivement rapporté l’élargissement des prérogatives des pachas et des caïds, en

relatant les enjeux et effets pervers sous-jacents. Voici le témoignage de M.Z. :

La France a décidé de donner apparemment un pouvoir judiciaire aux agents

d’autorité (pachas et caïds) qui, en plus de leurs attributions administratives,

furent habilités à trancher des litiges. Cette nouvelle attribution judiciaire

s’explique, à notre avis, par le fait que la France a voulu implanter un nouveau

fonctionnement judiciaire basé sur la force et la terreur dans le but de l’aider

dans la mise en œuvre des nouvelles réformes juridiques et judiciaires. Alors,

l’attribution judiciaire au pacha et caïd visait essentiellement à servir les intérêts

des autorités coloniales et à écarter progressivement l’application du droit

musulman438

.

Ces propos de M.Z. tranchent avec ce que Lyautey a toujours voulu mettre en exergue soit

une politique de prudence afin d’instaurer un contexte de paix. M.M. et M.Z. affirmèrent

aussi que : « Les pachas et les caïds jouaient le rôle de juge et leur compétence

juridictionnelle s’étendait au pénal et à toute une catégorie de litiges en matière civile et

commerciale pour juger les litiges nés entre les Marocains »439

.

437 Mohammed Jalal Essaid, Introduction à l’étude de droit, Rabat, Éd. collection connaissances, 2000, p. 320. Rappelons

que les pachas et les caïds avaient pour rôle, par exemple, la répression des infractions commises par les indigènes et des

différends d’ordre civil et commercial qui leur étaient soumis. Pour avoir les informations sur toutes les attributions de ces

agents, voir Dahir du 4 août 1918 réglementant la juridiction des Pachas et Caïds, Bulletin officiel du Maroc, 2 septembre

191, no 306, p. 838-840. Voir l’annexe K (p. 305-309). 438 Entretiens avec M.Z., juge retraité, âgé de 72 ans, qui exerce présentement la fonction d’avocat, le 29 janvier 2009 à

son bureau d’avocat et le 3 février 2010 à Fès. 439 Entretien avec M.M. le 26 janvier 2009 à Fès et entretiens avec M.Z. le 29 janvier 2009 à son bureau d’avocat et le 3

février 2010 à Fès.

Page 150: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

138

D’autres juges interrogés, insatisfaits de cette attribution judiciaire des pachas et caïds,

avancèrent l’idée selon laquelle ces agents d’autorité n’avaient pas de formation en droit, ce

qui pouvait engendrer des injustices. L’un de ces juges interviewés affirme ceci : « […] le

choix de ces agents ne se base pas sur une formation juridique ou religieuse. Pour occuper

un poste de pacha ou de caïd, il suffisait d’être connu et puissant localement, ou avoir une

fortune, ou les deux. C’est pourquoi il y avait certainement des abus de pouvoir et de

l’injustice »440

.

Ce témoignage rejoint ce qu’écrit Mustapha El Qadéry :

[…] Les concernés (pacha et caïd) furent souvent des puissants locaux ayant

autorité de feu ou de fortune, ou les deux, pour occuper la fonction de pacha ou

de caïd et non une autorité de savoir ou de formation juridique et théologique.

[…] Aucun code écrit ne régit les règles de fonctionnement de cette justice et le

législateur de l’époque avait fait des agents locaux du Makhzen, les titulaires de

tous les pouvoirs sur la vie des indigènes sous la haute protection des autorités

de contrôle. Cette réalité ouvrit la voie à tous les abus que subirent les indigènes

et l’autorité du contrôle y ajouta le droit de percevoir un pourcentage fixe sur la

collecte des impôts comme source de rémunération officielle des caïds441

.

Précisons que l’institution des pachas et caïds est une institution traditionnelle. Les pachas

et les caïds étaient des agents exécutifs de l’administration chérifienne. Les autorités

françaises ont conservé cette institution en la mettant sous son contrôle et en lui procurant

des attributions judiciaires. Selon Mustapha El Qadéry,

Le gouvernement chérifien mis en place par l’administration française

consistait à administrer le Maroc d’une manière parallèle entre l’agent français

et l’agent indigène. Les villes ont été administrées par des contrôleurs civils et

militaires aux côtés d’un pacha ayant compétence directe sur les indigènes sous

le contrôle des autorités. Les tribus furent soumises à l’administration du caïd

ayant les mêmes compétences que les pachas en ville. Les deux agents ne

faisaient pas qu’administrer, ils avaient le droit et le devoir de rendre justice et

de tenir des séances hebdomadaires de mahkama où les plaignants et les

accusés sont présentés et condamnés séance tenante dans la majorité des cas.

440 Entretien avec A.I le 4 mars 2010 à son bureau. 441 Mustapha El Qadéry, « La justice coloniale des berbères et l’État national au Maroc », L’année du Maghreb, no III,

2007, p. 33.

Page 151: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

139

Leur juridiction s’étendait au pénal, aux obligations, et à toute une catégorie de

litiges en matière civile et commerciale442

.

En outre, une autre catégorie de juge apparaît au sein de l’appareil judiciaire marocain

pendant la période du Protectorat français. Il s’agit des agents français de contrôle, des

contrôleurs civils ou des officiers des Affaires indigènes. Le décret en date du 31 juillet

1913443

autorise la création, dans la zone du Protectorat français, de ces contrôleurs civils.

En vertu de l’article 2 de ce décret, les contrôleurs civils sont nommés par le président de la

République française, sur proposition du ministre des Affaires étrangères. Ils étaient placés

sous la direction du Résident général (article 3). Albert Ayache a précisé que les

contrôleurs civils nommés au Maroc pendant le Protectorat français avaient, dans leurs

conscriptions, des pouvoirs presque similaires à celle du Résident général444

. Ils

intervenaient dans tous les domaines de la vie publique et assistaient les pachas et les caïds

dans leurs attributions judicaires445

.

Ce sont aussi des agents qui rendaient justice et « siégeaient auprès de chaque tribunal

d’instance ou d’appel, comme auprès de tous les autres tribunaux chérifiens »446

. De plus,

ils exerçaient, au sein du tribunal d’appel du Shra’, leur pouvoir de contrôle sur le juge

traditionnel qādī surtout lors des litiges qui impliquaient des ressortissants français ou

européens dans des affaires immobilières relevant des compétences des qādī447

. De même,

le pouvoir de contrôle de ces contrôleurs civils se manifestait surtout dans la mise en œuvre

des procédures judiciaires. Ils veillaient au respect de ces procédures, des tarifs et du bon

déroulement de la justice. A.I. a précisé que, pendant le Protectorat, les autorités françaises

avaient créé un nouveau poste de contrôleur civil ou d’officier des Affaires indigènes.

Expliquant le rôle de ce poste, il souligne qu’« il s’agit d’un chef colonial qui avait une

autorité judiciaire pour trancher les litiges civils et pénaux. C’est lui qui avait pris le rôle de

442 Mustapha El Qadéry, op. cit., 2007, p. 32. 443 Bulletin officiel du Maroc, 8 août 1913, no 41, p. 199-200. 444 Albert Ayache, al-Maghreb wa al-’Isti’mār : Hasīlat al-Saytara al-Faransiyya (Le Maroc et la colonisation : Bilan de

la domination française), traduit par Abdelkader al-Shāwī et Nourdine al-Sa’ūdī, Dār al-Khattābī, 1985, p. 108. 445 Albert Ayache, op. cit., 1985, p. 108. 446 Mohammed el habib Fassi Fihri, L’itinéraire de la justice marocaine, Rabat, Association pour la Promotion de la

Recherche et des Études Juridiques, 1997, p. 115. 447 Abderrahim Ben Salāma, al-Murshid Fī Mihnat al-Qadā’ wa al-Muhāmāt, Rabat, Dār Nashr al-Ma’rifa li al-nashr wa

al-Tawzī’, 1995, p. 54.

Page 152: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

140

juge. Ce chef colonial se nommait contrôleur civil français, agent de contrôle ou officier

des Affaires indigènes et avait un pouvoir judiciaire total »448

.

M.M., un juge retraité, souligne à ce sujet que :

[…] le pays a été administré par les contrôleurs civils qui orientaient et

contrôlaient les pachas, les caids et même les qādī. Le fait que ces contrôleurs

civils avaient le pouvoir de rendre justice, on les appelait aussi juges délégués.

Ils prenaient parfois des décisions oralement. S’ils devaient s’absenter,

l’audience était suspendue jusqu’à leur retour449

.

El Qadéry souligne, dans ce contexte, ceci :

Un agent français, le contrôleur civil ou l’officier des Affaires indigènes, exerce

son autorité de contrôle sur le cadi, tout en veillant au respect des procédures,

des tarifs et du bon fonctionnement de la justice. Il fait également transiter

toutes les correspondances entre le cadi et son administration de tutelle. Un

tribunal d’appel du chraâ a été mis en place pour juger en second recours

certaines affaires importantes, surtout celles impliquant des ressortissants

français ou européens dans des affaires immobilières relevant des compétences

des cadis. Un délégué du gouvernement chérifien (un agent français) y siège

comme assistant450

.

Il importe de noter que l’œuvre judiciaire était aussi l’objet de nombreux textes de réforme

portant sur l’appareil juridictionnel, sur la procédure et sur le statut de la magistrature. Ces

réformes procédurales ne font pas l’objet de notre recherche. Par contre, il demeure

important de traiter celles qui concernent la justice coutumière.

À l’époque du Protectorat, la coutume (‘urf) était présentée par les juristes français comme

étant avant tout un phénomène berbère. Cette perspective ne correspondait pas toujours à la

réalité des choses parce que les données historiques révèlent que la coutume pouvait régner

même dans des régions essentiellement arabophones451

.

448 Entretien avec A.I. le 4 mars 2010 à son bureau à Rabat. 449 Entretien avec M.M. le 26 janvier 2009 à Fès. 450 Mustapha El Qadéry, op. cit., 2007, p. 31. 451 Mohammed Jalal Essaid, Introduction à l’étude de droit, Rabat, édition de Collection Connaissances, 2000, p. 144-

145.

Page 153: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

141

Dès le lendemain de l’installation du régime du Protectorat, la politique poursuivie par la

Résidence Générale se précisa et se concrétisa à travers une campagne de presse

appropriée, une série de rapports et de circulaires et surtout des textes législatifs. Quelques

jours seulement après la signature du traité dit de Protectorat, traité de Fès, la presse

coloniale avait déclenché une campagne mettant l’accent sur le particularisme berbère, pour

mieux engager une politique séparatiste. Voici un passage significatif du Bulletin du

Comité de l’Afrique Française, du mois d’avril 1912 :

Nous n’avons pas à donner aux tribus aujourd’hui éparses, du Maghreb, sous un

pouvoir indigène, une unité qui se retournerait plus tard contre nous. Le

particularisme des groupes berbères est peut-être d’abord une gêne, mais il nous

servira à atteindre le résultat final que nous devons chercher à obtenir au

Maroc452

.

Il s’agit en quelque sorte de mettre un écran entre les deux entités nationales, pour mieux

faciliter la pénétration française dans les régions berbères et réaliser l’assimilation de leurs

habitants. L’assimilation des Berbères ne pouvait se faire qu’en les orientant vers

l’apprentissage de la langue française en instituant des écoles franco-berbères tout en

écartant l’enseignement du Coran et de la langue arabe. En 1925, dans son livre Le Maroc

de Demain, Paul Marty, un officier français, exprimait clairement et officiellement ce que

devait être la politique berbère du Protectorat en définissant la forme et la fonction de ces

écoles comme suit :

Une entente est intervenue entre les directions de l’Instruction publique et des

Affaires Indigènes : les principes de notre politique scolaire berbère y ont été

nettement déterminés. Il s’agit d’école franco-berbère, c’est-à-dire d’écoles où

les jeunes enfants berbères seront réunis pour recevoir un enseignement

uniquement français, à tendances professionnelles surtout agricoles. L’école

franco-berbère c’est donc l’école française par l’enseignement et la vie, berbère

par les élèves. Donc, pas d’intermédiaire étranger. Tout enseignement de

l’arabe, toute intervention du "fquih", toute manifestation islamique seront

rigoureusement écartés453

.

452 Bulletin du Comité de l’Afrique Française, avril 1912, p. 121, cité par Mohamed Moatassime, Les Berbères et

l’évolution politique au Maroc, thèse de doctorat en sciences politiques, Université de Paris I, 1974, p. 415-416. 453 Paul Marty, Le Maroc de demain, Publication du Comité de l’Afrique Française, 1925, p. 240-241.

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142

Sous le protectorat, autant par respect des traditions que pour faciliter les ralliements et

consolider la pacification, la juridiction coutumière était organisée dans les tribus reconnues

de coutume berbère en vertu des dispositions de dahir du 11 septembre 1914. À ce propos,

les tribus de coutume berbère étaient et demeuraient réglées et administrées selon leurs lois

et coutumes propres sous le contrôle des autorités françaises comme l’indique le premier

article de ce dahir stipule454

.

Par contre, aucun acte souverain n’avait accordé un caractère légal aux décisions des

juridictions berbères455

. L’état de fait avait précédé l’état de droit. Autrement dit, le texte du

dahir du 11 septembre 1914456

mettait l’accent sur le respect du statut coutumier des tribus

et ne faisait aucune allusion à des juridictions particulières. Ainsi, c’est l’autorité centrale

qui désignait les lois et les règlements. À ce propos, le deuxième article stipule :

Des arrêtés de Notre Grand Vizir, pris d’accord avec le Secrétaire général du

Gouvernement chérifien, désigneront au fur et à mesure des besoins :

1o. – Les tribus à comprendre dans la catégorie dite de coutume berbère ;

2o. – les textes de lois et de réglementation d’ores et déjà promulgués qui sont

applicables aux tribus de coutume berbère457

.

Les seuls textes officiels qui consacraient des jma’as judiciaires étaient de simples

instructions résidentielles aux officiers des affaires indigènes458

qui avaient seulement la

valeur de directives administratives. La plus importante instruction était celle de la

454 Bulletin officiel du Maroc, 21 septembre 1914, no 100, p. 742-743. Voir l’annexe G (p. 275-276). 455 Henri Hersé, Le statut judiciaire des tribus de coutume berbère du Maroc, thèse de doctorat en droit, Université de

Rennes, 1935, p. 280. Voir aussi : Gilles Lafuente, La politique berbère de la France et le nationalisme marocain, Paris,

L’Harmattan, 1999, p. 142. 456 Bulletin officiel du Maroc, 21 septembre 1914, no 100, p. 742-743. Voir l’annexe G (p. 275-276). 457 Ibidem. Voir l’annexe G (p. 275-276). 458 Ce sont les instructions ordonnées juste par la Résidence générale qui est dirigée par le Maréchal Lyautey. Selon

Gabriel Puaux, « Les contrôleurs civils et les officiers des affaires indigènes n’avaient en droit aucune attribution de

commandement, mais ils étaient aux ordres des chefs de région, et ceux-ci disposaient de pouvoirs n’ayant d’autre limite

que celle d’instructions résidentielles précises dans des cas déterminés. Les chefs de région, sauf à Oudjda, furent à

l’origine des militaires, et, si certaines régions ont été « civilisées », d’autres, Meknès, Fez, Marrakech, Agadir sont

demeurées jusqu’à ce jour le fief de personnages étoiles cumulant les pouvoirs militaires et civils », in Gabriel Puaux.

« Essai de psychanalyse des protectorats nord-africains », Politique étrangère, n°1, 1954, p. 20.

Page 155: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

143

circulaire du 22 septembre 1915, intitulée « Instructions relatives au fonctionnement de la

justice indigène chez les tribus de coutume berbère »459

.

Certes, comme par le passé, les plaideurs pouvaient toujours recourir à l’arbitrage d’une ou

plusieurs personnes. Seulement, en cas de désaccord sur leur désignation, la jma’a devait

nécessairement intervenir. Sa mission consistait d’abord à concilier les partis et, en cas

d’échec, elle était habilitée à désigner elle-même l’arbitre460

. Cette tendance à faire de cette

vieille institution, un organisme judiciaire, était renforcée par deux circulaires de 1924461

.

Ces instructions administratives firent des jma’as de véritables tribunaux, compétents en

matière de statut personnel, familial et successoral, comme en matière immobilière. En

effet, cette institution résidentielle visait surtout à soustraire les populations berbères à la

souveraineté du sultan qui comprenait bien l’objectif visé par cette politique.

Par ailleurs, des réformes aussi importantes que la création de nouvelles catégories de

juridiction – mesures généralement réservées à la compétence exclusive du pouvoir

législatif – étaient décidées à l’époque par de simples circulaires administratives. De plus,

la politique de Lyautey prenait un caractère abusif et tranchait avec les principes sur

lesquels il voulait fonder le Protectorat.

Effectivement, la procédure instituée pour réaliser la création de tribunaux français au

Maroc partait d’abord du principe de la dualité des compétences que prévoyait l’article IV

du traité du Protectorat462

. Le principe de la dualité des compétences consistait en une

juxtaposition des services français aux services chérifiens. En fait, cette dualité constituait

la règle qu’appliquaient les autorités du Protectorat au Maroc; le système judiciaire

n’échappait pas à cette règle.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, les Européens soucieux d’échapper à la justice

indigène avaient obtenu, conformément aux dispositions de la convention de Madrid de

459 Henri Hersé, op. cit., 1935, p. 280. 460 Charles-Robert Ageron, Politiques coloniales au Maghreb, Paris, Presse Universitaire de France, 1972, p. 127. 461 Bulletin officiel du Maroc, 19 février 1924, no 591. 462 Le principe de la dualité des compétences consistait à une juxtaposition des services français aux services chérifiens.

En fait, cette dualité constituait la règle qu’appliquaient les autorités du protectorat au Maroc.

Page 156: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

144

1880, le droit d’être jugés par leurs agents consulaires respectifs. Cependant avec l’afflux

des Européens sous le régime du Protectorat, la justice consulaire, si elle avait été

maintenue, serait devenue une source de complication en raison de la diversité des

jurisprudences qui en aurait résulté. Il allait de soi que la justice consulaire n’avait plus de

raison d’être à partir du moment où les nations protectrices avaient décidé d’installer des

organismes judiciaires inspirés de leurs propres législations463

. À cet égard, l’installation au

Maroc de tribunaux français devait rassurer les ressortissants français en leur offrant les

garanties d’une justice à l’européenne464

. C’est pourquoi l’institution d’une justice française

au Maroc avait, pour la Résidence, un intérêt particulier.

Toutes ces réformes étaient donc une priorité pour les autorités françaises et avaient des

effets sur le droit musulman et l’institution de juge au Maroc. Dès l’installation du

Protectorat français en 1912, les autorités françaises sont intervenues dans la structure

administrative et judiciaire marocaine en s’appuyant sur le premier article du traité du

Protectorat qui permettait à la France d’instaurer les réformes qu’elle jugeait nécessaires

pour l’administration publique marocaine. La sauvegarde des institutions traditionnelles

répondait aussi aux impératifs de ce traité. Alors, l’institution de juge n’a pas fait exception,

car elle constituait la pierre angulaire des structures étatiques traditionnelles au Maroc.

C’était à elle que revenait l’application du droit musulman pour rendre justice.

C’est ainsi que dès la signature du traité de Protectorat en 1912, le Maroc a connu une

véritable révolution juridique menant à la modernisation telle que voulue par la France. Un

rapport fort documenté de S. Pichon, ministre des affaires étrangères et d’A. Ratier,

ministre de la justice465

, donnait une idée assez précise de l’urgence d’une réforme

judiciaire au Maroc. Ils ont rédigé au Président un rapport circonstancié, puisqu’ils se

basaient sur les grandes lignes d’un projet sur l’organisation judiciaire tracées par

Lyautey466

et sur les travaux de la commission d’organisation judiciaire du Protectorat

463 Article 24 de la convention franco-espagnole du 27 novembre 1912. 464 Omar Azziman, « Les institutions judiciaires », La grande Encyclopédie du Maroc, vol. 7, 1988, p. 156. 465 Décret du Président de la République française sur l’organisation judiciaire du Protectorat français au Maroc : rapport

au Président de la République française, Paris, 1 septembre 1913. Bulletin officiel du Maroc, 12 septembre 1913, no 46,

p. 1-3. Voir l’annexe B (p. 247-259). 466 Voir en annexe A (p. 239-245) la lettre du Général Lyautey, commissaire résident général de la République française à

Rabat, adressée le 19 mars 1913 à M. Pichon, ministre des affaires étrangère. Citée par Blanc, François-Paul, « La justice

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145

français au Maroc. Sur ce, les autorités françaises ont pris un train de mesures législatives

et de codes inspirés principalement du droit français dont la modernité juridique était l’axe

central. Cette modernité juridique s’est traduite par un effort de rationalisation du droit pour

conduire les juges à déduire logiquement les solutions juridiques des textes de lois.

L’application de ces lois et le fonctionnement des nouvelles juridictions ont été assurés par

des juges français467

. Le corps magistral était composé exclusivement de magistrats français

recrutés parmi les magistrats métropolitains des tribunaux de France, d’Algérie et de la

Tunisie et dépendait du ministère de la justice française à Paris468

. Ces magistrats qui

rendaient justice dans les tribunaux modernes, institués par le dahir du 12 août 1913, étaient

demandés sur la proposition de Lyautey, commissaire résident général469

. D’ailleurs,

certains juges interviewés affirment que ces magistrats français veillaient à l’application

des nouvelles procédures judiciaires et de nouveaux codes et règlements. Le juge M.Z.

précise à ce propos : « La lecture du dahir de 1913 portant sur l’organisation judiciaire au

Maroc nous permet de confirmer qu’au début du Protectorat, des juges français

s’installaient au Maroc pour assurer le fonctionnement des nouvelles juridictions à savoir,

les tribunaux de paix, les tribunaux de première instance et la cour d’appel »470

.

À la lumière de notre analyse, nous constatons que l’évolution historique du système

juridique et judiciaire permet de comprendre l’état de l’institution de juge au Maroc avant

l’arrivée des Français au Maroc (1894-1912) et de situer les transformations qu’a subies

cette institution pendant le Protectorat (1912-1956). Une période marquée d’abord par la

réduction du rôle de juge traditionnel (diminution de son pouvoir et délimitation de son

champ de compétence), puis par l’établissement d’une institution de juge selon les canons

imposés par la France. Autrement dit, les mesures prises par les autorités françaises

conduisirent à une rupture quasi totale avec l’institution du qādī et à une transition imposée

en instaurant progressivement un contrôle de l’appareil judiciaire, soit la réduction des

au Maroc sous le règne de Moulay Youssef », in Mohamed Achargui; François-Paul Blanc; Redouane Boujema et André

Cabanis, Histoire des grands services publics au Maroc 1900-1970, Toulouse, Presses de l’Institut d’Études Politiques de

Toulouse, 1984, p. 29-35. 467 Article 1 du dahir du 12 août 1913 relatif à l’organisation judiciaire de Protectorat français au Maroc, Bulletin officiel

du Maroc, 12 septembre 1913, no 46, p. 9. Voir l’annexe B (p. 247-259). 468 Article 23 du dahir du 12 août 1913 relatif à l’organisation judiciaire de Protectorat français au Maroc, Bulletin officiel

du Maroc, 12 septembre 1913, no 46, p. 9. Voir l’annexe B (p. 247-259). 469 Article 24 du dahir du 12 août 1913 relatif à l’organisation judiciaire de Protectorat français au Maroc, Bulletin officiel

du Maroc, 12 septembre 1913, no 46, p. 9. Voir l’annexe B (p. 247-259). 470 Entretiens avec M.Z. le 29 janvier 2009 à son bureau d’avocat et le 3 février 2010 à Fès.

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146

attributions du juge traditionnel (qādī) au profit des caïds et des pachas (agents du

Makhzen) qui eux-mêmes se sont vus aussi être davantage contrôlés par des magistrats

français.

Cette restructuration et modernisation de la justice marocaine conduisit à l’instauration

d’une politique de l’entre-deux, sans que soit impulsée une rupture complète ni avec la

justice traditionnelle ni avec la personnalité du sultan. Toutefois, ces deux référents furent

expurgés de leurs prérogatives et instrumentalisés suivant la politique coloniale

d’assimilation de la France au point que Lyautey vida la fonction de sultan de tout son

poids en lui laissant seulement la portée symbolique de sa fonction relative à la religion. La

présence de magistrats français devint dès lors fondamentale et incontournable pour

pérenniser cet arsenal de réformes.

Page 159: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

147

Chapitre 4

L’institution de juge au Maroc

ou le chemin vers la réappropriation

Le 3 mars 1956, à la suite des négociations engagées avec le gouvernement français, le

traité du Protectorat est abrogé officiellement. Le Maroc obtient alors son indépendance qui

s’est traduite par l’abolition du régime de la zone de Tanger et l’unification dans le

royaume du Maroc des trois zones que sont : le nord, le sud, et le centre du pays. À partir

de cette date et à l’instar des pays ayant obtenu leur indépendance, le Maroc doit faire face

à certains défis. Au plan judiciaire, les autorités marocaines ont entrepris des actions,

notamment dans le cadre de la réforme de la justice marocaine, destinées à doter le pays

d’un nouveau système judiciaire indépendant et national.

