Paysage en mouvement

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LITTÉRATURES ROMANS POLICIERS APARTÉ L’Amérique du Diable Les mues du paysage Dans un essai tonique, Marc Desportes s’attache à montrer comment les moyens de transport, de la diligence au chemin de fer puis à l’automobile, ont façonné et modifié notre perception de l’espace HORMIS dans la bouche des fanatiques religieux, le Diable est plutôt une valeur en baisse. Comme si, par souci d’égalité, les gens lui tenaient rigueur de sa vision franchement non démocratique du monde : le Paradis pour tous, quoi de plus légitime, après tout ? Et qu’on en finisse avec cet au-delà à deux vitesses. Alors, ringard, le Malin ? C’est compter sans les ressources de l’ange déchu qui, comme cha- cun sait, possède plus d’une fourberie dans son sac. Et peut, à volonté, se glisser là où on ne l’attend pas, y compris dans les lieux les plus éloignés de ses ter- ritoires d’influence traditionnels – un collège évangélique du Min- nesota, par exemple. Telle est en tout cas la découverte que va faire, à son corps défendant, le héros du roman désopilant de Théodore Roszak, Le Diable et Daniel Silverman (Le Cherche- Midi, 422 p., 18 ¤). Où l’on décou- vre, grâce à l’ironie proprement diabolique de l’auteur de Vers une contre-culture (Stock, 1970), le visage d’une Amérique dont certains citoyens seraient convaincus que « l’Etat démocra- tique est un complot laïque contre le peuple de Dieu ». Raphaëlle Rérolle Lire la suite page X Peter Carey ; Magda Szabó ; Jeanne Herry ; Danièle Sallenave ; William Faulkner... pages III, IV et V Dominique Sylvain ; Brigitte Aubert ; un tour d’horizon du polar italien ; une sélection de titres page VII PAYSAGES EN MOUVEMENT de Marc Desportes. Gallimard, « Bibliothèque illustrée des histoires », 117 illustrations, 414 p., 45 ¤. HISTOIRE a Emmanuel de Roux L a campagne, passé huit jours, n’est bonne qu’en peinture », affirmait le cardinal de Bernis (1715-1794), ambassa- deur de France à Venise et com- mensal de Casanova. Aujourd’hui, le Théâtre du Rond-Point, à Paris, présente une série de spectacles sous un titre générique : Je n’aime pas la campagne sauf dans le TGV, elle va plus vite. A deux siècles d’écart, le même jugement subjec- tif – une inappétence pour la cam- pagne – est tempéré par deux réfé- rences. D’abord la peinture, dont on sait qu’elle a joué un grand rôle dans la formation du regard que nous portons sur le paysage. Et, plus incongru, un moyen de trans- port dont Marc Desportes, un ingé- nieur membre d’un grand corps de l’Etat, les Ponts et Chaussées, s’at- tache à démontrer, dans un essai tonique et fort neuf, comment il a, après d’autres, façonné notre per- ception de l’espace. Car, contrairement à ce que l’on peut imaginer, le paysage n’est pas une donnée immémoriale : « Il naît d’une distanciation de soi à l’espa- ce », indique Marc Desportes. Longtemps l’homme a été immer- gé dans un environnement qu’ap- paremment il ignore, même s’il le façonne sans relâche. En tout cas, il ne l’évoque guère. A partir de la Renaissance, l’œil s’ouvre. Mais c’est essentiellement au XVIII e siè- cle que le paysage naît. Marc Desportes lie cette naissan- ce à la technique. La lucarne de la berline, la portière du wagon de chemin de fer ou la glace de l’auto- mobile modifient le paysage, ou plutôt l’œil qui le découvre : « Cha- que grande technique de transport modèle une approche originale de l’espace traversé, chaque grande technique porte en soi un paysage. » Pour sa démonstration, l’auteur s’appuie sur quatre moments-clés. Avec le XVIII e siècle, le chemin est remplacé par la route, objet quantifiable, raisonnable, amenda- ble : « La route des Lumières consti- tue un tout », souligne Desportes. Le corps des Ponts et Chaussées est réorganisé en 1716 ; l’embellie économique (1730-1770) permet la multiplication des ouvrages d’art ; la cartographie, le pavage, les voitu- res, font des progrès considéra- bles. l’œil en déroute Sur huit jours de voyage, on en gagne deux à la veille de la Révolu- tion. Les « grands tours », chers aux Anglais, peuvent commencer. Ils font l’objet de relations détaillées. Une philosophie de la nature se dégage du carcan de la physique cartésienne comme de la pensée chrétienne. Un genre pictu- ral, le paysage, émerge et contri- bue à « dessiller » les yeux des voya- geurs, qui portent désormais un regard différent sur les pays traver- sés. L’ingénieur compose la route grâce à des repères que retrouve le voyageur. Celui-ci apprend à perce- voir les distances. Une continuité s’instaure entre le voir et le mou- voir. Au XVIII e siècle, la route, « grande œuvre technique », fonc- tionne comme un révélateur spa- tial. Avec l’arrivée du chemin de fer, à partir de 1830, le voyageur, convoyé sans pouvoir intervenir, est d’abord décontenancé par la vitesse. Le paysage s’enfuit. Seuls des auteurs comme Victor Hugo ou Verlaine y découvrent une poé- sie nouvelle, un nouvel alphabet visuel. Mais si les premiers plans disparaissent, une sensation va naî- tre, celle du panorama, ponctué, de temps à autre, par un détail fixé par l’œil en déroute. Ce nouveau mode de découverte spatiale renouvelle la vision du monde : il rend visible une succes- sion de sites en les repoussant au loin. Et Marc Desportes rapproche le chemin de fer d’une autre techni- que, la photographie, née sensible- ment en même temps. Pourtant, tout semble opposer la vision floue du mouvement engendrée par la vitesse et la netteté des images pho- tographiques. En réalité, souligne Marc Desportes, les deux visions, qui font chacune intervenir un pro- cédé technique, ne sont pas antino- miques. Elles ont « un domaine de validité bien délimité et exigent un effort d’adaptation de la part du sujet ». En train, le voyageur « adopte un mode perceptif où seule la vue lointaine intervient ; devant une photo, le spectateur adapte son regard à l’apparence conférée aux choses. » La photographie comme la vision donnée par un voyage en chemin de fer n’enregistrent pas la réalité. Ce qu’elles donnent à voir est le résultat « d’un mode opératoi- re ». L’apparition de l’automobile, dans les premières années du XX e siècle, modifie encore la per- ception du paysage. L’automobilis- te redécouvre la route, que le che- min de fer, cantonné sur une voie spécifique, avait rendue obsolète – et, avec elle, une liberté, une fan- taisie oubliées. Un journaliste de La Vie automobile parle de « la suc- cession éblouissante du paysage qui fait le charme du tourisme automobi- le ». Le paysage ainsi perçu, ce n’est plus la grande perspective cavalière ni le défilement au loin d’un vaste panorama, « c’est une succession de vues, s’enchaînant selon des angles variés », souligne Marc Desportes. sans début ni fin Du coup, si le cinéma des frères Lumière avait célébré la locomoti- ve, celui des années 1920 exalte l’automobile. Grâce au montage, il peut rendre l’enchaînement abrupt des visions qui s’imposent au conducteur à travers son pare-bri- se. Notamment le paysage urbain, haché, morcelé en séquences. Les films de Marcel L’Herbier, d’Abel Gance ou de Dziga Vertov sont des odes au mouvement comme au paysage urbain. Les écrivains emboîtent le pas : Dos Passos avec application, Chester Himes avec jubilation. L’autoroute, réalisée à partir de la décennie suivante, est une nou- velle étape. Comme le chemin de fer, c’est un réseau spécifique, auto- nome, mais mieux adapté au ter- rain. Elle est très vite un élément majeur de l’aménagement du terri- toire. Pour Le Corbusier, c’est un outil essentiel pour les villes nou- velles, rationnelles, que traduisent quelques impératifs simples : habi- ter, travailler, se recréer, circuler. Les voies rapides permettent de relier les espaces différenciés, iso- lés par des espaces verts. Mais l’autoroute est un « instru- ment » difficile à apprivoiser. Son aménagement est complexe, la vitesse abrège le temps d’informa- tion, elle requiert une signalétique lourde. A la moindre erreur d’orien- tation, le conducteur se retrouve seul, sans repères, dans un monde déshumanisé. « L’espace découvert au cours de l’expérience autoroutiè- re est comme une sorte de trouée vers l’avant dont les bords fuiraient inexorablement, constate Marc Des- portes. La perception générale du cadre extérieur est modelée par cet- te orientation frontale. Les éléments très lointains apparaissent presque immobiles, formant le fond de décor, les éléments distants se pré- sentent selon des vues changeantes, tandis que les éléments situés à proxi- mité de la voie sont animés d’un vif mouvement. » Et il rapproche le spectacle autoroutier des « compo- sitions musicales modernes sans début ni fin » ou des « bandes dessi- nées des quotidiens, toujours lues par brefs épisodes et sans continui- té ». Il y a donc une banalisation et une uniformisation des zones tra- versées, qu’elles soient rurales ou urbaines. Marc Desportes consacre son dernier chapitre aux métamorpho- ses urbaines, « à partir de l’éclaira- ge ponctuel fourni par les aménage- ments techniques ». Les artistes modernes, de Baudelaire à Walter Benjamin, ont découvert dans la cité le plus fascinant des paysages. Le spectacle de la ville contempo- raine relève-t-il encore d’une esthé- tique ? L’ingénieur des Ponts est pessimiste : « La coupure est flagrante entre, d’une part, les déci- deurs, les planificateurs, les aména- geurs, et, d’autre part, les usagers, qu’ils soient nommés habitants, résidents ou citadins. » La techni- que qui a si longtemps accompa- gné et révélé le paysage a entrepris ici de le dévorer. La ville hésiterait alors entre le chaos et la collection d’images. Les dernières pages de Marc Desportes sur le paysage vu d’avion lui permettent d’aborder l’ultime frontière, notre environne- ment visuel « investi par le mode numérique ». Son constat est sévère : « Le paysage auquel [la vue numérique] introduit s’avère sans durée, sans rythme, sans consistan- ce, sans matière, sans profondeur. » Ce qui lui permet de conclure avec Montaigne : « Notre condition est merveilleusement corporelle. » peter marlow/magnum photos maurice weiss/ostkreuz/rapho RENCONTRE Aux origines de la « solution finale » ; images de l’horreur exterminatrice ; survivre à Buchenwald pages VIII et IX IMRE KERTÉSZ Le prix Nobel 2002 vient de participer à l’adaptation cinématographique d’« Etre sans destin », le grand livre inspiré de ses souvenirs d’Auschwitz. Il nous a reçu chez lui, à Berlin page X Un fond presque immobile, des éléments proches fuyant à vive allure : le spectacle autoroutier, écrit Marc Desportes, est comparable à une BD lue sans continuité Éditions de l’Olivier « Époustouflant » Raphaëlle Rérolle, Le Monde « Une magistrale bacchanale, un roman qui réinvente le XIX e siècle avec les mots du XXI e , à la proue de la nouvelle garde des lettres britanniques. » André Clavel, L’Express « Un roman passionnant, parfois tragique et parfois comique : la sombre magnificence des vies portées à bout de bras. » Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche DES LIVRES VENDREDI 10 JUIN 2005

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Page 1: Paysage en mouvement

LITTÉRATURES ROMANS POLICIERS

APARTÉ

L’Amériquedu Diable

Les mues du paysageDans un essai tonique, Marc Desportes s’attache à montrer comment les moyens de transport, de la diligence

au chemin de fer puis à l’automobile, ont façonné et modifié notre perception de l’espaceHORMIS dans la bouche des

fanatiques religieux, le Diableest plutôt une valeur en baisse.Comme si, par souci d’égalité,les gens lui tenaient rigueur desa vision franchement nondémocratique du monde : leParadis pour tous, quoi de pluslégitime, après tout ? Et qu’onen finisse avec cet au-delà àdeux vitesses.

Alors, ringard, le Malin ? C’estcompter sans les ressources del’ange déchu qui, comme cha-cun sait, possède plus d’unefourberie dans son sac. Et peut,à volonté, se glisser là où on nel’attend pas, y compris dans leslieux les plus éloignés de ses ter-ritoires d’influence traditionnels– un collège évangélique du Min-nesota, par exemple. Telle esten tout cas la découverte que vafaire, à son corps défendant, lehéros du roman désopilant deThéodore Roszak, Le Diable etDaniel Silverman (Le Cherche-Midi, 422 p., 18 ¤). Où l’on décou-vre, grâce à l’ironie proprementdiabolique de l’auteur de Versune contre-culture (Stock, 1970),le visage d’une Amérique dontcertains citoyens seraientconvaincus que « l’Etat démocra-tique est un complot laïquecontre le peuple de Dieu ».

Raphaëlle RérolleLire la suite page X

Peter Carey ;Magda Szabó ;Jeanne Herry ;Danièle Sallenave ;William Faulkner...pages III, IV et V

Dominique Sylvain ;Brigitte Aubert ;un tour d’horizondu polar italien ;une sélection de titrespage VII

PAYSAGES EN MOUVEMENT

de Marc Desportes.

Gallimard, « Bibliothèqueillustrée des histoires »,117 illustrations, 414 p., 45 ¤.

HISTOIRE

a Emmanuel de Roux

La campagne, passé huitjours, n’est bonne qu’enpeinture », affirmait lecardinal de Bernis(1715-1794), ambassa-

deur de France à Venise et com-mensal de Casanova. Aujourd’hui,le Théâtre du Rond-Point, à Paris,présente une série de spectaclessous un titre générique : Je n’aimepas la campagne sauf dans le TGV,elle va plus vite. A deux sièclesd’écart, le même jugement subjec-tif – une inappétence pour la cam-pagne – est tempéré par deux réfé-rences. D’abord la peinture, donton sait qu’elle a joué un grand rôledans la formation du regard quenous portons sur le paysage. Et,plus incongru, un moyen de trans-port dont Marc Desportes, un ingé-nieur membre d’un grand corps del’Etat, les Ponts et Chaussées, s’at-tache à démontrer, dans un essaitonique et fort neuf, comment il a,après d’autres, façonné notre per-ception de l’espace.

Car, contrairement à ce que l’onpeut imaginer, le paysage n’est pasune donnée immémoriale : « Il naîtd’une distanciation de soi à l’espa-ce », indique Marc Desportes.Longtemps l’homme a été immer-gé dans un environnement qu’ap-paremment il ignore, même s’il lefaçonne sans relâche. En tout cas,il ne l’évoque guère. A partir de laRenaissance, l’œil s’ouvre. Maisc’est essentiellement au XVIIIe siè-cle que le paysage naît.

Marc Desportes lie cette naissan-ce à la technique. La lucarne de laberline, la portière du wagon dechemin de fer ou la glace de l’auto-mobile modifient le paysage, ou

plutôt l’œil qui le découvre : « Cha-que grande technique de transportmodèle une approche originale del’espace traversé, chaque grandetechnique porte en soi un paysage. »Pour sa démonstration, l’auteurs’appuie sur quatre moments-clés.

Avec le XVIIIe siècle, le cheminest remplacé par la route, objetquantifiable, raisonnable, amenda-ble : « La route des Lumières consti-tue un tout », souligne Desportes.Le corps des Ponts et Chausséesest réorganisé en 1716 ; l’embellieéconomique (1730-1770) permet lamultiplication des ouvrages d’art ;la cartographie, le pavage, les voitu-res, font des progrès considéra-bles.

l’œil en dérouteSur huit jours de voyage, on en

gagne deux à la veille de la Révolu-tion. Les « grands tours », chersaux Anglais, peuvent commencer.Ils font l’objet de relationsdétaillées. Une philosophie de lanature se dégage du carcan de laphysique cartésienne comme de lapensée chrétienne. Un genre pictu-ral, le paysage, émerge et contri-bue à « dessiller » les yeux des voya-geurs, qui portent désormais unregard différent sur les pays traver-sés. L’ingénieur compose la routegrâce à des repères que retrouve levoyageur. Celui-ci apprend à perce-voir les distances. Une continuités’instaure entre le voir et le mou-voir. Au XVIIIe siècle, la route,« grande œuvre technique », fonc-tionne comme un révélateur spa-tial.

Avec l’arrivée du chemin de fer,à partir de 1830, le voyageur,

convoyé sans pouvoir intervenir,est d’abord décontenancé par lavitesse. Le paysage s’enfuit. Seulsdes auteurs comme Victor Hugoou Verlaine y découvrent une poé-sie nouvelle, un nouvel alphabetvisuel. Mais si les premiers plansdisparaissent, une sensation va naî-tre, celle du panorama, ponctué,de temps à autre, par un détail fixépar l’œil en déroute.

Ce nouveau mode de découvertespatiale renouvelle la vision dumonde : il rend visible une succes-sion de sites en les repoussant auloin. Et Marc Desportes rapprochele chemin de fer d’une autre techni-que, la photographie, née sensible-ment en même temps. Pourtant,tout semble opposer la vision flouedu mouvement engendrée par lavitesse et la netteté des images pho-tographiques. En réalité, souligneMarc Desportes, les deux visions,qui font chacune intervenir un pro-cédé technique, ne sont pas antino-miques. Elles ont « un domaine devalidité bien délimité et exigent uneffort d’adaptation de la part dusujet ». En train, le voyageur« adopte un mode perceptif où seulela vue lointaine intervient ; devantune photo, le spectateur adapte sonregard à l’apparence conférée auxchoses. » La photographie commela vision donnée par un voyage enchemin de fer n’enregistrent pas laréalité. Ce qu’elles donnent à voirest le résultat « d’un mode opératoi-re ».

L’apparition de l’automobile,dans les premières années duXXe siècle, modifie encore la per-ception du paysage. L’automobilis-te redécouvre la route, que le che-

min de fer, cantonné sur une voiespécifique, avait rendue obsolète– et, avec elle, une liberté, une fan-taisie oubliées. Un journaliste deLa Vie automobile parle de « la suc-cession éblouissante du paysage quifait le charme du tourisme automobi-le ». Le paysage ainsi perçu, cen’est plus la grande perspectivecavalière ni le défilement au loind’un vaste panorama, « c’est unesuccession de vues, s’enchaînantselon des angles variés », souligneMarc Desportes.

sans début ni finDu coup, si le cinéma des frères

Lumière avait célébré la locomoti-ve, celui des années 1920 exaltel’automobile. Grâce au montage, ilpeut rendre l’enchaînement abruptdes visions qui s’imposent auconducteur à travers son pare-bri-se. Notamment le paysage urbain,haché, morcelé en séquences. Lesfilms de Marcel L’Herbier, d’AbelGance ou de Dziga Vertov sont desodes au mouvement comme aupaysage urbain. Les écrivainsemboîtent le pas : Dos Passos avecapplication, Chester Himes avecjubilation.

L’autoroute, réalisée à partir dela décennie suivante, est une nou-velle étape. Comme le chemin defer, c’est un réseau spécifique, auto-nome, mais mieux adapté au ter-rain. Elle est très vite un élémentmajeur de l’aménagement du terri-toire. Pour Le Corbusier, c’est unoutil essentiel pour les villes nou-velles, rationnelles, que traduisentquelques impératifs simples : habi-ter, travailler, se recréer, circuler.Les voies rapides permettent derelier les espaces différenciés, iso-lés par des espaces verts.

Mais l’autoroute est un « instru-ment » difficile à apprivoiser. Sonaménagement est complexe, lavitesse abrège le temps d’informa-tion, elle requiert une signalétiquelourde. A la moindre erreur d’orien-tation, le conducteur se retrouveseul, sans repères, dans un mondedéshumanisé. « L’espace découvertau cours de l’expérience autoroutiè-re est comme une sorte de trouéevers l’avant dont les bords fuiraientinexorablement, constate Marc Des-portes. La perception générale ducadre extérieur est modelée par cet-te orientation frontale. Les élémentstrès lointains apparaissent presqueimmobiles, formant le fond dedécor, les éléments distants se pré-sentent selon des vues changeantes,tandis que les éléments situés à proxi-mité de la voie sont animés d’un vifmouvement. » Et il rapproche lespectacle autoroutier des « compo-sitions musicales modernes sansdébut ni fin » ou des « bandes dessi-nées des quotidiens, toujours luespar brefs épisodes et sans continui-té ». Il y a donc une banalisation etune uniformisation des zones tra-versées, qu’elles soient rurales ouurbaines.

Marc Desportes consacre sondernier chapitre aux métamorpho-ses urbaines, « à partir de l’éclaira-ge ponctuel fourni par les aménage-ments techniques ». Les artistes

modernes, de Baudelaire à WalterBenjamin, ont découvert dans lacité le plus fascinant des paysages.

Le spectacle de la ville contempo-raine relève-t-il encore d’une esthé-tique ? L’ingénieur des Ponts estpessimiste : « La coupure estflagrante entre, d’une part, les déci-deurs, les planificateurs, les aména-geurs, et, d’autre part, les usagers,qu’ils soient nommés habitants,résidents ou citadins. » La techni-que qui a si longtemps accompa-gné et révélé le paysage a entreprisici de le dévorer. La ville hésiteraitalors entre le chaos et la collectiond’images.

