L’IMMOBILITE DES CHOSES EN MOUVEMENT
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L’IMMOBILITE DES CHOSES EN
MOUVEMENT
Ou
Pour une visite au musée Georges Borias d’Uzès
Essai narratif entrecoupé de vers
Par Florent Allemand
« Vous savez l’histoire. Pourtant nous la dirons encore. Toutes choses sont
dites déjà ; mais comme personne n’écoute, il faut toujours recommencer. »
(André Gide, Le Traité du Narcisse )
Peau de Lapin Editions
Journal
Nous nous sommes encore disputés, Paul ne voulait dédier ces pages à personne, Jeanne à ses amis
et moi à la mémoire de Catherine Gide qui fut une généreuse bienfaitrice du musée.
Collection
C’est six salles plus une septième qui en est la première, dans un ordre bousculé se
déroule l’Uzège
Dans un ordre bousculé pour mieux être chez soi
Avec les paysages de ceux qui y sont nés, avecque les herbiers et les choses
amassées
Avecque les chaussures de ceux qui y ont travaillé
Qui ont tourné la terre qui ont broyé le grain
Il y a la terre cuite sortie de durs filons
La terre jaune comme une déraison
La terre mêlée comme une mare agitée
Poussière qui dort au fond d’une eau stagnante et que l’on remue bruyamment
Pour effrayer les carpes
du bout d’un bâton
Fossiles qui racontent les faunes
Et les flores effrayantes qui couvraient les fonds des océans
Et les plaines fertiles
Portraits portant perruques
Et bijoux dentelles pourpres pontificales et tonsure et colliers
Nobles figés pour un temps souvenirs conservés
Armoires peintes de chiffres mystérieux
Où se perdre un peu dans l’enchevêtrement des lettres peintes
Mobilier d’or, bronze écaillé sur le fond noir d’ébène usé
Factice agile secret
Chaise à porteurs, grand coffre vert couvert de paysages fantasmés froidures
Et malles de fer lardées aux serrures cachées métal et ciselures
Sigalon portraitiste rêveurs et questionnés
Velours blanc et brillant comme la peau des modèles
Et des pêches cueillies
Pastels lumières filtrées par les pommiers bretons
Bouquets de fleurs incendiaires
Un salon officiel et dans ses jupons figés,
Regard fier et sourire
Sous la résille sur le soulier
Une Carmen de théâtre
Et un plâtre blessé
Grands pots préhistoriques comme des troncs évidés,
Ils disent toutes les soupes aux saveurs non-connues,
Éclat jaune des plats aux recettes équarries dans le thym et l’oseille
Éclats de poterie sigillée pressentir l’arôme pourpre du vin
Métier à tisser
Fabrique de toiles d’araignées, fabriques de châles, fabriques d’usures
La fatigue de la femme qui a passé ses doigts entres chaque fil de soie
Et des allers retours du matin jusqu’au soir
Et quand tombe le froid des soirées terminées
Exotiques rencontres les voyages au Congo
Expéditions de deuil et armes acérées,
Noix de coco et bagnards gravant de leurs canifs des hiéroglyphes frustres
Collections partagées des belles éditions de poèmes éditions de récits
Editions de recettes de remèdes de gravures et d’autobiographies
Les mains drues et les rides
Gravures de Louis Jou
La couleur débridée sur la plage de Dufy
Et Marie Laurencin avec son trait léger trace sûre et patiente un visage connu
Encore portraits eaux fortes et souvenirs
Malles de voyages manteau d’hiver masques sommeillant de plâtre blanc
Portrait comme un ensemble grouillant de mouches de couleur
Ambiance ouatée d’un salon renfermé
La fleur le fin de siècle
Dédicaces cascades collection cabinet de belles curiosités
Fragment de Journal
Nous étions au second étage de l’évêché d’Uzès, la porte s’était ouverte sur une
salle étroite sur les murs de laquelle nous découvrîmes de nombreux paysages. Paul
fixait un paysage noir de Chabaud, Provence d’hiver, charbon tortueux ; Jeanne
regardait la Carmen, monumentale, plâtre d’Henri Allouard. Cette statue, elle n’eut
pas besoin de nous l’expliquer, faisait partie du fond initial rassemblé par José
Belon et constitué de dons de ses amis artistes parisiens académistes ; lors de
déplacements et d’égarements elle a perdu son bras et gagné des moustaches, elle
faisait partie jusqu’en 2006 des œuvres disparues qui nous faisaient tous les trois
rêver, que ce soit un plâtre d’Œdipe aveuglé ou le tableau de Lix : La marseillaise ,
qui n’apparaît plus que dans l’ombre de photographies banales. Quant à moi
c’étaient les pastels poudreux et ensoleillés que je regardais doucement en pensant à
l’immobilité des choses en mouvement.
