L'insertion du malade mental

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L ' i n s e r t i o n d u m a l a d e m e n t a l

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DES MÊMES AUTEURS

Au travail... Les activités productives dans le traitement et la vie du malade mental, Toulouse, Erès, 1991.

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J e a n - P a u l ARVEILLER C l é m e n t B O N N È T "

L ' i n s e r t i o n d u m a l a d e m e n t a l

Une place pour chacun ou chacun à sa place ?

érès

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ISBN : 2-86586-307-7 @ 1994 Editions Erès

11 rue des Alouettes 3j520 Ramonville-Saint-Agne

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Introduction

Un précédent ouvrage, Au travail..., publié chez le même éditeur, tentait de dresser un état des lieux, et envisageait une insertion dépas- sant le cadre traditionnel du travail salarié comme modèle unique ; ce deuxième volume reflète notre réflexion d'acteurs d'équipes sectorielles de psychiatrie publique appelés de plus en plus à travailler aux fron- tières du sanitaire et du social, confrontés à cette question de l'insertion et aux risques de dérives qui s'y rattachent. Celles-ci peuvent en effet conduire la psychiatrie à se diluer et à disparaître dans le champ social, ou bien à colorer et pervertir les réponses de la société.

Il s'agit d'une réflexion globale et non d'un mode d'emploi. Les questions posées sont certainement plus nombreuses que les proposi- tions avancées. Nous avons tenté de nous adresser à un triple public : les acteurs sociaux qui, de près ou de loin, sont confrontés à la ques- tion de l'insertion ; les non-professionnels qui pensent que cette ques- tion représente un problème fondamental de société ; et enfin, les étu- diants en sciences humaines qui, nous l'espérons, pourront trouver ici une présentation didactique, des références pratiques et de quoi alimen- ter leurs recherches.

Le choix des thèmes par lesquels nous avons entrepris d'aborder l'insertion est relativement arbitraire, d'autres concepts auraient certai- nement été tout autant porteurs (familles, prévention, solidarité, réha- bilitation, contrats, citoyenneté, valeurs, politiques d'insertion, milieu protégé, etc.), mais notre proposition cherche à suivre une démarche qui considère une situation de départ (handicap, chronicité, soins), des moyens techniques (réadaptation, accompagnement) et enfin des leviers possibles sur lesquels le processus d'insertion pourrait s'appuyer (associations, argent, réseaux).

Nous avons volontairement omis de traiter les deux aspects impor- tants que sont le travail (déjà abordé dans le premier volume) et l'hé-

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bergement dont l'aspect spécifique a été étudié par d'autres de façon relativement exhaustive. De même, nous avons mis de côté deux fran- ges importantes de population : les enfants et les personnes âgées, car elles correspondent moins à nos pratiques quotidiennes.

Puisse ce livre être utile à la réflexion dans un domaine où il nous semble urgent d'avancer car il concerne tout le monde, professionnels, non-professionnels, futurs professionnels. Quant à la spécificité de la maladie mentale, elle n'est finalement qu'un moyen particulier d'abor- der la problématique, bien plus vaste et quasiment universelle, de l'in- sertion/exclusion.

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INSERTION.. .

« C'est votre temps, ce sont vos soins, vos affections, c'est vous-même qu'il fau t

donner ; car quoique vous puissiez faire, on sent toujours que votre argent n 'est point

vous. »

J.J. Rousseau

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CHAMP SÉMANTIQUE

Accueil - Adéquation sociale - AGEFIPH - Ajustement - Assimilation - Centre d ' a ide p a r le travail - Citoyenneté - Chômage - COTOREP - Culture - Emploi - Entreprise d'insertion - Exclusion - Formation pro-

fessionnelle - Lien social - Loi du 10 juillet 1987 - Milieu ordinaire - Milieu protégé - Petits boulots - Qualification sociale - Reclassement - Réussite - Revenu minimum d'insertion - Risque - Solidarité - Travail

