L’inceste souhaité ou prohibé comme réalisant l’androgynie ...

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Kernos Revue internationale et pluridisciplinaire de religion grecque antique 7 | 1994 Varia L’inceste souhaité ou prohibé comme réalisant l’androgynie prêtée aux dieux (2e partie) Jacques-Numa Lambert Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/kernos/1111 DOI : 10.4000/kernos.1111 ISSN : 2034-7871 Éditeur Centre international d'étude de la religion grecque antique Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 1994 ISSN : 0776-3824 Référence électronique Jacques-Numa Lambert, « L’inceste souhaité ou prohibé comme réalisant l’androgynie prêtée aux dieux (2e partie) », Kernos [En ligne], 7 | 1994, mis en ligne le 20 avril 2011, consulté le 22 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/kernos/1111 ; DOI : 10.4000/kernos.1111 Kernos

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KernosRevue internationale et pluridisciplinaire de religion

grecque antique

7 | 1994

Varia

L’inceste souhaité ou prohibé comme réalisantl’androgynie prêtée aux dieux (2e partie)

Jacques-Numa Lambert

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/kernos/1111DOI : 10.4000/kernos.1111ISSN : 2034-7871

ÉditeurCentre international d'étude de la religion grecque antique

Édition impriméeDate de publication : 1 janvier 1994ISSN : 0776-3824

Référence électroniqueJacques-Numa Lambert, « L’inceste souhaité ou prohibé comme réalisant l’androgynie prêtée auxdieux (2e partie) », Kernos [En ligne], 7 | 1994, mis en ligne le 20 avril 2011, consulté le 22 avril 2019.URL : http://journals.openedition.org/kernos/1111 ; DOI : 10.4000/kernos.1111

Kernos

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Kernos,7 (1994),p. 231-271.

L'INCESTEsoUHAITÉ OU PROHIBÉ

COMME RÉALISANT L'ANDROGYNIE PRÊTÉEAUX DIEUX

(2epartie)>I<

Chapitreill:

LesdémonsetApollon

Plutarque fait parler le savant lacédémonienCléombrote quiraconteavoir rencontréun devin barbareinspirél . Prophétisantuneseule fois l'an, vivant dans la société des nymphesnomadeset desdémons,cet homme-làattribuait la divination aux démonset, s'agis-santdu Pythonde Delphes,à l'encontrede l'opinion couranteque sonmeurtrier s'était enfui pour s'exiler pendantneuf ans à Tempé, ilprétendaitqu'aprèsson acte, il «était passédansun autremonde,où ilavait séjourné pendant le cours de neuf grandesannéesau boutdesquelles,devenupur et vraimentBrillant (Phoibos)2,il était revenupour entrer en possessionde l'oracle, gardé pendantce temps parThémis».

Ainsi était postulée la possiblité pour un impur d'accéderà lasainteté,pour un démon de devenir un dieu. Cléombrote,louant lesmageset Zoroastreou bien Orphéele Thraceou encoreles Égyptiensoules Phrygiens d'avoir imaginé la race des démons comme intermé-diaires entre les dieux et les hommes,s'appuyaitsur Homère et surHésiodepour montrerqu'on peutpasserdesdieux et desdemi-dieuxaurangde héros,de mêmequepour certainshommesà celui de héroset, delà, de bons démons(agathodémons).Il se trouve mêmeque quelquesâmes,sur un long espacede temps,sepurifient par l'exercicede la vertu«aupoint de s'éleverau-dessusdesdémonspour participerpleinementà

>1<

2

La premièrepartiede l'article a étépubliéedansKernos,6 (1993),p. 139-205.

De def. oracul.,421a-c(21). Toutes les traductionscitées des Dialoguespythiquessontempruntéesà R. Flacelièredansl'édition desBelles Lettres(t. VI desŒuvresmorales,1974).

PLUT., DeE delph.,394a(21).

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l'essencedivine», tandis que le mouvement inverse en rabaissed'autresdansdescorpsmortels3.

On voit qu'une telle doctrine rendrait parfaitementcompte del'ascensiond'Apollon à la plus haute divination à partir des talentsqu'un démon meurtrier, mais par la suite purifié, hérite d'un autredémon (Python, ou plutôt démone,le dragon femelle Delphiné), savictime.

Les beaux travaux de Georges Charachidzénous apprennentaujourd'hui que, dans toute la montagnecaucasienneet jusqu'à laplaine géorgienne,un personnagedivin, un Xat'i (ange) nomméK'op'ala jouissait d'une immenserenommée,liée en particulier à soncélèbresanctuairexevsur de K'arat'i4• Il était, en effet, le patrond'unclan, les Likok'i qui vivent à Guro et l'adoraientcomme guérisseuravanttout.

Dieu qui joue de la musiqueà la «portedu ciel» et prescritimpérati-vementla danse5, il s'incarneen la personned'un pasteur,et ce sontdesbergers, le couple apparemment6 incestueuxd'un berger et d'unebergère, qui ont fondé son sanctuaire.«Protecteurdes bergers»7,K'op'ala est lui-même propriétaired'un immensetroupeaude bovins,alimenté par les offrandes8. C'était jadis la base d'une richesseconsidérable9•

Le plus clair de sonactivité consistecependantdansle massacredesdémons nuisibles, les Devi, issus de la démonologie iranienne etcorrespondantaux daevade l'Avesta,mais beaucoupmoins puissants,moins cosmiques, moins mauvais: comme en Arménie, ils sontlargementhumanisés,mortels, et l'on pourrait dire moitié démonsmoitié hommes10.

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De def. oracul.,414f-415c(10).

GeorgesCHARACHIDZÉ, Le systèmereligieux de la Géorgiepaïenne,Paris,1968,p. 405sq.

Ibid. , p. 365-366.

Ibid., p. 420-421,427-428et625 i.f.

Ibid. , p. 367.

Ibid. , p. 365,369-370.

Ibid. , p. 406.

Ibid., p. 342-343.

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Parallèlement,la nature de K'op'ala est double: à l'instar de lafoudre, à laquelle il est étroitementlié11, il se révèle aussibien forcedangereuseque bienfaiteur de l'humanité12. S'il guérit, c'est qu'ilconstituelui-même la maladieen se faisant présentdansle malade.Ilestà la fois le poisonet le remède.Commeparuneincantationmagique,on demandeà K'op'ala : «Ce qui est maléfique, tourne-le en béné-fique 1» 13.

Créé par Dieu commetueur de démons,il sembleparfois être leurseigneur,en particulier il l'est de ceux qu'on appelle Kadzhi, qui luiobéissent14. Cela s'expliquesansdoute par son assimilationfondamen-tale à l'âme des morts15. Il a la faculté d'entrer en relation avecl'univers démoniaqueet se bornesouventà négocieravecles démons,àqui il propose des échanges:ainsi, pour faire relâcher «une âmecaptive», il leur fait sacrifier par le clan un chevreaunoir, égorgé«main à l'envers»,détail qui souligne l'aspectmagiquequi se mêle àl'aspectreligieux de sa personnalité16.

Ce rôle de libérateur des âmes captives de démons incombe àK'op'ala, qu'il s'agissede l'âme d'un mort noyé, retenupar l'eau,écrasésousuneavalanche,étranglé(pendudont l'âmene peutplus sortir par lecou), ou de l'âme d'un vivant, notamment celle d'une femme«possédée»17. Un mythe exemplaire18 raconteles risquesqu'encouraitainsi K'op'ala.

Les neuffrèresDev, dont la mèreavait neuftêtes,sebâtissaientunemaison(tour forteresse)au-dessousde lui. Il descendsur la terre, parruse se fait embaucherpour les aider, soulevant seul des pierresénormes,puis lancesur eux samassueet détruit tout ce qu'il y avait là.Cependant,l'un desDev, éborgné,s'enfuit,queK'op'ala poursuitjusqu'à

Il

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Ibid. , p. 339.

Ibid. , p. 423-424.

Ibid., p. 407-408.

Ibid. , p. 338,426.

Ibid. , p. 432-433.

Ibid. , p. 409(cf. p. 412).

Ibid. , p. 215-216.

Ibid., p. 354 sq., 416-420.Mêmehistoire à peuprèsmiseaucompted'Iaxsar,courammentconfonduavecK'op'ala dansG. CHARACHIDZÉ, Prométhéeou leCaucase,Paris,1986,p. 44-46.

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un lac où il plongeaprèslui, et il finit par le tuer. Mais, à ce moment-là,il s'aperçoitqu'il lui est impossible de remonter car ses ailes sontengluéesde sang:le sangversés'estretournécontrecelui qui l'a versé.Le «libérateur de l'âme» est lui-même devenu prisonnier par uneinversionde situationqui souligneson imperfectionet la réciprocitédel'affrontement,comme dans les énigmesou les ordalies primitives oùla mort est l'inéluctable issue du défi pour l'un ou l'autre des deuxparieurs.

Le Xat'i ne peutplus compterque sur ses«esclaves»,les hommesduclan, qui reçoiventdu kadag(prêtre)le conseilde découvrirune victimemonstrueuse,un moutonà quatrecorneset quatreoreilles, pour l'immo-ler au bord du lac afin que l'âme du Xat'i puisseremonterdu fond. Illeur faudraneufanspour découvrirla bêteet délivrer leur maître.

Ainsi, au reboursde ce qui se passedansle culte de K'op'ala, où ilfournit aux démonsune victime en échangede l'âme de son protégéhumain captive au fond de l'eau, ce sont ses protégéshumains quioffrent «au démonune victime en échangede l'âme de leur divin patronprisonnièredans l'abîme du lac. C'est ici le dieu qui tient la place del'âme du noyé et qui ne peut être libéré que sur l'intervention deshommes»: jusque-là,K'op'ala prisonnierest assimilableà un mortl9.

Les mortssontimpurs, la puretéseconfondavecla vie. K'op'ala a étépurifié, comme ailleurs son alter ego Iaxsar le tueur de démonsdontl'hymne célébrantla même aventure,au mileu du XXe siècle encore,correspondà un rituel de purification20•

La double conclusiondu mythe le souligne: d'une part, K'op'alarevient à son essencedivine en remontantdu ciel et retrouvantles Xat'isescongénères;d'autrepart, il «demandeà Dieu de tendreune cordeouun filin (parfois un fil, selon les variantes)entre la pierre où il secouesesailes humideset le sanctuairede K'arat'i». Il renoueainsi à la foisavec le ciel et avec le lieu terrestrede son culte, lui-même en relationcontinueavecle mondecélestepar un fil mystique21.

C'est ainsi qu'aprèsles neuf annéesd'expiationqu'Apollon, fuyantle lieu du meurtrede Python,était allé passerdansla vallée de Tempé,purifié, il était revenu à Delphespour entrer en possessiondu vieiloracledesdémons,gardéentretempspar Thémis,et qui était devenule

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ID., op. cit. (n. 4), p. 419.

ID., op. cit. (n. 18), p. 44-46.

ID., op. cit. (n. 4), p. 420.

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sien22. Le nom de K'op'ala ne résonne-t-ilpas commecelui d'Apollon?Abelaur est l'une des appellationsdu mythique lac de sang, qui necorrespondà aucunlac connu, mais bien à Abalus, l'Avalon médiéval,l'«île aux pommes»ou île Fortunée,celle de la guérisseuseMorgane,que le roi Arthur ne quitta plus aprèsy avoir étéconduitpourpanserlesblessuresde sadernièrebataille.Krappesupposaitdéjà qu'Apollon étaitle dieu d'Abalus23.

La pomme convient à l'Île des Bienheureuxcomme un fruitd'immortalité. L'eau du lac Abelaur porte le nom qui désignel'eau enlangage «divin»: simur et qui se retrouve pour appeler celle oùK'op'ala, «divinité chasseresse»,changede natureet se métamorphoseen cerf dès qu'il en approche24. Non seulementK'op'ala subit en effetl'irrésistible attirancede l'eau, et surtoutde l'eau pure et glacée,maisaussitout humainpossédéparun Xat'i et destinéà devenirkadag25. Onsait (Ginouvès) qu'Apollon était le patron des eaux froides, commeHéraclèscelui des eaux chaudes,et que ce grand chasseuravait lesbichespour fidèles compagnes26.

Cléombroterelevaitque la racedesdémonssedécèleen un paysparla grandeplacequ'occupentdansles cérémonieset les dramessacréslamort et les manifestationsde deuil27. Qui dit âmedit mort, la sépara-tion du corps. La principale cérémoniefunéraire des Xevsur, la coursedu Doghi, est destinéeà procurerà certainsdéfuntsdans l'au-delàle«chevalde l'âme qui leur est indispensable»,et elle a son pendantdansle k'op'aloba pshav,apparemmentétrangèreà K'op'ala, mais en étroiterelation avec son culte28. Ainsi, la captivité prolongéede K'op'ala aufond du lac représentela mort terrestredu Xat'i sous forme d'âmeégarée29.

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PLUT., Quest.gr., 12;De def oracul.,21.

E.R.DODOS,LesGrecset l'irrationnel, tr. fr., Paris,1965,p. 161,n. 36.