**
LA CHAISE A PORTEURS
On parlait.
Voilà donc, verte, datant du XVIIIème siècle, la chaise à porteurs de la famille
d’Amoreux, une famille de notable uzétiens. Point.
Maintenant nous pouvons passer vers les poteries régionales, éclat jaune et toupins
quotidiens ; nous pouvons aller nous fixer face au portrait de Gide peint par Théo
Van Rysselberghe touches de couleurs intenses , nous pouvons poser notre regard
sur une riche collection d’estampes, découvrir la belle époque peinte par José Belon
avec ses fêtes ensoleillées et ses cafés qui s’allument quand le ciel devient rose près
des gares, nous pouvons sourire devant un petit cabinet de curiosités où se côtoient
fossiles et noix de coco gravées par les bagnards et coco-fesses, mais nous pouvons
aussi revenir vers la chaise à porteurs.
Cette chaise à porteurs a un important décor peint, dont des armoiries : de gueules
au cœur d’or et au croissant d’argent en pointe, au chef d’azur à deux flèches d’or
posées en sautoir accostées de deux étoiles. L’écu, sommé d’une couronne de
marquis, a pour support deux lions et deux personnages ailés. Il s’agit, nous dit-on,
sans doute des armes de Gaspard d’Amoreux. Ce blason est la marque d’une
personne, d’une famille. Dans la même salle, sont des chiffres : lettres d’or
entrelacées, peintes sur les fameuses armoires qui sont la trace des familles d’Uzès.
Voilà une autre piste qui peut nous ouvrir une riche perspective dans le musée : la
chaise est un objet peint, elle est une peinture comme le sont aussi les armoires qui
déroulent sur des fonds noirs des chiffres, mais aussi des bouquets de fleurs et de
charmants paysages. Sur notre objet, ce sont des paysages peints en camaïeux de
bleu que l’on découvre. Les paysages sont très présents dans les collections du
Musée Borias, que ce soit par ce verger breton au pastel, les moissons à Euzet, le
pont du Gard en fête peint par Jusky, ou encore les voyages qu’André Gide écrit
dans son Voyage au Congo et son Retour du Tchad, ou son retour d’URSS.
Voilà quelques voyages magnifiques, proches ou lointains comme ceux rêvés par les
camaïeux bleus et ceux probablement véritablement réalisés par la chaise, aux
environs d’Uzès, dans Uzès presque uniquement. Nous pourrions presque nous
imaginer, avec anachronisme mais passion, que lors de son voyage, son séjour à
Uzès, Jean Racine aurais pu la voir passer près de la cathédrale ou sous le duché.
On nous dit « Quoi qu’il en soit cette chaise à porteurs invite au voyage, voyage
littéraire, voyage archéologique, voyage dans les quotidiens pas encore oubliés tout
à fait, voyage quasi immobile dans le temps et l’espace qui est le privilège du
musée, du songe et de la chimère, un voyage en Uzès. »
**
A la suite de ce texte, je relis et cette fois soigneusement l’article de Jean-Louis Libourel sur la
chaise à porteurs paru dans le numéro 46 de « Uzès, musée vivant », publié à l’occasion de l’entrée
au musée de cette chaise à porteurs.
Je suis prêt à approfondir les trois perspectives citées plus haut, quand tout à coup une autre idée
m’interpelle. Plusieurs éléments ont été remplacés : ainsi l’impériale n’est plus garnie de cuir mais
de skaï, la garniture intérieure est formée par un velours vert moderne ; c’est certain je ne choisis
pas les caractéristiques les plus intéressantes de cet objet, j’aurais pu par exemple porter une
attention précise sur la forme de la chaise, ses cadres rocaille peints en trompe l’œil, sa fonction
ostentatoire, mais ici je joue au poète. Je suis promeneur qui imagine et non pas historien qui écrit
une notice précise et sérieuse. Je suis celui qui veut vous distraire et vous faire découvrir tout ce
musée, je fais une promenade au musée mais comme un noble, je traverse les galeries en chaise à
porteurs.