RÉSUMÉ

Donner u n e définition de l ' insertion ou de l ' intégration — qui est u n terme voisin — est une gageure. Après l'étude de quelques tenta- tives, n o u s proposons : « Sent iment de partager avec les au t res u n min imum de cul ture commune et d'y prendre une place reconnue ». Pour y parvenir, on peu t envisager trois étapes nécessaires : trou- ver de soi-même u n e image valorisée ; avoir le sent iment de faire par t ie d ' un sous-sys tème d 'appar tenance ; se construire u n senti- m e n t de citoyenneté. Individu, groupe et société sont les trois ni- veaux d 'appar tenance qui signent l'insertion. Cette conception, qui

- sollicite à la fois les possibilités individuelles et les réponses de la société, es t p lus valide que celle qui considère que seul le travail salarié doit s igner l ' insertion sociale. D'autres scènes d ' insert ion s o n t à imaginer , pa rmi lesquel les l 'adaptabi l i té appa ra î t au- jou rd 'hu i comme u n critère fondamental.

E n effet, t a n t l'idéologie d u travail que la solidarité de l 'Etat-pro- vidence son t en mutat ion. Ne suivre que cette voie idéalisée aura i t u n effet pervers et serait, à terme, u n facteur de désinsertion. Le r isque fait au jourd 'hui partie de tout processus d'insertion et notre rôle d 'ac teurs sociaux est, notamment , d 'accompagner les malades s u r le chemin d u r isque et de l'imprévisible qu'il leur faut affron- ter avec les autres.

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Dans un ouvrage qui traite de l'insertion, il paraît judicieux d'es- sayer d'abord de définir ce terme, notamment par rapport aux termes voisins de réadaptation, réhabilitation, assimilation, intégration.

Pour Littré, insérer c'est « mettre dans » : insérer une greffe sous l'écorce, une annonce dans un journal ; s'insérer c'est « être attaché à » : les muscles s'insèrent sur l'os ; quant à l'insertion, c'est l'action par laquelle on s'insère.

Pour A. Labregère [3]*, l ' inser t ion peut se conjuguer à différents niveaux selon qu'il s'agit : — de l' insertion-assimilation qui consiste à nier les différences. L'envi- ronnement n'est pas remis en cause ; c'est à l'individu de se normaliser pour entrer en phase avec lui. Ce modèle, selon lequel un malade ne peut s'insérer qu'à la condition d'être guéri, n'est pas adapté aux ma- lades mentaux, surtout chroniques ; — de l'insertion-accommodation. Le droit à la différence est reconnu à l'individu, et l'environnement doit alors s'adapter, s'accommoder pour accepter la personne malgré son handicap. Nous parlerions plus volon- tiers de phénomène de réhabilitation ; — de l' insertion-adaptation réciproque. Dans ce cas, le groupe tire des avantages de la présence de la personne handicapée qui est intégrée à une action d'aide réciproque.

Cette notion de réciprocité nous semble importante. Il ne peut y avoir insertion que par suite d'un effort partagé de l'individu et de la société d'accueil. Mais alors, quelles différences avec l'intégration ?

Dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Lalande définit l'intégration comme « l'établissement d'une interdé- pendance étroite entre les parties d'un être vivant ou entre les membres d'une société » ; Le Haut-Conseil à l'intégration, créé en 1990, nous propose une définition plus dynamique : « L'intégration consiste à susciter la participation active à la société tout entière de l'ensemble des femmes et des hommes appelés à vivre durablement sur notre sol, en

* Les chiffres entre crochets renvoient aux bibliographies situées en fin de chapitre.

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acceptant sans arrière-pensées que subsistent des spécificités, notam- ment culturelles, mais en mettant l'accent sur les ressemblances et les convergences dans l'égalité des droits et des devoirs, afin d'assurer la cohésion de notre tissu social » [29, p. 8].

En tout état de cause, il semble que l'écart entre insertion et intégra- tion porte sur une différence de degré au sein d'un même phénomène d'acculturation. L'insertion concernerait des domaines ou des groupes particuliers. On parle d'insertion sociale, économique, professionnelle, en général, au sein d'ensembles restreints : on est bien inséré dans son logement, son travail, son quartier. L'intégration concernerait davan- tage un groupe plus vaste : le pays, la nation (le terme d'intégration scolaire, qui contredit cela, est pourtant officialisé).