Les dernières pages de MarcDesportes sur le paysage vud’avion lui permettent d’aborderl’ultime frontière, notre environne-ment visuel « investi par le modenumérique ». Son constat estsévère : « Le paysage auquel [la vuenumérique] introduit s’avère sansdurée, sans rythme, sans consistan-ce, sans matière, sans profondeur. »Ce qui lui permet de conclure avecMontaigne : « Notre condition estmerveilleusement corporelle. »

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RENCONTRE

Aux origines dela « solution finale » ;images de l’horreurexterminatrice ;survivre à Buchenwaldpages VIII et IX

IMRE KERTÉSZLe prix Nobel 2002 vient de participerà l’adaptation cinématographique d’« Etre sansdestin », le grand livre inspiré de ses souvenirsd’Auschwitz. Il nous a reçu chez lui, à Berlinpage X

Un fond

presque

immobile,

des éléments

proches fuyant

à vive allure :

le spectacle

autoroutier,

écrit Marc

Desportes,

est comparable

à une BD lue

sans continuité

Éditions de l’Olivier

« Époustouflant »Raphaëlle Rérolle, Le Monde

« Une magistrale bacchanale, un roman qui réinvente leXIXe siècle avec les mots du XXIe, à la proue de la nouvellegarde des lettres britanniques. »

André Clavel, L’Express

« Un roman passionnant, parfois tragique et parfois comique :la sombre magnificence des vies portées à bout de bras. »

Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche

DES LIVRESVENDREDI 10 JUIN 2005

Page 2: Paysage en mouvement

BORDEAUXde notre correspondante

« Range ta chambre ! » Combien d’adoles-cents entendent chaque jour cet oukase ? Maisl’injonction pourrait bientôt être synonyme deplaisir aux yeux des jeunes Aquitains, c’est dumoins le souhait de l’Association régionalepour l’écrit et le livre en Aquitaine (Arpel), quivient de créer un espace de lecture, ludique etmodulable, baptisé « Range ta chambre ! ».Depuis 2004, un groupe de pilotage de cettestructure, financée par le conseil régionald’Aquitaine, réfléchit aux différentes façonsd’inciter les jeunes à lire et à découvrir desauteurs méconnus. « Des bibliothécaires nousdemandaient comment accueillir les jeunesautour de la lecture et leur proposer un espaceoù ils se sentiraient bien », se rappelle LucieBraud, chargée de mission sur les lycées et lalittérature jeunesse à l’Arpel.

Le premier objectif de « Range ta cham-bre ! » est de séduire ce public sur ses lieuxd’accueil : dans un centre de documentation,un internat ou un réfectoire de lycée ou de Cen-tre de formation des apprentis dans une biblio-

thèque ou un centre socio-culturel. Il fallaittrouver un espace attractif, léger, facile à instal-ler, adapable aux différents lieux d’accueil etpeu coûteux en maintenance. La « chambre »de 9 m2, inspirée de vraies chambres d’ados,est donc en kit : son assemblage ne nécessiteque trois outils – un marteau, un tournevis etune clé alène –, fournis avec le plan de monta-ge. On peut installer jusqu’à trois modules, soitune surface de 27 m2.

des « chambres » prêtées aux lycées« Le montage demande trois à quatre heures

de travail pour deux personnes sans compéten-ces techniques particulières », assure Patrice For-tin, chargé de mission à l’Arpel. Tous les élé-ments rentrent dans un véhicule de 12 m3 quine nécessite pas de permis de conduire spécifi-que. L’étagère de livres est formée de six cubesen bois ; une quinzaine de coussins en formede boudins filiformes sont gonflables avec unaspirateur à soufflerie inversée. Le tapis molle-tonné aux couleurs vives se déroule sans souciet les systèmes électriques sont déjà installésdans les structures aluminium. Les murs sont

symbolisés par de grandes peintures japonai-ses, sur lesquelles sont représentées autant devraies chambres d’adolescents. L’association asollicité deux lycées et un collège d’Aquitainepour l’aménagement et la décoration.

En fonction de la demande, un téléviseursera installé avec diffusion de documentairesd’écrivains. Côté livres, « nous avons axé noschoix sur la littérature jeunesse – BD et romans– que nous, les libraires et les bibliothécaires,aimerions partager avec les adolescents », préci-se Lucie Braud. La liste n’est pas définitive etpeut être modifiée selon les projets.

Cet espace sera prêté aux lycées intéresséset loué aux autres structures. Il est disponibledepuis peu, mais le démarrage est attendu à larentrée 2005. « Attention, il faut un projetautour de ce lieu, aussi séduisant soit-il, pré-vient Patrick Volpilhac, le directeur de l’associa-tion régionale. Cette initiative doit donnerenvie aux bibliothécaires, documentalistes,enseignants ou responsables de centres de for-mation d’investir le lieu et d’y présenter leurspropres projets autour de la lecture. »

Claudia Courtois

UN TEMPLE ? Oui c’est bien cela.L’un de ces lieux de recueillementoù l’on s’incline un instant, ébahi àla fois par la clarté de l’organisation,l’ambition démesurée, et la propen-sion rationnelle à l’indexation tota-le. Le site de l’Electronic LiteratureOrganisation (ELO) est un de cespetits sanctuaires où peuvent faire

halte tous ceux que les rapportsentre l’écriture et l’ordinateur inté-ressent. L’objectif en est simple :aider à l’écriture, à la publication età la lecture de textes créés pour cenouveau média.

Le site a le mérite de donner unedéfinition de ce que pourrait être lalittérature en ligne ; et pour ceuxque les définitions rebutent, il pro-pose plusieurs démonstrations. Par-tenaire de nombreuses universitésaméricaines, ELO lutte avec intelli-gence contre le mal endémique d’In-ternet : la perte de mémoire, la dis-parition. Les œuvres d’e-littératures’évanouissent ou se noient dans lamasse des milliards de pages qu’of-frent les moteurs de recherche. Acette fin, le site recueille dans unebase de données plus de deux milleœuvres de ce genre nouveau.

La recherche des projets françaismène à quatre pages de liens. Parmieux, l’hyperroman de Fred Roma-no, qui fut la femme de Coluche, etqui nous conte les aventures d’Ed-ward Amiga. Ou encore, le délicieuxSamsung de Young-Hae Changdont nous vous laissons découvrirle charme musical. Ou enfin l’aga-çant Prime Time, de Serge D., quinous renvoie à notre condition despectateur-lecteur.

Boris Razonlemonde.fr

PAS MOINS d’une dizaine delivres sur le nouveau pape,Benoît XVI, ou écrits de sa main,sont déjà sortis en France depuisson élection, le 19 avril. D’autressont annoncés. C’est d’un phénomè-ne éditorial qu’il s’agit. Les uns s’enréjouiront. D’autres auront deshaut-le-cœur. Mais s’il répond à unlégitime besoin de connaître la per-sonnalité du nouveau chef de l’Egli-se catholique, un tel engouementpour la papauté et pour l’ex-cardi-nal Ratzinger, décrit par certainscomme un « conservateur borné », ade quoi étonner.

La frontière entre éditeurs « pro-fanes » et « confessionnels » s’esteffacée. Mais, s’agissant du papequi vient de disparaître et de sonsuccesseur, celle qui sépare lesouvrages de compilation ou de cir-constance et les œuvres originales,documentées et pertinentes, les bio-graphies travaillées et vivantes, res-semble à un abîme.

Coupable, une fois de plus, la pré-cipitation éditoriale. Comme si, àpeine connu le nom du nouveaupape, une autre compétition avaitcommencé pour celui qui serait lepremier à publier un « Ratzinger »,c’est-à-dire à prolonger l’émotionde la mort du pape, le suspensed’un conclave et l’élection d’un car-dinal favori depuis longtemps. D’oùl’impression de livres « bricolés » àpartir de manuscrits préparés àl’avance, bâtis sur le même plan (les« secrets » de l’élection, les « chan-tiers », etc.), sans enquête ni révéla-tion, puisant dans la manne déjà édi-tée par un préfet de la doctrineromaine qui, heureusement poureux, fut fort prolixe.

Ainsi ose-t-on présenter commeune biographie (Benoît XVI, les clésd’une vie, de Constance Colonna-Cesari, éd. Philippe Rey, 198 p.,14,90 ¤) le livre d’une journalisteinconnue à Rome qui réécrit lesdépêches d’agence et les articlesparus lors du conclave, dépeintl’élection du cardinal Ratzinger com-me la machination d’un clan ultra-conservateur et détaille avec uneassurance désarmante les manœu-vres des quatre scrutins. Un cardinallatino-américain aurait obtenu50 voix ! Le « candidat progressis-te » Martini aurait souhaité « unnouveau concile Vatican III ». Qued’erreurs et d’approximations !

Puis il y a ceux qui, sous couvertd’érudition, comme le Benoît XVI,les défis d’un pape, de Bruno Lebec(L’Archipel, 262 p., 18,50 ¤), sontdes ouvrages militants. L’auteur,ancien fonctionnaire du Vatican,habille l’élection du cardinal Ratzin-ger de longues digressions etleçons, préparées de longue date,distribuées aux jésuites, aux Egliseslocales accusées de contrarier l’ac-tion du pape, aux « aventuriers de laliturgie », à des personnalités qui neméritent pas tant d’indignité (Hel-der Camara, cardinaux Villot, Casa-roli, anciens secrétaires d’Etat deJean Paul II, Mgr Marini, son céré-moniaire). Et il annonce que le cardi-nal Barbarin, archevêque de Lyon,sera bientôt nommé à Rome, « où ilrétablira la réputation de l’ancienneprimature des Gaules ». A bon enten-deur !

La lecture d’un livre écrit par lesdeux bons connaisseurs que sontJacques Duquesne et GiancarloZizola (Benoît XVI ou Le Mystère Rat-

zinger, Seuil, 240 p., 19,50 ¤) susciteà la fois un grand intérêt et quel-ques regrets. Le portrait réalisé parle vaticaniste italien illustre la per-sonnalité complexe, parfois contra-dictoire, de l’homme qui vientd’être élu. Il distingue avec bonheuret précision, dans sa vie et sonœuvre, la part de la « relativité » etcelle de l’« absolutisme ». Après lepontificat flamboyant, hypermédia-tisé de Jean Paul II, il loue le souhaitde plus grande intériorité et derecentrage sur la gestion des crisesinternes à l’Eglise exprimé, depuisson élection, par Benoît XVI.

C’est sans doute le livre qui aidele mieux à cerner la personnalité dupape et la nature des défis qui l’at-tendent. Mais on s’interrogera surla construction de cet ouvrage, quicommence par quelques chapitresde Jacques Duquesne sortis d’unedocumentation très froide inspiréed’une vision de l’Eglise des années1960 et 1970 qui commence à dater.

il aurait fallu du tempsOn regrettera donc que les édi-

teurs aient fait le choix de la com-pilation plus que de l’enquête. Ilaurait fallu du temps, étudier lesracines bavaroises du nouveaupape, tenter de comprendre le rai-dissement de sa pensée après Vati-can II, essayer d’expliquer sonaction à Rome par son conflit origi-nel et personnel avec Hans Küng,son collègue progressiste deTübingen.

Deux ouvrages méritent pourtantd’être retenus. Celui de Jean-MarieGuénois (Benoît XVI, le pape qui nedevait pas être élu, éd. J.-C. Lattès,202 p., 17 ¤), pour l’abondante docu-

mentation, précise et vivante, réu-nie sur l’activité du Vatican, sesrouages internes, les règles du jeuqu’il faut connaître avant de préten-dre décrire cet univers si particulieret fermé. Le journaliste de La Croix,qui a été longtemps correspondantà Rome, donne involontairementune leçon de modestie à tous les« vaticanistes » en herbe.

Quant à l’ouvrage de Jean-ClaudePetit (L’Eglise après Jean Paul II, éd.Calmann-Lévy, 182 p., 15 ¤), il se dis-tingue par la conviction qui l’anime.Voici un livre qui ne se prétend pasun portrait du nouveau pape. Avecliberté et justesse, il dresse l’état deslieux de l’Eglise à l’heure de la suc-cession. Tels qu’il les décrit, les dos-siers à traiter par Benoît XVI (œcu-ménisme, collégialité, place des fem-mes, proximité des pays, catégoriesdéfavorisées…) ne sont pas origi-naux, mais l’ancien patron de LaVie, nourri de son expérience del’Eglise et de sa foi militante, trans-met au lecteur son enthousiasme.

Enfin, on ne saurait trop recom-mander à qui voudrait connaître lenouveau pape d’aller à la source,c’est-à-dire de le retrouver dans sesœuvres, ses entretiens déjà nom-breux parus en France (pour cer-tains depuis longtemps). Et on loue-ra les éditeurs qui avaient vu justeen publiant ce théologien parfoisrébarbatif. Parmi les quelque trenteouvrages disponibles en français,on lira ou relira en particulier Le Selde la terre (entretiens avec PeterSeewald, Flammarion/éd. du Cerf,1997, 278 p., 20 ¤). Ou Voici quel estnotre Dieu. Conversation avec PeterSeewald, Plon/Mame, 324 p., 19 ¤.)

Henri Tincq

En Aquitaine, un espace de lecture modulable pour adolescents

Chaque semaine, « lemonde.fr » propose aux lecteurs du « Monde des

livres », la visite d’un site Internet consacré à la littérature.

Benoît XVI, star éditorialeDe nombreux livres de compilation ou de circonstance sortent après l'élection du pape.

On retiendra ceux des véritables spécialistes et les ouvrages du cardinal Ratzinger lui-même

a LES 9, 10 ET 11 JUIN. POL’ART. A

Paris se tiendront les 1res Rencon-tres européennes du polar et del’art, Pol’art, organisées par lesbibliothèques de la ville et les insti-tuts culturels européens de Paris.Une trentaine d’écrivains sontattendus (à l’espace Kino, 62, av.de La Motte-Piquet, 15e ; entréelibre ; rens. : www.polart.fr).

a LE 10 JUIN. TRADUCTEURS. A Paris

se tient le 1er Salon du livre d’Améri-que latine autour du thème « Lemétier de traducteur », en partena-riat avec France Culture, La librai-rie espagnole, l’IHEAL et l’Unionlatine (de 12 heures à 20 heures,MAL, 217, bd Saint-Germain, 7e).

a DU 10 AU 12 JUIN. VERNE. A Saint-

Jans-Cappel (59), la 7e édition duFestival « Par monts et par mots »célèbre le 100e anniversaire de la dis-

parition de Jules Verne, où sera pré-senté le livre Le Tour du mont en80 pages, écrit, pour l’occasion, parune cinquantaine de créateurs euro-péens (au parc départementalMarguerite-Yourcenar, rens. :www.cg59.fr, rubrique actu/évé-nement).

a LES 10, 11 ET 12 JUIN. NERVAL. A

l’abbaye de Chaalis (60), hommageà Gérard de Nerval pour le150e anniversaire de sa mort, aveclectures accompagnées au violon-celle, un café littéraire et une confé-rence de Jacques Bony (rens. :03-44-54-04-02 ou www.institut-de-france.fr, rubrique patrimoine).

a LE 11 JUIN. MAURIAC. A Paris, ren-contre autour du Temps immobilede Claude Mauriac, animée parPhilippe Lejeune, avec Jean Alle-mand et Jacques Lecarme (à

10 heures, Maison des écrivains,53, rue de Verneuil, 7e ; rens. etrés. : 01-49-54-68-80).

a LE 11 JUIN. SIMON. A Paris, 6e Sémi-naire Claude Simon : « Simon : sty-le, syntaxe » avec Claude Mougin,Ilias Yocaris, David Zemmour etAgnès Rioux-Watine (à 9 h 30, àl’ENS, rue d’Ulm, 5e, salle Celan).

a DU 11 au 19 JUIN. SIMENON. Aux

Sables-d’Olonne (85), le 7e FestivalSimenon qui aura pour thème « Ter-rorisme d’hier et d’aujourd’hui : dela révolte chez Simenon àAl-Khaïda », accueillera notam-ment l’écrivain belge Michel Carly,à l’occasion de la parution de sonlivre Simenon, les années secrètes :Vendée 1940-1945, avec 30 photosinédites (rens. : www.festival-sime-non-sablesolonne.com).

a DU 13 AU 17 JUIN. LECTURES. A

Arles (13), « Violences et tendressesépistolaires » sera le thème des lec-tures de l’association Le Mejan,par Ludmila Mikaël, MarianneÉpin, Nathalie Cerda, DominiqueBlanc, Marie-Christine Barrault…(à 19 heures chaque soir, au cloîtreSaint-Trophime ; entrée 10 ¤ ;rens. : 04-90-49-56-78).

a LE 15 JUIN. MILLE ET UNE NUITS. A

Paris, soirée autour des Mille et UneNuits (Gallimard, « La Pléiade »),avec une table ronde qui réuniraMargaret Sironval, Jamel EddineBencheikh et André Miquel (à18 h 30), suivie d’une lecture d’ex-traits par Christian Rist accompagnépar Jean-Michel Deliers (à 20 h 30, àl’auditorium du Louvre ; rens. :01-40-20-55-55 ou www.louvre.fr).

a LES 16 ET 18 JUIN. JOYCE. A Saint-

Gérand-le-Puy (03), hommage àJames Joyce, avec « La nuitd’Ulysse » et « La journée d’Ulys-se » (rens. : 04-70-47-45-86).

L’ÉDITION FRANÇAISEa NAISSANCE DES ÉDITIONS PASTEUR. Pasteur Mediavita, société affi-liée à l’Institut Pasteur, s’allie aux éditions Tallandier, filiale du Pointet du groupe La Martinière-Le Seuil, pour créer les éditions Pasteur,indique un communiqué de la nouvelle maison. Les éditions Pasteurseront codirigées par Anne-Sophie Godon et Henri Bovet.

Deux premiers ouvrages ont déjà été publiés : Le guide équilibre San-té, sous la direction du Dr Marc Salomon et Le Mystère des épidémies,des docteurs François Rodhain et Jean-François Saluzzo. Ces deuxtitres illustrent « la volonté des éditions Pasteur d’ouvrir une voie nouvel-le dans la santé grand public en synthétisant une approche issue desdécouvertes les plus récentes et l’attente d’un public désireux de devenirdavantage acteur dans la gestion de son propre capital santé », indiquele communiqué. L’intégralité des droits est reversée aux laboratoiresde recherche de l’Institut Pasteur. La diffusion et la distribution sontconfiées à la société Volumen.

a PRIX. Créé cette année, le premier Man Booker International Prizequi, à la différence du Man Booker Prize, récompense la contributionà la littérature mondiale d’un auteur vivant – dont les ouvrages sontdisponibles en anglais –, est revenu à Ismaïl Kadaré pour l’ensemblede son œuvre (Fayard). Ce prix est doté de 60 000 livres sterling(89 600 ¤). Le Prix du Livre Inter a été attribué à Joël Egloff pourL’Etourdissement (Buchet-Chastel), le Grand Prix des lectrices de Ellea été remis, dans la catégorie « roman », à Philippe Grimbert pour Unsecret (Grasset) ; dans la catégorie « document », à Azar Nafisi, pourLire Lolita à Téhéran (Plon) ; dans la catégorie « policier », à Domini-que Sylvain pour Passage du désir (éd. Viviane Hamy). Le Prix du récitbiographique, parrainé par l’Académie internationale des arts et col-lections, récompense, dans la catégorie « récit biographique », AnnePlantagenet pour Seule au rendez-vous (éd. Robert Laffont) ; dans lacatégorie « témoignage biographique », Lionel Duroy pour Ecrire (Jul-liard) et dans la catégorie « Prix spécial du jury », Geneviève Mollpour Madame Sagan (Ramsay). Le prix Vaudeville a été attribué àFrédéric Mitterrand pour La Mauvaise Vie (éd. Robert Laffont). LePrix littéraire de la route des Indes a été remis à Amrita Pritam pourPinjar (éd. Kailash). Le prix Cybele, créé cette année pour la fête desmères, a été décerné à Maïssa Bey pour Surtout ne te retourne pas (éd.de l’Aube). Fouad Laroui est le lauréat du Prix de la nouvelle du scri-be pour Tu n’as rien compris à Hassan II (Julliard). Le prix Louis-Guilloux est revenu à l’écrivain haïtien Lyonel Trouillot pour Bicente-naire (Actes Sud). Les prix des Imaginales ont été remis, dans la caté-gorie « roman francophone », à Pierre Pevel pour L’Elixir d’oubli (éd.du Pré aux clercs) ; « roman étranger », à Sean Russel, pour Le Frèreinitié (éd. de L’Atalante) ; « roman jeunesse », à Clive Barker, pourAbarat 2 (Albin Michel) ; « nouvelle », à Léa Silhol, pour Musiques dela frontière (éd. de l’Oxymore) ; « illustration », à Guillaume Sorelpour Les Tisserands de Saramyr (Fleuve Noir).

À L’ÉTRANGERa PAUL MCCARTNEY, AUTEUR POUR LA JEUNESSE. Paul McCartney a signéun contrat avec l’éditeur britannique Penguin pour publier un livre enoctobre. Dans les nuages : un conte de fée urbain raconte les aventures del’écureuil Wirral, et s’inspire d’un film d’animation que l’ex-chanteur desBeatles avait aidé à produire. « Parce que j’ai longuement travaillé sur cet-te histoire ainsi que sur ses personnages, il est très intéressant pour moi devoir les choses se finaliser dans ce qui sera, selon moi, un livre remarqua-ble », a déclaré Paul McCartney, jeudi 3 juin.

Le livre doit paraître aux éditions Penguin Young Readers Group, labranche littérature jeunesse de Penguin, avec un tirage initial de 500 000exemplaires. « Ce sera un de nos plus gros best-sellers », assure Doug Whi-teman, président de la filiale des éditions Penguin. Paul McCartneyrejoint les célébrités ayant écrit un livre pour enfants, parmi lesquelleson compte déjà Jimmy Carter, Madonna ou Sarah Ferguson. – (AFP.)

a RECTIFICATIFS. Le titre du livre pour lequel notre collaboratrice Chris-tine Jordis a reçu le prix Valery-Larbaud est Une passion excentrique,Visites anglaises (Seuil) et non Une passion française, comme nousl’avons indiqué par erreur dans « Le Monde des livres » du 3 juin.

Par ailleurs, l’INFL est l’Institut national de formation de la librairieet non l’Institut national de la librairie française.