Voilà que tu as encore fait ton promeneur romantique, et tu t’es encore égaré.
Je reviens aux matières. Matières qui ne sont pas d’origine, pas d’époque et qui imitent l’original
et qui complètent l’ensemble. De même José Belon et Léon Alègre ont complété la galerie de
portraits d’illustres Uzétiens par leurs propres œuvres et au côté d’un portrait du chanoine Sconin,
au côté de l’anonyme, délicate et patiente fraise de la duchesse dans toutes ses plissures de dentelles,
avec leur touche plus libre et leurs couleurs plus vives ils complètent le panorama des portraits
historiques.
Ton rapprochement ne me convient guère, mais en effet cette galerie de portraits factices n’est pas
sans intérêt, tu aurais mieux fait de regarder comment les peintres modernes reprennent dans une
sorte de pastiche les accessoires du portrait classique : rideau rouge, livre etc… Jeanne me fait noter
que, baignée dans un soir chaud et orangé, la cathédrale, au second plan parait telle qu’elle était
avant que l’on ne lui érige une nouvelle façade néo romane, un dessin présenté dans le musée rend
compte lui aussi de cet état. Cathédrale solide au porche lourd de pierre massive, porche triomphant
qui se baigne de soleil, massif comme un chêne qu’on abat.
« Je reviens aux matières », voilà une phrase que tu as dite sans même t’en rendre compte et qui te
donne d’autres idées.
Oui, cette phrase me fait regarder autour de moi et je remarque la diversité des matières des objets
présentés au musée, pour commencer la peinture à l’huile et le pastel, mais aussi le plâtre de
Carmen, au sourire haut et au regard fier, image d’un grand succès d’Opéra. Puis les arts de la
terre depuis la préhistoire jusqu’aux poteries Pichon en remarquant les carreaux moyenâgeux au
décor coloré, et les céramiques régionales comme celles de Serviers et de Sant-Quentin-la-Poterie. Le
bois utilisé comme châssis de notre chaise à porteurs mais qui forme aussi les armoires peintes, les
métaux des montres et clefs diverses, travaux délicats et ciselés alors que plus loin sont de gros
coffres de voyage massifs ou une urne de vote en fer blanc. La chaise à porteurs est formée de toile
tendue sur un châssis, le textile se retrouve dans un bas de soie ou de coton, dans une légère
ombrelle art-nouveau ou encore dans les différentes affaires de Gide : redingote qui côtoya
Mallarmé, foulards, cadeaux de la petite dame, et autres souvenirs. Dans la salle Gide c’est aussi
le papier des livres, le bois de la canne d’Henri James, le bronze des médailles et du buste que
Van Rysselberghe, le peintre et l’ami, dresse de l’homme de lettres.
Et même tu ne résistes pas à l’envie de souligner les divers rendus de matières dans les peintures du
musée. Les portraits de Sigalon en sont le bel exemple mais on en rencontre d’autres…
Tu t’éloignes et à moins d’être Madame Dauphine et la duchesse de Nemours, qui se rendent
respectivement, avec une quarantaine de porteurs, de Paris à Fontainebleau ou à Neufchâtel, on ne
va pas loin de la ville en chaise à porteurs. Mais bon, fais comme bon te semble et présente tes
idées. Eloigne- toi, égare-nous.
Je continue donc, j’en étais aux portraits de Sigalon : un fin foulard transparent au vent et une
toque de fourrure, une manche de satin blanc qui se plisse mollement et reflète un gris perle et une
claire lumière, petit entrecroisement tentaculaire fleur molle, anémone sous-marine. Ah, que tu
serais content que je ne m’en tienne qu’à cet exemple, mais, toi et le lecteur, j’ai décidé de vous faire
faire une longue promenade, Uzès est petite mais en chaise en porteurs, pour que tout le monde ait
le temps de voir le luxe de l’objet et nos armoiries, il faut prendre du temps ! Et puis, qui sait,
peut-être ferons-nous deux fois le tour de ville avant de rentrer à la place aux herbes en passant
devant la cathédrale ! Allez, lecteur, je te mène à nouveau dans la première salle. En passant je
m’arrête devant le drapeau des sapeurs pompiers :
D’or sans éclat jamais plus,
Tissus encor jaunis, le temps en plus,
Emblème d’automne malheureux sous ta vitrine
Et solitaire toi qui es fait pour les parades et les clairons,
Pour les soleils, limé par eux comme par des salures marines,
Citron sitôt pendu à la hampe, brûle pour toujours,
Emblème de parades et vainqueurs altruistes
Stupide décrépitude, séisme de fils cassants, usure froide et triste,
Préservé de la perte et relique des beaux jours.