Notre étude se subdivise en deux périodes. La première période qui s’étend entre 1956 et

1964 représente une étape importante dans l’histoire du Maroc pour avoir traversé des

expériences diverses : à la fois le retour à la souveraineté, la naissance des partis politiques,

la création du premier gouvernement marocain mais aussi l’instabilité dans l’administration

publique. Au plan judiciaire, le Maroc a souhaité adopter une stratégie pour assurer une

transition sans brutalité avec la fin du protectorat. Les autorités ont créé le premier

ministère de la justice et la justice est confrontée au manque cruel de magistrats marocains

aptes à prendre en main le système juridique et judiciaire laissé par la France. La seconde

période qui s’étend entre 1965 et 1974 fut marquée par l’unification, l’arabisation et la

marocanisation du système judiciaire au Maroc dans un contexte au cours duquel s’est

exercée la pression du mouvement nationaliste.

Au vu de cette périodisation, il s’agit de voir si cette transition contribue de la part des

autorités à chercher une voie médiane qui ouvre la voie à la conciliation entre la tradition et

à la modernité pour diriger les institutions publiques et principalement celle de la justice et

si elle invite à opter pour une continuité avec le modèle établi par la France au début du

Protectorat. Par ailleurs, il s’agit de voir, à travers l’analyse des réformes de 1965 et de

Page 160: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

148

1974 en quoi s’engage une réappropriation du système judiciaire qui passe par un

affranchissement progressif du modèle français.

4.1. L’institution de juge au Maroc en période transitoire (1956-1964) :

continuité ou rupture?

Comme la plupart des sociétés maghrébines et arabes, le Maroc vécut depuis son

indépendance d’importantes transformations qui ont eu une influence considérable sur les

juges marocains, leur nomination, leur formation et leur fonction. Depuis l’accession du

Maroc à l’indépendance le 3 mars 1956, les autorités marocaines poursuivirent

inlassablement leurs efforts en vue d’adapter le système judiciaire aux réalités nationales.

Ce chapitre s’intéresse à la construction d’un nouvel ordre judiciaire pendant la première

décennie de l’indépendance et met l’accent sur les réformes judiciaires. Nous tenterons de

démontrer que l’indépendance remet moins en cause le système instauré par le Protectorat,

que s’ouvre une période où est cherchée une voie intermédiaire entre héritage du passé et

adaptation aux exigences du présent. C’est donc l’expérience d’une adaptation progressive

du système judiciaire en faisant cohabiter deux systèmes judiciaires que nous nous

souhaitons analyser dans les lignes suivantes.

4.1.1 Monarchie constitutionnelle et réformes judiciaires de 1956 à 1964 :

entre transition et continuité

Une fois l’indépendance acquise, les autorités marocaines ont introduit des réformes qui

tendaient à établir la souveraineté marocaine dans toutes les institutions, notamment dans

l’administration judiciaire, afin d’implanter un nouvel ordre judiciaire national, une des

préoccupations des pouvoirs publics durant les premières années de l’indépendance. Dès

son retour d’exil471

le 18 novembre 1955, le sultan Mohammed V, déclarait ceci dans son

discours du trône472

:

un gouvernement responsable et représentatif, chargé de mettre en place des

institutions démocratiques issues d’élections libres, fondées sur le principe de

séparation des pouvoirs dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle

471 Pour avoir plus de détails et pour contextualiser davantage ce retour, voir Selma Lazraq, La France et le retour de

Mohammed V, Paris, L’Harmattan, 2003. 472 Ce discours de feu le Roi Mohammed V le 18 novembre 1955 a été prononcé trois jours après son retour d’exil. Voir

Hammad al-Irāqi, La magistrature marocaine entre hier et aujourd’hui, Casablanca, Arrachad, 1975, p. 37.

Page 161: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

149

reconnaissant aux Marocains de toutes confessions, les droits de citoyens et

l’exercice des libertés publiques et syndicales473

.

Vous connaissez Notre prévoyance. Nous avons toujours agi en vue de faire

accéder le Maroc à un rang digne de son prestigieux passé et de sa position

importante dans le monde moderne474

.

À travers ces propos du sultan, nous notons une certaine volonté de fédérer l’ensemble du

peuple marocain sous une même autorité et une même juridiction. L’objectif était d’ériger

au Maroc un État moderne (au sens de hadātha) dans lequel les droits de l’homme seraient

intégrés dans la législation, pour répondre aux exigemnces des accords internationaux. Pour

réaliser cet objectif, le 7 décembre 1955 le sultan Mohamed V constituait le premier

gouvernement sous la présidence de M’Barek al-Bekkai qui avait pour mission d’ouvrir les

négociations avec le gouvernement français pour abroger officiellement le traité du

Protectorat.

Le sultan Mohamed V confirme cette volonté dans un autre discours en date du 8 mai

1958 :

Nous allons édifier un régime de monarchie constitutionnelle qui tienne compte

de l’intérêt supérieur du pays et réponde à ses caractéristiques propres, régime

permettant l’avènement d’une démocratie authentique s’inspirant à la fois de

l’esprit de l’Islam, de l’évolution de notre pays et traduisant notre volonté de

faire participer progressivement notre peuple à la gestion et au contrôle des

affaires de l’État475

.

473 Discours de feu le roi Mohammed V le 18 novembre 1955. Il s’agit d’un discours au peuple dont le message est de

diriger le Maroc vers un avenir solidaire sans intervention de tiers. Voir Delanoë Guy, Le retour du roi et l'indépendance

retrouvée, Paris, L’Harmattan, 1991, p. 123. Voir aussi Noureddine Bensouda, Analyse de la décision fiscale au Maroc,

Casablanca, La croisée des Chemins, 2008, p. 128; Maurice Flory, « Le concept de révolution au Maroc», Revue de

l'Occident musulman et de la Méditerranée, vol. 5, no 5, 1968, p. 147. 474 Discours de feu S.M. le Roi Mohammed V le 18 novembre 1955, in Claude Palazzoli, Le Maroc politique, Paris,

Sindbad, 1974, p. 68. 475 Discours de feu le Roi Mohammed V le 8 mai 1958. Voir Claude Palazzoli, Le Maroc politique, Paris, Sindbad, 1974,

p. 60-61. Pour plus informations sur cette adaptation à l’esprit de l’islam, voir André Poupart, Adaptation et immutabilité

en droit musulman : l'expérience marocaine, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 135-140. Aussi, l’étude de Stéphane Papi,

consacrée à l’analyse de l’influence juridique islamique dans les cinq pays du Maghreb (Algérie, Libye, Maroc,

Mauritanie et Tunisie) explique la place qu’occupe la shari‘a dans les systèmes juridiques de ces pays. Voir Stéphane

Papi, L'influence juridique islamique au Maghreb : (Algérie, Libye, Maroc, Mauritanie, Tunisie), Paris, L'Harmattan,

2009.

Page 162: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

150

À travers ce discours royal, il est apparu évident que l’inspiration de l’esprit de l’islam et

l’ouverture sur le monde moderne constituaient le fondement axial de la monarchie

constitutionnelle. Dans cette mouvance, Abdallah Boudahrain précise :

Deux jours après son retour de l’exil, Mohamed V devait annoncer dans son

discours du trône du 18 novembre 1958, qu’il fallait doter le Maroc d’une

monarchie constitutionnelle. C’est ce qu’il exprima plus tard, dans la

proclamation royale du 8 mai 1958, en acceptant de renoncer à l’absolutisme

royal d’avant le protectorat. Il s’agit évidemment d’une concession majeure,

faisant suite aux doléances sinon aux revendications de ceux qui faisaient partie

du mouvement national et avaient lutté ardemment pour son retour de l’exil.

C’est d’ailleurs dans cette charte que fut annoncée la création d’une «assemblée

nationale consultative » qui devait l’aider à instituer un régime politique

« démocratique compatible avec l’esprit libéral de l’Islam ». Mohamed V

mettait ainsi l’accent sur le fondement essentiel de la monarchie depuis ses

débuts, avec toutefois une inspiration à sa modernisation476

.

Cette option politique entre en droite ligne avec l’évolution de la pensée arabe qui avait

cours. En effet, la majorité des états musulmans n’applique pas une séparation totale entre

la religion et l’État. À cet égard, on trouve des États islamiques qui ont adopté l’application

de la Sharī’a comme loi à la fois religieuse et civile. D’autres États se fondent sur la

constitution civile qui protège la liberté de culte de toute la population. Le Maroc s’inscrit

davantage dans cette deuxième catégorie tout en prenant une position intermédiaire entre

les deux positions évoquées ci-dessus : le droit, et plus spécifiquement le droit privé, est

fondé sur la religion. Il se base sur l’ouverture du concept de l’ijtihād477

inspiré de la

tradition, mais adapté aux nouvelles circonstances. En théorie, les rapports du droit et de la

religion peuvent prendre trois directions : la séparation, la confusion ou l’interprétation478

.

Le Maroc opte pour une interprétation selon le rite malékite479

en acceptant une certaine

laïcité qui ne doit pas être antireligieuse480

.

476 Abdellah Boudahrain, Eléments de droit public marocain, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 10. 477 Voir glossaire. 478 Jean Carbonnier, Droit civil, Thémis, Montréal, 1990, p. 55. Voir aussi, Mohamed Tozy, « L’évolution du champ

religieux marocain au défi de la mondialisation », Revue internationale de politique comparée, vol. 16, 2009, p. 63-81. 479 Parmi beaucoup de travaux en ce sens, nous renvoyons à Abderrahim Lamchichi, Islam, islamisme et modernité, Paris,

L’Harmattan, 1994, p. 251-267. 480 Burhan Ghalioun, Islam et politique: la modernité trahie, Paris, La Découverte, 1997, p. 131-135.

Page 163: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

151

Les fondements de cette monarchie constitutionnelle481

qui concilie héritage islamique et

moyens pour aboutir à la modernité étaient mis en œuvre par la création du conseil

consultatif national, par la promulgation du dahir du 15 novembre 1959 consacrant les

libertés publiques, le droit de création et d'adhésion à des associations, et la liberté

d'expression, par la promulgation le 1er septembre 1959 du dahir relatif à l'élection des

conseils municipaux et ruraux, par le dahir du 23 juin 1960 relatif à l’organisation des

collectivités locales et par la création du Conseil constitutionnel en 1960482.

Après la mort du sultan Mohammed V, le 27 février 1961, Hassan II, le prince héritier

Moulay Hassan, devenu roi du Maroc le 3 mars 1961483

, formula la même politique que son

père. Il présenta en novembre 1962 le projet de la constitution484

dans lequel il annonça

clairement que : « Ce projet, je l’ai voulu conforme aux principes religieux de l’islam,

inspiré de nos traditions et de nos mœurs, et aussi adapté aux exigences de notre temps, et

faisant participer le peuple à la gestion des affaires de l’État »485

. Cependant, force est de

reconnaître que cette volonté d’ouverture vers la modernisation ne s’est pas traduite de

manière concrète dans les faits. Toute innovation devait être conforme avec la tradition au

sens de turāth.

Concernant plus précisément la justice, la première responsabilité du Ministère a consisté à

créer de nouveaux tribunaux de droit commun désormais soumis au principe de la

séparation des pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire)486

.L’enjeu principal était de

donner progressivement la fonction judiciaire à un juge afin de répondre au principe de la

séparation des pouvoirs judiciaire et exécutif. À la place des pachas et des caïds, ces

481 Pour plus de détails, consulter Georges Vedel, Édification d’un état moderne : le Maroc de Hassan II, Paris, Albin

Michel, 1986; Maâti Monjib, La monarchie marocaine et la lutte pour le pouvoir, Paris, L’Harmattan, 1992. 482 Pour plus de détails, voir M. E. L. op. cit., 1961, p. 173-174; Mohamed Tozy, Monarchie et islam politique au Maroc,

Paris, Presses de Sciences Po, 1999. 483 Ce projet de la constitution adressé à la Nation a été soumis à l’approbation du peuple le 7 décembre 1962. 484

Le projet de la constitution était soumis à l’approbation de la nation marocaine le 7 décembre 1962. Pour plus de

détails sur les caractéristiques de cette constitution, voir Omar Bendourou, Le pouvoir exécutif au Maroc depuis

l’indépendance, Paris, Publisud, 1986, p. 89-119. Aussi, selon Jacques Robert, il s’agit de la première constitution au

Maroc. À ce propos, il souligne : « …il n’a existé au Maroc, avant novembre 1962, aucun texte constitutionnel véritable »,

Jacques Robert, op. cit., 1963, p. 119. 485 Discours de feu le Roi Hassan II le 14 décembre 1962, Annuaire de l’Afrique du Nord, 1962, p. 768. 486 Rappelons ici qu’avec la reconnaissance de l'indépendance du Maroc, les compétences des contrôleurs civils, des

officiers des affaires indigènes, des pachas et caïds, ont été supprimées.

Page 164: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

152

juridictions étaient constituées par des magistrats indépendants de tout pouvoir exécutif487

.

Ces magistrats étaient nommés par dahir royal et rendaient la justice. Cette séparation des

pouvoirs est ainsi concrétisée, en matière judiciaire, par le dahir du 19 mars 1956»488

. Par

ailleurs, est opérée la suppression de tout contrôle général ou particulier de la justice

chérifienne dans le premier article de ce même dahir489

. Ce dahir mentionnait que les

tribunaux de droit commun succédaient à ceux du Makhzen, dans l’optique de supprimer

toutes les techniques de contrôle qui se rattachaient au régime du Protectorat et de

reconnaître l’indépendance chérifienne et du même coup le principe juridique de

l'indépendance du Maroc490

. De facto, c’était la suppression de la juridiction des pachas et

des caïds pour installer un système judiciaire basé sur le professionalisme des juges dans

une perspective de sa modernisation491

. La responsabilité judiciaire revenait désormais aux

nouveaux juges délégués sur l’ensemble du territoire, étant donné que la fonction des

pachas et caïds se limitait dorénavant à l’exercice de la seule responsabilité administrative

dans leur circonscription. Dans ce contexte, feu le Roi Mohammed V avait énoncé les

principales directives qui devaient orienter une telle implantation. La suppression du

dualisme juridictionnel devait se faire progressivement et les considérations ethniques ou

religieuses devaient être bannies du nouvel ordre juridique et judiciaire492

.

Cependant, conscientes de la complexité du système judiciaire, les autorités marocaines

procédèrent à une réorganisation des tribunaux, à une unification des législations et au

recrutement des juges capables de gérer cette période de transition. Dans le cadre de

l’unification des législations, plusieurs dahirs furent édictés :

487 Mohammed Jalal Essaid, Introduction à l’étude du droit, Rabat, Collection Connaissances, 3e édition, 2000, p. 338. 488 Dahir no 1-56-012 du 19 mars 1956 abrogeant le dahir de 8 juillet 1954, Bulletin officiel du Maroc, 6 avril 1956, no

2267, p. 337. Voir l’annexe C (p. 261-265). 489 Dahir no 1-56-014 du 19 mars 1956 supprimant tout contrôle général ou spécial de l’administration de la justice

chérifienne, voir Bulletin officiel du Maroc, 18 mai 1956, no 2273, p. 458. Voir l’annexe E (a) (p. 269). 490 André De Laubadère, « Le statut international du Maroc depuis 1955 », Annuaire français de droit international, vol.

2, 1956, p. 139-140. 491 Dahir no 1-56-035 du 4 avril 1956 relatif à l’organisation et au fonctionnement des juridictions de droit commun, in

Bulletin officiel du Maroc, 18 mai 1956, no 2273, p. 358-359. Voir l’annexe N (p. 317-318). 492 « La justice, pour atteindre son but, requiert des qualités de droiture et de probité qui permettent de prononcer des

jugements sans se laisser influencer par des facteurs passionnels d’ordre politique ou racial », discours de feu le Roi

Mohammed V au Palais de justice de Rabat à l’occasion de l’ouverture de la première année judiciaire de l’indépendance,

le 2 octobre 1956. Voir Saloua Mazouz, « Les menaces idéologiques et pratiques pour le statut du juge : peut-on

demander une productivité au juge », Barcelone, Centre des Études et Documentation Internationales de Barcelone

(CIDOB), 2008, p. 123. Consulter www.cidob.org.

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153

- Les dahirs des 22 novembre et 18 décembre 1957 ainsi que ceux des 25 janvier et

20 février 1958 portant sur le code de statut personnel et successoral pour les

musulmans (mudawana);

- Le dahir du 10 septembre 1958 portant sur le code de la nationalité marocaine;

- Le dahir du 10 février 1959 portant sur le code de la procédure pénale;

- Le dahir du 26 novembre 1962 portant sur le code pénal493

.

L’ensemble de ces dahirs avait pour objectif l’unification de toutes les lois et règlements

régissant la vie des Marocains au plan politique, économique et social. L’enjeu principal

était d’asseoir la souveraineté du Maroc dans le domaine juridique et judiciaire. Avec ces

réformes, nous assistons à un retour à la fonction traditionnelle d’ordre administratif

allouée aux pachas et aux caïds avant le Protectorat. Avec ces nouvelles réformes, les

pachas et les caïds perdaient le pouvoir judiciaire. Par ailleurs, le corps de juge délégué

existait pendant l’époque coloniale sous le nom de contrôleur civil : il orientait et contrôlait

les pachas et les caïds, il rendait la justice en tant que juge délégué, comme l’a affirmé plus

haut A.I. Ainsi, tout en modernisant l’administration judicaire, les autorités marocaines ont

gardé des structures qui existaient avant et pendant le Protectorat. Ceci pourrait faire penser

que les autorités voulaient instaurer un système judiciaire qui serait la synthèse entre des

éléments de l’héritage du passé (caïds et pachas), le modèle imposé par la France (juge

délégué) et le nouveau système judiciaire.

Les faits ont montré que le système hérité de la France était toujours en vigueur. En effet,

c’est le droit français qui réglementait encore les affaires civiles et commerciales à

l’exception du droit de la famille où le droit musulman s’appliquait. Dans le même ordre

d’idées, les nouvelles juridictions de droit commun sont organisées autour des juges

délégués494

qui statuaient comme juge unique dans les tribunaux régionaux et au Haut

tribunal chérifien. À cet égard, ces juridictions tranchaient tous les litiges civils,

commerciaux et pénaux. La justice était rendue en premier lieu par des tribunaux de

493 Le code pénal traite du fond et renvoie principalement aux généralités du droit pénal (infractions et sanctions) alors que

le code de procédure pénale a pour objet la mise en œuvre du droit pénal. Elle regroupe l'ensemble des règles qui

organisent le processus de sanction d'une infraction. En général, les étapes de ce processus judiciaire sont les suivants : les

phases intermédiaires et nécessaires portant sur la constatation des infractions, le rassemblement des preuves, la poursuite

des auteurs, et leur jugement par la juridiction compétente. En résumé, le code pénal est un droit de fond alors que le code

de procédure pénale est un droit de forme. 494 Pour plus d’informations sur la composition et les compétences des juges-délégués, voir le Dahir no 1-56-072 du 18

avril 1956 portant création de tribunaux de juges délégués et déterminant leur composition, leur siège et leur ressort, in

Bulletin officiel du Maroc, 18 mai 1956, no 2273, p. 460. Voir l’annexe O (p. 319).

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154

première instance. Par la suite, les décisions rendues par ces tribunaux de premier ressort

pouvaient connaitre l’appel par les tribunaux régionaux. En dernier ressort, il y a le Haut

tribunal chérifien qui jugeait les recours rendus par les tribunaux régionaux495

. Cette

nouvelle hiérarchie judiciaire ressemblait à celle des tribunaux français et comprenait des

juges de paix, des tribunaux de Première Instance et la Cour d’Appel de Rabat. Mohamed

el-Habib Fassi Fihri souligne en effet que « La nouvelle hiérarchie judiciaire fut ainsi

calquée sur celles des tribunaux français de 1913 »496

. Le tableau ci-dessous montre

clairement cette similitude et cette continuité du nouveau système judiciaire au Maroc avec

celui de la France instauré pendant le Protectorat. Seules les terminologies ont changé mais

les fonctions étaient presque les mêmes. Mieux, le Maroc a renforcé la modernisation de

son système judiciaire en introduisant des réformes inspirées du système français.

495 Dahir no 1-56-035 du 4 avril 1956 relatif à l’organisation et au fonctionnement des juridictions de droit commun, in

Bulletin officiel du Maroc, 18 mai 1956, no 2273, p. 358-359. Voir l’annexe N (p. 317-318). 496 Mohamed el-Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 191.

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155

Tableau 3 : Comparaison de la hiérarchie de tribunaux

Hiérarchie des tribunaux pendant le Protectorat

(Dahir du 12 août 1913 relatif à l’organisation

judiciaire du Protectorat du Maroc)

Hiérarchie des tribunaux au début de la

l’indépendance

(Dahir du 4 avril 1956 relatif à l’organisation et au

fonctionnement des juridictions de droit commun)

- Les tribunaux de paix (art. 1)

- Compétence (art. 9)

se réduit aux affaires mineures

d’ordre civil et pénal

- Composition (art. 18)

un juge de paix

ou plusieurs juges suppléants

rétribués

ou plusieurs juges non rétribués

1. Les tribunaux de première instance (préambule)

- Compétence (art. 5-6)

se réduit aux affaires d’ordre

civil, commercial et pénal avec

des exceptions

- Composition (art. 1)

Un magistrat

ou plusieurs juges suppléants

2. Les tribunaux de première instance (art.

1)

- Compétence (art. 10)

s’étend à tous les affaires civiles,

immobilières, commerciales et

pénales

- Composition (art. 17)

un président

trois juges titulaires

un juge suppléant

Procureur

2. Les tribunaux régionaux (préambule)

- Compétence (art. 7)

s’étend à tous les affaires civiles,

immobilières, commerciales et

pénales d’une valeur supérieure à

90 000 francs.

des appels de tribunaux de

première instance

- Composition (art. 3)

un président et une ou plusieurs

chambres

trois magistrats siège chaque

chambre)

un ou plusieurs juges suppléant

3. La cour d’appel (art. 1) - Compétence (art. 14)

Appel des tribunaux de première

instance

- Composition (art. 15)

premier président

conseillers

un juge suppléant

Procureur général

3. Le Haut tribunal chérifien (préambule)

- Compétence (art. 8)

Appel des tribunaux de premier

ressort des tribunaux régionaux

- Composition (art. 4)

un président

des magistrats ayant grade de

président de chambre

des conseillers

des juges

En outre, une série de dahirs visant la mise en place de nouveaux tribunaux de l’État

indépendant dans les tribus dites de coutumes, et plus tard les dahirs relatifs à l’organisation

de ces tribunaux sont promulgués. À cet égard, citons les premiers dahirs publiés en la

matière : celui portant sur la création de tribunaux de juges délégués dans le ressort des

Page 168: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

156

anciens tribunaux coutumiers (25 août 1956)497

, celui portant sur la création de tribunaux

de cadis dans les anciennes tribus dites « de coutume » (25 août 1956)498

, celui portant sur

la création de vingt tribunaux de cadis dans les anciennes tribus, dites de « coutumes », et

déterminant leur composition et leurs ressorts (25 août 1956)499

, celui portant sur la

création de vingt tribunaux de juges délégués et déterminant leur composition, leur siège et

leur ressort (25 août 1956)500

et celui en date du 18 juin 1957 a fixé les compétences des

juridictions du qādī nouvellement mis en place dans les anciennes régions de coutume

(18 juin 1957)501

. Un autre dahir, celui du 25 août 1956502

supprimait définitivement les

tribunaux coutumiers auxquels se substituaient les tribunaux de qādī et de juge délégué

pour mieux souligner l’indépendance du nouvel ordre judiciaire. L’ensemble de ces

mesures jetait les bases de la transition entre un système judiciaire marqué par la modernité

instaurée par la France et un système réflétant les réalités socio-politiques du Maroc.

Avec la disparition des tribunaux coutumiers, le nouveau régime marocain a cherché à

unifier ses juridictions. Étant un nouvel État souverain, il lui fallait montrer que la nation

marocaine était désormais une et indivisible et en conséquence que toutes les tribus

berbères et arabes se soumettaient au même système judiciaire. L’enjeu principal était de

prendre le contre-pied de la politique coloniale française qui avait consisté à éliminer la

dualité juridictionnelle en mettant sur pied deux ordres judiciaires distincts, un pour les

Arabes et un autre pour les Berbères. Ce faisant, le nouvel État Maroc voulait délimiter son

champ d’action et consolider sa mainmise sur tout le territoire pour bâtir un État-nation et

tenter notamment de fédérer toutes les tribus503

. Dans la perspective d’une politique

d’unification nationale à marche forcée, le régime coutumier fut annulé et de nouvelles

juridictions furent instaurées par le dahir du 25 août 1956. Bahieh Agahi-Alaoui souligne à

ce sujet ceci :

497 Bulletin officiel du Maroc, 7 septembre 1956, no 2289, p. 1002-1003. Voir l’annexe M (p. 313-315). 498 Bulletin officiel du Maroc, 7 septembre 1956, no 2289, p. 1003. Voir l’annexe M (p. 313-315). 499 Bulletin officiel du Maroc, 7 septembre 1956, no 2289, p. 1003. Voir l’annexe M (p. 313-315). . 500 Bulletin officiel du Maroc, 7 septembre 1956, no 2289, p. 1003-1004. Voir l’annexe M (p. 313-315). 501 Bulletin officiel du Maroc, 12 juillet 1957, no 2333, p. 860. 502 Dahir du 25 août 1956 portant création de tribunaux de juges délégués dans le ressort des anciens tribunaux

coutumiers, in Bulletin officiel du Maroc, 7 septembre 1956, no 2289, p. 1002-1003. Voir l’annexe M (p. 313-315). 503 Pour mieux cerner cette notion de population selon la culture étatique, il serait important d’évoquer le concept de la

nation. Pour avoir plus d’informations à ce sujet, consulter Ernest Gellner, Arabs and Berbers : From Tribe to Nation in

North Africa, Lexington, Mass, Lexington Books, 1972 ; David M. Hart, Tribe and society in rural Morocco, London,

Frank Cass, 2000 ; Ernest Gellner, Nations and nationalism, Oxford, Blackwell, 1983.