Toutefois, ces différences ne nous semblent pas telles qu'il faille nécessairement établir ici de distinction appuyée. En l'état actuel, nous nous servirons plus volontiers du terme d'insertion, davantage utilisé par les professionnels dans une acception assez large.

On peut dire qu'une personne est insérée si elle a le sentiment de partager avec les autres un minimum de culture commune et d'y prendre une place reconnue. On retrouve là la notion d'enracinement développée par S. Weil pour qui l'homme reçoit de sa communauté un certain nombre de « racines ». C'est l'appartenance à une histoire : la collectivité « conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir » [50]. Et puisqu'elle a reçu, elle peut, à son tour, apporter « sa participation active et naturelle à l'existence de cette société ».

C'est à la lumière de ces notions d'héritage, de continuité et de par- ticipation que nous pouvons tenter d'éclairer notre étude de l'insertion

• et de son inverse, l'exclusion. Insertion sociale, exclusion sociale : ces vocables sont tout à fait récents, tant il semblait auparavant naturel qu'un individu né au sein d'une communauté en fasse naturellement partie. Le rapport du Commissariat au Plan, élaboré par un groupe d'étude présidé par Philippe Nasse [4], définit l'exclusion comme un phénomène non pas monolithique mais très diversifié. Comme sources possibles de l'exclusion, il distingue les différences subies et indivi- duelles (anomie) ou volontaires et collectives (marginalité), les diffé- rences volontaires et individuelles (déviance) ou subies et collectives (stigmatisation).

L'exclusion est essentiellement définie en termes de défaut de né- gociation : « Les exclus, qu'ils soient individus isolés ou communau- tés ignorées et la société (le tout social) ne parviennent pas à négocier leurs appartenances et la reconnaissance de leurs valeurs respectives, et ne font donc que constater leur exclusion symbolique et matérielle » [4]. C' est de « stigmatisation collective et réciproque », de cacophonie

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sociale dont il est question. Partant de ce constat, il propose de nou- velles pistes pour l'insertion sociale, celles-ci se situant à trois ni- veaux : — « elles cherchent à rétablir le lien du sujet à lui-même, en offrant à chacun la possibilité de développer, malgré toute ses caractéristiques négatives, une image valorisée de soi ; — elles visent aussi au rétablissement du lien communautaire, possibi- lité offerte à chacun de se sentir partie prenante d'un sous-système d'appartenance ; — elles n'omettent pas enfin, le lien sociétaire qui permet à chaque in- dividu de se sentir citoyen ».

Ce triple niveau d'insertion nous semble correspondre aux trois phases d'intervention qui peuvent être proposées : soin, réadaptation, réhabilitation, concernant les malades mentaux. On le retrouve d'ail- leurs sous la plume de sociologues contemporains comme S. Wuhl [52] : « L'insertion, dans cette optique, doit d'abord être une occasion de retrouver des relations sociales, de reconstruire une identité, de re- créer du lien social. Ainsi, mobiliser la parole, la faire circuler, créer des espaces de communication, en faire un enjeu pour briser les situa- tions d'anomie ou de rapports sociaux conflictuels, c'est produire de l'insertion sociale au sens plein et non mineur. C'est créer en effet des conditions pour qu'une personne en voie d'exclusion puisse se recon- naître à la fois comme sujet, comme acteur et comme citoyen ».

Cependant, sous le terme d'insertion, nous n'envisagerons que le dernier niveau, celui qui est rattaché essentiellement au lien sociétaire, c'est-à-dire au sentiment d'appartenance à une culture de société parti- culière. Les deux autres niveaux ayant plutôt à voir avec le soin et la réadaptation. Dans cette occurrence, le travail d'insertion ou de réinser- tion de la personne, fût-elle malade mental, n'est pas uniquement du ressort de la psychiatrie, il concerne aussi les partenaires du secteur social ou associatif, qui axent leurs efforts dans le domaine du travail, du logement et de tout autre champ dans lequel se joue l'autonomie de la personne.