Paul aurait aimé écrire des mots comme ceux-là…
Je reprends mon énumération du traitement de matières textiles, je voulais en premier lieu mettre
en avant la Jeune Femme en Rose de Roybet , petite huile sur toile, esquisse ou pochade, cette
élégante robe rose tachée de jaune pâle et mêlée de noir s’atténuant , reflète le luxe et la beauté de
celle qui la porte, qui se voit, non au visage à peine peint mais au dessin de la main gauche que
quelques coups de pinceaux ont rendu fine et d’une vie douce et charmante.
J’ai toujours eu envie de dire que ce tableau était le petit portrait d’Odette Swann peint par Elstir.
Mais continue, j’invente et je rêve toujours un peu trop…
Enfin je voudrais souligner le très beau tissu vert d’eau aux reflets délicats et au revers rose dont
s’habille Mgr Bauÿn. Sur ce portrait du XVIIIème, (un vrai cette fois et peut-être même que cet
homme là a vu passer la chaise à porteurs dans Uzès) l’habit d’ecclésiastique est d’un luxe
délicatement peint avec de petits reflets qui serpentent à chaque pli, comme autant de petites rivières
fraîches.
Maintenant, il serait tout de même nécessaire de te recentrer sur ta tâche et de relire ton article
précédent.
Tu as raison, j’ai presque perdu le lecteur dans mes déambulations. Je m’excuse cher lecteur
d’avoir ainsi fait une déambulation désordonnée, et je reprends. Nous étudions deux points : les
paysages peints présents dans les collections du musée et les voyages que le musée propose.
**
Page de journal
Je me demandais si le musée était un lieu d’immobilité du temps et de l’espace. Le
lieu paraissait figé mais je me méfie toujours de mes impressions. Je n’en disais rien
à mes amis et guettais leurs réactions car, peut-être, elles pourraient me fournir des
éléments de réponse.
Nous étions dans la seconde salle, il y avait dans des vitrines l’histoire de l’Uzège
déroulé sous nos yeux en de timides et intimes fragments ; les silex qui se
cambraient bruns et coupants, des haches vertes de pierre polie, les faunes
fragmentaires et les flores figées dans des morceaux de pierres, des monnaies
romaines et de la vaisselle éclatée et terre cuite ainsi qu’un petit Mars sinueux de
bronze. Enfin, horizontal comme un gisant un élément de chancel aux motifs
d’entrelacs, liens brisés autour d’une église qu’on ne soupçonnait pas.
***
Le lecteur a bien vu que j’écris sans ordre et propose une visite désordonnée de
l’espace du musée et du temps, temps qui sépare les objets entre eux, temps qui
nous sépare de ceux qui les ont faits, de ceux qui les ont manipulés.
J’avais envie d’écrire : « Maintenant lecteur, tu vas monter avec moi dans la chaise à
porteurs, étrangement il faut partir pour faire ce voyage, et sur quelles rives je te
déposerai ? C’est toi qui choisiras : Jersey enflammé, les marécages verts, les océans
bleus de glace, quêtes d’Urien, l’Afrique Noire ou les sables chauds d’Algérie ? A
moins que tu ne préfères la mer morte à l’autre bout du désert traversé par El Hadj.
Quoi qu’il en soit, lecteur, monte avec moi dans la chaise à porteurs. » Ridicule
invocation au lecteur, je l’entraine sans le prévenir ni même lui demander sa
permission.
Je voulais expliquer quelque chose à propos de l’histoire d’Uzès, j’avais avant même
d’aller plus loin dans l’écriture, feuilleté les publications du musée, mais je n’ai pas
trouvé ce que je cherchais, j’ouvre donc « l’Histoire de la Ville d’Uzès » par Lionel
d’Albiousse publié en 1903, ça a suffi pour me perdre et me faire prendre la plume :
il y a sur les marges de mon exemplaire le mot blague répété et quelques
anachronismes relevés. C’est ce qui me rappelle le goût du refait et du pastiche que
sont les portraits de Moise Charas, Firmin Abauzit par Léon Alègre et de Mgr
Grillet par José Bélon, peintres du XIXème qui copient ou réinventent le portrait
du XVIIème. C’est l’histoire que l’on construit, c’est le musée que l’on assemble et
Léon Allègre, comme José Belon, n’invente pas, il complète pour obtenir un
panorama complet, une vision du temps sans coupure.