Page 169: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

157

En outre, les tribunaux coutumiers, instaurés par le célèbre dahir du 16 mai

1930, étaient compétents en matière de statut personnel ou successoral pour

appliquer la coutume locale dans le milieu rural de tradition berbère. […] En

voulant entériner en droit ce qui existait en fait, une partie des sujets

musulmans du Sultan lui-même imâm, n’obéissait plus à la loi révélée. En

conséquence, le dahir berbère, considéré comme une atteinte à la religion

musulmane et comme un complot devant permettre l’évangélisation du Maroc,

déchainera une véritable tempête sur le Maroc. Et engendra une compagne de

protestation de la part des nationalistes. […] C’est ainsi que dès le lendemain de

l’indépendance (2 mars 1956), le roi Mohamed V ordonna, le 17 mars 1956, la

constitution d’une commission pour étudier la suppression du « régime

coutumier » (nizâm al’urf) et son abrogation devint définitive en vertu d’un

nouveau dahir du 25 août 1956 504

.

D’autres mesures non moins importantes ont été prises pour mettre en œuvre les bases

d’une justice nationale. Des tribunaux du travail ont été créés par le dahir du 29 avril 1957

sur l’ensemble du territoire. Ils étaient chargés de trancher, par voie de conciliation les

différends individuels qui peuvent s’élever dans les milieux professionnels. Il est à noter

toutefois que la plus importante des mesures était la création de la Cour Suprême par le

dahir du 27 septembre 1957505

. En effet, dans un Maroc souverain et indépendant, le

gouvernement, désireux d’instituer un système judiciaire entièrement national, adhéra à

l’idée de créer une cour suprême afin de ne plus avoir recours à la cour de cassation de

Paris, comme ce fut le cas sous le protectorat. Cette mesure judiciaire importante montre

qu’il y avait une rupture avec le fonctionnement des recours et des cassations instaurés

pendant le Protectorat. Essentiellement, la cour suprême est la haute juridiction du royaume

et sa compétence devait s’étendre à tout le territoire national. Elle avait la responsabilité de

définir l’organisation judiciaire unifiée du pays506

. Elle avait ainsi pour mission la mise en

place d’une jurisprudence afin de combler les lacunes de lois et de procédures, d’être en

mesure de contrôler l’application des règles de droit par l’ensemble des juridictions et ce

pour assurer l’unité de la jurisprudence. À ce propos, M. E. L. précise :

504 Bahieh Agahi-Alaoui, L'autorité maritale en droit iranien et marocain, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 55.

Pour plus de détails, consulter Abraham Lahnite, L’application du Traité du Fez dans la région de Souss : la politique

berbère du protectorat français au Maroc (1912-1956), Paris, L’Harmattan, 2011; Mustapha El Qadéry, « La justice

coloniale des Berbères et l’État national au Maroc », L’année du Maghreb, no III, 2007, p. 9; Gilles Lafuente, La politique

berbère de la France et le nationalisme marocain, Paris, L’Harmattan, 1999. 505 Bulletin officiel du Maroc, 18 octobre 1957, no 2347, p. 1365-1369. 506 Mohamed el-Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 195.

Page 170: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

158

C’est ainsi que la Cour suprême reçut également la charge de statuer en premier

et dernier ressort sur les recours en annulation pour excès de pouvoir contre les

actes administratifs : ce qui lui permettra de dégager, dans un domaine neuf au

Maroc, des principes généraux507

. La création de la Cour Suprême permettra

ainsi de réfléchir à dissoudre la dualité des juridictions, laissée par le

Protectorat, maintenue pendant la première décennie de l’indépendance. Si, à

l’heure actuelle, est encore maintenue la dualité des tribunaux de droit commun

et des tribunaux modernes, œuvre du Protectorat, l’unification de ces deux

branches de juridictions judiciaires représente un des projets du gouvernement,

le rattachement des deux branches de juridictions à une même Cour d’Appel en

étant d’ailleurs un premier stade508

.

Ces propos permettent de constater que la création de la Cour suprême était d’une

importance capitale dans la mesure où elle permet la mise en place de la nouvelle

organisation judiciaire dans le royaume chérifien. Il s’agit en définitive de donner plus de

crédibilité et plus d’autonomie à la justice, un des éléments fondamentaux pour assurer la

transition politique et ouvrir une nouvelle ère.

En dépit de la ferme volonté du gouvernement chérifien de rompre avec le système hérité

de la France, l’installation de ces réformes juridictionnelles n’amorce pas une rupture nette

avec l’ancien système sous le Protectorat français dans la mesure où les anciens tribunaux

continuèrent à fonctionner mais sous de nouvelles appellations. En fait, la création des

tribunaux de travail et de la Cour suprême répondent à une volonté de modernisation car

c’est deux juridictions n’ont jamais existé dans le Royaume. Même s’il y a un début de

réappropriation du système judiciaire, nous notons que la hérarchie des tribunaux et les

procédures judiciaires reflètaient clairement le souci de restructurer le système judiciaire

selon les exigences déjà voulues par la France sous la colonisation. Outre le système

judiciaire, l’organisation de l’administration politique du Maroc s’inspirait fortement de la

structure de l’administration de l’ancienne puissance coloniale en termes de centralisation

et de structuration des ministères509

. La structuration du gouvernement était aussi

influencée par l’organisation constitutionnelle française avec l’apparition du président du

Conseil qui est le chef du gouvernement et l’instauration d’une hiérarchie entre les

507 M. E. L. op. cit., 1961, p. 175-176. 508 Ibidem. 509 M. E. L. op. cit., 1961, p. 170.

Page 171: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

159

membres du gouvernement (Président du Conseil, Vice-président du Conseil, ministres

d’État, ministres ordinaires, Secrétaires d’État).

La continuité avec le Protectorat français a été pleinement assumée par les autorités

marocaines. Dans son discours du 23 juin 1956, Abdelkrim Benjelloun, ministre de la

justice de l’époque, précisait : « Le gouvernement de S.M a décidé le maintien des

tribunaux institués par le dahir du 12 août 1913 tout en y apportant des aménagements

rendus nécessaires »510

. Ces propos montrent que la politique officielle du Maroc tendait à

l’unification de la législation et des tribunaux et au renforcement de l’indépendance

judiciaire tout en ne voulant pas rompre entièrement avec le système mis en place par la

France sous le Protectorat afin de marquer une transition progressive depuis

l’indépendance.

Au-delà de cet objectif-cadre, il s’agissait de placer le Maroc dans une nouvelle ère qui

ferait la synthèse entre son appartenance à un héritage islamique mais aussi son

attachement à de nouveaux enjeux en lien avec les exigences de la modernité. Cette

approche est en conformité avec le courant conciliateur dans les tenants prônaient la

jonction entre une attitude réformiste inspirée du courant traditionnel et du courant libéral.

Dès lors, étaient acceptés, comme nous l’avons vu précédemment, le progrès, la civilisation

occidentale, les sciences et techniques, à condition que tout cela soit compatible avec la

révélation, le passé et le moi culturel. Dans cette perspective, le nouveau droit marocain

applicable étaient le même devant les juridictions instaurées pendant le Protectorat.

Cependant, l’ensemble des codes juridiques vont être arabisés tout en évaluant leur

compatibilité avec la loi islamique. Pour ce faire, plusieurs commissions en présence des

‘ulamā ont pris en charge cette responsabilité. En fait, la réforme de 1965, comme nous le

verrons un peu plus loin, était l’exemple de cette adaptation aux préceptes de la shari‘a et

aux nouvelles circonstances de la vie moderne511.

Après avoir étudié les réformes judiciaires instaurées au Maroc pendant la première

décennie de l’indépendance qui s’est inscrit dans un contexte politique spécifique, il s’agit

510 Cité par Jean Sauvel, « La réforme de la justice au Maroc », Annuaire de l'Afrique du Nord, vol. 3, 1965, p. 89-107. 511 Jean Sauvel, op. cit., 1965, p. 106.

Page 172: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

160

maintenant d’expliquer les raisons qui ont amené les autorités marocaines à ne pas opérer

de rupture totale avec le système instauré par la France.

4.1.2 Du manque criant de magistrats marocains au maintien des juges

français

Lorsque l’indépendance survint en 1956, le Maroc traversait une période d’épreuves

sévères et persistantes. Au plan juridique et judiciaire, il était difficile pour les autorités

marocaines de se priver d’une organisation judiciaire au lendemain de l’indépendance.

Ainsi, elles se sont servies du système juridique et judiciaire laissé en place par la France.

Dans ce système, il y avait des juges des tribunaux de Shra‘. Ces derniers ne parlaient que

l’arabe, tandis que la plupart des nouveaux textes juridiques étaient en français, de même

que le fonctionnement se faisait en français. Dès lors, la question de la langue était un

obstacle pour ces magistrats. Ce faisant, les autorités se voyaient confrontées, au lendemain

de l’indépendance, à une forte pénurie de magistrats qualifiés pour faire fonctionner les

différentes juridictions modernes et traditionnelles. La majorité des juges retraités

interviewés nous ont fait part de cela. Au lendemain de l’indépendance, le corps des

magistrats était constitué d’une centaine de juges traditionnels de shra‘, d’une dizaine de

juges du haut tribunal chérifien et d’une trentaine de juges des tribunaux régionaux et des

tribunaux de juges délégués. Mohammed al Habib Fassi Fihri décrit, d’ailleurs ainsi, l’état

de la magistrature marocain au lendemain de l’indépendance :

Le nouveau département de la justice n’avait eu à sa disposition au lendemain

de l’indépendance qu’une centaine de qadi de Chra’, quelques rares juges du

haut tribunal chérifien auxquels s’ajoutaient les juges qui venaient de

l’organisation embryonnaire des tribunaux régionaux et ceux des tribunaux de

juges-délégués dont le nombre ne dépassait pas la trentaine de juges

professionnelles512

.

Ce déficit de juges est surtout dû au fait que la France a toujours marginalisé la fonction et

le rôle des juges Shra’ comme analysé précédemment. Aussi, aucune stratégie de formation

n’a été entreprise pour revaloriser leur rôle et assurer la pérennité de leur corps. Il en était

de même pour les magistrats des autres juridictions et des autres secteurs administratifs. À

512 Mohammed al Habib Fassi Fihri. op. cit., 1997, p. 206.

Page 173: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

161

ce propos, Fischer justifie cette ignorance en mettant l’accent en filigrane sur le contexte

agité qui a prévalu avant l’indépendance :

On sait que l'évolution de ces États (incluant le Maroc) vers l'indépendance s'est

effectuée au milieu de troubles et de difficultés de toutes sortes. La France n'a

donc pas eu la possibilité, comme le Royaume-Uni, d'aménager les transitions

nécessaires, de former un nombre suffisant de fonctionnaires indigènes, ni de

transférer les compétences à une Administration où ces derniers seraient en

majorité513

.

En réalité, ce manque flagrant de magistrats s’imposait au Maroc dans la mesure où la

France à l’époque ne considérait pas, à l’inverse de l’Angleterre, qu’il était impératif de

former des magistrats pour assurer le bon fonctionnement des tribunaux existants. En effet,

comme nous l’avons déjà vu dans le chapitre 4, avec la politique de l’assimilation, la

France avait tendance à vouloir changer toute les structures existantes et imposer un

modèle, alors que l’Angleterre, par le biais de la politique de l’indirect rule s’appuyait sur

l’administration locale pour diriger le pays qu’il colonisait514

.

En outre, cette pénurie de magistrats peut être imputée à l’absence des facultés de droit et

des centres de formation des juges marocains et au nombre réduit des étudiants marocains à

l’université car la majorité d’entre eux étudiaient à l’étranger et principalement en France.

Beaucoup de nos interviewés ont confirmé cette tendance. M.M. a témoigné dans ce sens :

Dès le lendemain de l’indépendance, Abdelkrim Benjelloun, ministre de la

justice à cette époque, se heurtait à d’innombrables problèmes dans le domaine

judiciaire. Tout d’abord, il faut réfléchir À l’adaptation de l’organisation

judicaire hérité du Protectorat au nouvel ordre judiciaire d’un Maroc

indépendant. Ensuite, il faut dissoudre progressivement le dualisme des

juridictions tout en gardant la continuité. Cependant, ces objectifs ont été

entravés par le problème de manque des juges marocains aptes à assurer la

transition judiciaire. En fait, la majorité des diplômés en droit et des futurs

513 Georges Ficsher, « L'assistance technique de la France aux nouveaux États », Annuaire français de droit international,

vol. 3, 1957, p. 93-94. 514 Robert O. Collins, Historical Problems of Imperial Africa, Princeton, Markus Wiener, 1994, p. 179-188. Voir aussi

Mahmood Mamdani, Citoyen et sujet: L’Afrique contemporaine et l’héritage du colonialisme tardif, Paris, Karthala, 2004,

p. 93-156.

Page 174: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

162

juristes étudiaient en France et la plupart d’entre eux ont préféré exercer en

France515

.

Quant à A.R., il disait ceci :

Effectivement, au lendemain de l’indépendance du Maroc, le pays souffrait de

l’absence de magistrats aptes à assurer l’organisation judiciaire. La majorité des

futurs juges de cette époque étudiaient à l’étranger. Moi-même, j’étais parmi

cette catégorie d’étudiants car pendant cette époque je poursuivais mes études

en Syrie516

.

Mekki Zouaoui s’est beaucoup penché sur la pénurie de cadres marocains mais également

sur le choix de beaucoup de familles marocaines d’amener leurs enfants pour étudier en

France au lendemain de l’indépendance517

. Voici ce qu’il précise :

Au lendemain de l’indépendance, du fait du nombre réduit d’étudiants

marocains dont la majorité étudiait en France et de la grande rareté de

professeurs marocains du supérieur, les études supérieures au Maroc sont

restées rattachées à l’université de Bordeaux. Cette dernière a continué à

délivrer les diplômes en son nom jusqu’à la création officielle de l’université

Mohamed V de Rabat en 1959 par le dahir du 7 août 1959 organisant

l’enseignement supérieur.

[…] L’une des principales caractéristiques de cette période de transition est la

forte pénurie de bacheliers. Le nombre de jeunes Marocains susceptibles de

poursuivre des études supérieures en 1955-56 était quasi déterminé puisque les

bacheliers de cette année faisaient partie de la cohorte des élèves scolarisés en

1943-44. Le volontarisme du Maroc indépendant ne pouvait rien contre cette

logique des cohortes qui fait que toute action visant à augmenter le nombre

d’étudiants ne pouvait, de manière substantielle, commencer à produire les

effets escomptés qu’après une douzaine d’années.

[…] À l’indépendance du pays, la plupart des étudiants marocains

poursuivaient des études juridiques et littéraires. Cette tendance a commencé à

être infléchie à partir des années 60518

.

515 Entretien avec M.M. le 26 janvier 2009 à Fès. 516 Entretien avec A.R. le 11 mars 2010 à Fès. 517 Mekki Zouaoui, « L’enseignement supérieur depuis l’indépendance. La dégradation de la qualité était-elle

inéluctable? », Systèmes éducatifs, savoir technologies et innovation, Rabat, Centre des Études et des Recherches

Démographiques, 2005, p. 166-167. 518 Ibidem.

Page 175: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

163

Par ailleurs, au cours de nos entretiens, nos interlocuteurs ont insisté sur le fait que la

France n’a pas favorisé la formation et le recrutement des juges marocains et ont soulevé le

manque d’infrastructure universitaire. Certains témoignaient du fait que la France avait

laissé tout un système judiciaire modernisé sans penser à préparer une relève de juges

capables d’assurer le fonctionnement des juridictions instaurés pendant le Protectorat. M.Z.

a expliqué ceci :

Au lendemain de l’indépendance du Maroc en 1956, la reconstitution d’un

nouveau système judiciaire propre à nous demandait la présence des juristes

marocains capables d’assurer la continuité des juridictions modernes installées

pendant le Protectorat. Le départ des magistrats français a perturbé le

fonctionnement de ces juridictions. Malheureusement, c’étaient juste les juges

français qui administraient ces tribunaux pendant le Protectorat. Ils n’ont pas

pensé ou plutôt ne voulaient pas former des juges marocains pour gérer avec

eux ces nouvelles juridictions. À mon avis, le fait que la France n’a pas voulu

préparer une relève de juges marocains était intentionnel et ce, dans le but

d’obliger le gouvernement marocain de recourir, au lendemain de

l’indépendance, aux magistrats français pour assurer la transition judicaire et le

fonctionnement des juridictions modernes qu’ils maîtrisaient leur

fonctionnement519

.

L’auteur, Ignace Dalle, dresse d’ailleurs le même constat : « Puisque la France, sans vision

et sans projet pour son « protégé », n’avait songé à former des magistrats marocains, ce fut

évidemment dans les rangs des juristes et notamment des avocats que le royaume puisa

pour pouvoir les postes les plus importants du gouvernement et de l’administration »520

.

Cette pénurie s’est vue plus criante en raison du grand besoin de cadres dans la majorité des

secteurs de l’administration publique. À cet égard, Mohammed al Habib Fassi Fihri

souligne :

[…] le régime du protectorat ne s’étant jamais préoccupé de la formation de

cadres de bonne qualité dont il ne ressentait aucun besoin. Les magistrats des

tribunaux de droit commun furent recrutés à la hâte pour couvrir le pays de

tribunaux, dans un moment d’une grande pénurie de personnel aggravée par la

concurrence entre les différentes administrations qui étaient toutes à la

519 Entretiens avec M.Z. les 29 janvier 2009 et 3 février 2010 à Fès. 520 Ignace Dalle, Le règne de Hassan II 1961-1999: Une espérance brisée, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001, p. 80.

Page 176: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

164

recherche, en même temps, d’éléments susceptibles d’exercer toutes sortes de

fonctions aussi attrayantes les unes que les autres521

.

D’autres interviewés522

ont relevé que cet ensemble d’éléments a conduit les autorités

marocaines à avoir recours à des solutions temporaires telles que le recours aux juges

français pour assurer le fonctionnement des nouveaux tribunaux et pour former des juges

marocains. Ces formateurs français portaient le titre de coopérant ou d’assistant technique.

La formation des juges marocains était basée principalement sur l’apprentissage de la

procédure judiciaire, le déroulement des audiences et surtout l’application et l’interprétation

des articles juridiques. Dans ce contexte, les gouvernements successifs ont signé avec la

France, le 5 octobre 1957, la convention judiciaire franco-marocaine. Cette convention

constituait un cadre d’assistance technique par lequel « le gouvernement français

s’engag(eait) à mettre à la disposition du Gouvernement marocain, sur la demande de celui-

ci, les magistrats français nécessaires au fonctionnement des juridictions du Maroc »523

. Il

s’agissait, d’une part, de faire appel à des magistrats qui exerçaient au Maroc et qui ont

accepté de rester après avoir été sollicités par le gouvernement marocain524

. D’autre part,

dans la mesure de ces besoins, le gouvernement marocain faisait appel à des magistrats

métropolitains dont la présente convention leur permettait également de postuler pour cette

fonction. En vertu du premier article de cette convention judiciaire, la convention judiciaire

entre la France et le Maroc avait un caractère exclusif :

« Le gouvernement marocain s’engage, de son côté, à faire appel, par priorité,

aux magistrats du corps judiciaire français pour assurer le fonctionnement des

juridictions instituées par le dahir du 12 août 1913.

Il s’engage, d’autre part, à faire appel, dans la mesure de ses possibilités et de

ses besoins, à des magistrats français pour l’ensemble des tribunaux du Maroc,

y compris la cour suprême »525

.

521 Mohammed al Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 206. 522 Entretien avec A.N. le 28 janvier 2009 à son bureau d’avocat à Fès ; entretiens avec M.Z. les 29 janvier 2009 à son

bureau d’avocat et le 3 février 2010 à Fès ; entretien avec M.Y. le 13 mars 2009 à son domicile à Fès ; entretien avec T.I.

le 2 mars 2010 à son domicile à Fès. 523 Article 1 de la convention judiciaire maroco-française du 5 octobre 1957. Voir l’annexe I (p. 279-289). 524 Concernant les modalités de sélection de ces juges, consultez l’annexe I (p. 279-289). 525 Article 1 de la convention judiciaire maroco-française du 5 octobre 1957. Voir l’annexe I (p. 279-289).

Page 177: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

165

Rappelons qu’au début de l’indépendance, la dualité judiciaire persistait. Il y avait un

nombre limité de tribunaux de shra‘ mais, une grande majorité des juridictions modernes

dont la cour suprême. Ces juridictions modernes ont été instituées par le dahir de 1913.

Alors, l’organisation judiciaire ainsi que la loi applicable étaient semblables à celles de la

France. Georges Fischer dévoile la politique de la France dans le cadre de la signature de ce

genre de convention :

La France prend donc des mesures pour assurer le reclassement de ces

fonctionnaires dans sa fonction publique tout en aménageant les transitions

nécessaires avant de mettre effectivement des postes à la disposition de chacun

d'eux. Pour aider l’État nouveau, pour permettre à ce dernier d’assurer la

continuité de ses services publics et aussi pour maintenir des rapports amicaux

avec lui, la France cherche, par divers moyens, à persuader une partie de ses

nationaux à rester sur place, tout en s’efforçant d’obtenir pour eux les garanties

indispensables, compte tenu de la situation nouvelle526

.

Par ailleurs, la convention judiciaire prévoyait que la France mettait à la disposition du

Maroc des magistrats français. Chaque magistrat appelé à rejoindre le corps judiciaire au

Maroc signa le contrat type annexé à cette convention (voir annexe I). La lecture des

dispositions de ce contrat type permet de dire qu’il s’agissait d’un accord d’assistance

judiciaire qui assurait une sécurité statuaire aux magistrats français appelés à exercer dans

les juridictions marocaines. À ce propos, Georges Fischer affirme que :

Les accords conclus avec le Maroc et la Tunisie, après l’accession à

l’indépendance de ces deux pays, représentent dans l’évolution des conceptions,

un dernier stade. Les mécanismes ressemblent cette fois-ci de très près à ceux

de l’assistance technique; ils se sont assouplis et laissent plus de latitude et de

liberté aux pays d’accueil. Si le système peut revêtir un caractère durable,

l'emploi pour les nouveaux États d’assistants techniques individuels est

envisagé sur une base temporaire et il s’effectue, dans tous les cas, au moyen de

contrats. L’accent est mis sur le concours des volontés et sur les besoins des

États nouveaux, les différences s’amenuisent entre nouveaux assistants

techniques et fonctionnaires français des cadres locaux souscrivant des

contrats527

.

526 Georges Fischer, op. cit., 1957, p. 93-94. 527 Georges Fischer, op. cit., 1957, p. 97.

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166

Le texte de la convention ainsi que les dispositions du contrat type (annexe I) fixaient

minutieusement les conditions d’emploi de magistrats français qui auraient à exercer au

Maroc. Par exemple, ces derniers continuaient à bénéficier des mêmes conditions que ceux

qui exerçaient en France, recevaient un traitement sur la base de la législation française528

.

À ce titre, il était mieux traiter que les magistrats marocains.

Au vu de tous ces éléments, cette convention posait un problème dans la mesure où nous

pouvons noter une certaine contradiction entre d’une part, un discours officiel qui prônait la

séparation des pouvoirs et l’État de droit et des mesures transitoires pour rompre avec

l’héritage français et d’autre part, des autorités qui, dans les faits et ce, par nécessité,

posaient des actes qui tendaient à ce que la présence française soit prolongée et à ce que

l’architecture du système judiciaire s’inspire très largement de celui en France. La majorité

des juges retraités interviewés ainsi que certains juges qui sont sur le point de prendre leur

retraite ont confirmé que les juges français continuèrent à exercer sur le sol marocain

jusqu’au milieu des années 1960. Selon M. Z., un juge retraité,

il y avait, au début de l’indépendance, un vide de cadres qui pourraient assurer

la magistrature au Maroc. C’est pour cela que le gouvernement marocain a

gardé des juges français pour mieux assurer la transition. De plus, il a nommé,

par dahir, comme juges pour trancher dans les affaires civiles et pénales, les

secrétaires et les traducteurs qui soutenaient les juges français dans leur travail

pendant le Protectorat. Le juge traditionnel tranchait que les litiges qui touchent

le statut personnel, familial et successoral des marocains musulmans ainsi que

le statut des immeubles non-immatriculés529

.