G. CHARACHIDZÉ, op. cit. (n. 4), p. 419. Cf. p. 360.

Ibid. , p. 146-49.

L. SÉCHAN, P. LÉVÊQUE, Lesgrandesdivinitésde la Grèce,Paris,1966,p. 206,n.77.

PLUT.,De def oracul, 415ai.f. (10).

G. CHARACHIDZÉ, op. cit. (n. 4), p. 375.

Ibid. , p. 429.

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Ce n'estpasune captivité,mais uneservitudequ'Apollon a dû subirchez un «mortel», Admète, roi de Phères, comme berger de sestroupeaux, pour avoir tué de ses flèches vengeressesles Cyclopes,ouvriersde la foudre dontZeusavait frappésonfils Asclépiostentantderessusciterun mort30. Cet esclavagedu dieu pendantun an n'était-ilpaségalementune mort terrestre?Commele pensaitMarie Delcourt,Admète, «l'Indomptable»,est, à l'instar d'Adraste, «l'Inévitable», undes noms de la Mort, son pays, l'outre-tombe.«QuandApollon allaitchez Admète, cela signifiait qu'il mourait pour renaîtreensuiteaprèsune année,disait-on anciennement,aprèsune "Grande année"selonl'interprétationtardive»31.

Au surplus, l'Hymne à Apollon de Callimaqueremplacepour sontemps d'expiation Admète par les Hyperboréens.Or, l'Hyperborée,demandait Marie Delcourt32, n'est-elle pas «une terre d'utopie, leroyaumebienheureuxdes morts ?»

Certes,concède-t-elle,il ne reste pas de trace d'une Hyperboréefunéraire. L'étymologie du mot a toute chancede rendre simplementl'idée d'un pays situé au-delàdu Vent du Nord (Borée) dans lequel onvoyait le séjour d'Apollon, dieu dont Krappe a montré que les originesdoiventêtrerecherchéesen Europeseptentrionale33.

Apollon était «protecteurdu blé» (Sitalkas)et «Métaponte,Myrina,Apollonie envoyaientpériodiquementà Delphesles prémicesde leursrécoltes ou un cadeauen or qui en représentaitla valeur (offrandecollective des Moissonsd'or)>>34. Ne répondent-ilspas aux «Orgesd'or»- la récoltede l'orge constituaitdansla Géorgiepaïenneune cérémoniereligieuse35 - que le dieu célestegéorgienMorige, l'«ordonnateur»,distribuait chaqueannéeà l'occasiondu nouvelan entrelesXat'i, c'est-à-dire entre les groupes humains que ces diverses divinitéspatronnaient?Elles «constituaientpour les «charnels»(les humains)un nantissementen échangede la récolteannuelle»36.

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Marie DELCOURT,L'oracledeDelphes,Paris,1955,p. 161.

Ibid., p. 156-157,160.

Ibid. , p. 158-160.

E.R.DODDS,op. cit. (n. 23), p. 141etn. 36 (p. 161).

M. DELCOURT,op. cit. (n. 30), p. 160.

G. CHARACHIDZÉ, op. cit. (n. 4), p. 248sq.,708.

Ibid., p. 281.

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Tant s'en faut que l'origine directementnordique du dieu excluequ'il soit aussipassé,par l'autrecôtédu PontEuxin, enAsie, où, de toutefaçon, si, au lieu du pays des Hyperboréens,c'esten Lycie, selon uneautretradition, qu'il serendaitenquittantDelpheschaquehiver37, c'estencorechezHomèrela terredesmorts qui reçoit Sarpédonendormi38.

Sans aller si loin, l'opinion couranteveut qu'Apollon, après lemeurtrede Python,ait gagnéla vallée thessaliennede Tempé39 afin dese purifier du sangrépandudu serpent«par l'exercicede la vertu, aupoint de s'éleverau-dessusdes démonspour participer pleinementàl'essencedivine»40.

Tous les neufanssecélébraientdoncsuccessivementà Delphestroisfêtes, dont la première,le 8eptérion,prétendaitreprésenterle combatvictorieux d'Apollon, puis sa fuite et ses purifications à Tempé41.D'aprèsce textede Plutarque,la fête consistaitessentiellementà répéterl'acte primordial qui avait été accompli par «l'irruption silencieuse»d'unetroupejusqu'àla cabaneou, plutôt, la demeured'un roi ou, plutôt,d'un tyran maître des lieux42. Elle arrive par le passagedit depuislaDolonie ou passagedu loup, par référenceau Troyen Dolon43, ce quisignifie plus encoreque marcherà pasde loup: il s'agissaitd'un groupeopérantà l'imaged'unebandede loups.

Faut-il penserà quelqueethnie qui ait entendus'assimilerà lasociétédes loups et en prendrele nom selon une conceptionreligieusearchaïquedont le monde indo-européenfournit maints exemples(lesDaces,certainsScythes,les Dauniens,les Lycaonesd'Arcadie...)44 oubien, plutôt, à l'une de cesMannerbünde,confrériesde jeunesguerriersou de magiciensqui revêtaientrituellementunepeaude loup et, devenusdes «hommes-loups»,troquaientleur comportementhumainen celui del'animal, rôdanten quêted'agressionsou de rapines- le rapt et le vol

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L. SÉCHAN, P. LÉWQUE, op. cit. (n. 26), p. 202.

M. DELCOURT,op. cit. (n. 30), p. 160.

PLUT., Quest.gr., 12.

PLUT.,De def. oracul., 415b(10).

Ibid. , 418b(15).

Ibid., 418a(15). Cf. R. FLACELIÈRE, op. cit. (n. 1), p. 188,n. 6, citantPausaniasetStrabon.

Iliade, X, 314sq.

M. ELIADE, DeZalmoxisà Gengis-Khan,ch. 1er,p. 13 sq.

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constituaientplus des prouessesque des délits - commece carnassier,dans un univers magico-religieux«dominé par la solidarité mystiqueentrele chasseuret le gibier", dont la situationest toujours interchan-geable?

En Mrique, en Inde, en Amérique, le mimétisme entraînaitces«loups à deux pattes" jusqu'à dévorer la chair humaineen de vraisrepasde cannibaleg45.En Europe,bien au-delàd'un simple terrorisme,il y avait souventinvasionde territoire et brutalefondationd'un mondenouveau46. Romea étéfondéepar les Fils de la Louve. Le mythegénéa-logique des Gengiskhanidesproclameque leur ancêtreétait un Loupgris, qui descenditdu ciel et s'unit avecune biche...47

Il y avait justementdansla montagnedu Parnasseun hérosfameuxpar sa ruse et ses larcins, qui en faisaient le plus grand des voleurs.Attaquantle palaisd'Amyntor, il en avait notammentenlevéun casquede type mycénienen cuir de bœufdoté de dentsde sanglierqui devaitdevenir le casqued'Ulysse, petit-fils de cet homme par sa mère48. Ils'appelaitAutolycos, nom qui «ne peut signifier autre choseque loup-garou,,49.L'Apollon du Parnasse,l'Apollon de Delphesporte précisé-ment l'épiclèsede Loup, AUKropewç50, du nom d'un des sommetsduParnasse,le Lycôrée,passéà salyre (Â,uKCOpdll Kt8apll). N'est-cepas,parallusion à la ruse, au dol du loup - mais tout dolus n'est pasdolusmalus51 - qu'Apollon est dit Loxias, «oblique, louche, équivoque",unnom, supposeMarie Delcourt52, qui dut êtred'abordcelui d'un démon?

Le nom de Lykôréevient précisémentdesloupsqui, lors du délugedeDeucalion,servirentde guidespar leurs hurlementsvers les sommetsdu Parnasseà unepartiedeshabitantsde la toutepremièrecité qu'avaitfondéeParnasse,celui qui inventade prendreles auguresd'aprèsle vol

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Ibid. , p. 18-19,26.

Ibid. , p. 29.

Ibid. , p. 30.

Il., X, 267;Gd.,XIX, 394sq.

H. JEANMAIRE, Gouroi et Gourètes,Lille, 1938,p. 400.

CALLIMAQUE, Hymneà Apollon, 19. L'asile du Capitole,fondé par Romulus,était placé sous la protectiondu dieu Lucoris, identifié au LykoreusdeDelphes,M. ELIADE, op. cit. (n. 44), p. 16. Sur Apollon-Loup en général,cf.SÉCHAN-LÉVÊQUE,op. cit. (n. 26), p. 219,n. 72.

ERNOUT-MEILLET, Dictionnaireétymologiquede la languelatine, s.v.

M. DELCOURT,op. cit. (n. 30), p. 163.

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desoiseaux:reconstruite,la cité s'enappelaLycôréeavantde prendrele nom de Pythoaussibien quecelui de Delphes53.

Quanddonc, à la manièredes loups, Apollon survientpar la Doloniepour la délivrer du serpent,selonun thèmeconstantqui va d'Horusoude Marduk, jusqu'ànos saintsévangélisateurs,et ouvrir par là une èrenouvelle54, il n'est, selon la descriptiondu Septérionpar Cléombrote,qu'un coros amphithalèsamenélà par des lEolades,deux énigmesquin'en forment qu'une.

L'inceste est, en effet, à la basede la définition des lEolades, laspécificitéd'Éole, le Maître desVents, et de safamille chezHomère55 -

observonsen passantque le vent accompagneen règle les exploits deK'op'ala56 . Quantà l'amphithalès,nous savons57 qu'il estun enfantouun jeune garçon riche - ce qui correspondtout à fait au portraitd'Apollon chez Callimaque58 -, gâtépar sonpèreet samère toujoursenvie et qu'on fait assisterà un mariagepour en favoriser la fécondité;l'usageen est quasi universelet nous avonsmontré qu'il est danssonprincipe le propre frère de la fiancée intervenantentre les deux épouxcommerappelet symboledu premieréveil dessensentrefrère et sœur59,

considéréspour cetteraisoncommedesépouxarchétypiquesdu mariageen dépit de la prohibition de leur union incestueuse60.

La tendrenostalgieattachéeà cet idéal perdus'attardejustementdansle mondeencorepaïenen 1917desPshavet desXevsur,adorateursdeK'op'ala : c'estune coutumeenracinéechezeux que,dansle village etsouventdansle mêmeclan, un jeunehommeet une jeunefille s'étantépris l'un de l'autre se déclarent«frère et sœurpar sermenb>et seconsidèrentdès lors comme «frère-époux» et «sœur-époux».Il vonts'aimeren des rencontresnocturnesdans la tolérancegénérale,à lacondition rigoureusede ne pasengendrer,ce qui est réservéau mariagequ'ils contracterontun jour, mais nécessairementavec un autre

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PAUSANIAS, X, 6, 1-5.

Cf. MATH., III, 7.

Cf. Kernos,6 (1993),p. 180.

G. CHARADIDZÉ, op. cit. (n. 4), p. 349.

Cf. Kernos,6 (1993),p. 180

Hymneà Apollon,32sq.

Cf. Kernos,6 (1993),p. 194sq.

Ibid. , p. 166sq.

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partenaire.Cettecoutumes'appellec'ac'lobachezles Pshavet, chezlesXevsur, qui, bien que la désapprouvant,la pratiquentaussi,sc'orproba.Les Pshav,pour leur part, vont jusqu'à l'exiger comme une «activitésacrée»,et mêmeimposentles relationsdansl'enceintedessanctuaireslors de leurs fêtes religieuses61, telle Doghi62.

Certes les c'ac'al ne sont pas réellementfrère et sœur, l'unionadelphiqueestprohibée,mais il estnaturelde penserque cettepratique«para-incestueuse»se rattacheà une époquearchaïqueoù cetteprohibi-tion n'existait pas encoreet où toutes les formes d'incesteétaientaucontraire louées sous l'influence du mazdéismeiranien, tout commel'inceste paraît avoir été admis par les Grecs tolérant l'existencedesAJ:<>lades.

L'amphithalèsamenéà la lumière destorchesfait supposer,danslacérémoniecommémorativedu Septérion,la célébrationd'un mariagedansla demeurede Python-tyranet sansdoutela tablequerenversaientles AJ:oladesétait-elle la table du banquetde noces.Ne demandonspasde quellesnocesil s'agissait,mais, lorsqueK'op'ala rejoignait les Devsoi-disantpour les aider à bâtir leur forteresse,eux aussi«avaientunenoce, les eauxen étaientagitées63» : il y a donc là un élémentessentielcar toutes les variantes du mythe correspondantd'Amirani, leProméthéecaucasien,dont nous allons parler, le mentionnentégale-ment: «Les Dev avaientun banquetde mariage...»64.

Cet autre mythe, que, parfois, annoncela fin du mythe du lac desang,ne se rappochepasseulementpar là de la cérémonierépétitiveduSeptérion,mais plus encorepar le rôle destructeurqu'y joue le feu. Ils'agit de la célèbreexpéditionmenéecontre le peupledémoniaquedesKadzhi par SaintGeorgesde X'axmat'i, le maîtrede cet autresanctuairexevsur65. K'op'ala n'enestplus le hérosprincipal, mais,échappéde sonlac, encoretout ruisselant,il rencontreSaint Georgespour lui dire «Làoù tu iras, emmène-moi!» et il va l'accompagnerdans cette nouvelleaventure66.