LE NET LITTÉRAIRE AVEC

http://www.eliterature.org/about/

http://leo.worldonli-

ne.es/federica/edam/index.htm

http://www.yhchang.com/SAMSU

NG_ENGLISH.html

http://www.ser-

ged.net/prime%20time.swf

http://adamcadre.ac/if.html#Phot

opia

PREMIER FESTIVAL DU MOTDu 15 au 19 juin, à La Charité-sur-Loire (Nièvre), se tiendra lepremier festival consacré au mot, créé par l’associationMot-et-MOTS. Ce festival aura pour but d’éclairer la vie des motsà l’occasion de conférences, spectacles, projections, débats… ; etde les analyser au travers de manifestations thématiquestelles que « Les mots de la musique », « Les mots d’ailleurs »(autour de la traduction) ou « Les mots du vin » (une initiation auvocabulaire de l’œnologie). (Rens. : 03-86-70-15-06.)

Numériquement littéraire…

ACTUALITÉS

AGENDA

II/LE MONDE/VENDREDI 10 JUIN 2005

Page 3: Paysage en mouvement

ON LES A VUES arriver, depuis quelquesannées, ces femmes qui ne se sont jamaisvraiment engagées dans les combats féminis-tes et qui, parce qu’elles ont par ailleurs, voi-re par mariage, une certaine notoriété décrè-tent, péremptoires, que la pensée de Simonede Beauvoir est dépassée – par elles bien sûr.Ou bien assènent leurs certitudes : par exem-ple, « il y a deux sexes » (n’y en aurait-il pasau moins quatre ?). Ou encore, reprenantsans même s’en rendre compte le discoursde leurs aïeules, expliquent que la materniténe serait pas un choix, qu’on est autant endroit de refuser que d’accepter, mais la seulemanière pour une femme d’être « complè-te ».

Ces propos, sans aucun doute, plaisent àbeaucoup d’hommes, puisqu’ils sont abon-damment commentés, médiatisés. Alors qu’ilse fait, en ce printemps 2005, un curieux silen-ce autour des Mémoires d’Anne Zelensky,une féministe française « historique », quiavait 30 ans en 1968. Elle les signe « AnneZelensky-Tristan », rappelant ainsi le pseudo-nyme qu’elle utilisait dans les années 1970– allusion à Flora Tristan – tandis qu’une

autre féministe, Annie Sugier, était devenueAnnie de Pisan, en souvenir de Christine dePisan. Une manière d’insister sur la perma-nence du combat des femmes, de soulignerses perpétuels avancées et reculs.

Evidemment, ce qu’Anne Zelensky osedire risque de déplaire. Aux hommes quipréfèrent les femmes aveugles, conven-tionnelles ou rigidifiées dans un dis-cours politiquement correct – ils sontnombreux, ce n’est pas illogique.Mais aussi aux femmes qui détes-tent la lucidité – et elles sontlégion. On aurait presque enviede se contenter d’un collage decitations pour faire entendrecette voix qu’on veut ignorer,car, précise Anne Zelensky,pour les féministes « le bar-rage des médias s’apparen-te à une véritable Mu-raille de Chine ». Poureux, le féminisme,c’est dépassé. Tandisque les femmes qui,pour un Dieu (ou

des hommes), veulent se voiler, ou celles qui,pour être sexy, portent des guêpières, c’estnouveau, jeune, excitant. Du moins les hom-mes qui dirigent, ou les femmes complices– les pires – le croient-ils.

Pour Anne Zelensky, « être féministe, cen’est pas seulement vouloir changer le mon-

de, mais c’est prétendre aussi opérer unerévolution sur ce qu’on est devenue ».

C’est donc être capable d’affronter lescontradictions, les ambiguïtés. Puis

de les formuler. « J’ai déjà évoquél’impuissance des femmes. Terme

feutré pour dire la difficulté quebeaucoup d’entre nous éprou-

vent à affirmer leur désir et leurvolonté, et à oser les inscrire

dans la réalité. » « Je penseque nous étions (…) frap-

pées, comme beaucoup defemmes, d’aboulie, inca-

pables de penser unestratégie et de la

mener à terme.(…) Oui, incapables

de pensée politi-

que. “Maladie infantile du féminisme”, commedit l’une d’entre nous. Nous n’avons pas sudépasser le merveilleux et utile narcissisme quinous avait servi de moteur. »

Voilà des vérités pas bonnes à dire, quand,comme le souligne Anne Zelensky, « la plu-part d’entre nous restaient crispées sur le “noussommes les meilleures puisque nous sommesdes femmes” ». Mais des propos qui témoi-gnent d’une fidélité aux principes de Simonede Beauvoir, fondatrice, avec Anne Zelenskyet quelques autres, de La Ligue du droit desfemmes – et non de LA femme, comme on ditde nouveau, l’éternel féminin ayant la viedure.

Ces vérités vont de pair avec une volontéde lucidité sur toute une existence. Car celivre n’est pas un essai théorique ni un règle-ment de comptes – même si Antoinette Fou-que et son mouvement Psychanalyse et Politi-que (Psych et Po) ne sont pas épargnés, dési-gnés comme « la mouvance Mi et Mo », « facenoire du féminisme », avec « sa gouroue Berna-dette » (elle portait aussi ce prénom dans Fem-mes, de Philippe Sollers, en 1983). C’est unrécit personnel, souvent intime, où l’on accep-

te de se mettre en danger. La chroniqued’une vie : une ascendance russe, une enfan-ce africaine, des amours, des hommes, desfemmes, un engagement, des ruptures, desconflits, des désenchantements. Le féminis-me, l’enseignement (d’espagnol), la littératu-re (une admiration pour Céline), les voyages.Et, avec discrétion et pudeur, un hommage àcelle qui demeure un maître en lucidité, Simo-ne de Beauvoir.

Anne Zelensky aimera certainement lire lesdeux lettres inédites de Simone de Beauvoirqui paraissent dans la revue L’Infini. On est en1936. Beauvoir écrit de Venise à son amieOlga Kosackiewicz, et son talent d’épistolièreminutieuse est à son meilleur pour inviter auvoyage dans la ville « rose et blanche sous unciel d’encre » qui « existe pour soi-même touttranquillement »…

Josyane Savigneau

HISTOIRE DE VIVRE. Mémoires

d’une féministe, d’Anne Zelensky-Tristan,

Calmann-Lévy, 408 p., 20 ¤.

L’INFINI, n˚ 91, été 2005, Gallimard, 14,50 ¤.

J usqu’à quel point la créaturepeut échapper à son créateur,Dieu seul le sait. Dieu et quel-ques romanciers qui se piquent

d’explorer la question par l’intermé-diaire des pouvoirs de la fiction :vous créez un personnage, une intri-gue, un monde imaginaire et hop !à peine ébauché, le voilà qui se metà vivre de sa propre vie, sous votrenez, décidant en partie de son des-tin. C’est l’histoire du Gepetto de

Collodi, taillant dans une bûcheson Pinocchio, un petit pantin quiment dès qu’il respire, ou du Fran-kenstein de Mary Shelley, bricolantun monstre qui ravagera son exis-tence. Et c’est aussi, dans unecertaine mesure, l’histoire despersonnages inventés par PeterCarey, formidable écrivain austra-lien qui s’interroge avec brio sur leslimites et les vertiges de la créationlittéraire.

Qui crée quoi ? Où est le sujet, oùest l’objet, dans le processus decréation ? Et qui mystifie qui ? Com-me dans Véritable histoire du gangKelly, son magistral et captivant pré-cédent roman, Peter Carey s’estappuyé sur un fait divers réel : en1944, deux Australiens ont fait croi-re à l’existence d’un poète inventéde toutes pièces – non seulementlui, mais ses vers, sa biographie,une sœur imaginaire, etc. ChezCarey, les deux mystificateurs setransforment en un seul, Christo-pher Chubb, australien lui aussi etmû par la jalousie. Mêlant plusieursstrates temporelles, le romancierlance la directrice d’une revue litté-raire anglaise, Sarah Wode-Dou-glass, sur les traces de cette machi-nation qui, naturellement, n’a pastourné comme prévu.

Car Bob McCorkle, le poèteinventé par Chubb, revient évidem-ment tourmenter son géniteur. Luien personne, avec ce physique debûcheron que Chubb avait obtenupar collage, en assemblant des pho-tos piochées ici et là (exactementcomme Frankenstein avait fabriqué

son monstre, à partir de morceauxhumains récupérés dans des cime-tières ou des salles de dissection).La créature vient demander descomptes à son créateur, comme lesenfants peuvent en réclamer à leursparents. Et pour mieux installer leparallèle avec cette question de lafiliation, Carey multiplie les chassés-croisés entre géniteurs et descen-

dants : Sarah cherche la vérité sursa mère morte, Chubb veut échap-per au souvenir de la sienne et vitdans la hantise de perdre une fillequi n’est peut-être pas de son sang.

en un seul torrentCe qui est en cause, c’est le désir

fou de donner la vie, qu’elle soit dechair ou de papier – cela et ses dan-

gereux corollaires. Un désir quihante le romancier tout autant quele poète et dont Peter Carey a tiré lemeilleur parti. « Je dois servir lavie », affirme Chubb à Sarah – voilàce que fait l’écrivain australien dansce roman singulier, qui paraît écritpar un ventriloque. Car, pourmieux restituer la mobilité de la vie,son caractère incertain, mouvant,

périlleux, Carey déroule des dialo-gues privés des balises ordinaires.Pas de tirets, pas de guillemets –seuls les passages à la ligne matéria-lisent le changement de locuteur :les répliques s’enchaînent en unseul torrent, parfaitement compré-hensibles et pourtant sans cesse aubord du gouffre. Le narrateur peutchanger en cours de route, commesi l’auteur se déplaçait de l’un àl’autre, dans cet exercice de hautevoltige qui consiste à se mettredans la peau des personnages.

Des protagonistes entièrementsurgis de l’esprit de l’écrivain, maisjamais à partir de rien. Les allusionsà la boue (matière première suppo-sée de l’humanité), mais aussi auxsouvenirs et aux rêves, sont sou-vent présentes dans cette métapho-re de la création littéraire. Et pasforcément de façon flatteuse.Rêvant une nuit qu’elle est morte,Sarah voit ainsi le contenu de sonbureau « répandu dans les infâmesmarécages de boue » d’un cimetièrepour indigents de l’Essex. Quantaux souvenirs et aux songes, ils ontrarement le mérite de la gaîté…

Mais n’est-ce pas à partir de cesmatériaux que le romancier façon-ne ses fictions ? A partir de cesreflets de la vie réelle qu’il en forgeun autre, encore plus ressemblantet tout aussi troublant : vrai et fauxà la fois. Savant fou, apprentisorcier, l’écrivain joue avec le feu.Et s’il est un imposteur, alors PeterCarey en est un lui aussi, mais degénie.

R. R.

Les quatre vérités d’Anne Zelensky, féministe lucideP A R T I P R I S

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La lente dégradation de Mme ScözcsRecueillie en ville par sa fille, une vieille femme perd son rôle et sa fierté. Un récit précis et juste

Parme antifascisteUn roman de résistance dans l’Italie de 1922

Peter Carey en Italie, en janvier 2003

A près La Porte (éd. VivianeHamy, prix Femina étran-ger 2003) qui racontait le

destin d’une servante, prêtant à sonhistoire des dimensions épiques, celivre-ci, publié en 1963, prend aussipour centre une femme simple : unevieille femme, Mme Scözcs, à la foisintelligente et inculte, courageuse,gaie, vaillante malgré la pauvreté etles coups durs. L’intrigue est mince :son mari meurt ; sa fille Iza, méde-cin, la prend chez elle. Quittant sapetite ville de province, elle s’instal-le à Budapest.

La tragédie naît de ce déplace-ment. Peu de chose, mais ces quel-ques éléments permettent à MagdaSzabó, à force de précision et de jus-

tesse, en suivant chaque sentiment– pitié, remords, irritation, crainte –dans son cheminement au jour lejour et ses méandres compliqués,d’opposer les générations et lesmondes. Le passé, tel qu’il s’efface,avec la vie campagnarde et sesmodes de pensée, sont confrontés àla modernité de la grande ville :Budapest dépeinte sous ses cieuxchangeants, une cité trépidante, pro-pre à affoler une vieille femme.L’Histoire, que ce soit sous la formede la seconde guerre mondiale oudes injustices commises par lerégime en place, a laissé ses traceslourdes sur les êtres – sur le vieuxVince, par exemple, « mis en disponi-bilité » pour avoir rendu un juge-ment en son âme et conscience, aunom « de la sainte couronnehongroise ».

Est-ce pour lutter contre ce poidsde souffrance et la tentation de sesouvenir que la petite Iza choisitrésolument l’avenir, c’est-à-dire lemonde contemporain ? Elle y est

magnifiquement adaptée. « Elle nese relâchait jamais, ne perdait jamaisson temps, préparait ses examensselon une organisation méticuleuse ».Jusqu’au jour où elle est devenueMme le médecin chef, une femme lis-se et belle, maîtresse d’elle-même,fraîchement divorcée et munie d’unamant, toujours courant, toujourspressée, si efficace qu’elle ne trouveplus le temps de s’occuper de savieille mère, qu’elle aime pourtantde tout son cœur.

tout est organiséCette dernière éprouve un besoin

irrésistible de se rendre utile. Com-me ces gens qui toute leur vie sesont affairés au service des autres –en l’occurrence de leur famille – etqui, un jour, se retrouvent inem-ployés, désorientés, sans raisond’être. Son amour pour sa fille exigede s’exprimer et d’être reçu. Logéedans l’appartement confortabled’Iza, Mme Scözcs tente d’accomplirles petites tâches qui justifieraient

sa présence en ces lieux. Peine per-due. Tout est organisé : elle vad’échecs en déceptions.

Partagée en quatre chapitres :« La terre », « Le feu », « L’eau » et« L’air », comme ces éléments dontla vieille femme est maintenantséparée, l’histoire retrace la lentedégradation de Mme Scözcs. La pertede soi, de son identité, de la raison,passe ici par la perte de tout rôle etdonc, de cette fierté sans laquelleon ne peut vivre. Sauf à accepterl’état de mort-vivant. Etre à charge.L’« énergie impitoyable » deMme Scözcs ne peut l’admettre.

L’art de Magda Szabó est de nepas jeter le blâme sur Iza (à laquelleelle offre pourtant un destin de soli-tude), la femme affairée, ajustéeaux exigences de la vie moderne,tournée vers les lendemains quichantent, mais d’explorer un passériche, encore fortement présent,pour y trouver l’explication de nosfautes et de nos malheurs.

Christine Jordis

D ans toute la vallée padane,Parme est la seule zone qui nesoit pas tombée aux mains du

fascisme oppresseur », écrit GuidoPacelli dans Oltretorrente, le romanque Pino Cacucci a consacré à larésistance que Parme opposa auxmilliers de « squadristes » fascistesvenus mater ses habitants en août1922.

Destiné au métier d’horloger,Pacelli, le protagoniste du roman,se bat pour les plus faibles et fondela Ligue prolétarienne de Parme.Arrêté, il sort de prison grâce auxgens de son quartier, Oltretorrente,qui l’élisent député. Ensuite, avecl’aide de l’anarchiste Antonio Cieri,il dirige la résistance de la ville, lors-que les rais fascistes Farinacci et Bal-bo décident de donner une leçon à

ce peuple qui ne veut pas plier.Cacucci mêle fiction romanesque etreconstitution historique, décrivantavec précision le climat d’intimida-tion créé par le mouvement fascistenaissant, les assauts contre les mai-sons du peuple et les assassinatsdes militants de gauche. Il montreles liens entre fascistes, industrielset propriétaires terriens. Il racontesurtout la grève générale et la déter-mination des habitants d’Oltretor-rente, qui réussiront à faire reculerBalbo et ses « squadristes ». Actehéroïque qui n’empêchera pas lefascisme de prendre le pouvoir.

L’écrivain italien retrace avechabileté la genèse du fascisme etpropose l’épopée de Parme commeun témoignage sur l’esprit de résis-tance face au totalitarisme. Avecson héros, Pacelli, il invite à nejamais feindre de ne pas voir,comme le rappelle AntonioGramsci en exergue du roman : « Jehais les indifférents. »

Fabio Gambaro

Jeux fous de créatures avec leur créateurJusqu’où le désir de donner la vie peut-il conduire un écrivain ? Dans un nouveau roman époustouflant, l’Australien Peter Carey,

en véritable apprenti sorcier, s’interroge sur les limites et les vertiges de la création littéraire

Deux Booker Prize

OLTRETORRENTEde Pino Cacucci.Traduit de l’italienpar Benito Merlino,éd. Christian Bourgois, 233 p., 20 ¤.

MA VIE D’IMPOSTEUR

(My Life as a Fake)de Peter Carey.Traduit de l’anglais (Australie)par Elisabeth Peellaert,Plon, « Feux croisés »,260 p., 20,50 ¤.

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LITTÉRATURES

LA BALLADE D’IZA

(Pilatus)de Magda Szabó.Traduit du hongroispar Tibor Tardös,éd. Viviane Hamy,262 p., 21,50 ¤.

Né en Australie en 1943,

Peter Carey est considéré

comme l’un des plus grands

écrivains de langue anglaise

de notre époque. Fait excep-

tionnel, il a reçu deux fois le

célèbre Booker Prize pour ses

romans Oscar et Lucinda, en

1988 (Plon, 1990) et Véritablehistoire du gang Kelly, en

2001 (Plon, 2003). Très inven-

tif dans le choix de ses for-

mes romanesques, Peter

Carey est aussi l’auteur de

L’Ecornifleur et de Jack Mags(Plon, 1995 et 1999). Il vit

aujourd’hui à New York.

LE MONDE/VENDREDI 10 JUIN 2005/III

Page 4: Paysage en mouvement

Vingt-quatre étés et quelques souvenirsDans ce texte lucide et sensible, Jeanne Herry rend hommage à son grand-père disparu.

C’est aussi l’occasion de faire le point de ses inquiétudes et de ses envies

V ingt-quatre étés pour elle.Quatre-vingt-six pour lui,Paul, le père de son père.

Un homme pudique – il ne parlaitguère du camp de prisonniers enPrusse-Orientale où il avait étéenvoyé, mais gardait de la guerrele goût du sport, des « amitiés sincè-res et viriles ».

Aujourd’hui, il est mort. Et Jean-ne se souvient. Qu’il a eu sixenfants, plusieurs métiers, plu-sieurs amours. Du premier, avecune belle Guadeloupéenne, naîtrason père. Elle sait qu’il aimait mar-cher – « il parcourait des kilomètresà pied aussi facilement qu’il finissaitdes verres de saumur » –, elle saitaussi que, les seules fois où elle l’aaccompagné dans ses promena-des, il devait s’appuyer sur sonbras : « Mon grand-père n’était pasun arbre, c’était un homme, et ladernière fois que je l’ai vu, un mou-rant. Je n’ai pas quitté un chêne, jesuis sortie de sa chambre, le dos tour-né à un homme vieux, qui semblaitpetit et gris. Ce n’était pas un arbre,certaines métaphores devraient êtregiflées, tant elles sont ridicules. (…) Ilne lui restait qu’un cerveau pourpenser. Et dire ces derniers mots à sapetite-fille, une jeune femme avecplus d’années devant elle que derriè-re : “Bonne chance.” Et rien d’autre.La vie avait fini par le désarmer detout, sauf de cette lucidité-là. »

Lucide, Jeanne Herry l’est certai-nement. Ce récit le prouve. Magni-fiquement. Hommage à son grand-père, c’est aussi l’occasion de fairele point. De parler de ses parents –

sept ans à se regarder en face,avant la séparation. D’elle. De sonmétier. Comédienne, elle se rêveparfois rédigeant son discourspour les Césars : « Je n’ai pas hontede vouloir réussir. De vouloir fairede belles choses. (…) Mais là où jereçois en pleine poire l’enfant quej’étais, mauvaise perdante, rouge derage et bientôt rouge aux fesses, c’estquand j’ai envie de faire mieux queles autres. » Enfant, on disait d’ellequ’elle était « plutôt grande et bienbâtie. Ce n’est pas une belle expres-sion, mais c’est vrai. Je suis solide. Je

ne suis pas fine. Il m’arrive de leregretter (…). Mais je suis contentequand même. (…) J’ai le corps dema vie. »

les corps, l’amourElle maudira sans doute ceux

qui, indélicats, la traiteront parfoisde « jeune homme aux gros seins ».Explique que son importante prisede poids, en 1989, correspond à lanaissance de Vanille, sa petitesœur : « Une nouvelle personne àaimer. Une inquiétude à porter, lour-de. Du poids dans la balance. » Elle

dit son goût des hommes, parleavec chaleur et sincérité de sesamants, de leur corps et du sien, etadresse au passage quelques remer-ciements : « Tous les hommes quim’ont prise m’ont assouplie. » Elledit sa difficulté à parler d’amour. Ale vivre aussi. Là, encore problèmede poids, peur de vaciller : « Faireconfiance aux bras qui doivent m’ac-cueillir. Me porter. Et je détestequ’on me porte. Je déteste donnertout mon poids à quelqu’un. Le fairequand même… Mais si je tombe ? »

Elle rêve non d’un amour quidure toujours, mais d’un amourirréfutable, de ceux qui donnentenvie de faire toute une « bande depetits charognards ». Enfant, elleétait un mélange de dure inquiétu-de et de douce insouciance. De sesvacances au soleil, elle gardera,entre autres, l’amour de l’eau – quipermet la libération du corps : « Iln’est plus question de chute, mainte-nant. Mais d’apesanteur. » Même sielle aime aussi la campagne qui,loin de l’oppresser, lui donne lesentiment d’être à sa place, et puiselle aime marcher, « juste pour mar-cher, pour que la boue colle à messemelles, pour être fatiguée en ren-trant ».