Mais parler d'insertion et de politique d'insertion signifie que la participation au contrat social n'est pas ou n'est plus naturelle, que l'en- racinement (selon S. Weil) ou l'association (selon J.J. Rousseau) n'est plus prégnante. « Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant ; tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution » [42, p. 51]. Mais ce contrat social n'est réalisable que si l'individu y trouve son

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compte, s'il reçoit, à travers le partage de valeurs communes, suffi- samment de gratifications pour pouvoir à son tour se sentir membre d'un groupe dont il est prêt à partager les valeurs (famille, voisinage, associations, syndicat...). Or, au cours du dernier siècle, cette contractualisation a été progressivement prise en charge par l'Etat — devenu rapidement l'Etat-providence. Toutes les lois sociales vont dans ce sens, qu'elles concernent la gratuité de l'enseignement, l'aide so- ciale, les habitations bon marché, l'assistance aux infirmes ou, plus ré- cemment, l'attribution d'un revenu minimum d'insertion.

Il ne viendrait à personne l'idée de faire le procès de ces avancées successives, mais il faut cependant signaler deux conséquences per- verses de ce solidarisme, bien étudié par H. Péquignot [37]. 1. En prenant en charge cette solidarité sociale, l'Etat a en quelque sorte invalidé les solidarités individuelles de proximité. Ce phénomène, bien étudié par Ivan Illich [26], se vérifie chaque fois qu'un individu, ou une institution, se place en situation de spécialiste ou de monopole. Il est amusant de voir que J.J. Rousseau, deux siècles auparavant, avait déjà noté ce danger constitué par ce passage de la solidarité au solida- risme : « Sitôt que le service public cesse d'être la principale affaire des citoyens et qu'ils aiment mieux se servir de leur bourse que de leur personne, l'Etat est déjà près de sa ruine. Faut-il marcher au combat ? Ils payent des troupes et restent chez eux ; faut-il aller au conseil ? Ils nomment des députés et restent chez eux. A force de paresse et d'ar- gent, ils ont enfin des soldats pour asservir la patrie et des représentants pour la vendre. [...] Je crois les corvées moins contraires à la liberté que les taxes » [42, p. 133]. 2. Les différentes aides sociales sont naturellement destinées aux exclus

• de la société qui les distribue. Tout se passe donc comme si les presta- tions étaient versées par un groupe social aux seuls individus qui n'en font pas partie. N'est-on pas ainsi confronté à un renforcement néga- tif ? En voici quelques exemples : — certaines familles nourricières n'adoptent pas l'enfant qu'elles gar- dent pour ne pas cesser d'être rémunérées : la prime est donc versée à condition que cet enfant — adoptable pourtant — reste en dehors de la famille ; — face à une personne en grande difficulté d'insertion et en situation de précarité économique, le médecin a souvent la tentation de la faire bas- culer dans un statut d'handicapé afin de lui permettre de percevoir l'al- location correspondante, souvent supérieure au RMI ou à certaines pensions d'invalidité ; — confrontées à l'obligation d'emploi fixée par la loi de 1987, cer- taines administrations demandent systématiquement la qualité de travail- leur handicapé pour des salariés pourtant embauchés depuis longtemps

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et dont l'état de santé ne nécessiterait tout au plus que des postes adap- tés.

Cette distinction solidarité-solidarisme est au cœur même d'une difficulté à laquelle se heurte l'insertion. En effet, le solidarisme ne jouerait-il pas actuellement contre l'insertion ? Ils nous semble — et d'autres avec nous — que l'évolution de la solidarité vers le solida- risme a été liée, de façon conjoncturelle, jusqu'aux Trente Glorieuses, à l'évolution de la société industrielle, et que celle-ci étant en pleine mu- tation, elle entraîne avec elle l'évolution de toutes ses « annexes » : protection sociale, syndicalisme, solidarisme, etc. Historiquement, nous sommes passés d'une charité philanthropique à l'assurance so- ciale, reposant par exemple sur un contrat passé entre un employeur et un employé, puis au droit à l'assistance sociale, c'est-à-dire l'obligation de l'Etat envers l'ensemble de ses administrés, exclus compris, même ceux n'ayant jamais cotisé [44]. Avec l'avènement de la société indus- trielle, on est parvenu à une situation dans laquelle l'Etat devait assister tout le monde, sans qu'il soit question de charité pour autant.