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Cf. Kernos,6 (1993),p. 160sq.

G. CHARACHIDZÉ, op. cit. (n. 4), p. 366-367,372,402-403.

Ibid., p. 418.

G. CHARACHIDZÉ, op. cit. (n. 18),p. 45.

ID., op. cit. (n. 4), p. 172.

Ibid., p. 354,360-361.

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INCESTE ET ANDROGYNIE 241

En fait, le nom de Saint Georgesest appliqué à K'op'ala, comme,d'ailleurs, à d'autresXat'i67 , en sorte qu'on peut parfois les considérercomme «identiques»68.Du moins, pour la poursuited'un parallèleentreApollon et les Xat'i caucasiens,Saint Georgesapparaîttout à faitcomplémentairede K'op'ala. Il y a sansdoute quelqueraison pourqu'uneéglise paléochrétiennede SaintGeorgesait laissésa trace dansun pavementde mosaïquedu IVe siècle découvertprès de ce qui estdevenule Muséede Delphes69.

Dès l'abord, nous découvronsque Giorgi, l'«angevoyageur»,est dit«semblableau vent»70et en mêmetemps«semblableau loup» : «Qu'as-tu donc à circuler en Kadzhéti, Giorgi semblableau loup» ?71. Cecaractèreerrant et étrangerl'assimile à cet animal, considérélui-même, par exempleen Svanétie,comme une personne,et même unepersonnebienfaisante:«selon les croyancessvanes,les loups détien-nent des pouvoirs magiques,qu'ils utilisent au bénéficede l'humanité,aidantet protégeantles hommesde tout leur être».Aussi est-il interditde les tuer en principe72, pasplus qu'onne tue un frère de clan. Il n'estpas douteux que cette exceptionfaite pour les loups, unique dans lemondedes animauxsauvages,ne tienne à ce qu'ils forment entre euxunesociétéde type humain73.

Le fait est d'autantplus remarquableque Giorgi est le patrondesbergers,la divinité des alpages74, et donc appeléà combattreles loupspour défendrele bétail. Mais le respectbien connudu chasseurpour savictime est ici pousséà sa limite: non seulementle loup tué estenterréen processionsolennelle,mais pleuré commeun membrede la famille,et il se produit une véritable identification entre la victime et lechasseur.Aussi Giorgi est-il «Maître desLoups»,et l'on n'a pasde peineà retrouveren lui la figure mêmed'Apollon, «Maître des fauves»,lions

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Ibid. , p. 444-445.

Ibid., p. 337-338.

E. GOFFINET,L'égliseSaintGeorgesà Delphes,in BCH(1962),p. 242 sq.

G. CHARACHIDZÉ, op. cit. (n. 4), p. 524.

Ibid., p. 517, 520,524.

Ibid. , p. 481.

Ibid. , p. 482,484.

Ibid., p. 479.

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242 J.-N. LAMBERT

etsurtoutloups,enmêmetempsqueprotecteurdestroupeaux75. Il enva,d'ailleurs,autantpour K'op'ala vis-à-vis desdémonsKadzhi : il les tue,il les massacre,et cependantil est leur seigneur76, il règnesur euxcommesur beaucoupd'autresdémons,et les Kadzhi lui obéissent77.

Donc saintGeorgesde Xaxmat'i flanqué du chefde guerreK'op'ala,s'en va, à la tête de l'arméedes anges(Xat'i), détruire la ville démo-niaquedes Kadzhi78, qui sont des forgeronsmythiques79 et magiciens.Il s'estfait accompagnerpar un homme(= l'âmede cet homme).

Au début, «il ne parvientpas à pénétrerdans la ville, une terribleflamme s'en dégage... Le forgeron des Kadzhi forgeait un plat. SaintGeorgesensorcelale plat... la forge tout entièrese mit à fulgurer et labâtissesautaau ciel». La puissancede Saint Georgesest de naturemagique.Être éminemmentprédateur80, il emportealors tout ce qui nebrûle pas, les femmeset le bétail - y comprisune vacheà une corne-,mais aussiau premierchef l'enclumeet le marteau81. De retour à sontorrent, il y allume une grandeflamme.

Mais un événementextraordinairese produit. Il y avait là, danslevillage de Xaxmat'i, deux jeunesfemmesdansune chambre,dont l'uneavait unefille, l'autreun garçon.Cettedernière,sortantsur le pasde laporte, comme le jour se levait, s'écria devant ce bétail innombrablearrivé de Kadzhéti: «Avaj ! Qu'est-ceque cela?» La mère de la fille,selon les versions82, ou bien lui cria, de la chambreoù elle était restée:«Cela, c'est la puissancede Saint Georgesde Xaxmat'Ï» - à moins quel'exclamationne soit à mettredansla bouchede la mèredu garçon- ousimplementgarda le silence,et ce silence eut sa récompense:sa fillefut instantanémentchangéeen garçon,ce qui était une bénédictioncar,dans le strict agnatismedes clans Xevsur, le sien s'éteignaitavec unefille. En revanche,la mère du garçon,qui avait parlé, vit en punitionson fils transformépar Giorgi en fille.

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SÉCHAN-LÉVÊQUE, op. cît. (n. 26), p. 206.

G. CHARACHIDZÉ, op. cit. (n. 4), p. 338.

Ibid. , p. 426.

Ibid., p. 447,516 sq.

Ibid. , p. 530, 536.

Ibid. ,p. 447.

Ibid. , p. 531.

Ibid., p. 518§ 6, 522§ 4 et5.

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incesセe ET ANDROGYNIE 243

Deux surprisesdoivent ainsi trouver leur explication. Première-ment, qu'il soit possiblede changeraussifacilementde sexeévoqueetmême supposele caractèreandrogynedes humains,c'est-à-direquechacund'euxesten permanencedoté desdeuxsexes,mais dont l'un estprépondérant,la balancepenchanttoujours soit vers le masculinsoitvers le féminin. On retrouvedansl'anecdotequelquechosequi rappellela coutume grecque si souvent signalée, notammentà Argos, del'échangede leurs vêtementspar les fiancésau momentdu mariage.

Plus étrangeest le fait qu'une si grandemutation soit liée à unecauseapparemmentaussimodesteque le silenceou les parolesintem-pestivesdes intéressés.Or cette particularitédoit être d'une extrêmeimportance,car on en rencontrel'équivalentun peu partoutà traversl'espaceet le temps. En substance,le bruit révèle quelquechose demauvaispar oppositionau maintiendu silence.

Il est probableque cela remonteaux conditionsqui ont toujoursétécelles de la chasse:la prudencequi y est inhérenteet exige le silencecomme principale précautionaura été magiquementinstitutionalisée.Parcontrasteavecla légèretéde cris spontanémentpousséset la stérilitéde vainesgesticulations,le sagesilence traduit la prise en considéra-tion de la grave portéede l'évènement:il doit être accueilli ou abordéavec un sang-froid qui commandetoute açtion ou réaction. D'abords'imposela réflexion, l'expérienceen fait une attitudeuniverselle.

Les mythesde l'Amérique tropicale,et, commemythe de référence,tel mythe, au Brésil, des Indiens Bororo avaient couduit Cl. Lévi-Straussà déceler de façon générale l'interférence du bruit danscertainesanomaliesd'ordre social ou cosmique83.

Pource qui estdespremières,l'ethnologueles rapprochaitde l'usagebien connu en Europe du charivari sanctionnantdes unions jugéesrépréhensibles,sinon mêmecontrenature:remariagedes veufs, marisbattuspar leurs femmes,mariageentreconjoints d'âgetrop inégal ouviolant les degrés de parenté prohibés, etc. Ce sont, d'ailleurs,remarquait-il, ces circonstancesen elles-mêmes,tel le cocuage,quisont viséesplus que les personnespuisquele charivari s'adresseaussibien, selonles cas,à la victime supposée84.

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Le cru et le cuit, Paris,1964,p. 333.

Ibid. , p. 292-293.

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244 J.-N. LAMBERT

Mais si nos sociétéssemblentretenir presqueexclusivementpources vacarmes85 des circonstancessociologiques,dans les sociétéssansécritureconsidérées,ils sont pratiquementréservésà des conjoncturesde naturecosmologiquetelles en particulier les éclipses,saluéesdanslemondeentierpar desexplosionsde bruit dont l'Europeelle-mêmegardele souvenirnon seulementà traversTite-Live ou Tacite, mais d'hierencore,où l'on croyait qu'ellesétaientduesà quelqueloup dévorantlalune ou le soleil86. Il faut dire en contrepartieque l'Amériqueprécolom-bienney attachaitaussideseffetssociaux,menaçantsurtoutles femmesenceintes,dont on pensaitpar exemple que l'enfant à naître seraitmonstrueuxsi elles avaient eu l'imprudencede sortir pendantuneéclipse87.

Dans le même ordre d'idées, c'est à un phénomènede société,l'inceste,que le mythe bororo88 rattachel'origine de la tempêteet del'orage:

«Dansdestempstrès anciens»,les femmesétantalléesen forêt pourcueillir les palmes dont on fait les étuis péniens (ba) remis auxadolescentslors de l'initiation et leur ouvrantle droit au mariage89, unjeunegarçonsuivit sa mère en cachette,la surprit et la viola. Le pères'en aperçoit et ne songe plus qu'à se venger: il envoie son filsaccomplir diversesmissionsdont celui-ci ne devrait pas revenir, maisse tire sansdommagegrâce à l'aide magiquede sa grand-mère,parexemplerapporterles hochetsde dansequi se trouvent au «nid» desâmes, i.e. leur séjour aquatique90. Pour son salut, il a pu égalementcomptersur des oiseauxet lui-même se tranforme en quatre oiseauxavantde reparaîtresousson aspecthumain en présencede sa grand-mère. «Cettenuit-là, il y eut une violente tempête,accompagnéed'unorage,et tous les feux du village furent noyéssaufcelui de la grand-mère». C'est lui désormaisqui chercheà se venger de son père. Àl'occasiond'une chassecollective qu'il a suggérée,il repèrel'affût deson père,armealors son front de bois travaillésen forme d'andouillers,

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Ibid., p. 306-307.

Ibid. , p. 293,334-336.

Ibid. , p. 335.

Mythe numérotéMl et décritparLÉVI-STRAUSS,op. cit. (n. 83), p. 43 sq.et 292.DansM2, il s'agitd'unincesteadelphique,ibid., p. 57.

Ibid. , p. 52-53.

Ibid. , p. 65.

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INCESTE ET ANDROGYNIE 245

«se changeen cerf et chargeson père avec une telle impétuositéqu'ill'embroche.Toujours galopant,il sedirige vers un lac où il précipitesavictime». Les piranhafont le reste.Impossiblede ne pasêtre frappéduparallélisme de certains de ces détails avec la métamorphosedeK'op'ala en cerf cornu dès qu'il rencontrel'eau91 et son plongeondansun lac mythique.

Tout un contextecommun surgit alors: K'op'ala est un génie del'orage lié à la foudre, à l'ouragan,à la tempête(<<Le vent était là ethurlait»92), tout comme,dansune variantedu chantbororo, le hérossevengede son.pèreen lui envoyant«le vent, le froid et la pluie»93.

Les oiseauxbororo, notammentcelui en lequel le fils sechangepourlaisser tomber sur l'épaule du père une fiente qui germeen un grosarbre94, rappellentque l'oiseauest la forme concrètede K'op'ala95,

comme de tous les Xat'i : il vient prendrepossessionde son esclavehumainsousl'aspectd'un oiseau96, se donnantpour demeureun arbre(<<corps de platane»)97 dont la cime estattachéeau ciel par un câbleouune chaîned'or qui lui permetd'aller et venir entreciel et terre et qui avalu à Georgi l'épithèted'«Angedu chêne»98.

Il ne manquemême pas au mythe bororo l'allusion faite à l'odeursuffocantede pourriture(deslézardstués)qui fait s'évanouirle héros99,la même pourriture grouillante de vers qu'est devenu le corpsabandonnédu mortel xevsur dont l'âme avait accompagnéSaintGeorgeset les angesdansleur expéditioncontreles Kadzhi100, la mêmeencorequi a donnéson nom à Python(de 1tu8ro, «faire pourrir»).

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G. CHARACHIDZÉ, op. cU. (n. 4), p. 354sq.,431.

Ibid. , p. 348-349,353etpassim.

C. LÉVI-STRAUSS,op. cit. (n. 83), p. 45.

Ibid. , p. 57, 66.

G. CHARACHIDZÉ, op. cU. (n. 4), p. 427.

Ibid. , p. 205sq.

Ibid. , p. 220sq.

Ibid. , p. 659sq.

C. LÉVI-STRAUSS,op. cU. (n. 83), p. 44.

G. C HARACHIDZÉ, op. cU. (n. 4), p. 525.

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Dansles mythesbororo qu'il a étudiés,Lévi-Straussrelevait101 uneopposition entre les deux moitiés exogamesqui se répartissentlesclans: l'une (les Tugaré) représenteles créateurset démiurges,«responsablesde l'existencedes choses»,l'autre est constituéepar lesCera qui «interviennentaprès coup comme les organisateurset lesgestionnairesd'une création dont les Tugaréfurent les auteurs- leMorige caucasiense définit lui aussi comme «ordonnateur»(lesgénitriceset les mâles?)..