Je complète moi aussi en inventant des histoires.
Jeanne m’a, plus tard, fait rajouter les lignes qui suivent :
Les informations que je cherchais étaient en fait relatives au voyage du Duc D’Uzès Jacques de
Crussol au Congo, un voyage malheureux dont il n’est jamais revenu mais d’où il a ramené
d’étranges couteaux de jet et de menaçants couteaux-faucilles, plantes de fer et feuilles tranchantes.
***
Paul note : le monde bleu des Nourritures terrestres illustrées par Dufy
***
Journal
Nous sommes dans la dernière salle du musée, Jeanne nous raconte la vie d’André
Gide, écrivain, je ne l’écoute pas. Paul se penche vers les effets personnels :
redingote portée dans les salons symbolistes couverts de plumes d’images de nuits
et d’idée dormantes sous des pins, canne d’Henry James pour les longues
promenades qu’entrecoupent des vers, malle pour le Congo et les voyages qui
adviennent sans pour cela savoir où l’on va vraiment ni pourquoi. Jeanne se penche
sur les éditions, les autographes et sur Le Retour du Fils Prodigue avec les rudes
rides des fronts de Louis Jou, gravures sur bois et la typographie élégante balançant
entre noir et rouge.
Nous pensons à un autre texte qui suit les divers traités écrits au début de l’activité
littéraire de Gide. Ce n’est pas Le Traité du Narcisse et son cristal immobile, c’est
Le Voyage d’Urien.
***
La première édition du Voyage d’Urien portait deux noms d’auteurs :
André Gide-Maurice Denis
Cette édition précieuse et symboliste parue en 1893 à la Librairie de l’Art Indépendant, Paul,
Jeanne et moi nous n’en avons jamais vu les illustrations ; nous avions cherché à travers le texte, à
travers chaque mot et chaque syllabe les courbes de lys et de fleuves que prend habituellement le
dessin de Denis, mais la lecture n’était pas suffisante et nous avons nos propres images.
Jeanne dit qu’elle imagine les villes précieuses et parfumées, remparts d’or et minarets brumeux.
Paul et moi n’étions pas satisfaits de l’image de Jeanne, c’était plutôt le fond d’or d’un étrange
retable qu’elle décrivait plutôt qu’un dessin vert et gris de Maurice Denis.
Je m’étais résolu à ne plus me contenter que du texte, comme avaient dû aussi le faire les lecteurs de
toutes les éditions qui suivirent. Le Nabis aux belles icônes m’avait abandonné.
Paul avait besoin de ces images. Il passa quelques jours à griffonner dans un petit carnet des
agencements de mots prophétiques:
TROIS ILLUSTRATIONS POUR LE VOYAGE D’URIEN D’ANDRE GIDE
I
La mer où l’on se baigne est verte sous les rayons du soir
La mer où l’on se brûle et le sang rejailli.
Les villes que l’on traverse bruissent de peuples divers
Ce que vous abandonnez ce sera les perles et les femmes des rivages
Les grandes robes d’or qui s’allongent sur les terrasses
En attendant la peste
Et attendant la peste.
Les pins recouvrent vos poitrines, voyez la grotte merveilleuse,
Immobiles sur des trônes la mer a ses trésors
Des mondes sous-marins, tentacules rouges perles et couteaux.
Ignorez les mirages, les merveilles et le miel.
Contemplez seuls la mer et l’épreuve des vagues
Il vous faut voyager pour lutter,
Vaincre l’écume qui fatigue et sèche les poitrines.
II
Ennuyez-vous, Ellis, le long des rives grises,
Eparpillez vos yeux sur une lande amère,
Le fleuve s’épuisera comme vos prophéties,
Ennuyez-moi, Ellis, vos cheveux sont si blonds
Vos lectures des égarements des mains,
Que le fleuve se mue et répète ses rives
Sous l’écheveau du ciel,
Echarpe mal perdue.
III
Le paysage est blanc, taché de longs couteaux ;
Ouvrez le flan des cygnes, brisez les œufs,
Perdez et retrouvez Ellis, massacrez la couvée,
Le paysage est blanc, la glace et la mer noire
Sans profondeur vous fait peur.