Qu'en est-il aujourd'hui ? Face à l'évolution de la société et en particulier à un moindre besoin en bras dans la gestion de l'économie, on assiste à une croissance rapide du nombre de personnes désinsérées, ne serait-ce qu'au niveau de l'emploi. En France, 220 000 emplois ont été supprimés en 1992, 300 000 en 1993 ; 5 millions d'actifs sont privés d'emploi, soit 20 % de la population active... Or, l'emploi reste toujours, dans la représentation commune, ce qui permet d'avoir une situation : hors de l'emploi, pas de statut. Face à ce phénomène de crise marqué par les limites du solidarisme d'Etat et les risques d'ex- plosion sociale, les décideurs politiques, après avoir tenté de relancer la production, la consommation, puis de financer des créations d'emplois, semblent s'orienter vers de nouvelles voies et considèrent désormais la situation comme structurelle et non plus conjoncturelle ; ils parlent de mutation et non plus de crise. Les analyses des sociologues et des éco- nomistes commencent à être reprises non seulement par quelques hommes politiques — plus seulement écologistes — mais aussi par des représentants de lobbies influents comme la Commission sociale de l'Episcopat français [21] ou le Centre des jeunes dirigeants d'entreprise [27, p. 22]. Plusieurs thèmes s'y retrouvent invariablement.

1. Une nouvelle articulation du social et de l'économique, ce que Phi- lippe Séguin, après d'autres, proclame : « C'est une véritable révolu- tion culturelle qu'il nous faut accomplir. Le rapport entre l'économique et le social doit être complètement revu. Nous ne pouvons continuer ces raisonnements de dame patronnesse qui font du social la seule consé- quence éventuelle de l'économique » [46].

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2. Une évolution du binôme travail-salaire vers le binôme activité-re- venu. S'il est indéniable que le nombre de places de travailleurs dans le processus de production est en nette diminution, on ne peut s'en tenir à une simple bipartition d'une population entre les travailleurs et les autres, ces derniers vivant d'allocations versées indirectement par les travailleurs qui accorderaient ainsi un droit de survie à des inutiles so- ciaux. C'est pourquoi, partant du principe que « le travail n'est qu'une spécialisation de l'activité liée à la société industrielle » [25], nombreux sont ceux qui commencent à s'approprier les thèses qu'avancent depuis un certain temps de nombreux sociologues. « D'une société de plein emploi à une société de pleine activité » proposait G. Roustang [43]. « Ne parlons plus de plein emploi mais de pleine activité, objectif qui doit prendre une place centrale dans la politique économique » reprend P. Seguin [46].

Le travail doit donc être compris comme une activité parmi d'autres, l'activité étant considérée plus généralement comme une ac- tion génératrice d'utilité et de lien social. Si, parallèlement, le temps de travail est diminué, la situation doit alors « permettre à chaque individu et à la société tout entière de profiter du temps de cette libération et de l'utiliser pour développer des activités qui soient des fins en elles- mêmes » [24]. Cette distinction travail-activité nous semble tout à fait intéressante à faire en ce qui concerne l'insertion des malades mentaux.

3. Une tentative de promotion de la solidarité. Pour tenter d'inverser le mouvement actuel centré autour des seuls processus économiques et de leurs conséquences, il semble indispensable de « remettre l'économie à sa place de servante et non plus de maîtresse et de garantir une véritable citoyenneté à chacun » [13]. Autour de ce pôle s'articule tout ce qui concerne la promotion des emplois de service, des emplois de proxi- mité et des contrats emploi-solidarité (CES).

Mais une double difficulté se dessine dans cette tentative d'évolu- tion du solidarisme vers la solidarité qualitative : d'une part, elle serait vécue comme un retour en arrière, une exclusion des prestations deve- nues habituelles de l'Etat ; d'autre part sa mise en place ne serait pas naturelle, la solidarité entre individus ne se décrète pas. En effet, seule une solidarité financière peut être imposée, mais est-elle vécue alors comme solidarité ? L'instauration de la contribution sociale généralisée (CSG) consiste à « associer le plus grand nombre de citoyens à la maîtrise du processus de pauvreté et non à rétablir le principe d'égalité républicaine », nous dit par exemple Bardeau [11]. Par ailleurs, une solidarité imposée au titre de l'impôt ne risque pas d'être populaire.