Lévi-Straussfait observerque l'inceste du jeune Bororo n'est pascondamnéen soi: c'estmêmele père qui fait figure de coupableet estfinalementpuni, coupable,puni pour avoir voulu se venger102. Il resteque l'incesteest la causepremièred'un gravedésordreet, s'il n'apparaîtplus dans les mythes des autres tribus indiennes103, ne faut-il passupposerune intention systématiquede le masquer?Auquel cas, ilpourrait bien en aller de même de l'arrière-plan des mythescaucasiens.

Sansen préjuger,revenonsau sensprofond que peut avoir l'opposi-tion du silence et du bruit. S'il y a sur le sujet, entre l'Europe etl'Amérique, en dépit de leurs orientationsdifférentes, une plus queprobablecommunautéoriginelle du thème, nul, à notre connaissance,ne s'estencoreavisé qu'elle transparaîtégalementen Asie, et, ici, dèsune hauteépoquehistorique,à traversle mythe mésopotamienle plusimportant depuis le XIe siècle avant J.-C., solennellementrécité auxfêtes du Nouvel An, l'Enuma Elish (<<Lorsque en haut») ou Poèmebabyloniende la Création104.

Avant elle, lorsque n'existait encore ni le ciel ni la terre, l'Apsuprimordial (l'eau douce et fertilisante) et la génitrice Tiamat (la mersaléeet amère,source de toute vie) «mêlaienten un seul tout leurseaux»105. Apsu et Tialat constituaientdonc un seul être de nature

101 C. LÉVI-STRAUSS,op. cit. (n. 83), p. 58, 63.

102 Ibid.

103 Ibid., p. 292.

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RenéLABAT, in Lesreligionsdu Proche-Orient,Paris,1970,p. 36 sq.

1reTablette, initia. CertainesdesmythologiesamérindiennesétudiéesparLévi-Straussne reconnaissentqu'uneseuleeau,la mer (Cru et cuit, p. 218).Dansle mythedesBororo(ibid. , p. 57), le héros,chaquefois qu'il s'arrêtepoursereposer,provoquel'apparitiondeslacset desrivières«car,à cetteépoque,l'eaun'existaitpasencoresurla terre••.

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androgyne. D'eux naquirent des dieux106 dont les premiersont lamême:Lahmou, Lahamou,Anshar Kishar qui signifient littéralement«totalité d'en-hautet totalité d'en-bas».Universellementun parallé-lisme a été établi entre rapports du Ciel et de la Terre et rapportssexuels107. On peut se demandersi ce n'est pas contre l'inceste deTiamatet d'Apsu que «se liguèrent (alors) les dieux, ces compagnons».«Ils troublèrentTiamat, s'agitanten tous sens,ils perturbèrentle seinde Tiamatpar le vacarme,ils jetèrentl'effroi aux demeuresd'enhautetApsu n'entendaitpas diminuer leur clameur. Bien que Tiamat restâtmuettedevanteux, pénibleslui étaientleurs actions...»108.

Apsu délibère avec son messagerMoummou et Tiamat. Contre lesentimentexprèsde Tiamat, il décided'anéantirles perturbateurs,leurpostérité,<<pour que règnele silenceet que nous,nousdormions»109.Lesdieux, apprenantce qui les menace,s'agitentd'abord,puis «gardentlesilence et restentmuets»llO.Mais le plus intelligent d'entreeux, Ea-Noudimmoud, conçoit un plan pour prendre les devants, endormirApsu, lui ôter sa couronne,s'en coiffer lui-même et le mettre à mort,enfin régner sur l'Apsu, Abîme des eaux douces. Désormais«Ea etDamkina», son épouse,bien distincte de lui, «en majestédemeurè-rent»lll.

Leur fils et successeurseraMarduk, créépar Ea et dont Damkina,sa mère, accoucha.Tout-puissant,omnivoyant, «Fils du Soleil, Soleildes dieux», «quand il remuait les lèvres, le Feu flamboyait»112.Cependant,sousle règnede Marduk, songrand-pèreAnu, fils d'Ansharet pèred'Ea,enfante,créede sonspermequatreventsde terreuret, parlatempête,perturbegravementTiamat,et les dieux, désormaissansrepos,viennentse plaindreà elle, leur mère,coupablede n'avoir rien fait pourempêcherle meurtred'Apsu et de ne s'en point venger. Condamnésàl'insomnie, ils la supplient de les délivrer pour qu'is puissentenfindormir.

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Ire Tablette,9 sq.

C. LÉVI-STRAUSS,op. cit. (n. 83), p. 295.

EnumaElish, 1reTablette,21-27.

Ibid. , p. 29-54.

Ibid. , p. 55-58.

Ibid., p. 59-78

Ibid., p. 79-104.

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Que n'ont-ils pasdemandé!Tiamat les suit: «Faisons,dit-elle, destempêtes!» Et d'enfanterd'horriblesmonstres,serpentsgéants,dragonsfurieux, pour grossiret renforcerle clan de jeunesdieux vengeursquise rassembleautourd'elle, à la tête duquel elle place Kingu, son fils-épouxl13.

La deuxièmetablettemontre Ea «gardant calmementle silenceetsans mot dire», mais allant confier ses inquiétudesà son grand-pèreAnshar, dont les cris soulignent l'agitation jusqu'àce qu'aprèsunetentative avortéede conciliation menéepar Anu, Marduk soit chargépar Ea et Anshar de vaincre Tiamat et Kingu, contre l'octroi de lasouveraineté,ce que, dans les tablettessuivantes,il réussitparfaite-ment,et Ea lui-même,du sangde Kingu, créel'humanitépour le service(la «libération») des dieuxl14. Tout se termine ainsi plutôt mal pourTiamat,en qui il estdifficile de ne pasvoir la féminité.

Une autreconclusionà tirer est la conjonctiondu bruit fait par toutou partiede la collectivité, phénomènesociologique,avecla tempêteet lemauvaistemps,phénomènesnaturels:ils sont à l'unissonpour consti-tuer un dérangementtotal dont, commel'a mis en valeur Lévi-Strauss,l'inceste d'une part et l'éclipse de l'autre sont la plus claire expres-sion115. Sansretenir les raisonsqui lui permettentde les conjuguer,constatonssimplementla généralitéde la croyancequi assimile lesoleil et la lune à un frère et une sœur:il n'y a point lieu dès lors des'étonnerdu rapport de la causede l'éclipse à l'inceste116, tel quel'établit par exemple un mythe eskimo, une autre façon de voir leschosesétant le cannibalismed'un astrequi en dévoreun autrel17. Lecannibalismeet l'incestesontpartout,d'ailleurs,en étroit rapportet ontété condamnésensemblemoins par desperscriptionsjuridiquesque parl'horreur commune qu'ils ont fini par soulever. D'une façon ou del'autre, la confusiondes deux astrespar une éclipsedu soleil ou de lalune apparaîtcommeun terrifiant retour à l'Unité-bisexuée.

Revenanten Géorgie, on découvre dans le mythe d'Amirani, leProméthéecaucasien,un autreexempled'oppositiondu silenceau bruitqui fait progresserl'analyse.

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Ibid. , p. 105-162.

VIe Tablette,32sq.

C. LEVI-STRAUSS,op. cit. (n. 83), p. 293,302sq.

Ibid., p. 318.

Ibid. , p. 302-305.

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Amirani, dont la force a anéantitous les adversaires,n'a plus rienqui lui résisteet est suivi par l'ouragan118. Selonl'une des nombreusesvariantesde sa geste119, il est, avec son père Zhadal, le maître dumonde, mais le temps vient pour eux de se soumettreà un ordrenouveau.

Son orgueil, en effet, et son arrogancesont tels qu'il échoueau défisuprêmeassuméavec Dieu. Il s'avèreincapabled'arracherune pierre,un arbreou un pieu de fer plantéen terre120 et, conséquenceimmédiate,c'estlui qui est immobilisé, enchaînépar Dieu ou par les Kadzhis pourl'éternité.

Trait remarquable,bien que sa victime eût été l'anéantissementdumonde,seul Dieu la jugeait un mal, car les humains,pour leur part,déplorentsa captivité et mêmes'efforcentde le sauver121. Prométhéen'était-il pas l'ami des hommeset l'ennemi de Dieu? Le Prométhéed'Eschylen'est pas moins vrai que celui d'Hésiode122 et c'estlà toutel'ambiguïté des tricksters. Ainsi, dans les légendescircassiennes,lesTcherkessesfont de leur pendantd'Amirani un fléau de l'humanitéenmême tempsqu'un usurpateurde la souverainetédivine, mais l'autregrandrameaude l'ethnie, les Abkhazes,regrettel'âge d'or qu'onconnutavec lui 123.

Nous savons que les démons balancentde la même façon et,justement,ici, tout comme les lEolades-loupsde Delphesen face dePython,ce sontles Kadzhi, les démonsforgerons124, qui ont le beaurôlecontre un Amirani qui non seulementbafoue Dieu, mais menacel'univers de destruction125. Le captif, cloué à la montagne,est toujoursvivant et garde l'espoir de se libérer126. À sescôtés,son fidèle chien

Cf. Louis SÉCHAN,Le mythedeProméthée,Paris,1954,p. 27 sq.

G. CHARACHIDZÉ, op. cie. (n. 18), p. 76·87.

Uneidentificationqui nevaut passeulementpour les Kadzhi (ibid., p. 46-72),maisde façontout à fait générale(M. ELIADE, Forgeronset alchimistes,Paris,1956,p. 84 et passim;Dictionnairedessymboles,s.v. Forgeron2).

G. CHARACHIDZÉ, op. cie. (n. 18), p. 70-72.

Ibid. , p. 102.

118 G. C HARACHIDZÉ, op. cie. (n. 18), p. 72.

119 Ibid., p. 73 sq.

120 Ibid., p. 94.

121 'Ibid., p. 75-76.

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Q'urshalèchela chaînemoussueet rouillée qui l'immobilise, elle s'use,elle s'amincitau point de céder,mais à cet instant, tous les forgeronspénètrenttôt matin en silence dans leur forge, se mettentà forgermuettement quelquechose,n'importe quoi, et la chaîne- par magiesympathique- se reformeaussitôt127.

Le forgeron, «s'il parle, la chose qu'il a faite n'a plus aucunevaleur»128et son mutismerituel, fatal au maintiend'Amirani danslesfers a pour contrepartiel'indiscretbavardagedesfemmesdont l'effet estdécrit dansun autretype de tentativepour libérerAmirani.

Les récits129 font état de chasseurségarésdans la montagnequitombent par hasardsur le héros enchaînéet se prêtentvolontiers àl'aider. Amirani demandeen silence à l'inconnu de rapprocherde luison épéequi gît non loin de là et avec laquelle il pourrait briser sachaîne.Mais tous les efforts du chasseurpour la décrocherrestentvainset Amirani entredansune telle fureur que les montagness'écroulentetgrondentcommele tonnerre.

Il y auraitcependantun moyen:quele chasseurrapportede chezluila «chaînedu foyer» fixée chez ces montagnardsau toit de la pièceunique de la maison. Longue de quatre mètres et terminée par un<0oug» à son extrémité supérieure,ce qui l'assimile à la courroied'attachedu bœufà la charrue,elle est«unevéritableéchellepour dieuxet pour créaturescélestes»par où «se maintient, se renouvelle lacommunicationentre le ciel et la terre» et se mettent «en rapportl'univers des dieux et celui des hommes»130.

Avec cette rallonge,Amirani espèrepouvoir haler son épéejusqu'àlui. Mais, dit-il au chasseurpartantpour exécutersesinstructions,«siquelqu'unte voit, ne dis rien et ne te retournepas».Le chasseurfait lenécessaire,mais, au momentoù il repart de chez lui pour revenir àAmirani, «où donc emportes-tula chaîne du foyer et la courroie decharrue?» lui crie safemme. Lui ne dit mot ni ne se retourne,mais elleinsistejusqu'àce qu'excédé,HIa rouede coups- cetteattitudede la partd'uneépousexevsurlui vaudraitla mort131. Le tempscependanta passé

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Ibid., p. 106-109.

Ibid. , p. 109.

Ibid., p. 120sq.

Ibid. , p. 127sq.

Ibid. , p. 123.

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INCESTE ET ANDROGYNIE 251

et, quandle chasseurrevientsur les lieux, il n'y a plus d'Amirani ni decrevasseoù il se trouve.

Cela,Amirani l'avait bien prévu et, dansplusieursversions,il a ditau chasseur:«Sacheque ta femmese mettraaprèstoi et te demanderaoù tu vas. Ne la regardepas,malgrésesappels,sinonma montagneserefermera».Voilà pourquoi «Amirani est l'ennemi des femmes. Il estaussi l'ennemi des forgerons»et, s'il «venait un jour à se libérer, ilanéantiraittous les forgeronset toutesles femmes»132.