Pendant cette période transitoire, ces traducteurs étaient élevés au titre de magistrat pour

combler le vide du fait de leur proximité avec les magistrats français. Ils avaient été leurs

plus proches collaborateurs et à ce titre, ils maîtrisaient bien le fonctionnement judiciaire. À

cet effet, M.Z. parle de cette situation en soulignant que :

Les juges français rendaient leurs jugements en langue française. Pour rendre

justice, ils étaient soutenus par des collaborateurs. Parmi ceux-ci, il y avait des

secrétaires et des traducteurs marocains. Lors de ma nomination en 1957, j’ai

528 Georges Ficsher, op. cit., 1957. p. 106. 529 Entretiens avec M.Z. les 29 janvier 2009 et 3 février 2010 à Fès.

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167

trouvé, dans les tribunaux, des juges marocains qui étaient des traducteurs de

juges français pendant le Protectorat. Il est à noter que le Maroc a connu, au

début de l’indépendance, une pénurie de cadres, de fonctionnaires et de juges.

C’est pourquoi le gouvernement marocain a recruté ces traducteurs comme

juges et ce, à cause de leur expérience avec les juges français pendant le

Protectorat530

.

Parallèlement, il était aussi fait appel à l’expertise locale en recrutant des agents marocains.

Plusieurs interviewés531

étaient parmi les juges recrutés pendant cette période. Après

l’obtention de leur diplôme de ‘Alamiya532

de l’enseignement islamique de l’Université

Qaraouyyine qui est une formation purement traditionnelle basée sur les sciences

islamiques telles que la Loi islamique, les fondements du droit musulman, ces juges ont été

recrutés directement sans passer par un concours. Voici les témoignages de M. Z. et de T.I.:

Après avoir obtenu le diplôme de licence en droit, le candidat à la magistrature

était nommé sans concours. Par contre, il passait par une courte période de

formation. Cependant, un ensemble de juges français est arrivé au Maroc. Ils

étaient répartis dans plusieurs juridictions. Ces juges ont joué un rôle

d’assistance et de soutien pour les nouveaux juges marocains. Ils les aidaient et

les formaient dans l’application des procédures (…). Ceci est un autre élément

qui confirme la continuité avec la période du Protectorat533

.

M. Z. a résumé la procédure de recrutement des juges pendant cette époque dans ces

termes :

Au début de l’indépendance, il y avait un groupe de candidats à la fonction de

juge ayant une formation traditionnelle (‘Alamiya de l’enseignement islamique

de l’Université Qaraouyyine). Ce groupe de juges a été recruté comme juges à

côté des juges français et des juges marocains qui étaient des secrétaires et des

traducteurs pendant la période e protectorat. Ce groupe de juges présentait une

demande accompagnée de leur diplôme (‘Alamiya) ainsi que d’un petit travail

de recherche. Ils ont été nommés juges en probation pour une période d’une

année S’ils faisaient preuve de professionnalisme, ils devenaient officiellement

juges. Par contre, s’ils ne démontraient pas leurs compétences, ils avaient une

autre année d’approbation pour prouver leurs capacités et ils étaient nommés

530 Entretiens avec M.Z. les 29 janvier 2009 et 3 février 2010 à Fès. 531 Plus précisement, les juges M.Z., T.I., M.M., M.Y., A.R. 532 Voir glossaire. 533 Entretien avec T.I. le 2 mars 2010 à son domicile à Fès.

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168

officiellement juges par dahir. S’ils ne réussissaient pas, ils étaient exclus de la

magistrature534

.

Parallèlement à cette situation de manque d’universités modernes pour former des

magistrats au Maroc, les autorités ont officiellement ouvert la première université,

l’Université Mohamed V à Rabat avec une faculté de droit, par le dahir du 7 août 1959. À

cet égard, la politique nationale poursuivie dans l’enseignement supérieur était fondée sur

la décentralisation de ce secteur par la création des universités Hassan II à Casablanca

(droit et médecine) et Mohamed Ben Abdellah à Fès (droit et lettres). Dès lors, le pays

passait d’un système juridique religieux (droit musulman) à un système de droit positif.

Celui était enseigné à travers plusieurs matières spécifiques et dans tous les cycles. Le

Maroc a aussi fondé l’Institut national des études judiciaires. Les autorités marocaines ont

sélectionné des juges marocains pour les former dans cette institution et les nommer

comme présidents des tribunaux. Cette formation durait deux ans selon M. Z. et M.A. Ces

derniers ont précisé « qu’au début de l’indépendance, il y avait un groupe de candidats à la

fonction de juge. Ils avaient une formation traditionnelle. Ce groupe de juges a été recruté

comme des juges avec les juges français et les autres juges qui étaient des secrétaires et des

traducteurs »535

.

Les réformes instaurées pendant la première décennie de l’indépendance rendaient, à la

veille de 1965, l’organisation judiciaire au Maroc mieux structurée avec un ministère de la

justice et un conseil supérieur de la magistrature et un ensemble de tribunaux à l’image

d’un appareil judiciaire moderne. Les tribunaux de droit commun ont pris la place des

tribunaux Makhzen et ont été organisés à l’image des tribunaux français, avec des tribunaux

régionaux (tribunaux de première instance) et des tribunaux du Sadad (juges de paix).

Aussi, les tribunaux coutumiers étaient remplacés par des tribunaux du qādī et des juges

délégués. Les autorités du Maroc indépendant avaient considéré que les tribunaux français

et espagnols devaient continuer à fonctionner au profit des étrangers comme par le passé, et

que ces derniers devaient obtenir toutes les garanties favorables à leur « devenir dans un

534 Entretiens avec M.Z. les 29 janvier 2009 et 3 février 2010 à Fès. 535 Entretien avec M.A. le 12 février 2009 à son bureau à Rabat.

Page 181: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

169

pays qui, manifestement, cherchait à garder tous ceux qui voulaient bien y rester pour

contribuer à son épanouissement »536

.

En définitive, bien qu’importantes, les réformes entreprises n’ont pas complètement

bouleversé la structure existante depuis le Protectorat et ont contribué à mettre en place un

système judiciaire transitoire en raison de la pénurie de juges qui a conduit à avoir recours

aux magistrats français. La transition s’est donc faite sans rupture afin de former des

magistrats marocains pour assurer la relève et tendre, à moyen terme, vers la

réappropriation du système judiciaire. Cette réappropriation s’est concrétisée par la réforme

de 1965 puis par celle de 1974.

4.2. L’institution de juge au Maroc : vers une véritable indépendance du

système judiciaire (1965-1974)?

Dans cette section, nous nous penchons sur la décennie suivante qui voit l’État marocain

faire la synthèse entre les évolutions du système judiciaire héritées de la France et certaines

évolutions à l’issue des demandes des nationalistes réformistes marocains. Ainsi, il s’agit

de montrer que la période de transition du système judiciaire se poursuit tout en se

raffermissant dans la mesure où la justice au Maroc expérimente le passage entre une

période où sont mises en exergue la contestation et les revendications à un temps de

mobilisation pour tendre vers une progressive réappropriation du système judiciaire par les

autorités marocaines.

Dans cette perspective, dans un premier temps, nous nous interrogerons sur l’action

politique des nationalistes qui ont œuvré à ce que l’unification, l’arabisation et la

marocanisation de la justice se mette en branle et sur les réponses données par le ministère

de la Justice face à cette pression nationaliste. Dans un deuxième temps, nous examinerons

la réforme de 1965 afin de rendre compte dans quelle mesure le ministère de la Justice a

répondu ou non aux attentes et pressions nationalistes. Enfin dans un troisième temps, nous

536 Mohammed al Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 189.

Page 182: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

170

nous attacherons à analyser la réforme de 1974 pour rendre compte du chemin parcouru

quant aux transformations de l’institution du juge.

4.2.1 La pression politique du nationalisme marocain et son impact sur la

justice : vers la réforme judiciaire de 1965

À partir du moment où l’indépendance a été proclamée officiellement, deux forces

politiques étaient présentes : la monarchie d’un côté et les partis politiques au nombre de

deux - le parti de l’Istiqlal et l’Union Nationale des Forces Populaires (UNFP) - de l’autre

côté. Ces deux partis avaient une assise populaire grandissante537

.

Une nouvelle forme de nationalisme a vu le jour : ces partis manifestaient leur opposition et

émettaient leurs réserves sur la politique et la gestion des affaires du Maroc qu’ils

considéraient trop proches des intérêts français. Pour eux, la rupture devait être nette et sans

ambigüité. Mais rappelons que ces prises de position sont le résultat de différentes formes

de résistance, qu’elles soient pacifiques, militaires ou politiques pendant la période du

Protectorat538

. Précisons que l’histoire des partis politiques marocains est généralement liée

à celle du mouvement nationaliste, largement inspiré de la pensée réformiste arabe et de la

doctrine salafiste539

. À cet égard, Jean-Claude Santucci précise :

Le discours nationaliste associe en effet la référence « occidentale » des

institutions politiques de type libéral, et l’affirmation d’une identité culturelle et

religieuse puisant ses racines dans la Salafiyya et le nationalisme arabe. Dans le

combat politique lui-même, la médiation par le Sultanat est plus ou moins

recherchée, notamment par le Parti de l’Istiqlal qui trouve dès 1945 dans la

personne du Sultan un allié à part entière, s’engageant à faire aboutir la cause

nationale, mais avec laquelle il doit composer. La politique d’isolement du

Souverain chérifien par les autorités du Protectorat le poussera d’une certaine

manière à s’approprier le programme de ce parti, de même que sa déposition en

1953 va renforcer la dimension emblématique de sa participation personnelle au

537 Jean-Claude Santucci, « Le multipartisme marocain entre les contraintes d’un « pluralisme contrôlé » et les dilemmes

d’un « pluripartisme autoritaire », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, no 111-112, 2006, p. 63-117;

Octave Marais, « La classe dirigeante au Maroc », Revue française de science politique, no 4, 1964, p. 709-737. 538 Pour beaucoup plus d’informations sur l’histoire du nationalisme marocain, voir Pierre Vermeren, La formation des

élites marocaines et tunisiennes : des nationalistes aux islamistes, 1920-2000, Paris, Découverte, 2002 ; Robert

Montagne, « Perspectives marocaines », Politique Étrangère, no 3, 1951, p. 259-278; Robert Montagne, « La crise

nationaliste au Maroc », Politique Étrangère, no 6, 1937, p. 535-562 et Robert Montagne, « Abd el Krim », Politique

Étrangère, no. 3, 1947, p. 301-324. 539 Jean-Claude Santucci, « Le multipartisme marocain entre les contraintes d’un « pluralisme contrôlé et les dilemmes

d’un pluripartisme autoritaire », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, no 111-112, 2006, p. 64.

Page 183: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

171

combat libérateur. Sa restauration comme souverain légitime devenait du même

coup le mot d’ordre commun à toutes les forces politiques et sociales ; bien plus

en décidant de ramener d’exil Mohammed Ben Youssef, et de signer avec lui en

octobre 1955 les accords d’interdépendance de la Celle Saint Cloud, le

gouvernement français l’érigeait en représentant exclusif du Maroc, ayant seul

autorité pour négocier les accords d’indépendance avec la France, et éclipsant

ainsi les dirigeants du PI. Les prétentions hégémoniques de ces derniers dans la

maîtrise de la décolonisation du Maroc se voyaient infirmées, en même temps

que se mettait en place un gouvernement d’union nationale représentatif des

différentes tendances de l’opinion marocaine chargé entre autres de préparer

l’avènement d’une monarchie constitutionnelle540

.

Cette pensée influençait l’atmosphère socioculturelle du Maroc. À cet égard, Stéphanie

Pouessel affirme : « Allal Al Fassi, le grand théoricien et leader nationaliste marocain,

construit un nationalisme pétri de salafisme (réformisme religieux prônant un retour aux

sources de l’islam et une réactivation de la Oumma, communauté islamique) et dont la

langue arabe ne peut être que sacrée »541

.

C’est par cette pensée que l’élite marocaine est arrivée à élaborer un cadre politico-

religieux. Rappelons aussi que la vision des tenants de cette pensée est purement ancrée

dans la tradition au sens de turāth et de asāla qui intègre de la modernité tout ce qui

compatible avec la Sharī‘a. Par ailleurs, Mustapha Sehimi souligne que le mouvement

nationaliste, bien qu’influencé par la doctrine salafiste, n’écartait pas les idées libérales

européennes. À ce propos, il note :

[…] celle-ci (culture politique nationaliste) ne se limite pas à une synthèse

d'idées élaborées en d'autres lieux : elle ne procède pas de la Salafiyya et du

nationalisme arabe, issus eux-mêmes d'une synthèse avec le courant libéral

européen. Car ce serait oublier que le mouvement national marocain — ainsi

que les autres nationalismes maghrébins — a contribué lui-même à formuler

une réponse à cette même altérité, et ce dans des conditions socio-historiques

particulières. C'est pourquoi, cette idéologie nationaliste ne peut être considérée

comme une simple « boîte aux lettres » d'idées importées: elle a bien été, en

tant que telle, producteur d'idées, participant ainsi à la « fabrication » de

l'idéologie nationale, sans que pour autant des influences extérieures soient à

540 Jean-Claude Santucci, « Le multipartisme marocain entre les contraintes d’un « pluralisme contrôlé et les dilemmes

d’un pluripartisme autoritaire », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, no 111-112, 2006, p. 64. 541 Stéphanie Pouessel, « Du village au « village-global » : Émergence et construction d’une revendication autochtone

berbère au Maroc », Presses de Sciences Po, no 38, 2006, p. 123.

Page 184: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

172

écarter. Car, en effet, c'est le «traitement» nationaliste de ces emprunts

extérieurs qui fait la différence et donne au mouvement national sa spécificité et

son identité542

.

C’est par cette pensée que l’élite marocaine est arrivée à élaborer un cadre politico-

religieux dans lequel la justice occupe une place importante. Le mouvement de politico-

religieux réformiste surnommé Salafiyya se basait sur le retour à la tradition ou à

l’authenticité (al-asāla) inspirée de la doctrine primitive de l’islam tout en préconisant al-

Islāh (le réformisme) qui constitue un renouveau pour la société musulmane. Autrement

dit, l’objectif visé était de s’opposer au taqlīd (l’imitation) et d’opter pour l’ijtihād. Cette

attitude réformiste avait eu un impact considérable sur les intellectuels de la bourgeoisie

marocaine tout au long de la période du Protectorat français au Maroc, élite qui constituait

la base du nationalisme marocaine543

. Elle réunissait d’éminents savants réformistes qui ont

introduit le mouvement salafiste au Maroc comme, par exemple, ‘Allāl al-Fāssī (1910-

1974) qui a fortement influencé la vie politique et sociale du Maroc pendant et après le

Protectorat français544

.

Ajoutons également que d’autres couches de la société marocaine ont fortement contribué

au mouvement nationaliste. En effet, outre les politiciens, il y avait les ‘ulama et les juges.

À cet égard, F.I. relatait l’histoire de son père qui était un magistrat pendant les années

quarante de la période du Protectorat.

Les juges de l’époque étaient aussi des nationalistes qui luttaient pour

l’indépendance du pays. Ils jouaient le rôle des ‘ulama en prêchant l’aspect

religieux de la défense du pays. Ces réactions militaires étaient fondées sur le

concept de Jihad. D’un autre côté, les juges luttaient contre la colonisation par

la production des écrits. Je me souviens que mon père a été sauvé d’assassinat,

car il était nationaliste. D’autres juges ont été assassinés comme le juge Affi et

d’autres ont subi tout genre de menaces545

.

542 Mustapha Sehimi, « Révolution française et mouvement national marocain », Revue du monde musulman et de la

Méditerranée, n° 52-53, 1989, p. 220. 543 Voir Pierre Vermeren, Histoire du Maroc depuis l’indépendance, Paris, la Découverte, 2010; Pierre Vermeren, Le

Maroc en transition, Paris, la Découverte, 2001. 544 Pour comprendre la relation de la monarchie avec les partis politiques, un retour à la période du Protectorat s’impose.

Le premier parti politique a vu le jour aux années trente. Basé sur la lutte pour la libération nationale, un regroupement de

nationaliste a créé le premier parti qui s’appelait Kutlat al-‘Amal al-Watanī (regroupement d’action nationale). Ce parti a

été remplacé par le Parti de l’Istiqlal de ‘Allal al-Fassi et le Parti Démocratique de l’indépendance fondé par le

nationaliste Hassan al-Ouazzānī. 545 Entretien avec F.I, le 3 mars 2010 à son bureau à Fès.

Page 185: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

173

Dans la même perspective, L.B. et T.I. ont confirmé l’engagement nationaliste des juges

marocains. Leur participation dans la lutte contre la colonisation était de nature

essentiellement intellectuelle. À ce propos, ils précisaient :

La réaction des juges marocains par rapport à la colonisation française était

scientifique. Ils aidaient les nationalistes par la morale, la science et la

connaissance. L’humiliation est refusée par tout le monde. Les juges étaient des

Fuqahā’ (juristes musulmans) et des ‘Ulama (spécialistes en sciences

religieuses islamiques). Le nationalisme des juges marocains était donc

intellectuel. De là, découle les réactions des nationalistes qui peut prendre

plusieurs formes : pacifique, défensive ou militaire. Il est à noter qu’ils avaient

des juges qui ont appuyé le nationalisme et d’autres ont abandonné parce qu’il y

avait des juges nationalistes qui ont été congédiés par les autorités françaises et

d’autres ont été menacés546

.

L’ensemble des réactions était dirigé contre un seul et unique adversaire : la France. Si les

réactions de la majorité des nationalistes étaient politiques ou militaires, celles des juges

étaient davantage intellectuelles en incitant les nationalistes à lutter via des discours et des

rencontres.

Au plan judiciaire, les nationalistes s’opposaient à la politique judiciaire des

gouvernements successifs. Au moyen de tracs, de réunions, de débats houleux, de meeting,

de manifestations et des prêches, ils ont sensibilisé le maximum possible de personnes et

ainsi ont joué un rôle important dans la préparation de la réforme de 1965. Pour eux, la

rupture avec l’ancien système imposé par la France devait être nette et sans ambigüité afin

de mettre fin au dualisme des juridictions hérité de la période du protectorat547

qui

manquait de souplesse, ne permettait pas de créer des liens entre les différentes juridictions,

les magistrats et les responsables et portait atteinte au principe de la souveraineté

marocaine. Ainsi l’essentiel de leurs revendications judiciaires portait sur l’unification des

juridictions marocaines548

.

546 Entretien avec T.I., le 2 mars 2010 à sa maison à Fès. Entretien avec L.B. le 26 janvier 2010 à son bureau à Fès. 547 Mohammed al Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 334. 548 Ibidem.

Page 186: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

174

L’unification des juridictions marocaines était également une priorité pour les partis

politiques549

qui étaient le bassin des nationalistes. Pour les partis, il fallait mettre fin à la

multiplicité des tribunaux instaurés pendant le Protectorat et maintenus durant presque

toute la première décennie de l’indépendance. À ce propos, Mohammed al Habib Fassi

Fihri souligne :

Ils [les magistrats français] constituaient le modèle et l’exemple parfait pour

leurs collègues marocains qui regrettaient seulement le peu de souplesse d’un

système qui ne prévoyait ni passerelles entre les différents ordres de

juridictions, ni collaboration directe ; les responsables ne s’étant jamais avisés

d’organiser pas même des colloques ou des séminaires qui auraient permis à

tous les magistrats en fonction au Maroc d’échanger leurs impressions et de

débattre de questions d’intérêt commun. Les inconvénients de ces systèmes

parallèles n’échappaient cependant à personne, d’autant plus qu’il s’agissait de

l’exercice effectif par les nationaux d’une partie essentielle de leur

souveraineté550

.

En se basant sur le principe de la souveraineté nationale, al-Iraqi, conseiller à la Cour

suprême de la magistrature, rappelle les circonstances qui conduisent à la promulgation de

la réforme de 1965 :

Il était nécessaire, en se basant sur la raison, en recourant au droit à la justice et

en respectant le principe de la souveraineté nationale, de passer à une autre

étape le plus rapidement possible, et ce, sans hésitation ni réticence ni

soupçons. […] Dans le cadre de la constitution du 14 décembre 1962, il est

temps pour les députés en tant que représentants de la population d’exprimer la

nécessité de dépasser cette étape [multiplicité des juridictions] et d’annoncer

leur décision historique concernant l’unification des juridictions. De là, la loi du

26 janvier 1965 a été promulguée551

.

C’est dire que cette réforme suscite l’enthousiasme au nom de l’indépendance et de la

souveraineté nationale et marque le début d’une nouvelle période dans l’histoire de la

justice au Maroc. Elle implique des transformations fondamentales dans l’organisation

judiciaire, dans les textes législatifs et dans le personnel judiciaire notamment les

549 Pour plus d’informations sur ces partis politiques, voir Abdelkader el-Banna, Naissance et développement de la gauche

marocaine issue du Mouvement National : le cas de l'Union socialiste des forces populaires, Thèse de doctorat, Faculté

des Sciences Juridiques Économiques et sociales de Rabat, Rabat, 1989. 550 Mohammed al Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 333. 551 Hammad al-Iraqi, La magistrature marocaine entre hier et aujourd’hui, Casablanca, Arrachad, 1975, p. 57-58.

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175

magistrats. L.B., une des juges rencontrés, résumait ainsi la situation : « […] ces

transformations judiciaires manifestaient la pensée marocaine et le début d’une véritable

indépendance de la justice. Par cette réforme de 1965 et d’autres qui suivaient, le Maroc se

dirigeait vers une réappropriation du système judiciaire »552

.

L’arabisation de la justice marocaine était aussi une revendication importante des

nationalistes afin que la langue arabe soit la langue officielle du fonctionnement judiciaire

au Maroc. Pour ce faire, ils n’ont pas manqué de signifier que l’arabe est la langue du

Coran et par conséquent, devait être beaucoup plus prise en compte. Dans ce contexte,

l’arabisation devient le véhicule aussi bien identitaire, culturel que judiciaire dans le

pays553

. Cette revendication représentait, selon la majorité des juges retraités interviewés,

un début d’une véritable indépendance de la justice. Dès lors, le gouvernement décida

d’élaborer un projet d’arabisation de la justice pour faire face à la pression des nationalistes

qui manifestaient leur impatience afin de mettre fin à un système judiciaire marocain qui

fonctionnait en français.

À partir de 1962, l’année pendant laquelle le Maroc se dotait de la première constitution de

son histoire, la question de l’arabisation devenait une priorité pour les autorités marocaines.

En 1963, le Roi Hassan II avait déclaré : « Avec l’arabisation, le Maroc doit retrouver sa

vocation première. Mohamed V considérait la préservation du critère arabe du Maroc

comme un des principes les plus chers, […]. Nous poursuivons cette politique, car en

arabisant nous ressuscitons notre culture et nos gloires »554

.

L’arabisation était considérée comme le moyen essentiel de revendication identitaire et

culturelle et est l’une des caractéristiques religieuses et culturelles qui constituaient la

source principale de la légitimité du roi. Sachant que l’arabe est la langue des textes

religieux, à savoir le Coran et la Sunna, elle recèle une dimension sacrée qui maintient les

préceptes et les valeurs islamiques lesquels constituaient, à leur tour, le fondement, le

support et la légitimité de l’institution monarchique au Maroc. Les réformistes avaient

552 Entretien avec L.B. le 26 janvier 2010 à son bureau à Fès. 553 Pour plus d’informations sur le débat linguistique, voir Malika Ech-chadli, La politique linguistique du Maroc à

travers les plans de développement en matière d’éducation 1956 à 1986, thèse de doctorat, Université Laval, 1993. 554 Malika Ech-chadli, op. cit., 1993, p. 112.

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176

également cette même vision de la langue arabe. Mieux, ils l’ont considéré comme étant

l’élément pouvant fédérer la grande majorité des Marocains parce qu’étant un élément

culturel fondateur555

. Toute réforme devait se référer à la langue arabe.

L’objectif principal poursuivi par les partis politiques était donc de faire fonctionner la

justice au Maroc en langue arabe, par des magistrats nationaux et des juridictions unifiées.

Face aux revendications des nationalistes marquées par des débats houleux au niveau

parlementaire et politique556

, le gouvernement marocain déclarait que la réalisation de

l’unification, de l’arabisation et de la marocanisation de la justice demandait encore du

temps. Il fallait commencer par unifier les lois et les codes pour l’étendre à toutes les

juridictions. Cette unification de la législation exigeait plus de patience afin de permettre,

d’une part, aux juges marocains de se familiariser et d’appliquer ces nouvelles lois dans le

cadre de l’unification des tribunaux et d’autre part, aux facultés de droit de former les futurs

juges557

. Concernant la marocanisation du personnel judiciaire, le ministre de la Justice

précisait que cette politique était en cours parce que le nombre des magistrats étrangers était

en diminution par rapport à leur nombre au début de l’indépendance. Par contre,

l’arabisation devait, selon le ministre, concerner toutes les institutions publiques du pays.

Cette approche du ministre a été rejetée par le parti de l’Istiqlāl qui appelait au passage

immédiat vers une véritable indépendance judiciaire permettant l’unification des

juridictions et la prise en main du système judiciaire par les Marocains558

. Sur cette base,

M. Baddou, un représentant de ce parti, déposait une proposition de loi en 1964559

demandant la suppression de toutes les juridictions créées par les Français en 1913 (dahir

du 12 août 1913), la fusion des tribunaux de paix aux tribunaux du Sadad et l’unification

des tribunaux de première instance aux tribunaux régionaux. Une seconde proposition a été

déposée par le parti de l’Union Nationale des Forces Populaires (UNFP). M. Teber,

bâtonnier du barreau de Casablanca, proposait l’unification immédiate des affaires pénales

et la poursuite des tribunaux modernes en matière civile et commerciale, et ce, pendant une

555 Stéphanie Pouessel, op. cit., 2006, p. 123. 556 Mohamed el-Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 333-349. 557 Ibidem. 558 Ibidem. 559 Mohamed el-Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 338.