Car on assiste à un double mouvement qui associe l'augmentation des enveloppes financières de l'aide sociale et la diminution parallèle de

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la solidarité qualitative : « Notre société exclut plus vite qu'elle n'in- tègre », alors que le montant des aides parvient à des sommets qui n'ont jamais été atteints auparavant, en particulier dans le domaine du handicap : infirmes et handicapés émargent aux alentours de 2 % du PIB (record mondial) [33]. Dans le même ordre d'idées, on peut signa- ler l'évolution du RMI qui, créé pour représenter une aide temporaire vers l'insertion, s'est de plus en plus converti en une prestation mini- mum de ressources dont peu de retour est attendu malgré l'obligation de contrat. La dernière enquête du CREDOC montre en effet que « les allocataires se sentent de moins en moins concernés par le suivi d'un stage ou par la reprise éventuelle d'une formation ; ils en expriment de moins en moins le désir [...]. De la même façon, on constate une baisse, qui se poursuit assez régulièrement, des allocataires qui décla- rent chercher activement un emploi (47 %) [40, pp. 35-36].

N'est-ce pas le cœur du problème ? Depuis que la solidarité est instituée, les structures de proximité qui en étaient garantes, souvent en opposition à l'Etat (familles, voisinage, syndicats...) se sont délitées. « Le renforcement du système de protection sociale a en effet pu dé- structurer les relations sociales [...] la croissance des prises en charge instituées a défait des prises en charges naturelles qu'il aurait sans doute fallu soutenir », constate Lion [34, p. 504].

La question de l'insertion des malades mentaux ne peut, en aucun cas, se traiter en dehors de la culture ambiante et donc du contexte so- cial et économique. Pour nous, l'insertion n'est pas ou sociale ou pro- fessionnelle, et si la distinction peut encore sembler pertinente aujourd'hui (à l'image des deux sections COTOREP par exemple), elle ne paraît que stigmatiser une distinction dommageable entre les travail- leurs et ceux qui ne le sont pas. L'insertion est une, et peut prendre des formes variées. Il est probable que, dans ce domaine, la réflexion sur l'insertion des malades mentaux menée en particulier dans certains CAT (centres d'aide par le travail) confrontés depuis longtemps aux aléas d'un retour à une vie professionnelle banale pour leurs travailleurs, peut servir de prémices pour la réflexion globale. Certains agissent prioritairement en direction d'une insertion par l'économique ; le but est l'immersion dans la vie professionnelle moyennant un éventuel passage intermédiaire en atelier protégé. D'autres estiment que leurs travailleurs ont un statut, une vie sociale, des activités quotidiennes, ce qui, pour eux, constitue le maximum d'insertion réalisable.

Ces positions de principe expliquent les disparités considérables des taux de sortie entre les CAT. Ceci a d'ailleurs valu quelques échanges vifs mais intéressants lors de l'atelier des journées Croix-Ma- rine de 1993, consacré à l'insertion [39]. Au-delà, il faut sans doute

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considérer que le travail n'est qu'un aspect de l'insertion. Il n'en constitue pas le passage obligé, mais c'est une activité à ne pas perdre de vue. Il est indispensable aujourd'hui d'articuler l'insertion du ma- lade mental avec la situation socio-économique globale. Penser l'inser- tion d'un malade, c'est dépasser le modèle devenu obsolète du travail comme unique passeport salvateur, et le remettre en adéquation avec les nouveaux modèles culturels d'aujourd'hui et de demain.