Livre d’une enfant qui n’en estdéjà plus une, même si elle redou-te d’avoir un jour à porter le deuilde ses parents – « Je hais que “c’estla vie”. Je hais que ma tragédie soitblottie au cœur de l’ordre des cho-ses » –, 80 étés est un livre d’unerare maturité. Un texte touchant etsensible, qui jamais ne verse dansune puérile nostalgie. Peut-êtreparce que, à 26 ans, Jeanne Herrysait que « la nostalgie est bordéed’eaux vicieuses ».

Emilie Grangeray

Le supplice de l’ancien camarade

L’amour de l’eau, qui permet la libération du corps.

« La Fraga », l’aventure d’une libertéUne belle narration classique de Danièle Sallenave

A ncien joueur de football,François Bégaudeau conti-nue à donner des leçons de

philosophie tactique. Son premierroman, Jouer juste, expliquait dansun monologue exalté comment évi-ter de se prendre les pieds dans unerelation conjugale défectueuse. Levoici aujourd’hui qui conseille deprendre la tangente lorsqu’on sepromène dans la rue. Pourquoi cet-te apologie de « la déviation intangi-ble, l’écartement subtil, l’indistinctedigression » ? A quoi bon décider de« ni vu ni connu bifurquer, sans éclats’excepter de l’ordre de marche » ?Le roman, iconoclaste, cauchemar-

desque, conte l’aventure imposée àun type ayant la hantise de croiserd’anciennes connaissances, d’êtreobligé d’engager une conversationavec un revenant auquel il n’a rien àdire (« le passé commun ne nous faitpas siamois »), et qui se fait alpa-guer par un dénommé Jacques,copain de lycée. Au secours !

On n’a plus rien à se dire, « ons’enfonce dans le bitume, on prendracine, on s’englue dans les vieux potsoù on a mis son nez » ; voilà le châti-ment promis à ceux qui n’ont paseu la clairvoyance nécessaire pourchanger de trottoir. Le héros deBégaudeau se retrouve invité à pas-ser le week-end, à la campagne,chez son ex-camarade. Un guet-apens qui le voit, après un péripleen auto-stop, affronter ou plutôt

subir un normalien supérieur, unrugbyman, une grosse affamée quise jette sur les biscuits, un sociolo-gue, la grande sœur de l’invitant etsa femme Annabelle, égyptophile.

une soirée hystériqueHors jeu (mais ou est donc l’arbi-

tre ?), le narrateur asocial assistealors à une soirée hystérique et dio-nysiaque dont il rend compte en untorrent verbal, sa façon de vomir cespectacle hallucinant. Partie deping-pong, apéro, dîner et glisse-ment dans une débauche qui culmi-ne sur un prétendu viol de la maî-tresse de maison par ce trouble-fête : Bégaudeau assène une impi-toyable satire des mœurs et du lan-gage d’une génération qui rappellela bacchanale dans laquelle Robert

Coover vitriolait la société américai-ne (Gérald reçoit, Seuil, 1988).Humour douteux (« On va fairecomme les dignitaires irakiens, on vase réfugier à la cave ! »), vulgarité fié-vreuse, femmes nymphomanes quine « voient pas pourquoi un hommerésisterait à leur magnétisme fatal » :il y a urgence à dribbler ces sauva-ges, se faire mettre en touche.

Mais l’intrus n’a que son vertigi-neux langage pour tacler ces poche-trons. Ses pieds nus l’empêchent defiler un coup de semelle fatal à cesgens si crampons. Ne lui reste, pouréviter de se les faire caler sur le coudes autres, qu’à prendre ses jambesà son cou. Et à dégorger cet épous-touflant compte rendu d’une partienulle, mêlée de zéros.

Jean-Luc Douin

ZOOMa LA MALÉDICTION DE LA MÉDUSE, d’Eric Emptaz

Quelle idée d’avoir confié le commandement de lafrégate La Méduse à ce Hughes de Chaumareys,aristo émigré de retour au pays par décret de LouisXVIII ! A l’officier venu le prévenir que l’eau estdéjà à mi-cale et que le bateau risque de couler, ilrépond à la manière du capitaine Haddock :« Tenez, buvez mon ami, ça vous changera de la flot-te ! » Dans La Malédiction de La Méduse, son pre-mier roman, Eric Emptaz, rédacteur en chef duCanard enchaîné, raconte l’histoire vraie du bateau

qui, le 2 juillet 1816, s’échoua au large de la Mauritanie. Cent quarante-sept hommes ne peuvent prendre place dans les embarcations dubord et construisent un radeau de fortune. Après moult tempêtes etrixes meurtrières, les quinze survivants n’eurent d’autre choix que demanger de la chair humaine. Le récit que fit Savigny, le chirurgien dubord, déclencha un tel scandale que Géricault décida, dans un premiertemps, d’intituler Scène de naufrage son fameux tableau. Avant deretourner admirer la toile, lisez le roman d’Emptaz. Et vous compren-drez comment, en quinze jours, un étudiant en médecine devintanthropophage… F. N.Grasset, 296 p., 19,50 ¤.

a JE NE SUIS LÀ POUR PERSONNE, de Mirèse Akar

Si tu ne dis pas du bien de toi, n’attends pas que lesautres en disent. Ce pourrait être la devise de la nar-cissique Pandore qui, lasse de se vénérer en silence,veut en faire un « morceau de littérature », livre deconfidences tempérées par l’humour. Point d’œu-vre sans muse. En l’occurrence, Ovide, son amantqui devient un mentor, un directeur de production.Voire un censeur qui résume les affres de la roman-cière en herbe : « Tu gamberges trop ! » Ne serait-cequ’à savoir si son roman doit se commettre « avec

le populo » ou être « d’un écrivain pour écrivains ». En fait, elle n’avance-ra qu’en s’affranchissant d’une telle tutelle. Nous ne saurons rien sur leroman de Pandore, mais sur les rapports d’un auteur à ses pages blan-ches, celui de Mirèse Akar fait mouche, attachant par la vivacité de sonstyle et ses formules en clins d’œil. P.-R. L.La Table ronde, 142 p., 15 ¤.

a COMME S’ILS ÉTAIENT BEAUX, de Fred Paronuzzi

On se souvient de10 ans ¾ (Le Dilettante, 2003), délicieux roman deFred Paronuzzi dont la fraîcheur et la fausse ingénuité rappelaient leton du Petit Nicolas de Sempé et Goscinny. Refusant d’exploiter lefilon, le jeune écrivain conserve toutefois l’humour et le sens du cocas-se de son premier texte dans Comme s’ils étaient beaux. Désespéré parla faillite d’une histoire sentimentale mal engagée, frustré dans sondésir de paternité, Jérémie accompagne aux Etats-Unis des élèves deBTS méritants ; il y est hébergé par Rose Hawkins, respectable hôtessede 46 ans, qui s’effraie de s’enflammer pour ce Frenchie atypique. Laconstruction, astucieuse, le ton vif et léger, la saveur des personnagessecondaires, savent imposer une réelle fantaisie. Ph.-J. C.Le Dilettante, 160 p., 13,50 ¤.

a LE VOYAGE D’ANNA, de Henri Gougaud

Si nombre de romans d’Henri Gougaud ont élu unMoyen Age crépusculaire et une terre d’oc embra-sée par des tensions dramatiques, de Bélibaste ouL’Expédition à Paramour, aucun ne se réduit à l’im-probable genre du « roman historique », fiction oùun mérite de documentaliste supplée l’inspiration.Avec Le Voyage d’Anna, le lecteur découvre Prague,aux premières heures de la guerre de Trente Ans.Mais les aventures de la courageuse jeune fille quiarrache à la mort le bébé que sa mère abandonne,

incapable d’assumer ce fils d’hérétique quand la chasse aux réformésensanglante la ville, ne sont d’aucun lieu ni d’aucun temps. La quêteféroce de Missa, dont la barbarie même la fascine, la sagesse terrible duprêtre qui l’unit à un mourant, tournant en dérision un sacrementcaduc si la Jérusalem terrestre doit naître d’une boucherie inhumaine,l’amour infini de cette ombre d’époux qui « sait les détresses du mondeet la pauvreté des questions » font d’Anna mieux qu’une héroïne : unesœur de Gougaud, dont le généreux credo anarchiste s’affranchit detoute vaine morale pour seulement « serv[ir] la vie ». Ph.-J. C.Seuil, 276 p., 18 ¤.

a ÉCRIRE, de Lionel Duroy

De livre en livre, Lionel Duroy interroge l’intime. Pour atteindre dans lamise en mots d’une histoire personnelle, l’essence même de son regardsur la vie. Sans fard, Ecrire explore l’incapacité de l’écrivain à sortir deses rails, son dialogue avec un éditeur impatient ; le retour sur la démar-che fondamentale de ce « règlement de comptes » sans fin fait la force deces pages radicales, sans concession ni exhibition. La littérature née dece « recyclage » de l’intime prend-elle le pas sur la vie ? S’affranchissantdu mirage de la vérité pour ne croire qu’au regard, Lionel Duroy persisteà ne pas se soucier des accusés de réception, faisant juste « de la littératu-re une affaire personnelle ». Défense et illustration d’une écriture quiatteint la vérité qu’elle croit disqualifier. Magistral. Ph.-J. C.Julliard, 144 p., 17 ¤.

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L es lecteurs fidèles de DanièleSallenave, qui ont suivi sonparcours à travers la vingtai-

ne de livres qu’elle a publiés depuisquelque vingt-cinq ans, ne s’atten-daient peut-être pas à cette bellenarration classique, qui commenceà Venise à la fin du XIXe siècle et setermine à New York au début desannées 1940. Qu’ils se rassurent. Sic’est une surprise, elle est excellen-te. En s’éloignant, dans l’espace etdans le temps, des thèmes qu’onretrouve souvent dans ses romans– la province française, les ratés del’existence –, Danièle Sallenave atrouvé une liberté nouvelle, et unbonheur d’écriture.

La Fraga, justement, est une quê-te de liberté. Dès la première page,on est à Venise, non pas la ville mor-tifère, glauque, souvent décrite,mais un lieu « neuf, clair, éveillé,brillant », où l’on peut, en secret, sil’on en a le courage, inventer sa vie.Ce destin, c’est celui de Mary Gor-don. Fille d’un pasteur de Nouvelle-

Angleterre, pauvre, elle a dû s’enga-ger comme gouvernante pour peti-tes filles riches. Au printemps de1893, elle est à Venise, avec Anna-belle, la jeune héritière qu’elle aéduquée et qui va bientôt semarier. Elle était déjà venue, six ansplus tôt, avec une autre adolescen-te américaine, stupide et lourde.

couper les amarresAnnabelle a 18 ans, elle est char-

mante, aventureuse, aime la peintu-re et dessine avec talent – Mary aus-si. On est triste d’avance de savoirqu’elle va devenir une bourgeoiseaméricaine très convenable, quis’ennuiera en éduquant sesenfants. Mary, elle, va revenirvieillir en Nouvelle-Angleterre. Ellen’a plus envie de reprendre en char-ge l’éducation d’une jeune fille etva tenter d’obtenir un poste d’insti-tutrice. Se mariera-t-elle ? Avec unpasteur peut-être.

Par quel mystère Mary échap-pe-t-elle à cet avenir sinistre – tan-dis qu’Annabelle retourne, avec samère, vers le sien ? Une maladie quitombe à pic, l’empêchant de quitterla ville. Une attraction étrange, la

sensation exaltante d’avoir « coupéles amarres », d’être sans passé, dene plus être repérable. Et le singu-lier désir – pas encore clairementformulé – de connaître son corps,et le plaisir qu’il peut donner. Toutce que l’éducation protestante deson rigide père avait voulu effacer.

Résumer à gros traits les péripé-ties et les rencontres qui mènentMary à Vienne – chez des artistes,au tournant du siècle, engagés dansl’Art nouveau –, la ramènent à Veni-se, puis la conduisent en France età New York, gâcherait la découver-te de ce parcours étonnant d’unefemme à la conquête d’elle-mêmeet laisserait supposer que La Fragaest une sorte de roman d’aventu-res. S’il faut employer le mot aven-ture, il est au singulier, et c’estl’aventure d’une liberté.

Quand Mary, qui doit gagner dequoi vivre à Venise, devient ladame de compagnie d’une comtes-se, elle découvre, à travers cettevieille aristocrate aveugle, que rienn’est joué d’avance, même pour lesfemmes. « Ce qui en revanche la sur-prenait, la laissait comme ravie, c’estla liberté du ton de la comtesse.

Jamais Mary ne se fut doutée qu’ilexistait des femmes comme Lazari-ne : libres dans leur propos commeelles l’avaient été dans leur vie. Ayantbalayé les conventions, ayant refuséles compromis, ayant choisi demener son destin plutôt que d’être,comme il est le plus courant, menépar lui, telle était la comtesse. »

C’est peut-être la comtesse quilibère vraiment Mary. On la suitalors dans les bras d’un don juanvénitien, dans ceux d’un coupled’artistes viennois, dans sa fuitequand elle découvre qu’elle estenceinte, dans la dure existence, àVenise, de celles qu’on appelaitalors filles mères – elle élève seulson fils Elio, né en 1895, qui mourrapendant la Grande Guerre –, dansun mariage improbable, puis uneinstallation en France, avec un hom-me qui voudrait être aimé d’elle. Etsurtout dans l’accomplissement dece qu’elle osait à peine rêver : êtrereconnue comme un grand peintre.

Jo. S.

e La Vie fantôme et D’Amour sont

repris en poche (Gallimard, « Folio »,

no 4187 et no 4188).

LITTÉRATURES

DANS LA DIAGONALE

de François Bégaudeau.Ed. Verticales, 220 p., 17 ¤.

80 ÉTÉS

de Jeanne Herry.Gallimard, « Haute enfance »,128 p., 10,50 ¤.

LA FRAGAde Danièle Sallenave.Gallimard, 390 p., 21 ¤.

IV/LE MONDE/VENDREDI 10 JUIN 2005

Page 5: Paysage en mouvement

L e titre – Le Chant de la vie –n’est peut-être pas des plusheureux : Faulkner, pour qui-

conque s’est laissé envoûter parles noirs sortilèges de son écriture,c’est d’abord le tumulte de la vie,son bruit et sa fureur, ses cris etses silences, et non pas son présu-

mé « chant ». Quant au sous-titre« phénoménologie de Faulkner »,il serait ambigu si la quatrième decouverture ne venait en dissiperl’équivoque : « La question quinous aura guidé au long de cespages n’a pas tellement été : qu’est-ce que la phénoménologie apporteà la lecture de Faulkner ? mais plu-tôt : qu’est-ce que la lecture deFaulkner apporte à la phénoméno-logie ? »

Pertinente question, en effet.On reconnaît aujourd’hui volon-tiers que les grandes œuvres de fic-tion sont œuvres de pensée aumême titre que les traités de philo-sophie, et l’œuvre romanesque deFaulkner ne l’est assurément pasmoins que celle de Proust, de Kaf-ka, de Musil ou de Broch. Il nes’agit désormais plus de lire lesromanciers à la lumière de Hegel,Marx, Nietzsche, Freud ou de quel-que autre maître penseur, mais deconfronter, sans a priori et endehors de toute hiérarchie, lesouvriers du concept aux inven-teurs de fictions.

une phénoménologieClaude Romano invite à la fois à

lire Faulkner avec les phénoméno-logues et à le considérer en tantque membre de la tribu, commeune sorte de phénoménologue àl’état sauvage, sans théorie niconcepts, qui se serait attaché, « àtravers les êtres et les situations, à

revenir aux choses mêmes, à mon-trer le monde en train de naîtresous nos yeux, et ainsi à nous plon-ger en lui ». Romano ne manqueni d’ambition ni d’audace : il veutoffrir à ses lecteurs « une interpré-tation philosophique d’ensemble »de la fiction de Faulkner et s’em-ploie à leur démontrer que, dansla mesure où sa pensée de roman-cier échappe aux présupposésmétaphysiques de l’idéalisme etdu subjectivisme, elle procèded’une phénoménologie plus ouver-

te à l’énigme du monde et,tout compte fait, plus radi-cale que celles de Husserl

et de ses épigones.La thèse est séduisante et Roma-

no la défend avec vigueur. Toutn’est cependant pas nouveau dansson essai, et l’on s’étonne que,dans son avant-propos, il ait crudevoir dénoncer le faux Faulkner,puritain, misogyne, raciste etconservateur des critiques. Quelscritiques ? Il y a belle lurette queles « poncifs » que dénonce Roma-no ont perdu tout crédit, et enFrance, comme chacun sait, les

grands enjeux philosophiques del’œuvre de Faulkner ont été recon-nus par Sartre et Malraux dès lafin des années 1930.

diablement françaisDepuis, la critique française, de

Claude-Edmonde Magny et Jean-Jacques Mayoux à Michel Gressetet quelques autres, n’a cessé des’interroger sur eux, et une partieau moins de ces travaux est déjàd’inspiration et d’allure phénomé-nologiques. Encore qu’il ne s’enréclame pas, Claude Romano estde toute évidence l’héritier de cet-te tradition.

Sa lecture de Faulkner est eneffet diablement française, neserait-ce que par l’attention fasci-née accordée aux romans de la pre-mière grande flambée créatrice duromancier, Le Bruit et la Fureur jus-qu’à Descends, Moïse, et par la rela-tive indifférence aux œuvres tardi-ves, à l’exception des Larrons.Français, cet essai l’est égalementpar ses thèmes de réflexion privilé-giés (le temps, la chair, le regard,le deuil, la mélancolie, le rapport à

soi et à l’autre), et par une visionde l’œuvre essentiellement tragi-que. Français, mais en mêmetemps germanique, massivement,par ses nombreuses références àla philosophie allemande, deSchelling à Scheler, de Hegel àHusserl et à Heidegger.

Le Chant de la vie se composed’une série de méditations sur desromans qui ont tous déjà donnélieu à d’abondants commentaires.Claude Romano ne se contentepas de gloser sur ces textes et deles analyser à son tour. Il chercheà en découvrir les ressorts secrets,

à comprendre leur puissance dedévoilement, à ressaisir dans salangue de philosophe ce qu’ilsmontrent à travers l’évidence opa-que de leurs fables. Dans l’éton-nant monologue de Benjy, l’idiotdu Bruit et la Fureur, il découvreune phénoménologie du sentir,dans la fameuse scène de la sour-ce au début de Sanctuaire une phé-noménologie du regard. Sesdétours parfois longs par la théo-rie ne paraissent pas toujoursabsolument nécessaires, mais ilscontribuent tous à ouvrir lesromans de Faulkner à de nou-veaux questionnements.

Qu’il s’interroge sur le sens dudeuil dans Tandis que j’agonise ousur « l’homme écrasé » dansLumière d’août, qu’il décrive la tra-gédie de l’aveuglement dans Absa-lon, Absalon ! ou le désastre de lapassion amoureuse dans Les Pal-miers sauvages, Claude Romanorenouvelle, enrichit et aiguisenotre compréhension des textestout en mettant au jour l’intimecohérence de l’œuvre.

Les ouvrages sur Faulkner nemanquent pas et il en est de fortbons, mais rarement cet immenseécrivain a été mieux défini dansson admirable singularité.

L’univers sans limite d’un petit comté

M ichèle Desbordes ne fait pas brutale-ment irruption dans l’histoire de ceuxqu’elle choisit pour sujets de ses livres.

Elle semble habiter auprès d’eux depuis long-temps, partager silencieusement, depuis tou-jours, leurs soucis, leurs douleurs, ou mêmeleur folie. Léonard de Vinci dans La Demande,Camille Claudel dans La Robe bleue ou encoreFriedrich Hölderlin dans Le temps qu’il marchait(1) nous deviennent ainsi, par l’intensité et l’har-monie de son style, plus visibles. Non pas pro-ches ou familiers mais sensibles, vivants, ren-dus à eux-mêmes. Et, pourtant, le propos del’écrivain n’est pas de bousculer ou de démentir

la connaissance que nous pouvons avoir del’œuvre et du destin de ses personnages, d’yapporter ses propres correctifs. D’ailleurs, elleest économe en anecdotes, en détails ; encoreplus en interprétations. Car il est urgent d’allerà l’essentiel. A ce que la littérature peut connaî-tre, ou plutôt apprendre, de cette essence.

En très peu de pages, avec cette économie quifait mieux ressortir la singularité de son écri-ture, Michèle Desbordes, dans Un été de glycine,visite un écrivain dont l’univers littéraire sem-ble sans limite. Et cependant William Faulkner,puisque c’est de lui qu’il s’agit, comparait lefameux et mythique comté qu’il avait créé, Yok-napatawpha, à un « petit coin de terre natale,grand comme un timbre-poste ».

« Un jour je me suis bâti une maison dans l’Yok-napatawpha… » Puis la maison prend la dimen-sion du comté, qui lui-même prend celle du

monde. Faulkner est là, qui « n’en finit pasd’écrire » la longue litanie, pareille à un fleuve,des générations des « attentes et déceptions etces recommencements si intolérables qu’ils envenaient, s’agissant de lignées, à évoquer la malé-diction et les destins contraires ». Michèle Des-bordes s’appuie sur quelques épisodes de la viede l’auteur de Sanctuaire ; une vie où la gloire –il reçut le Nobel en 1949 – et le désespoir seconjuguent. « Ce livre n’a pas de fin… », est-ildit dans les dernières pages d’Un été de glycine.Comme n’ont pas de fin le chagrin et la douleurqui envahissent la vie de Faulkner. Chagrin etdouleur qu’il porte à la puissance de l’œuvre àaccomplir.

Patrick Kéchichian

(1) Respectivement, Verdier, 1998 et 2004, et éd. Lau-rence Teper, 2004.