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177

période de trois ans afin de préparer adéquatement la réglementation nécessaire et

appropriée560

. Une troisième proposition conciliatrice a été déposée par le Front National

pour la Défense des Institutions Constitutionnelles (FDIC) allant dans le sens de la

proposition de l’UNFP tout en améliorant celle de l’Istiqlāl. Selon Jean Sauvel :

Trois propositions de loi émanant des groupes parlementaires de 1’Istiqlal, de

1'U.N.F.P. et du F.D.I.C. furent examinées, sous la présidence du bâtonnier

Teber du barreau de Casablanca, par la commission de la législation de la

chambre des représentants, qui élabora un projet qui fut accepté par les trois

partis qui renoncèrent à leurs propositions. Ce projet fut voté le 2 juin 1964 par

l’unanimité des 109 députés présents à la chambre des représentants après des

interventions favorables de MM. Horma Ould Bahana (F.D.I.C.), Torrès

(Istiqlal) et Abdellatif Benjelloun (U.N.F.P.). Les députés se levèrent et

applaudirent la lecture du texte, qui édictait l’unification des juridictions,

l’unification de la législation, l’utilisation de la seule langue arabe et la

marocanisation du personnel magistrat au plus tard pour le 31 décembre 1965 et

chargeait le ministre de la Justice de prendre toutes les mesures utiles pour

assurer son exécution. MM. Abdelhadi Boutaleb, ministre délégué auprès du

premier ministre (devenu ensuite ministre de la Justice) et Abdelkader

Benjelloun, ministre de la Justice, qui étaient au banc du gouvernement

n’intervinrent pas dans le débat561

.

Les juges marocains avaient joué ainsi un rôle important pour établir l’unification,

l’arabisation et la marocanisation de la justice. Cependant, leur projet fera face à une

opposition ardue de la part d’autres juges également et d’hommes politiques. Ce qui rendait

la réalisation de ce projet difficile. Le témoignage de Hammād al-Irāqī, jadis juge conseiller

auprès de la Cour suprême et président du Regroupement des juges (Rābitat al-Qudāt), est

dès lors précieux pour appréhender le contexte de l’époque, dans la mesure où la plupart

des juges de ce regroupement sont décédés. Voici ce qu’il écrit :

Il est essentiel de noter ici et pour l’histoire la lutte extraordinaire que le

regroupement des juges (Rābitat al-Qudāt) a mené pour le principe d’unifier, de

marocaniser et d’arabiser les juridictions. Cette lutte était ardue et difficile

parce que les opposants à ce principe travaillaient à l’intérieur et à l’extérieur de

la magistrature. Ils exerçaient dans des postes supérieurs et décisionnels. En

plus, il y avait des juges, des avocats et des conseillers techniques de hauts

560 Mohamed el-Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 341-342. 561 Jean Sauvel, « La réforme de la justice au Maroc », Annuaire de l'Afrique du Nord, 1965, vol. 3, p. 98.

Page 190: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

178

calibres présidés par le ministre de la Justice de cette époque. Ce dernier

exprimait son opposition à ce principe aux députés soit à l’assemblée

parlementaire au celle des conseillers. Il affrontait par ces propos les principes

fondamentaux et sacraux de la communauté. Cependant, le rôle du

regroupement était efficace et influençable lorsque la question de l’unification

des juridictions a été posée entre les mains de l’assemblée parlementaire. […]

Dès que les députés avaient commencé la discussion de ce sujet, les juges du

regroupement qui se trouvaient à Rabat ont commencé à contacter les députés

en leur expliquant les inconvénients de la magistrature causés par la multiplicité

des juridictions qui se basaient sur la discrimination et la différenciation. La

victoire était de notre côté. […] Effectivement, la commission de la justice et de

la législation découlant de l’assemblé parlementaire a accepté d’entendre le

président du regroupement des juges après avoir informé le ministre de nos

revendications même si ce dernier n’était pas d’accord. Cette commission a pris

connaissance que les juges sont plus convaincus que les autres de la nécessité

de l’unification, de la marocanisation et de l’arabisation de la justice.

L’unification doit se faire dans le cadre des tribunaux ordinaires et selon la

hiérarchie indiquée dans la constitution. Le regroupement désire aussi la

révision de la législation afin qu’elle soit compatible avec la Sharī‘a

islamiques562

.

Pour consacrer une véritable indépendance de la justice, la commission législative de

l’assemblée parlementaire élaborait un projet de loi sur l’unification, l’arabisation et la

marocanisation du système judiciaire marocain qui fut voté à l’unanimité par la chambre

des représentants sous un tonnerre d’applaudissements, et promulguée par le dahir du 22

Ramadan 1384 (26 janvier 1965) après avoir reçu l’approbation de la chambre des

conseillers le 17 juin 1964563

. Ben Salāma, conseiller à l’institut national des études

judiciaires au Maroc, précise que « les juges français qui sont restés, jouaient le rôle des

conseillers juridiques des magistrats marocains. Ils n’avaient pas de relation avec la prise de

décisions judiciaires »564

. Ainsi, la voie était ouverte pour la promulgation de la réforme

judiciaire de 1965.

562 Hammad al-Iraqi, op. cit., 1975, p. 59-61. 563 Mohamed el-Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 339. 564 Abderrahim Ben Salāma, l-Murshid Fī Mihnat al-Qadā’ wa al-Muhāmāt, Rabat, Dār Nashr al-Ma‘rifa li al-nashr wa

al-Tawzī‘, 1995, p. 63.

Page 191: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

179

4.2.2 La réforme judiciaire de 1965 : vers un début d’une culture

conciliatrice

L’examen du dahir de 1965 et les propos de nos interlocuteurs ont permis de constater que

le système judiciaire du Maroc amorçait une nouvelle phase marquée par le début d’une

certaine autonomisation de la justice. Cette dernière se faisait sous le seau de l’unification,

l’arabisation et la marocanisation. En effet, la loi d’unification, de marocanisation et

d’arabisation de la justice marocaine était la première loi d’importance, car elle réalisait un

double objectif : l’unification des juridictions d’une part, la marocanisation et l’arabisation

de la justice d’autre part. Elle est constituée principalement de sept articles565

ainsi

stipulés :

Article 1 : « Sont unifiées en vertu de la présente loi sur l'ensemble du territoire du

Royaume toutes les juridictions marocaines à l'exception du tribunal militaire et de la Haute

Cour de justice mentionnées au titre VII de la Constitution ».

Article 2 : « Les juridictions ainsi unifiées comportent les tribunaux suivants : Tribunaux

du sadad ; Tribunaux régionaux ; Cours d'appel ; Cour suprême ».

Article 3 : « Tous les textes en matière de chraa et de législation hébraïque ainsi que les

lois civiles et pénales actuellement en vigueur seront, jusqu'à ce qu'il soit procédé à leur

révision, applicables devant les juridictions visées à l'article premier. Les affaires du chraa

et les affaires hébraïques sont en premier ressort de la compétence des tribunaux du sadad

et en second ressort de la compétence des tribunaux régionaux ».

Article 4 : « Nul ne peut exercer les fonctions de magistrat auprès des juridictions

marocaines s'il n'est de nationalité marocaine ».

Article 5 : « Seule la langue arabe est admise devant les tribunaux marocains tant pour les

débats et les plaidoiries que pour la rédaction des jugements ».

565 Bulletin officiel du Maroc, 3 février 1965, no 2727, p. 108. Voir l’annexe P (p. 321).

Page 192: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

180

Article 6 : « Le ministre de la Justice est chargé de l'exécution de la présente loi dont les

dispositions doivent être mises en application dans tout le territoire du Royaume avant

l'expiration de l'année 1965 ».

Article 7 : « Tous les délits et infractions prévus par le dahir du 9 ramadan 1331 (12 août

1913) relatif à l'organisation judiciaire relèveront dès la publication de la présente loi, de la

compétence des tribunaux connus actuellement sous le nom de Tribunaux de droit

commun ».

Essentiellement, les articles de ce dahir de 1965 mettent l’accent sur l’unification,

l’arabisation et la marocanisation de la justice. Désormais, les juridictions du Shra‘ les

tribunaux rabbiniques et les juridictions modernes sont supprimés tout en les fusionnant

dans les tribunaux de droit commun, à savoir les tribunaux du Sadad comme premier

ressort et les tribunaux régionaux en tant que second degré. Cette disposition, comme nous

le voyons, prévoyait l’unification des tribunaux traditionnels sous une seule juridiction,

mettant ainsi en place une hiérarchie judiciaire en cas de recours. Par contre, les cours

d’appel et la cour suprême étaient des juridictions déjà unifiées566

. Les tribunaux du qādī,

les tribunaux rabbiniques, les tribunaux modernes installés auparavant par la France ainsi

que leurs juridictions d’appel sont agrégés dans un seul et même nouvel ordre judiciaire. La

loi de l’unification englobe toutes les juridictions à l’exception du tribunal militaire et celui

de la Haute Cour567

, certainement en raison de leur statut spécial568

. Ce faisant, ce

processus d’unification qui semblait être une amorce de réforme constituait en fait une

continuité dans la mesure où la justice fonctionnait encore avec la structure héritée de la

France. La hiérarchie judiciaire et l’unification des tribunaux constituent deux éléments de

la modernité de la justice marocaine.

Aussi la réforme de 1965 ne s’est pas étendue à toute la législation marocaine. Hammad al-

Irāqī précise :

566 Jean Sauvel, op. cit., 1965, vol. 3, p. 100. 567 L’article 1 de la de loi d’unification, de marocanisation et d’arabisation de la justice (26 janvier 1965). Nous signalons

que la Haute Cour est prévue par la constitution marocaine. Elle a pour mission la sanction des crimes et des délits

commis par les membres du gouvernement dans l’exercice de leurs fonctions. 568 Mohamed el-Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 340.

Page 193: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

181

Lorsque le parlement a décidé l’unification des tribunaux, leur marocanisation

et leur arabisation, il n’a pas résolu que les lois civiles applicables dans les

juridictions – modernes – soient les lois applicables dans les juridictions

unifiées. Mais, il a décidé la révision de toutes les lois et elles ne seront pas

applicables dans ces tribunaux jusqu’à leur révision569

.

Notons que le nouveau droit marocain s’appliquait devant toutes les juridictions créées

durant le Protectorat. Néanmoins, l’unification des codes juridiques s’imposait. Les lois

devaient être arabisées, unifiées et compatibles avec la Loi islamique (droit civil, pénal et

foncier, procédures civiles et pénales). Cette démarche a débuté immédiatement après la

promulgation de la réforme de 1965.

Par ailleurs, le fait que la langue arabe devienne la langue de fonctionnement de la justice -

utilisée dans les délibérations, dans les audiences et dans la rédaction des décisions de

justice - attestait qu’une des demandes des nationalistes avait abouti. En effet, le

gouvernement marocain adhérait positivement aux revendications des nationalistes en

promulguant un article spécifique sur cette question (article 5 de la loi de 1965).

Cependant, sa mise en pratique fut progressive du fait que les lois n’étaient pas encore

unifiées et que les tribunaux manquaient de magistrats marocains ce qui nécessitait le

maintien des magistrats français pour trancher les litiges soumis aux tribunaux modernes.

Jean Sauvel rappelle en effet que « jusqu'au 31 décembre 1965 les magistrats français

furent incorporés dans les tribunaux unifiés et ils y formèrent des chambres auxquelles

furent soumises les affaires qui ressortaient autrefois de la compétence des tribunaux

modernes instaurées par la France. Des magistrats marocains participèrent comme président

ou assesseurs à leurs travaux, ou y assistèrent »570

.

La pénurie de magistrats marocains571

licenciés572

expliquée plus haut, capables de se

familiariser rapidement avec les nouvelles procédures judiciaires pour rendre la justice573

,

eut trois effets. D’une part, il fallut repérer des juges bilingues qui seraient aptes à assimiler

569 Hammad al-Iraqi, op. cit., 1975, p. 67. 570 Jean Sauvel, op. cit., 1965, vol. 3, p. 101. 571 Le nombre des juges marocains ne dépassait pas 800 en tout, voir Mohamed el-Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 355. 572 Il y avait juste 100 juges titulaires d’une licence en droit. 70% démissionnaient en préférant le secteur privé, voir

Mohamed el-Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 355. 573 Michel Rousset, « Unité et dualité de juridictions », in Michel Rousset, Indépendance nationale et système juridique au

Maroc Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, Collection Mélanges, 2000, p. 115.

Page 194: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

182

les compétences attribuées à leurs collègues étrangers. Aussi, le ministère de la Justice avait

besoin des magistrats capables de juger et d’administrer en même temps. D’autre part, le

ministère de la Justice a organisé un concours pour recruter d’autres juges. La situation de

la justice demeurait néanmoins délicate en raison du déficit de plus en plus pressant de

juges, entraînant beaucoup de lourdeurs administratives. Cela conduisit à une allocution du

feu Roi Hassan II, le 12 novembre 1964, au Conseil Supérieur de la Magistrature pour

rappeler aux magistrats la gravité de la situation que traversait la justice du Maroc

indépendant tout en appréciant leur volonté d’aider cette institution à accomplir sa mission.

Cette allocation du roi semble avoir eu un impact profond sur les membres du Conseil

Supérieur de la Magistrature, si nous nous référons à Mohamed el-Habib Fassi Fihri 574

. En

effet, le directeur du Conseil, M. Abdelhadi Boutaleb, a été amené à améliorer les

rémunérations des magistrats pour assurer la stabilité du corps magistral et assurer

l’application de la loi d’unification dans les meilleures conditions possibles. Par ailleurs,

dès leurs formations achevées, des juges furent « promus tout de suite à des postes de

direction ou de présidence »575

.

En ce qui concerne l’arabisation de la justice, la grande majorité des juges maîtrisait la

langue arabe. Par contre, les autres institutions avec lesquelles ils collaboraient,

produisaient leurs rapports en langue française576

ce qui engendrait des difficultés. Par

ailleurs, la traduction des textes administratifs et procéduraux exigeait de nouvelles

machines dactylographiques munies de claviers arabes.

Au plan législatif, la révision et l’arabisation du code des obligations et des contrats

promulgués en 1913 étaient d’ailleurs mises immédiatement en chantier. Comme le

souligne Hammad al-Iraqi, juge et représentant des juges dans la commission à cette

époque, celle-ci regroupait les spécialistes les plus éminents du droit moderne et du droit

musulman et fut chargée de réaliser ce travail de grande envergure577

. Cependant, il est à

noter que notre reflexion a porté davantage sur le fonctionement judiciaire que sur le droit

574 Mohamed el-Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 358-360. Nous n’avons pu nous entretenir de cela avec les juges

rencontrés. 575 Jean Sauvel, op. cit., 1965, vol. 3, p. 101. 576 À titre d’exemple, tous les rapports et les procès-verbaux des gendarmes et des policiers ont été rédigés en langue

française. 577 Hammad al-Iraqi, op. cit., 1975, p. 65-66.

Page 195: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

183

applicable. Autrement dit, cette question de compatibilité n’a fait fait l’objet d’une analyse

approfondie dans notre thèse.

Le sixième article fixe la date d’entrée en vigueur de cette loi, à savoir, le 31 décembre

1965. C’est le ministre de la Justice qui est chargé de l’appliquer578

. Al-Hajoui, président

du tribunal régional de Béni Mallal, donne les grandes lignes du plan d’action du ministre

chargé d’appliquer la réforme :

Dans un discours adressé aux juges de la juridiction de Casablanca, le ministre

de la Justice a exposé les grandes lignes du programme du ministère de la

Justice. Il a préparé un plan d’action précis afin que le ministère réalise

l’unification des juridictions, leur marocanisation et leur arabisation dans les

délais exigés par le parlement. Selon ce plan d’action, plusieurs commissions

ont été constituées dont les membres étaient des magistrats, des grands savants

connus par leur savoir en fiqh et en droit. Cette commission avait pour mission

l’arabisation des législations et leur révision579

.

Il est essentiel de noter que le fait de se référer à des savants en fiqh visait l’adaptation et la

compatibilité du système juridique et judiciaire aux préceptes de l’islam. Cette façon de

faire rejoignait la politique des autorités marocaines de concilier héritage islamique et

modernisation.

Enfin, l’article sept déclare, dès la publication de la loi, l’attribution de toutes les

compétences en matière pénale aux tribunaux dits de droit commun. Les dispositions de cet

article permettaient d’intégrer les infractions pénales issues du dahir de 1913 dans les

compétences des nouveaux tribunaux. Cette mesure ne constituait pas une rupture mais au

contraire une continuité par rapport à l’ancien système instauré par le Protectorat.

La majorité des juges interviewés s’accordèrent sur le fait que la réforme judiciaire de 1965

fut une étape importante pour la justice au Maroc. M.A. soulignait que: « Cette loi

d’unification, de marocanisation et d’arabisation a facilité la formation des magistrats. On a

578 Bulletin officiel du Maroc, 3 février 1965, no 2727, p. 108. Voir l’annexe P (p. 321). 579 Al-Hassan Al-Hajoui, « Notre culture judiciaire, il faut l’unifier », Revue de la magistrature et de droit, no. 70-71,

1963, p. 422-426.

Page 196: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

184

recyclé les anciens juges pour leur donner les nouvelles procédures. Par contre, à partir de

1970, la formation des juges à l’Institut est devenue obligatoire »580

.

Quant à M.M., il confiait ceci :

La réforme de 1965 fut une étape cruciale dans l’évolution de l’institution de

juges au Maroc. Avec cette réforme, on ne faisait plus affaire uniquement avec

les élites, mais aussi avec tous les citoyens. Cette réforme fut le départ d’un

chantier de réformes et des modifications des lois et des règlements que les

Français avaient initié. À titre d’exemple, la révision et l’arabisation du code

des obligations et des contrats promulgués en 1913 étaient d’ailleurs mises en

chantier immédiatement. Une commission qui regroupait les spécialistes

marocains les plus éminents du droit moderne et du droit musulman a été

chargée de réaliser ce travail de grande envergure. Ce fut le début de la culture

juridique marocaine et il ne faut pas oublier que ce sont les Français qui ont fait

l’unification des lois. C’était un impact positif du Protectorat sur le système

judiciaire marocain qu’il ne faut pas ignorer, car avant le Protectorat, le juge

traditionnel se basait sur les opinions des fuqaha (juristes musulmans) qui se

divisaient parfois sur la même question. Alors, l’unification de la loi a aboli les

divergences qui existaient. Le code de la famille illustre le bon exemple581

.

À la lecture des articles de la loi et des propos des juges rencontrés, il apparaît clair qu’une

réelle volonté de législateur marocain à établir les principes de la souveraineté nationale

était établie582

. Avec cette réforme s’annonce la voie d’une réappropriation de la justice

marocaine, par l’élaboration d’une culture juridique et judiciaire pratique et par le fait que

les Marocains pouvaient exercer la loi dans leur langue et dans le respect de leur culture.

Ainsi, cette loi amorçait le mouvement de la marocanisation du personnel judiciaire afin

que la justice, qui représente un des piliers de la souveraineté, ne puisse, à moyen et long

terme, être plus exercée par des magistrats français.

Toutefois, dans les faits, l’application de cette loi ne fut pas tâche facile car sa mise en

œuvre a rencontré des obstacles d’ordre technique et d’ordre structurel comme nous l’avons

vu mais aussi d’ordre politique583

. Par ailleurs, cette loi ne déterminait pas clairement le

580 Entretien avec M.A. le 12 février 2009 à son bureau à Rabat. 581 Entretien avec M.M., le 26 janvier 2009 à Fès. 582 Abdelhamid Akhrif, Droit judiciaire privé, recueil de textes, Université Sidi Mohamed ben Abdellah, Fès, 1997, p. 18. 583 Pour plus d’informations des positions politiques qui avaient présidé à la rédaction de la loi du 26 janvier 1965, nous

vous référons à cet ouvrage remarquable de Mohamed el-Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 341-349.

Page 197: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

185

degré d’intégration des anciennes juridictions ainsi que la transition de leurs compétences

d’attribution. Outre le choix de trouver une compatibilité entre droit musulman et droit

positif, plusieurs interrogations relatives aux procédures demeuraient en suspens telles que :

quels tribunaux auraient la compétence de trancher les litiges en matière de statut

personnel, familial et successoral, comme en matière immobilière? Est-ce le tribunal du

qādī, les tribunaux de Sadad ou bien les tribunaux régionaux?

Faisant face à ce genre d’interrogations, le ministère de la Justice décida à partir de 1965,

tout en élaborant un nouveau texte susceptible de réorganiser définitivement la justice au

Maroc, de proposer des solutions temporaires. Les nouveaux tribunaux du Sadad unifiés

remplacèrent les tribunaux de paix. La compétence des tribunaux du Sadad s’est donc

accrue de celle des tribunaux de paix, notamment en matière civile (litiges relatifs aux

conflits et aux accidents du travail, matière de référé…). Les nouveaux tribunaux régionaux

unifiés constituèrent les véritables juridictions de droit commun. Ils ont absorbé les anciens

tribunaux de 1ère instance. Depuis le 1er

octobre 1965, ces tribunaux s’étendaient à la

matière civile et commerciale ainsi qu’aux litiges en matière d’immeubles immatriculés584

.

Après avoir analysé la réforme de 1965, nous étudierons maintenant une autre réforme

aussi importante dans l’histoire de la justice marocaine. Il s’agit de la réforme de 1974 qui a

conduit le système judiciaire au Maroc vers une nouvelle réorganisation.

5.2.3. La réforme judiciaire de 1974 : vers une plus profonde modernisation

L’année 1974 sera une année charnière dans la vie de la justice marocaine. En effet, le dahir

promulgué cette année met l’accent sur l’ouverture vers la modernité tout en la conciliant

avec la tradition. C’était en quelque sorte une ouverture dans l’enracinement au patrimoine

traditionnel islamique. En effet, pour avoir impulsé la promulgation de nouveaux textes

relatifs à l’organisation judiciaire et à la procédure civile ainsi que des dispositions

transitoires en matière de procédure pénale, la majorité des juges interviewés témoignèrent

que la réforme de 1974 est une innovation judiciaire considérable. La plupart d’entre eux

ont mis l’accent sur l’apparition de nouvelles juridictions, d’une nouvelle hiérarchie et de

584 Voir Abdellah Boudahrain, Droit judiciaire privé au Maroc, Casablanca, Société d’édition et de diffusion Al Madariss,

3e édition, 1999, p. 34.

Page 198: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

186

nouvelles procédures. Du reste, les hommes qui ont vécu cette situation ont éprouvé une

certaines difficultés d’adaptation. Tout était nouveau chez eux. À cet effet, M.Q. affirme :

Aucun juge ou juriste ne peut parler de l’évolution de la justice marocaine sans

faire référence à la réforme de 1974. C’est une réforme très importante parce

qu’il a conduit le système judiciaire vers une nouvelle structuration de la justice

au Maroc. La création des juridictions communales et d’arrondissement était

une nouveauté. Cette réorganisation du système judiciaire introduisait une

hiérarchie claire. Nous trouvons les tribunaux de première instance, les Cours

d’appel et la Cour Suprême en tant qu’instance de dernier recours585

.

À travers ces propos, la création des juridictions communales et d’arrondissement a donné

naissance à une nouvelle hiérarchie judiciaire. À cet égard, les tribunaux sont organisés

selon une structure à quatre niveaux. La Cour suprême est au sommet de la pyramide. Elle

fonctionne comme une cour de dernier ressort national. Immédiatement au-dessous de la

Cour suprême, siègent les cours d’appel. Viennent ensuite les tribunaux de première

instance et au bas de la hiérarchie, se trouvent les juridictions communales et

d’arrondissement. Cette hiérarchie a été calquée sur le système judiciaire imposé par la

France sous le Protectorat. Cependant, le seul ajout à souligner est l’introduction des

juridictions communales et d’arrondissements. Le témoignage de L.B., recrutée trois ans

avant la réforme de 1974,est éclairant à cet égard :

Le dahir de 1974 portant sur l’organisation judiciaire constitue une réforme

remarquable dans le système judiciaire au Maroc en général et dans l’institution

de juge en particulier. Cette réforme a renforcé les fondements judiciaires

développés depuis l’indépendance du Maroc. Cette réforme a été instaurée

quand je vivais ma première expérience comme juge au tribunal régional de Fès

(1971-1974). C’était l’une des meilleures phases de l’évolution de la

magistrature. Aussi, elle était la période par excellence d’élaboration des

procédures civiles et pénales. Cette réforme a poussé les juges à renforcer leur

formation personnelle. Le juge est responsable de ses dossiers, c’est pourquoi la

nouvelle réforme demandait la multiplication des efforts pour sa mise en œuvre.