Idéaliser le travail alors que 80 % des personnes, en France, disent avoir un travail sans intérêt ou dont ils ne perçoivent pas la finalité, est une tromperie. A moins que l'image du travail ne soit complètement bouleversée. A. Gorz montre bien qu'actuellement le couple tra- vail/consommation joue entièrement contre l'insertion : le travail se juge en termes d'« intégration fonctionnelle des individus qui va ex- clure leur intégration sociale » [2, p. 60], et la consommation, « so- cialisation asociale », met en avant les différences interindividuelles : « L'individu socialisé par la consommation n'est plus un individu socialement intégré mais un individu incité à vouloir "être soi-même" en se distinguant des autres, et qui ne leur ressemble que par ce refus, canalisé socialement dans la consommation, d'assumer par une action commune, la condition commune » (p. 66).

Il en va de l'insertion comme du soin : on ne peut faire l'impasse sur les « codages culturels », selon l'expression de M. Audisio : « Toute politique sanitaire de prévention, de soins, d'assistance et de réhabilitation reposera toujours sur des préalables statutaires qui reflè- tent certes l'opinion des décideurs politiques mais aussi, dans une large mesure, celle de chaque citoyen quant à la maladie, à la déviance, à la folie, telles qu'elles s'inscrivent dans les codages socioculturels » [8].

. Dans ces codages, le statut lié au travail reste paradoxalement le lieu privilégié de rencontres sociales et de convivialité tant le tissu social actuel, surtout urbain, s'est appauvri en liens de voisinage, de proxi- mité, de vie locale.

Cette double constatation — l'importance donnée au travail comme espace unique de lien social et la diminution progressive des profes- sions salariées — nous permet de mieux comprendre la crise actuelle qui tend à faire passer directement les individus du chômage à l'exclu- sion par manque de lieux tiers, lieux d'échange et de proximité natu- relle. Par ailleurs, « un travail qui a pour effet et pour but de faire éco- nomiser du travail ne peut pas, en même temps, glorifier le travail comme la source essentielle de l'identité et de l'épanouissement per- sonnel » (p. 116). Il y aurait donc un décalage entre la culture plus idéologique du travail et la culture technologique de sa mise en applica- tion. Le travail ne serait-il actuellement qu'un leurre pour l'insertion ?

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Impression et façonnage par I M P R I M E R I E

FRANCE PjJERCY

N° d'impression : 41067 FF - Dépôt légal : septembre 1994

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" C

hacun à sa place » a été le mot d'ordre lancé au temps de la crois- sance économique et de l'État-providence. Ainsi est né un système de prestations destinées à des bénéficiaires qui, selon leurs défi-

ciences, sont « insérés » dans des filières spécifiques. Mais ce modèle gestionnaire n'a pas empêché la multiplication des exclus.

Les auteurs, acteurs d'équipe sectorielle de psychiatrie publique appe- lés à œuvrer aux frontières du sanitaire et du social, nous livrent ici une réflexion globale sur le processus d'insertion et les risques de dérives affé- rents. Pour cela, ils ont choisi d'appronfondir huit thèmes autour desquels s'organise leur analyse : partant de la situation des malades mentaux (marquée par le handicap, la chronicité, les soins), ils développent des moyens techniques utilisés pour promouvoir une insertion sociale (réadap- tation, accompagnement) et des outils possibles à mobiliser pour une insertion véritable dans la Cité (associations, argent, réseaux). Chaque thème, en prise directe avec la pratique quotidienne des acteurs sociaux, est présenté de manière didactique et complété d'une bibliographie large- ment documentée.

L'insertion ne peut exister que si elle est productrice de lien social. Et là, la société tout entière se trouve impliquée. La solidarité financière ne suffit pas si les réseaux de proximité ne sont pas prêts à accueillir l'autre dans sa différence, car l'insertion se situe bien à l'articulation des compé- tences de l'individu et des possibilités sociales. Puisse ce livre contribuer à atteindre l'objectif d'« une place pour chacun » qui n'est pas, loin s'en faut, spécifique aux malades mentaux.

Jean-Paul Arveiller (à droite) est psychologue dans le service de santé mentale du se arrondissement de Paris. Clément Bonnet (à gauche) est psychiatre dans l'Association de santé mentale du 13e arrondissement de Paris. Ils sont tous deux des praticiens engagés depuis des années dans le mouvement d'ouverture des hôpitaux psychiatriques et participent aux travaux de la Fédération nationale Croix-Marine.