Ces dernièresjouent parfaitementle rôle auquel Zeus, volé parl'orgueilleux Prométhée,a destiné Pandore, la Première Femme,enverset contre les hommes133. De fait, l'opposition bruit-silenceenchevaucheou plutôt en découvreune autre,bien plus généraleet impor-tante,celle de l'hommeet de la femme. Elle se manifesteavecéclat enAmérique chez les Indiens du groupelinguistique Gè, dont la mytholo-gie, étudiéepar Lévi-Strauss134, illustre à nouveaul'attitudecontrastéevis-à-vis d'autrui, toute de sympathiemasculineet de défiancefémi-nine que vient de nousmontrerle folklore caucasien.

Un jaguarportesecoursaujeunehommeperchésurun rocherabruptoù il estmontépourcapturerlespetitsd'uncoupled'araset dont il ne peutdescendre.Le jaguar l'y aide, puis l'amènechez lui, le fait mangerdela viande grillée, alors qu'en ce temps-làles Indiens ne connaissaientpasle feu, et l'adoptecommesonfils. Mais la femmedu jaguarle détesteet lui causemille misères,en sortequ'il finit par la tuer avecles armeset sur le conseilmêmedu jaguar.Revenuchez les siens,il les emmènevoler le feu chez le jaguarqui en concevraune haine mortelle pour legenrehumain.Safemmen'avaitpeut-êtrepaseu tout à fait tort...

Autant en dire de la femmedu chasseurdansle casd'Amirani. Nonseulementles actes d'Amirani avaient déjà presque dépeuplé laterre135, mais les aventuresépiques du père (Artashès) de sonhomologuearménien,le roi Artawazd, plus prochedes dieux que deshommes,s'achèventpar la destructionpartielle du monde136. Nul doute

132 Ibid., p. 122-123.

133 HÉSIODE,TravauxetJours,54sq.

134 C. LÉVI-STRAUSS,op. cit. (n. 83), p. 74-81.

135 G. CHARACHIDZÉ, op. cit. (n. 18), p. 100.

136 Ibid., p. 98-100.

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que «la conservationdu mondetel que Dieu l'a crééa pour condition lemaintienen captivité du supplicié»137.

Dieu n'a pas seulementenchaînéAmirani, mais il l'a entravéavecdes glaciers et recouvert d'une immense montagnetandis que lesmontagness'ébranlaientet fermaient le chemin menantà lui 138 : cecataclysmequi se confond pratiquementavec son enchaînementnefaisait qu'annoncer«les bouleversementssismiquesqui accompagnentles tentativesde libération auxquellesse livre le héros. Il y a concor-danceentre sa captivité et l'équilibre des forces telluriques: chaquemodification apportéeà son état de prisonnier... entraînedes remousspectaculairesmettanten causel'ordre du monde dans sa structure

é 1 · 139g 0 oglque...» .

Plus précisément,lorsqu'Amirani demandequ'on lui apporte lachaînedu foyer et la courroied'attelagedu bœufà la charrue,ces deuxinstruments,estimeCharachidzél40, «sontdestinésà mettreen rapportle monde célesteet la terre des hommes. Ces substitutsmatérielsreprésententla contrepartieobjectivementperceptibled'un dispositifsymboliquebeaucoupplus vaste:la conjonctiondu ciel et de la terre àquoi équivaudraitla libération d'Amirani. D'où l'on tire, par inférenceimmédiate,la propositioninverse:la disjonctiondu ciel et de la terre apour corrélatle maintiendu hérosen captivité».

Tel est l'enseignementd'une imageriequi <,nous dévoile un pan dela doctrine même du mythe, l'un des théologèmesauquel il doitl'existence... Réduit à ses articulations essentielles, le crimed'Amirani consiste très exactementà supprimer l'écart souhaitable,normal, entrele ciel et la terre en provoquantleur conjonctionabusive,un rapprochementintolérable entre l'espacede Dieu et celui deshommes.Ce sacrilèges'exprimede bien des manières,ne serait-cequ'àtravers l'impossible duel qu'Amirani ose offrir au maître de l'universet qui entraîne aussitôt son châtiment...» Une grande partie del'arsenalreligieux, mythique, rituel de la civilisation caucasiennen'apas d'autrefin que d'éviter à tout prix le sacrilèged'une telle conjonc-tion.

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Ibid. , p. 101.

Ibid., p. 67, 105, 106,125.

Ibid. , p. 125.

Ibid., p. 129-130.

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Dieu y pare précisémenten instaurant«une définitive disjonctionentreAmirani et le mondesupraterrestre,relégationqui se traduit parl'ensevelissementdu héros...» Il «représentemoins un châtimentqu'une mesurede protection. Il faut, pour la sauvegardeet la bonnemarchede l'univers, qu'Amirani se trouve écartéde ce monde... Il estremarquable,ajoute notre auteur,que l'écart assurantl'équilibre desforces cosmiquesne puisseêtre restauréqu'en recourantà des agentshumains,la femmed'un côté, le forgeronde l'autre».

Avec d'autresimages,nous avonsretrouvéle fol orgueil de l'entas-sementdu Pélion sur l'Ossa,du combatdesdieux contreles Géants,laGigantomachiegrecqueou le coup d'arrêt donné à la Tour de Babel.Créateurde l'ordre, Marduk avait dû pour ce faire, couperen deux lecadavrede Tiamat et en établir distinctementune moitié commeCiel,l'autre comme Terre141.

La conjonctiontant redoutéedu ciel et de la terre, leur fusion en unseulêtrecosmique,on ne constesterapasquecelasetraduise,en termesbio-sociologiqueshumains,par l'androgynieet l'inceste,et c'est contreeux que pourrait bien s'expliquerle rôle prêté aux femmes dans lemaintien définitif d'Amirani aux fers.

Avec le christianisme,la vieille tradition se poursuit, le matin dujeudi saint, desforgeronsmuetsforgeantun objet ou, au moins, battantleur enclumepour chasserles démonsjusqu'àl'annéesuivante.De leurcôté, «dansle courantde la journée,les femmesconfectionnentdu filnoir. Le soir venu,cesliens sont fixés autourdesbraset desjambesdesmembresde la famille; ce sont les femmes qui s'acquittentde cetteopération»142.«Cesentravesont étéfilées pendantque,sousla massedel'Elbrouz, se renforçaientet se reformaient les chaînesd'Amirani.Elles sont appliquéesaux hommesle mêmejour, alors qu'Amirani seretrouveà nouveauenchaînépour un an».

L'équivalencede ces fils avecles chaînesest attestéepar le mythelui-même143. La chaîneattacheAmirani à un pilier de fer, mais aussibien à un arbre commece hêtre que, sur le défi de Dieu, il a enrouléautourde lui 144. L'image en évoqueune autre,grecque,celle de l'Hérade Samos«adosséeà un tronc de gattilier et entièrementliée par les plus

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EnumaElish,IVe Tablette,136-138etVe, 62.

G. CHARACHIDZÉ, op. cit. (n. 18), p. 113-114.

Ibid., p. 119-120.

Ibid. , p. 89.

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longs rameaux de l'arbre ramenésdes deux côtés»145.La déesse,coupabled'avoir, avecl'aide de Borée,détournéHéraclèsde soncheminmarin de retour, avait aussiété liée par Zeus,qui accrochaà sespiedsdeux enclumeset jeta autourde sesmainsune chaîned'or, infrangible;elle était restéelà, suspendueen l'air, en pleins nuagesl46. Telle estégalementla position d'un chasseurmythique qui est le doubletd'Amirani, suspenduentreciel et terre par la courroieconstituéede lasemellede sonmocassinl47, et l'on sait commentZeusprendHéphaistospar le pied et le lancevers la terre, où, tombédansl'île de Lemnosl48, ilestadoptéet instruit dansl'art du forgeronpar la déesseEurynomé,dontPausaniasévoquela statueliée par un fil d'orI49.

Il existe d'autres preuves encore de ces parallélismeshelléno-caucasiens.Le jeudi saint n'estque le point culminant d'une semaineque les Svanesappellent«la périodedes démons»et qui commencelelundi des Rameaux. Pendantcinq jours, il s'agit de chasserlesdémons,qui avecle temps,au coursdesdouzemois précédents,se sontprogressivementinfiltrés dans le village, dans les maisonset jusquedans le corps des habitants:«les dispositifs assurantnormalementl'ordre du mondeet l'organisationde sescomposantesne fonctionnentplus»150.Aussi les jours de cette semainesont-ils «vouésà l'absten-tion: silence, jeûne, immobilité, feux cachésou éteints» - absencenotammenten principe d'alimentscuits au foyer familial.

La gênecauséepar ces interdits dansla grandefamille a engendréla palliatif du «jeûneur»(myt'me) délégué. Un homme assumeseultoutes les privations prescrites, restant pour cela «couché dansl'obscurité du matin au soir sans manger ni boire,... absolumentsilencieux et muet». Mais cette «immobilisation d'un homme, doncd'un travailleur, n'est pas à la portéede toutesles familles, surtoutsielles sont peu nombreuses.Les Svanesont prévu une pratiquequi sesubstitueà la précédenteet possèdela mêmevaleursymbolique:il suffitde lier et d'entraverunechaisede bois qui devientalors le myt'me,sans

145 MénodotedeSamoschezAthénéecité parMarie DELCOURT, Héphaistosou lalégendedu magicien,Paris,1957,p. 100.

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Il., XV, 18-20.

G. CHARACHIDZÉ, op. cit. (n. 18), p. 129,146sq.

Il., l, 590sq.

149 M. DELCOURT, op. cit. (n. 145),p. 43 sq.

150 G. CHARACHIDZÉ, op. cit. (n. 18), p. 111-113.

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aucuneintervention humaine»151.La chaiseen effet, avecses«pieds»et ses «bras», «proposela forme la plus humaniséede la conditionmobilière en général»152. C'est l'équivalentd'Amirani captif.

Commentne passongerau parallèledu fameux trône d'Héra, forgépar son fils Héphaistos,qui l'a doté de liens invisibles en sorte que ladéessey est complètementimmobilisée?Hygin a racontél'histoire153.Vulcain (= Héphaistos)avait, dit-il, fait pour Jupiter (= Zeus) et lesautresdieux des soleaed'or, résistantescommede l'acier - les soleaesont des sandalescomposéesd'unesemelleattachéesur le cou-de-piedpar des cordons,d'où l'autre sensdu mot: «entraves»,commecelles debois danslesquelleson faisait passerles deuxpiedsdesgensarrêtés154.Puis il enchaînedirectement:«dèsque Junon (= Héra) se fut assise,elle setrouvatout à coupsuspendueen l'air». Autrementdit, Héphaistosavait fait pour Héra un siège, un trône figuré dans bon nombre dereprésentationsde la scènede sa délivranceultérieure155 où elle a lespieds sur un tabouret- Héphaistosplace ainsi un «appui pour lespieds»156- et où, naturellement,aucunlien n'apparaîtpuisqu'il s'agitde liens magiquementinvisibles.

«On envoya,continuele fabuliste, chercherVulcain (= Héphaistos)afin qu'il déliât sa mère aprèsl'avoir enchaînée.Mais, furieux d'avoirété précipitédu hautdu ciel» - selonla versioncourantequi attribuelefait, non à Zeus, mais à Héra «honteusede la claudicationde l'enfant»(Libanios) -, «il réponditqu'il n'avait pasde mère.Alors Liber Pater(=Dionysos) l'amenavivre dans l'assembléedes dieux», en l'enivrant,pense-t-ongénéralement,«et il ne put sedéroberà sondevoir. Jupiter(=Zeus) lui promit de lui accorderce qu'il demanderait.C'est alors queNeptune(= Poséidon),par hostilité enversMinerve (= Athéna), poussaVulcain (= Héphaistos) à la demanderen mariage. Vulcain (=Héphaistos)obtint ce qu'il demandaitet entradansla chambrenuptiale.Mais Minerve (= Athéna), conseilléepar Jupiter (= Zeus), défendit sa

Ibid., p. 114-115,118.

Ibid. , p. 119,n. 1.

Fable166.Cf. M. DELCOURT, op. cie. (n. 145),p. 87-88.

ERNOUT-MEILLET, Dict. étymol., s.v.solum;A. RICH, Dict. desAnt. rom. etgr.,s.v. solea.

155 M. DELCOURT, op. cit. (n. 145),p. 90 sq.

156 Il., XIV, 239-240.

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virginité les armesà la main; dansla lutte, la semencedu dieu tombaàterre...» d'où devaitnaîtrele petit Érichthonios.

Bien entendu,Hygin a ainsi soudéentreeux desépisodesmytholo-giquesindépendantsles uns desautres,rattachanten particuliercontretoute évidence la tentative d'inceste dont Héphaistoss'était renducoupableavecsa sœurAthénaau dégagementd'Hérade son trône. Onn'en est pas moins impressionnépar la naturede la «récompense»quiaurait été si facilementaccordéeau dieu pour s'êtreenfin résolu, aprèsbeaucoupd'hésitations,à libérer sa mère: un «mariage»qui a tous lesaspectsd'un incesteet d'un viol. Pourquoi,d'ailleurs,quels que soientsesmotifs de rancune,Héphaistosavait-il enchaînéHéra?Ne l'avait-elle pas mérité? Et certes, le fils ne devait pas être très fier de sanaissance,due à un incesteadelphique,sinon à une conceptionsanspère.