C’était une étape importante de ma carrière. J’ai déployé beaucoup d’efforts, au

déprimant de ma santé, de mes enfants et de ma famille, pour m’adapter aux

modifications judiciaires et surtout pour imposer ma personnalité de juge, car

j’étais la première et la seule femme magistrat à Fès. Je me souviens beaucoup

de cette période grandiose de la magistrature au Maroc parce que j’exerçais

585 Entretien avec M.Q. le 1e février 2010 à son bureau à Fès.

Page 199: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

187

avec des magistrats éminents de haut calibre qui étaient des fūqaha et des

spécialistes de droit positif en même temps. Ce sont des magistrats dont le

corps de la magistrature se souviendrait de leurs compétences surtout au niveau

de la conciliation entre le fiqh et le droit positif. C’est-à-dire la conciliation

entre modernité et tradition au niveau de droit et de son application. Je cite par

exemple, les magistrats al-Bousūghī586

, Lfqih al-Ziyāni, al-Abdlaoui, Moulay

Mohamed Skalī et Zouiten. Ce sont des magistrats qui ont participé dans

l’adaptation de l’institution de juge avec la réforme de 1974. Une réforme qui a

structuré les tribunaux marocains selon un nouvel ordre hiérarchique. Il y avait

aussi les juridictions communales et d’arrondissement judiciaire. Ces collègues

ont participé dans ma formation et dans mon expérience de juges587

.

À travers ces propos, la réforme de 1974 était non seulement importante mais aussi recevait

l’adhésion de tous les membres du corps des magistrats. Ainsi, la nouvelle structuration

judiciaire nécessitait la promulgation de nouvelles démarches procédurales soit au plan

civil ou pénal afin d’assurer la mise en œuvre de cette réforme. Ces procédures constitue un

élément marquant de la modernité judiciaire. Il fallait que les magistrats, en tant qu’acteur

principal de l’application de cette réforme, développent leurs connaissances et multiplient

leurs efforts pour bien assimiler les nouvelles innivations judiciaires introduites dans la

réforme de 1974 et maitriser les procédures qui constituaient la base de la modernisation du

système judiciaire marocain. C’est pourquoi L.B. a confirmé que le besoin de développer la

formation personnelle des magistrats s’imposait. De plus en plus, les magistrats sentaient la

nécessité de répondre aux règles de la hadātha qui signifie, comme le disait al-Jābrī, une

nouvelle lecture de la tradition au sens du turāth visant sa prise en compte tout en

s’adaptant à la nouvelle structuration judiciaire et au contexte international. C’est pourquoi

la démarche de ces magistrats signifie avant tout une modernité de méthode, une modernité

de vision. Rappelons que Balandier faisait une différenciation entre la modernité et la

modernisation. La première étant ce vers quoi il faut aller, la seconde ce par quoi elle

pourrait ou devrait être atteinte. Dès lors, la modernité de méthode, de procédure et de

vision n’avait qu’une seule finalité, la modernisation de la justice marocaine.

Par ailleurs, la nouvelle organisation judiciaire comprenait les juridictions de droit commun

suivantes : les tribunaux communaux et d’arrondissement ; les tribunaux de première

586 Nous l’avons rencontré mais étant donné son état de santé, un entretien était impossible. 587 Entretien avec L.B. le 26 janvier 2010 à son bureau à Fès.

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188

instance ; les cours d’appel et la Cour suprême. En ce qui concerne les tribunaux

communaux et d’arrondissement, nous soulignons qu’en plus de la réforme principale

portant la loi n° 1-74-338 du 15 juillet 1974 relative à l’organisation judiciaire du

royaume588

, le législateur marocain a consacré tout un dahir spécifique aux tribunaux

communaux et d’arrondissement. Il s’agit du dahir portant la loi numéro 1-74-339 du 15

juillet 1974589

qui institue des juridictions communales dans les communes rurales et des

juridictions d’arrondissements dans les communes urbaines590

. Ce sont des tribunaux qu’on

peut qualifier comme des tribunaux spéciaux, car la particularité de leur organisation et de

leur fonctionnement étaient conformes aux nouvelles dispositions. Il semble aussi qu’ils

peuvent être considérés, dans une partie, comme des tribunaux de droit commun à cause de

leur implantation géographique et leur compétence d’attribution en matière civile comme

en matière pénale591

.

En vertu des dispositions de cette loi, les juridictions communales et les juridictions

d’arrondissements se composaient d’un juge unique assisté d’un greffier ou d’un

secrétaire592

. Cet aspect relève implicitement de comment s’exçait la justice avant le

protectorat où la collégialité n’existait pas. Cette façon de procédé relève clairement de la

tradition au sens de turāth.

Aussi, les juges de ces juridictions se divisaient en deux catégories. D’une part, il y avait

des juges qui étaient des juristes ou des magistrats professionnels. C’est dire que les juges

communaux ou d’arrondissement étaient choisis, parallèlement aux tribunaux de première

instance, à partir du corps des magistrats. Il s’agissait de magistrats délégués par le tribunal

de première instance de leur circonscription. D’autre part, la deuxième catégorie est

constituée de juges issus de la société en tant que juges populaires. L’objectif de ces choix

était de constituer des juridictions rurales tout en évitant d’opérer un changement brusque.

588 Bulletin officiel du Maroc, 17 juillet 1974, no 3220, p. 1081-1083. Voir l’annexe Q (p. 323). 589 Bulletin officiel du Maroc, 17 juillet 1974, no 3220, p. 1090-1094. Voir l’annexe R (p. 325-329). 590 Article 1 du dahir du 15 juillet 1974 déterminant l'organisation des juridictions communales et d'arrondissement et

fixant leur compétence. Voir Bulletin officiel du Maroc, 17 juillet 1974, no 3220, p. 1090-1094. Voir l’annexe R (p. 325-

329). 591 Abdellah Boudahrain, op. cit., 1999, p. 40. 592 Article 2 du dahir du 15 juillet 1974 déterminant l'organisation des juridictions communales et d'arrondissement et

fixant leur compétence. Voir Bulletin officiel du Maroc, 17 juillet 1974, no 3220, p. 1090-1094. Voir l’annexe R (p. 325-

239).

Page 201: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

189

En outre, les juges d’arrondissement et les juges communaux étaient choisis soit parmi les

magistrats, conformément aux dispositions du statut de la magistrature. Pour les juridictions

rurales, le choix pouvait se faire, sur proposition des notables de la tribu parmi de simples

citoyens ayant une bonne connaissance de leur milieu, également respectés et digne de

confiance. Dans ce dernier cas, chacun des juges est assisté par deux suppléants593

.

Soulignons que les modalités de désignation de ces derniers juges ont été réglementées par

le décret numéro 2-74-499 du 16 juillet 1974 pris pour l’application de l’article 5 du dahir

numéro 1-74-399 du 15 juillet 1974 déterminant l’organisation des juridictions

communales et d’arrondissement et fixant leur compétence. Aussi bien le décret que le

dahir faisaient ressortir une certaine dualité entre tradition au sens d’asāla (la tradition) et

modernité au sens mu’āsara. En effet, on acceptait de manière traditionnelle de choisir des

juges en milieu rural sur la base de leur connaissance et leur enracinement du milieu.

Tandis qu’en milieu urbain, le choix se faisait sur la base de connaissances professionnelles

et académiques.

En vertu de cette loi, les juges des communes rurales ainsi que leurs suppliants étaient élus

par un collège spécial pour une durée de trois ans sur proposition du conseil supérieur de la

magistrature594

. Dans ce cas, cette loi permettait au pouvoir exécutif d’intervenir dans la

procédure électorale des juges ainsi que leur recrutement595

. Sur ce, le collège électoral est

composé de 100 personnes désignées par une commission qui fixe la compétence

territoriale de chaque juge communal ou d’arrondissement. Aussi, elle reçoit les

candidatures au collège électoral. Parmi les membres de cette commission, on y trouve des

cadres découlant du pouvoir exécutif tels que le caïd et le président du conseil de la

commune rurale596

. Dans cette perspective, Mohamed Mouaqit note : « Les juridictions

communales et d’arrondissement sont des juridictions à juge unique. Les juges qui y

siègent ne sont pas obligatoirement des magistrats professionnels. Elles s’analysent en

593 Article 3 du dahir du 15 juillet 1974 déterminant l'organisation des juridictions communales et d'arrondissement et

fixant leur compétence. Voir Bulletin officiel du Maroc, 17 juillet 1974, no 3220, p. 1090-1094. Voir l’annexe R (p. 325-

329). 594 Abdellah Boudahrain, op. cit., 1999, p. 41. 595 Abdelhamid Akhrif, op. cit., 1997, p. 27. 596 Hammad al-Iraqi, op. cit., 1975, p. 86-90.

Page 202: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

190

réalité comme une tentative de juridictionnalisation makhzénienne dans le traitement des

plaintes »597

.

Avec cette façon de faire, le législateur a voulu amener les transformations d’une manière

progressive. La présence du caïd dans le collège pourrait être considérée comme une

immixtion du temporel dans le judiciaire. Cependant, sa participation était beaucoup plus

administrative que judiciaire dans la mesure où il avait un rôle consultatif dans la

désignation des juges ruraux. Par ailleurs, les membres du collège électoral doivent être de

nationalité marocaine et être âgées de 40 ans ou moins598

. Pour être admissibles, les 100

personnes doivent répondre aux conditions suivantes : être de bonne moralité et n’avoir

jamais subi de condamnation pour crime et délit, à l’exception des infractions involontaires;

être domiciliés effectivement dans la commune; jouir de leurs droits civiques et avoir des

aptitudes leur permettant de remplir les fonctions de juge599

. D’après ces conditions, aucune

formation juridique, judiciaire ou autre n’est exigée pour les membres du collège. Cette

réforme n’a ainsi pas respecté la constitution en envisageant une autre catégorie de juges

qui n’avait pas eu une formation en droit. Ils n’avaient pas été soumis au même mode de

recrutement que leurs collègues des autres tribunaux600

. La loi n’exigeait aucune formation

académique, juridique ou judiciaire pour les juges destinés aux communes rurales601

alors

que les juges professionnels affectés dans les tribunaux urbains devaient acquérir une

formation universitaire et une autre à l’institut supérieur de la magistrature. Notons aussi,

pour mieux cerner cette dichotomie entre le rôle de juge rural et celui de juge urbain, que le

juge rural siégeait dans des juridictions des communes rurales alors que le juge urbain

exerçait en ville dans des tribunaux d’arrondissements urbains, dans des tribunaux de

première instance, dans des cours d’appel et à la Cour Suprême.

Cette façon de faire montre que malgré les réformes, la tradition reste un élément dominant

et demeure une source de référence dans le nouvel ordre judiciaire en construction. Les

597 Mohamed Mouaqit, Liberté et libertés publiques, Casablanca, éditions Eddif, 1996, p. 100. 598 Abderrahim Ben Salāma, al-Murshid Fī Mihnat al-Qadā’ wa al-Muhāmāt, Rabat, Dār Nashr al-Ma‘rifa li al-nashr wa

al-Tawzī‘, 1995, p. 64. 599 Article 5 du dahir du 15 juillet 1974 déterminant l'organisation des juridictions communales et d'arrondissement et

fixant leur compétence. Voir Bulletin officiel du Maroc, 17 juillet 1974, no 3220, p. 1090-1094. Voir l’annexe R (p. 325-

329). 600 Mohamed el-Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 409-410. 601 Abderrahim Ben Salama, op. cit., 1995, p. 64.

Page 203: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

191

autorités voulaient se fonder sur le passé pour réformer. Parlant de l’importance de la

tradition, Hassan Hanafī disait que la tradition ou turāth est un point de départ susceptible

« de protéger la continuité dans la culture nationale et de comprendre le présent tout en le

menant vers le développement et vers la participation dans la réforme sociale »602

.

Le recrutement de ce genre de juges a déclenché un débat, en 1974, entre le gouvernement,

les partis politiques de l’opposition et les barreaux marocains. Selon Mohamed el-Habib

Fassi Fihri, ils estimaient qu’il était inadmissible d’établir deux sortes de justice dans le

pays603

; la plupart des opposants à ce projet jugeaient qu’il était inacceptable d’écarter le

droit pour le remplacer par le bon sens et la connaissance des coutumes604

. Bien qu’ils

fussent soumis au contrôle du ministère de la Justice et du conseil de la magistrature, les

autres juridictions supérieures n’assuraient aucun contrôle sur eux.

L’analyse de ces tribunaux permet de confirmer que l’une des grandes innovations

introduites par les textes de la réforme de 1974 réside dans l’unité de la justice marocaine.

À cet égard, la réforme judiciaire de 1974 a schématisé l’organisation judiciaire en

intégrant les tribunaux du Sadad et les tribunaux régionaux dans les nouveaux tribunaux de

première instance. Cependant, cette réforme a supprimé la collégialité dans le but

d’améliorer le travail de chaque magistrat vers une productivité et le renforcement de leur

responsabilité et leur autorité605

. Aussi, un rendement efficace des juges uniques permettait

au ministère de la Justice de combler un certain nombre de postes de magistrats vacants. De

plus, l’État marocain avait la possibilité de réaliser des économies considérables en cadres

et en postes budgétaires. Dans ce cas, l’occasion s’est présentée au gouvernement pour se

montrer généreux afin d’augmenter les salaires des juges et améliorer l’équipement des

tribunaux606

.

602 Hassan Hanafī, al-Turāth wa al-Tajdīd, Caire, Maktabat al-Anglū al-Misriyya, 1994, p. 18-49. 603 Mohamed el-Habib Fassi Fihri, op. cit., 1997, p. 409. 604 Ce débat a abouti à la suppression de ce genre de dualité par la généralisation quasi-totale de la collégialité au niveau

des tribunaux (réforme en 1993). 605 Il est à noter que le législateur marocain est revenu précipitamment pour appliquer le principe de la collégialité (la

réforme de 1993 qui a modifié l’organisation judiciaire du Maroc). 606 Nous soulignons que plusieurs juges interviewés ont soulevé les questions de la charge professionnelle, le manque des

juges et le salaire.

Page 204: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

192

Dans sa volonté d’unifier et de structurer la magistrature dans le cadre d’une hiérarchie

juridictionnelle, les autorités ont mis en place une juridiction de deuxième degré, à savoir

les Cours d’appel et la Cour Suprême. Ces deux instances ont été organisées par le dahir du

15 juillet 1974 relatif à l’organisation judiciaire du Royaume.

Ces instances étaient dirigées par des magistrats de divers degrés et échelons. Cette

fonction nécessitait alors un cadre juridique qui réglemente le statut des juges marocains.

Le dahir du 11 novembre 1974 relatif au statut de la magistrature au Maroc s’inscrit dans ce

contexte. Cette loi régit les modalités de carrière des magistrats en posant les garanties

propres à la fonction de magistrat et institue le Conseil supérieur de la magistrature,

l'organe constitutionnel qui régit toute la vie professionnelle des magistrats. La majorité des

juges interviewés ont exprimé avec fierté le fait que les magistrats marocains appartiennent

à un corps unique. Selon B.O.

Nous disposons d’un statut en vertu des dispositions du dahir portant loi du 11

novembre 1974, modifié par le dahir du 8 novembre 1979 et complétée par le

dahir du 10 septembre 1993. Nous soulignons que bien que le statut de la

magistrature ait été fixé par un dahir du 30 décembre 1958, le dahir de 1974

constituait la base607

.

Quant à H.R., il considère que :

Cette loi était étape importante dans la vie de la magistrature. Comme vous le

savez bien, la magistrature marocaine forme un corps unique. Ce corps

comprend les magistrats du siège et les magistrats du parquet. Ces derniers sont

des magistrats du ministère de la Justice. Ce qui pourrait expliquer que cette loi

a littéralement soumis les magistrats au pouvoir exécutif représenté par le

ministère de la Justice608

.

À travers les propos de ce témoin, nous constatons qu’avec la création du corps des

magistrats du parquet, le Maroc a instauré une nouvelle fonction inspirée de la modernité

occidentale du système judiciaire. Par ailleurs, avec cette création, le ministère de la Justice

a voulu avoir un certain contrôle sur le fonctionnement de la justice, ce qui remet en cause

607 Entretien avec B.O. le 28 janvier 2009 à Fès. 608 Entretien avec H.R. le 25 janvier 2010 à Fès.

Page 205: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

193

le principe de séparation des pouvoirs. Par ailleurs, le corps des magistrats est assisté

d’auxiliaires qui apportent leur concours à l’œuvre de justice tel que le stipule le dahir du

11 novembre 1974609

. L’institution de juge est devenue plus structurée avec des rôles

différents (des juges du sièges et du parquet). En ce qui concerne leur recrutement, le dahir

du 11 novembre 1974 disposait que l’accès au corps de la magistrature se réalisait par voie

de concours. Les candidats à la magistrature doivent être de nationalité marocaine, de

bonne moralité et être en règle vis-à-vis de la réglementation sur le service militaire et le

service civil. À cet effet, le témoignage de M.A a été précieux pour avoir résumé les étapes

qu’un futur juge doit passer comme suit :

Les modalités de recrutement des juges marocains, les conditions d’admission,

la formation professionnelle, le stage et l’examen final étaient régis par le dahir

du 11 novembre 1974 (cette loi a été consolidée plus tard en 1993, en 1998 et

en 2006 suivant modifications portées par le système judiciaire comme la

création des juridictions administratives et commerciales). Cette loi constituait

la base au sujet du statut de la magistrature au Maroc. Tout d’abord, un licencié

en droit ou en Sharī‘a qui volait être un juge devait passer un concours. Il

devait être âgé de 21 ans, de nationalité marocaine et de bon comportement.

Après avoir passé le concours, le candidat accédait à une formation

professionnelle. Cette formation se terminait par un stage et par un examen. La

formation des futurs juges, nommés par cette loi les attachés de justice, se

divisait en trois étapes : premièrement, il s’agissait de la formation théorique au

cours de laquelle les futurs juges complétaient leur connaissance juridique et

s’instruisaient dans les procédures judiciaires courantes. L’enseignement était

assuré par des professeurs universitaires et par des magistrats expérimentés

dans leur domaine. Cette première étape durait cinq mois. Deuxièmement, il

s’agissait de la formation pratique pendant laquelle les stagiaires effectuaient un

stage pratique de quinze mois au sein des tribunaux de première instance et des

cours d’appel. C’est l’étape la plus importante dans la formation parce que les

futurs juges découvraient directement le fonctionnement des juridictions et le

déroulement judiciaire. Ils s’initiaient pratiquement à la fonction de juge. Ils

participaient à l’activité juridictionnelle sans avoir le pouvoir de rendre justice.

Ils pouvaient assister les magistrats chargés des mineurs et de l’instruction dans

tous les actes d’information. Ils assistaient aussi les magistrats du parquet dans

la mise en œuvre de l’action publique. De plus, ils étaient autorisés de siéger en

surnombre aux audiences. Pour connaître comment les magistrats prenaient

leurs jugements, les stagiaires participaient aux délibérations sans avoir une

voix délibérative. Troisièmement, un stage de quatre mois clôturait cette

période de formation et de stage. Pendant ces quatre mois, les futurs juges

609 Article 1 du dahir du 11 novembre 1974 formant le statut de la magistrature. Bulletin officiel du Maroc, 13 novembre

1974, no 3237, p. 1578-1584. Voir l’annexe S (p. 331-337).

Page 206: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

194

visitaient des institutions importantes dans la société. Il s’agissait de certains

établissements pénitentiaires, entreprises privées ou publiques, banques et

préfectures. À l’expiration de cette formation professionnelle au sein de

l'institut national d'études judiciaires qui est devenu plus tard l’institut supérieur

de la magistrature, les attachés de justice passaient un examen qui évaluait leurs

aptitudes. Ceux qui ont passé avec succès toutes ces étapes étaient nommés par

dahir comme juges au premier échelon du premier grade. Cette nomination se

faisait sur proposition du conseil supérieur de la magistrature610

.

Le contenu de la formation permet de dire que les juges devaient faire une formation

universitaire en droit positif mais également avoir des connaissances en droit musulman611

.

Ce qui conduit à confirmer que s’est enracinée la conciliation entre tradition et modernité

dans le cadre de la formation de nouvelles génératiosn de juges. Selon F.I. :

Le juge moderne a débuté avec la réforme de 1974 et principalement avec la

création de l’institut supérieur de la magistrature en 1975. La modernisation

touchait la forme et le contenu de la magistrature. De nouvelles matières

comme la procédure civile et pénale ont été introduites dans la formation des

juges. Notre stage était à la fois théorique et pratique. La partie théorique

constitue un enseignement des procédures dans les tribunaux. La partie pratique

était dans les tribunaux. Nous assistons aux audiences. Nous rédigeons les

jugements. Nous apprenons les manières relationnelles avec les justiciables et

les avocats. La formation dans l’institut est donnée par des magistrats et

quelques professeurs universitaires. Pendant cette formation se développe la

personnalité du juge par la formation juridique et judiciaire et par la capacité

d’appliquer la loi et rendre justice612

.

Du reste, les jeunes juges en formation incarnent cette modernité qui est recherchée. Dans

notre travail de terrain, nous avons pu rencontrer quelques uns d’entre eux à l’Institut

supérieur de la magistrature de Rabat où ils étaient en phase de formation professionnelle

théorique. Ils ont confirmé que les thèmes étudiés étaient axés davantage sur les procédures

qui sont des outils pour moderniser le fonctionnement judiciaire613

et ce, à l’image de la

modernité occidentale. Ce sont des matières enseignées par des professeurs, mais surtout

par des magistrats expérimentés. Les cours donnés par ces magistrats, comme le droit civil,

610 Entretien avec M.A. le 12 février 2009 à son bureau à Rabat. 611

Il est essentiel de noter que la formation universitaire en droit inclut des cours portant sur le droit

musulman comme par exemple, introduction au droit musulman, le droit successoral, etc. 612 Entretien avec F.I. le 3 mars 2010 à son bureau à Rabat. 613 Se référer au chapitre 1 sur les concepts lorsque nous traitons de la distinction que fait Georges Balandier ente

modernisation, modernisme et modernité.

Page 207: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

195

le droit pénal, la procédure civile et pénale, étaient plus efficaces et enrichissants. « Nous

profitons de l’expérience de ces magistrats enseignants surtout lorsqu’ils exposaient des

exemples pertinents à partir de leur vécu dans les juridictions », disaient Zahra et Nazik614

.

Aussi, dans le cadre de nos enquêtes de terrain, nous avons eu l’occasion de rencontrer une

dizaine de futurs juges lors de leur stage au tribunal de première instance de Meknès. Ce

groupe nous a été présenté par le Procureur de ce tribunal qui a expliqué que ces stagiaires

sont, à l’aide des magistrats, en train d’assister au fonctionnement du rôle des magistrats de

parquet. En effet, il s’agit d’une étape essentielle dans leur formation, précisait le

Procureur. D’ailleurs, ces futurs juges étaient enthousiastes en confirmant que la formation

pratique leur montre le déroulement judiciaire et leur permet de développer davantage leur

personnalité de juge615

.

L’institution de juge au Maroc a subi des transformations après le Protectorat français. Le

Maroc a reconduit la législation moderne du Protectorat durant la première décennie de

l’indépendance. Pour justifier cette continuité, les juges français continuèrent à exercer

leurs fonctions dans plusieurs juridictions. À la veille de l’indépendance, le Maroc se

trouvait doté d’un système juridique et judiciaire comme celui de la France. C’est pourquoi

la présence des juges français durant cette période était importante pour soutenir et

conseiller les juges marocains dans l’application des lois qui restaient en vigueur au Maroc

après le Protectorat. Comme le Maroc n’avait pas encore un nombre suffisant de magistrats

marocains pour assurer la transition et pour s’adapter rapidement avec les nouvelles

procédures et lois, il a fallu garder des juges français au Maroc pour aider et former leurs

collègues marocains à se familiariser avec les nouvelles méthodes pour rendre justice et

pour tenter de s’apprcher des normes occidentales de justice.

Par ailleurs, les éléments mis en valeur dans l’ensemble de ce chapitre ont montré que la

justice au Maroc a connu des transformations multiples. Les juridictions sont devenues

unifiées. Le fonctionnement judiciaire s’est arabisé. Le personnel judiciaire est devenu

614 Entretien avec un groupe de futurs juges en formation théorique, le 12 février 2009 à l’Institut supérieur de la

magistrature à Rabat. 615 Rencontre avec un groupe de futurs juges en formation pratique au tribunal de première instance de Meknès, le 9

février 2010.

Page 208: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

196

progressivement entièrement marocain. Nous avons montré que le Maroc, dans un premier

temps, s’est appuyé sur le modèle imposé par la France avant d’opérer une certaine

distanciation avec cet héritage sans jamais s’en départir entièrement. Aussi, cette évolution

a été marquée par le poids de l’héritage du passé islamique qui s’est exprimé notamment

avec l’introduction d’une dualité judiciaire entre zones urbaines et zones rurales, mais aussi

et surtout par l’évolution du pouvoir monarchique. L’ensemble de ces facteurs a permis une

certaine réappropriation du système judiciaire tout en conciliant la tradition au sens de

turāth et la modernité au sens occidental.

Page 209: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

197

Conclusion

Analyser les différentes étapes par lesquelles est passée l’institution de juge au Maroc afin

de repérer ses transformations à travers quatre moments clé (avant et au début du

Protectorat, au début de l’indépendance et au moment de l’élaboration et l’adoption des lois

de 1965 et de 1974) était l’objectif principal de cette étude doctorale. Pour ce faire, il était

question, à travers ces évolutions, de montrer les contours du jeu ambivalent entre tradition

et modernité dès lors que prime la conciliation entre ces deux concepts au détriment d’un

positionnement de rupture tout au long de ces quatre moments historiques retenus. Cette

démarche historique nous a permis en effet de faire ressortir le caractère dynamique et

évolutif de l’institution de juge qui s’enrichit et se développe au gré des circonstances qui

jalonnent l’histoire du Maroc. À travers les quatre moments clé retenus, une certaine

continuité avec la tradition est apparue dans la mesure où ne s’est jamais vraiment opérée

une rupture totale avec celle-ci, quel que soit le pouvoir politique en place.