Pierre Loti, marin du mondeUne volumineuse et passionnante biographie de l’auteur de « Pêcheur d’Islande »

Calaferte, innocentet anarchiste

Trois ouvrages éclairent un écrivain exemplaire

E n costume albanais, en costu-me breton, en émir, en dieuOsiris, en naturiste avec un

mince cordon en cache-sexe…même si l’on ajoute l’uniforme ducapitaine de vaisseau et le bicornede l’académicien français, cela nefait pas très sérieux ; Le Romand’un spahi, Pêcheur d’Islande,Ramuntcho… même si l’on y ajou-te Madame Chrysanthème, celaévoque surtout une œuvre suran-née et de seconde importance.

Souvent réduit à ces portraits età cette bibliographie, il y a uneméconnaissance de Julien Viaud,dit Pierre Loti (1850-1923), assezinjuste, sans doute parce que« romantique attardé… idole pein-

te… travelo des lettres… écrivainsans imagination et sans idées »sont les étiquettes longtempsposées sur ses ouvrages.

Sait-on pourtant que MarcelProust se plaisait à en réciter plu-sieurs passages sus par cœur, etque Raymond Roussel confiait :« Je suis pour les pages de Loti com-me les morphinomanes pour la mor-phine, il me faut chaque jour maration de pages de Loti ! »

Les romans qui ont échappé àl’oubli ont quelque peu vieilli,encore que moins dans le fondque dans la forme, mais l’œuvreest infiniment plus vaste et, le plussouvent, d’un intérêt que le tempsn’émousse pas.

On a beaucoup caricaturé Loti,faisant de sa vie celle d’un dilettan-te. C’est négliger, chez celui quin’omet pas de proclamer « J’adorela vie », la dimension artistique et

spirituelle qu’il donne à la mort,une obsession qui n’est pas étran-gère à son besoin de croire – sou-vent du côté de l’islam – quin’aboutit à aucune foi.

C’est oublier aussi les récits devoyages, de Jérusalem à Angkor,de l’Egypte à la Chine, des Indesau Japon, et toute la partie de l’œu-vre qui font de Loti l’un des pre-miers écrivains engagés.

amours et aventuresEn 1916 et 1918 avec La Hyène

enragée et L’Horreur allemande,germanophobie que les datesexpliquent, mais surtout avec Tur-quie agonisante et La Mort de notrechère France en Orient dont letitre, lui aussi daté (1920), ne peutfaire oublier que Loti s’y montred’une lucidité qui a des résonancesactuelles.

Il n’est pas simple d’aborder une

vie faite d’amours et d’aventures,de la passion de la découverte dumonde qui ne l’empêche pasd’être aussi « un marin à l’aborda-ge des salons », pas simple d’éclai-rer une œuvre qui va du mélodra-matique Mon frère Yves (1883) àl’engagement politique de Suprê-mes visions d’Orient (1921) en pas-sant par l’émouvant et admirableFigures et choses qui passaient(1897).

Alain Quella-Villéger y réussiten présentant les aspects dérou-tants, séduisants, d’un hommecomplexe et les richesses de sonœuvre. Après une vingtaine d’an-nées de recherches, d’études dedocuments rares, et un bel art durécit, son travail est une parfaite etpassionnante réhabilitation decet écrivain trop souvent malconnu.

Pierre-Robert LeclercqL ire ou relire Louis Calaferte,

c’est se vacciner contre lamorosité, le renoncement, la

banalisation des jours et des senti-ments. Jamais la radicalité de cetécrivain exemplaire, né en 1928, n’aété prise en défaut. Il a payé aucomptant son intransigeance et sonrefus des compromissions. « Je sou-haite, disait-il, mourir comme l’en-fant que je fus : innocent et anarchis-te. » Il a tenu parole de la plus bellemanière qui soit. Trois parutions,dont deux inédits, en apportent unepreuve éclatante plus de dix ansaprès sa disparition, le 2 mai 1994.

Circonstances, onzième volumede ses Carnets, ouvre l’année 1989.Calaferte s’est fixé un programme :« A partir de soixante ans, l’essentielest de rajeunir chaque jour. » Il s’ytient, vaille que vaille, quels quesoient les aléas du quotidien. Ecrire,peindre, créer pour demeurer ducôté de la vie et ne rien abdiquerdevant la mort qui, par souffrancesinterposées, lui présente ses lettresde créance. Il ne se plaint pas. Ilconstate avec lucidité les progrès dela maladie sur lui.

Il fustige ses cibles habituelles :

directeurs de théâtre, éditeurs,médecins, hommes de pouvoir. Sacompassion, il la réserve aux hum-bles, aux hommes ordinaires, à tousles « mendiants de la vie ». Il vitupè-re au passage « la gesticulantemédiocrité bourgeoise » et le specta-cle d’une société française où triom-phent déjà l’argent facile, le libéralis-me économique et une morale dontil récuse toutes les apparences. « Cepays, note-t-il, est celui de l’immobi-lisme et des vieilleries. » Calafertelaisse pourtant échapper un aveuvenu du plus profond de ses annéesd’ouvrier : « Si je votais, je voterais àgauche : question de haine. »

Fragments, saynètes, poèmes,aphorismes, notations diverses com-posent Les Fontaines silencieuses.On y retrouve la même intensitéque dans les Carnets, des fulguran-ces et une écriture épurée à l’extrê-me. Parfois, l’outrance déconcerteou déstabilise et on atteint alors lecœur de l’œuvre. Calaferte refusaità ses lecteurs tout confort. Il voulaitles amener de gré ou de force surles territoires de la création, autre-ment dit du mystère et du désordre.

On doit à son épouse GuillemetteCalaferte et à l’éditeur Gérard Bour-gadier la réédition de No man’sland, introuvable en librairie depuisdes décennies. Ces cinq récits,publiés en 1963 aux « Lettres nou-velles » par Maurice Nadeau, sontun complément indispensable à Sep-tentrion (1). Un lyrisme éblouissantau service d’une rage à vivre les plai-sirs du sexe. Ouvrez au hasard celivre, vous ne pourrez le refermerde sitôt !

Pierre Drachline

(1) Ed. Tchou, 1963 ; rééd. Denoël,1984 et Gallimard, « Folio », 1990.

William Faulkner à Memphis (Tennessee) en 1947

Rostand ou l’art de plaireL’auteur de « Cyrano de Bergerac », de sa naissance à nos jours

Méditations sur FaulknerL’ambitieux projet d’une « interprétation philosophique d’ensemble »

du romancier américain

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R ostand, c’est Cyrano, Cyra-no, c’est Rostand. Et on al’impression que tout est dit.

En complément, on peut ajouterL’Aiglon, Chantecler, Coquelin,Sarah Bernhardt. Si l’on avance unpeu, on évoque RosemondeGérard, Maurice le dramaturge,Jean et ses grenouilles. Puis, avecune biographie de 1 500 pages, onréalise que l’on avait encore beau-coup à apprendre de l’auteur, de

l’œuvre et de leur place dans ceXIXe siècle qui s’achève en 1918avec la fin de la guerre – Rostandmeurt le 2 décembre.

De ses débuts avec Romanesques– il précise : « La scène se passe oùl’on voudra pourvu que les costumessoient jolis » –, aux succès aujour-d’hui encore assurés de Cyrano deBergerac, Rostand c’est une corres-pondance passionnante, une invrai-semblable quantité de poèmes ;c’est Edmond-Rosemonde, une his-toire d’amour à rebondissements ;c’est tout un théâtre et des piècescomme La Princesse lointaine ou LaSamaritaine dont on ne trouve des

extraits que dans cette édition ;c’est Cambo et le fabuleux châteaud’Arnaga ; Rostand, c’est une gloirenationale et, dans la vie littéraire deson temps, un personnage dont l’im-portance est telle qu’il semble nor-mal qu’il recommande à l’éditeurFasquelle de publier Proust. Et doré-navant, c’est cette biographie qui,en datant le troisième tome de sanaissance à nos jours (1868-2004),souligne et démontre sa pérennité.

Certes, on peut trouver dans sespièces telle ou telle faiblesse, sesvers peuvent inspirer le dédain despuristes – « les plus mauvais donts’afflige la langue française », dit

Remy de Gourmont, « un exquischarabia », dit Jehan Rictus –, maisà ses détracteurs, Molière arépondu : « Je voudrais bien savoir sila grande règle de toutes les règlesn’est pas de plaire (…) Veut-on quetout un public s’abuse et que chacunn’y soit pas juge du plaisir qu’il yprend ? » Avec cet ensemble magis-tral, le plaisir a trois sources, le récitde Jacques Lorcey, les textes parfoisinédits de Rostand et de Rosemon-de, une iconographie dont on peutdire qu’elle est exhaustive. Unegrande œuvre d’analyste et de bio-graphe.

P.-R. L.

CIRCONSTANCES

(CARNETS XI - 1989)de Louis Calaferte.L’Arpenteur/Gallimard,246 p., 20 ¤.

LES FONTAINES SILENCIEUSESde Louis Calaferte.L’Arpenteur/Gallimard,142 p., 18 ¤.

NO MAN’S LANDde Louis Calaferte.L’Arpenteur/Gallimard,208 p., 18 ¤.

UN ÉTÉ DE GLYCINE

La maison de William Faulknerde Michèle Desbordes.Verdier, 110 p., 13 ¤.

PIERRE LOTI, LE PÈLERINDE LA PLANÈTE

d'Alain Quella-Villéger.Ed. Aubéron, 536 p., 30 ¤.

HISTOIRE LITTÉRAIRE

a André Bleikasten

LE CHANT DE LA VIE

Phénoménologie de Faulknerde Claude Romano.Gallimard, « Essais »,376 p., 23,50 ¤.

EDMOND ROSTANDde Jacques Lorcey.Séguier, un coffret de troistomes de 512, 468, 460 p., 65 ¤.

LE MONDE/VENDREDI 10 JUIN 2005/V

Page 6: Paysage en mouvement

C omme l’indique le nom de lacollection, « Historiques »,les éditions Complexe se

sont donné pour mission d’offrir aulecteur de livres de poche des classi-ques parus il y a une ou deux décen-nies qui méritent un public pluslarge que celui de l’édition origi-nale, souvent onéreuse. Ainsi lecontenu du triptyque Le Moyen Age,paru en 1982-1983 chez ArmandColin, revient-il ces jours-ci sous letitre générique Histoire du MoyenAge, en cinq livraisons : un tome Iconfié à Michel Rouche (VIIe-Xe siè-cle), les tomes II et III cosignés parRobert Fossier et André Vauchez(Xe-XIe et XIIe-XIIIe), le tome IV parRobert Fossier encore, en duo avecJacques Verger (XIIIe-XIVe), et le der-nier par Fossier seul (XVe-XVIe) –chaque volume est vendu 8,50 ou11,60 euros, selon la pagination.

Seul bémol à cette excellente ini-tiative, l’absence d’introduction per-mettant de mettre en perspectiveces sommes qui, quelles que soientleurs vertus, sont aujourd’huidatées – comme d’ailleurs les biblio-graphies proposées en fin d’étude.

Le même reproche vaut pour lesquatre volumes parus ce prin-temps, reprenant des séquences dela monumentale Histoire de lafamille, parue naguère en deux volu-mes chez Armand Colin et préfacéeconjointement par Claude Lévi-Strauss, Georges Duby et JackGoody – un gage du pluralisme desregards. Cette publication coïnci-dait avec la poursuite, sous la hou-lette de Roger Chartier, du chantiersur l’Histoire de la vie privée, ouvertpar Georges Duby et PhilippeAriès, peu avant la mort de ce pion-nier du champ familial (Seuil,1986). Sans doute le sujet était-ilparticulièrement en phase avec les

préoccupations du moment, l’héri-tage de modèles tenus pour inva-riants ayant été remis en cause à lafin des années 1960. Et le lecteur de1986 découvrait au fil des contribu-tions de la petite cinquantained’universitaires, historiens pour laplupart, que nombre de ce qu’iltenait pour des évidences méri-

taient de sérieuses révisions, voireune disqualification claire et nette.

Le choix de ne retenir qu’une par-tie du collectif a ses crève-cœur : onregrettera ainsi de ne pas retrouverpour l’heure au générique MartineSegalen ou Christiane Klapisch-Zuber, dont les travaux sur l’iden-tité généalogique font partie des

plus riches apports au champ fami-lial. Il a aussi ses atouts : sans répon-dre à la question centrale de Lévi-Strauss, malicieuse à force de faus-se naïveté, sur la création de lafamille (relevant de la nature del’homme, de son être biologique oude sa culture, c’est-à-dire de sa rela-tion aux autres ?), il permet d’adop-

ter directement certains regardssinguliers sans s’encombrer d’unmodèle peu ou prou biblique.

« physiologie du social »Ainsi, entreprenant d’étudier cet-

te communauté, oikia ou oikos, mai-sonnée ou famille de la Grèce classi-que, Giulia Sissa se place-t-elle sousl’autorité d’Aristote et du premierlivre de La Politique. Proposant une« physiologie du social » où les« couples » maître/esclave,mari/épouse et père/enfants posentles relations élémentaires de la com-munauté, elle cherche dans le cor-pus juridique les clés de la parenté.Le même champ permet à Rome,avec Yan Thomas et Aline Roussel-le, d’approcher la notion de patri-moine – inclus dans celle de familia–, ses modes de dévolution, le sensmême du mariage, acte privé, et lanotion centrale de paternité aupays des Patres conscripti, nom col-lectif des membres du Sénat.

Le volet médiéval, préfacé sanssurprise par Duby lui-même, confir-me que la famille repose d’abordsur le lien de parenté, loin de laréduction nucléaire qu’entendl’homme du XXIe siècle. C’est là quese mesure la fécondité du regardanthropologique qui, dès lesannées 1950, décida de l’interroga-tion nouvelle des médiévistes. Ceux-ci affinèrent leurs concepts, pouropérer cette inflexion de la perspec-tive « classique » qui accompa-gnait, anticipait même pour les plusaudacieux, la remise en question dela vision de la famille contemporai-ne (modes de vie, morale et rituels).Echo qui tempérait la radicalité dela mutation à l’œuvre en offrant lebénéfice d’une perception sur la« longue durée ».

Rien de tel avec le bref essai de

Thierry Bianquis sur la famillearabe médiévale. La faiblesse de ladocumentation, les trésors depatience nécessaires pour obtenirdes indices probants, la législationdévoilant plus d’indices que la litté-rature, disent le prix de cette courtesynthèse, modeste et honnête.Conférant identité et statut social,la famille permit plus que desauvegarder les patrimoines mena-cés par la rapacité des puissants,contribuant à modeler la villemusulmane.

Déjà bien étudiée par des histo-riens, anthropologues et sociolo-gues comme Philippe Ariès, Jean-Louis Flandrin, Jacques Gélis,Jacques Dupâquier, Mireille Laget,Edward Shorter ou Norbert Elias,la famille de l’époque modernebénéficie d’une présentation intelli-gemment didactique qu’on n’avaitpeut-être moins remarquée naguè-re, tant les zones d’ombre, mises enlumière, accaparaient alors l’atten-tion. Cette reprise (avec, luxe rare,une bibliographie à jour) permetde corriger le préjudice. Un béné-fice inattendu de ces rééditionsmorcelées.

Philippe-Jean Catinchi

e La Famille dans la Grèce antique età Rome, de Giulia Sissa, Tan Thomas

et Aline Rousselle, Complexe, « Histori-

ques », 208 p., 9,90 ¤ ; La Famille occi-dentale au Moyen Age, de Pierre Gui-

chard, Jean-Pierre Cuvellier, Pierre Tou-

bert, Robert Fossier et Henri Bresc,

Complexe, « Historiques », 296 p.,

11,60 ¤ ; La Famille arabe médiévale,

de Thierry Bianquis, Complexe, « His-

toriques », 96 p., 6,90 ¤ ; La Famille enOccident du XVIe au XVIIIe siècle, de

François Lebrun et André Burguière,

Complexe, « Historiques », 128 p.,

8,90 ¤.

« Cartes postales » d’une résistance

Une nouvelle forme de pauvreté« Il n’y a pas de précarité qui soit une liberté », souligne un « Que sais-je ? » bien informé

Détail d’une

page

du « Livre

d’heures

de Catherine

de Clèves »

(Flandre, vers

1440) :

l’enfant

apprend

à marcher

avec un

« youpala »

manifeste-

ment

fabriqué par

son père

D e Seattle à Porto Alegre, dePrague à Doha, de nou-veaux mouvements politi-

ques se propagent avec un certainsuccès. Naomi Klein, journalistecanadienne née à Montréal en 1970,accompagne cette mouvance : sonpremier livre, No Logo, la tyranniedes marques (Actes Sud, 2001) estun best-seller traduit en 27 langues,vendu à un million d’exemplaires.

Journal d’une combattante n’estpas une suite à ce premier essai,mais la réunion d’articles parusnotamment dans The Globe andMail, principal quotidien anglopho-ne du Canada, ou dans d’autres jour-naux, comme l’hebdomadaire amé-

ricain de gauche The Nation. NaomiKlein a couvert la plupart desforums sociaux et des contre-som-mets du G8, de Davos ou de l’Orga-nisation mondiale du commerce.

Ses « cartes postales », commeelle nomme elle-même ses articles,bénéficient de la précision journalis-tique nord-américaine. Mais elle yajoute une pointe d’humour et, sur-tout, une faculté d’étonnement peufréquente. Devant le triomphe ducommerce, l’étendue de la pauvretémondiale, l’impact de la politiquede George W. Bush, elle ne paraîtjamais blasée ni résignée.

Naomi Klein pourfend la privatisa-tion des services publics de la santéou de l’éducation. « Les clôtures quiprotègent l’intérêt public disparais-sent à vue d’œil, alors que celles quilimitent nos libertés se multiplient. »Elle montre comment cette dérégle-mentation massive donne naissan-ce « à des armées d’exclus dont onjuge le mode de vie “arriéré”, dont les

besoins les plus fondamentaux nesont pas comblés ». Elle témoignesur les zones de rétention pour réfu-giés, gérées par des entreprises desécurité privées. Ou encore sur les« usines-cages » entourées de barriè-res, de tours de guet et de soldats,aux Philippines ou en Indonésie.

Mais l’apport le plus original dulivre réside dans la description denouvelles formes de luttes et de soli-darités. A l’instar de la romancièreindienne Arundhati Roy (L’Ecrivain-militant, Folio), Naomi Klein recen-se plusieurs modes de résistance.

des ouvriers déprivatisentAux Etats-Unis, des militants

créent des centres médiatiques indé-pendants équipés de logiciels gra-tuits. A Toronto, où vit la journa-liste, la Coalition contre la pauvretéa expulsé symboliquement le minis-tre du logement de son bureau, quel-ques jours après le 11 septembre2001 : « Le 11 septembre n’a rien

changé au fait que beaucoup de sans-abri mourront dans les rues l’hiverprochain. »

En Thaïlande, des organisationspaysannes plantent des légumes bio-logiques sur les terrains de golf tropbien irrigués. En Bolivie, desouvriers « déprivatisent » la distribu-tion d’eau, de même qu’à Soweto,en Afrique du Sud, des électriciensbénévoles remettent le courantchez les plus pauvres du quartier.

Au-delà de ces actions et desréflexions partagées lors des grandsforums sociaux, comment le mouve-ment pourra-t-il se développer ?L’auteur propose quelques pistes.Mais elle ne méconnaît pas les diffi-cultés : « Comment se mobilisercontre une idéologie si vaste qu’ellen’a pas de limites ? Quel est le lieu derésistance de ceux qui n’ont pas delieu de travail à fermer ? A quoi s’ac-crocher lorsque ce qui est puissant estaussi virtuel ? »

Catherine Bédarida

U ne caissière de supermar-ché, un étudiant employédans la restauration rapide

occupent des emplois précaires. Lesalarié d’une entreprise de nettoya-ge sous-traitante, la vendeuse encontrat à durée déterminée égale-ment. Le travail à temps partiel, letravail temporaire, les contrats àdurée déterminée concernentaujourd’hui 20 % de la populationactive. L’emploi précaire se définitpar la discontinuité des temps, l’in-termittence. Le droit entérine cesruptures en évoquant les tâchesnon durables des intérimaires –leurs « missions » – et en considé-rant comme travailleurs à tempspartiel ceux dont la durée de travailmensuelle est inférieure d’un cin-quième à la durée légale du travail.

A cette instabilité s’associent defaibles revenus et une moindre pro-tection sociale. L’emploi précaire,montre Patrick Cingolani, remplitainsi ses fonctions au sein des entre-prises. Il permet d’ajuster l’effectifsalarié aux surcharges récurrentesd’activités momentanées et de ren-forcer la subordination des salariésaux employeurs, la perte d’emploidevenant un objet de chantage et lemoyen d’imposer des conditions detravail dégradées.

En 1986, dans son livre L’Exil duprécaire, Patrick Cingolani s’étaitattaché à décrire les nouveaux com-portements de jeunes dont le rap-port au travail était subordonné audésir d’activités à caractère esthéti-que, politique ou culturel. Sansrenier ses anciennes analyses, il lessitue aujourd’hui dans un contexteéconomique et politique beaucoupmieux défini. Certains jeunes sala-riés tentent de travailler autre-

ment. Des parcours singuliers seconstruisent, ceux de jeunes gensqui, sur un pan de leur vie, sontmusiciens ou graphistes, surl’autre, coursiers ou manutention-naires. La précarité a ses tactiques,destinées à harmoniser le tempsd’épanouissement personnel et letemps de travail. Pourtant, « il n’y apas de précarité qui soit une liberté,ceux qui le disent à droite ou à gau-che se bercent et bercent d’illu-sions. »

Le plan de cette mise au pointbien informée et méthodique estéloquent, puisqu’il fait se succéderl’étude de l’emploi précaire, despratiques des précaires et de la pré-carité comme manifestation spécifi-que de la pauvreté. La dimensionculturelle de la pauvreté a changé.Elle n’apparaît plus sous la formedes bidonvilles à la périphérie desmétropoles. La nouvelle pauvretéest à penser sous le signe de l’accu-

mulation des précarités. Elle est leproduit d’une somme de handicapset de vulnérabilités psychiques,familiales et professionnelles quis’accumulent et conduisent à ladésorganisation des rythmes, à lalésine et aux tracas, à la maladieaussi, puis à la désocialisation provi-soire ou définitive.