«Il faut souligner, remarquaitMarie Delcourtl57, dans tous lesmonumentsqui traitent le retour d'Héphaistos,la richessedes indica-tions sexuelles»: mulet, Silène accompagnateurithyphalliques,thèmedes«grandsyeux apotropaïques,lesquelssontle plus souventassociésàd'autresimagesqui ser,ventégalementde remèdescontre la fascina-tion» (fascinus=«charme»et aussi«phallus»).

Au centredescompositionsà plusieurspersonnagesqui représententla scène,on trouve Aphrodite accueillantDionysoset Héphaistossansqu'on puisse s'expliquer le rôle manifestementimportant qu'elle yjouaitl58, mais «commesi elle était l'enjeu du débat»159.Une autrerencontred'Aphrodite et d'Héra était celle où, dans l'Iliade (XIV, 214sq.), la premièreremetà la secondeun soutien-gorgebrodédanslequel«résidenttous les charmes,tendresse,désir, entretienamoureux»afinde mieux séduireZeus. Le plus lointain passéd'Héra nous est malconnu, mais laisse entendrequ'elle n'a pas toujours été la chasteetlégitime épouse,déessedu coupleconjugalqu'elle est devenuel60. C'estla raisonsansdoutede l'oubli danslequel tant les arts que la traditionlittéraire ont pudiquementenfoui le thème de l'enchaînementd'Héra,commeon l'a relevél61 .

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M. DELCOURT, op. cit. (n. 145),p. 97.

Ibid., p. 91, 92.

Ibid., p. 78-79.

Cf. Kernos,6 (1993),p. 187sq.

M. DELCOURT, op. cit. (n. 145),p. 90, 93, 96.

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Mais ces chaînes,qu'Homère suggèredéjà être des chaînesdemétal, comme on pouvait s'y attendreétant donné la spécificité deforgeron qui est celle d'Héphaistos,et qu'Ovide imagine amenuiséesàla lime162, paraissentbien avoir été des prises magiqueset, par là,symboliques,commeil résultede ce proverbede la Souda«auquel onn'apeut-êtrepasapportéuneattentionsuffisante»,notaitMarie Delcourtenl'exhumanttrès heureusement163 :

«Lien héphaistiensedit deschosesinévitables.Ainsi un hommeestligoté par sespassionscommepar des liens héphaistiens,infrangibles,indénouableset il y restepris. Telles sont la folie amoureuse,l'ivrogne-rie, la cupidité».

Si la puissancedes liens héphaistiensest ainsi reconnuecommeéminemmentpsychique,il n'y a pas de raison qu'elle ne s'exerceensensinverseet ils peuventaussibien symboliserune volonté contraire,capablede refréner les désirs et dompter les passions.Sesjeunesetfolles ardeursdominées,Héra allait rester l'irréprochabledivinité dumariage, bien que, de son union consanguine,il n'y ait guère eubeaucoupde rejetons164.

C'est précisémentSamos, où la fête des Tonea «<des cordes»)perpétuaitla redécouvertede sa «statue»,une très vieille image enforme de plancheH セ ー G エ 。 I L amenéelà d'Argos soit par Admétéqui avaitété sa prêtressedans la ville, selon l'opinion courante,soit par lesArgonautessuivant Pausanias165, qui fut considéréjusqu'àla fin dumondeantique commeun des hauts lieux de son mariageavec Zeus,

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Mét. , IV, 176sq.

M. DELCOURT,op. cit. (n. 145),p. 63.

Cf. schanMlカセqueL op. dt. (n. 26), p. 185 : «Épouseplus que mère..., lesenfantsqu'onlui prêtesontdeuxétrangers,ArèsetHéphaistos,introduitssansdoutepostérieurementdanssalégende,uneCrétoise,Ilithyie, uneabstraction,Hébé».

VII, 4, 4. SurArgoset l'Héraargienne,cf. lesréférencesdansKernos,6 (1993),p. 192. C'estenArgolide, prèsd'Hermione,qu'onrencontre<<les traditionslesplus riches»sur le coupledivin de Zeuset d'Héra (M. DELCOURT, op. cit.(n. 145),p. 104).OndisaitqueZeuss'étaitposésousforme d'un coucou,donclors du renouveauprintanier,surla hauteuroù s'étaitassiseHéraetoùs'élevapar la suitele templed'Héramatrimoniale(Teleia). Il Yavait déclenchéunetempêteavantde la posséder.Cesdétailsrappellentles épiphaniesdesXat'icaucasiens.

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prototype des unions humaines166. Tous les rites des Tonea indiquentune cérémonienuptiale aprèsun bain où elle retrouvait sa virginitédans le fleuve Imbrasos, nommé pour cela Parthénios167. Il paraîtsignificatif que l'île où l'on plaçait préférentiellementle hieros gamosde régularisationait étécelle où les rites conservaientle souvenird'uneHéraTonia, seuledéesseavec,à Sparte,l'Artémis Orthia à avoir étéliée(Lygodesma).

Aussi bien le mariaged'Héraest-il, dans l'Iliade, «coloré de détailshéphaistiens»que Marie Delcourt s'estplu à colliger168. Ainsi, il estpiquant de relever la contrepartiede son enchaînement,puis de sadélivrance par Héphaistos dans l'enchaînementde Zeus qu'elledemandeà Sommeil (Hypnos), dieu lieur, qui, dédaigneuxd'un siègeouvré par le forgeron qu'elle lui offre, consentfinalement contre lapromessed'obtenirla main de Pasithéa,l'une desGrâces169.

Hypnos est frère de Thanatos,le Trépas,et c'est à juste titre queMarie Delcourt a reconnudans Héra enchaînée,«une valeur à la foisfunéraire et nuptiale»170:il est bien vrai que «le conte du siègeenchanté,dont on ne peut plus se relever..., apparaîttoujours dansuncontexte funéraire»171. L'iconographie nous la montre assise,«funérairementempaquetée»172. C'estun thèmebien généralque celuide l'assimilationdu mariageà la mort, suffisammentillustré en Grècedansle rapt de Coré par Hadès.Mais il ne peuts'agir ici, commedansles mythes caucasiens,que d'une mort suivie de résurrection:«lafemme qu'Héphaistosentrave,puis délie est un être qui meurt et quirenaîtà la vie parceque le magiciena exercésur elle sessortilèges»173.Au demeurant,Héra est une Immortelle et c'estdu mariagequ'elle estrestéeindissociable174.

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M. DELCOURT, op. cit. (n. 145),p. 103.

Ibid., p. 101-103.

Ibid., p. 105-106.

Il., KW, 230-291.

M. DELCOURT,op. cit. (n. 145),p. 109.

Ibid., p. 97.

Ibid., p. 81, 93 (cratèrede Bologne); 92, 107-109(amphorepanathénaïqued'Oxford),

Ibid., p. 107-108.

HéraTéleia: SÉCHAN-LÉVÊQUE,op. cit. (n. 145),p. 182, 185.

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Cette même compétence,égalementnuancéed'un caractèrefuné-raire que symboliseentre autresle «collier» dont elle tire son nom175,est, dans la montagnecaucasienne,celle de Samdzimari,qui partageavec Saint Georgesle sanctuairede Xaxmat'i, célèbrenon seulementdanstout le pays pshav-xevsur,mais égalementdanstoute la Géorgieorientale176. «Il se distingue de tous les autrespar sa spécialisationmatrimoniale,dont l'action s'exercesur toute l'étenduede la montagnegéorgienne»177.

Samdzimari est la démone capturée comme prisonnière deguerre178 chez les Kadzhis par Giorgi, qu'il a introduite dans sonsanctuaireet qui s'esttrouvéepromueau rangde divinité179.

Cette étonnante métamorphose- mais après les propos deCléombrote,elle ne noussurprendpas- resteillustrée par un rituel deXaxmat'i auquel doivent sacrifier toutes les femmes, près du torrentBiso180, le torrentoù était revenuGiorgi avectout sonbutin, y allumantune grandeflamme181. Le cours d'eauséparela terre tribale et sacrée,celle du clan et du sanctuaire,du domaine hostile, dangereuxetsauvage182. Masséesde ce mauvaiscôté183 les femmessautentl'uneaprèsl'autrepar dessusl'eaupour se retrouversur la rive droite devantun édifice dit «Tour de purification» : le nom, Sasanatlave,devrait setraduire littéralementpar «baptistère»184mais le mot ne convientpas:il n'y a pasde baptêmedesdémons185.

Le prêtreset les servantsse tiennententrela tour et le Biso aveclesvictimes dont chacunea été offerte par une femme. Elle reçoit à genouxle sangde la bêteégorgéeaveclenteuret, prenantle jet au creuxde ses

175 G. CHARACHIDZÉ, op. cif. (n. 4), p. 562sq.,615.

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Ibid. , p. 495.

Ibid. , p. 626.

Ibid., p. 521.

Ibid. , p. 546,622.

Ibid. , p. 495, 623.

Ibid. , p. 516,625.

Ibid. , p. 623.

Ibid. , p. 624, fig. 14.

Ibid., p. 497.

Ibid. , p. 546.

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mains, s'en enduit la poitrine, les épauleset le visage186. C'est cefranchissementpar sautdu torrent et cettepurification par le sangquipermettentdans le rituel et ont permis à Samdzimari«l'introductiond'un être féminin impur dansle domainesacré»187.

On se tromperaitcependantà parler de baptêmeet plus encoredeconversioncar - et c'estsansdoute un restede la prépondérancejadisexercéeau Caucasepar l'Iran mazdéen188, les démonsrestent lesdémonset les Xat'i, lesXat'i, dansun irréductible dualismetout à faitétrangerau monde hellénique. Samdzimari,forme dialectalexevsurde Samdzivari, la déesseau «collier»189, est toujours la démonevagabonde,essencemême de la féminité dans ce qu'elle a de plusimpur, les relations sexuellesinterdites190. Elle a gardé, malgré sapromotionà l'état de divinité, les marquesde sanaturedémoniaquequicontinuede s'exprimerpar des métamorphoseset une conduitesouventimpie. Déessedesfemmeset du mariage191, elle exprimepar là tout à lafois la nécessitéde celui-ci192 et l'impureté fondamentaleprêtée àcelles-làpar la sociétémasculine:la femme, venuede l'étrangeret dela naturesauvage,apporteavecelle sasauvagerieen mêmetempsquesa fécondité indispensableà l'avenir du lignage agnatique193.

Samdzimarirésumecettevision danssa double qualité d'épouseetde sœurjurée, car ses relations avec Giorgi «sont conçuescommeincestueuses».Saint Georges,qui est lui-même un libertin notoire, afait d'elle sa «sœurpar serment»,dobili. C'est même sous ce nomqu'elle est le plus souventmentionnéepar les Xevsur ou les tribusvoisines194, et le culte personneldont elle est l'objet tient précisémentàce statutde «sœurd'unXat'i», créaturesurnaturelleintermédiaireentrelesXat'i et les démons195.

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Ibid. , p. 623-624.

Ibid. , p. 625.

Ibid. , p. 705.

Ibid., p. 561-565(comp.avecCantiquedescantiques,IV, 9).

Ibid., p. 568,622,627.

Ibid., p. 557,630.

Ibid. , p. 573.

Ibid. , p. 631.

Ibid. , p. 625.

Ibid., p. 142.

Page 32: L’inceste souhaité ou prohibé comme réalisant l’androgynie ...

INCESTE ET ANDROGYNIE 261

Malgré la prohibition de l'incestequi imposeune stricte exogamiedesunionsconjugalesen mêmetempsqu'ellefrappetout rapportsexuelentre frère et sœurvéritables196, l'antique modèlede l'union du frèreavec sa sœur,reconstituantl'androgynie197, fait prédominerdanscellede Giorgi et de Samdzimarile rapportde c'ac'al sur celui d'époux.Lacontradictions'estdouloureusementinscrite dansla rélatité historiquede leurs représentantsroyaux: le roi GeorgesIV surnomméLashaet lareine Tamar, au XIIIe siècle, sont considéréspar les Pshavà la foiscommeépouxet commefrère et sœur- alorsqu'ils étaienten fait danslerapport de fils à mère198 - et les chroniqueursne cachentpas leurréprobationde la conduitedu roi, qui vécutmaritalementavecunejeuneGéorgienne,laquelle, pour comble, lui donna un fils alors que toutenaissancerend les c'ac'al incestueux.Il était impensablequ'à cetteépoqueun souverainchoisît son épouseà l'intérieur de son royaume;ilfallait non seulementque la future reine n'eût aucun lien de parentéavec le clan royal, mais encorequ'elle fût issued'une lignée étrangèreà la Géorgie199.