C’est l’épreuve des chairs qui deviennent bouillie,
Abandonnez le navire, toutes les dents sont tombées
Et vous êtes au seuil du cristal immobile.
Voici la page blanche, perdez routes et but.
Il n’y a plus de fin hormis votre mensonge.
***
Jeanne a relu ces feuillets. J’ai perdu la lectrice.
Je devais parler de la chaise à porteurs et je me suis engagé dans un voyage complexe, entre les
salles et les objets, entre l’essai et mon journal égaré, entre les pages que j’invente et les ruelles
jaunes d’Uzès.
Je reviens donc à mon premier sujet. En espérant ne pas vous avoir ennuyé pendant cette longue
divagation.
C’est un objet de un mètre et soixante dix-neuf centimètres de haut, par un mètre six de large et de
cinquante neuf centimètres de profondeur, pour un volume total de un mètre cube et cent dix-neuf
mille quatre cent soixante six centimètres cubes, conservé dans la troisième salle musée d’Uzès
entre les lutteurs, toile de José Belon et les armoires peintes.
Je l’avais longtemps regardée, sans ses brancards, petit cabinet de déplacement dans un musée-
cabinet de curiosités. C’est un moyen de déplacement arrêté, immobilisé dans le temps, celui du
présent éternel du musée, comme dans l’espace de sa salle.
Le temps est arrêté autour de la chaise à porteurs, par cela il est mis en exergue. Le musée ne place
pas l’objet dans le présent du moment où on le voit mais dans l’époque de l’objet : ici c’est de
XVIIIème siècle dans les rues d’Uzès.
Le déplacement arrêté c’est mon invitation au voyage, déplacement dans le musée même, à tourner
autour de l’immobile petit carrosse. Le lieu du déplacement, c’est celui de la promenade dans le
musée. La chaise à porteurs remet en marche le déplacement, figé, elle nous donne envie de bouger
et de voir les paysages et les temps qu’elle a traversés, et de voir les paysages de fiction qu’elle porte
peints sur ses flans. Elle transforme un simple déplacement en mouvement de l’esprit. La chaise à
porteurs c’est mon invitation au voyage, elle motive les pages de mon journal : la promenade au
musée.
La chaise à porteurs a le temps arrêté autour d’elle et en elle par sa présence au musée ; ce n’est
pas un objet présent, c’est un objet du passé, c’est le temps immobile qui a fait corps. Ces paysages
de camaïeu bleu sont l’objet d’une mode, elle témoigne de son temps et cela dans toutes les autres
époques qui suivirent. De même, la lutte d’hommes c’est le goût bourgeois fin XIXème pour un
réalisme soigné, peinture pittoresque et académique du Midi d’air chaud, de soleil et de fêtes qui
poudroient, ciel bleu, hommes forts et magnanarelles. C’est la mode de Mireille comme c’était aussi
la mode de Carmen.
La chaise à porteurs, objet de mode, m’a dit Jeanne, c’est une perspective à exploiter.
***
Journal
Nous rentrons dans la salle Gide, Jeanne nous raconte la vie d’André Gide et ses
origines à Uzès…je n’écoute pas. Les vitrines protègent des souvenirs et des
amitiés.
Je m’arrête devant une petite eau forte et aquatinte de Vuillard, c’est un portrait de
profil de Théo Van Rysselberghe. Il y a aussi un masque qui représente le peintre
par Alexandre Charpentier, un masque étrange aux yeux vides, aux joues d’étain.
Van Rysselberghe a fait de nombreux portraits de Gide, une lithographie imprimée
en sanguine et un buste de bronze, il avait fait un dessin de Gide et l’avait aussi
joint à la lecture symboliste de Verhaeren (musée des beaux arts de Gand) ; mais ce
qui a arrêté mon regard, c’est le portrait de Gide peint à l’huile.
Je rajoute : peint selon une méthode pointilliste adoucie et personnalisée.
Ce portrait là, ce n’est pas celui distancié et comme un masque peint par Laurens ;
ce n’est pas une brume fine et une harmonie grise, Jacques Emile Blanche ; pas de
fragmentation-cristallisation en couleurs comme Villon qui fige Valery ; par non
plus un pastel plein de volume sur fond d’or. Non, c’était peu être un portrait plus
vrai et qui me plaisait plus. Le portrait qu’un ami fait d’un autre.