Refusant tout misérabilisme,Patrick Cingolani envisage « unepolitique de la précarité ». Tenuepour exemplaire, la lutte récentedes intermittents du spectacletémoignerait de la volonté nou-velle d’associer les potentialitésd’épanouissement de l’emploi dis-continu et la protection de l’assu-rance-chômage.

Reste que les discontinuités tem-porelles de la précarité traduisentd’abord une sujétion et une humi-liation. Prendre son temps n’estpas donné à tous.

Jean-Paul Thomas

ZOOMa « PSYCH-POCKET »

Les éditions In Press augmentent de deux collec-tions leur catalogue de psychologie et de psycha-nalyse, qui a vocation didactique mais se veut aus-si lieu d’échanges entre praticiens, tant freudiensque lacaniens. Lancée en 2004, « Psych-pocket »,dirigée par Jacquy Chemouni, offre un spectreassez large : vocabulaire essentiel à tout discourspsychanalytique, pratiques cliniques et écoles depsychologie (comportementalisme, cognitivisme).120 pages, à un format et à un prix de poche, pour

donner des définitions claires et des illustrations cliniques desconcepts de mélancolie et de résilience, du test de l’arbre ou de l’entre-tien sujet/psychologue. La deuxième collection, « Un psychanalyste,une œuvre », dont le premier titre est consacré à l’Anglais Winnicott,retrace un parcours intellectuel avant de passer en revue les conceptsd’une théorie. François Duparc, André Green, J.-B. Pontalis sont quel-ques-uns des praticiens en exercice qui ont eu l’idée de ces hommagessuccessifs à leurs maîtres ou confrères. St. L.Ed. In Press, « Psych-pocket », 120 p., 10 ¤ ; « Un psychanalyste, une

œuvre », 228 p., 19 ¤.

a SEXUALITÉS BOUDDHIQUES, entre désir et réalités,de Bernard Faure

Publiée pour la première fois en 1994 aux éditions duRocher, cette étude est passionnante à redécouvrir.Pour au moins deux raisons principales. En premierlieu, la sexualité ne fait pas l’objet, chez les bouddhis-tes, d’un discours systématique qui la thématise etl’accompagne comme c’est le cas en Occident. Un tra-vail d’enquête était donc indispensable. Bernard Fau-re, professeur à l’université de Stanford, est allé cher-cher dans les précis de discipline monastique, aussi

bien que dans les traités de jurisprudence ou les contes et légendes, unemasse impressionnante d’informations. En second lieu, il met en lumiè-re les paradoxes multiples d’une double attitude. Certains bouddhistesrefusent en effet la sexualité et prônent un rigorisme strict. D’autres, aucontraire, veulent transmuer l’énergie sexuelle et pratiquent systémati-quement la transgression. Les conflits entre ces deux versants surpren-nent, amusent, et donnent à penser. R.-P. D.Flammarion, « Champs », 236 p., 8,20 ¤.

a LE GOÛT DU RHIN, textes choisis et présentés par

Bernard Lefort

Parmi les fleuves qui inspirent la littérature, onconnaît le Danube, dont l’écrivain italien ClaudioMagris a eu la belle idée de suivre le cours géogra-phique, historique et symbolique. « Le Petit Mercu-re » a cette autre bonne idée d’intégrer son rival, leRhin, parmi les titres de sa collection « Le goûtde… ». Ce qui donne une anthologie d’extraits detextes d’auteurs qui furent impressionnés par cespaysages. Les romantiques, de part et d’autre du

fleuve, Hölderlin et Wagner, Lamartine et Hugo, furent fous de son flotgrondant, au-dessus duquel rêve encore la Loreleï de Heine. C’est parla mythologie que les Français, mais aussi les Anglais, découvrirentalors l’imaginaire allemand. Apollinaire, ensuite, dans ses poésies « rhé-nanes », mêla l’amour déçu à la mythologie du fleuve pour en exprimerla beauté mélancolique. En contrepoint de ces extraits, Bernard Lefortéclaire sur l’histoire géopolitique d’un fleuve disputé devenu symbolede paix en Europe. Signalons aussi Le Goût de la Loire, de FrançoiseBenassis, et Le Goût de la Croatie, de Sophie Massalovitch. St. L.Mercure de France, « Le Petit Mercure », 128 p., 4,80 ¤.

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Recherches dans l’intérêt des famillesLes éditions Complexe proposent de larges extraits d’une somme qui bouleversa, dans les années 1980, le regard porté sur l’institution familiale.

Perspective sur la longue durée qui révisait le modèle contemporain, l’étude a conservé toute sa vivacité

LIVRES DE POCHE ESSAIS

JOURNAL D’UNE COMBATTANTE

de Naomi Klein.Traduit de l’anglais (Canada)par Lori Saint-Martinet Paul Gagné,Léméac/Actes Sud, « Babel »,352 p., 8 ¤.

LA PRÉCARITÉde Patrick Cingolani.PUF, « Que sais-je ? », 128 p., 8 ¤.

VI/LE MONDE/VENDREDI 10 JUIN 2005

Page 7: Paysage en mouvement

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La bonne santé du polar italienUn tour d’horizon des traductions françaises récentes

I l y a trois sortes de femmes, lesemmerdeuses, les emmerdanteset les emmerderesses. » Il est un

peu surprenant de découvrir quel’auteur de cette réflexion n’estautre que Paul Valéry, aussi surpre-nant que de l’entendre citer par unex-commissaire de police.

Il faut dire que Lola Jost étaitprofesseur de français avant d’en-trer dans la police et qu’elle nemanque jamais une occasion deplacer à propos quelques versd’Apollinaire ou de Corneille, oude rectifier les écarts de langage deson amie américaine Ingrid Diesel,qui jure en anglais comme un char-retier et emploie parfois la languefrançaise de manière approximati-ve. Ainsi les romans de DominiqueSylvain reposent-ils sur un équili-bre entre une bonne dose de pitto-resque et un travail constant sur lalangue.

Ingrid et Lola, tel est le tandemde choc qui mène l’enquête dansLa Fille du samouraï. Ingrid est mas-seuse dans la journée et strip-teaseuse dans un cabaret de Pigal-le la nuit ; Lola, l’ex-flic revenue detout, est fâchée avec son succes-seur, qui ne partage pas sa concep-tion du métier.

D’un côté, un ancrage dans unquartier parisien, le passage Brady,et un restaurant qui sert de lieu deralliement à toute une tribu quin’est pas sans rappeler les Malaus-

sène des premiers romans deDaniel Pennac ; de l’autre, deshéroïnes qui travaillent en duopour donner une importance parti-culière aux dialogues.

Quand elle était petite, Domini-que Sylvain se souvient d’avoir étégardée par une arrière-grand-mèrepur produit de l’école laïque et obli-gatoire de Jules Ferry. La vieilledame lui apprenait des fables etdes poèmes, lui inculquant le goûtde la langue et de sa cadence, cequi n’est pas si fréquent dans legenre policier. C’est par hasardqu’elle est venue au roman.

D’abord journaliste indépendan-te, elle travaille pendant huit ans àla direction de la communicationdu groupe Usinor, ce qui lui per-met de découvrir le monde indus-triel mais aussi d’assister à l’effon-drement de la sidérurgie lorraine.Quand son mari est nommé auJapon, elle part s’installer à Tokyo,où elle occupe ses loisirs à l’écri-ture de romans policiers. Lespremiers mettaient en scène le per-sonnage de Louise Morvan, détec-tive privé qui a cédé la place, avecPassage du désir (éd. VivianeHamy, 2004), au duo des « emmer-deresses », Ingrid et Lola.

du porto et des puzzlesLa constante de tous ces romans

est une attention minutieuse auxévolutions de la société. C’est, biensûr, un des objectifs que se fixegénéralement le roman policierque de pointer les maladies ducorps social. Mais, dans le cas deDominique Sylvain, le fait de vivre

au Japon lui donne un recul et despoints de comparaison qui enrichis-sent singulièrement son analyse.

« Les choses ont commencé à sedégrader avec le choc pétrolier de1975. On avait connu les “trente glo-rieuses”, puis les “trente piteuses”,et maintenant comment va-t-onappeler ce qui nous attend ? Les“trente désespérantes” ? » Le dia-gnostic est sévère, mais le résultatn’est pas déprimant. Les personna-ges de Dominique Sylvain sontvivants et sensuels, et même siLola éprouve pour le porto et lespuzzles un penchant qui frise lesyndrome maniaco-dépressif, leton reste toujours plus proche deces comédies britanniques qui,comme The Full Monty, traitentavec humour de sujets graves.Disons, pour rester dans le domai-ne policier, que Dominique Syl-vain serait plutôt du côté de PepeCarvalho que de Kurt Wallander,même si elle porte une égale admi-ration à Henning Mankell et àManuel Vazquez Montalban.

La Fille du samouraï met enscène une jeune fille, Alice, quigagne sa vie en jouant les doublu-res de Britney Spears (elle a unecopine qui joue Madonna). Elle seproduit dans les galas, les anniver-saires privés, etc. Un jour, elle setrouve à Paris, dans un grand hôtelde la porte Maillot, où l’attendent,dans sa chambre, un bain mous-sant et du champagne au frais.Mais, au lieu de profiter de l’ac-cueil et de se préparer à son numé-ro, Alice se jette par la fenêtre. Lesuicide ne fait aucun doute, puis-

qu’elle était seule dans la chambre.Pourtant, certains détails surpren-nent. Un cameraman a filmé sachute et a vendu à la télévision cereportage, que l’on va mêmeretrouver en boucle sur Internet.

Cette fable d’Alice passée del’autre côté du miroir fournit àDominique Sylvain l’occasiond’une réflexion subtile sur la place

de l’image dans notre société, sonutilisation politique – par exempledans le cadre d’un chantage –,mais aussi toutes les formes demanipulation et le goût morbidede nos contemporains pour la télé-réalité.

La Fille du samouraï est aussiune sorte de roman d’initiation.Puisque les deux héroïnes finissent

par se retrouver à Tokyo, enfinapaisées, à barboter dans un bainchaud après une enquête particu-lièrement complexe qui, souve-nons-nous, avait commencé àParis autour d’un bain moussant.Faut-il y voir une invitation àrechercher la sérénité du côté de lasagesse orientale ?

Gérard Meudal

Toutes les aventures du romanUn catalogue amusant des situations et recettes de feuilletons

S i l’on excepte les deux bas-tions traditionnels que sontla Grande-Bretagne et les

Etats-Unis, aucun pays ne fournitactuellement en matière de romanpolicier une production plus richeet plus variée que l’Italie. Le « gial-lo », le roman noir italien, affichedepuis quelques années une bon-ne santé remarquable, il est plébis-cité dans son pays d’origine et s’ex-porte avec succès. Il suffit pours’en convaincre d’effectuer un rapi-de tour d’horizon des titres quepropose l’édition française à laveille de l’été.

A tout seigneur tout honneur :Andrea Camilleri, le doyen maisaussi le plus célèbre des auteursitaliens de polars, est toujours aus-si passionnant. Son héros, le com-missaire sicilien Montalbano, abeau menacer sans cesse de toutplaquer (La Démission de Montalba-no, traduit par Catherine Siné etSerge Quadruppani, Pocket,340 p., 6 ¤), il se trouve toujoursembarqué dans de nouvelles aven-tures – et pas toujours à son avan-tage. Dans Le Tour de la bouée (tra-duit de l’italien par Serge Quadrup-pani avec l’aide de Maruza Loria,

Fleuve noir, 236 p., 18,50 ¤), il secouvre même de ridicule. En se bai-gnant, il croise un cadavre flottantentre deux eaux et, pour le rame-ner à terre, il enlève son maillot debain, s’en servant comme câble deremorquage. Mais sur la plage l’at-tend un couple de retraités qui leprennent au mieux pour un exhibi-tionniste, au pire pour un assassin.Un journaliste passait par là. Résul-tat, on peut voir le soir même auxinformations télévisées régionalesle commissaire à moitié groggy etdans le plus simple appareil. Cen’est pas très bon pour l’image dela police.

Pis encore, croyant rendre unenfant à sa mère, il remet ungamin destiné à un réseau pédophi-le entre les mains de trafiquants.

mafia, monstre, madoneSanto Piazzese, lui aussi sicilien,

n’a pas son pareil, dans les enquê-tes du commissaire Spotorno,pour évoquer Palerme et ses mystè-res (Le Souffle de l’avalanche, tra-duit de l’italien par George Zagara,Seuil, 258 p., 21 ¤). Piergiorgio diCara (L’Ame à l’épaule, traduit parSerge Quadruppani, éd. Anne-

Marie Métailié, 250 p., 10,50 ¤) évo-que, lui, l’assassinat d’un juge anti-mafia, en s’inspirant d’une affairebien réelle qu’il connaît d’autantmieux qu’il est lui-même commis-saire à la brigade antimafia dePalerme.

Michele Giutari (Souviens-toique tu dois mourir, traduit par Fran-çoise Brun, Albin Michel, 360 p.,20 ¤) est lui aussi policier. Il a déjàécrit un livre sur l’affaire du« monstre de Florence », en colla-boration avec Carlo Lucarelli, qui,de son côté, continue à explorerles années sombres du fascisme ita-lien (Enquête interdite, traduit parArlette Lauterbach, « Fayardnoir », 310 p., 17 ¤). Enfin AndreaG. Pinketts, le jeune chien fou duroman italien, met un terme auxaventures de Lazare Santandrea,son double fictif (Turquoise fugace,traduit par Gérard Lecas,« Rivages/Thriller », 220 p., 18 ¤),tandis que reparaît, en poche LaMadone assassinée (traduit parGérard Lecas et Hubert Basrénée« Rivages/Noir », 512 p., 10,40 ¤),un précédent épisode de cette sagadrôle et inventive.

G. M.

Dominique Sylvain.

I l y a la scène du canot pneuma-tique, inexorablement emportépar les rapides vers une chute

spectaculaire, celle de la lutte àmort à bord d’un hélicoptère enpanne de carburant et qui va s’écra-ser d’une minute à l’autre. Il y a letemple souterrain où d’étrangescréatures se livrent à des sacrificeshumains, ou le savant fou quimenace de faire exploser la planètedans une apocalypse nucléaire…

Il ne manque au dernier romande Brigitte Aubert aucun des cli-chés qui émaillent généralement lerécit d’aventures. Si l’auteur se pre-nait au sérieux, le résultat seraitinsupportable. Mais à chaque foisque l’action frise l’invraisemblable,elle s’emploie au contraire à enrajouter une bonne couche assor-tie d’un commentaire du genre :« Cette expédition devenait de plusen plus absurde, mâtinée de MarxBrothers et d’Alice au pays des mer-veilles. »

Dans un précédent roman, Rap-ports brefs et étranges avec l’ombre

d’un ange, Brigitte Aubert s’étaitemployée à dynamiter le code lin-guistique convenu du romand’aventures. Ici, ce sont les imageset les situations typiques du genrequi sont passées en revue commes’il s’agissait d’en dresser un catalo-gue exhaustif.

néandertal en irakUne expédition scientifique s’en

va dans le désert iranien chercherdes vestiges de l’âge du bronze etdécouvre des pierres gravées quisemblent bouleverser toutes lesidées reçues en matière d’archéolo-gie. Le secret, car il en faut bien un,est le suivant et ce n’est pas déflo-rer l’intrigue que de le dévoiler tantl’intérêt réside ailleurs : l’hommede Néandertal n’a pas disparu il y a30 000 ans comme tout le monde lepense. Réduit en esclavage par soncousin Homo sapiens, notre ancê-tre, il a survécu clandestinement,caché en particulier dans certainescavernes sous le désert iranien.

A présent l’heure de la revanchea sonné. Le peuple des Néo-Néan-dertaliens compte bien sûr des bru-tes épaisses mais aussi des parti-sans de la coexistence pacifique, et

comme l’affaire se passe en pleinterrain de manœuvre de l’arméeirakienne qui procède à ses essaisnucléaires, tous les ingrédientssont réunis pour un véritable feud’artifice.

Le plus curieux c’est qu’une telleintrigue, bourrée à craquer d’invrai-semblances, est doublement effica-ce. On peut la lire comme un pasti-che mais aussi comme un homma-ge au roman-feuilleton dont elleassume les recettes. C’est un livre àmettre absolument entre toutes lesmains et qui plaira à ceux qu’ontfait rêver les aventures de JamesBond, d’Indiana Jones, de Blake etMortimer et de tant d’autres. L’ab-surde, loin d’être un obstacle,devient une arme au service de lacaricature et la distance amuséequ’instaure l’auteur avec sa proprenarration suscite la complicité dulecteur. Après tout, comme l’affir-me le héros justement prénomméRoman : « La vie est bien souventaussi mélodramatique que le pirenavet hollywoodien. » Sans comp-ter que ce thriller délirant sur fondde guerre raciale peut donnermatière à réflexion.

G. M.

De l’autre côté du miroirDans ce roman d’initiation, Dominique Sylvain

s’interroge sur la place de l’image dans notre société

LE CHANT DES SABLESde Brigitte Aubert.Seuil, « Thrillers », 350 p., 19 ¤.

ROMANS POLICIERS

ZOOMa 96o

de Kjell Ola

Dahl

Voici la der-nière révéla-tion du polarnordique et lapremière tra-duction d’unroman de cetauteur norvé-

gien, dont une nouvelle étaitparue en français dans un numérospécial (no 67 bis) de la revue Brèvespublié en 2003 pour le festivalPolarkrim d’Oslo. Les aventures deBendik qui, au sortir de prison, apris de bonnes résolutions (trouverun studio, un boulot stable, s’occu-per de sa fille), qu’il aurait volon-tiers tenues s’il n’avait croisé la rou-te de Lilian. G. M.Traduit du norvégien par Francine

Girard et Nils Ahl,

Gallimard, « Série noire », 342 p.,

13,50 ¤.

a LA NUIT DU 28 FÉVRIER

de Leif G.W. Persson

Son nom est Persson et il est trèscélèbre en Suède, comme crimino-logue et comme auteur de romanspoliciers. Ecrit après vingt ans desilence, ce livre est un roman àclefs sur l’événement qui boulever-se encore les Suédois, l’assassinat,en 1986, du premier ministre OlofPalme. Persson y brosse un por-trait terrifiant de la corruption etde l’incompétence généralisées quiont permis ce drame et empêchéqu’il soit jamais élucidé. G. M.Traduit du suédois par Philippe

Bouquet,

Presses de la Cité, 530 p., 22 ¤.

a SANS L’OMBRE D’UN TÉMOIN

d’Elizabeth George

L’alliance d’une intrigue impecca-blement ficelée et d’une explora-tion étonnante de la société britan-nique. L’histoire repose sur uneaffaire de meurtres en séries

d’autant plus délicate que la person-nalité des victimes, de jeunes métis,fait qu’elle n’intéresse vraiment nila police ni les médias. Un excellentElizabeth George dont le précédentroman, Un nid de mensonges, repa-raît simultanément en poche (tra-duit par Dominique Wattwiller etJean-Charles Khalifa, Pocket 820 p.,20,50 ¤.) G. M.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)

par Dominique Wattwiller

et Hubert Tézenas,

Presses de la Cité, 600 p., 21,50 ¤.

a DEUIL INTERDIT

de Michael Connelly

Le grand retour de l’inspecteurHarry Bosch au LAPD (Los AngelesPolice Department) où il est chargéd’appliquer les techniques les plusrécentes à des affaires anciennesnon élucidées, avec le risque devoir le passé lui exploser à la figure.Bosch est certainement l’un des per-sonnages d’enquêteur les plus

fouillés et les plus réussis. Quant àConnelly, c’est décidément un maî-tre. G. M.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)

par Robert Pépin,

Seuil, « Policiers », 390 p., 22 ¤.

a NE JOUEZ PAS AVEC LE FEU

de Peter Robinson

Avec le John Rebus de Ian Rankin,l’inspecteur Banks de Peter Robin-son est une des grandes figures dupolar britannique contemporain. Ilexerce ses talents dans le Yorkshired’où Robinson, qui vit au Canada,est originaire. Personnage comple-xe, mélomane et grand lecteur, ama-teur de whisky aussi, Banks est iciconfronté à une affaire d’incendiescriminels dont les premières victi-mes sont une jeune droguée et unartiste solitaire qui vivait sur unepéniche. En même temps que Nejouez pas avec le feu paraît en poche,un autre roman inédit, La Vallée desténèbres (traduit de l’anglais par

Henri Yvinec, Le Livre de poche,448 p., 6,95 ¤.) G. M.Traduit de l’anglais

par Pierre Reignier,

Albin Michel, 500 p., 22 ¤.

a PAS DE DEUX AVEC LA MORT

d’Alain Germain

Tyrannique et géniale, Mme Olga,une vieille Russe professeur de dan-se, peut créer une étoile aussi facile-ment qu’elle peut ruiner une carriè-re sur un simple caprice. Mais elle ale tort de s’attaquer à des adversai-res dont elle ne connaît pas tous lessecrets. Une intrigue habile et uneévocation du monde de la dansepar un auteur qui connaît la musi-que, puisqu’il est metteur en scèneet chorégraphe. G. M.Le Masque, 320 p., 16,50 ¤.

a DES RELATIONS DE PLAGE

de Jean-Pierre Ferrière

Si vous devez n’emporter qu’unseul livre sur la plage, c’est celui-ci.