Tout d’abord, l’analyse de l’état de l’institution de juge au Maroc précolonial a permis de

montrer que la référence au religieux était primordiale. Ainsi la référence aux textes

fondamentaux de l’islam et le recours permanent à la tradition au sens de turāth à savoir

l’héritage islamique étaient des données incontournables auxquelles tant le sultan que le

juge se référaient pour exercer leurs fonctions respectives et asseoir leur légitimité. Le

poids de la tradition était tel qu’elle pouvait se manifester à travers certains principes

auxquels se référait tant la société tribale que le pouvoir temporel. Respectivement sont mis

en exergue l’appartenance à une communauté de notables (jmā’a), le principe du conseil de

consultation ou shūrā et le recours à la réconciliation (sulh) lors de litiges et les notions

d’imāmat et de la bay’a (contrat d’allégeance). Cet attachement multidimensionnel à la

tradition est tel qu’un signe de transition vers un autre positionnement ne semble pas

envisageable.

Néanmoins, nous avons montré que l’institution de juge traditionnel a subi des

transformations profondes pendant la période du Protectorat français au Maroc. La

prééminence de magistrats français dans la nouvelle architecture du système judiciaire

Page 210: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

198

français, la réduction drastique du rôle, du pouvoir et du champ de compétence de juge

traditionnel (qādī) ont conduit à considérer que les conditions étaient réunies pour instaurer

une rupture quasi totale avec l’héritage du passé et pour imposer un nouvel ordre judiciaire

en minimisant les pouvoirs du sultan, en dépit du discours conciliateur tenu par Lyautey.

Les autorités françaises ont assigné le rôle de juge aux agents exécutifs de Makhzen (pacha

et caïd) en leur permettant de trancher les litiges et rendre justice. Et il s’est opéré la

francisation de la justice marocaine. Pour autant, dans les faits, les transformations

introduites n’ont pas créé une rupture complète avec la justice traditionnelle dans la mesure

où les autorités françaises ont eu recours à une institution traditionnelle, celle des pachas et

des caïds pour rendre justice aux côtés des agents français de contrôle appelés des

contrôleurs civils. Cette politique de l’entre-deux répondait aux impératifs du traité de

Protectorat qui encourageait la sauvegarde des structures traditionnelles mais tout en

imposant, avec détermination, une nouvelle hiérarchie et une nouvelle architecture dans le

système judiciaire au sommet duquel siégeaient les magistrats français.

Le dernier chapitre de cette recherche a permis de revenir plus largement sur certaines

transformations perceptibles à partir de l’indépendance du Maroc. Le processus de

réappropriation du système judiciaire s’est opéré en plusieurs étapes et progressivement ;

l’objectif était d’assurer une transition équilibrée vers une indépendance judiciaire en

œuvrant à l’unification des législations (éliminer la dualité juridictionnelle imposée par la

France), à la réorganisation des tribunaux, à la création de nouveaux tribunaux (dont la

Cour suprême et les tribunaux de travail). Ces mesures tendaient à montrer que la volonté

était de rompre avec le modèle imposé par la France et d’asseoir les conditions d’une

indépendance judiciaire. Toutefois, cette période a montré aussi que la nouvelle

architecture du système judiciaire était presque calquée sur celle de la France et que,

confrontées à une pénurie de magistrats, les autorités marocaines ont eu recours aux

magistrats français, le temps de mettre en place des facultés de droit pour que des cohortes

de juges marocains soient formées.

Par ailleurs, une certaine conciliation entre la tradition et la modernité était perceptible

durant cette période de l’après indépendance en optant pour une situation médiane qui se

Page 211: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

199

caractérisait par l’option d’une laïcité non antireligieuse dans le cadre du rite malékite

comme gage d’ouverture au monde moderne sans rompre avec l’héritage islamique. Il n’en

demeure pas moins que ce positionnement ne s’est pas réalisé dans les faits dans la mesure

où la référence à la tradition au sens de turāth est demeurée une constante.

Les réformes de 1965 et de 1974 ont ouvert une nouvelle étape dans la mesure où, sous la

pression du mouvement nationaliste, les autorités procédaient à l’unification, à la

marocanisation et à l’arabisation de la justice marocaine. C’est une période charnière pour

le système judiciaire marocain car s’élabore un cadre politico-religieux original dans le sens

où les nationalistes, des partis politiques, des juges ont œuvré à la synthèse entre le retour à

la tradition ou à l’authenticité (al-asāla) sans imitation (taqlīd) et le réformisme (al-Islāh)

pour permettre d’enrichir l’ijtihād. L’objectif était de mener à l’appropriation du système

juridique et judiciaire. L’analyse permet de confirmer qu’il s’agit d’une réappropriation et

d’une véritable indépendance de la justice au Maroc et notamment de l’institution de juge.

Pour cela, trois priorités ont été fixées : parachever l’unification des juridictions

marocaines, instaurer l’arabisation de la justice gage d’une indépendance culturelle et

moyen pour fédérer l’ensemble de la population, mettre en place la marocanisation de la

justice. Cette œuvre de réappropriation s’est poursuivie avec l’apparition de nouvelles

juridictions, d’une nouvelle hiérarchie et de nouvelles procédures visibles avec la réforme

de 1974. Cependant le bilan est demeuré contrasté : d’un côté, l’ordre hiérarchique

judiciaire est demeuré calqué au système français et est instaurée une dualité entre juges

ruraux et juges urbains -mesure qui conduisit à un vif débat et rend compte de la

prééminence de la référence à la tradition; d’un autre côté, le fait que les jeunes juges

bénéficient d’une formation sur les procédures est un gage de modernisation de la justice.

Pour mener à bien cette recherche, notre démarche a été double : d’une part, nous avons

mené une analyse des écrits conceptuels afin de définir la modernité, dans une acceptation

occidentale du terme et dans une acceptation liée à la pensée du monde arabo-musulman en

la couplant avec une analyse des écrits historiques sur la politique coloniale et musulmane

de la France durant le Protectorat, sur l’évolution du politique et du judiciaire au Maroc

pour les périodes suivantes; d’autre part, nous avons opté pour l’analyse de contenu des

Page 212: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

200

ordonnances royales (dahirs) que nous avons complété voire confronté avec les données

recueillies sur le terrain en menant des entretiens semi-directifs auprès de plusieurs juges

marocains, issus de plusieurs cohortes, ayant vécu différents contextes historiques et étant

rattachés à plusieurs tribunaux. Cette méthode nous a permis de dégager la perception des

juges face aux questions relatives à l’évolution, aux transformations et à l’adaptation de

l’institution judiciaire au Maroc. L’analyse qualitative a dès lors fait émerger une variété

d’interprétations qui n’avaient pas été envisagés au début de cette recherche et qui a permis

d’enrichir notre questionnement de départ. Par exemple, il n’avait jamais été question du

nationalisme judiciaire, du manque cruel des magistrats ou du statut de la magistrature

avant l’analyse des entrevues. Aussi, cette analyse a permis de retenir l’élément essentiel

suivant : malgré l'attachement des juges à la modernisation et à la réforme de la justice, leur

vision se rapproche davantage de la conciliation entre tradition et modernité dans un jeu

complexe et ambivalent que nous avons tenté d’analyser le plus minutieusement possible.

Cette recherche a aussi contribué à dresser un bilan nuancé de l’évolution du système de la

fonction de juge en prenant en compte les dimensions politiques, culturelles, sociales voire

idéologiques du sujet. En cela, elle peut être une source de connaissances et susciter le

débat sur les choix qui ont été faits pour instaurer un système judicaire au Maroc et

finalement rendre compte de la capacité de renouveau de la société marocaine au regard des

facultés d’adaptation des juges devant les réformes successives adoptées. Par ailleurs, notre

analyse théorique a permis de proposer une contribution inédite au corpus scientifique

relatif à l’évolution de l’institution de juge au Maroc dans la mesure où elle peut offrir des

instruments pertinents aux juristes, aux historiens et plus largement aux chercheurs en

sciences sociales qui s’intéressent à des questions sur les dynamiques sociales et culturelles

perceptibles dans le monde arabo-musulman. Un tel appareillage théorique pourrait

certainement être repris et confirmé par d’autres chercheurs, dans toute recherche portant

sur des thèmes invitant à articuler le présent avec le passé et à rendre compte de processus

socioculturels transitoires.

Finalement, cette recherche ouvre des pistes intéressantes sur des nombreux sujets. En

effet, il serait intéressant de mener d’autres recherches afin d’élargir les conclusions

Page 213: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

201

auxquelles cette recherche a abouti. Il faudrait poursuivre la recherche sur le terrain avec

comme objectif une meilleure compréhension de ce qui se fait dans les pays environnants

ou dans les pays à tradition arabo-musulmane. Les enquêtes menées auprès des juges, bien

que riches et pertinentes, nous semblent perfectibles. Il faudrait élargir les personnes

ressources en interrogeant d’autres personnages liés au système judiciaire pour mieux

apprécier l’évolution de l’institution de juge au Maroc. Il serait également important de

mener une étude afin de mieux comprendre la structure organisationnelle de la justice au

Maroc, car nous estimons que ce n’est pas seulement la fonction de juge qui a subi des

transformations, mais plusieurs autres acteurs de l’appareil judiciaire comme l’institution

du ‘Adl616

. C’est en multipliant de telles recherches que nous pourrions parvenir à mieux

comprendre comment, au fil des décennies, l’ensemble de l’appareil judiciaire a fini par

s’adapter aux exigences de la société contemporaine.

616 Notaire traditionnel.

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203

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Dahir du 4 août 1918 instituant un Haut tribunal Chérifien siégeant à Rabat. Bulletin officiel

du Maroc, 2 septembre 191, no 306, p. 840-842.

Dahir du 7 février 1921 modifiant le dahir du 7 juillet 1914 et instituant un Tribunal

d’Appel du chrâa. Bulletin officiel du Maroc, 8 mars 1921, no 437, p. 396-397.

Dahir du 16 mai 1930 réglant le fonctionnement de la justice dans les tribus de coutume

berbère non pourvues de mahakmas pour l’application du chrâa Bulletin officiel du Maroc,

30 mai 1930, no 918, p. 652.

Page 216: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

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Dahir du 7 février 1944 sur l’organisation des tribunaux du chrâa de l’empire chérifien.

Bulletin officiel du Maroc, 18 février 1944, no 1634, p. 91.

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1949 relatif à l’administration de la population marocaine des villes. Bulletin officiel du

Maroc, 6 avril 1956, no 2267, p. 337.

Dahir du 19 mars 1956 supprimant tout contrôle général ou spécial de l’administration de la

justice chérifienne. Bulletin officiel du Maroc, 18 mai 1956, no 2273, p. 458.

Dahir du 4 avril 1956 relatif à l’organisation et au fonctionnement des juridictions de droit

commun. Bulletin officiel du Maroc, 18 mai 1956, no 2273, p. 358-359.

Dahir du 18 avril 1956 portant sur la création des tribunaux régionaux et déterminant leur

composition, leur siège et leur ressort. Bulletin officiel du Maroc, 18 mai 1956, no 2273,

p. 459.

Dahir du 18 avril 1956 portant sur la création des tribunaux de juges délégués et

déterminant leur composition, leur siège et leur ressort. Bulletin officiel du Maroc, 18 mai

1956, no 2273, p. 460.

Dahir du 25 août 1956 portant sur la création de tribunaux de juges délégués du ressort des

anciens tribunaux coutumiers. Bulletin officiel du Maroc, 7 septembre 1956, no 2289,

p. 1002-1003.

Dahir du 25 août 1956 portant sur la création de tribunaux de cadis dans les anciennes

tribus dites « de coutume ». Bulletin officiel du Maroc, 7 septembre 1956, no 2289, p. 1003.

Dahir du 25 août 1956 portant sur la création de vingt tribunaux de cadis dans les anciennes

tribus, dites de « coutumes », et déterminant leur composition et leurs ressorts. Bulletin

officiel du Maroc, 7 septembre 1956, no 2289, p. 1003.

Dahir du 25 août 1956 portant sur la création de vingt tribunaux de juges délégués et

déterminant leur composition, leur siège et leur ressort. Bulletin officiel du Maroc, 7

septembre 1956, no 2289, p. 1003-1004.

La convention judiciaire entre la France et le Maroc du 5 octobre 1957. Cette convention

est tirée de l’adresse suivante :

http://fothman.free.fr/Accbitxt/Jur/ma_jur/majur051057jud/majur051057jud.html.

Dahir du 26 janvier 1965 relative à l’unification des tribunaux. Bulletin officiel du Maroc,

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officiel du Maroc, 17 juillet 1974, no 3220, p. 1081-1083.

Page 217: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

205

Dahir n° 1-74-339 du 15 juillet 1974 déterminant l’organisation des juridictions

communales et d’arrondissement et fixant leur compétence. Bulletin officiel du Maroc,

17 juillet 1974, no 3220, p. 1090-1094.

Dahir portant loi n° 1-74-467 du 11 novembre 1974 formant le statut de la magistrature.

Bulletin officiel du Maroc, 13 novembre 1974, no 3237, p. 1578-1584.

2-Sources orales : entretiens

a- Juges retraités

Entretien avec A.N. le 28 janvier 2009 à son bureau d’avocat, à Fès.

Entretiens avec M.Z. le 29 janvier 2009 à son bureau d’avocat et le 3 février 2010 à Fès.

Entretien avec A.R. le 11 mars 2010 à Fès.

Entretien avec A.B. le 9 février 2009 à son bureau d’avocat à Fès.

Entretien avec M.A. le 12 février 2009 à son bureau à Rabat.

Entretien avec K.H le 12 février 2009 à Rabat.

Entretien avec M.Y. le 13 mars 2009 à son domicile à Fès.

Entretien avec T.I. le 2 mars 2010 à son domicile à Fès.

b- Juges en fonction

Entretien avec M.M. le 26 janvier 2009 à son bureau à Fès.

Entretien avec B.O. le 28 janvier 2009 à son bureau à Fès.

Entretien avec M.B. le 2 février 2009 à son bureau à Rabat.

Entretien avec G.A. le 3 février 2009 à son bureau à Rabat.

Entretien avec M.L. le 3 février 2009 à son bureau à Rabat.

Entretien avec N.K. le 4 février 2009 à son bureau à Casablanca.

Entretien avec M.N. le 5 février 2009 à Casablanca.

Entretien avec M.A.L. le 5 février 2009 à son bureau à Rabat.

Entretien avec D.B. le 5 février 2009 à son bureau à Rabat.

Page 218: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

206

Entretien avec A.W. le 13 février 2009 à son bureau à Casablanca.

Entretien avec I.B. le 2 mars 2009 à son bureau à Fès.

Entretien avec H.H. le 2 mars 2009 à son bureau à Fès.

Entretien avec S.A. le 2 mars 2009 à son bureau à Fès.

Entretien avec A.G. le 4 mars 2009 à son bureau à Rabat.

Entretien avec B.A. le 18 janvier 2010 à son bureau à Fès.

Entretien avec F.A. le 21 janvier 2010 à son bureau à Fès.

Entretien avec A.K. le 25 janvier 2010 à son bureau à Fès.

Entretien avec H.R. le 25 janvier 2010 à son bureau à Fès.

Entretien avec L.B. le 26 janvier 2010 à son bureau à Fès.

Entretien avec M.H. le 26 janvier 2010 à son bureau à Fès.

Entretien avec A.C. le 27 janvier 2010 à son bureau à Fès.

Entretien avec M.Q. le 1 février 2010 à son bureau à Fès.

Entretien avec B.Z. le 1 février 2010 à son bureau à Fès.

Entretien avec J.G. le 3 février 2010 à son bureau à Fès.

Entretien avec A.M. le 9 février 2010 à son bureau à Meknès.

Entretien avec F.I. le 3 mars 2010 à son bureau à Fès.

Entretien avec A.I. le 4 mars 2010 à son bureau à Rabat.

Entretien avec B.B. le 5 mars 2010 à Casablanca.

Entretien avec S.B. le 9 févier 2009 à son bureau à Rabat.

Entretien avec M.C. le 3 février 2009 à son bureau à Rabat.

Entretien avec N.Q. le 4 février 2009 à son bureau à Casablanca.

Entretien avec N.M. le 5 février 2009 à Casablanca.

Entretien avec. M. T. le 5 février 2009 à Casablanca.

Page 219: L'institution de juge au Maroc: vers une conciliation entre tradition et ...

207

Entretien avec Q.B. le 5 février 2009 à Rabat.

Entretien avec M. I. le 10 février 2009 à Rabat.

.

Entretien avec K.I le 10 février 2009 à Rabat.

Entretien avec K.I le 10 février 2009 à Rabat.

Entretien avec R.D le 12 février 2009 à Rabat.

Entretien avec F.D. le 4 mars 2009 à Rabat.

Entretien avec R.A. le 21 janvier 2010 à Fès.

Entretien avec A.H. le 25 janvier 2010 à Fès.

Entretien avec H.S. le 25 janvier 2010 à Fès.

Entretien avec M.S. le 3 février 2010 à Fès.

Entretien avec S.Y le 5 mars 2010 à Casablanca.

c- Juges en formation

Entretien avec N.M. le 12 février 2009 à l’Institut Supérieur de la Magistrature à Rabat.

Entretien avec Z.Z. le 12 février 2009 à l’Institut Supérieur de la Magistrature à Rabat.

Entretien avec S.S. le 12 février 2009 à l’Institut Supérieur de la Magistrature à Rabat.

Entretien avec G.M. le 12 février 2009 à l’Institut Supérieur de la Magistrature à Rabat.

Entretien avec S.B. le 12 février 2009 à l’Institut Supérieur de la Magistrature à Rabat.

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12. Travaux universitaires

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Sciences Juridiques Économiques et sociales de Rabat, 1989.

Diop, Ismaila. Islam et modernité chez Muhammad ‘Abduh : Défis de son époque et enjeux

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Foucher, Louis. De l’évolution du Protectorat de la France sur la Tunisie, thèse, Paris,

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Ech-chadli, Malika. La politique linguistique du Maroc à travers les plans de

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Hersé, Henri. Le statut judiciaire des tribus de coutume berbère du Maroc, thèse de

doctorat en droit, Université de Rennes, 1935.

Maamache-Ben Cheikh, Raoudha. La législation islamique et le droit à la planification des

naissances : le droit tunisien : entre tradition et modernité, thèse de doctorat, Lille, Atelier

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2006.

Segalla, Spencer David. Teaching colonialism, Learning Nationalism: French Education

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2003.

13. Article de journal

Lapouge, Gilles. « Le régime international du Maroc depuis la fin du XIXe siècle », Le

monde diplomatique, no 86, 2006, p. 8-13.

14. Communications

Meddeb, Abdelwahab., Face à l’islam, Paris, conversations pour demain, no. 25, 2004.

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Tradition and Innovation in Contemporary Literature. Tradition et modernité dans la

littérature de notre temps, une table ronde du P.E.N. International, Budapest, 1966.

15. Sites internet

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www.justice.gov.ma

Le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) :

www.conseil-superieur-magistrature.fr

Diwan Al Madhalim:

www.diwan-almadhalim.ma

Revue trimestrielle de géopolitique africaine :

http://www.african-geopolitics.org/home_french.htm

Institut Française de Géopolitique :

http://www.geopolitique.net

Bibliothèque numérique de la bibliothèque nationale de France :

http://gallica.bnf.fr/

Ministère des Habous et des affaires islamiques :

http://www.habous.gov.ma

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237

Annexes

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239

Annexe A :

Lettre de Lyautey, Marrakech 19 mars 1913

Lettre du Général Lyautey,

Commissaire résident général de

la République française à Rabat

à M. Pichon, ministre des affaires

étrangères.

Marrakech, le 19 mars 1913

J’ai l’honneur de vous adresser ci-joint le projet d’organisation de la

justice française au Maroc. Élaboré dans des conditions particulièrement

difficiles par l’absence des ouvrages de droit et de jurisprudence les plus

indispensables, ceux que j’ai commandés en France ne m’étant pas encore

parvenus, ce projet contient sans doute bien des imperfections; je me suis

efforcé néanmoins d’établir, dès mon retour au Maroc, un texte aussi complet

que possible, que je soumets aujourd’hui à votre bienveillante attention : une

commission de jurisconsultes, ainsi que je vous le propose à la fin de la

présente lettre, pourra rapidement mettre au point notre projet et en combler

les lacunes.

Je me permets d’attirer toute votre attention sur l’urgence de la réforme

proposée; c’est, à mon sens, la première que nous devions réaliser au Maroc;

elle est, en effet, la condition nécessaire de l’abrogation du régime des

capitulations et, par suite, la condition même de la réorganisation

administrative du Maroc, dont le gouvernement m’a confié le soin et remis la

responsabilité. Je me suis efforcé, dans l’élaboration du projet qui vous est

soumis, de réaliser un organisme judiciaire entièrement moderne. J’ai tenu à

écarter tout ce que le mécanisme judiciaire français a de suranné, toutes les

complications d’une procédure judiciaire justement critiquée par les meilleurs

de nos jurisconsultes et par les politiques les plus avertis des choses de droit.

Par contre, pour des motifs tant diplomatiques que politiques, j’ai voulu

qu’aucune règles proposées n’apparût comme une innovation qui n’aurait pas

subi l’épreuve de l’expérience : les organismes et les procédures dont je

demande l’adoption, s’ils écartent parfois du droit commun, sont exactement

tirés de textes actuellement en vigueur en France, en Algérie, en Tunisie et

aux colonies; je me suis attaché, en outre, à mettre en œuvre, dès aujourd’hui,

diverses réformes actuellement soumises aux chambres par le Gouvernement.

Le projet d’organisation judiciaire étant accompagné d’un

commentaire par articles du texte proposé, je me bornerai ici à en retracer les

grandes lignes.

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240

I. La première question qui se pose est celle de savoir quelle est l’autorité

compétente pour organiser les tribunaux français au Maroc. Il m’est apparu

qu’il est conforme à la fois et à la lettre du traité de protectorat du 30 mars

1912, de confier à S.M. le Sultan, sous la forme d’un dahir revêtu de mon

visa, le soin de réorganiser la justice de son Empire. Le texte précité dispose,

en effet, que la réforme effectuée, « sur la proposition du Gouvernement

français, par Sa majesté chérifienne ». J’estime donc, les traités de protectorat

devant être interprétés stricto sensu, que ne nous saurions, sans porter une

atteinte imprévue par le texte de la souveraineté du Sultan, instaurer, par une

loi ou un décret, des tribunaux français au Maroc. Cette doctrine est

entièrement confirmée par la consultation que j’ai demandée à M. Jean Labbé,

avocat au Conseil d’état et à la Cour de Cassation. Il résulte de l’étude de ce

jurisconsulte que la Cour de cassation a constamment reconnu la compétence

et la légalité des décisions des tribunaux institués en exécution des

dispositions d’un traité de protectorat approuvé par une loi et conformément à

ces dispositions; s’il appartient généralement au Président de la République,

statuant par voie de décret de procéder à la réorganisation judiciaire dans nos

pays de Protectorat, il résulte des dispositions ci-dessus rappelées du Traité du

30 mars 1912 que ce soin a été laissé, au Maroc, à sa Majesté Chérifienne,

sous le contrôle du Gouvernement français.

II. L’organisation de tribunaux français au Maroc comportera des justices de

paix à compétence étendue, deux tribunaux de première instance, une Cour

d’appel.

Les juges de paix à compétence étendue siègeront dans les mêmes

conditions et auront les mêmes attributions qu’en Algérie. Des juges de paix

titulaires seront institués dans toutes les villes de quelque importance; dans ces

mêmes villes. Des juges de paix suppléants pourront être nommés. En outre,

les fonctions de juge de paix pourront être confiées, le cas échéant, à des

officiers.

Deux tribunaux de première instance sont prévus, l’un à Casablanca, l’autre

à Oujda.

Enfin, une Cour d’appel est instituée à Rabat. Il m’a paru préférable de ne

pas renvoyer à Alger ou à Aix des décisions de première instance prises par

les juridictions du Maroc : outre qu’une telle solution eût pour conséquence de

retarder considérablement le règlement des affaires, elle eût nécessité

l’intervention d’une loi pour établir la compétence de l’une de ces Cours.

Au criminel, les justices de paix et les tribunaux correctionnels auront la

même compétence qu’en Algérie. Le tribunal, avec l’adjonction d’assesseurs-

jurés, aura, comme en Algérie, la compétence de la Cour d’assises. Le jury

délibèrera avec les magistrats sur la culpabilité et sur l’application de la peine.

La question a été examinée de savoir s’il ne conviendrait pas de donner à la

Cour de Rabat les pouvoirs du juge de cassation. Cette solution offrait

l’avantage d’une grande rapidité dans le règlement définitif des litiges; elle

s’inspirait, d’autre part, de l’exemple de la juridiction du Conseil d’État. Il

m’a semblé, par contre, qu’un grand avantage s’attachait au contrôle suprême

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241

de la Cour de cassation sur les décisions rendues par les juridictions

marocaines : les plaideurs français et étrangers trouveront là une garantie qui

ne manquera pas d’accroître le prestige de notre organisation judiciaire et qui

facilitera les négociations ouvertes en vue du retrait des capitulations. Aucune

disposition spéciale, d’après M. Jean Labbé, n’est nécessaire pour donner

compétence à la Cour de Cassation, qui trouve son droit de contrôle dans le

texte même du traité de protectorat et dans la loi approbative de ce traité. Il

m’a paru, toutefois, que les tribunaux marocains devant statuer au nom de

S.M. le Sultan, il était nécessaire qu’un accord intervint entre les deux

Gouvernements pour soumettre les décisions des juridictions nouvelles à la

censure de la Cour suprême. Cet accord donnera en même temps force

exécutoire, en France, aux décisions et actes de procédure émanant des

autorités judiciaires chérifiennes, et réciproquement.