On peut dire que les rapports de Giorgi et de Samdzimarisontl'expressionmême de l'unité dans la dualité. Époux, ils agissentindépendamment,lui s'occupantdes hommes,elle, des femmes,commeil convientà la rigoureuseséparationdessexesqui estle proprede toutesles sociétésarchaïqueset éclateencoreauxyeux danscellesdesPshavetdes Xevsur. Pseudo-frèreet sœur, il ne font qu'un. Revenantà sontorrent après ses multiples équipées,Samdzimaridéclare: «je melierai étroitementà mon frère juré»; le verbe employé: kindzva àl'infinitif se commente«attacherl'un à l'autre»200.Leur comportementpara-incestueuxéquivautà l'androgynie.

Que, de ces deux rapports,le plus fort soit bien le second,il existepeut-êtreune preuvehistoriquequ'il l'était assezpour éclipsertotale-ment le rapportconjugal. La plus anciennechroniquegéorgienneprêteà SaintAndré une premièretentatived'évangélisationdu royaume.Ils'arrêtedansle sud de la Colchideen un lieu où gouvernaitune femmeveuve nommée Sandzivari qui se convertit et où se trouvait un

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Ibid., p. 101-102.

Cf. Kernos,6 (1993),p. 173sq.

G. CHARACHIDZÉ, op. cit. (n. 4), p. 640,692.

Ibid. , p. 693-696.

Ibid. , p. 572.

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262 J.-N. LAMBERT

sanctuairepaïen d'Art'emi et d'Ap'olon. Grecs et Romains étaientpassés par là, mais il est vraisemblable, comme le suggèreCharachidzé201, que l'interpretatio graecas'estexercéesur un couplededivinités de la Géorgie archaïquecorrespondantau couple fraternelApollon-Artémis. «Si cela était et que l'on cherchâtune dyadecompa-rable dans le paganismemoderne,aucunene conviendraitmieux quecelle forméeparSaintGeorgeset Samdzimari.Ils sonteux aussifrère etsœur,ou du moins dzmobili et dobili». Mais, bien entendu,il n'y ajamaiseu le moindrerapportconjugalentreArtémis et Apollon.

Il est évident que rien dansSamdzimari,démonepeu évoluée,nerappellela hauteet pure imagede l'Héra argienne,quoiquela suspiciondanslaquelle les anciensGrecsont tenu le mariageet les femmessoitde mêmeinspirationque la rude misogyniecaucasienne.

Il n'en va pas de même pour Apollon. Archer et berger, devin,médecin, éternel voyageur devenu colonisateur(archégète)202,il estparti de cescompétencesquepartageK'op'ala pourdévelopperunefigureunique et admirablede divinité, dégagéede toute démonologiecommeon pouvait l'attendre du génie hellénique absolumentréfractaire àl'animalité fantastiquedes diableries. C'est d'un passéqui leur étaitcommun qu'Apollon, dieu de la possessiondes âmes par l'«enthou-siasme»,s'est inspiré pour son carmen autant poétique que prophé-tique203 et pour se faire l'incomparable«maîtredu chantmusicalet dela poésie»204,au point que l'art lyrique tire son nom de l'un de sesinstrumentsde musiquefavoris (j"upa).

La situation douloureusedes c'ac'al, qui, dès le début de leursamours,saventqu'ellessont tragiquementvouéesà la rupturepuisquele mariage avec un autre les attend tous deux, a égalementdonnénaissanceà la triste et captivantepoésiecaucasiennedu c'ac'loba. «Tues,dit l'un de cesmontagnardsà sa"sœur",tour bâtieen granit, tu m'asrassasiéen vivant près de moL., tu es sourced'immortalité...». Et unautre:«La horde desloups m'assaillera,me traînerasur la rive, mêmealors... ma penséeseraà toi»205. On reconnaîtlà la sourceuniverselle

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Ibid. , p. 560-561.

PierreLÉVÊQUE, L'aventuregrecque,Paris,1964,p. 198.

SÉCHAN-LÉVÊQUE,op. cit. (n. 26), p. 208.

Ibid. , p. 209.

G. CHARACHIDZÉ, op. cit. (n. 4), p. 99-102.

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INCESTE ET ANDROGYNIE 263

de la poésiedite de l'«incestelittéraire»206,entraînantaveclui d'autresamoursmaudits.

Mais la sourcede la poésieapolliniennen'a rien à faire avec lui.Tout au contraire,on doit considérerle dieu, qui frappeLaios méprisantson oracle de l'épouvantablemalheur d'un fils parricide et inces-tueux207, commeun hérautde la prohibition, aumêmetitre quela déessedu mariage,Héra. Il semblemême qu'on peut rattacherce tournant'historiquedirectementà la radicalevictoire de l'agnatismegrec, dont ilest un des plus agressifsreprésentants.Aux côtésd'Athéna,qui, plusvraimentqu'Héphaistos,peut dire qu'elle n'a pasde mère,c'est lui quiaffirme: «Ce n'est pas la mère qui enfantecelui qu'on nomme sonenfant;elle n'estque la nourricedu germeen elle semé»208.

«Prophètede Zeus»,et parallèlementà lui, Apollon a assurél'hégé-monie masculine «aux dépensde Terres-Mèresou de jeunes dieuxadolescents»209méditerranéensdont les rapports de fils à génitricesont soupçonnésd'inceste. Il détrône vers l'an mil des divinitésféminines qui régnaientà Délos, dont il fait son île210 : sa sœurArtémis n'y auraplus un hieron qu'à l'intérieur du sien211. De mêmeàDelphes,où c'est vers la fin du Ile millénaire qu'il se substitueà ladéesseTerre (Gè ou Gaia) en immolantle dragonPython:les statuettesfémininessi nombreusesdepuisle XIVe siècley sontremplacéespar desstatuettesmasculinesà l'époquegéométrique(900-750 av. J.C.), quandcommencentd'apparaîtredes temples212.

Est spécifiquementgrecquepar rapport à l'agnatismebrutal deK'op'ala-Giorgi la mesurequ'Apollon y apporte.«Particulièrementsousson aspectdelphique,ce dieu nousapparaîtcommel'expressionla plushautedu géniegrec dansle domainereligieux et moral. Sa doctrinesetrouvait résuméedans les sept maximesque l'on attribuait aux SeptSages,le chiffre sept étant essentiellementapollinien», notamment

206 Cf. Kernos,6(1993),p. 161,n. 118.

207 Cf. la notice de Paul Mazon, p. 103, dansson édition d'ESCHYLE,Les Septcontre Thèbes,auxBellesLettres.

208 ESCHYLE,Euménides,657sq. (trad. P. Mazon).

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P. LÉVÊQUE, op. cU. (n. 202),p. 95-96,109.

Ibid. , p. 101,108.

Ibid. , p. 109.

Ibid., p. 157,231.

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264 J.-N. LAMBERT

«Rien de trop» (M'lloèv a:yav), qui recommandait «de prendreconsciencede toute la distancequ'il y a entre la naturehumaineet lanaturedivine, de ne montrerd'orgueil ni enversles dieux ni enversleshommes, et de garder en tout la mesure qui préservede l'üpptç(démesure)>>213.Sansdoute lui fut-elle dictéepar sapropreexpérience,car son fol orgueil - &'tacr9aÀoç le qualifie l'Hymne homérique- futplus d'unefois briséparZeus,à qui il n'avaitpastoujoursétésoumis214.

A l'instar du couple Giorgi-Samdzimari215, le couple formé parApollon et sa sœurArtémis se répartissaitla tâchede patronagedeshumains par sexe. Tandis qu'Artémis s'occupait- et avec quellesexigencesde chasteté!- des femmes, Apollon exerçait son actionbénéfique de façon générale sur les hommes216. Sa masculinités'exprime dans l'obélisque ou pilier qui le figure sous l'épiclèsed'Aguieus,Apollon desrues(de &yuta, «rue»)peut-êtreparcequ'il était,à Athèneset ailleurs,devantla portedesmaisons,dont, イ イ ー ッ 」 イ G エ 。 G エ セ ー キ L ilgardait«le seuil de toute influence néfaste»217.Nous pensonsy recon-naître la valeur apotropaïquedu sexe mâle en érection donneuretmainteneurde la vie, sansdoute celui de l'Ancêtre ou des ancêtres(Apollo Patrôos).Il a, d'ailleurs, été souventpris pour un hermès218.JaneHarrison le qualifie «Seigneurde vie»219, Pur et Purificateur,donnant la santé parce que donnant la vie, à l'instar de ce qu'elleappelleles Eniautos-daimones220. Apollon Aguieus, dit-elle encore221,estessentiellementun AgathosDaimon.

La Souda et d'autressourcesvoient dans cette représentationd'Apollon en côneeffilé un motif dorien. De fait, toutesles monnaiesoù

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SÉCHAN-LÉVÊQUE,op. cît. (n. 26), p. 213.

Ibid. , p. 203-204.

Giorgi et Samdzimarisontlesprotecteursrespectifsde la sociétémasculineetde la fécondité (G. CHARACHIDZÉ, op. cît. (n. 4), p. 633), la composanteféminine de la sociétédemeuranttout à fait étrangèreà Girogi, dieu deshommesetde la continuitédu lignage(ibid. , p. 490).

SÉCHAN-LÉVÊQUE,op. cît. (n. 26), p. 206et220,n. 86.

Ibid. , p. 206.

J.E. HARRISON, Themis,Cambridge,1912,p. 410.

Ibid. , p. 424,439.

Ibid. , p. 437etn. 1.

Ibid., p. 409,n. 4.

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INCESTE ET ANDROGYNIE 265

il est figuré sont des monnaiesde colonies doriennes222. Elle en décritcertainesavec précision: celles de Mégare, de Byzance,une coloniedorienne,d'Apollonie en Illyrie, d'Ambracieen Épire223, à quoi il fautajouterune précieusereprésentationd'un vasede la Villa Albani224.

Au sommetdu cônese trouve une couronne,et aussi,à mi-hauteur,des patèresdont certainesportent encore une couronne votive. Lacouronnerépondà celle par laquelleApollon avait consacrésa purifica-tion et celles qu'aprèslui, les jeunescouroi delphiens ses émulesallaientse faire à Tempé225. Mais en outre, un filet s'enrouleautourducône aux deux tiers de sa hauteur (Villa Albani, Mégare) ou bien(Ambracie)deuxfilets partentde sapointe.

On pensetout de suite à l'apex, pointe, sommet du bonnet desflamines, qui était constituépar une petite baguetteentouréede laine,<<languede flamme», «aigrette»fermant ainsi le bonnetet attachéedechaquecôtéparun bandeau;le mot apexpourraitvenir de l'étrusque226.

La laine, en tout cas,est le symbolemêmede l'épouseet l'on sait que laflaminica était indispensableau ministèrede son mari227.

Mieux encore: ce filet évoque directementcelui qui, à Delphes,enveloppaitl'omphalos.Sansrevenir sur toutesles interprétationsquiont été données,et cela dès l'antiquité même,de cet omphaloset dontchacunedoit contenirune part de vérité, tenons-nousen à sa qualifica-tion régulièrepar les textes anciensde <<nombril de la エ セ イ イ ・ ᄏ L Oj.L<jHX"'OÇ

yi1ç, omphalosétantl'équivalentdu latin umbo, la «bosse»au centredubouclierprotecteurou celle que le nombril fait au milieu du ventre.

Les philosopheset les médecinsgrecs appelaientl'omphalos uneracine228 : le cordon ombilical est une racine qui attachel'enfant à samèreet, commencementde tout pour lui, commes'il ne devaitjamaissedétacherd'elle, elle symbolisela protectionque,pour le restantde savie,cette mère continuerade lui assurer,une protectionsi importanteque,dans les anciens royaumesinterlacustresd'Afrique noire, quand la

222 Ibid., p. 408-409.

223 Ibid., p. 406, fig. 118et 119.

224 Ibid., p. 407, fig. 120.

225 Cf. supra,p. 231.

226 ERNOUT-MEILLET, Dict. étymol. etA. RICH, Dict. desAnt.,S.v.

227 BOUCHÉ-LECLERCQ,Manueldesinstitutionsromaines,Paris,1931,p. 514,n. 7.

228 M. DELCOURT,op. cit. (n. 30), p. 145.

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mère du roi venait à mourir, on s'empressaitde lui donnerune mèresubstitutive,magiquementindispensableà sa propresurvie.

L'omphalosde Delphesétait l'omphalos de la Terre, dont noussavons qu'elle fut la première détentrice de l'oracle. Justement,«l'omphalos appartientprobablementà la couche préhelléniquedescultesde Delpheset, dèsl'époquela plus hauteà laquellenouspuissionsatteindre, il a cessé d'avoir pour les Grecs une significationunique»229.Vraisemblablement,il correspondà un temps où la nais-sance d'enfants était attribuée, sinon exclusivement, du moinsprincipalementà la femme.