Le titre et la couverture vous per-mettront de vous en faire. Et l’histoi-re est drôle et féroce : c’est le parique se lancent deux oisifs fortunésqui ont en commun un goût mar-qué pour les hommes. Où Edwina etGabriel, pour tromper l’ennui deleurs vacances cannoises, décidentde séduire le beau garçon qui sem-ble si amoureux de sa femme… G. M.H & O, 320 p., 21 ¤.

a LE PETIT PIERRE

de Christian Heinrich Spiess

C’est une curiosité que ce romangothique traduit pour la premièrefois en 1795 et introuvable depuiscent cinquante ans. Un modèle deroman noir qui, comme le faitremarquer Charles Nodier, a inspiréà la fois Le Moine de Lewis et le Mel-moth de Maturin. G. M.Traduit de l’allemand par Henri

de Latouche,

éd. Cartouche, 280 p., 24 ¤.

LA FILLE DU SAMOURAÏde Dominique Sylvain.Ed. Viviane Hamy, « Cheminsnocturnes », 288 p., 16 ¤.

LE MONDE/VENDREDI 10 JUIN 2005/VII

Page 8: Paysage en mouvement

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Le nazisme ou les limites de l’intelligence

S ous ce titre qui renvoie auFaust de Goethe, voici une desplus saisissantes réflexions sur

le nazisme produite, en temps réel,par l’esprit le plus admiré et le plushaï de ses contemporains. Commele Journal du romaniste Victor Klem-perer, Troisième nuit de Walpurgisne fut pas publiée intégralement duvivant de son auteur. Comme LeDocteur Faustus de Thomas Mann(1943-1947), ce texte se saisit de lafigure du pacte de l’intellectuel avecle diable pour décrire les noces dunational-socialisme et de la cultureallemande.

De la nuit qui s’abat, le satiristeviennois Karl Kraus ne verra que ledébut puisqu’il meurt en 1936, deuxans avant que l’Autriche ne soit sub-mergée par la vague brune à laquel-le l’« austro-fascisme » du chance-lier Dollfuss, soutenu par Kraus auscandale de ses amis de gauche, n’aoffert qu’un rempart dérisoire.

Mais au-delà des excès et deserreurs d’appréciation, le derniertexte de Kraus demeure époustou-flant de lucidité. Dès les premiersmois, le satiriste a presque tout com-pris. Le nazisme n’était pas indéchif-frable. Il suffisait de le lire, et notam-ment de lire sa presse. Car la logi-que qui mène au meurtre commen-ce par la corruption du langage.

Kraus suit ainsi, pas à pas, la dété-rioration des esprits par la propa-gande. Il pointe, exemple entre mil-le, dans la Frankfurter Zeitung, le ral-liement d’un Heidegger – « penseur(…) qui aligne ses fumeuses idéesbleues sur les brunes ». De mêmeécrase-t-il de son mépris le poèteGottfried Benn, dissimulant sousune quête des origines un vœu de« retour à la barbarie ».

Mais Kraus, maître à penser desplus grands noms d’une civilisationde langue allemande en plein nau-frage, de Walter Benjamin à EliasCanetti, fait aussi sentir qu’il n’aplus sa place dans cette Apocalypse.Il met son manuscrit, composéentre juin et septembre 1933, sousle boisseau. Puis en juillet 1934,avec un art consommé de la prétéri-tion, il en publie de larges extraits,

sous le titre de Warum Die Fackelnicht erscheint (« Pourquoi La Tor-che ne paraît pas » – Die Fackel, lejournal fondé en 1899 et qu’il avaitfini par rédiger seul).

L’assassinat de l’écrivain juif Theo-dor Lessing, le 31 août 1933, a peut-être incité Kraus à la prudence. Iro-nie sinistre de l’histoire, Lessingétait l’un de ceux qui avaient rangéKraus dans leur galerie des auteursjuifs de La Haine de soi (1930)…

Mais la première phrase en formed’aveux scandaleux sous la plumed’un graphomane capable de menercampagne pour « une virgule malplacée » : « Mir fällt zu Hitler nichtsein » (« A propos de Hitler rien ne mevient à l’esprit ») donne une autrepiste de lecture pour ces centainesde pages censées illustrer ce man-que d’inspiration prétendu. Commele suggère le philosophe JacquesBouveresse dans son essai introduc-tif : quand l’événement outrepassela verve, l’imagination voire l’enten-dement du plus grand des polémis-tes, l’interventionnisme intellectueléprouve ses limites. L’heure est àl’action ou, pour les clercs qui neveulent pas trahir, au silence.

Nicolas Weill

L e charme qui se dégage de cesportraits de Français confinésà New York pendant la secon-

de guerre mondiale nécessite unpréalable : qu’on accepte les présup-posés de l’auteur. A la fois amou-reux de la culture française et enquê-teur sourcilleux sur ses silences – ilfut l’un des premiers à dévoiler lesengagements « totalitaires » dujeune Maurice Blanchot –, ce profes-seur de l’université de Boston (Etats-Unis) a une prédilection pour tracer,à l’aide de la psychanalyse et de lathéorie littéraire, des lignes de conti-nuité entre un hier scabreux et unaujourd’hui amnésique.

Comprendre le sens de la démar-che de Mehlman demande qu’onadmette avec lui que le passage parNew York de figures de proue de laculture française ait été, plus qu’unasile imposé par les circonstances,une scène primitive capable d’éclai-

rer des pans entiers de leur œuvreou de leurs existences.

Formant une sorte de « premiercercle » de privilégiés relatifs, lesFrançais de New York offraient, ilest vrai, le spectacle d’un ensemblecomplexe. Toute la palette des opi-nions y était représentée : le « gaul-lisme antijuif » de la philosopheSimone Weil, dont la tendance à lamacération transforma les jourstranquilles à Manhattan en sup-plice ; le « pétainisme philosémite »(possible « seulement à New York »,précise Mehlman) d’un Saint-Exupé-ry, méprisant André Breton et admi-rant le catholique Jacques Maritain ;l’écœurement d’un Alexis Leger(Saint-John Perse) refusant toutelégitimité à la prise de pouvoir desgaullistes ; ou les illusions d’unLouis Rougier, philosophe jouantau diplomate, croyant avoir négociéun accord entre Vichy et Churchill.Tout montre la richesse d’une intelli-gentsia qui ne se réduisait pas à l’op-position collabo/résistant.

Si l’on excepte la lucidité d’unLéger, l’un des seuls à avoir perçu,avant Robert Paxton, que Vichy,loin d’être un « bouclier », allaitau-devant des exigences du vain-

queur allemand, force est de consta-ter que la lecture que les émigrésfont de l’Occupation demeure capti-ve des modèles de l’époque. Mehl-man montre avec brio comment leparadigme de la défaite française en1870-1871 obnubilait acteurs et jour-nalistes spécialistes de la France.

Souvent irrévérencieux, le livre nevire jamais au réquisitoire. Peut-être parce que le contexte où évo-luent ces écrivains aimés n’est autreque la cité de la jeunesse de Mehl-man. On est moins convaincu parles perches lancées en direction dela période contemporaine. Parcequ’elle préférait Cham, fils de Noéet ancêtre biblique des Africains, àSem et Japhet, faut-il faire de Simo-ne Weil la préfiguratrice d’une ten-dance judéophobique de certainsmilieux noirs ou tiers-mondistes ?Faut-il considérer la lecture du Béré-nice de Racine par George Steiner,alors jeune élève au lycée françaisde New York, comme l’« Ur-Text »– le texte cardinal – de sa produc-tion future ? Nul n’est besoin de cesquelques anachronismes pour trou-ver réussie cette fresque d’un exil del’intelligence.

N. W.

D ’où vient l’idée de la « solu-tion finale » ? Comments’est-elle formée ? Par où

a-t-elle cheminé ? De quelle maniè-re se sont opérés les passagesentre le discours disparate desdivers antisémites européens – lit-téraires, gnostiques, néopaïens etautres – et l’appareil politique quia rendu effective l’exterminationde millions de juifs par l’Allema-gne nazie ? Les réponses à cesquestions sont encore loin d’êtrevraiment claires. Des travauximportants ont fait avancer l’analy-se et la réflexion, en particulierceux de Raoul Hilberg, de SaulFriedländer, de Daniel Goldhagen.Malgré tout, beaucoup d’ombressubsistent. Le livre de Jean-LucEvard ne les dissipe pas toutes, évi-demment, mais il a le grand méritede rappeler des faits peu connus etd’apporter des éléments nou-veaux.

Première leçon de ce travail :« l’esprit de la Shoah » existe bienavant Hitler et le parti nazi. « Ceque la bureaucratie nazie exécuteavait déjà été “mis en mots”. » On aoublié, semble-t-il, cette sériecontinue de textes qui, de la fin duXIXe siècle aux années 1920, par-lent en Europe d’exterminer desjuifs. On y trouve pourtant desauteurs que l’on n’inscrit pas sou-vent dans l’histoire de l’antisémitis-me le plus virulent : Dostoïevski,

qui publie en 1877 des articlesd’une violence extrême ; Maupas-sant, qui en 1881 revient d’Afriquedu Nord avec des envies de meur-tre judéicide. Le phénomène s’am-plifie en Allemagne, dans les cer-cles völkisch à partir de 1895. Cen’est pas une doctrine de l’extermi-nation nécessaire qui s’élabore etse diffuse explicitement, mais plu-

tôt l’acclimatation d’une possibili-té. D’abord un meurtre de salon,des massacres virtuels qui ne pas-sent encore que par des allusions,des dénégations (« il ne s’agit pasde les tuer, bien entendu… ») et unepalette d’imprécations antisémitesque le nazisme va ensuite réutili-ser sans les avoir produites.

Second apport du livre de Jean-

Luc Evard : reconstituer le par-cours de la croix gammée en Alle-magne, en tant que signe de laguerre contre les juifs, depuis…1895. C’est Alfred Schuler qui fut,à cette date, le premier à lier leswastika à l’idée d’un combat radi-cal contre le christianisme, qu’ilconcevait comme la conséquenced’un complot juif universel contre

les forces vitales originaires dumatriarcat et du paganisme. Cepersonnage étrange, qui en 1923se fit enterrer habillé en Néron(persécuteur des judéo-chré-tiens…), se passionnait pour la gno-se et la perfection sexuelle suppo-sée du monde antique. Influentdans le cercle du poète StefanGeorge, il y fut l’ami de LudwigKlages, lequel rééditera ses textesantisémites en… 1940, en souli-gnant son antériorité dans le choixde la croix gammée, que pour sapart Rosenberg, l’idéologue du par-ti nazi, considérait, en 1926, com-me « le signe éternel de la race ».

contiguïtés et contagionsEntre ces différents personna-

ges, pas vraiment d’unanimité,mais au contraire des rivalités etdes querelles, idéologiques autantque personnelles. Evard soulignecomment les quatre noms de Schu-ler, Klages, Rosenberg et Hitlerdessinent l’espace spécifique où vase constituer la « religion politiquedu nazisme ». « Schuler en est lepôle gnostique, Klages opère latransformation du modèle gnosti-que en métaphysique de la vie,Rosenberg transforme cette méta-physique en propagande antisémitede la NSDAP, Hitler transforme cet-te propagande en technique juridi-que et policière de la mise à mortdes juifs ». Le plus ardu est évidem-ment de parvenir à élucider le pro-cessus de telles transformations :comment est-on passé, en quel-ques dizaines d’années, de l’ésoté-risme au mouvement de masse, dela gnose néopaïenne aux consi-

gnes politiques du parti nazi, desélucubrations occultistes à la méca-nique des chambres à gaz ? L’en-quête met en lumière des relais.

Le dernier résultat à signalerdans cette étude est son élabora-tion d’un modèle d’explication his-torique qui échappe à l’idée de cau-salité linéaire. Il procède plutôtpar le repérage de contiguïtés, glis-sements et contagions. Les quatreprincipaux protagonistes, sansavoir été jamais tous rassemblés,sans partager non plus exacte-ment tous les mêmes convictions,ont plusieurs points en commun.

Ils ont tous été liés à Elsa Bruck-mann, accélératrice de l’antisémi-tisme sous toutes ses formes. Ilsont également partagé, selon descas de figure à chaque fois dis-tincts, au moins une partie du cre-do idéologique qui aboutit aumeurtre. Le déroulement du pro-cessus est sinueux, voire hétérocli-te. Mais il est malgré tout implaca-ble. De transformation en transfor-mation, finalement les idéestuent.

En lisant cette enquête, on nepense pas qu’au passé. Chacunsait combien, ces dernièresannées, un peu partout en Europe,et singulièrement en France, denouvelles phrases profèrent lesmêmes vieilles menaces. Dans cer-tains pays arabes, on parled’ailleurs ouvertement, chez lesislamistes, d’extermination desjuifs. A chacun de tenter d’arrêter,là où il se trouve, et autant qu’il lepeut, la contagion des idées meur-trières.

Roger-Pol Droit

1940-1944, une « petite France » à Manhattan

ZOOMa HITLER,

L’EUROPE

ET LA SHOAH,

de Robert

S. Wistrich

Professeurd’histoire mo-derne, juive eteuropéenne àl’Université hé-braïque de Jéru-

salem, directeur du Centre interna-tional de recherche sur l’antisémi-tisme, membre du groupe d’histo-riens nommés par le Vatican pourétudier le rôle de Pie XII pendant laShoah, Robert Wistrich livre iciune synthèse d’une grande clarté.Si l’idéologie raciste nazie expliquele projet d’extermination des juifs

d’Europe, c’est la guerre qui,concrètement, rendit la Shoah pos-sible. Le génocide eût toutefois étéimpensable si, à la fin des années1930, des millions d’Européensn’avaient pas souhaité mettre unterme à la présence millénaire desjuifs parmi eux. En six ans(1933-1939), tout un siècle d’inté-gration des juifs à la société et à laculture allemandes fut entière-ment et brutalement renversé, cequi prépara le terrain à la phase sui-vante, celle de l’extermination,non sans que les juifs aient résis-té, contrairement à des clichéstenaces. L. DoTraduit de l’anglais par Jean-Fabien

Spitz, Albin Michel, « Bibliothèque

Histoire », 336 p., 20,90 ¤.

a LA MORT À QUINZE ANS,

d’André Rossel-Kirschen

Fils de parents juifs chassés de Rou-manie vers la France par l’antisémi-tisme en 1932, André Kirschen vitune enfance heureuse. Il dévorequantité d’ouvrages, auteurs classi-ques compris, et se politise dèsl’âge de 12 ans. Après la défaite de1940, son frère aîné, Bernard, luidonne le contact avec l’Organisa-tion spéciale du PCF. Il choisitpour pseudonyme le nom de Ros-sel, officier de la Commune fusillépar les versaillais. Le 10 septembre1941, à Paris, il a 15 ans quand iltire à bout portant sur un Alle-mand. Arrêté le 9 mars 1942, il estcondamné à dix ans de prison.Détenu en Allemagne, il apprend,

vingt et un mois après, l’exécutionde son père et de son frère. Samère, prise dans la rafle des juifsroumains du 23 septembre 1942, aété assassinée à Auschwitz. Grâceà Gilles Perrault, qui mène l’entre-tien avec chaleur et compétence,ce miraculé, libéré en avril 1945,livre là un témoignage d’une boule-versante simplicité. L. DoFayard, 304 p., 18 ¤.

a LE TRAUMATISME EN HÉRITAGE

d’Helen Epstein

Juive de la deuxième générationaprès la Shoah, Helen Epstein agrandi en Amérique, accompa-gnant l’exil d’un père et d’unemère tchèques, seuls survivants àl’extermination des leurs. Pour

avoir enfin la révélation du sensprofond de ce traumatisme héritéd’une histoire qu’elle n’a pasvécue, elle entreprend, jeune jour-naliste de vingt-neuf ans, de fairetémoigner d’autres enfants desurvivants. Aussi, réduisant faitshistoriques et données quantifia-bles à la portion congrue, n’évo-quant qu’incidemment les interpré-tations de psychiatres et de psycha-nalystes, son enquête entremêlesa propre biographie à ces autrestémoignages humains.Une fraternité du silence se romptainsi pour révéler les diversesformes de la transmission d’unjudaïsme réduit au traumatismede la Shoah, d’une génération àune autre, grandie aux Etats-Unis,

ou en Israël ou en Amérique duSud. St. L.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)

par Cécile Nelson, préface de Boris

Cyrulnik, éd. La Cause des livres,

328 p., 21 ¤.

A signaler également :

Michel Vanoothuyse, professeur

à l’université Paul-Valéry

de Montpellier, reconstitue la réalité

de l’engagement nazi d’Ernst Jünger

dans Fascisme et littérature pure.La fabrique d’Ernst Jünger(éd. Agone, 252 p., 22,80 ¤), tandis

que les Presses universitaires

de Strasbourg publient les écrits

rédigés de 1933 à 1938 par René

Capitant (1901-1970) sous le titre

Face au nazisme (284 p., 18 ¤).

La contagion des idées meurtrièresEn reconstituant l’histoire de la croix gammée, Jean-Luc Evard retrace le parcours de l’antisémitisme, de la gnose ésotérique à la politique d’extermination.

Dans l’Europe de la fin du XIXe siècle, insidieusement, la suggestion du génocide commençait à faire son chemin

TROISIÈME NUIT DE WALPURGIS

(Dritte Walpurgisnacht)de Karl Kraus.Traduit de l’allemand (Autriche)par Pierre Deshusses,éd. Agone, 564 p., 28 ¤.

ÉMIGRÉS À NEW YORK

Les intellectuels français

à Manhattan (1940-1944)de Jeffrey Mehlman.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Pierre-Emmanuel Dauzat,Albin Michel, 254 p., 25 ¤.

HISTOIRE NAZISME ET CAMPS

SIGNES ET INSIGNES

DE LA CATASTROPHE

Du swastika à la Shoahde Jean-Luc Evard.Ed. de l’Eclat, 232 p., 29 ¤.

VIII/LE MONDE/VENDREDI 10 JUIN 2005

Page 9: Paysage en mouvement

Comprendre Ravensbrück et Buchenwald

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L e lecteur français disposait jusqu’à pré-sent du Ravensbrück de GermaineTillion, publié en 1946, remanié en 1973

et 1988. Il faudra dorénavant compter aussiavec la traduction française de la thèse del’historien allemand Bernhard Strebel,publiée en Allemagne en 2003. Fondée surdes archives éparses, lacunaires mais nom-breuses, et sur des témoignages, cette recher-che minutieuse constitue une belle avancée.

Ouvert le 18 mai 1939, libéré le 30 avril1945, situé à 90 kilomètres au nord de Berlin,Ravensbrück, seul camp de femmes du systè-me concentrationnaire nazi jusqu’en 1942, vitpasser quelque 123 000 détenues venues detoute l’Europe. Strebel retrace l’histoire et

reconstitue l’organisation de cette jungle.Son apport principal est d’embrasser l’intégra-lité d’un complexe concentrationnaire com-prenant, entre autres, un camp d’hommes(20 000 détenus servant de main-d’œuvrepour les incessants travaux d’agrandisse-ment), un « camp de protection pour jeunes »,une usine Siemens et 37 camps satellitestravaillant pour l’économie de guerre alle-mande.

Dans ce complexe moururent 28 000 per-sonnes, dont la moitié dans les quatre moisprécédant sa libération, quand affluèrent lesdétenus d’autres camps évacués devantl’avance des troupes alliées.

un comité de résistanceDans tous les camps, par souci d’efficacité

et par perversité, les nazis déléguaient des res-ponsabilités à des déportés. Olivier Lalieurevient sur cette question à propos deBuchenwald, créé dans les environs de Wei-mar en 1937. Là s’organisa une résistancedominée par les communistes.

Un Comité des intérêts français (CIF), crééen juin 1944, et dont les figures de proueétaient Marcel Paul et Frédéric-Henri Man-hès, permit aux Français, mal vus des autresnationalités, de se faire respecter. Disséminésdans les structures administratives du camp,ses membres sauvèrent des vies, œuvrant

dans ce que Primo Levi a appelé « la zone gri-se », cet espace qui séparait et reliait à la foisles deux bords des maîtres et des esclaves.

Marcel Paul, ministre communiste du géné-ral de Gaulle en novembre 1945, et Frédéric-Henri Manhès, membre de son cabinet, subi-rent en 1946 des attaques de l’extrême droite,qui accusait l’organisation clandestined’avoir choisi les déportés à sauver en fonc-tion de critères politiques. Ces attaquesrebondirent ensuite périodiquement.

Au terme d’un examen complet et probe,Lalieu conclut que l’action du CIF fut salutai-re pour les déportés. Sans nier les limites, lescontradictions ni les dérives de l’action clan-destine, il rappelle qu’elle dut composer sanscesse avec la cruelle réalité. Une réalité diffici-lement intelligible, comme le notait, dès1947, David Rousset dans Les Jours de notremort : « Comprendre ? Qui jamais comprendraBuchenwald ? »

L. Do.

e Signalons également : Ohrdruf, le camp oubliéde Buchenwald. Un survivant témoigne, de Mar-

cel Lanoiselée (éd. Jean Picollec [47, rue Auguste-

Lançon, 75013 Paris], 160 p., 14,50 ¤) ; Les Joursde notre mort, de David Rousset (1912-1997),

publié en 1947 par Maurice Nadeau et réédité

chez Hachette Littératures, « Pluriel » (992 p.,

14,50 ¤.)

L a commémoration du soixan-tième anniversaire de la libé-ration des camps nazis s’est

accompagnée de la publication denombreux ouvrages centrés sur laphotographie, au motif qu’ellereproduit la réalité dans tous sesétats. Ces publications dessinentune riche palette, non sans poserd’intéressantes questions.