Les joues couperosées mêlée d’une ombre, un peu de vert par touches éparses ; col
qui se violasse à la lumière ; pelisse, grande pelisse de voyageur et chapeau noir de
romantique qui mêlent le bleu et le violet au vert profond ; vaste paysage sans
forme aucune où moutonnent non pas les nuages mais les buissons au dessus d’une
étendue rouge comme un paysage d’estampe.
***
Journal
Nous avons fini la visite, nous faisons demi-tour. Voyage à rebours, redécouverte
exquise où l’on remarque tant de détails. C’est l’eau de marais, l’eau des marais de
Paludes (que je n’ai jamais lu) qui se déverse dans les veines des vases verts Pichon.
« Céramique de reflets, chemin rouges qui
S’amalgament à des rayures brunes.
Courants verts qui emportent des feuilles de saules
Sèches, paysage diffracté pour vêtir
Comme un drapé glauque et campagnard d’herbes folles
Un vase, une bassine, une fontaine
Domestique, l’encrier des reflets éperdus
Et solides, terroirs qui s’agglutinent en
Pattes délicates et roches domptées,
Cavernes vases fleuris.
Nous passons vite car nous avons déjà vu auparavant, sur le chemin de l’aller,
devant les étincelles jaunes figées en de rudes, solides et maçonnés accords, les
poteries de Saint Quentin et Serviers. Il y a la trace des mains et le goût des
journées, les chemins qui mènent aux vignes et les toupins comme des animaux
symboliques. Il y a tous les cieux plus ou moins aléatoires tachés de verts et jaunes
pâlissants ; les figures de tir de foire, un bouquet de fleurs d’Albert André, des pipes
en terre blanches et rouges avec des noms exotiques sous des barbes, de petites
têtes de terre qui chauffent, l’imagier populaire ; et le tour du potier entre les plats
couleur moissons, les pots tachetés de pluies roussâtres, le toupin jaune comme un
soleil. L’herbier surprenant des empreintes que la cuisson fait sur la terre vernissé
de toutes les heures. »
Il signe Paul en bas à gauche, il en est mécontent, son travail il aurait aimé qu’il
ressemble à Phèdre.
***
La chaise à porteurs, objet de mode, m’a dit Jeanne, c’est une idée à exploiter.
Outre l’utilisation des paysages de camaïeu bleu, la chaise à porteurs par sa coupe (comme celle
d’une robe) montre la mode des moyens de locomotion. Elle montre aussi par ses riches cadres (en
trompe l’œil) dorés et rocailles, avec leurs feuilles d’acanthe cambrées et leurs coquilles
fantastiquement contorsionnées de richesses, une mode décorative qui enlaçait alors les angelots
grassouillets d’un Boucher ou les jeunes dames légères d’un Fragonard.
Enfin, comme tout objet de mode, elle sert à faire voir la richesse et la grandeur, le moyen de
locomotion est un moyen d’ostentation. Et la chaise exhibe bruyamment et fièrement les armes de
son propriétaire, chaise d’apparat couverte –nous l’avons déjà dit- des armoiries d’une famille
de nobles Uzétiens : de gueules au cœur d’or et au croissant d’argent en pointe, au chef d’azur à
deux flèches d’or posées en sautoir accostées de deux étoiles.
***
Je déplie mon carnet comme une large pièce d’étoffe brocardée qu’on se prépare à
vendre sur le port.
***
Dédicaces cascades collection cabinet de belles curiosités
Mars-Avril 2015
Bibliographie (parce que Paul est quelqu’un de sérieux qui voudrait étudier l’histoire).
André Gide, Le Traité du Narcisse, Le Voyage d’Urien, Paludes,Voyage au Congo, Le retour
du Tchad, Le Retour d’URSS, retouche à mon retour d’URSS,
Lionel D’Albiousse, Histoire de la ville d’Uzès, imprimerie Malice, 1903.
Bulletin des amis du musée, Uzès Musée vivant, n43,44,45,46 (ce dernier contenant l’article sur
la chaise à porteurs par Jean-Louis Libourel)
Brigitte Chimier, Guide des collections-Musée d’Uzès Georges Borias-, 100 ans, le bel âge (
centenaire du musée d’Uzès,1910-2010),
Georges A. Borias, Poterie Traditionnelle de l’Uzège
Martine Peyroche d’Arnaud, Catalogue des peintures, dessins et gravures ( 1996)