Il resteà expliquerla présencedu filet le recouvrantd'unefaçon quipourraitet devrait rendrecompteaussidu filet de l'Aguieus. Pausaniasavait vu l'un des deux exemplairesde l'omphalos, celui qui était àl'extérieur,à l'entréedu temple,sousun palmier, rappelsansdouteducélèbrepalmierde l'accouchementde Léto à Délos. Ille décrit230 commefait de marbre (calcaire?)blanc avec le filet sculpté dans la pierre.C'est celui qu'ont mis au jour les fouilles françaises231, auquelJaneHarison consacra un article intitulé lEgis-Agrènon, «Égide etFilet»232,justementrelatif à cette décoration:elle donnaitjudicieuse-ment en effet à l'agrènon une valeur autonome,identifié qu'il est pardesnotesde lexicographesavecl'égideet le filet tressédont sontrevêtusles devins233.

En fait, l'agrèmonn'estpasen lui-mêmeune gardeni un vê'tement:c'estun filet, destiné,commel'indique l'étymologie d'agrènonqui vientdesverbesàypEUro, àypÉro, à capturerle gibier, à la chasseou à la pêchedetelle façon que, sansêtre tué, il soit retenu. L'agrènonemprisonnedoncl'omphalos,c'est-à-direle cordon ombilical par lequel la mère donnenourriture, naissance,vie après qu'elle a satisfait son désir del'homme. Il ne s'agit certespas de limiter le nombredes naissances,etla fécondité de la femme restele but à atteindre,mais son sexe,pourstimulé qu'il doive être, est à défendre,non seulementcontre les agres-sions masculines,mais contre lui-même: ses désirs doivent êtrecontenus,retenus.

229 Ibid., p. 144.

230 X, 16,3-4.

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233

Reproduitdansle ThemisdeJ.E.HARRISON, p. 398,fig. 110.

BCH,24 (1900),p. 254.Cf. Themis,p. 398etn. 1.

M. DELCOURT,op. cit. (n. 30), p. 147.

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Ion, dans la tragédie d'Euripide, mentionne l'omphalos comme«couvertde bandelettes,accostéde Gorgones»234.Strabonparle,non defilet, mais de réseaude bandelettes.Les liens portéspar les statuettesd'Héra samienne «ressemblentaux bandes d'un maillot qui secroiseraient exactementsur le sexe»235et «les initiés de Thraceportaientdes bandelettesrougesfixées sur le bas-ventre,c'est-à-dire,semble-t-il, croiséssur le sexe»236.On ne sait trop commentimaginerles têtesde Gorgonesautourde l'omphalos237. R. Flacelière238 estimequele bétyleétaitentouréd'un réseaude bandelettesou de filets de laineet que les têtesde Gorgoneétaientà l'intersectiondesmaillesdu réseau.

De façon ou d'autre,le propredestêtesde Gorgoneétait de pétrifierqui les regardait,et la pétrification équivautà l'immobilisation par desliens, bandelettes,bandeauou un filet: c'estce qui arriva à ThéséeetPirithoüs qui étaientdescendusaux Enfers dans l'intention d'enleverPerséphone.Hadèsles fit courtoisementasseoirsur un rocher où leurpeausecolla, «cequi vautbien deschaînes».Ils étaientcependantrestésvivants puisqueHéraclèsparvint à arracherThéséequ'il ramenaaujour, mais il dut abondonnerPirithoüs car sa tentative provoquauntremblementde terre239.

Bien entendu,les têtes de Gorgone,menaçantes,étaientd'aborddestinéesà découragerles agressionsde l'extérieur, venuesde mâlesmortelsou Immortels.Méduseavait étéviolée par Poséidonà l'intérieurd'un temple d'Athénaet elle était tombéeenceinte:Athéna orna doncson bouclier de la tête de Médusetranchéepar Persée.Mais les viergesdevaientêtre égalementprotégéescontre elles-mêmes;Athéna et plusencoreArtémis y veillaient farouchement.

L'omphalos,symbolede la maternité,est bien encouragementà lafécondité des femmes et, par là, à la sexualitéféminine, mais seule-ment en mariage.Sansdoute paraît-il surprenantqu'un tel but se voie

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Ion, 224.

M. DELCOURT, op. cit. (n. 145),p. 101.

Ibid. , p. 102.

Cf. la note2, p. 192, de Parmentier-Grégoiredansleur édition de l'Ion auxBellesLettres.

Le fonctionnementde l'oracle de Delphesau tempsde Plutarque,in Annalesde l'École desHautesÉtudesde Gand,II, Étudesd'archéologiegrecque,Gand,1938,p. 84.

M. DELCOURT, op. cit. (n. 145),p. 98.

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opposerun obstacle,le filet, mis à son accession.Mais c'est tout leproblème de la fécondité liée à la chasteté240. À propos d'Apollon,justement,liant Hermèsavec des rameauxde gattilier que son jeunefrère multiplie instantanément241, elle mériterait d'être approfondiecette remarque:«que féconder trouve son équivalent en "lier unefemme", tandis qu'accoucher serattacheau verbe signifiant "délier"supposeque, dansles pratiquesqui entourentla grossesseet l'accou-chement,le lien joue continûmentun rôle important»242.

Tout changeaà Delphes lorsqu'Apollon affirma avec Zeus laprépondérancemasculine dans la filiation. L'omphalos-racine,éminemmentchthonien,se prêtanaturellementà devenir le centre dela terre déterminépar la rencontrede deux aigles de Zeus venantd'horizonsopposés.Tempérersesardeursdevait être plus que jamaisrappeléau sexemasculin,et c'està quoi répondla diffusion de l'imagesymboliqued'un ithyphalle au filet qui est celle d'Apollon Aguieus. Lamodérationdoit êtrela règle et dansle comportementsexuelen mariageet dansle traitementde la femme. Elle inspire l'institution de mariagelui-même.

Le mariage,voilà le filet. L'équilibre dans la sociétécomme dansl'univers est au prix d'une fécondité ordonnéeet d'une sexualitécontrôlée (Dumézil). Nous retrouvons là l'opposition heureusementdécrite par M. Detienneentrela sexualitésagedu mariagegénérateurde postéritéet la débauchestérile qui s'incarneen la personnefataled'Adonis243.

Donc Apollon avait pris possessionde l'oracle de Delphes ensuccédantà Gaiaet éliminantson «fils» et gardienPython,qui ne reçutd'honneursfunèbresque de la part de «La Chèvre» (Aïx) , un animalmonstrueuxpour les Grecs,impur et créaturedu démonpour les monta-gnardscaucasiens244. Mais ce transfertde souveraineténe faisait ques'inscriredansune révolution sociologiqueprofondeet décisivedont il

240 L'omphalosde Delphesa passépour le siègede la viergeHestiaet l'estmêmerestédansun langageliturgique (P. ROUSSEL,Hestia à l'omphalos,in RA[1911],p. 86sq.).

241

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LaurenceKAHN, Hermèspasseou lesambiguïtésde la communication,Paris,1978,p. 113.

Ibid. , p. 103.

243 LesJardinsd'Adonis,Paris,1972,p. 157,230-232etpassim.

244 G. CHARACHIDZÉ, op. cit. (n. 4), p. 279,706.

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ne constitueque la partie émergéede l'iceberg245. Cléombroteparaîtenêtre conscientquand,ayant rappeléla suite des phasesdu Septérion,«tout cela, constatait-il246, fait soupçonnerqu'il s'agitde quelquegrandet audacieuxsacrilège».

Apollon ne faisait que profiter du triomphede l'agnatisme,analogueà celui que consacraitGiorgi en transformant,à sonretourde Kadzhéti,une fille en garçon pour assurerla pérennitéd'une lignée masculine.Or cela cachedes changementsd'une extrêmeimportance,des inver-sionsradicalesde ce que l'on esthabituéà connaître,qui frappentd'unesurprise émerveillée,que seul peut accueillir un grand silence, quiprovoquentle sentimentde quelquechosed'inexplicable,proprementdemagique:la magie, c'estle «pied retourné»,talon en avant, la «main àl'envers» pour accomplir un sacrifice, comme celui d'une chèvre auxdémons247.

Qu'on songe aux réactionsdu premier homme devant le premierfeu! L'attitude prise alors se perpétuedevantcelui qu'on allume dansune nouvelle maison. G. Charachidzéinsiste sur cette «grandeaffaire», qui «inaugureune périodeneuve»et a cherchéà cernerle rôlequ'y tient Giorgi248. Ce rôle concernela rupture avecle passé,avec lechemin jusque-làparcouruet le «changementd'état qui en résulte».C'est la mêmeincertitudequi déclencheles pratiqueset coutumesduNouvel An.

Un inextricablemélangede fête chrétienneet de traditionspaïennescontinueaujourd'huiencoreau Caucaseà célébrerce completboulever-sementannuel. La chassedonnéeaux démonspendantla semainesainteou «semainedesdémons»exprime le vœud'en finir avecl'annéeécoulée,dont la détériorationrisque d'entraînerle bouleversementdel'ordre des choses.«La machinedu tempss'estuséeau cours desdouzemois précédents... les dispositifs assurantnormalementl'ordre dumondeet l'organisationde sescomposantesne fonctionnentplus... lesdémonsrégnantsur les espacessauvageset qui s'y trouvent confinés

L'irruption silencieusedeslEoladesetde l'amphithalèsà la lueurdestorches,la mise à feu de la «cabane»,le renversementde la table, leur fuite sansretournerla tête, la courseerranteenfin de l'enfant, sa servitudeet sespurificationsà Tempé,De def. oracul.,418a-b(15).

G. CHARACHIDZÉ, op. cit. (n. 4), p. 653, 654,664,697.

Ibid. , p. 487sq.

245 Cf. Kernos,6 (1993),p. 143-144,comp.p. 153-156.

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ont mis à profit l'écoulementdu temps pour se rapprocher...»249. «Lejeudi saint marquela victoire finale sur les démons,acquisejusqu'àl'année suivante...»250.

Dans la Grèceancienne,c'était chaqueannéeau printempsque sefaisait le passagedes pouvoirs entre le vieil «Eniautos-daimon»251del'annéeexpiranteet sa renaissanceou résurrectionen jeuneet nouvel«Eniautos-daimon»252.C'était la fête de l'An ('Evux'U'tôç, «l'anneau»)Nouveau.

À Delphes,il avait fallu beaucoupde tempsà Apollon pour reveniraprèsy avoir rompu avec le passé:neuf années,et même, suivantCléombrote253, neuf «grandesannées»,c'est-à-direneuf fois «unepériodecosmiqueau terme de laquelle l'univers se trouve entièrementrenouvelé»254.Une si exceptionnelledurée magnifiait l'avènementd'un dieu.

Jacques-NumaLAMBERTAvenueduPrado,441RésidenceVictoireF - 13008MARsEILLE

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G. CHARACHIDZÉ, op. cit. (n. 18), p. 111.

Ibid. , p. 113.

JaneHarrisonreconnaîtquel'expressionnesetrouvepaschezles Grecsquipréfèrentparler,parexemple,commeenBéotie,d'Agathos Daimon(Themis,p. 327,n. 2).

Ibid. , p. 155-156,225,323,427,429.

De def. oracul., 421c(21).

R. FLACELIÈRE, Dialoguespythiques,op. cit. (n. 1), p. 126,nA (p. 189).

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INCESTE ET ANDROGYNIE

TABLE DESMATIÈRES

ChapitreID :Les démonsetApollon

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Cléombrote s'explique sur les démons, aptes à la divination etintermédiairesentre les dieux et les hommes,mais qui peuventsehausserau niveau divin aprèsune purification qui évoquecelle desneufannéespasséesparApollon «dansun autremonde».Le paganismecaucasienporte à son sommetune sortede seigneurdes démons,l'Ange(Xat'i) K'op'ala, dont le nom assonnantavec celui d'Apollon n'est pasle seul indice de leur cousinage,231-233. - K'op 'ala, libérateur desâmes que les démons retiennentcaptives, sauvé lui-même du lacAbelaur (Avallon ?) où il avait plongéà leur poursuite,remonteau cielet retrouve son sanctuaire,233-235. - Analogies entre K'op'ala etl'Apollon-Loup de Delphes,235-237.- Incesteet mariagedansla fête duSteptérionet dansle contextecaucasiende la légendede K'op'ala, 237-240. - AnalogiesentreApollon et Giorgi (saintGeorges),plus ou moinsidentifié à K'op'ala, 241-242.- Le silenceet le bruit aux effets à la foiscosmologiqueset sociologiquesen Europe ainsi que chez les Indiensd'Amériquedu Sud, 242-246.- À Sumerdéjà, 246-248.- Orgueilleux,vainset sacrilègesdéfis pour rapprocherla Terredu Ciel, 248-255.- Lesliens, nécessairesau maintien de l'ordre du mondeet de la chasteté:passaged'un état d'impuretéà la fonction de déessedu mariagepourHéra chez les Grecs, 255-258. - De même chez les CaucasienspourSamdzimari,«sœurjurée»et épousede Giorgi commeHéra est la sœuret l'épousede Zeus:c'estla confirmationque l'archétypedu mariagefutl'union d'un frère et d'une sœur,259-262.- Apollon hérautde l'agna-tisme prohibe aussi l'inceste,262-264. - Apollon Aguieuset le filet 、 セl'omphalosde Delphes,dont le sensestcelui-là mêmedesliens, 264-268.- La prise de possessionde Delphespar Apollon estsociologiquementlafin d'uneépoqueet le commencementd'un âgenouveau,268-270.