Au fil de photographies prisesentre 1933 et 1946, Mémoires de laShoah, conçu comme un album defamille(s), donne à voir la persécu-tion, les lâchetés comme les solida-rités, la résistance à l’œuvre. Leva-et-vient entre les photogra-phies et le texte permet de toucherdu doigt le caractère inouï de lasituation d’alors. A la date de 1941,en regard de la photographied’une petite fille sage, quelquesmots disent son humiliation den’avoir pas reçu publiquement, enfin de cours préparatoire, lesFables de La Fontaine, récompen-se du prix d’excellence qu’elle avaitremporté.

L’Album d’Auschwitz est d’unenature fondamentalement diffé-rente. Rassemblant près de200 photographies prises à l’inté-rieur du camp par des SS, il fut for-tuitement découvert en 1945 parune rescapée, Lili Jacob. On y voitdes juifs de Hongrie, arrivés auprintemps 1944, confrontés à l’abo-minable épreuve de la sélection.

Objet à ce jour de cinq éditionsen plusieurs langues, dont seule cel-le d’août 1980, limitée à 1 000exemplaires, reproduisait l’origi-nal, cet Album, qu’un appareil criti-que accompagne, est un documentextraordinaire, bouleversant et uni-que où est visible à toutes ses éta-

pes la sélection opérée à l’arrivéeau camp.

On retrouve ces photos, parmibeaucoup d’autres, dans l’ouvrageintitulé Les Survivants, que PatrickRotman a tiré du documentaire réa-lisé par ses soins et diffusé surFrance 3, le 18 avril. Le synopsiss’ordonne en fonction des récits dedix anciens déportés. Auschwitz enest le centre de gravité, Bergen-Bel-sen, Buchenwald, Dachau,Mauthausen, Ravensbrück étantaussi évoqués. Tout comme Ohr-druf, où des instantanés devenuscélèbres donnent la mesure de l’ef-farement des généraux Patton, Bra-dley et Eisenhower découvrant, le12 avril 1945, la réalité de l’horreurconcentrationnaire.

les mots des témoinsLà aussi, de l’imbrication entre

les traces laissées sur la pellicule etles mots des témoins naît l’intérêtde l’ouvrage, qui se clôt sur cesmots d’Ida Finsterzab : « On nes’est pas laissé déshumaniser commeles SS voulaient nous déshumaniser.On a su garder notre sensibilité,notre compréhension. Je considèreque c’est une belle victoire. Mais jem’en serais passée. »

Feuilleter ces albums, c’estconstater que quantité d’imagesnous sont étonnamment familiè-

res, tant elles ont été montréesdepuis soixante ans, avec l’inten-tion de contribuer à une pédagogiepar l’horreur. Dictée par lesmeilleures intentions, cette surex-position a méconnu le fait que,pour être signifiantes, les imagesrequièrent un examen poussé etune contextualisation précise : loind’être une simple illustration, laphotographie peut alors être undocument historique de premierordre.

C’est ce pour quoi plaidait, dès2001, Mémoire des camps, albumd’une exposition tenue à Paris,dont les contributions appelaientde façon probante à un bon usagedes images. Faute de quoi, les ima-ges courent le risque, selon le motde Jorge Semprun, de devenirmuettes. Un retour opportun.

Laurent Douzou

e Signalons également : La Maisond’Anne Frank. Un voyage illustré dansle monde d’Anne (introduction de

Hans Westra, Calmann-Lévy, 268 p.,

45 ¤) ; Ce qu’il reste de nous. Les dépor-tés et leurs familles témoignent, de

Murielle Allouche et Jean-Yves Mas-

son (éd. Michel Lafon, 352 p., 22 ¤) ; et

la réédition de L’Atlas de la Shoah, de

Martin Gilbert, traduit de l’anglais et

présenté par Joël Kotek (éd. de

l’Aube, 268 p., 30 ¤).

Avant d’entrer dans les

« Krematorium », les

personnes jugées « inaptes »

devaient attendre dans le bois

jouxtant ces installations. Elles

demeuraient confiantes car on

leur avait dit qu’après la

« désinfection » elles

retrouveraient leur famille.

Photo tirée de L’Albumd’Auschwitz (éd. Al

Dante/Fondation pour la

mémoire de la Shoah)

Images de l’horreur exterminatriceDepuis soixante ans, nombre de photos ont été montrées, dans un souci pédagogique. Quatre albums

rappellent que, pour n’être pas muettes, les images doivent être commentées et situées

RAVENSBRÜCK, 1933-1945

Un complexe de camps

(Das KZ Ravensbrück. Geschichte eines

Lagerkomplexes)de Bernhard Strebel.Traduit de l’allemand par Odile Demange,préface de Germaine Tillion,Fayard, 686 p., 30 ¤. En librairie le 22 juin.

LA ZONE GRISE ?La Résistance française à Buchenwald

d’Olivier Lalieu.Préface de Jorge Semprun,Tallandier, 442 p., 24 ¤.

HISTOIRE NAZISME ET CAMPS

MÉMOIRES DE LA SHOAHPhotographies et témoignages

Préface de Michel Winock.Ed. du Chêne, 208 p., 39,90 ¤.

L'ALBUM D'AUSCHWITZ

Préface de Simone Veil.Texte de présentationde Serge Klarsfeld,éd. Al Dante/Fondation pourla mémoire de la Shoah, 152 p.,22 ¤ jusqu'au 31 août,28 ¤ ensuite.

LES SURVIVANTS

de Patrick Rotman.Ed. du Panama, 216 p., 31,5 ¤.

MÉMOIRE DES CAMPS

Photographies des camps de

concentration et d'exterminationnazis (1933-1999)

sous la directionde Clément Chéroux.Ed. Marval, 248 p., 44,21 ¤.

LE MONDE/VENDREDI 10 JUIN 2005/IX

Page 10: Paysage en mouvement

BERLINde notre envoyée spéciale

C’est la première fois que vousacceptez de recevoir un journa-liste chez vous, à Berlin. Il y a quel-ques années, vous avez quittéBudapest pour vous installerdans cette ville qui fut la capitaledu IIIe Reich. Et aujourd’hui, vousvous exprimez en allemand. N’ya-t-il pas là un paradoxe pourquelqu’un qui a été déporté à Aus-chwitz à 15 ans et dont l’œuvreest entièrement marquée par l’ex-périence concentrationnaire ?

Berlin, il est vrai, est devenue mapatrie d’adoption. Cela peut paraî-tre étrange, mais je n’ai jamais consi-déré la Shoah comme la conséquen-ce d’une haine irrémédiable des Alle-mands envers les juifs. Sinon, com-ment expliquer l’intérêt des lecteursallemands pour mes livres ? C’est enAllemagne que je suis réellementdevenu écrivain. Pas au sens de larenommée, mais c’est en Allemagneque mes livres ont produit leur véri-table impression. Quant à la langueallemande, elle était obligatoire àl’école, en Hongrie. Les auteursétrangers n’étant pas traduits, je lesai découverts en allemand. Je suisdevenu traducteur – de Nietzsche,Hoffmanstahl, Schnitzler… – et jen’arrive pas à me dire que la langue

d’Arthur Schnitzler et de JosephRoth est la langue des nazis. L’alle-mand reste pour moi la langue despenseurs, pas des bourreaux.

En quoi a consisté cet accueildu public allemand ?

En Hongrie, je n’avais qu’un petitcercle de fidèles. En Allemagne,pour la première fois, j’ai eu l’im-pression qu’un écrivain pouvaitavoir de l’influence. Moi qui appar-tiens à la dernière génération dessurvivants – ceux qui n’avaientmême pas 15 ans à Auschwitz –,j’ai reçu un très grand nombre delettres de jeunes Allemands meremerciant de leur avoir « expli-qué » les camps de façon aussinette et directe.

L’Allemagne, alors, avait déjà faitun gros travail sur elle-même, tan-dis qu’en Hongrie le sujet restaittabou. Quand j’ai commencé mesrecherches sur la Shoah, en 1961, jen’ai quasiment rien trouvé. C’étaitpourtant l’année où débutait le pro-cès Eichmann, mais il ne faisait l’ob-jet que d’entrefilets dans la pressehongroise. C’est par l’un d’eux quej’ai appris l’existence d’un livre surce procès. Il était signé d’une fem-me dont j’ignorais le nom, HannahArendt. Je l’ai cherché partout, maisil était introuvable à Budapest. J’aidû attendre la chute du Mur pourlire Eichmann à Jérusalem.

Vous venez de participer àl’adaptation au cinéma de votrelivre Etre sans destin, par le Hon-grois Lajos Koltai. Le film doit sor-tir en France à l’automne. Com-ment peut-on adapter un romanaussi analytique et distancié ?

J’ai mis quinze ans pour écrireEtre sans destin. Le roman et le scé-nario ne se comparent donc pas.

Mais il y a une strate romanesquequi peut être transposée au cinéma :celle qui raconte comment un ado-lescent est méthodiquement spoliéde sa personnalité naissante.

Le titre du livre est d’ailleurs uneconséquence éthique de la Shoah.C’est l’état dans lequel vous voustrouvez lorsqu’on vous a confisquéjusqu’à l’idée même de votre proprehistoire. Un état où il est interdit dese confronter à soi-même. Tout ledéfi du roman consistait à inventerune langue qui lie ces notions et indi-que une existence verrouillée.

Comment avez-vous inventécette langue ? Il vous est arrivé dedire que vous écriviez pour « bles-ser » le lecteur ?

S’agissant de la Shoah, il estimpossible d’écrire sans blesser, par-ce qu’on en transmet le poids sur lesépaules du lecteur. Il faut que lesmots aient un effet, au sens de« Wirkung », qu’ils entrent dans lachair. En même temps il y a là unparadoxe. Le roman qu’on est entrain d’écrire doit « plaire » au sensoù le lecteur doit vouloir tourner lapage. C’est un piège dans lequel onl’attire pour qu’il soit réceptif. Si jesuis trop cruel ou odieux, je ne peuxpas obtenir ce que je veux.

Mais c’est une réflexion que je mefais a posteriori. Il est évident que jen’avais pas ça en tête quand j’aiécrit Etre sans destin. Pas du tout. Cequi m’obsédait, c’était d’éviter lapose littéraire. Je pensais à la toilede tente qui couvrait les tables deslibrairies hongroises – une toile gros-sière où étaient posés les livres quel’on pouvait acheter par cinq ou pardix pour quelques forints seule-ment. Je voulais retrouver le grainbrut de cette étoffe, quelque chosede fruste comme dans certainsromans populaires ou policiers.Pour cela, il fallait faire passer lesdétails au premier plan : devant ungradé en uniforme, mon narrateurne pense qu’au pou qui le démange.C’était aussi une manière de mon-trer l’impossibilité d’écrire avec desmoyens rationnels sur ce monde-là.

Votre appréhension de la musi-que n’exerce-t-elle pas aussi uneinfluence sur la manière dontvous avez reconstruit la langue ?

C’est exact. J’en écoute toujoursavant d’écrire. En ce moment, jesuis avec Haydn et Mozart. A l’épo-que d’Etre sans destin, j’étais hantépar la musique atonale : Berg,Schoenberg... De la même façon,j’ai voulu créer une langue atonale.L’atonalité, c’est l’annulation duconsensus. Plus de ré majeur ou demi bémol mineur. La tonalité estabolie, comme les valeurs de lasociété. La basse continue elle aussiest détruite, ce qui signifie que le sol(pas la note, mais le sol sur lequelvous marchez) n’est plus fixe et que

disparaît ce socle de références quidonnaient un fondement à l’action.Des notions comme honneur oubonheur deviennent risibles. Toutest en mouvement, rien n’est cer-tain. Du point de vue de la langue,voilà ce que je pense avoir créé dansEtre sans destin. Après, j’ai continuéà jouer avec ces trouvailles. DansKaddish pour l’enfant qui ne naîtrapas, la perspective n’est pas aussialiénée : c’est un homme qui parle,quelqu’un qui est au clair avec leslois de la vie et qui n’a commisqu’une erreur, tomber amoureux.

Comment vous situez-vous parrapport aux auteurs qui ont décritl’univers concentrationnaire ?

Je hais la peinture des horreurs.Ce qui m’intéresse, c’est la distance.La langue est limitée et ses limitessont infranchissables. Il faut doncles briser de l’intérieur. J’admire lesauteurs qui réussissent à travailleravec les moyens de la littératurepour dépasser les frontières du dici-ble. Récemment, j’ai relu La Dou-leur, de Marguerite Duras : rien despectaculaire et pourtant tout estexprimé de ce que Duras appelle le« désordre phénoménal de la penséeet du sentiment ». On voit cette fem-me qui retrouve son mari rescapédu camp. On le voit lui : « Dans sespantalons, ses jambes flottent commedes béquilles. » « Lorsqu’il fait dusoleil, on voit à travers ses mains. »

Il commence à manger. La faimprend des proportions effrayantes.On voit la femme qui le regardedepuis la porte du salon et on sentqu’elle est devenue étrangère à cethomme. C’est étonnant tout ce quise reflète dans les actions minimesde cette journée. Je pourrais citeraussi Tadeusz Borowski, un Polo-nais déporté à Auschwitz puis àDachau. Peu après sa libération, il aécrit des nouvelles rassembléessous le titre Le Monde de pierre. L’ob-jectivité sarcastique de son style mefait penser à Mérimée. Mais legrand, le plus grand écrivain descamps, reste pour moi Jean Améry.

Pas Primo Levi ?Je ne le trouve pas assez radical. Il

reste dans la tradition humaniste,celle-là même qui a été anéantie parl’expérience de la Shoah. J’ai dit plu-sieurs fois que Jean Améry [Par-delàle crime et le châtiment. Essai poursurmonter l’insurmontable, ActesSud, 1995] était un « saint de l’Holo-causte ». C’est un personnage extrê-me. Il est allé jusqu’au bout, sansrien dissimuler de lui-même, ensachant que tout cela ne pourrait sesolder que par un suicide.

Dans Le Drapeau anglais, vousévoquez la répression, par leschars soviétiques, de l’insurrec-tion de 1956 à Budapest. Vousétiez alors journaliste…

Lorsque je suis rentré des camps,j’étais seul. A Budapest, j’ai vouluprendre l’autobus et on m’a deman-dé de payer mon ticket. L’apparte-ment de mes parents était occupé.C’était étrange, comme j’étais enco-re un enfant, je devais aller à l’école,alors que j’avais, si l’on peut dire,une certaine expérience de la vie...

Ensuite est arrivée la dictature sta-linienne. Pendant deux ans, j’ai étéjournaliste, mais comme j’étais inca-pable d’écrire sur ordre, on a finipar me mettre à la porte. Alors j’aidécidé de devenir écrivain. Pas unécrivain officiel mais un clandestinde l’écriture : quelqu’un qui, dunazisme au stalinisme, avait accu-

mulé suffisamment de savoir intimesur la dictature pour la traduire enune expérience littéraire.

D’où vous vient cette distancesarcastique, cet apparent détache-ment qui est la marque de tousvos livres ?

J’ai été très influencé par Camus.Pour moi, le grand exemple de cette« distance » dont vous parlez, c’estL’Etranger. J’avais 25 ans lorsque jesuis tombé sur ce petit livre. Je mesuis dit qu’il était si mince qu’il nedevait pas coûter trop cher. J’igno-rais tout de son auteur et j’étais loinde soupçonner que sa prose allaitme marquer à ce point, pendant desannées. En hongrois, L’Etrangerétait traduit par « L’Indifférent ».Indifférent au sens de détaché –détaché du monde, détaché de lui-même. Mais aussi au sens d’af-franchi, c’est-à-dire d’homme libre.

Un homme libre pris au piègede la bureaucratie et de l’absurde,c’est ce que vous décrivez dans« Le Procès-verbal », qui rappelle

beaucoup l’univers de Kafka.Vous sentez-vous des affinitésavec ce que Kundera appelle « lagrande pléiade des romanciers del’Europe centrale », Kafka, Musil,Broch, Gombrowicz… ?

C’est évident. Toutes ces expérien-ces littéraires sont liées à l’espaceaustro-hongrois. En ce qui meconcerne, je fais par exemple unelecture de Kafka radicalement diffé-rente de celle des Occidentaux.Pour moi, Kafka est un réaliste typi-que de la Mitteleuropa.

Prenez Le Château, avec le villageet ses auberges où descendent fonc-tionnaires et serviteurs. Dès les pre-mières pages, le château est bel etbien là, il ne fait aucun doute qu’ilexiste – même si le reste du mondesemble avoir été englouti dans l’undes gigantesques trous noirs de Kaf-ka. On ne sent rien, ni police nirépression qui pourraient empêcherqui que ce soit de s’y rendre. Pour-tant, les gens discutent à l’infinipour savoir s’ils ont le droit d’y aller.C’est une situation typique de l’Est :d’un côté, un pouvoir insaisissable,ironique, atone, indéchiffrable ; del’autre, la lâcheté, le conformisme,la tragédie grotesque et risible quienferme les gens. Ce n’est pas pourrien que le public de Kafka se tor-dait de rire quand il lisait sesœuvres. Son génie est tel qu’il don-ne lieu, à l’Ouest, à de multiples lec-tures métaphysiques, mais ce qu’iltraduit fondamentalement, c’est laquintessence d’une vision du mon-de est-européenne.

Et vous ? Vous rattachez-vousaussi à cette tradition ?

Dans Liquidation, mon personna-ge principal expose son « idée debase », selon laquelle « le mal est leprincipe de la vie ». Certes, c’estmon héros qui s’exprime, mais c’estprobablement la phrase la plus aci-de et la plus lucide qu’il ait jamaisécrite. Non seulement le mal est leprincipe de la vie, mais ce qui estvéritablement irrationnel c’est lebien. J’ai toujours eu cette vision dumonde. Vous allez me dire que jesuis un incurable pessimiste. Maisconnaissez-vous cette plaisanteriequi courait jadis en Europe de l’Est,sur la différence entre optimistes etpessimistes ? La réponse est qu’iln’y en a aucune : le pessimiste estmieux informé, voilà tout.

Propos recueillis parFlorence Noiville

Il faut dire que ce Daniel Silverman, le héros,

n’est pas un paroissien très orthodoxe :d’abord, il habite à Sin City (San Francisco), la

ville du péché ; ensuite il est gay, juif et surtout– comble du comble – romancier. Pas un auteur

de best-sellers, loin de là (son dernier succès

remonte à plus de vingt ans), mais écrivainquand même et plutôt content de l’être, en

dépit de ses difficultés financières. Aussi se lais-

se-t-il tenter, quand son agent lui propose dedonner une conférence au fin fond du Minneso-

ta pour la somme rondelette de 12 000 dollars.L’idée d’aller parler de littérature et d’humanis-

me dans une institution religieuse aussi éloi-

gnée (dans tous les sens du terme) n’a rien

pour l’enthousiasmer, mais il pense à Marty,

l’homme de son cœur, dont un bridge dentairea besoin d’être rafistolé.

Le voilà donc parti pour une contrée queRoszak a l’habileté de présenter comme étran-

ge, pour ne pas dire étrangère. Il neige fort à

North Fork, la commune où sont installés lesévangélistes. Un choc pour le héros, qui débar-

que de la Côte ouest après avoir pris une cuitedans l’avion. Il neige même tellement que Sil-

verman va se retrouver prisonnier de North

Fork, isolé du monde par le blizzard. A partir decette situation qui ferait un excellent point de

départ pour un film d’épouvante (on pense à

The Shining, de Stanley Kubrick), l’écrivain bâtitl’histoire de Silverman sur un mode beaucoup

plus comique que tragique, si l’on exclut lesréférences à la réalité.

Car c’est de la véritable Amérique qu’il s’agitdans Le Diable et Daniel Silverman. De cet Etat

dont le président est proche de la mouvance

évangélique et parle, sans rire, de croisades etd’« axe du mal ». Au fil des joutes théologiques

dans lesquelles se trouve entraîné un Silver-man de plus en plus furieux, Roszak dessine les

contours de deux pays totalement coupés l’un

de l’autre, dont les citoyens parlent presquedes langues différentes. Par un très efficace ren-

versement de situation (malgré quelques épiso-des caricaturaux), il établit que le vrai mal se

trouve chez ceux qui sont persuadés de détenir

la seule vérité – comme toujours. Et si DanielSilverman finit par s’en sortir, grâce à un com-

plot très inattendu, le Diable, lui, n’a certaine-

ment pas fini de ricaner, dans la campagneglacée du Minnesota.

Raphaëlle Rérolle

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IMRE KERTÉSZ

L’Amérique du DiableSuite de la première page

Imre Kertész vient de participer à l’adaptation cinématographique d’« Etre sans destin », le grand livre qu’il a tiré de sa survie à Auschwitz.Aujourd’hui installé à Berlin, l’écrivain hongrois, Prix Nobel de littérature, nous parle de l’écriture, de la musique, de son rapport à la langue allemande

« Briser de l’intérieur les limites de la langue »

Imre Kertész (prononcer « Kertess », un patronyme qui en hongrois

signifie « jardinier ») est né en 1929, à Budapest, dans une famille jui-

ve. En 1944, à l’âge de 15 ans, il est déporté à Auschwitz puis à

Buchenwald. En 1945, il devient journaliste dans la Hongrie communis-

te, puis, au début des années 1950, se consacre à l’écriture et à la tra-

duction. Ecrivain de l’ombre, il doit se cacher pour écrire dans les

« espressos », les petits cafés enfumés de Budapest. En 2002, il est le

premier auteur hongrois récompensé par le prix Nobel de littérature.

Sept de ses livres ont été traduits chez Actes Sud, dont Kaddish pourl’enfant qui ne naîtra pas (1995) ; Etre sans destin (1998) ; Liquidation(2004) et Le Drapeau anglais qui rassemble trois récits : « Le drapeau

anglais », « Le chercheur de traces » et « Le procès-verbal » (2005).

RENCONTRE

Je hais la peinturedes horreurs.

Ce qui m’intéresse,c’est la distance

X/LE MONDE/VENDREDI 10 JUIN 2005