En ce qui concerne la composition des juridictions instituées, je me suis

attaché, d’une part, à réduire le nombre des magistrats appelés à siéger;

d’autre part, à faciliter les remplacements en cas d’absence. À cet effet, la

Cour pourra siéger valablement à trois membres, conformément aux projets

déposés à la chambre par M. le Garde des Sceaux Gruppi. En outre, les juges

de paix pourront être appelés à monter au siège, conformément au projet

déposé par M. le Garde des Sceaux Briand.

Des dispositions sont prévues qui tendent à éviter les abus auxquels ont

parfois donné lieu les remplacements de nos magistrats dans nos colonies.

Le personnel des tribunaux français au Maroc doit, dans ma pensée, être

celui des cours et tribunaux de France et d’Algérie. Seul un cadre unique

permet d’assurer un jeu nécessaire au développement des carrières normales et

à une bonne administration de la justice.

Mais une loi serait, je crois, nécessaire pour autoriser les magistrats

français à siéger, en service régulier, au Maroc, et réciproquement. Devant

l’urgence absolue qui s’attache au fonctionnement de nos tribunaux, j’ai

l’honneur de vous prier instamment de solliciter de M. le Garde des Sceaux et

de M. le Ministre des finances l’envoi provisoire de magistrats français qui

conservaient leurs droits à la retraite et seraient autorisés à remplir des

fonctions judiciaires au Maroc, conformément au précédent établi pour M.

Landry. Un projet de loi serait incessamment déposé qui réglementerait la

situation des magistrats français au Maroc.

Je me suis donc borné, dans le projet qui vous est soumis, à préciser, pour

donner toute garantie aux justiciables, que pourront seuls siéger, dans les

tribunaux marocains, des magistrats français ou des personnes légalement

aptes à remplir les fonctions judiciaires en France. Un statut réglant

l’avancement et la discipline de ces magistrats est, en outre, institué en

conformité des textes français ou des projets actuellement soumis aux

Chambres.

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242

III. L’une des innovations les plus notables du projet d’organisation judiciaire

est celle qui concerne les auxiliaires de la justice.

Il m’a paru désirable d’éviter au Maroc l’établissement d’offices

ministériels qui constituent une lourde charge pour les justiciables et dont

l’institution soulève en France de nombreuses critiques. Aux Colonies et en

Algérie, des plaintes se sont également élevées, relatives aux abus

qu’occasionnent les offices d’avocats-défenseurs, les charges d’officiers

publics ou ministériels. Le gouvernement de l’Algérie a même récemment

soumis à la Chancellerie un projet tendant à transformer les notaires en

fonctionnaires et à les recruter au concours. On sait enfin quels regrettables

scandales ont été récemment soulevés en France par la gestion de certains

liquidateurs judiciaires.

Je n’hésite donc pas à vous proposer de confier l’ensemble des

attributions dévolues en France à ces divers auxiliaires de la justice, notaires,

greffiers, avoués, liquidateurs judiciaires de sociétés, syndics de faillite,

curateurs, etc., à un corps de fonctionnaires, divisés en classes et recevant, en

principe, un traitement fixe. Ce corps de fonctionnaires est, d’ailleurs, destiné

à devenir ultérieurement l’administration de l’enregistrement.

Cette solution, au reste, n’est pas nouvelle : elle est précisément celle qui

a été adoptée par le parlement, à la suite des incidents précités, et qui a

consisté dans une remise à l’administration de l’enregistrement, de la

liquidation des biens des congrégations (loi du 29 mars 1910).

Des dispositions spéciales tendent à réglementer le recrutement et la

discipline du Barreau : celle-ci est confiée au tribunal, solution nécessaire

dans un pays où l’intervention des avocats étrangers pourra être

ultérieurement envisagée.

Enfin, en ce qui concerne le personnel des experts près les tribunaux, je

me suis inspiré, pour les garanties à exiger des hommes de l’art, des

dispositions du projet déposé au Sénat par M. le Garde des Sceaux Barthou.

IV. Les tribunaux français au Maroc seront compétentes pour le règlement des

affaires entre Européens, lorsque les capitulations auront été abrogées en

matière mobilière ou immobilière; entre indigènes, en toutes matières lorsque

les deux parties accepteront cette juridiction; en matière mobilière, dans les

affaires entre Européens et indigènes. D’une part, le caractère spécial des

questions immobilières au point de vue indigène; d’autre part, l’absence d’un

régime foncier régulier m’ont amené à penser qu’il est préférable de surseoir

jusqu’à la promulgation d’une réglementation immobilière pour étendre aux

indigènes la compétence des tribunaux français. Cette réglementation est dès à

présent mise à l’étude. Au cas où vous estimeriez qu’il convient de généraliser

immédiatement la compétence des nouvelles juridictions, il me paraîtrait

nécessaire d’adjoindre, pour le jugement de ces affaires, deux assesseurs

indigènes au tribunal et à la Cour.

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243

V. Comme en Tunisie, les tribunaux français seront juges des affaires civiles,

commerciales et administratives. Le contentieux administratif est soumis à

une réglementation spéciale qui s’inspire des dispositions du décret tunisien

du 27 novembre 1888. Il m’est apparu, en effet, qu’il convient, dans l’état

politique actuel du Maroc, de ne soumettre à la censure des tribunaux

judiciaires que le contentieux de l’excès de pouvoir. Cette solution n’ayant

pas, à ma connaissance, soulevé de réclamation en Tunisie, j’ai l’honneur de

vous proposer de l’étendre au Maroc, sous réserve toutefois de quelques

modifications.

VI. Désireux avant tout d’instaurer au Maroc une justice rapide et peu

coûteuse, j’estime inopportun de promulguer le code de procédure civile et le

code d’instruction criminelle français. Le premier des ces textes surtout a

soulevé de nombreuses critiques à raison des complications de procédures et

des retards qu’il permet de susciter dans le règlement des litiges. J’ai pensé

qu’il convenait plutôt de faire appel à une loi de procédure qui, expérimentée

depuis plus de vingt ans, est unanimement reconnue comme excellente, la loi

du 22 juillet 1889 sur la procédure devant les conseils de préfecture.

C’est de ce texte dont s’inspire le code de procédure dont j’ai l’honneur

de vous proposer l’adoption. Je me suis attaché toutefois à y introduire toutes

les procédures spéciales qui, à raison de leur simplicité, justifient la faveur

dont elles sont l’objet de la part des plaideurs et des hommes de loi : c’est

ainsi que la procédure des référés, complétée conformément aux dispositions

du projet de lois déposé par M. le Garde des Sceaux Gruppi, a été insérée dans

le nouveau code chérifien. Je me suis également efforcé de simplifier, tant au

civil qu’au criminel, la procédure du recours en cassation par des dispositions

qui trouvent leur force exécutoire dans la loi approbative du traité du

protectorat ou, le cas échéant, dans un décret du Président de la République à

intervenir. Les recours en cassation sur les incidents seront joints aux recours

sur le fonds et, d’autre part, l’arrêt de cassation ayant pour effet le renvoi de

l’affaire devant la Cour de Rabat ou devant une juridiction marocaine, la

juridiction de renvoi sera liée, sur l’interprétation du droit, par l’arrêt de la

Cour suprême, procédure conforme à celle qui est suivie devant le Conseil

d’État et qui permettra de limiter la durée et les frais de recours en cassation.

VII. Au criminel, la procédure suivie, qui s’inspirera de celle de notre code

d’instruction criminelle, se rapprochera sensiblement néanmoins de celle qui

est pratiquée devant les tribunaux institués par le décret du 9 août 1903, en

Algérie. Il m’est apparu qu’il importait tout d’abord, dans l’état d’insécurité

du Maroc, que la justice criminelle fût rapide et que, tout en assurant les droits

de la défense, l’exercice de l’action publique ne fût pas entravé par des

incidents de procédure. J’ai estimé notamment que l’instruction des affaires

devait pouvoir être conduite avec la plus grande célébrité.

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244

VIII. Vous trouverez enfin, annexé à la présente lettre, un tarif des frais de

justice au Maroc. Ce tarif s’inspire des dispositions relatives aux droits de

chancellerie actuellement perçus devant les juridictions consulaires. J’ai

désiré, en outre, que les frais de justice fussent, dans la mesure de possible,

proportionnels à l’importance du litige. Cette règle est, en effet, celle dont

s’inspirait le tarif des avoués élaboré, il y a quelques années, par le Conseil

d’État, sur le désir qui en avait été exprimé par le Parlement.

Ces tarifs sont perçus, par suite de l’absence d’officiers ministériels, au

profit du Trésor; ils constituent, en fait, des taxes destinées à compenser les

charges du service judiciaire; ils sont payés, en principe, par le plaideur qui

succombe, ou répartis par le tribunal entre les parties, selon les circonstances

de l’affaire. Les droits taxés pourront, dans certains cas, atteindre un chiffre

assez élevé : l’assistance judiciaire, organisée comme en Algérie, en

dispensera les justiciables peu fortunés.

IX. Les tribunaux français au Maroc statueront au civil conformément aux

règles du droit international privé. Au criminel, ils appliqueront les règles du

code pénal français. Je me réserve de constituer auprès du Secrétariat général

du protectorat un service d’études législatives qui mettra au point et adaptera

aux besoins de promulguer au Maroc.

X. telles sont les grandes lignes du projet que j’ai l’honneur de soumettre à

votre approbation avant d’en proposer l’adoption de S.M. le Sultan. Ainsi que

je l’ai indiqué au début de la présente dépêche, il me paraît nécessaire de le

faire préalablement examiner par une commission de jurisconsultes qui en

corrigeraient utilement les imperfections. Il conviendrait toutefois que cet

examen fut conduit dans les conditions de la plus grande célébrité afin de ne

pas retarder la constitution des tribunaux français au Maroc. À cet effet, j’ai

fait établir, du projet organique, de l’exposé des motifs, des projets de codes,

des tarifs, de la consultation de M. Jean Labbé et de la présente lettre un

nombre d’exemplaires suffisants pour être immédiatement distribués aux

membres de la commission.

Sous réserve de votre haute approbation, je me permets de vous signaler

tout le prix que j’attacherais à la collaboration, au sein de la commission, des

jurisconsultes dont les noms suivent : MM. Herbaux, conseiller à la Cour de

cassation; Berge, conseiller à la Cour d’appel; Romieu, conseiller d’état;

Georges Teissier, professeur à l’école des sciences politiques; Grunebaum-

Ballin, président du Conseil de préfecture de la Seine; Chardenet, maître des

requêtes du conseil d’État; Renault, jurisconsulte du ministère des Affaires

étrangères; Jean Labbé, avocat au conseil d’État et à la Cour de Cassation;

Collavet, chef adjoint du cabinet du Garde des Sceaux.

Dès que la commission sera constituée et les rapporteurs désignés, je me

tiendrai à votre disposition pour déléguer un fonctionnaire du Protectorat qui

pourra fournir à la Commission toutes explications utiles et se mettra d’accord

avec votre Département et avec la Chandellerie pour le choix des magistrats

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245

appelés à composer les nouvelles juridictions. J’attache le plus grand prix à ce

que celles-ci fonctionnent immédiatement, dès leur constitution, et je ne doute

pas que vous consentiez à me prêter tout l’appui de votre autorité pour la

réalisation d’une des plus importantes réformes que le Gouvernement m’ait

chargé de poursuivre au Maroc et qui est la base nécessaire de notre œuvre de

réorganisation.

LYAUTEY

(Codes et lis en vigueur dans le protectorat français au Maroc, Paris, 1915, Annexe VII, p.

929-936). Lettre citée par : Blanc, François-Paul. « La justice au Maroc sous le règne de

Moulay Youssef », in Achrgui, Mohamed; Blanc, François-Paul; Redouane, Boujema

Cabanis, André; Histoire des grands services publics au Maroc 1900-1970, Toulouse,

Presses de l’Institut d’Études Politiques de Toulouse, 1984, p. 29-35.

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Annexe B :

Rapport au président de la République française sur l’organisation

judiciaire du Protectorat français du Maroc

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Annexe C :

Thèmes et Questions du premier terrain

Juillet-août 2008

1) Rupture et continuité

- Comme vous le savez, monsieur le juge, après la signature du Protectorat au Maroc en

1912, la France a instauré un nouveau système juridique appuyé par une nouvelle

organisation judiciaire. Aussi, la France a amené des juges français pour veiller sur

l’application de ce nouveau droit. Selon votre expérience, est ce que vous jugez qu’il y a eu

une rupture totale, quasi-totale ou partielle avec cette institution? Est-ce que la France a

assuré la continuité de cette institution?

- Juste après l’indépendance et précisément durant la première décennie, selon mes

connaissances, les juges français ont continué à exercer et à former les juges marocains

pour assurer la transition. Selon votre expérience, comment se sont déroulés les événements

durant cette période et comment fonctionnait l’institution de juge au Maroc durant cette

phase de transition?

- Comme vous le savez monsieur le juge, la réforme de 1965 et celle de 1974 représentaient

une étape importante pour la justice au Maroc après l’indépendance. Est-ce que, selon vous,

l’État marocain a continué de s’inspirer du système juridique et judiciaire français ou avait-

il rompu avec celui-ci?

- Selon vous, monsieur le juge, quels sont les apports de la politique coloniale française par

rapport au système juridique et judiciaire marocain?

- En résumé, selon vous, quels sont les facteurs politiques et sociaux qui ont influencé les

transformations de l’institution de juge au Maroc?

2) Tradition et modernité

- Selon vous, quelle est l’approche que l’État marocain a adoptée dans son administration et

précisément sur l’administration judiciaire concernant la tradition et la modernité?

- Selon vous, cette approche, a-t-elle été traditionnelle, libérale ou conciliatrice?

-Pourriez-vous m’expliquer les raisons de ce choix d’approche ?

-Pourriez-vous m’expliquer comment s’est effectuée cette approche ?

-Auriez-vous des exemples à me donner selon votre expérience ?

3) Stratégies, réactions et nationalisme

- Monsieur le juge, dans le cas de la relation entre le Maroc et la France, il y avait un

contact entre deux traditions différentes. Est-ce qu’il s’agit, selon vous, d’un contact forcé,

pacifique ou planifié?

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262

-Selon vous, quelles ont été les réactions des Marocains devant ce contact?

-Selon vous, quelles ont été les stratégies utilisées par les Marocains?

- On sait bien qu’il y a eu la naissance du mouvement nationaliste qui a joué un rôle

important dans l’indépendance du Maroc. Selon vous, quel a été l’apport ou quelle a été

influence de ce mouvement sur la justice marocaine et surtout sur l’institution de juge?

-À votre connaissance et selon votre expérience, est-ce que les juges marocains ont

participé à cette lutte nationalistes?

-Si oui, quels étaient leurs réactions, leurs rôles et leurs apports politiques, juridiques et

judiciaires à ce moment-là?

4) Question finale

-Avant de terminer notre entretien, selon vous, quelle est votre lecture de l’évolution du

droit musulman au Maroc à la fin du Protectorat, au début de l’indépendance, au moment

de l’application des réformes de 1965 et de 1974 ?

-Aussi, selon vous, comment les juges marocains se sont-ils adaptés aux transformations de

la justice durant ces différents moments?

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Questions du second terrain

(janvier-mars 2009 et janvier-mars 2010)

I-Questions adressées aux juges retraités et ceux proches de la retraite

A) Questions introductives

1) M. le juge, pourriez-vous me confirmer que vous avez exercé en tant que juge entre

la fin du Protectorat et le début de l’indépendance?

2) Selon vous, quelle est la différence entre les deux périodes en ce qui concerne le

système judiciaire? Pourriez-vous me donner des exemples ?

3) La littérature met l’accent plus sur les facteurs politiques, êtes-vous d’accord avec

cela?

4) Selon vous M. le juge, quels sont les facteurs politiques et sociaux qui ont influencé

les transformations de l’institution de juge au Maroc? Comment interprétez-vous

cela?

5) Parlant des transformations de cette institution, selon vous, quels sont les dahirs

pilote qui ont changé le système judiciaire au Maroc?

6) Si je vous comprends bien, vous me dites que le texte X a influencé le système

judiciaire au Maroc, pourriez vous m’expliquer comment cela a-t-il changé votre

façon de rendre la justice?

7) Selon la littérature et mes connaissances, d’autres dahirs (en citer 1 ou 2) ont été

importants, qu’en pensez-vous ?

B) Questions plus spécifiques

Comme vous le savez, Monsieur le juge, un système parallèle à la justice traditionnelle

s’est instauré durant le Protectorat.

1) Lors de l’instauration de ce système parallèle, selon vous, quelle a été la

conséquence pour la justice traditionnelle ?

2) Comment qualifieriez-vous cette justice traditionnelle ?

3) Aviez-vous personnellement des relations de travail avec ces juges traditionnels ?

Monsieur le juge, lors de l’arrivée des Français et de leur réforme du système,

1) Comment ont réagi les juges ?

2) Au fil des années, selon vos souvenirs, quelles sont les stratégies des juges pour

contourner/résister à certains principes édictés par les Français ? Étaient-ce des

stratégies individuelles ou collectives ?

3) Avez-vous personnellement utilisé ce type de stratégies ?

4) Si ces stratégies ont existé, savez-vous quelles ont été les conséquences pour ces

juges ?

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264

La rencontre avec la France, via la signature du Protectorat en 1912, marque la naissance de

courants culturels à la suite d’un ensemble de réactions intellectuelles et politiques. Il

semble clair que la majorité des penseurs contemporains souligne le fait que la plupart des

Marocains soutenaient le courant réformiste musulman.

1) À l’époque durant laquelle vous étiez juge, quels étaient vos sentiments sur ce

courant réformiste?

2) Selon vous, est-ce que les actions et prises de position de ce courant avait un impact

sur l’institution de juge au Maroc?

3) Est-ce que plus précisément, selon vous, l’œuvre d’al-Jābrī a eu une influence ou

encore celle d’Allal al-Fassi?

On sait bien qu’il y a eu la naissance du mouvement nationaliste qui a joué un rôle

important dans l’indépendance du Maroc.

1) Selon vous, quel a été l’apport/influence/impact de ce mouvement sur la justice

marocaine et surtout sur l’institution de juge?

2) Selon vos souvenirs, quel était votre opinion/regard sur les nationalistes ? Et vos

collègues, qu’en pensaient-ils à l’époque ?

3) Étiez-vous sensibles à leurs thèses ? Pourquoi ?

4) Diriez-vous que la poussée nationaliste a contribué à changer la fonction du juge ou

pas ? Pourriez-vous me dire de quelles manières?

Revenant à votre fonction de juge,

1) Selon vos souvenirs, pourriez-vous nous expliquer comment et par qui avez-vous été

formé ?

2) Durant votre formation, est-ce que vous avez noté un moment donné un changement

dans la façon de vous former d’un point de vue technique, idéologique etc. ?

3) Quelle est votre approche du métier ?

4) Autrement dit, au fil du traitement de vos dossiers à traiter, comment preniez-vous

en compte les textes fondamentaux de l’islam, la jurisprudence, les apports d’autres

cultures?

5) Quand vous rendez votre jugement, quelle est votre logique et votre interprétation

des faits?

6) Quelle part accordez-vous aux textes du droit musulman?

7) Quelle part accordez-vous aux textes de droit positif (civil, criminel,

commercial…)?

8) Quelle part accordez-vous aux textes et conventions internationaux?

II-Questions adressées aux jeunes juges en fonction

A) Concernant votre expérience,

1) Pourriez-vous me donner les grandes lignes de votre itinéraire de juge?

2) Pourriez-vous nous expliquer comment et par qui avez-vous été formé ?

3) Quelle est votre spécialisation ?

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265

B) Pour revenir davantage sur votre itinéraire et sur vos pratiques professionnelles,

1) Quelle est votre approche de votre métier ?

2) Autrement dit, au fil du traitement de vos dossiers à traiter, comment preniez-vous en

compte les textes fondamentaux de l’islam, la jurisprudence, les apports d’autres

cultures?

3) Quand vous rendez votre jugement, quelle est votre logique et votre interprétation

des faits?

4) Quelle part accordez-vous aux textes du droit musulman?

5) Quelle part accordez-vous aux textes de droit positif (civil, criminel,

commercial…)?

6) Quelle part accordez-vous aux textes et conventions internationaux?

C) Selon votre formation, votre expérience et vos recherches dans le domaine judiciaire,

1) Selon vous, comment évaluez-vous l’évolution du droit musulman au Maroc depuis

votre entrée en fonction?

2) Selon vous, comment les juges marocains se sont-ils adaptés aux transformations

de la justice marocaine durant cette période historique?

3) Selon vous, quels sont les facteurs politiques et sociaux qui ont influencé les

transformations de l’institution de juge au Maroc? Comment interprétez-vous cela?

8) La littérature met l’accent plus sur les facteurs politiques, êtes-vous d’accord avec

cela?

9) Parlant des transformations de cette institution, quels sont, selon vous, les dahirs

pilote qui ont changé le système judiciaire au Maroc?

10) Si je vous comprends bien, vous me dites que le texte X a influencé le système

judiciaire au Maroc, pourriez vous m’en parler davantage?

11) Est-ce que vous vous référez aux juges en fonction et aux juges plus expérimentés

dans le domaine?

12) Quelles sont les problèmes qui sont souvent discutés entre les juges? Pourquoi ?

III-Questions adressées aux futurs juges

1) Pourriez-vous me donner les grandes lignes de votre formation actuelle de juge?

2) La formation dure combien de temps ?

3) Dans votre cursus, quand apparaît la spécialisation ?

4) Vous vous spécialisez dans quel domaine et pourquoi ?

5) Quelle place est dévolue aux textes du droit musulman dans votre formation?

6) Quelle place est dévolue aux textes de droit positif (civil, criminel, commercial…)

dans votre formation?

7) Quelle place est dévolue aux textes et conventions internationaux dans votre

formation?

8) Y-a-t-il des formateurs venant d’autres pays ?

9) Y-a-t-il des séances au sein même du tribunal ?

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Annexe D :

Dahir du 19 mars 1956 abrogeant le dahir du 8 juillet 1954 modifiant le

dahir du 4 avril 1949 relatif à l’administration de la population

marocaine des villes.

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269

Annexe E (a) :

Dahir du 19 mars 1956 supprimant tout contrôle général ou spécial de

l’administration de la justice chérifienne.

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270

Annexe E (b) :

Dahir du 4 avril 1956 relatif à l’organisation et au fonctionnement des

juridictions de droit commun

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271

Annexe E (c) :

Dahir du 18 avril 1956 portant sur la création des tribunaux régionaux et

déterminant leur composition, leur siège et leur ressort

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273

Annexe F :

Texte intégral du Dahir sultanien du 16 mai 1930 nommé

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275

Annexe G :

Dahir du 11 septembre 1914 relatif à l’administration des tribus Berbères

de l’Empire

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276

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277

Annexe H :

Dahir du 31 octobre 1912 concernant l’organisation du ministère

Makhzen

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279

Annexe I :

La convention judiciaire entre la France et le Maroc du 5 octobre 1957

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Annexe J (a) :

Dahir du 7 juillet 1914 portant réglementation de la justice civil indigène

et de la transmission de la propriété immobilière

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Annexe J (b) :

Arrêté portant attribution de la compétence plénière au cadi de Meknès-

banlieue

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Annexe J (c) :

Dahir du 7 février 1944 sur l’organisation des tribunaux du Chraa de

l’Empire chérifien

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Annexe J (d) :

Dahir du 7 février 1921 modifiant le dahir du 7 juillet 1914 et instituant

un Tribunal d’Appel du Chraa

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305

Annexe K :

Dahir du 4 août 1918 réglementant la juridiction des Pachas et Caïds

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311

Annexe L :

Circulaire du 1er

novembre 1912 du Grand-Vizir aux Gouverneurs Caïds

et Cadis

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Annexe M :

Dahir portant création de tribunaux de juges délégués dans le ressort des

anciens tribunaux coutumiers (25 août 1956)

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Annexe N :

Dahir no 1-56-035 du 4 avril 1956 relatif à l’organisation et au

fonctionnement des juridictions de droit commun

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Annexe O :

Dahir no 1-56-072 du 18 avril 1956 portant création de tribunaux de juges

délégués et déterminant leur composition, leur siège et leur ressort

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Annexe P :

Dahir no 3-54 du 26 janvier 1965 relative à l’unification des tribunaux

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Annexe Q :

Dahir no 1-74-338 du 15 juillet 1974 fixant l’organisation judiciaire du

Royaume

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Annexe R :

Dahir no 1-74-339 du 15 juillet 1974 déterminant l’organisation des

juridictions communales et d’arrondissement et fixant leur compétence

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Annexe S :

Dahir portant loi no 1-74-467 du 11 novembre 1974 formant le statut de la

magistrature

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